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Traité d’Économie Politique, ou simple exposition de la manière dont se forment, se distribuent, et se consomment les richesses. Par Jean-Baptiste Say, Membre du Tribunat (De L’imprimerie De Crapelet. À Paris, An XI —1803). Two volumes.http://davidmhart.com/liberty/Books/1803-Say_TEP/Say_TraiteEP-1803-ebook-2volsin1.html
,Jean-Baptiste Say, Traité d’Économie Politique, ou simple exposition de la manière dont se forment, se distribuent, et se consomment les richesses. Par Jean-Baptiste Say, Membre du Tribunat (De L’imprimerie De Crapelet. À Paris, An XI —1803). Two volumes.
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TABLE DES CHAPITRES contenus dans ce premier volume
TABLE DES CHAPITRES contenus dans ce second volume
TABLE DES PRINCIPALES MATIÈRES contenues dans les deux volumes
[I-i]
Il n’est pas inutile aux progrès d’une science, de bien déterminer le champ où peuvent s’étendre ses recherches et l’objet qu’elles doivent se proposer ; autrement on saisit çà et là un petit nombre de vérités sans en connaître la liaison, et beaucoup d’erreurs sans en pouvoir découvrir la fausseté.
Jusqu’au moment où Smith a écrit, on a confondu la Politique proprement dite, la science du gouvernement, avec l’Économie politique qui montre comment se forment, se distribuent et se consomment les richesses. Cette confusion est peut-être née uniquement du nom qu’on a donné mal à propos aux recherches de ce genre. Parce que le mot économie signifie les lois qui régissent la maison, l’intérieur, [1] et que le mot politique semble appliquer cette idée à la famille politique, à la cité, on a voulu que l’économie politique s’occupât de toutes les lois qui régissent l’intérieur de la famille politique. Il fallait donc alors n’y point mêler de recherches sur la formation des richesses. Les richesses sont indépendantes de la nature du gouvernement. Sous toutes les formes de gouvernement, un État peut prospérer s’il est bien administré. On a vu des monarques absolus enrichir leur pays, et des conseils populaires ruiner le leur. Les formes mêmes de l’administration publique n’influent qu’indirectement, accidentellement, sur la formation des richesses, qui est presqu’entièrement l’ouvrage des individus.
L’étude des causes de la prospérité publique et particulière, est donc indépendante des considérations purement politiques ; et en les mêlant on a embrouillé bien des idées au lieu de les éclaircir. C’est le reproche qu’on peut faire à Steuart, qui a intitulé son premier chapitre : Du gouvernement du genre humain ; c’est le reproche qu’on peut faire à la secte des Économistes, et à J.J. Rousseau dans l’Encyclopédie.
Il me semble que depuis Smith, on a constamment distingué ces deux corps de doctrine : qu’on a réservé le nom d’Économie politique à la science qui traite des richesses des nations, et celui de Politique seul, à désigner les rapports qui existent entre le gouvernement et le peuple, et ceux des gouvernements entre eux.
Smith et ceux qui l’ont suivi, ne se sont pas de même tenus en garde contre une autre sorte de confusion qui demande à être expliquée.
En économie politique, comme en physique, comme en tout, on a fait des systèmes avant d’établir des vérités, car un système est plutôt bâti qu’une vérité n’est découverte. Mais cette science a profité des excellentes méthodes qui ont tant contribué aux progrès des autres sciences. Elle n’a plus admis que des conséquences rigoureuses de faits bien observés, et a rejeté tout à fait ces préjugés, ces autorités, qui, en science comme en morale, en littérature comme en administration, venaient toujours naguère s’interposer entre l’homme et la vérité.
Mais on n’a peut-être pas assez remarqué qu’il y a deux sortes de faits. Il y a des faits généraux, ou constants, et des faits particuliers, ou variables. Les faits généraux sont le résultat de l’action des lois de la nature dans tous les cas semblables ; les faits particuliers sont bien aussi le résultat de l’action des lois de la nature, car elles ne sont jamais violées, mais ils sont le résultat d’une ou de plusieurs actions modifiées l’une par l’autre, dans un cas particulier. Les uns ne sont pas moins incontestables que les autres, même lorsqu’ils semblent se contredire : en physique c’est un fait général que les corps graves tombent vers la terre ; cependant nos jets d’eau s’en éloignent. Le fait particulier d’un jet d’eau est un effet où les lois de l’équilibre se combinent avec celles de la pesanteur, sans les détruire.
Dans le sujet qui nous occupe la connaissance de ces deux ordres de faits, forme deux sciences distinctes : l’Économie politique et la Statistique. [2]
La première montre comment la richesse naît, se répand, se détruit ; les causes qui favorisent son accroissement et amènent sa décadence ; ses rapports nécessaires avec la population, la puissance des États, le bonheur ou le malheur des peuples.
La seconde expose l’état des productions et des consommations d’une ou de plusieurs nations, à une époque désignée, ou à plusieurs époques successives, de même que l’état de sa population, de ses forces, des actes ordinaires qui s’y passent et qui peuvent se soumettre à l’appréciation du calcul. C’est une géographie fort détaillée.
Il y a entre l’économie politique et la statistique la même différence qui existe entre la politique et l’histoire.
Elles doivent à la vérité se prêter mutuellement de grands secours. Il est impossible de bien observer les États sous le rapport économique, sans connaître les principes sur lesquels se fonde l’économie politique ; et il est impossible de posséder ces principes sans avoir tiré des conséquences communes d’une foule de faits particuliers. C’est sans doute la raison pour laquelle on les a confondues jusqu’à ce moment. L’ouvrage de Smith n’est qu’un assemblage confus des principes les plus sains de l’économie politique appuyés d’exemples lumineux ; et des notions les plus curieuses de la statistique mêlées de réflexions instructives ; mais ce n’est un traité complet ni de l’une ni de l’autre. Son livre est un vaste chaos d’idées justes, pêlemêle avec des connaissances positives.
Nos connaissances en économie politique peuvent être complètes, c’est-à-dire que nous pouvons parvenir à découvrir tous les faits généraux dont l’ensemble compose cette science ; il n’en saurait être de même de nos connaissances en statistique. La statistique, comme l’histoire, est une science qui sera toujours plus ou moins incertaine, plus ou moins incomplète. On ne peut donner que des essais détachés et très imparfaits sur la statistique des temps qui nous ont précédés et des pays éloignés. Quant au temps présent il est bien peu d’observateurs placés de manière à pouvoir recueillir des notions certaines sur une grande étendue de pays ; l’inexactitude et l’incapacité des hommes à qui l’on est obligé de s’en rapporter ; la défiance inquiète de certains gouvernements ; la mauvaise volonté et l’insouciance de beaucoup d’autres, opposeront toujours de grands obstacles aux efforts qu’on fera pour recueillir des particularités exactes sur les différents États ; et parvînt-on à les avoir, elles ne seraient vraies qu’un instant ; aussi Smith avoue-t-il qu’il n’ajoute pas grande foi à l’arithmétique politique.
L’économie politique au contraire est établie sur des fondements solides du moment que les principes qui lui servent de base sont des déductions rigoureuses de faits généraux incontestables. Les faits généraux sont à la vérité fondés sur l’observation des faits particuliers, mais ce sont des résultats qu’on a trouvés constamment les mêmes chaque fois qu’on les a observés ; un nouveau fait particulier ne suffit même point pour détruire un fait général ; car on ne peut s’assurer qu’une circonstance inconnue n’ait pas produit la différence qu’on remarque entre les résultats de l’un et de l’autre. Je vois une plume légère voltiger dans les airs et s’y jouer quelquefois longtemps avant de retomber à terre : en conclurai-je que la gravitation n’existe pas pour elle ? J’aurais tort. En économie politique, c’est un fait général que l’intérêt de l’argent se proportionne au risque que court le prêteur ; conclurai-je que le principe est faux pour avoir vu prêter de l’argent à bas intérêt dans des occasions très hasardeuses ? Le prêteur pouvait ignorer son risque, la reconnaissance lui com 15. mander des sacrifices : que sais-je ? mille circonstances pouvaient troubler l’action de la loi principale, jusqu’à rendre méconnaissable cette action qui était pourtant réelle, et qui reprenait son empire du moment que les causes de perturbation, qui elles-mêmes étaient l’effet de quelqu’autre loi générale, cessaient d’agir. Enfin, combien peu de faits particuliers sont complètement avérés ! combien peu sont observés avec toutes leurs circonstances ! Et en les supposant bien avérés, bien observés et bien décrits, combien n’y en a-t-il pas qui ne prouvent rien, ou qui prouvent le contraire de ce qu’on veut qu’ils prouvent ?
C’est ainsi qu’il n’y a pas d’opinion extravagante qui n’ait été appuyée sur des faits, et qu’avec des faits on a bien souvent égaré l’autorité publique. Sans doute il faut connaître les faits ; mais de plus il faut connaître tous les rapports qu’ils peuvent avoir avec d’autres faits, c’est-à-dire les lois générales qu’on appelle des principes du moment qu’il s’agit de leur application. Les connaissances positives, lorsqu’elles ne sont pas alliées avec les connaissances des principes, ne sont que le savoir d’un commis de bureau. Ce sont les principes seuls qui montrent le degré de leur importance et l’utilité de leur emploi ; ce sont les principes seuls qui donnent à l’administrateur public cette marche assurée au moyen de laquelle on se dirige vers ce qui est utile et bon, et l’on y arrive.
L’économie politique, comme les sciences exactes, se compose d’un petit nombre de principes fondamentaux, et d’un grand nombre de corollaires ou conséquences de ces principes. Ce qu’il y a d’important pour les progrès de la science, c’est d’établir solidement les principes : chaque auteur multiplie ensuite, ou réduit à son gré le nombre des conséquences selon le but qu’il s’est proposé. Celui qui voudrait déduire toutes les conséquences, donner toutes les explications, ferait un ouvrage colossal et nécessairement incomplet. Pour cette raison, j’ai dû me borner à celles qui étaient fort importantes en elles-mêmes, ou qui prêtaient un nouvel appui aux principes.
L’économie politique ne considère l’agriculture, les arts mécaniques, le commerce, les finances publiques, l’économie privée, etc., que dans leurs rapports avec la richesse générale et particulière, et non dans les procédés qui leur sont propres. Il n’est pas une de ces matières qui ne soit l’objet de plusieurs traités particuliers où l’on démontre leurs procédés ; la partie de ces traités qui s’occupe à rechercher l’influence de chacune d’elles sur les valeurs, doit être fondée sur les principes de l’économie politique.
Ces principes ne sont point l’ouvrage des hommes ; ils dérivent de la nature des choses ; on ne les établit pas : on les trouve. Ils gouvernent les législateurs et les princes qui jamais ne les violent impunément. L’analyse et l’observation les font découvrir. Si l’on a tardé à les découvrir, si on les conteste encore tous les jours, c’est une prérogative qu’ils partagent avec les fondements de presque toutes les sciences. Il n’y a pas vingt ans qu’on est parvenu à analyser l’eau qui soutient notre vie, l’air où nous sommes constamment plongés ; et tous les jours encore on conteste les expériences qui fondent cette doctrine, quoiqu’elles aient été mille fois répétées, dans divers pays, et par les hommes de l’Europe les plus instruits.
Mais de la même manière que les hommes ont longtemps fort bien vécu sans savoir de quoi l’eau était composée, beaucoup d’États ont longtemps subsisté et même prospéré, sans savoir à quoi tenait la prospérité publique. Les anciens, et même les modernes jusqu’à ces derniers temps, paraissent n’avoir pas même soupçonné l’existence des principes dont la réunion forme ce que nous nommons l’économie politique. Les Économiques de Xénophon ne sont qu’un traité d’économie privée, c’est-à-dire, montrent comment il faut s’y prendre pour ménager et accroître son bien. On trouve il est vrai dans son Discours sur les revenus d’Athènes, quelques vues sur la nature des richesses et sur leur production ; mais ces vues mêmes découvrent combien les anciens étaient loin d’avoir là-dessus des idées nettes.
Elles ne paraissent pas être entrées davantage dans leurs conseils. On sait que les Romains regardaient comme vils les arts qui sont le fondement du bienêtre des hommes, en exceptant, on ne sait pourquoi, l’agriculture. Leurs opérations sur les monnaies sont au nombre des plus mauvaises qui se soient faites.
Les modernes pendant longtemps n’ont pas été plus avancés, même après s’être décrassés de la barbarie du Moyen-âge. Henri IV accordait à ses favoris et à ses maîtresses, comme des faveurs qui ne lui coûtaient rien, la permission d’exercer mille petites exactions, et de percevoir à leur profit mille petits droits sur différentes parties du commerce ; il autorisa le comte de Soissons à lever un droit de 15 sous sur chaque ballot de marchandise qui sortirait du royaume ! [3]
Depuis Sully, les ministres des principaux États de l’Europe savaient à la vérité, mais vaguement, que l’agriculture et le commerce étaient les deux mamelles de l’État ; mais ce n’était pas pour eux une vérité démontrée. Vauban, philosophe à l’armée et militaire ami de la paix, affligé de l’état de dépérissement où la vaine grandeur de Louis XIV plongeait la France, proposa dans sa Dîme royale, d’excellents moyens de féconder les différentes sources des richesses ; mais ce fut, de même, par le sentiment confus d’un cœur droit et d’un esprit juste, et non par la connaissance sûre de la marche ordinaire des richesses.
À la cour du Régent, toutes les idées se brouillèrent. Les billets de la banque, où l’on croyait voir une source inépuisable de prospérité, ne furent qu’un moyen de dévorer des capitaux, de dépenser ce qu’on ne possédait pas, de faire banqueroute de ce qu’on devait. La modération et l’économie furent tournées en ridicule. Les courtisans du prince, moitié par persuasion, moitié par perversité, l’excitaient à la profusion ; c’est là que fut réduite en système cette maxime, que le luxe enrichit les États : on soutint ce paradoxe en prose ; on l’habilla en beaux vers ; on crut de bonne foi mériter la reconnaissance de la nation en dissipant ses trésors ; et l’ignorance du prince conspira avec ses flatteurs, sa dissolution et sa vanité, pour ruiner l’État. La France se releva un peu sous la longue paix maintenue par le cardinal de Fleury, ministre faible pour le mal comme pour le bien, et dont l’administration insignifiante prouva du moins qu’à la tête d’un gouvernement, c’est déjà faire beaucoup de bien, que de ne pas faire de mal.
En tout genre, les exemples ont précédé les préceptes. La prospérité incontestablement croissante de la plupart des États de l’Europe, et même les vicissitudes qu’ils avaient éprouvées, favorisaient la recherche des causes de la prospérité des États en général. La marche plus grave et plus philosophique des idées, depuis la même époque, accéléra ces progrès. L’étude de l’homme en société prit le pas sur d’autres études moins importantes ; et plusieurs écrivains contribuèrent aux progrès de l’économie politique, par leurs travaux, par leurs systèmes, par leurs disputes.
Montesquieu, dont le génie embrassait plus d’objets qu’il n’en pouvait étudier, semait de brillantes erreurs dans son Esprit des lois ; mais on a l’obligation à ce grand écrivain d’avoir porté la philosophie dans la législation, et sous ce rapport il est peut-être, en économie politique, le maître des écrivains anglais qui passent pour être les nôtres, de même que Voltaire a été le maître de leurs bons historiens, qui sont dignes eux-mêmes maintenant de servir de modèles.
Vers le milieu du siècle, quelques principes sur la source des richesses, mis en avant par le docteur Quesnay, firent un grand nombre de prosélytes. L’enthousiasme de ceux-ci pour leur fondateur, le scrupule avec lequel ils ont toujours depuis suivi les mêmes dogmes, leur chaleur à les défendre, les ont fait considérer comme une secte, et ils ont été appelés du nom d’Économistes. Au lieu d’observer d’abord la nature des choses, de classer leurs observations, et d’en déduire des généralités, ils commencèrent par poser des généralités, ils cherchèrent à y ramener tous les faits particuliers, et ils en tirèrent des conséquences ; ce qui les engagea dans la défense de maximes évidemment contraires au bon sens et à l’expérience des siècles, ainsi qu’on le verra dans plusieurs endroits de cet ouvrage. Leurs antagonistes ne s’étaient pas formé des idées plus claires des choses sur lesquelles ils disputaient. Avec beaucoup de connaissances et de talents de part et d’autre, on avait tort, on avait raison par hasard : on contestait les points qu’il fallait accorder ; on convenait de ce qui était faux ; on se battait dans les ténèbres. Voltaire, qui savait très bien trouver le ridicule partout où il était, se moqua du système des Économistes dans son Homme aux quarante écus ; mais en montrant ce que l’ennuyeux fatras de Mercier de la Rivière, ce que l’Ami des Hommes de Mirabeau avaient de ridicule, il ne pouvait pas dire en quoi leurs auteurs avaient tort.
Il est indubitable que les Économistes ont produit du bien en proclamant quelques vérités importantes, et en dirigeant l’attention sur des objets d’utilité publique ; mais il n’est pas moins certain qu’ils ont fait beaucoup de mal en décriant plusieurs vérités utiles, et en faisant croire par leur esprit de secte, par le langage dogmatique qui régnait dans la plupart de leurs écrits, par leur ton d’inspiration, qu’ils n’étaient qu’une société de rêveurs courant après une perfection chimérique.
Ce que personne n’a refusé aux Économistes, et ce qui suffit pour leur donner des droits à la reconnaissance et à l’estime générale, c’est que leurs écrits ont tous été favorables à la plus sévère morale et à la liberté que doivent avoir les hommes de disposer de leurs personnes et de leurs biens ; liberté sans laquelle le bonheur social et la propriété sont de vains mots. Je ne crois pas qu’on puisse compter parmi eux un homme de mauvaise foi, ni un mauvais citoyen.
C’est sans doute pour cette raison que presque tous les écrivains français de quelque réputation, et qui se sont occupés de matières analogues à l’économie politique, depuis 1760 jusque vers 1780, sans marcher positivement sous les bannières des économistes, se sont néanmoins laissés dominer par leurs opinions ; tels que Raynal, Condorcet, et plusieurs autres. On peut même compter parmi eux Condillac, quoiqu’il ait cherché à se faire un système à lui. Il y a quelques bonnes idées à recueillir parmi le babil ingénieux de son livre [4] ; mais il passe à côté des vérités les plus fécondes sans les apercevoir. Comme les Économistes, il fonde presque toujours un principe sur une supposition gratuite ; or une supposition peut bien servir d’exemple, mais non de vérité fondamentale. L’économie politique ne s’est élevée au rang des sciences, que depuis qu’elle a fait comme les autres, l’étude seulement de ce qui est.
On a fait tort à Turgot en le représentant comme un des coryphées de la secte des Économistes. Il était trop bon citoyen pour ne pas estimer beaucoup d’aussi bons citoyens ; et lorsqu’il fut puissant, il crut utile de les soutenir. ceux-ci, à leur tour, trouvaient leur compte à faire passer un homme aussi éclairé et un ministre d’État, pour un de leurs adeptes. La vérité est que Turgot avait des idées à lui, et sentait bien souvent en quoi péchaient celles de ses amis ; mais il avait de commun avec eux l’amour du bien public.
Suivant l’observation judicieuse de Duclos : « C’est à tort qu’on regarde comme épuisés les sujets dont on a beaucoup parlé et comme éclaircis ceux dont on a vanté l’importance ». En 1776, Adam Smith, sorti de cette école écossaise qui a donné tant de littérateurs, d’historiens, de philosophes et de savants du premier ordre, publia son livre intitulé : Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations. Quand on lit cet ouvrage, on s’aperçoit qu’il n’y avait pas d’économie politique avant Smith. Je ne doute pas que les écrits des Économistes ne lui aient été fort utiles ; de même que les conversations qu’il a eues, dans ses voyages à Paris, avec les hommes de France les plus recommandables et les plus éclairés ; mais entre la doctrine des Économistes et la sienne, il y a la même distance qui sépare le système de Ticho-Brahé de la physique de Newton. Avant Smith, on avait avancé plusieurs fois des principes très vrais ; il est le premier qui ait montré la liaison qu’ils ont entre eux, et comment ils sont des conséquences nécessaires de la nature des choses ; or on sait qu’une vérité appartient, non pas au premier qui la dit, mais au premier qui la prouve. Il a fait plus qu’établir des vérités : il a donné la vraie méthode de signaler les erreurs. Il ne se permet pas une seule assertion, pas une seule supposition, qui ne soient conformes aux faits les plus constants. Son ouvrage est une suite de démonstrations qui ont élevé plusieurs propositions au rang de principes incontestables, et en ont plongé un bien plus grand nombre dans ce gouffre où les systèmes, les idées vagues, les imaginations extravagantes, se débattent un instant, avant de s’engloutir pour toujours.
L’économie politique a commencé comme la chimie, qui n’étant encore que de l’alchimie, avait ses adeptes, et promettait de changer les métaux en or ; mais qui réduite par des esprits justes à devenir une science de faits et d’observations, influe si puissamment de nos jours sur le perfectionnement de tous les arts.
On a dit que Smith avait de grandes obligations à Steuart qu’il n’a pas cité une seule fois, même pour le combattre. Ces obligations ne me paraissent nullement évidentes : Smith a conçu son sujet bien autrement que Steuart ; il plane au-dessus d’un terrain où l’autre se traîne. Steuart a soutenu un système précédemment adopté par Colbert, par le gouvernement anglais, constamment suivi par la plupart des États de l’Europe, et qui fait dépendre les richesses d’un pays, non du montant de ses productions, mais du montant de ses ventes à l’étranger. Les Économistes sont venus qui fondaient à leur tour les richesses sur les seules productions de l’agriculture. Il y a du bon dans l’un et dans l’autre système, mais de grands inconvénients à les adopter exclusivement. Smith a réfuté leurs principes, leurs conséquences et leurs moyens, par l’expérience et par le raisonnement ; il a montré les véritables fondements de la richesse. Les obligations qu’on lui a sont beaucoup plus évidentes que celles qu’il a aux autres. S’il n’a pas réfuté Steuart en particulier, c’est que Steuart n’est pas chef d’école, et qu’il s’agissait de combattre l’opinion générale d’alors, plutôt que celle d’un écrivain qui n’en avait point qui lui fût personnelle. [5]
Depuis Smith, on a fait, soit en Angleterre, soit en France, sur l’économie politique, un grand nombre de brochures, dont quelques-unes ont plusieurs volumes sans en être moins des brochures ; c’est-à-dire, sans qu’on ait plus de motifs de les conserver comme dépôts d’une instruction solide. La plupart sont des écrits polémiques où les principes ne sont posés que pour servir d’appui à une thèse donnée ; je n’en connais aucun qui contienne un corps complet de doctrine sur l’économie politique. Ce qui n’a pas été fait, j’ai tâché de le faire. Mon ouvrage était-il nécessaire ? Doit-il produire quelque bien ? Je l’ai cru, puisque j’ai eu le courage de l’entreprendre et de le terminer.
Je me suis plu à rendre justice à Smith, que je n’ai jamais vu rabaisser que par des personnes absolument hors d’état de le comprendre ; mais je n’ai point fermé les yeux sur ce qu’il laisse à désirer. Il manque de clarté dans quelques endroits, et de méthode presque partout. Pour le bien entendre, il faut être habitué soi-même à coordonner ses idées, à s’en rendre compte, et ce travail le met hors de la portée de la plupart des lecteurs, du moins dans quelques-unes de ses parties ; tellement que des personnes éclairées d’ailleurs, faisant profession de le connaître et de l’admirer, ont écrit sur des matières qu’il a traitées, sur l’impôt par exemple, sur les billets de banque comme supplément à la monnaie, sans avoir entendu le premier mot de sa théorie sur ces matières, laquelle forme cependant une des plus belles parties de son ouvrage. Ainsi, dans les circonstances même où j’ai marché soutenu par Smith, mon travail peut n’être pas inutile. J’ai eu souvent de la peine à bien concevoir sa pensée jusqu’au fond, à me la rendre propre, et ensuite à l’exprimer avec la concision, et néanmoins avec la clarté qui convenaient à mon plan et à mes lecteurs.
On a encore reproché à Smith, avec raison, ses longues digressions. Sans doute l’histoire d’une loi, d’une institution est intéressante et instructive en elle-même, comme un dépôt de faits ; mais dans un livre consacré surtout au développement des principes généraux, les faits particuliers, quand ils ne servent pas uniquement d’exemples et d’éclaircissements, ne font que surcharger inutilement l’attention. Indépendamment des détails de faits, Smith se jette quelquefois avec complaisance dans des discussions étendues, qui ne se rattachent que par un fil à son sujet, et parmi lesquelles il s’en trouve qui sont dépourvues d’intérêt pour d’autres que pour les Anglais ; telle est la longue estimation des avantages que recueillerait la GrandeBretagne, si elle admettait toutes ses possessions à se faire représenter dans le parlement. L’excellence d’un ouvrage se compose autant de ce qui ne s’y trouve pas, que de ce qui s’y trouve. Tant de détails grossissent le livre, non pas inutilement, mais inutilement pour son objet principal, qui est le développement des principes de l’économie politique : on sent que comme ouvrage de statistique, il serait trop incomplet. Ce serait donc déjà avoir rendu un service à la science, même quand je ne l’aurais pas fait avancer d’un seul pas, que de l’avoir dégagée des discussions parasites qui empêchent d’en saisir l’ensemble et d’en lier les parties.
« Il en est des théories, dit Raynal, comme des machines qui commencent toujours par être très compliquées et qu’on ne débarrasse qu’avec le temps des rouages inutiles qui en multipliaient les frottements ».
Ces considérations n’eussent pas suffi néanmoins pour m’engager à écrire sur ce sujet ; j’y ai été conduit par d’autres motifs encore. Ils rendent nécessaires quelques développements ; et ces développements serviront à justifier la forme donnée à l’ouvrage.
On a presque toujours considéré l’économie politique comme servant au plus à éclaircir quelques questions en faveur d’un petit nombre d’hommes qui s’occupent des affaires de l’État ; on n’a pas assez remarqué que presque tout le monde concourant à la formation des richesses, et tout le monde, sans exception, concourant à leur consommation, il n’était personne dont la conduite n’influât, peu ou beaucoup, sur sa propre richesse et sur la richesse générale ; et, par conséquent, sur son sort particulier et sur le sort de l’État ; on n’a point assez vu dans l’économie politique ce qu’elle est réellement, même chez les peuples soumis au pouvoir arbitraire : l’affaire de tout le monde.
Je sais que les lumières des personnes élevées en dignités, importent plus que celles des simples particuliers, parce que leurs décisions influent sur un bien plus grand nombre de destinées, mais les personnes puissantes elles-mêmes, peuvent-elles être véritablement éclairées, lorsque les simples particuliers ne le sont pas ? Cette question vaut la peine d’être faite. C’est dans la classe mitoyenne, loin des soucis et des plaisirs de la grandeur, loin des angoisses de la misère ; c’est dans la classe où se rencontrent les fortunes honnêtes, les loisirs mêlés à l’habitude du travail, les libres communications de l’amitié, le goût de la lecture et des voyages ; c’est dans cette classe, dis-je, que naissent les lumières ; et c’est de là qu’elles se répandent chez les grands et chez le peuple ; car les grands et le peuple n’ont pas le temps de méditer ; ils n’adoptent les vérités que lorsqu’elles leur parviennent sous la forme d’axiomes, et qu’elles n’ont plus besoin de preuves. Et quand même un monarque et ses principaux ministres seraient familiarisés avec les principes sur lesquels se fonde la prospérité des nations, que feraient-ils de leur savoir, s’ils n’étaient secondés dans tous les degrés de l’administration par des hommes capables de les comprendre, d’entrer dans leurs vues et de réaliser leurs conceptions ? La prospérité d’une ville, d’une province, dépend quelquefois d’un travail de bureau, et le chef d’une très petite administration en provoquant une décision importante exerce bien souvent une influence supérieure à celle du législateur lui-même.
Enfin en supposant que tous ceux qui prennent part à la gestion des affaires publiques, dans tous les grades, pussent être habiles dans l’économie politique sans que la nation le fût, ce qui est tout à fait improbable, quelle résistance n’éprouverait pas l’accomplissement de leurs meilleurs desseins ? Quels obstacles ne rencontreraient-ils pas dans les préjugés de ceux mêmes que favoriseraient le plus leurs opérations ?
Pour qu’une nation jouisse des avantages d’un bon système économique, il ne suffit pas que ses chefs soient en état d’adopter les meilleurs plans en tout genre ; il faut encore que la nation soit en état de les recevoir.
C’est encore le seul moyen d’éviter les vacillations, les changements perpétuels de principes qui empêchent de profiter même de ce qu’un mauvais système peut avoir de bon. L’esprit de suite est un des principaux éléments de la prospérité des nations ; témoin l’Angleterre, devenue riche et plus puissante que ne le comporte son étendue, en suivant constamment le système, fâcheux à plusieurs égards, d’étendre constamment son commerce extérieur. Mais pour suivre constamment la même route, il faut être en état d’en choisir une qui ne soit pas trop mauvaise ; sans cela on rencontre des difficultés insurmontables qu’on n’avait pu prévoir, et l’on est contraint de changer de marche, même sans versatilité.
C’est peut-être à cette cause qu’il faut attribuer les variations perpétuelles qui ont travaillé la France depuis deux siècles, c’est-à-dire depuis qu’elle s’est vue à portée d’atteindre le haut point de prospérité où l’appelaient son sol, sa position, et le génie de ses habitants. Semblable à un vaisseau voguant sans boussole et sans carte, selon le caprice des vents et des vagues, ne sachant d’où il part, ni où il veut arriver, elle avançait au hasard parce qu’il n’y avait point dans la nation d’opinion arrêtée sur les causes de la prospérité publique. Une semblable opinion aurait étendu son influence sur plusieurs administrateurs successifs : ne l’eussent-ils pas partagée, ils ne l’auraient pas du moins heurtée trop ouvertement, et le vaisseau français n’aurait pas été exposé à ces changements de manœuvre dont il a tant souffert.
Afin de mieux faire comprendre ce que j’entends par cette opinion arrêtée, qu’on me permette de citer pour exemple celle qu’on a sur un sujet fort différent.
Quoiqu’il y ait une très grande diversité d’opinion sur le mérite des pièces de théâtre et sur ce qui constitue la perfection dans l’art dramatique, cependant en France on est attaché à de certains principes de composition théâtrale dont on ne s’écarte guère ; on convient par exemple que chaque scène d’une pièce de théâtre, chaque caractère doivent concourir au développement de l’action principale ; qu’il ne faut transporter le spectateur, durant le cours d’une même pièce, ni d’un lieu dans un autre lieu éloigné, ni d’un temps dans un autre ; que l’auteur doit s’arranger de manière que les spectateurs sachent par quels motifs les personnages paraissent et se retirent. De ces conventions généralement, ou presque généralement reçues, qu’est-il résulté ? C’est que notre théâtre, depuis les chefs-d’œuvre de Racine jusqu’aux farces du boulevard, n’offre point de disparates trop choquantes, et que nos plus mauvais drames, à défaut d’autre mérite, ont au moins celui d’être conformes à ces règles puisées dans la nature de l’homme, ou de s’en écarter peu.
Pourquoi faut-il que l’art d’amuser les hommes ait acquis plus de stabilité que celui de les rendre heureux ! Quand on professera les principes les plus sains de l’économie politique dans les divers ordres de la société, chez le cultivateur, chez le négociant, chez le magistrat, de même qu’on professe, relativement à l’art dramatique, les mêmes principes au parterre et aux loges, alors on aura un plan général d’administration qu’on verra suivi, quelles que soient les révolutions qu’on éprouve. Mais il faudra auparavant que les vérités reçues parmi les gens instruits le soient de tout le monde ; il faudra, pour employer une métaphore qu’autorise mon sujet, qu’elles soient changées en monnaie courante.
Ce n’est qu’alors qu’on parviendra à s’entendre dans les conversations et dans les écrits. On ne sera jamais d’opinion pareille : ce serait folie de l’espérer ; mais on partira de quelques bases communes ; on se battra sur le même élément. Ce n’est qu’alors que les écrivains, lorsqu’ils toucheront à ces matières, pourront se garantir de ce qui n’est que du pur bavardage ; enfin les particuliers eux-mêmes auront quelques moyens de plus pour juger sainement de leur position personnelle, pour en tirer le meilleur parti possible, ou bien pour en changer.
J’ai cherché à concourir à ce but, en réunissant en un corps de doctrine, disposé avec méthode, ce qui dans l’économie politique est à l’usage de tous les hommes, qu’ils soient fonctionnaires publics ou simples citoyens. Il est bon que chacun connaisse la place qu’il occupe dans le mécanisme social, qu’il sache si son rouage est utile au jeu de la machine ; que si, loin de contribuer à son action, il la surcharge et l’embarrasse, il en rougira peut-être, et ce sera déjà beaucoup.
Des connaissances utiles pour tous devaient être à la portée de tous, et même des personnes peu instruites, pourvu qu’elles voulussent m’accorder leur attention. Il fallait pour cela conduire le lecteur de propositions simples en propositions simples jusqu’aux vérités les plus abstraites de l’économie politique. Mes peines pour y parvenir ne seront appréciées que des personnes très instruites elles-mêmes. Je les supplie de me pardonner d’avoir répété des choses qu’elles savent fort bien, en faveur des lecteurs qui ne les savent pas, et de n’être pas surprises si je ne franchis pas sans les exprimer, certaines idées intermédiaires qui ne leur sont point nécessaires à elles, mais sans lesquelles je ne serais pas suivi par une intelligence ordinaire. Pouvais-je d’ailleurs, dans un ouvrage que j’ai cherché à rendre complet, du moins quant aux points principaux, passer sous silence des principes devenus communs ; et regardera-t-on comme tout à fait superflu, le classement d’un principe ou d’un fait connu qu’on n’avait peut-être pas encore attaché à un système lié dans toutes ses parties ? Je dirai aussi quelquefois des choses si simples qu’on sera étonné qu’elles n’aient pas déjà été dites, quoique rien ne soit plus vrai.
En commençant cet ouvrage, je me suis tracé un plan ; mais j’ai écarté tout système : que voulais-je prouver ? Rien. Bien poser les questions, en déduire les conséquences nécessaires, a été toute mon ambition, persuadé que la plupart des fautes que les hommes commettent dans leurs actions publiques et privées viennent de ce qu’ils ignorent le véritable état de la question et les résultats nécessaires de ces mêmes actions. Il y a peu de solutions épineuses quand les questions sont bien posées.
Je ne me suis pas attaché à relever les erreurs qui ont été mises en avant sur presque tous les points de l’économie politique. La tâche aurait été grande, car il y a peu de sujet sur lequel on se soit plus donné carrière pour déraisonner. Je n’ai combattu que les erreurs accréditées et les auteurs qui se sont fait un nom. Quel mal peut faire une sottise décriée ? Les erreurs des grands hommes sont les seules dangereuses, parce que l’autorité de leur réputation peut balancer celle de la raison qu’il faut respecter pardessus tout. Quand il m’est arrivé de combattre l’opinion des grands écrivains, j’ai eu soin, toutes les fois que cela a été nécessaire, de faire connaître leurs motifs en même temps que les miens, ne pouvant supposer que je fusse plus infaillible qu’eux. Je réparerai avec empressement les erreurs qui me seront échappées à moi-même, soit dans les choses de fait, soit dans les raisonnements, aussitôt qu’on me les fera remarquer. Le même courage qui m’a porté à établir des principes directement opposés à quelques préjugés très généralement répandus, me portera toujours, j’espère, à sacrifier mon amour-propre à l’intérêt de la vérité.
Quoique ce livre excède les bornes que je voulais lui donner, j’espère qu’on me saura gré de ma concision si l’on considère que presque tous les points que j’ai traités provoquent des développements étendus et des applications nombreuses, dont chacune est susceptible d’être modifiée par une infinité de circonstances. Tous ces points ont été l’objet de controverses où l’on pouvait, même sans regarder sa peine comme entièrement inutile, tenir la balance entre les diverses opinions et les rapprocher des bases de la doctrine. C’est ce que j’ai fait dans un petit nombre de cas ; dans les autres j’ai laissé au lecteur le soin de faire les applications. Il n’y a pas un de mes chapitres dont je n’eusse pu faire un volume, et ce n’a pas été un de mes moindres travaux que de découvrir, en chaque matière, ce qui était fondamental, pour m’y réduire. peut-être serai-je ainsi parvenu à donner une vue nette de l’ensemble de l’économie politique et de la relation de ses différentes parties.
Que si quelqu’un se plaint de ne trouver dans cet ouvrage que ce qui se voit et que ce qui se fait tous les jours, je tiendrai ces paroles pour un grand éloge ; elles prouveront en effet que mon livre ne contient point une vaine théorie, mais bien une doctrine fondée sur l’expérience. Que fait l’astronomie autre chose que nous dire ce qui se passe tous les jours dans l’étendue des cieux ? Que fait la physique expérimentale autre chose que nous découvrir les propriétés des corps dont nous sommes entourés ? De même l’économie politique n’est pas l’histoire de ce que tels ou tels ont rêvé, ou de ce qu’on a rêvé soi-même, mais la simple exposition de la manière dont chacun voit tous les jours se former, se distribuer et se consommer les richesses.
Et il ne faut pas qu’on s’imagine que parce qu’on connaît quelques faits généraux qui sautent aux yeux de tout le monde, on possède pour cela cette science. Beaucoup de gens savent ce que c’est qu’un triangle ; mais combien peu connaissent toutes les propriétés du triangle, et l’usage qu’on en peut faire pour la mesure de la terre ! Tout le monde sait de même, que l’agriculture et le commerce font la richesse et la force des gouvernements ; mais tout le monde ne sait pas comment ces sources deviennent fécondes, ni comment elles s’épuisent.
Il ne paraîtra pas aisé de rendre ces notions communes, si l’on considère que, de même que les sciences mathématiques, l’économie politique est fondée sur une abstraction ; dans les premières on s’occupe des grandeurs, dans la seconde des valeurs. Les valeurs étant susceptibles de plus ou de moins, sont du domaine des mathématiques, mais comme soumises à l’action des facultés, des besoins et de la volonté des hommes, elles rentrent dans celui de la morale. Et ceci, pour le dire en passant, montre combien il est superflu d’appliquer les formules algébriques aux démonstrations de l’économie politique. Aucune quantité n’y est susceptible d’une appréciation rigoureuse.
De ce que l’économie politique est l’affaire de tout le monde, naît un autre genre de difficulté : c’est qu’on a pour juges, non seulement ceux qui se sont occupés de ces matières, mais encore ceux qui n’y entendent rien. Comme chacun a donné quelques soins aux valeurs dont sa fortune est composée, chacun se croit en droit d’avoir une opinion sur les valeurs, une opinion qui se trouve exaltée par la vanité personnelle (comme toutes les opinions) et de plus par l’intérêt personnel, qui, à notre insu, exerce tant d’empire sur nos jugements. Quand un médecin écrit sur l’art de guérir, il peut, sans risque, partir de ce principe, qu’il faut, autant qu’on peut, laisser agir la nature ; mais quiconque se hasarderait d’avancer que pour faire prospérer une ville, une province, il faut, le moins qu’on peut, se mêler de leurs affaires, aurait à vaincre les cris de cent sortes de gens, et à réfuter dix à douze systèmes.
Je n’ai prétendu donner aucun conseil : les meilleurs principes ne sont pas toujours applicables ; l’essentiel est qu’on les connaisse ; on en prend ensuite ce qu’on peut, ou ce qu’on veut. Nul doute qu’une nation neuve, et qui pourrait les consulter en tout, ne parvînt promptement à un très grand éclat ; mais une nation peut néanmoins atteindre un degré de prospérité satisfaisant, en les violant à plusieurs égards. Les excès de la jeunesse, les accidents, les blessures auxquels le corps humain est exposé, ne surmontent pas toujours l’action puissante de la force vitale.
La sécheresse ou l’obscurité des livres qu’on a faits sur l’économie politique, ont beaucoup diminué la facilité de l’étudier. Mais n’est-ce point la faute des professeurs, plutôt que celle de la science ? Les observations qui lui servent de base sont à la portée de tout le monde : les conséquences qu’on en tire, à la portée de tous ceux qui veulent prendre la peine de suivre un raisonnement. Elle peut donc être amenée au même degré de clarté que les autres sciences ; et comment trouverait-on aride celle qui parle aux hommes de leurs productions : c’est-à-dire des miracles de leur industrie ; et de leurs consommations : c’est-à-dire de leurs jouissances ?
Il serait fâcheux qu’on s’occupât avec découragement ou avec dédain des progrès de l’économie politique. Quoique plusieurs nations de l’Europe soient dans une situation assez florissante en apparence, et qu’il y en ait, comme l’Angleterre, qui dépensent jusqu’à quatorze cent millions par an pour leurs dépenses publiques seulement, il ne faut cependant pas croire que leur situation ne laisse rien à désirer. Un riche Sybarite, habitant à son choix son palais de ville ou son palais de campagne, goûtant à grands frais, dans l’un comme dans l’autre, toutes les recherches de la sensualité, se transportant commodément et avec rapidité partout où ses caprices l’appellent, disposant des bras et du talent d’un nombre considérable de serviteurs et de complaisants, et crevant dix chevaux pour satisfaire une fantaisie, peut trouver que les choses vont assez bien, et que l’économie publique est portée à sa perfection. Mais si l’on considère que dans les pays les plus prospères, il n’y a pas un individu sur cent mille à qui il soit donné d’accumuler toutes ces jouissances, qu’on voit partout l’exténuation de la misère à côté de l’embonpoint de l’opulence, le travail forcé des uns compenser l’oisiveté des autres, des masures et des colonnades, les haillons de la misère mêlés aux enseignes du luxe, en un mot, les plus inutiles profusions au milieu des besoins les plus urgents, on ne pourra pas regarder comme superflues les re 62. cherches faites dans le but de connaître les causes de ces maux, et les remèdes dont ils sont susceptibles.
Quelques personnes qui ont attrapé une assez bonne part dans cet ordre de choses, ne manquent pas d’arguments pour le justifier aux yeux de la raison. peut-être que s’il fallait, dès demain, tirer de nouveau les lots qui leur assignent leur place dans la société, elles y trouveraient beaucoup à reprendre.
Il en est d’autres dont l’esprit n’ayant jamais entrevu un meilleur état social, affirment qu’il ne peut exister. Elles conviennent des maux de l’ordre social tel qu’il est, et s’en consolent en disant qu’il n’est pas possible que les choses soient autrement. Ceci rappelle cet empereur du Japon, qui pensa étouffer de rire, lorsqu’on lui dit que les Hollandais n’avaient point de rois. Les Iroquois et les Algonquins ne conçoivent pas qu’on puisse faire la guerre sans rôtir ses prisonniers.
Le temps est un grand maître. C’est à lui seul qu’il appartient de démontrer les avantages qu’on peut retirer de l’application des principes de l’économie politique à la législation positive. La résistance que leur opposent les préjugés et l’intérêt national et privé mal entendu, n’a rien qui doive surprendre ni effrayer. La physique de Newton, unanimement rejetée en France durant cinquante années, est maintenant enseignée dans toutes nos écoles.
Nous commençons un siècle destiné à recueillir une gloire qu’il ne partagera avec aucun autre. Que les nations qu’on dit civilisées sont encore ignorantes et barbares ! Parcourez des provinces entières, questionnez cent personnes, mille, dix mille, à peine sur ce nombre en trouverez-vous deux, une peut-être qui ait quelque teinture de ces connaissances si relevées dont le siècle se glorifie. On n’en ignore pas seulement les hautes vérités (ce qui n’aurait rien de surprenant), mais les éléments les plus simples, les plus applicables à la position de chacun. Quoi de plus rare même que les qualités nécessaires pour s’instruire ! Qu’il est peu de gens capables seulement d’observer ce qu’ils voient tous les jours, et qui sachent douter de ce qu’ils ne savent pas !
Les hautes connaissances sont donc bien loin encore d’avoir procuré à la société les avantages qu’on en doit attendre, et sans lesquels elles ne seraient que de vaines difficultés ; et peut-être est-ce au dix-neuvième siècle qu’il est réservé d’en perfectionner les applications. On verra des esprits supérieurs, après avoir reculé les bornes de leurs théories, découvrir des méthodes qui mettront les vérités importantes à la portée des esprits médiocres. Alors dans les occurrences ordinaires de la vie, dans les arts les plus usuels, on sera guidé, non par des lumières transcendantes, mais par des notions saines ; le négociant, l’administrateur, l’artisan lui-même, sauront, non pas tout, mais tout ce qu’ils doivent savoir ; et l’on aura moins souvent l’affligeant spectacle de ces sottises, de ces fausses opérations, si fatales au bonheur des particuliers et à la prospérité des nations.
[I-1]
Parmi les choses qui satisfont aux besoins de l’homme, ou qui contribuent à l’agrément de sa vie, il en est que la nature lui fournit gratuitement et avec une abondance qui surpasse ordinairement ses désirs ; telles sont l’eau, l’air, la lumière.
Ce qu’on peut se procurer sans frais, n’a point de valeur ; ce qui n’a point de valeur ne saurait être une richesse. Ces choses ne sont pas du domaine de l’économie politique.
Il en est d’autres qui n’existent pour nous qu’autant que l’industrie humaine a provoqué, secondé, achevé les opérations de la nature. Nous les devons :
Tantôt à une industrie qui les a recueillies des mains de la nature ;
Tantôt à une industrie qui les a mélangées, façonnées suivant nos besoins ;
Tantôt enfin à une industrie qui les a amenées d’un lieu où elles se trouvaient, au lieu où nous sommes et où elles ne se seraient pas trouvées sans cela.
On nomme la première de ces industries : industrie agricole ; la seconde, industrie manufacturière ; la troisième, industrie commerçante.
Les choses qui sont à l’usage de l’homme et qui ne lui sont pas données gratuitement et sans mesure par la nature, sont le produit d’une, ou bien de deux de ces industries, ou de toutes les trois ensemble.
Une table est un produit de l’industrie agricole et de l’industrie manufacturière. L’une a fait pousser, ou au moins abattu, l’arbre dont elle est faite ; l’autre l’a façonnée.
Le quinquina est pour l’Europe un produit de l’industrie agricole et de l’industrie commerçante réunies. Sans le commerçant qui va chercher cette drogue au Pérou, elle ne serait pas entièrement produite pour nous, et nous serions éternellement privés du secours que nous en tirons.
Des choses que l’homme recueille des mains de la nature, les unes ont été formées par la nature abandonnée à elle-même, comme les animaux que nous nous procurons par la chasse ou la pêche, les métaux que nous trouvons au sein de la terre. Notre industrie se borne alors aux travaux nécessaires pour nous en emparer. Il en est d’autres que la nature ne fournit que sollicitée par nos soins et notre prévoyance, comme les grains et les autres produits de l’agriculture. On range dans une même classe tous ces différents travaux, et on leur donne le nom d’industrie agricole, parce que l’agriculture est de beaucoup le plus important d’entre eux et qu’il nous manque un mot pour les désigner tous à la fois.
On regarde même comme une branche de l’industrie agricole certaines préparations de matières brutes [6] qui ne peuvent être faites commodément que sur les lieux mêmes où on les a recueillies. C’est ainsi que le travail de presser le raisin et de manipuler le vin, est considéré comme faisant partie de l’industrie du cultivateur de la vigne, quoiqu’il tienne plus des arts mécaniques que des arts agricoles. C’est encore ainsi que l’art de sécher la morue, d’exprimer l’huile des baleines, est considéré comme faisant partie de l’industrie de ceux qui les pêchent.
[I-5]
Nous venons de voir quels sont les trois genres d’industrie au moyen desquels l’homme obtient tous les produits dont il se sert. Si nous examinons chacune de ces industries en particulier, nous nous apercevrons qu’elle se compose de trois opérations distinctes, et qu’il est bon de considérer séparément si l’on veut savoir jusqu’à quel point chacune d’elles concourt à la production.
Pour obtenir un produit quelconque, il a fallu d’abord étudier la marche et les lois de la nature relativement à ce produit. Comment aurait-on fabriqué une serrure, si l’on n’était parvenu à connaître les propriétés du fer, et par quels moyens on peut le tirer de la mine, l’épurer, l’amollir et le façonner ?
Il a fallu ensuite appliquer ces connaissances à un usage utile, juger qu’en façonnant le fer d’une certaine façon, on pourrait clore une porte pour tout le monde, excepté pour celui qui en aurait la clé.
Enfin il a fallu exécuter le travail manuel indiqué par les deux opérations précédentes ; c’est-à-dire forger et limer les différentes pièces dont se compose une serrure.
Il est rare que ces trois opérations soient exécutées par la même personne. Le plus souvent un homme étudie la marche de la nature. C’est le savant.
Un autre profite de ces connaissances pour créer des produits utiles. C’est l’agriculteur, le manufacturier ou le commerçant.
Un autre enfin travaille suivant les directions données par les deux premiers. C’est l’ouvrier.
Qu’on examine successivement tous les produits : on verra qu’ils n’ont pu exister qu’à la suite de ces trois opérations.
S’agit-il d’un sac de blé ou d’un tonneau de vin ? Il a fallu que le naturaliste ou l’agronome connussent la marche que suit la nature dans la production du grain ou du raisin, le temps et le terrain favorables pour semer ou pour planter, et quels sont les soins qu’il faut prendre pour que ces plantes viennent à maturité. Le fermier ou le propriétaire ont appliqué ces connaissances à leur position particulière, ont rassemblé les moyens d’en faire éclore un produit utile, ont écarté les obstacles qui pouvaient s’y opposer. Enfin le manouvrier a remué la terre, l’a ensemencée, a lié et taillé la vigne. Ces trois genres d’opérations étaient nécessaires pour que le blé ou le vin fussent entièrement produits.
Veut-on un exemple fourni par le commerce extérieur ? Prenons l’indigo. La science du géographe, celle du voyageur, celle de l’astronome, nous font connaître le pays où il se trouve et nous montrent les moyens de traverser les mers. Le commerçant arme des vaisseaux, et l’envoie chercher. Le matelot, le voiturier travaillent mécaniquement à cette production.
Que si l’on considère l’indigo seulement comme une des matières premières d’un autre produit, d’un drap bleu, on s’aperçoit que le chimiste fait connaître la nature de cette substance, la manière de la dissoudre, les mordants qui la font prendre sur la laine. Le manufacturier rassemble les moyens d’opérer cette teinture ; et l’ouvrier suit ses ordres.
Partout l’industrie se compose de la théorie, de l’application, de l’exécution. Ce n’est qu’autant qu’une nation excelle dans ces trois genres d’opérations, qu’elle est parfaitement industrieuse. Si elle est inhabile dans l’une ou dans l’autre, elle ne peut se procurer des produits qui sont tous le résultat de toutes les trois. Dès lors on aperçoit l’utilité des sciences qui, au premier coup d’œil, ne paraissent destinées qu’à satisfaire une vaine curiosité.
Les nègres de la côte d’Afrique ont beaucoup d’adresse : ils réussissent dans tous les exercices du corps et dans le travail des mains ; mais ils sont incapables des deux premières opérations de l’industrie. Aussi sont-ils obligés d’acheter des Européens les étoffes, les armes, les parures dont ils ont besoin. Leur pays est si peu productif, que les vaisseaux qui vont chez eux pour s’y procurer des esclaves, n’y trouvent pas même les provisions nécessaires pour les nourrir pendant la route, et sont obligés de s’en pourvoir d’avance, quoique la terre, en beaucoup d’endroits, annonce par ses productions naturelles une très grande fertilité. [7]
Il ne suffit même pas à une nation, pour être industrieuse, de posséder les lumières directement utiles à l’industrie qu’elle exerce ; il faut encore que son ignorance ou ses préjugés à d’autres égards, ne détruisent pas l’effet des lumières qu’elle a. L’ignorance attribue par exemple, à une cause surnaturelle, un fléau, une épidémie qui dépendent souvent de circonstances faciles à changer. Elle se livre à des pratiques superstitieuses, lorsqu’il faudrait prendre des précautions ou apporter des remèdes.
Et d’un autre côté, les qualités intellectuelles ne suffisent pas. Quels succès aura dans les choses d’industrie, une nation instruite dans les sciences, habile pour les combinaisons commerciales, ma 95. nufacturières et agricoles, si ses ouvriers sont lourds et maladroits ; s’ils sont avides de plaisirs, et incapables d’assiduité et de soins ?
C’est au moyen seulement de l’industrie que les hommes peuvent être pourvus avec quelqu’abondance des choses qui leur sont nécessaires.
La nature, abandonnée à elle-même, ne pourvoirait qu’imparfaitement à l’existence d’un petit nombre d’hommes. On a vu des pays fertiles, mais déserts, ne pouvoir nourrir quelques infortunés que la tempête y avait jetés par hasard, tandis que sur le sol le plus ingrat, dans l’île de Malte, par exemple, on voit, grâce à l’industrie humaine, subsister à l’aise une nombreuse population.
Grace à l’industrie, le plus mince habitant de nos villes jouit d’une infinité de douceurs dont un monarque de sauvages est obligé de se passer. Les vitres seules qui laissent entrer dans sa chambre la lumière en même temps qu’elles le préservent des intempéries de l’air, les vitres sont le résultat admirable d’observations, de connaissances recueillies, perfectionnées depuis plusieurs siècles. Il a fallu savoir quelle espèce de sable était susceptible de se transformer en une matière étendue, solide et transparente ; par quels mélanges, par quels degrés de chaleur, on pouvait obtenir ce produit. Il a fallu connaître la meilleure forme à donner aux fourneaux. La charpente seule qui recouvre tout cet appareil, est le résultat des connaissances les plus relevées sur la force des bois et sur les moyens de l’employer avec avantage.
Ces connaissances ne suffisaient pas. Elles pouvaient n’exister que dans la mémoire de quelques personnes, ou dans des livres ; il a fallu qu’un manufacturier vînt avec les moyens de les mettre en pratique. Il a commencé par s’instruire de ce qu’on savait sur cette branche d’industrie ; il a rassemblé des constructeurs, des ouvriers ; et il a assigné à chacun son emploi.
Enfin l’adresse des ouvriers, dont les uns ont construit l’édifice et les fourneaux, dont les autres ont entretenu le feu, opéré le mélange, soufflé le verre, l’ont coupé, étendu, assorti, posé ; cette adresse, dis-je, a complété l’ouvrage ; et l’utilité, la beauté du produit qui en est résulté, passe tout ce que pourraient imaginer des hommes qui ne connaîtraient point encore cet admirable présent de l’industrie humaine.
[I-12]
En continuant à observer les produits destinés à notre usage, on ne tardera pas à s’apercevoir que l’industrie seule, abandonnée à elle-même, n’aurait jamais suffi pour les produire. Il a fallu que l’homme industrieux possédât en outre des produits déjà existants, sans lesquels son industrie, quelqu’habile qu’on la suppose, serait toujours demeurée dans l’inaction. Ces choses sont :
1°. Les outils, les instruments des différents arts. Le cultivateur ne saurait rien faire sans sa pioche ou sa bêche, le tisserand sans son métier, le navigateur sans son vaisseau.
2°. Les productions qui doivent fournir à l’entretien de l’homme industrieux, jusqu’à ce qu’il ait achevé sa portion de travail dans l’œuvre de la production. Le produit dont il s’occupe, ou la valeur qu’il en tirera, doit à la vérité rembourser cet entretien ; mais il est obligé d’en faire l’avance.
3°. Les matières brutes que son industrie doit transformer en produits complets. Il est vrai que ces matières lui sont quelquefois données gratuitement par la nature ; mais le plus souvent elles sont des produits déjà créés par l’industrie, comme des semences que l’agriculture a fournies, des métaux que l’on doit à l’industrie du mineur et du fondeur, des drogues que le commerçant apporte des extrémités du globe. L’homme industrieux qui les travaille est de même obligé de faire l’avance de leur valeur.
Toutes ces choses composent ce qu’on appelle un capital productif.
Il faut encore considérer comme un capital productif toutes les constructions, toutes les améliorations répandues sur un bienfonds et qui en augmentent le produit annuel, les bestiaux, les usines, qui sont des espèces de machines propres à l’industrie.
Les monnaies sont encore un capital productif toutes les fois qu’elles servent aux échanges sans lesquels la production ne pourrait avoir lieu. Semblables à l’huile qui adoucit les mouvements d’une machine compliquée, les monnaies répandues dans tous les rouages de l’industrie humaine facilitent des mouvements qui ne s’obtiendraient point sans elles. Mais comme l’huile qui se rencontre dans les rouages d’une machine arrêtée, l’or et l’argent ne sont plus productifs, dès que l’industrie cesse de les employer. Il en est de même au reste de tous les autres outils dont elle se sert.
On voit que ce serait une grande erreur de croire que le capital de la société ne consiste que dans sa monnaie. Un commerçant, un manufacturier, un cultivateur ne possèdent ordinairement sous la forme de monnaie que la plus petite partie de leurs capitaux ; et même, plus leur entreprise prospère, plus la portion de leurs capitaux qu’ils ont en numéraire, est petite relativement au reste. Si c’est un commerçant, ses fonds sont en marchandises sur les routes, sur les mers, dans des magasins répandus partout ; si c’est un fabricant, ils sont principalement sous la forme de matières premières à différents degrés d’avancement, sous la forme d’outils, d’instruments, de provisions pour ses ouvriers ; si c’est un cultivateur, ils sont sous la forme de granges, de bestiaux, de clôtures. Tous évitent de garder de l’argent au-delà de ce que peuvent en occuper les usages courants.
Ce qui est vrai d’un individu, de deux individus, de trois, de quatre, l’est de la société toute entière. Le capital d’une nation se compose de tous les capitaux des particuliers ; et plus la nation est industrieuse et prospère, plus son capital en argent est peu de chose comparé avec la totalité de ses capitaux. Necker évalue à 2 milliards 200 millions la valeur du numéraire circulant en France vers 1784, et cette évaluation paraît fort exagérée par des raisons qui ne peuvent trouver leur place ici ; mais qu’on estime la valeur de toutes les constructions, clôtures, bestiaux, usines, machines, vaisseaux, marchandises et provisions de toute espèce, appartenant à des Français ou à leur gouvernement dans toutes les parties du monde ; qu’on y joigne les meubles et les ornements, les bijoux, l’argenterie et tous les effets de luxe ou d’agrément, qu’ils possédaient à la même époque, et l’on verra que les 2 milliards 200 millions de numéraire ne sont qu’une assez petite portion de toutes ces valeurs.
Beeke, l’un des derniers auteurs qui aient écrit sur ces matières et dont les calculs sont faits pour inspirer de la confiance, évalue la totalité des capitaux de l’Angleterre à 2 milliards 300 millions sterling [8] (plus de 55 milliards de nos francs) et la valeur totale du numéraire qui circule en Angleterre, suivant les personnes qui l’ont porté le plus haut, n’excède pas 47 millions sterling, [9] c’est-à-dire la 50e partie de son capital environ. Smith ne l’évalue qu’à 18 millions : ce ne serait pas la 127e partie du capital.
Les capitaux que possède le gouvernement d’une nation, font partie des capitaux de cette nation.
Nous verrons plus loin comment les capitaux productifs, qui s’usent sans cesse, sont perpétuellement reproduits avec avantage par l’action même de l’industrie qui les emploie. Contentonsnous quant à présent de bien concevoir que sans eux l’industrie ne produirait rien. Il faut, pour ainsi dire, qu’ils travaillent de concert avec elle.
[I-17]
L’argent qu’on tient enfermé dans des coffres ou qu’on cache sous terre, les provisions amassées au-delà des besoins qu’on en a, les trésors que la superstition accumule sur les autels, et en général tous les produits qui se conservent sans servir à la consommation et sans contribuer à la création de quelques autres produits, sont des capitaux improductifs.
Quand on considère l’indispensable nécessité dont les capitaux sont pour la production, on s’afflige en songeant à la foule de ceux qui pourraient être employés au profit de l’humanité et que la négligence, la crainte ou les préjugés tiennent oisifs. Les productions des États soumis à la domination ottomane seraient bien plus considérables, si les particuliers n’y cachaient pas une partie de leurs biens et si les pachas ne conservaient pas des trésors pour les trouver au moment du besoin. Les riches ornements des madones et des saints de l’Italie et de l’Espagne ne fécondent point d’entreprises agricoles ou manufacturières. Avec les capitaux qui les couvrent et le temps qu’on perd à les solliciter, on se procurerait réellement les biens que ces images n’ont garde d’accorder à de stériles prières. On voit moins de travaux que de capitaux perdus pour la production. Un capital oisif n’expose pas à une perte actuelle, immédiate ; s’il n’engendre pas de nouvelles valeurs, il ne perd pas du moins de celle qu’il a ; tandis que le travail est une peine, une avance, et qu’on sent, au moment où l’on prend cette peine, toute l’étendue du sacrifice que l’on fait.
On verra dans la suite qu’il est une autre sorte de capitaux productifs, non de choses matérielles mais d’utilité ou d’agrément. Les meubles, les choses de goût ou d’ostentation font partie de ces capitaux. Comme ils ne sont véritablement pas improductifs, ce n’est pas ici le lieu d’en parler.
[I-19]
Il y a beaucoup d’analogie entre un fonds de terre et un capital.
Un fonds de terre n’est qu’une machine, machine admirable à la vérité, mais qui concourt, de même que tout autre instrument, avec l’industrie de l’homme et avec ses capitaux, à fournir des produits qui font sa richesse. Or une machine, un instrument productif sont des portions d’un capital.
Un fonds de terre peut comme un capital être productif ou ne l’être pas. Il est productif quand il est cultivé : c’est un capital qui travaille. Il est improductif quand il est en friche : c’est un capital oisif.
Il peut encore, comme un capital, être indirectement productif, c’est-à-dire fournir les moyens de produire, sans produire lui-même, comme le terrain employé en routes, en canaux ; il est alors analogue aux monnaies d’or et d’argent par le moyen desquelles toutes les propriétés passent facilement d’une main dans une autre, mais qui ne sont point autrement utiles.
Un fonds de terre est quelquefois, comme certains capitaux, productif non de choses échangeables, mais d’utilité ou de plaisirs personnels, comme lorsqu’il est occupé par des maisons d’habitation ou des jardins d’agrément.
Il peut enfin être cultivé par son propriétaire ou bien être loué à une autre personne : il en est de même d’un capital que son possesseur peut faire valoir ou prêter, à son choix.
Souvent même le fonds de terre et le capital qui y est répandu en améliorations sont tellement confondus, qu’on peut bien apprécier leur valeur totale, mais qu’il est tout à fait impossible de distinguer la valeur de chacun d’eux. Les améliorations se louent ou se vendent avec la terre sans que personne puisse dire quelle portion du prix sert à payer la valeur des unes ou de l’autre.
Il semblerait donc qu’un fonds de terre et un capital pourraient sans inconvénient se confondre, vu l’analogie de leur nature et de leurs fonctions ; mais ce qui établit entre eux une grande différence, c’est qu’un fonds de terre n’est susceptible ni d’être agrandi par l’accumulation, ni d’être diminué par la dissipation, comme un capital. Un fonds de terre existe invariable indépendamment du pouvoir de l’homme, et il en résulte quelques différences relativement à sa puissance productive et au parti qu’en peut tirer son propriétaire, ainsi que nous le verrons plus tard.
Dans un ouvrage d’économie politique il est convenu que le fonds de terre d’une nation se compose de son territoire et des richesses naturelles qu’embrassent ses limites et même l’étendue de son pouvoir. Ainsi ses mines et ses pêcheries font, dans le langage de cette science, partie de son fonds de terre, à cause de l’analogie de leurs produits, quoique ses mines soient quelquefois fort au-dessous de la surface de son sol, et ses pêcheries situées à plusieurs centaines de lieues de ses frontières.
Par la même raison tous les secours que cette nation tire directement de la puissance de la nature, comme de la force du vent, du courant de l’eau, font encore partie de ce que je nommerai son fonds de terre, malgré l’impropriété de l’expression, et faute d’en avoir une meilleure. Toutes ces choses servent aux hommes précisément de la même manière ; mais de toutes ces choses, c’est la terre cultivable dont l’usage lui est le plus précieux. C’est pour cela qu’on les range dans la classe des fonds de terre, comme on nomme industrie agricole l’industrie qui en tire les produits immédiats.
Un fonds est quelquefois la propriété de quelqu’un, et quelquefois il est à l’usage de tous et n’est la propriété de personne. Les mers, les airs, les rivières qui font partie du fonds général d’une nation et même du monde entier, ne sont la propriété de personne en particulier ; mais, dans ce fonds général, les terres cultivables étant susceptibles d’appropriation, c’est-à-dire de pouvoir appartenir à quelqu’un, sont toutes devenues des propriétés dans les pays civilisés.
[I-23]
On a vu dans ce qui précède comment l’industrie, les capitaux, les fonds de terre concourent à donner des produits, c’est-à-dire toutes les choses qui servent aux besoins ou aux plaisirs de l’homme.
Avant d’aller plus loin il convient de faire une observation qui préviendra de très grandes erreurs. Seule elle jette un jour étonnant sur le sujet qui nous occupe ; elle peut seule affermir notre marche dans le chemin qui nous reste à parcourir.
La masse des matières dont se compose le monde n’augmente ni ne diminue jamais. Il ne se perd pas un atome : il ne s’en crée pas un seul. Les choses ne sont donc pas produites, mais seulement reproduites sous d’autres formes, et ce que nous appelons production, n’est, dans le fait, qu’une reproduction.
Je sème un grain de blé : il en produit vingt. Il ne les tire pas du néant ; il détermine une opération de la nature par laquelle différentes substances, auparavant répandues dans la terre, dans l’eau, dans l’air, se changent en grains de blés. Ces différentes substances, toutes séparées, n’étaient d’aucun usage ; elles en acquièrent un en devenant grains de blé.
Ceci indique comment il faut entendre le mot production dans tout le cours de cet ouvrage. Production n’est point création ; c’est production d’utilité. [10]
La production, ou si l’on veut la reproduction, n’étant point production de matière, mais seulement production d’utilité, ne se mesure pas suivant la longueur, le volume, ou le poids du produit, mais suivant le degré de son utilité.
Pour mesurer exactement la production, il faudrait donc avoir une mesure exacte du degré d’utilité de chaque chose. Mais comment mesurer l’utilité ? Ce qui paraît nécessaire à une personne, semble fort superflu à une autre.
Néanmoins, quelle que soit la variété qui se trouve dans les goûts et les besoins des hommes, il se fait entre eux une estimation générale de l’utilité de chaque objet en particulier, estimation dont on peut se faire une idée au moyen de la quantité d’autres objets qu’ils consentent à donner en échange de celui-là.
Je peux juger, par exemple, que l’utilité d’un habit est trois fois plus grande que celle d’un chapeau, si je trouve qu’on consent en général à donner trois chapeaux en échange d’un habit.
Et, pour plus de commodité, si nous observons la quantité qu’on donne d’un même produit, la quantité d’écus par exemple, qu’on donne en échange de deux objets différents, nous pourrons nous former une idée de la proportion qui existe entre la valeur échangeable de l’un de ces objets et la valeur de l’autre.
Ainsi je dirai qu’une quantité de blé pouvant s’échanger, ou si l’on veut se vendre, contre cent écus, est un produit égal à une quantité de toile dont on trouverait cents écus. Je dirai qu’un mètre de drap qui peut se vendre 30 francs, est un produit vingt fois plus considérable qu’un mètre de toile d’emballage qui se vendrait à peine 30 sols.
Je me sers d’une évaluation en argent, parce qu’elle est la plus commode et la plus usitée ; mais l’estimation de la valeur échangeable des choses pourrait se faire en tout autre produit. L’estimation en monnaie d’argent est même sujette à de nombreuses inexactitudes, ainsi qu’on le verra au livre des monnaies : elle suffit cependant dans la plupart des cas dont s’occupe l’économie politique.
Je prie qu’on fasse attention que le prix des choses en argent n’est ici considéré que comme un moyen imparfait de comparer la valeur échangeable des choses, et que la valeur échangeable des choses n’est donnée que comme une évaluation, la moins vague qu’on peut trouver du degré de leur utilité ; mais que c’est le degré d’utilité seul qui constitue véritablement la production. Autrement en faisant monter les prix par des moyens violents, par des taxes, des prohibitions, etc., on augmenterait la production. La valeur échangeable des choses et leur prix en argent ne peuvent donc donner une idée approchée de la production, que dans les cas où ce prix et cette valeur sont abandonnés à eux-mêmes, comme un baromètre n’indique la pesanteur de l’atmosphère qu’autant que le mercure y est laissé en liberté.
Ce qui précède nous explique comment les diverses industries, bien qu’elles ne tirent rien du néant, donnent cependant des produits ; et comment l’industrie manufacturière et l’industrie commerçante sont productives précisément dans le même sens que l’industrie agricole. Elles donnent une valeur à des matières brutes ou bien accroissent une valeur déjà existante ; et que fait l’agriculture autre chose sinon qu’à l’aide d’un outil puissant elle donne une valeur à des matières déjà existantes dans la nature ?
C’est pour avoir méconnu ce principe que la secte des Économistes, qui comptait dans son sein des écrivains d’ailleurs très éclairés, est tombée dans de graves erreurs. Matières brutes et richesses étaient pour elle des mots synonymes ; et l’industrie agricole étant la seule qui tirât les matières brutes des mains de la nature, était, suivant elle, la seule qui produisît des richesses. Les Économistes ne sentaient pas que la richesse ne consiste pas dans la matière, mais bien dans la valeur de la matière ; qu’une matière rendue propre à l’usage, est une plus grande richesse qu’une matière brute, et qu’un homme qui possède dans son magasin un quintal de laines fabriquées en beaux draps, est plus riche que celui qui possède un quintal de laines en balles.
L’industrie commerçante produit de même que l’industrie manufacturière, en élevant la valeur d’un produit par son transport d’un lieu dans un autre. C’est une façon qu’elle donne aux marchandises ; une façon qui rend propres à l’usage, des choses qui ne l’étaient pas ; une façon non moins utile, non moins compliquée, et non moins hasardeuse qu’aucune de celles que donnent les deux autres industries :
Ainsi lorsque Raynal [11] a dit du commerce, en l’opposant à l’agriculture et aux arts : Le commerce ne produit rien par lui-même, il ne s’était pas formé une idée complète du phénomène de la production. Raynal a fait dans cette occasion, relativement au commerce, la même erreur que les Économistes faisaient relativement au commerce et aux manufactures. Ils disaient l’agriculture seule produit ; Raynal prétend que l’agriculture et les arts industriels seuls produisent. Il se trompe un peu moins, mais se trompe encore.
Condillac s’égare aussi lorsqu’il veut expliquer de quelle manière le commerce produit. Il prétend que toutes les marchandises, valant moins pour celui qui les vend que pour celui qui les achète, elles augmentent de valeur par cela seul qu’elles passent d’une main dans une autre. C’est une erreur ; car une vente étant un échange où l’on reçoit une marchandise, de l’argent, par exemple, en retour d’une autre marchandise, la perte qui se ferait sur l’une des deux, compenserait le gain qui se ferait sur l’autre, et il n’y aurait point de valeur produite. Lorsqu’on achète à Paris du vin d’Espagne, on donne bien réellement valeur égale pour valeur égale : l’argent qu’on paie et le vin qu’on reçoit valent autant l’un que l’autre ; mais le vin ne valait pas autant avant d’être parti d’Alicante ; sa valeur s’est véritablement accrue entre les mains du commerçant, par le transport, et non pas seulement au moment de l’échange ; le vendeur ne fait point un métier de fripon, ni l’acheteur un métier de dupe, et Condillac n’est point fondé à dire que si l’on échangeait toujours valeur égale pour valeur égale, il n’y aurait point de gain à faire pour les contractants . [12]
Les hommes ne peuvent se servir des produits sans les détruire ; c’est ainsi qu’un aliment, lorsqu’il est mangé, un habit, lorsqu’il est entièrement usé, ont cessé d’être ; cette destruction se nomme consommation.
Comme la production n’est pas une création, mais seulement une production d’utilité, de même la consommation n’est pas une destruction, mais seulement une destruction d’utilité qui entraîne une destruction de valeur. Nous ne pouvons pas plus anéantir une chose que la créer ; mais nous pouvons la réduire à n’être plus d’aucun usage, à n’avoir plus aucune valeur pour l’homme. C’est cela qu’on appelle consommer.
Le consommateur est la dernière personne entre les mains de qui passe un produit ; c’est celle qui en fait usage, qui le consomme. Ainsi consommer se dit non seulement des choses qui servent à la nourriture, mais encore de ce qui sert au vêtement, aux plaisirs ; il se dit de toutes les choses, en un mot, dont la valeur s’altère quelque peu que ce soit, par l’usage qu’on en fait ; ainsi l’on consomme des boucles d’argent, comme un chapeau, comme un dîner, quoique plus lentement.
Je réserve pour le Ve livre de cet ouvrage, l’examen des diverses manières de consommer, et des effets qui en sont la suite. L’objet de ce premier livre est de rechercher comment s’opère la production dans le sens que nous avons vu qu’il faut donner à ce mot. peut-être ce chapitre devait-il être le premier de l’ouvrage ; mais tout le monde l’aurait-il bien compris ? Fallait-il commencer par une abstraction ?
[I-32]
Nous avons vu de quelle manière l’industrie, les capitaux et les fonds de terre concourent chacun en ce qui les concerne, à la production ; nous avons vu que ces trois choses sont toutes indispensables pour qu’il y ait des produits créés ; mais pour cela, il y n’est point nécessaire qu’elles appartiennent à la même personne.
Une personne industrieuse peut prêter son industrie à celle qui ne possède qu’un capital et un fonds de terre.
Le possesseur d’un capital peut le prêter à une personne qui n’a qu’un fonds de terre et de l’industrie.
Le propriétaire d’un fonds peut le prêter à la personne qui ne possède que de l’industrie et un capital.
Soit qu’on prête de l’industrie, un capital, ou un fonds de terre, ces choses concourant à créer une valeur, leur usage a une valeur aussi, et se paie pour l’ordinaire.
Le paiement d’une industrie prêtée se nomme un salaire.
Le paiement d’un capital prêté se nomme un intérêt.
Le paiement d’un fonds de terre prêté se nomme un fermage.
Le fonds, le capital et l’industrie se trouvent quelquefois réunis dans les mêmes mains. Un homme qui cultive à ses propres frais le jardin qui lui appartient, possède le fonds, le capital et l’industrie. Il fait, lui seul, le bénéfice du propriétaire foncier, du capitaliste et de l’homme industrieux.
Le rémouleur qui exerce une industrie pour laquelle il ne faut point de fonds de terre, porte sur son dos tout son capital, et toute son industrie dans ses doigts : il est à la fois entrepreneur, capitaliste et ouvrier.
Il est rare qu’il y ait des entrepreneurs si pauvres, qu’ils ne possèdent pas en propre une portion au moins de leur capital. L’ouvrier lui-même en fournit presque toujours une partie : le maçon ne marche point sans sa truelle ; le garçon tailleur se présente muni de son dé et de ses aiguilles ; le compositeur d’imprimerie, de son composteur. Tous sont vêtus, plus ou moins bien ; leur salaire doit suffire, à la vérité, à l’entretien constant de leur habit ; mais enfin ils en font l’avance.
Lorsque le fonds n’est la propriété de personne, comme de certaines carrières où l’on puise des pierres, comme les rivières, les mers, où l’industrie va chercher du poisson, des perles, du corail, etc., alors on peut obtenir des produits avec de l’industrie et des capitaux seulement.
L’industrie et le capital suffisent également, lorsque l’industrie travaille sur des produits d’un fonds étranger, et qu’on peut se procurer avec des capitaux seuls, comme lorsqu’elle fabrique chez nous des étoffes de coton, et beaucoup d’autres choses. Ainsi, à considérer chaque nation en particulier, on peut dire que toute espèce de manufacture donne des produits, pourvu qu’il s’y trouve industrie et capital ; le fonds n’est pas absolument nécessaire, à moins qu’on ne donne ce nom au local où sont placés les ateliers, et qu’on n’appelle fermage, le loyer qu’on paie pour en jouir, ce qui serait juste à la rigueur. Mais si l’on appelle un fonds le local où s’exerce l’industrie, on conviendra du moins que sur un bien petit fonds, on peut exercer une bien grande industrie, pourvu qu’on ait un gros capital.
On peut tirer de là cette conséquence, c’est que l’industrie d’une nation n’est point bornée par l’étendue de son territoire, mais bien par la grandeur de ses capitaux. Un fabricant de bas, avec un capital que je suppose égal à cent mille francs, peut avoir sans cesse en activité dix métiers à faire des bas. S’il parvient à avoir un capital de deux cent mille francs, il pourra mettre en activité vingt métiers ; c’est-à-dire qu’il pourra acheter dix métiers de plus, payer un loyer double, se procurer une double quantité de soie ou de coton propres à être ouvrés, faire les avances qu’exige l’entretien d’un nombre double d’ouvriers, etc., etc.
Toutefois la partie de l’industrie agricole qui s’applique à la culture des terres est nécessairement bornée par l’étendue du territoire. Les particuliers et les nations ne peuvent rendre leur territoire ni plus étendu, ni plus fertile que la nature ne le leur a donné ; mais ils peuvent sans cesse augmenter leurs capitaux ; par conséquent mettre en activité une plus grande masse d’industrie ; par conséquent multiplier leurs produits, ou si l’on veut leurs richesses.
On a vu des peuples, comme les Genevois, dont le territoire ne produisait pas la vingtième partie de ce qui était nécessaire à leur subsistance, vivre néanmoins dans l’abondance. L’aisance habite dans les gorges infertiles du Jura, surtout du côté de la Suisse ; c’est qu’on y exerce plusieurs arts mécaniques, l’horlogerie, la serrurerie ; on y fait des planches, des chars. L’étendue et la fertilité du territoire d’une nation tiennent à son bonheur. Son industrie et ses capitaux tiennent à sa conduite. Toujours il dépend d’elle de perfectionner l’une et d’accroître les autres.
La France a toujours eu trop peu de capitaux pour mettre en jeu l’industrie de ses habitants, qui est fort grande. Aussi a-t-on vu constamment les procédés les plus ingénieux, après y avoir pris naissance, trouver leur application dans des pays mieux pourvus de capitaux. On n’a vraiment commencé qu’en Angleterre à tirer parti du métier à bas qui fut inventé en France.
Les nations qui ont peu de capitaux ont un désavantage dans la vente de leurs produits : elles ne peuvent pas accorder de longs termes à leurs acheteurs. Celles qui ont moins de capitaux encore, ne sont pas toujours en état de faire même l’avance de leurs matières premières et de leur travail. Voilà pourquoi on est obligé, aux Indes et en Russie, d’envoyer quelquefois le prix de ce qu’on achète, six mois et même un an avant le moment où les commissions peu vent être exécutées. Il faut que ces nations soient bien favorisées à d’autres égards, pour faire des ventes si considérables malgré ce désavantage.
[I-38]
Quelle que soit l’espèce d’industrie que l’on veuille considérer, on sentira qu’elle ne peut être mise en activité que par le moyen du travail.
J’appelle travail l’action suivie à laquelle on se livre pour exécuter une des opérations de l’industrie, ou seulement une partie de ces opérations.
Quelle que soit celle de ces opérations à laquelle le travail s’applique, il est productif, puisqu’il concourt à la création d’un produit. Ainsi le travail du savant qui fait des expériences et des livres, est productif ; le travail de l’entrepreneur, bien qu’il ne mette pas immédiatement la main à l’œuvre, est productif ; enfin, le travail du manouvrier, depuis le journalier qui bêche la terre, jusqu’au matelot qui conduit un navire, est encore productif.
Il est rare qu’on se livre à un travail qui ne soit pas productif, c’est-à-dire qui ne concoure pas aux produits de l’une ou de l’autre industrie. Le travail, tel que je viens de le définir, est une peine ; et cette peine ne serait suivie d’aucune compensation, d’aucun salaire ; quiconque la prendrait ferait une sottise ou une extravagance. Quand cette peine est employée à dépouiller, par force ou par adresse, une autre personne des biens qu’elle possède, ce n’est plus une extravagance : c’est un crime.
L’homme force la nature à travailler de concert avec lui à la création des produits. Quand je dis la nature, j’entends tous les êtres matériels qui composent le monde. Chacun a ses propriétés ; tous ou presque tous ont la faculté de pouvoir concourir à créer des produits utiles à l’homme. C’est ainsi que le feu amollit les métaux, que le vent fait tourner nos moulins, que l’eau, l’air et la terre forment les plantes, les bois, qui nous sont utiles.
L’élasticité de l’acier nous permet de faire des ressorts qui font marcher des horloges ; la pesanteur des corps nous sert au même usage ; nous tournons à notre profit toutes les lois du monde physique. Nous sommes presque toujours en communauté de travail avec la nature.
Maintenant il est facile de s’apercevoir que dans cette communauté, l’homme gagne doublement à rejeter sur la nature la plus grande partie possible des travaux productifs.
Il y gagne soit une exemption de travail, ce qui est une exemption de peine, soit une augmentation de produits, et souvent ces deux avantages ensemble. Les anciens ne connaissaient pas les moulins. [13] De leur temps, c’étaient des hommes qui broyaient le froment pour faire du pain. Il fallait bien vingt hommes pour broyer autant de blé qu’un moulin à vent en peut moudre. Or un seul meunier, deux au plus, suffisent pour alimenter et surveiller le moulin. Ces deux hommes, à l’aide de cette ingénieuse machine, donnent un produit égal au produit que donnaient vingt hommes au temps de César. Nous forçons donc le vent, dans chacun de nos moulins, à faire l’ouvrage de dix-huit hommes. Or les dix-huit hommes que les anciens employaient de plus que nous à ce travail, peuvent de nos jours trouver à se nourrir comme autrefois, puisque le moulin n’a pas diminué les produits de la société, et en même temps leur industrie peut s’appliquer à créer d’autres produits, et à multiplier nos richesses.
[I-42]
Il y a bien peu de produits que l’homme puisse se procurer sans faire usage de quelque instrument, sans ajouter au bout de ses doigts, qui sont des outils naturels, d’autres outils créés par son industrie.
Plusieurs de ces outils sont fort simples comme les aiguilles à tricoter ; d’autres sont des machines très compliquées comme le métier pour faire des étoffes brochées ; mais simples ou compliquées, des aiguilles à tricoter et le métier pour les étoffes de soie sont deux machines précisément du même genre : l’une et l’autre sont indispensablement nécessaires à l’homme pour qu’il puisse faire des bas et des étoffes. Partout où l’on veut avoir ces deux produits, il n’existe pas d’autre moyen plus simple de se les procurer que celui que présentent ces instruments.
Il est des machines d’une autre espèce : celles-ci font ce que l’homme pourrait faire sans elles ; mais elles rendent le travail plus facile, ou l’abrègent considérablement. Tel est le moulin à filer le coton. On peut sans doute filer du coton sans son entremise, mais il parvient au même but bien plus rapidement. Telle est encore la charrue, la plus utile de toutes les machines. On peut, à la rigueur, s’en passer pour labourer la terre ; mais combien ne rendelle pas facile, expéditif cet indispensable travail !
Quant aux machines de la première espèce, leur emploi ne peut donner lieu à aucune difficulté : si l’on veut jouir des produits qu’elles seules peuvent exécuter, il faut bien en faire usage ; elles procurent à l’homme de nouvelles commodités, de nouvelles richesses, et soit qu’on en doive la découverte au hasard ou bien à des hommes de génie, les pays où elles prennent naissance, celui où elles s’introduisent, l’univers entier doit s’en réjouir ; même les pays où l’usage ne s’en propage pas, où leur produit seul peut pénétrer. Il existe pour ceux-là une richesse de plus dans le monde, qui ne leur fait aucun mal, si elle ne leur convient pas, et qu’ils sont libres d’acheter avec leurs propres produits, si elle leur convient.
Relativement aux machines de la seconde espèce (celles qui peuvent être remplacées par le labeur de l’homme), il s’élève une question délicate et importante par son influence sur la prospérité des États, et sur la condition de la classe ouvrière. On se demande : Les avantages qu’elles procurent balancent-ils l’inconvénient de priver les ouvriers qu’elles remplacent du travail qui les faisait vivre ?
Il est évident qu’elles augmentent la masse des produits généraux de l’État, sans augmenter dans la même proportion la masse de ses consommations. Je renvoie à l’exemple du moulin cité dans le chapitre précédent.
Mais voici l’inconvénient. Les produits de la machine vont se joindre aux profits de l’entrepreneur à qui elle appartient ; tandis que les produits du travail des ouvriers composaient leurs profits et servaient à leurs consommations. L’introduction d’une nouvelle machine paraît donc au premier coup d’œil favoriser celui qui fait déjà les meilleurs profits, et écraser les travailleurs qui ne font que des profits médiocres.
Ce n’est pourtant pas là, exactement, l’effet qu’elles produisent.
D’abord ce n’est pas l’entrepreneur qui profite de l’avantage des machines, si ce n’est pendant le temps qu’il peut les tenir secrètes : c’est le consommateur. La concurrence ramène les profits qu’on fait sur le travail des machines, au niveau du profit qu’on faisait sur le travail des ouvriers. La mouture du blé ne rapporte probablement pas plus aux meuniers d’à présent, qu’à ceux qui se chargeaient de moudre le grain du temps de César ; mais la mouture coûte moins. [14]
En second lieu, les machines, pour être tenues en activité, n’exigent pas autant de capitaux que les hommes. Si un moulin que nous avons supposé faire autant d’ouvrage que dix-huit hommes, emploie de la matière première, c’est-à-dire du grain, en même quantité, du moins n’exige-t-il point d’avances pour sa nourriture, pour son vêtement ; ou s’il occasionne quelques frais d’entretien, ces frais n’égalent point ceux que dix-huit hommes exigeraient. Une partie du capital qui alimentait cette industrie peut donc employer au moins une partie des dix-huit ouvriers que la machine a laissés sans ouvrage. Elle doit nécessairement les employer ; autrement ce capital demeurerait oisif et causerait une perte à son propriétaire.
Mais si une partie des ouvriers sont de cette manière réemployés, soit dans la même production, soit dans une autre, il en est toujours parmi eux qui ne peuvent trouver de l’ouvrage, à moins qu’il ne se présente un nouveau capital prêt à mettre leur industrie en œuvre ; et s’il ne s’en présente point, leur sort est vraiment déplorable.
L’État n’y perd rien, car ses produits restent les mêmes ; il y gagne au contraire la consommation des infortunés qui, ne travaillant plus, ne peuvent plus consommer ; mais des êtres vivants, des êtres sensibles, sont sacrifiés à la prospérité générale.
Dans une société où les capitaux vont en croissant, l’invention des machines nouvelles est sujette à peu d’inconvénients. Elles multiplient, il est vrai, le nombre des êtres travaillants, animés ou non-animés ; mais dans un tel pays, de nouveaux capitaux permettent de faire travailler les nouveaux êtres travaillants qui se présentent. Car ce n’est pas le défaut de consommateurs qui arrête l’essor de l’industrie : il naît des consommateurs partout où il naît des produits ; c’est le défaut de capitaux. Quand les capitaux ne manquent pas, nul être capable de travail ne reste désœuvré malgré lui.
Mais les capitaux manqueraient, le mal serait aussi grand qu’on peut le supposer, il n’est jamais que local et momentané, tandis que le bien qui résulte d’une fabrication plus abondante et plus prompte est général et durable.
« Eh ! quelle est l’innovation, dit à ce sujet Steuart, quelque raisonnable, quelque profitable qu’elle soit, qui n’ait ses inconvénients... ! Faut-il ne pas conclure un traité de paix, parce qu’il entraînera le licenciement d’une partie de l’armée et laissera beaucoup de gens sans emploi ? »
Remarquons qu’une administration habile trouve encore des moyens d’adoucir ce mal momentané et local. Elle peut restreindre dans les commencements l’emploi d’une nouvelle machine à de certains cantons où les bras sont rares et réclamés par d’autres branches d’industrie. Elle peut préparer d’avance de l’emploi pour les bras inoccupés, en formant à ses propres frais des entreprises d’utilité publique, comme celle d’un canal, d’une route, d’un grand édifice. Elle peut enfin provoquer une colonisation, une translation de population d’un lieu dans un autre.
L’emploi des bras qu’une machine laisse sans ouvrage est d’autant plus facile à trouver, que ce sont pour l’ordinaire des bras accoutumés au travail, des bras plus ou moins exercés aux procédés des arts.
Ce serait bien vainement, au surplus, que vous chercheriez à éviter le mal passager qui peut accompagner l’invention d’une machine nouvelle, en défendant d’en faire usage. Elle est ou sera exécutée quelque part, dans l’étranger ; ses produits seront moins chers que ceux que vos ouvriers continueront à créer laborieusement, et leur bon marché enlèvera toujours nécessairement à ces ouvriers leurs consommateurs et leur ouvrage. Si les fileurs de coton de la Normandie, qui brisèrent en 1789 les machines à filature qui s’introduisaient alors dans cette province, avaient continué sur le même pied, il aurait fallu renoncer à fabriquer chez nous des étoffes de coton ; on les aurait toutes tirées d’Angleterre, et les fileurs de Normandie seraient demeurés encore plus dépourvus d’ouvrage.
Toutes les fois qu’on parvient au contraire à surmonter les difficultés qui accompagnent l’introduction des nouvelles machines, on en retire non seulement les avantages généraux que j’ai indiqués, mais encore des avantages particuliers pour la classe qui, dans les commencements, avait de quoi se plaindre. L’expérience de tous les temps offre une foule de preuves de cette assertion ; mais un des plus frappants nous est fourni par la machine qui sert à multiplier rapidement les copies d’un même écrit : je veux dire de l’imprimerie.
Je ne parlerai pas de l’influence qu’a eue l’imprimerie sur le perfectionnement des connaissances humaines et sur la civilisation du globe ; je ne veux la considérer que comme manufacture et sous ses rapports économiques. Au moment où elle fut d’abord employée, une foule de copistes durent rester sans emploi, car on peut estimer qu’un seul ouvrier imprimeur fait autant de besogne que 200 copistes. [15] Il faut donc croire que 199 ouvriers sur 200 restèrent sans ouvrage. Eh bien, la facilité de lire les ouvrages imprimés plus grande que pour les ouvrages manuscrits, le bas prix auquel les livres tombèrent, l’encouragement que cette circonstance donna aux auteurs pour en composer en bien plus grand nombre, soit d’instruction, soit d’amusement, tout cela fit qu’au bout de très peu de temps il y eut plus d’ouvriers imprimeurs employés, qu’il n’y avait auparavant de copistes. Et si à présent on pouvait calculer exactement, non seulement le nombre des ouvriers imprimeurs, mais encore des ouvriers que l’imprimerie fait travailler, comme graveurs de poinçons, fondeurs de caractères, fabricants de papiers, voituriers, correcteurs, relieurs, libraires, on trouverait peut-être que le nombre des personnes occupées par la fabrication des livres est cent fois plus grand que celui qu’elle occupait avant l’invention de l’imprimerie.
J’ai dit au commencement de ce chapitre que les machines pouvaient être divisées en deux classes, relativement à l’usage dont elles sont : savoir, de concourir à des produits qu’on n’obtiendrait point sans elles, ou bien de faciliter et d’abréger la production, de manière qu’on parvienne au même but en employant moins de temps et moins de bras. Nous avons reconnu que l’on n’avait jamais trouvé aucun inconvénient à l’emploi des premières ; et nous avons remarqué les avantages et les inconvénients qui suivent l’emploi des secondes.
Maintenant il est un autre point de vue sous lequel on peut considérer cette question.
Et d’abord il faut se demander : Est-il bien vrai qu’il y ait des machines qui se bornent à faciliter, à abréger l’ouvrage ? Ne donnent-elles pas au produit une perfection qu’il n’aurait point sans elles ? N’en font-elles pas un autre produit, et par conséquent ne rentrent-elles pas toutes, ou presque toutes, dans la première classe que nous avons distinguée, de machines absolument nécessaires dans la supposition qu’on veuille avoir un tel produit ?
En effet le coton se file avec les doigts et avec des machines ; mais les doigts ne peuvent jamais donner au fil un degré de finesse et d’égalité suffisant pour faire de belles mousselines ou de beaux basins. Les machines à filer le coton ont donc l’avantage non seulement de faire incomparablement plus d’ouvrage que des fileuses, mais de faire un ouvrage que toutes les fileuses du monde ne feraient jamais précisément de la même manière.
Des peintres pourraient exécuter au pinceau les dessins qui ornent nos indiennes, nos papiers pour tentures ; mais les planches d’impression qu’on emploie pour cet effet donnent au dessin une régularité, aux couleurs une mêmeté qui ne s’obtiendrait point sans cela.
En poursuivant cette recherche dans la plupart des arts industriels, on verra qu’il est bien peu de machines qui n’aient d’autre avantage que de remplacer purement et simplement le travail de l’homme ; il en est bien peu par conséquent que le travail de l’homme puisse remplacer entièrement ; et l’on peut supposer que les machines qui s’inventent chaque jour et qui s’inventeront dans la suite seront à peu près dans le même cas. Par conséquent, repousser une machine nouvelle, c’est repousser un produit nouveau jusqu’à un certain point ; et quant à celles (qui se réduisent réellement à un très petit nombre) dont l’effet n’est autre que d’épargner le temps et les bras, nous avons vu quels sont leurs inconvénients passagers, leurs avantages durables : c’est aux chefs de l’administration des États à atténuer leurs inconvénients et à laisser à l’intérêt personnel le soin de tirer parti de leurs avantages.
[I-54]
Nous avons déjà remarqué que ce n’était pas ordinairement la même personne qui se chargeait des différentes opérations dont l’ensemble compose une même industrie. Ces opérations exigent pour la plupart des talents divers, et des travaux assez considérables pour occuper un homme tout entier. Il est même telle de ces opérations qui se partage en plusieurs branches, dont une seule suffit pour occuper tout le temps et toute l’attention d’une personne. C’est ainsi que l’étude de la nature se partage entre le chimiste, le botaniste, l’astronome et plusieurs autres classes de savants.
C’est ainsi que lorsqu’il s’agit de l’application des connaissances de l’homme à ses besoins, dans l’industrie manufacturière par exemple, les étoffes, les faïences, les meubles, les quincailleries, etc., nous offrent des produits qui occupent autant de différentes classes de fabricants.
Enfin dans le travail manuel de chaque industrie il y a souvent autant de classes d’ouvriers qu’il y a de travaux différents. Pour faire le drap de mon habit, il a fallu occuper des fileuses, des tisseurs, des fouleurs, des tondeurs, des teinturiers et plusieurs autres sortes d’ouvriers. Le célèbre Adam Smith a le premier fait remarquer que nous devions à cette division du travail une augmentation prodigieuse dans la production et une plus grande perfection dans les produits.
Il cite, comme un exemple entre beaucoup d’autres, la fabrication des épingles. Chacun des ouvriers qui s’occupent de ce travail ne fait jamais qu’une partie d’une épingle. L’un passe le laiton à la filière, un autre le coupe, un troisième aiguise les pointes ; la tête seule de l’épingle exige deux ou trois opérations distinctes, exécutées par autant de personnes différentes.
Au moyen de cette séparation d’occupations diverses, une manufacture assez mal montée, et où dix ouvriers seulement travaillaient, fabriquait chaque jour, au rapport de Smith, quarante-huit mille épingles.
Si chacun de ces dix ouvriers avait été obligé de faire des épingles les unes après les autres, en commençant par la première opération et en finissant par la dernière, il n’en aurait peut-être terminé que vingt dans un jour ; et les dix ouvriers n’en auraient fait que deux cents au lieu de quarante-huit mille.
Smith attribue ce prodigieux effet à trois causes.
Première cause. L’esprit et le corps acquièrent une habileté singulière dans les occupations simples et souvent répétées. Dans de certaines fabrications, la rapidité avec laquelle sont exécutées de certaines opérations, passe tout ce qu’on peut attendre de la dextérité de l’homme.
Deuxième cause. On évite le temps perdu à passer d’une occupation à une autre, et cette perte est beaucoup plus grande qu’on ne serait tenté de le croire. Chaque fois qu’on entame une besogne nouvelle, il faut du temps pour se mettre en train ; il faut donner à ce qu’on fait une plus grande dose d’attention, et l’esprit n’est pas moins paresseux que le corps. Il y a des préparations qui exigent de grands déplacements, comme de passer d’un atelier dans un autre, ou du bord d’une rivière à l’intérieur d’une maison ; enfin n’y a-t-il pas même du temps perdu à changer fréquemment de position, à quitter un outil pour prendre un outil différent ?
Troisième cause. C’est la séparation des occupations qui a fait découvrir les meilleures méthodes, soit pour acquérir des connaissances, soit pour les communiquer. C’est elle qui a donné naissance aux machines qui facilitent et abrègent tant le travail de l’homme. Elle a naturellement réduit chaque opération à une tâche fort simple et sans cesse répétée ; or ce sont de pareilles tâches qu’on parvient plus aisément à faire exécuter par des machines.
Les hommes d’ailleurs trouvent bien mieux les manières d’atteindre un certain but, lorsque ce but est proche et que leur attention est constamment tournée du même côté. Dans les premières pompes à feu qu’on établit, c’était l’occupation d’une personne d’ouvrir le robinet d’eau froide qui sert à condenser la vapeur lorsque le piston est suffisamment soulevé. Cet emploi était confié à un jeune garçon. Un jour un de ces jeunes gens, tourmenté du désir d’aller jouer avec ses camarades, s’aperçut qu’il suffirait, pour que le robinet s’ouvrît et se fermât, d’attacher au manche qu’on lui avait donné à gouverner, une ficelle qui répondît au bras du piston. Dès lors le piston par son mouvement remplit les fonctions d’une personne, et l’un des plus utiles perfectionnements de cette belle machine fut dû à l’envie qu’avait un enfant de se divertir.
La plupart des découvertes même que les savants ont faites doivent être attribuées à la division du travail, puisque c’est par une suite de cette division que des hommes se sont occupés à étudier de certaines branches de connaissances exclusivement à toutes les autres ; ce qui leur a permis de les suivre beaucoup plus loin. Entre leurs découvertes il en est un grand nombre sans doute dont on n’a l’obligation qu’au hasard ; il n’est pas moins vrai de dire qu’en thèse générale les connaissances nécessaires à la production sont d’autant plus parfaites et d’autant plus étendues, qu’on s’en occupé avec plus de soin ; et l’on s’en occupe avec d’autant plus de soin, qu’on s’en occupe plus exclusivement.
Ainsi les connaissances nécessaires pour la prospérité de l’industrie commerçante, par exemple, sont bien plus perfectionnées quand ce sont des hommes différents qui étudient :
L’un la géographie, pour connaître la situation des États et leurs produits ;
L’autre la politique, pour connaître ce qui a rapport à leurs lois, à leurs mœurs, et quels sont les inconvénients ou les secours auxquels on doit s’attendre en trafiquant avec eux ;
L’autre la géométrie, la mécanique, pour déterminer la meilleure forme des vaisseaux, des chars, des machines ;
L’autre l’astronomie, la physique, pour naviguer avec succès, etc.
S’agit-il de la partie de l’application dans la même industrie commerçante ? on sentira qu’elle sera plus parfaite lorsque ce seront des négociants différents qui feront le commerce d’une province à l’autre, le commerce de la Méditerranée, celui des Indes Orientales, celui d’Amérique, le commerce en gros, le commerce en détail, etc., etc.
Toutefois la nature des choses et l’intérêt des hommes mettent des bornes à une division du travail qui serait poussée trop loin. Ce ne sont point deux négociants différents qui transportent dans un pays les produits que ce pays consomme et qui en rapportent les produits qu’il fournit, parce que l’une de ces opérations n’exclut pas l’autre, et qu’elles peuvent au contraire être exécutées en se prêtant un appui mutuel.
On peut s’en rapporter à l’intérêt particulier du soin de cumuler les opérations qui se prêtent de l’appui, et de séparer celles qui se nuisent.
[I-61]
La division du travail, en multipliant les produits relativement aux frais de productions, les procure à meilleur marché. Le producteur, obligé par la concurrence d’en baisser le prix de tout le montant de l’économie qui en résulte, en profite beaucoup moins que le consommateur. Et lorsque le consommateur met obstacle à cette division, c’est à lui-même qu’il porte préjudice.
Un tailleur qui voudrait faire non seulement ses habits, mais encore ses souliers, se ruinerait infailliblement.
On voit des personnes qui font, pour ce qui les regarde, les fonctions du commerçant, afin d’éviter de lui payer les profits ordinaires de son industrie ; elles veulent, disent-elles, mettre ce bénéfice dans leur poche. Elles calculent mal : la division du travail permet au commerçant d’exécuter pour elles ce travail à moins de frais qu’elles ne peuvent le faire elles-mêmes.
Comptez la peine que vous avez prise, le temps que vous avez perdu, les faux frais, toujours plus considérables à proportion dans les petites opérations que dans les grandes ; et voyez si ce que tout cela vous coûte n’excède pas 2 ou 3 pour cent que vous épargnerez sur un chétif objet de consommation, en supposant encore que ce bénéfice ne vous ait pas été ravi par la cupidité de l’agriculteur ou du manufacturier avec qui vous avez traité directement et qui ont dû se prévaloir de votre inexpérience.
Il ne convient pas même à l’agriculteur et au manufacturier, si ce n’est dans des circonstances très particulières, d’aller sur les brisées du commerçant et de chercher à vendre sans intermédiaire leurs denrées au consommateur.
Je me promenais une fois de très bon matin dans les environs d’une grande ville. Je vis tous les habitants d’un village des environs, apporter au marché, les uns des légumes, les autres du fruit, du beurre, du lait, des œufs, de la volaille. Ces pauvres gens, au lieu de dormir pendant la nuit toute entière, se privaient de la moitié de leur repos ; ils avaient cultivé et cueilli la veille jusqu’au soir, et dès minuit ils étaient partis pour vendre à la ville les fruits de leurs pénibles travaux. Aussi remarquais-je en eux la contenance de gens fatigués par un travail excessif : les jeunes avaient l’air vieux ; les mieux portants semblaient malades ; dans les traits des femmes on ne retrouvait plus rien de la délicatesse et des grâces de leur sexe.
Vingt ans se passent. Je me promène de nouveau sur le même chemin, à la même heure. Je ne vois plus mes villageois, mais à leur place, des chariots traînés par de bons chevaux, qui portaient toute la récolte du même village.
Je vais dans ce village. Je m’informe. J’apprends qu’on ne s’y lève plus au milieu de la nuit, mais au point du jour. Je vois des hommes bien nourris remuant la terre d’un bras robuste ; l’intérieur des maisons m’offre des ménages bien tenus, des enfants soignés, des femmes dont la physionomie n’était pas dépourvue d’une expression agréable.
D’où venait ce changement ?
Il s’était établi une espèce de commerçants qui achetaient les denrées de tout le canton pour les aller vendre à la ville. Un petit nombre de chariots voituraient ce qu’auparavant le village presqu’entier transportait dans des hottes ou sur des ânes. Le premier qui entreprit cette nouvelle industrie excita contre lui un soulèvement général : « Il vient, disaient ces pauvres et ignorants villageois, nous voler une partie des bénéfices déjà si minces que nous faisons ». Et au bout de quelque temps, ils éprouvèrent cependant que le temps et les forces qu’ils usaient pour se procurer auparavant ce petit bénéfice, pouvaient être employés plus utilement pour eux-mêmes. Leurs travaux y gagnèrent ; les produits du village furent plus grands ; leur aisance s’accrut, et ni leurs femmes, ni leurs enfants, ni eux-mêmes, ne furent plus excédés par des travaux forcés.
C’est par une erreur semblable que dans certains pays, l’aversion populaire poursuit tous ceux qui se livrent au commerce des grains. Certes, s’il en est qui cherchent à faire un gain monopole sur une denrée si généralement nécessaire, ils doivent être vus avec horreur ; mais le peuple a tort quand il confond dans la même haine les commerçants qui font sur cette denrée, en l’achetant pour la revendre, les bénéfices ordinaires du commerce.
Le peuple s’imagine que leur profit sur le blé est en augmentation du prix qu’il le paie. Il ne fait pas attention que si le négociant ne prenait pas la peine nécessaire pour rassembler des grains, pour les porter au lieu où l’on en a besoin, il faudrait que ce fût le propriétaire ou le fermier qui la prissent. Or il est impossible, en vertu de l’avantage résultant de la division du travail, que le fermier et le propriétaire exécutent ce travail à aussi bon marché que le négociant. Ils se détourneraient de leur ouvrage accoutumé, ils perdraient un temps que d’autres occupations réclament ; ils seraient obligés d’entretenir à cet effet des chevaux, des voitures autres que ceux qui servent à la culture, et l’augmentation qu’ils seraient forcés en con 233.séquence de mettre au prix de leur blé, surpasserait infailliblement le bénéfice du négociant.
Je suis persuadé que le bas prix du sucre à la Chine tient, en partie, à ce que la division du travail dans la production de cette denrée y est poussée plus loin que dans les colonies européennes d’Amérique.
« La fabrication du sucre à la Chine, dit Macartney [16] est une entreprise dont ne se mêle point celui qui cultive les cannes ; les fabricateurs se transportent dans les plantations avec l’appareil qui leur est nécessaire, et que les planteurs des Antilles regarderaient comme insuffisant et digne de leurs mépris ».
Je sais que les nombreux canaux dont la Chine est traversée présentent pour cela des facilités que n’ont point nos îles à sucre ; néanmoins je soupçonne que, dans ces dernières, ce genre d’industrie n’est point ce qu’il devrait être pour fournir cette denrée au meilleur marché possible.
[I-67]
On ne peut jouir des avantages attachés à la division du travail, que lorsque la consommation des produits s’étend au-delà d’un certain point.
Dix ouvriers peuvent fabriquer 48 mille épingles dans un jour ; mais ce ne peut être que là où il se consomme chaque jour un pareil nombre d’épingles. Car pour que la division s’étende jusque-là, il faut qu’un seul ouvrier ne s’occupe absolument que du soin d’en aiguiser les pointes pendant que chacun des autres ouvriers s’occupe d’une autre partie de la fabrication. Si l’on n’avait besoin que de 24 mille épingles par jour, il faudrait donc qu’il perdît une partie de sa journée ou qu’il changeât d’occupation. Dès lors la division du travail ne serait plus aussi grande.
Par cette raison, elle ne peut être poussée à son dernier terme que lorsque les produits sont susceptibles d’être transportés au loin, pour y trouver des consommateurs ; ou lorsqu’elle s’exerce dans une grande ville qui offre par elle-même une grande consommation ; c’est par la même raison que plusieurs sortes de travaux, qui doivent être consommés en même temps que produits, sont exécutés par une même main dans les lieux où la population est bornée.
Dans une petite ville, dans un village, c’est souvent le même homme qui fait l’office de barbier, de chirurgien, de médecin et d’apothicaire ; tandis que dans une grande ville, non seulement ces occupations sont exercées par des hommes différents, mais l’une d’entre elles, celle de chirurgien, par exemple, se subdivise en plusieurs autres, et c’est là seulement qu’on trouve des dentistes, des oculistes, des accoucheurs ; lesquels n’exerçant qu’une seule partie d’un art étendu, y deviennent beaucoup plus habiles qu’ils ne pourraient jamais l’être sans cette circonstance.
Il en est de même relativement à l’industrie commerçante. Voyez un épicier de village : la consommation bornée de ses denrées l’oblige à être en même temps marchand de merceries, marchand de papier, cabaretier, que sais-je ? écrivain public peut-être ; tandis que dans de grandes villes la vente, non pas des seules épiceries, mais même d’une seule drogue, suffit pour faire un commerce. À Amsterdam, à Londres, à Paris, il y a des boutiques où l’on ne vend autre chose que du thé, ou des huiles, ou des vinaigres ; aussi chacune de ces boutiques est bien mieux assortie dans ces différentes denrées que les boutiques où l’on vend en même temps un grand nombre d’objets différents.
C’est ainsi que dans un pays riche et populeux, le voiturier, le marchand en gros, en demi-gros, en détail, exercent différentes parties de l’industrie commerçante, et qu’ils y portent et plus de perfection et plus d’économie. Plus d’économie, bien qu’ils gagnent tous ; et si les explications qui en ont été données ne suffisaient pas, l’expérience nous fournirait son témoignage irrécusable ; car c’est dans les lieux où toutes les branches de l’industrie commerciale sont divisées entre plus de mains, que le consommateur achète à meilleur marché. À qualités égales on n’obtient pas dans un village une denrée venant de la même distance à un aussi bon prix que dans une grande ville ou dans une foire.
Le peu de consommation des bourgs et villages non seulement oblige les marchands à y cumuler plusieurs occupations, mais elle est même insuffisante pour que la vente de certaines denrées y soit constamment ouverte. Il y en a qu’on n’y trouve que les jours de marchés ; il s’en achète ce jour-là seul tout ce qui s’en consomme dans la semaine ou dans l’année. Les autres jours le marchand va faire ailleurs son commerce ou bien s’occupe d’autre chose. Dans un pays très riche et très populeux, les consommations sont assez fortes pour que le débit d’un genre de marchandise occupe une profession pendant tous les jours de la semaine. Les foires et les marchés appartiennent à un état encore peu avancé de prospérité publique, de même que le commerce par caravanes appartient à un état encore peu avancé de relations commerciales ; mais ce genre de relations vaut encore mieux que rien.
Non seulement nos marchés de campagne indiquent que la consommation de certains objets est languissante, mais il suffit de les parcourir pour voir combien le nombre des produits qu’on y vend est borné et leur qualité grossière. Les grains, les bestiaux, et la plupart des produits ruraux ne présentent en général que la matière première de produits parfaits ; indépendamment de ces produits on n’y voit guère que quelques outils, quelques étoffes, quelques merceries et quincailleries des qualités les plus inférieures. Dans un état de prospérité plus avancé, on y verrait quelques-unes des choses qui contribuent à satisfaire aux besoins d’une vie un peu plus raffinée, des meubles plus commodes et moins dépourvus d’élégance, des étoffes plus fines et plus variées, quelques denrées de bouche un peu plus chères, soit par leur préparation, soit par la distance dont elles seraient amenées, quelques objets d’instruction ou d’amusement délicats, des livres, etc., etc. Dans un état encore plus avancé la consommation de toutes ces choses serait assez courante, assez étendue, pour qu’on y trouvât des boutiques constamment ouvertes et assorties en ces différents genres. On voit en quelques parties de l’Europe des exemples de ce degré de richesse, notamment dans quelques cantons de l’Angleterre et de la Hollande.
De ce qu’il faut nécessairement une consommation considérable pour que la division du travail soit poussée à son dernier terme, il résulte qu’elle ne peut pas s’introduire dans la fabrique des produits qui par leur haut prix ne sont qu’à la portée d’un petit nombre de personnes. Elle se réduit à peu de chose dans la bijouterie, surtout dans la bijouterie recherchée. Et comme nous avons vu qu’elle est une des causes de la découverte et de l’application des procédés ingénieux, il arrive que c’est précisément dans les productions d’un travail exquis que de tels procédés se rencontrent plus rarement. En visitant l’atelier d’un lapidaire on sera ébloui de la richesse des matières, de la patience et de l’habileté de l’ouvrier ; mais c’est dans les ateliers où se préparent en grand les choses d’un usage commun qu’on sera frappé d’une méthode heureusement imaginée pour expédier la fabrication et la rendre plus parfaite. En voyant un bijou, on s’imagine aisément les outils et les procédés par lesquels on est parvenu à le faire ; mais en voyant un lacet de fil, il est peu de personnes qui se doutent qu’il ait été fabriqué par un cheval ou par un courant d’eau ; ce qui est pourtant vrai. [17]
L’industrie agricole est celle des trois qui admet le moins de division dans les travaux. Un grand nombre de cultivateurs ne sauraient se rassembler dans un même lieu pour concourir tous ensemble à la fabrication d’un même produit. La terre qu’ils travaillent est étendue sur tout le globe et les force à se tenir à de grandes distances les uns des autres. De plus, l’agriculture n’admet pas la continuité d’une même opération. Un même homme ne saurait labourer toute l’année, tandis qu’un autre récolterait constamment. Enfin il est rare qu’on puisse s’adonner à une même culture dans toute l’étendue de son terrain et la continuer pendant plusieurs années de suite. La terre ne la supporterait pas, et si la culture était uniforme sur toute une propriété, les façons à donner aux terres et les récoltes tomberaient aux mêmes époques, tandis que dans d’autres instants les ouvriers resteraient oisifs.
La nature des travaux et des produits de la campagne veut encore qu’il convienne au cultivateur de produire lui-même les légumes, les fruits, les bestiaux, et même une partie des instruments et des constructions qui servent à la consommation de sa maison, quoique ces productions soient d’ailleurs l’objet des travaux exclusifs de plusieurs professions.
Mais si l’agriculture est privée jusqu’à un certain point des avantages qui suivent une grande subdivision des travaux, du moins profite-t-elle, relativement à ses consommations, de celle qui s’introduit dans les autres arts.
Dans bien des cas la division du travail est bornée par l’étendue des capitaux. Elle multiplie le nombre des ouvriers qui travaillent pour un même produit, et oblige par conséquent à faire les avances de l’entretien d’un plus grand nombre de personnes. Elle travaille une plus grande quantité de matière à la fois et occupe en conséquence une portion plus considérable de capital sous cette forme. Si 18 ouvriers ne faisaient que 20 épingles chacun, c’est-à-dire 360 épingles à la fois pesant à peine une once, une once de cuivre suffirait continuellement pour les occuper. Mais si, au moyen de la séparation des occupations, les 18 ouvriers font par jour 86 400 épingles, la portion de capital qui passe entre les mains des ouvriers, sera constamment égale à 15 livres de 16 onces.
Enfin la séparation des occupations ne peut avoir lieu qu’au moyen de plusieurs instruments et machines de même sorte qui sont eux-mêmes une partie importante du capital. Aussi voit-on fréquemment dans les pays pauvres le même travailleur commencer et achever toutes les opérations qu’exige un même produit, faute d’un capital suffisant pour bien séparer les occupations.
Mais les produits procurés par la division du travail sont tellement considérables, que si on les compare avec les capitaux qui ont servi à les créer, on trouvera que ces capitaux, quoique forts, sont proportionnellement moindres que ceux qu’il aurait fallu pour obtenir des produits sans séparation d’occupations. La masse des matières qu’on travaille est bien toujours en proportion des produits ; pour faire 86 400 épingles, qui sont 240 fois 360 épingles, il faut 15 livres de cuivre qui sont 240 fois une once ; mais il ne faut pas entretenir 240 fois le nombre de 18 ouvriers.
De ce que dans certains cas la division du travail ne peut s’établir qu’au moyen de capitaux considérables, on a conclu qu’elle ne favorisait que les gros capitalistes, les compagnies commerçantes, et qu’elle tendait à accroître l’inégalité des fortunes ; on a dit qu’elle n’était propre qu’à arrêter l’essor de l’industrie modeste et privée.
L’observation est fondée jusqu’à un certain point, et cependant n’admet point les conséquences qu’on en tire. Il ne faut indispensablement de gros capitaux que quand le produit doit recevoir tous les degrés de sa confection dans la même fabrique ; mais ce cas-là est rare ; il est bien plus commun de voir de très petits fabricants, petits capitalistes, ne donner qu’une seule des façons requises pour terminer un produit. Toutes les façons d’une paire de bottes ne sont pas données avec les capitaux du bottier seulement, mais aussi avec ceux du nourrisseur de bestiaux, du mégissier, du corroyeur, et de tous ceux qui fournissent de près ou de loin quelque matière ou quelque outil propres à la fabrication des bottes ; et quoiqu’il y ait une assez grande subdivision de travail dans la confection de ce produit, la plupart des producteurs y concourent avec de fort petits capitaux.
[I-78]
Après qu’Adam Smith eut fait voir les brillants résultats de la division du travail et sa grande influence sur la richesse des nations, on crut ne pouvoir trop vanter ce moyen de prospérité ; on enchérit sur l’idée de Smith, qui déjà peut-être s’était un peu exagéré cette influence ; et comme tout effort dans un certain sens est toujours suivi d’une réaction dans un sens contraire, le même auteur a été ensuite attaqué plus légèrement encore qu’il n’avait été approuvé. Le mieux est, ce me semble, de prendre la division du travail pour ce qu’elle est, pour une meilleure, une plus habile distribution des forces de l’homme, et de convenir que, comme toutes les bonnes méthodes, elle a des inconvénients, surtout dans son excès.
Un homme qui ne fait pendant toute sa vie qu’une même opération, parvient à coup sûr à l’exécuter mieux et plus promptement qu’un autre homme ; mais en même temps il devient moins capable de toute autre occupation, soit physique, soit morale ; ses autres facultés s’éteignent, et il en résulte une dégénérescence dans l’homme considéré individuellement. C’est un triste témoignage à se rendre que de n’avoir jamais fait que la dix-huitième partie d’une épingle ; et qu’on ne s’imagine pas que ce soit uniquement l’ouvrier qui toute sa vie conduit une lime ou un marteau qui dégénère ainsi de la dignité de sa nature, c’est encore l’homme qui par état exerce les facultés les plus déliées de son esprit. C’est bien par une suite de la division du travail, que près des tribunaux il y a des procureurs dont l’unique occupation est de représenter les plaideurs, et de suivre pour eux tous les détails de la procédure. On ne refuse pas en général à ces hommes de loi l’adresse ni l’esprit de ressources dans les choses qui tiennent à leur métier. Cependant il est tel procureur, même parmi les plus habiles, qui ignore les plus simples procédés des arts dont il fait usage à tout moment ; s’il faut qu’il raccommode le moindre de ses meubles, il ne saura par où s’y prendre, et il lui sera impossible même d’enfoncer un clou, sans faire sourire de pitié le plus médiocre apprenti.
Qu’on le mette dans une situation plus importante ; qu’il s’agisse de sauver la vie d’un ami qui se noie, de préserver sa ville des embûches de l’ennemi, il sera bien autrement embarrassé ; tandis qu’un paysan grossier, l’habitant d’un pays demi-sauvage se tirera avec honneur d’une semblable difficulté.
Dans la classe des ouvriers, cette incapacité pour plus d’un emploi, rend plus dure, plus fastidieuse et moins lucrative la condition des travailleurs. Ils ont moins de facilité pour réclamer une part équitable dans la valeur totale du produit. L’ouvrier qui porte dans ses bras tout un métier, peut aller partout exercer son industrie et trouver des moyens de subsister ; l’autre n’est qu’un accessoire qui, séparé de ses confrères, n’a plus ni capacité, ni indépendance, et qui se trouve forcé d’accepter la loi qu’on juge à propos de lui imposer. C’est en Angleterre que ce mal se fait particulièrement sentir, d’abord parce que les règlements en cette partie y sont vexatoires, mais aussi sans doute parce que la division du travail y est poussée plus loin que partout ailleurs. On lit dans les rapports des sociétés de bienfaisance de ce pays, que dans certains cantons, un journalier qui a de la famille ne peut plus y subsister de son travail. L’entrepreneur, et le gouvernement qui taxe l’entrepreneur, prélèvent en général en Angleterre une portion trop forte dans les produits généraux de la société ; cela les oblige ensuite à de fortes restitutions à la classe ouvrière sous la forme de secours, ce qui est pour beaucoup de raisons une mauvaise distribution des produits annuels. Un pays dont les lois favoriseraient une distribution équitable des produits annuels, et tendraient par conséquent à répandre sur toutes les classes plus d’aisance et de ressources, se préserverait en grande partie des maux qui résultent de la division du travail. L’aisance permet des loisirs, et les loisirs se remplissent toujours d’occupations étrangères au travail habituel Le manouvrier pourrait alors consacrer des instants à son instruction et aux plaisirs de l’entendement [18] ; et par la même raison l’homme de plume se livrerait plus souvent à des occupations étrangères à son état ; il cultiverait son jardin, s’essaierait aux exercices du corps, et chercherait quelques distractions dans l’étude des beaux-arts.
[I-83]
Les denrées dont on se nourrit pendant qu’on exerce une industrie, les matières qu’on travaille, les outils dont on fait usage, sont des résultats de l’industrie de l’homme unie à la puissance de la nature. Les capitaux productifs sont donc eux-mêmes des produits. Mais les premiers capitaux comment ont-ils pu être créés, puisqu’il fallait pour cela d’autres capitaux qui n’existaient point encore ? C’est une difficulté qu’il n’a pas été donné à l’homme de résoudre.
Ce qu’on peut affirmer c’est que si des hommes se trouvaient jetés absolument nus et sans provisions dans une île déserte, quelqu’industrieux qu’on se plaise à les supposer, ils y périraient infailliblement, à moins que les fruits naturels de cette île ne fussent propres à la nourriture de l’homme, qu’ils ne se trouvassent à leur point de maturité et en quantité suffisante pour que les nouveaux venus pussent, au moyen de cette nourriture, attendre les nouveaux secours qu’ils pourraient ensuite tirer de leur industrie ; pourvu enfin que la nature leur offrît d’elle-même quelques outils grossiers, comme des pierres tranchantes, des arêtes de poissons, ou d’autres instruments semblables, avec lesquels ils pussent ensuite en fabriquer de moins imparfaits. Toutes ces choses réunies seraient déjà un commencement de capital.
Les nouveaux habitants de l’île s’occuperaient sans doute ensuite à replanter les graines pareilles à celles qu’ils auraient reconnues pour être les meilleures ; et afin d’augmenter la quantité de leurs provisions et de les varier, ils chercheraient à se rendre maîtres, soit de force, soit par adresse, de plusieurs animaux qui jusqu’alors seraient restés sauvages. Ils consacreraient les uns à leur nourriture ; les autres, plus susceptibles de s’accoutumer à la société de l’homme et couverts d’un poil long et soyeux, ou bien féconds en laitage, seraient gardés, soignés, multipliés.
Que chaque lecteur continue la supposition ; qu’il admette que cette île soit assez grande et assez fertile pour fournir (toujours à l’aide d’un capital précédemment formé et amassé), une autre portion de capital plus considérable, propre à la création de nouveaux produits, et l’on parviendra successivement à l’état dans lequel nous voyons actuellement les peuples les plus policés.
Ce qu’il importe de remarquer, c’est que l’accroissement du capital de cette société naissante ne peut avoir lieu qu’autant que son industrie produit plus de choses que sa consommation n’en détruit.
Si elle consomme la totalité de la récolte qu’elle aura semée, si elle mange la totalité des animaux qu’elle aura pris à la chasse, et ainsi du reste, elle se trouvera toujours dans la même indigence et au point d’où elle est partie.
Je dis qu’il est important de remarquer ce fait, parce que c’est précisément de la même manière qu’une société toute formée, comme celle où nous vivons, augmente ou diminue son capital.
La nature des besoins de chaque nation, sa position géographique et le génie de ses habitants, déterminent communément la forme sous laquelle s’amassent ses capitaux. La plus grande partie des accumulations d’une société naissante consiste en constructions, en outils d’agriculture, en bestiaux, en améliorations de son fonds de terre ; la plupart de celles d’une nation manufacturière consiste en matières brutes, ou qui sont dans un état plus ou moins ouvré entre les mains de ses fabricants. Ses capitaux se composent encore des usines et machines propres à façonner les produits.
Chez une nation commerçante, la plus grande partie des capitaux est en marchandises brutes ou manufacturées que les négociants ont achetées et qu’ils se proposent de revendre.
Une nation qui cultive à la fois l’industrie agricole, l’industrie manufacturière, et l’industrie commerçante, voit son capital composé de produits de toutes ces différentes sortes.
Ce n’est point à dire que chaque nation ait précisément produit et mis en réserve les choses qui composent son capital ; elle a pu mettre en réserve des valeurs quelconques qui, par la voie des échanges, ont pris la forme qui lui convenait le mieux. Un boisseau de blé épargné peut nourrir également un maçon et un brodeur.
De cette manière tous les produits, toutes les valeurs, sous une forme quelconque, qu’un particulier et par suite une nation, mettent en réserve, sont une addition à son capital. Quand un agriculteur a épargné dans le cours d’une année mille francs sur son revenu, que ces mille francs aient été épargnés sur sa consommation personnelle, sur ses semences, fût-ce même en partie sur la nourriture des plus vils animaux de sa bassecour, il n’en a pas moins au bout de l’année mille francs, ou, ce qui revient au même, une valeur de mille francs à placer, soit à intérêts, soit en améliorations sur sa terre ; améliorations qui, à moins de le supposer inepte, lui rapporteront un excédent de revenus, qui sera pour lui l’intérêt de son capital. Rien ne s’oppose même à ce que ce capital ne soit accumulé sans avoir été un seul instant sous la forme de monnaie d’argent. Un des produits qu’il a épargnés peut fort bien être planté ou semé avant d’avoir subi d’échange ; le bois qui aurait inutilement chauffé des appartements superflus peut se montrer en palissades, en charpente, et d’une portion de revenu qu’il était au moment de la coupe, devenir portion de capital en concourant à la reproduction.
Dans l’industrie manufacturière ou commerçante, les objets sont autres, la marche est la même : qu’un manufacturier, un négociant épargnent sur leur revenu annuel, quelle qu’en soit la source, une valeur quelconque, leur capital s’augmente de la même valeur qui est ajoutée soit à leur mobilier, soit aux marchandises qui sont la matière de leur industrie. Dans le premier cas, elle leur produit annuellement une augmentation de jouissances ; dans le second une augmentation de profits.
On voit avec quelle facilité les personnes qui exercent une industrie quelconque peuvent ranger dans leur capital productif leurs épargnes quelque légères qu’elles soient. Les capitalistes ont à peu près la même facilité ; ils peuvent augmenter leur capital placé, de tout le montant de leurs épargnes. Mais les propriétaires de terres affermées, et les personnes qui vivent de leurs rentes ou du salaire de leur main-d’œuvre, n’ont pas la même facilité, et ne peuvent placer utilement un capital qu’autant qu’il se monte à une certaine somme. Beaucoup d’épargnes sont, par cette raison, consommées, qui seraient allées grossir les capitaux particuliers et par conséquent la masse du capital national. Les caisses et les associations qui se chargent de recevoir, de réunir, et de faire valoir les petites épargnes des particuliers, sont en conséquence (toutes les fois qu’elles offrent une sûreté parfaite) très favorables à la multiplication des capitaux.
Il est bon de remarquer que les capitaux amassés sont dissipés non par la consommation, car ils se consomment comme les autres, mais par la consommation improductive, par la consommation qui n’est suivie et remplacée par aucune production. Sans doute un indienneur consomme une certaine valeur en drogues, en couleurs, en provisions de toute espèce pour sa fabrique, mais il ne dissipe pas cette valeur : il la met sous différentes formes, mais sous ces formes diverses elle se converse, et même s’augmente. Le mot de consommation, tout court, sans explication, ne peut donc convenablement s’appliquer qu’aux consommations stériles, aux consommations qui ne procurent pas une valeur égale ou supérieure à celles qu’elles détruisent. Et par une conséquence du même raisonnement, accumuler un capital n’est pas entasser sans consommer, mais retrancher sur les consommations stériles pour ajouter aux consommations productives.
La faculté d’amasser des capitaux ou si l’on veut maintenant des valeurs, est, ce me semble, une des causes de la très grande supériorité de l’homme sur les animaux. Les capitaux, considérés en masse, sont un outil puissant dont l’usage est réservé à lui seul. Il peut diriger vers un emploi quelconque, des forces accumulées, accrues de père en fils depuis des siècles. L’animal ne peut disposer que du petit nombre de choses que l’individu a recueillies, et même seulement de celles qu’il a recueillies depuis quelques jours, depuis une saison tout au plus, ce qui n’est jamais bien considérable ; ainsi en lui supposant même le degré d’intelligence qu’il n’a pas, cette intelligence demeurerait à peu près sans effets, faute d’instruments assez puissants pour la mettre en œuvre.
Remarquez en outre qu’il est impossible d’assigner une borne à la puissance qui résulte pour l’homme de la faculté de former des capitaux, car les capitaux qu’il peut amasser avec le temps, l’épargne et son industrie, n’ont point de bornes.
La formation des capitaux est lente de sa nature, parce que les produits dont seulement on peut faire des capitaux, ne se terminent et ne s’amassent que lentement ; d’autant plus qu’il faut toujours en consommer une partie tandis qu’on produit et qu’on amasse. C’est ce qu’ont senti bien vivement nos compatriotes qui ont occupé momentanément l’Égypte. Leur activité, leur intelligence, leur ingéniosité, si l’on me permet cette expression, ne laissaient rien à désirer ; mais une partie des choses qu’ils avaient apportées avec eux fut perdue ; tout moyen d’en tirer d’autres de la France leur fut ôté ; ils se trouvèrent à peu près réduits aux ressources du pays où ils s’établirent ; mais là se trouvaient peu d’outils, d’ustensiles, de constructions, de provisions en matières premières, en combustibles, en étoffes : de capitaux, en un mot. À chaque instant la production était arrêtée par cette pénurie, et la lenteur des accumulations s’accommodait mal avec les besoins pressants des Français et leur prodigieuse industrie.
On vient de voir comment les épargnes faites sur les revenus se résolvent en capitaux. De même toute consommation faite par qui que ce soit au-delà de ses revenus, est nécessairement une valeur ôtée au capital de cette personne et de la société. L’un et l’autre y perdent les profits annuels de cette portion de capital, et la société y perd, de plus, les profits que les personnes industrieuses auraient faits sur les travaux mis en activité par cette portion de capital. Rien n’est plus commun que d’entendre dire : l’argent qui se dépense n’est pas perdu ; il reste dans le pays. En effet ce n’est pas l’argent qui est perdu ; mais l’argent n’est que la forme passagère sous laquelle se trouve une valeur : quand on dépense, on le transforme en une denrée qu’on consomme ; si la valeur n’a pas été détruite tandis qu’elle était sous forme d’argent, elle l’a été sous sa forme suivante ; et quand cette valeur était une portion de capital, c’est une portion de capital qui a été détruite.
Au surplus c’est une erreur de croire qu’on ne fasse point sortir d’argent d’un pays par la consommation qu’on fait des denrées de ce pays même. Cette portion du capital de la société qui s’appelle argent ou monnaie a des fonctions comme toute autre partie du même capital. Ces fonctions sont de servir à la circulation des différents produits qui composent le capital et les revenus de la nation. Une portion de numéraire surabondante serait aussi inutile que des meules dont le nombre excéderait celui que peuvent employer tous les moulins d’un pays ; en conséquence les propriétaires de cette portion du capital ne pouvant l’employer utilement dans l’intérieur, l’enverraient au-dehors, pour y prendre une forme dont ils pussent tirer un meilleur parti. En d’autres termes, la disette des denrées, fruit d’une consommation démesurée, obligerait d’en faire rentrer à prix d’argent. On n’empêche pas plus l’argent de sortir quand on manque de denrées, qu’on ne l’empêche d’entrer lorsqu’on a plus de denrées qu’on n’en peut consommer.
L’accumulation des capitaux ne consiste donc pas dans l’accumulation des monnaies d’or et d’argent seulement, mais dans l’accumulation des produits quels qu’ils soient. Les métaux précieux sont même un des produits qu’il convient le moins de mettre en réserve et dont l’accumulation reste en arrière chez une nation qui prospère. Dans le temps où l’Europe était misérable, la moitié peut-être de son capital était en or et en argent ; tandis qu’à présent, l’or et l’argent qui se trouvent dans un pays très riche comme l’Angleterre, ne forment pas la centième partie de la valeur de son capital tout entier. [19] Quand l’agriculture, les manufactures, le commerce sont presque nuls, il y a très peu de valeurs placées en défrichements, en constructions, en machines et en marchandises.
Comme l’industrie d’une nation s’étend toujours en proportion de ses capitaux productifs, que plus il y a de capitaux productifs et plus il y a de gens qui peuvent gagner leur vie, c’est-à-dire contribuer à produire et consommer leur part des produits auxquels ils ont concouru, toute épargne, tout accroissement de capital prépare un gain annuel, non seulement à celui qui en retire les intérêts, mais à tous les gens dont l’industrie est mise en mouvement par cette portion de capital.
Aussi le célèbre Adam Smith compare-t-il un homme frugal qui augmente ses fonds productifs, ne fût-ce que dans une seule occasion, au fondateur d’une maison d’industrie où une société d’hom 281.mes laborieux seraient nourris à perpétuité des fruits de leur travail ; et un prodigue, au contraire, qui mange une partie de son capital, à l’administrateur infidèle qui dilapiderait les biens d’une fondation pieuse, et laisserait sans ressources, non seulement ceux qui y trouvaient leur subsistance, mais tous ceux qui l’y auraient trouvée par la suite. Il n’hésite pas à nommer le dissipateur un fléau public, et tout homme frugal et rangé un bienfaiteur de la société [20] .
Il est heureux que l’intérêt personnel veille sans cesse à la conservation des capitaux des particuliers ; il ne peut en aucun temps distraire un capital d’un emploi productif sans se priver d’un revenu proportionné. La conservation des capitaux appartenant au public n’est garantie que par les lois ; aussi sont-ils en général beaucoup plus fréquemment dissipés ; on les entretient à la vérité sans cesse par de nouvelles levées sur les revenus des particuliers ; mais il n’en résulte pas moins que les capitaux formés de cette manière sont toujours plus dissipés que ceux que les particuliers auraient formés pour leur compte avec le montant de ces levées. Il convient donc que dans chaque nation le capital appartenant au public en commun soit le moindre qu’il est possible ; il s’en perd moins et son entretien est moins onéreux.
Smith pense qu’en tout pays, la profusion ou l’impéritie de certains particuliers et des administrateurs de la fortune publique, est plus que compensée par la frugalité de la majorité des citoyens et leur sensibilité dans ce qui touche à leurs intérêts [21] . Il paraît certain du moins que de notre temps, presque toutes les nations européennes croissent en opulence ; ce qui ne peut avoir lieu sans que chacune, prise en masse, ne consomme moins qu’elle ne produit. Les révolutions modernes même, n’ayant pas été suivies d’invasions générales, de ravages prolongés, comme les anciennes, et d’un autre côté ayant détruit certains préjugés, aiguisé les esprits et renversé d’incommodes barrières, semblent avoir été favorables plutôt que contraires aux progrès de l’opulence. Mais cette frugalité dont Smith fait honneur aux particuliers, n’est-elle pas forcée chez la classe la plus nombreuse ? Est-il bien sûr que sa part des produits soit exactement proportionnée à la part qu’elle prend à la production ? Dans les pays qu’on regarde comme les plus riches, combien d’individus vivent dans une disette perpétuelle ! Combien de ménages, dans les villes comme dans les campagnes, dont la vie entière se compose de privations, et qui entourés de tout ce qui est capable d’exciter les désirs, sont réduits à ne pouvoir satisfaire que leurs besoins les plus grossiers, comme s’ils vivaient dans un temps de barbarie, au milieu des nations les plus indigentes !
J’en conclus que quoiqu’il y ait incontestablement, dans presque tous les États de l’Europe, des produits épargnés chaque année, cette épargne ne porte pas en général sur les consommations inutiles, ainsi que le voudraient la politique et l’humanité, mais sur des besoins véritables ; ce qui accuse le système économique de beaucoup de gouvernements. Smith pense encore que les richesses des modernes sont dues plutôt à l’étendue des économies qu’à l’accroissement de la production. Je sais bien que certaines profusions folles ne se voient plus comme autrefois ; mais qu’on fasse attention au petit nombre de personnes à qui de semblables profusions étaient permises ; qu’on prenne la peine de considérer combien les jouissances d’une consommation plus abondante et plus variée se sont répandues, surtout parmi la classe mitoyenne de la société ; on trouvera, ce me semble, que les consommations et les économies se sont accrues en même temps ; ce qui n’est pas contradictoire : combien d’entrepreneurs en tous les genres d’industrie produisent assez dans les temps prospères pour augmenter à la fois leurs dépenses et leurs épargnes ! Ce qui est vrai d’une entreprise particulière peut l’être de la majeure partie des entreprises d’une nation. Les richesses de la France s’accrurent pendant les quarante premières années du règne de Louis XIV, malgré les profusions du gouvernement et des particuliers excitées par le faste de la cour. On ne peut pas dire que ce fussent les épargnes du règne précédent qu’on dépensait : les troubles de la minorité, l’avidité de Mazarin [22] et de sa famille, n’avaient rien laissé. Ce n’étaient pas non plus les épargnes des particuliers qu’on levait par les contributions : il y avait de gros propriétaires terriens, mais peu de riches capitalistes, car jusqu’à cette époque l’industrie avait été presque toute en Hollande, à Venise, à Gênes, et dans quelques villes d’Allemagne et de Flandres. Mais le mouvement imprimé à la production par Colbert multipliait les ressources plus vite encore que la cour ne les dissipait. Quelques personnes s’imaginent qu’elles se multipliaient par la raison que la cour les dissipait ; c’est une erreur grossière, et la preuve en est qu’après la mort de Colbert, les profusions de la cour allant du même pas, et la production ne pouvant plus les suivre, le royaume tomba dans un épuisement affreux. Rien ne fut plus triste que la fin de ce règne.
Depuis la mort de Louis XIV les dépenses publiques et particulières ont encore augmenté [23] , et il me paraît incontestable que les richesses de la France ont augmenté de même : Smith lui-même en convient ; et ce qui est vrai de la France, l’est, à différents degrés, de la plupart des autres États de l’Europe.
Turgot partage l’opinion de Smith [24] . Il croit qu’on épargne plus qu’on ne faisait autrefois, et fonde cette opinion sur le raisonnement suivant : le taux de l’intérêt, en temps ordinaire, est, dans la plupart des pays de l’Europe, plus bas qu’il n’ait jamais été ; cela indique qu’il y a plus de capitaux qu’il n’y en a jamais eu ; donc on a plus épargné pour les amasser, qu’on ne l’a fait à aucune autre époque.
Cela prouve ce dont on convient : c’est-à-dire qu’il y a plus de capitaux qu’autrefois ; mais cela ne prouve rien sur la manière dont ils ont été acquis, et je viens de montrer qu’ils peuvent l’avoir été par une production supérieure, aussi bien que par une économie plus grande.
Je ne nie pas au surplus qu’on n’ait, à beaucoup d’égards, perfectionné l’art d’épargner comme l’art de produire. On n’aime pas à se procurer moins de jouissances qu’autrefois ; mais on sait se les procurer à moins de frais. Quoi de plus joli, par exemple, que les papiers-tentures qui ornent les murs de nos appartements ? La grâce des dessins y reçoit un nouveau lustre de la fraîcheur des nuances. Autrefois on n’avait parmi les mêmes classes de la société qui font maintenant usage de papiers peints, que des tapisseries en point d’Hongrie, ou bien d’autres également laides et d’un prix supérieur à la plupart de nos tentures actuelles.
L’art d’épargner est dû aux progrès de l’industrie qui, d’une part a découvert un grand nombre de méthodes économiques, et qui, de l’autre, a partout réclamé des capitaux et offert aux capitalistes, petits et grands, de meilleures conditions et des chances plus sûres. Dans les temps où il n’y avait encore que peu d’industrie, un capital ne portant aucun profit, n’était presque jamais qu’un trésor enfermé dans un coffre-fort ou caché dans la terre, et qui se conservait pour le moment du besoin ; que ce trésor fût considérable ou non, il ne donnait pas un profit plus ou moins grand, puisqu’il n’en donnait aucun ; ce n’était autre chose qu’une précaution plus ou moins grande. Mais quand le trésor a pu donner un profit proportionné à sa masse, alors on a été doublement intéressé à le grossir ; et ce n’était pas en vertu d’un intérêt éloigné, d’un intérêt de précaution, mais d’un intérêt actuel, sensible à tous les instants, puisque le profit donné par le capital pouvait, sans y rien ôter, être consommé et procurer de nouvelles jouissances. Dès lors on a plus étroitement songé qu’on ne le faisait auparavant à se créer un capital productif quand on n’en avait point, à l’augmenter quand on en avait un ; et l’on a considéré des fonds portant intérêt, comme une propriété aussi lucrative et quelquefois aussi solide qu’une terre rapportant un fermage.
L’encouragement le plus réel qu’un gouvernement puisse donner à l’augmentation des capitaux, c’est de les respecter inviolablement et de ne gêner, en aucunes façons, les particuliers dans l’emploi qu’ils veulent en faire. Si ceux-ci peuvent être certains qu’une épargne, sous quelque forme qu’elle soit faite, en blé comme en argent, ne les exposera à aucun désagrément, à aucune surcharge arbitraire ; s’ils peuvent être assurés d’en pouvoir disposer au moment et de la manière qui leur conviendra, le désir d’améliorer leur sort sera un motif suffisant pour les engager à ménager, à se préparer une augmentation de revenus pour le présent et des ressources pour l’avenir.
Je n’ai pas besoin de faire remarquer que dans quelques mains que s’accumulent les capitaux, les avantages qu’en retirent l’industrie et la nation sont les mêmes, pourvu qu’ils s’accumulent dans des mains qui les fassent valoir et les mettent ainsi dans la classe des capitaux productifs. Le placement à intérêt suffit pour garantir qu’ils sont dans cette classe, car nul ne pourrait longtemps payer l’intérêt d’un capital, s’il ne l’avait mis sous une forme productive, pour le faire travailler.
On pourrait élever contre l’accumulation des capitaux une singulière objection. Quels sont, dirait-on, parmi les capitaux des particuliers, ceux qui s’accroissent avec le plus de facilité ? Les gros capitaux, sans doute ; car on peut d’autant mieux faire des réserves sur les profits qu’ils rapportent, que ces profits sont plus considérables. L’argent appelle l’argent. Encourager l’épargne des gros revenus, c’est confirmer, augmenter l’inégalité des fortunes, et l’immoralité, les maux qui en sont la suite,
Mais qu’on prenne la peine d’observer que si l’accumulation tend sans cesse à accroître les grandes fortunes, la marche de la nature tend sans cesse à les diviser. Un homme qui a augmenté son capital et celui de son pays, finit par mourir, et il est rare qu’une succession ne devienne pas le partage de plusieurs héritiers ou légataires, si ce n’est dans les pays où les lois reconnaissent des substitutions et des droits de primogéniture. Hors les pays où de pareilles lois exercent leur funeste influence et partout où la marche bienfaisante de la nature n’est pas contrariée, elle répand sa sève nourricière dans toutes les ramifications de l’arbre social, et porte la vie et la santé jusqu’à ses extrémités les plus éloignées. C’est ainsi qu’un gros capital se distribue naturellement entre plusieurs personnes ; si ces personnes, à leur tour, accroissent leur portion, et que leur portion accrue se partage entre plusieurs autres, on sent que par cela seul l’aisance devient plus générale, et que le capital total du pays s’augmente en même temps que les fortunes particulières se divisent.
On doit donc (excepté pourtant dans les pays de substitutions et de primogéniture), non seulement voir sans jalousie, mais regarder comme une source de prospérité générale, l’enrichissement d’un homme, toutes les fois que son bien, acquis légitimement, s’emploie d’une façon productive. Je dis acquis légitimement, car une fortune, fruit de la rapine, n’est pas un accroissement de fortune pour l’État ; c’est un bien qui était dans une main et qui passe dans une autre, sans qu’il mette en jeu plus d’industrie qu’auparavant. Il est même, au contraire, assez commun qu’un capital mal acquis soit mal dépensé.
[I-107]
Nous avons vu de quoi se composent les capitaux, et comment ils concourent à la production. Il est bien nécessaire de ne pas perdre de vue que les capitaux sont, non pas seulement des sommes d’argent, mais des valeurs réservées, accumulées, et qui peuvent exister sous différentes formes. Tout produit destiné à la reproduction est une portion de capital égal à sa valeur. Le capital consiste dans la valeur, et non dans la forme matérielle où elle se trouve fixée. Des outils, des machines, des matières premières, pour une valeur de mille francs, sont un capital égal à un sac de mille francs en écus. L’un et l’autre, dans le cours d’une production, se trouvent transformés, tourmentés de mille manières, et la production achevée, il en sort une valeur qui, à moins qu’on ne soit en perte, est égale à la valeur originairement appliquée à cette production, et de plus fournit de quoi payer les profits du capital employé, et les profits de l’industrie qui l’a mis en œuvre.
Toute production qui ne couvrirait pas tous ces frais, cesserait d’être avantageuse, et personne ne voudrait l’entreprendre.
La valeur des produits rétablit donc la valeur du capital dans son intégrité ; mais chaque produit ne paie que la valeur capitale consommée pendant sa production. Elle paie la totalité de la valeur des produits qui ont été totalement consommés, et une portion seulement de la valeur des produits qui ont été partiellement consommés ; la totalité de la valeur des matières premières, par exemple, qui ont été totalement employées à la confection d’un produit, et une portion seulement de la valeur des instruments qui n’ont été usés qu’en partie par cette même confection. Ainsi un distillateur retrouve sur la vente de ses produits annuels, la valeur non seulement de toutes les matières que son art a employées, mais aussi celle de tous les vases qui se sont cassés pendant l’année, dans le cours de ses opérations, et qu’il a dû remplacer pour que son capital conservât toujours la même valeur.
Ainsi encore, en supposant qu’un métier à faire des bas soit complètement usé au bout de vingt ans de service, et que durant cet espace de temps il ait servi à fabriquer douze mille paires de bas, il faut que chaque paire de bas paie 1/12 000e de la valeur du métier, indépendamment de tous les autres frais, même de l’intérêt du prix du métier pendant qu’il a été employé à cette paire de bas.
Quant aux capitaux qui se trouvent sous la forme d’améliorations faites sur un bienfonds, comme des bâtiments, des clôtures, des défrichements, etc., s’ils ne sont nullement susceptibles de s’user, comme des défrichements, les produits (à moins de circonstances particulières et étrangères au capital en lui-même) les produits, dis-je, n’en paient que l’intérêt, et ne rétablissent point le principal, dont le remboursement ne s’opère qu’à la vente du bienfonds.
S’ils se trouvent de nature à s’user comme une construction quelconque, les produits (à moins que le propriétaire du capital ainsi engagé ne soit en perte) doivent rembourser une partie de ce capital, de manière qu’il se trouve entièrement remboursé à l’époque où la construction a achevé son service. Si la vente du fonds s’opère avant la consommation totale de la construction, la vente ne paie qu’une portion de sa valeur, équivalente au service qu’on en peut encore attendre.
En général les capitaux engagés dans les fonds de terre sont les plus solidement acquis à une nation. Un négociant peut facilement transporter son capital dans l’étranger : il lui suffit d’acheter et d’emporter des marchandises dont l’extraction est permise. Mais un défrichement, un dessèchement, sont un avantage, une valeur qui reste. On ne voit plus de traces de la brillante existence de plusieurs villes hanséatiques, riches de leur grand commerce, tandis que la Lombardie, tandis que la Flandre, malgré les guerres prolongées dont elles ont été si souvent le théâtre, sont encore au nombre des contrées les mieux cultivées et les plus populeuses de l’Europe.
Telles sont les lois générales suivant lesquelles les capitaux perpétuellement occupés, tourmentés, usés pendant la production, s’en tirent, lorsqu’elle est terminée, avec leur valeur entière, et sont susceptibles de reparaître soit sous la forme d’une somme d’argent lorsqu’ils ont originairement été prêtés sous cette forme, soit sous toute autre forme favorable à la production, mais toujours dans leur intégrité. Il n’est point nécessaire qu’un capital soit réalisé et transformé en numéraire, pour reparaître dans son intégrité ; la plupart des négociants et des manufacturiers réalisent tout au plus au moment où ils quittent les affaires ; et ils n’en savent pas moins chaque fois qu’ils veulent le savoir, au moyen d’un inventaire de toutes les valeurs qu’ils possèdent, si leur capital est diminué ou s’il est augmenté.
Je crois devoir faire remarquer ici que la valeur des produits qui non seulement fournit à l’entretien des capitaux, mais qui en paie les intérêts, ne paie les intérêts que pour le temps où la confection des mêmes produits a occupé les capitaux. Dans les manufactures où trois mois suffisent pour changer une matière brute en un produit complet, ce produit, en remboursant le capital entier employé à sa confection, ne paie que trois mois d’intérêt de ce même capital. Si ce produit payait une année entière d’intérêt, 5 pour cent par exemple, le même capital pouvant servir dans le cours de l’année quatre fois successivement aux mêmes opérations, rapporterait 20 pour cent [25] . Un tel emploi serait bientôt préféré aux autres ; et l’affluence des capitaux pour cet emploi en ramènerait infailliblement les intérêts au taux ordinaire.
Souvent un capital ne donne un produit qu’au bout d’une année entière, comme dans presque toutes les parties de l’industrie agricole, où l’ordre des saisons ne permet ordinairement qu’une récolte par an. Quelquefois même il faut plusieurs années pour que le capital puisse être remboursé, comme dans le commerce de l’Inde où un capital ne peut rentrer qu’après deux ou trois années.
L’art du tanneur offre dans l’industrie manufacturière un exemple à peu près pareil, vu le long séjour que les cuirs doivent faire dans les fosses. Chaque cuir coûte en conséquence, outre les autres frais, l’intérêt de sa valeur première pendant un ou deux ans. Ceci montre que si le procédé nouvellement découvert pour tanner en peu de jours réussissait complètement, le prix des cuirs pourrait baisser de tout l’intérêt de leur valeur pendant un très long terme, sans que le manufacturier ni personne y perdît. Au contraire, la société générale y gagnerait une augmentation dans la quantité de ses produits, car une partie des capitaux auparavant occupés de cette manière pourrait être dirigée vers d’autres branches de productions.
[I-114]
Pour donner un produit égal, il faut un moins grand capital dans l’industrie agricole que dans les deux autres.
Le nombre des ouvriers qu’elle emploie est peu considérable, relativement à ses produits. Un produit agricole croît, sans exiger les soins continuels d’un ouvrier, qui peut dès lors en donner à plusieurs produits à la fois. Le même homme qui a sarclé la vigne, bat le grain pendant que le raisin pousse. Dans les villes, le salaire des ouvriers doit nécessairement être assez élevé pour que la plupart d’entre eux soient en état de nourrir une femme et des enfants ; c’est une charge. À la campagne, il y a des occupations pour la femme, pour les enfants, pour les vieillards ; ce sont des secours : ils suppléent, jusqu’à un certain point, au travail des ouvriers. Enfin, une partie des produits agricoles font eux-mêmes l’office d’ouvriers : tels sont les animaux. Le bœuf, qui nous prépare des richesses par sa chair, sa peau, ses cornes, aide en même temps l’homme à creuser ses sillons. La brebis engraisse nos champs de son fumier, tandis qu’elle se couvre d’une laine précieuse.
Les avances qu’exige l’entretien des ouvriers sont donc moins considérables.
L’agriculture exige un moins grand nombre d’instruments, et des instruments, en général, moins coûteux que les autres industries. La plupart des outils champêtres sont fort simples et peu dispendieux. Une petite portion de capital seulement est employée de cette manière.
L’avantage qu’a l’industrie agricole de procurer toutes les matières premières, par conséquent tous les produits de première nécessité, et de pouvoir être exercée avec des capitaux moindres que les autres industries, explique pourquoi elle est la première cultivée, et comment elle peut exister chez des nations où les autres industries sont encore dans un état de grossièreté.
Les capitaux de l’industrie agricole (comme, au reste, ceux qu’emploient les autres industries) n’appartiennent pas toujours à un même maître. La portion du capital qui est sous la forme de constructions, d’amendements majeurs du terrain, appartient au propriétaire foncier, et le fermage se compose alors du revenu foncier, plus de l’intérêt des capitaux répandus sur le fonds.
La partie du capital qui est en outils et en animaux, ou qui passe successivement sous différentes formes, comme les semences, les salaires d’ouvriers qui se transforment en grains, en fruits et ensuite en argent, pour subir de nouvelles métamorphoses, cette portion, dis-je, appartient communément au fermier ; et il faut, pour qu’il ne perde pas, que ses profits lui en paient les intérêts, en même temps qu’ils paient les salaires de son industrie.
[I-117]
On nomme pays de grande culture, ceux où les entreprises d’agriculture se font en grand, où de gros fermiers, de gros propriétaires cultivent chacun un grand nombre d’arpents.
Les pays de petite culture, au contraire, sont ceux où de petits propriétaires et de petits fermiers cultivent des terrains peu étendus.
L’un et l’autre genre de culture a ses avantages.
Dans la grande culture, le propriétaire ou le fermier, étant à la tête d’une entreprise considérable, fait de plus gros profits et peut plus aisément mettre de côté, grossir son capital et l’employer en bonifications. Les dépenses et la consommation sont relativement moindres. On y fait plus communément usage des machines expéditives qui abrègent le travail, comme de la charrue, des voitures, etc. De vastes et solides bâtiments d’exploitation coûtent moins d’entretien et de réparation qu’une foule de petits [26] . L’excédent des produits sur les consommations est donc plus considérable dans les grandes cultures que dans les petites.
D’un autre côté celles-ci admettent mieux de certaines améliorations. Un petit agriculteur met le terrain plus à profit. Chez lui l’on voit un rang de fèves à côté d’un rang de vigne ; il soutient avec précaution la branche trop chargée d’un arbre fruitier et présente avec soin toutes les ramifications d’un espalier aux rayons du midi.
Une grosse ferme entretient des animaux de bassecour ; une multitude de petits cultivateurs en élèvent peut-être davantage sur une égale étendue de terrain. Il en est peu qui ne soit entouré de différentes volailles, de l’utile cochon, du lapin prolifique, et même d’une vache quand il peut la nourrir de l’herbe de son verger et de la taille de ses arbustes. Il n’y a pas un brin de mauvaise herbe qu’il n’arrache, et pas un de ceux qui sont arrachés qui ne serve à la nourriture de quelqu’animal.
Enfin la petite culture est plus sous les yeux du cultivateur, mieux surveillée par lui, soumise à ses soins plus immédiats. Elle ne laisse jamais un coin de terre oisif, et multiplie les pouvoirs productifs du sol en variant les manières de le solliciter.
Elle a un autre avantage qui bien qu’indifférent, du moins immédiatement, pour la production, n’en mérite pas moins d’être compté pour quelque chose ; c’est qu’un pays de petite culture est plus joli, plus riant qu’un autre. Qui ne préférerait parcourir, habiter ces cantons charmants du pays de Caux, où chaque héritage bien planté est entouré de haies vives, et où chaque habitation se perd dans un bouquet de verdure, à ces plaines nues de la Beauce ou de l’ancienne Picardie, chargées de froment à la vérité, mais dégarnies, du moins pour l’œil, de fruits, d’ombrages et d’habitants ?
À ces avantages se joignent ceux qui naissent en général d’une plus égale subdivision des propriétés, car la petite culture est ordinairement compagne des petits patrimoines.
Un gros propriétaire possédant déjà tout autant qu’il faut pour satisfaire à tous ses besoins et même à ses fantaisies, n’a pas cet active sollicitude avec laquelle un petit propriétaire cherche à multiplier ses ressources. Il emploie des agents encore moins zélés que lui. Or si le maître et ses agents travaillent aussi peu d’esprit et de corps à la bonification de la culture, peut-on croire que les produits de cette culture seront portés aussi loin que ceux d’une culture conduite par un propriétaire d’une fortune médiocre, travaillant pour lui-même et pour ses enfants, et exerçant toutes les facultés de ses bras et de son esprit pour augmenter son revenu ?
Les Économistes, qui se sont beaucoup occupés du produit net des terres, ont trouvé que les pays de grandes cultures en donnaient un plus grand. Ce n’est pas qu’ils soient plus productifs ; c’est parce qu’une moins grande quantité de leurs produits est consommée sur les lieux.
Prenons pour exemple deux étendues égales de terres de qualités pareilles.
L’une, cultivée en grand, donnera 10 000 fr. de produit brut, et 12 hommes suffiront pour la cultiver ;
L’autre, partagée en petites cultures, donnera 11 000 fr. de produits bruts ; mais sa culture occupera 16, 17, et peut-être 18 hommes.
Supposons 18 hommes. On voit que cette étendue de terrain a dû nourrir 6 hommes plus que la première, c’est-à-dire une moitié en sus, et que le surplus de son produit n’a été que d’un dixième.
Si les 12 cultivateurs ont consommé dans leur année 4 000 fr. sur les produits qu’ils ont fait croître, les 18 hommes en auront consommé une moitié plus, c’est-à-dire 6 000 fr. Il restera dès lors à vendre, et pour servir à la consommation des gens étrangers au terrain :
Dans le premier cas, pour 6 000 fr. de denrées ;
Dans le second cas, pour 5 000 fr. seulement.
Donc il sortira moins de denrées d’un canton cultivé en petite culture que d’un canton cultivé en grand, quoiqu’il ait produit réellement davantage.
Continuons à nous servir du même exemple, et voyons quelle est celle des deux cultures qui est plus favorable à la population générale
Si 4 000 fr. consommés sur la terre cultivée en grand, ont nourri 12 hommes, nous pouvons supposer que les 6 000 fr. de denrées qu’elle a à vendre en nourriront 18. Cette terre nourrira donc
Sur la terre même, | 12 hommes, |
Hors la terre, | 18. |
Total | 30. |
D’un autre côté, en suivant les mêmes proportions, la terre cultivée en petite culture consommant pour 6 000 fr. de denrées pour nourrir les hommes qui la cultivent, et envoyant pour 5 000 fr. de denrées au-dehors, nourrira
Sur la terre même, | 18 hommes, |
Hors la terre, | 15. |
Total | 33. |
La terre cultivée en petite culture nourrira donc une population de 33 hommes, tandis que la même terre en grande culture n’en nourrira que 30. L’une en nourrit un dixième plus que l’autre ; pourquoi ? c’est qu’elle produit un dixième plus que l’autre ; c’est-à-dire pour 11 mille fr. au lieu de 10 mille.
Le résultat de tout ceci, est qu’un pays cultivé en petite culture sera plus peuplé, mais que le nombre des cultivateurs y sera proportionnellement plus grand ; il y aura plus d’habitants de la campagne et de moins grandes villes.
Au surplus, il est avantageux qu’il y ait de grandes cultures et de petites. Les unes sont favorables à de certains produits, les autres à d’autres. L’exploitation du chanvre s’accommode fort bien, par exemple, des petits cultivateurs qui ont, dans la morte saison, beaucoup de bras à occuper, et elle ne convient pas aux grands cultivateurs qui, pour faire travailler, dépenseraient en salaires plus que la denrée ne pourrait leur rapporter.
[I-124]
Les Économistes ont prétendu que les personnes qui exercent l’industrie manufacturière ou l’industrie commerçante ne produisent point, et qu’elles ne peuvent passer que pour être salariées par les seules personnes qui produisent, c’est-à-dire par les agriculteurs.
Ils en disent autant des nations commerçantes et manufacturières, et des nations agricoles. Ils nomment les premières des nations salariées.
« Je pardonne aux hommes, dit Mercier de la Rivière [27] , d’avoir pris pour des réalités les faux produits de l’industrie ; mais je ne leur pardonne pas leurs contradictions. Ils auraient dû, d’après leur illusion, défendre chez eux l’usage de tout ouvrage qui n’exigeait pas la main-d’œuvre la plus chère. Au moyen de cette police, ils se seraient ménagé le brillant avantage de ne consommer que des choses d’un grand prix. Oh ! qu’ils auraient été riches, s’ils avaient été conséquents ! »
De ce que la main-d’œuvre a une valeur quand elle donne un produit utile, il ne s’ensuit pas qu’elle ait une valeur quand elle a un résultat inutile, ou quand elle s’occupe à détruire un produit déjà créé. Le travail n’est pas productif parce qu’il est travail : il est productif quand il produit. On pourrait répondre à Mercier de la Rivière :
« Vous dites que l’industrie agricole est productive ; en conséquence, les cultivateurs n’ont qu’à labourer leur terre vingt fois par an, et la semer autant de fois : ils seraient bien riches, si vous étiez conséquent ! »
Dupont, dans sa Physiocratie (page 238), pour soutenir le même système (que les produits de l’agriculture seuls enrichissent, et que le travail des manufactures appauvrit), cite pour exemple Colbert, qui, selon lui, ruina la France en protégeant les manufactures aux dépens de l’agriculture. Il est de fait, au contraire, que, sous l’administration de Colbert, la France sortit de la misère où l’avaient plongée deux régences et un mauvais règne. Elle fut, à la vérité, ensuite ruinée de nouveau ; mais c’est au faste et aux guerres de Louis XIV qu’il faut imputer ce malheur ; et les dépenses mêmes de ce prince prouvent l’étendue des ressources que Colbert lui avait procurées. Elles au 344.raient, à la vérité, été plus grandes encore, s’il eût protégé l’agriculture autant que les autres industries.
Les Économistes poursuivent et disent : L’artisan qui a fait un ouvrage n’a rien apporté de nouveau dans la masse des richesses sociales. — Il y a apporté une valeur, valeur très réelle, puisqu’en échange de cette valeur, on peut obtenir partout, dans l’intérieur et au-dehors, des denrées très substantielles. — Mais il a consommé pour une valeur égale à celle qu’il a produite, partant il n’y a point d’excédent, point de produit net. — Il a produit d’excédent, au moins l’intérêt du capital dont il s’est servi ; car il est de fait que tout capital rapporte à son maître 5, 6, 7 pour cent par an, plus ou moins, sans que le capitaliste se donne aucune peine. Le capitaliste vit sur les produits de son capital, comme le propriétaire foncier sur le revenu de sa terre, comme l’homme industrieux sur les profits de son industrie. Mais quand chacun d’eux consommerait la totalité de ce qu’ils gagnent ainsi, il n’y aurait pas moins eu des produits, quoiqu’il ne restât point d’excédent ou de produit net à la fin de l’année.
Une nation qui exerce l’industrie manufacturière ou commerçante, n’est donc ni plus ni moins salariée qu’une autre qui exerce l’industrie agricole. Chacune de ces industries donne des produits divers, à la vérité, quant à leurs usages, mais aussi réels les uns que les autres quant à leur valeur. Deux valeurs égales se valent l’une l’autre, quoiqu’elles proviennent de deux industries différentes. Et quand la Pologne change sa principale production qui est du blé, contre la principale production de la Hollande, qui se compose de marchandises des deux Indes, ce n’est pas plus la Pologne qui salarie la Hollande, que ce n’est la Hollande qui salarie la Pologne.
Cette Pologne qui exporte pour dix millions de blé par an, fait précisément ce qui, selon les Économistes, enrichit le plus une nation ; et cependant elle reste pauvre et dépeuplée. C’est parce que ces dix millions de blé lui sont enlevés par d’autres États qui produisent les denrées manufacturées dont elle a besoin, et qu’elle devrait plutôt tâcher de produire elle-même. Elle est salariée pour fabriquer, si je peux m’exprimer ainsi, chaque année pour dix millions de blé. Elle n’est pas moins dépendante que les nations qui lui achètent son blé ; car elle a autant besoin de le vendre que ces nations ont besoin de l’acheter.
La nation la plus dépendante est celle (agricole, manufacturière ou commerçante) qui manque de capitaux pour exercer son industrie ; car, sans capitaux, point d’industrie en aucun genre. On peut posséder un territoire fertile, on peut acquérir assez promptement des talents industriels à un certain degré, mais les capitaux s’accumulent lentement, par de longues épargnes et une constante activité.
On n’a jamais vu de nations, ni de particuliers, acquérir en peu d’années de vastes capitaux, si ce n’est lorsqu’ils se sont emparés des capitaux des autres, comme firent les Romains, et comme font les particuliers qui s’enrichissent par des moyens illicites.
Mais quant aux hommes et aux nations qui ne veulent posséder que ce qu’ils ont gagné légitimement, ce qu’ils ont véritablement produit, ce sont les capitaux qu’ils peuvent le moins suppléer quand ils en manquent. C’est la privation de capitaux qui les retient le plus rigoureusement dans l’indigence. Sans capitaux à quoi leur sert leur industrie ? Ils vont l’offrant partout. À quoi leur servent même leurs terres ? Elles manquent de constructions, d’amendements, de bestiaux, d’instruments aratoires. Si les terres seules suffisaient pour la production, les ÉtatsUnis n’en vendraient point à vil prix, et l’on ne trouverait pas sur le globe tant de vastes terrains fertiles et dépeuplés.
La nation la plus dépendante est donc celle qui manque de capitaux, car elle ne peut se procurer de quoi vivre. Il est vrai qu’une nation qui n’aurait que des capitaux (s’il pouvait y en avoir de telles), ne parviendrait à produire, et à jouir de sa part des produits, que par l’intermédiaire des fonds de terre et de l’industrie des autres nations ; mais si les autres nations venaient à lui manquer, elle aurait toujours la ressource de manger ses capitaux, lorsque les autres n’auraient de ressources d’aucune espèce.
[I-131]
Les nations se distinguent, comme les particuliers, par un génie qui leur est propre. Les unes sont portées à la guerre ; les autres à la culture des beaux-arts, des sciences, des lettres ; d’autres enfin réussissent mieux dans les opérations qu’exigent les différentes branches de l’industrie.
Les Anglais, si attachés à certains préjugés nationaux, sont néanmoins le plus souple des peuples lorsqu’il s’agit d’approprier les produits de leur industrie aux goûts et aux circonstances des pays où ils veulent s’ouvrir des débouchés. Ils fournissent, par exemple, de chapeaux l’Italie, l’Espagne, le Portugal et leurs colonies. Ils en fournissent aussi le Nord. C’est qu’ils savent faire, pour les pays du Sud où il ne pleut pas, des chapeaux minces, légers ; et pour le Nord, des chapeaux forts et compactes, que la pluie ne saurait pénétrer.
Ceux que font les Français sont trop forts pour le Midi, et trop légers pour le Nord.
Il vient à l’esprit d’un Anglais, soit pour perfectionner la fabrication, soit pour la faire avec plus d’économie, des idées qui ne viennent point dans d’autres pays ; ou qui, si elles y viennent, n’y font pas fortune. Il suffit de remarquer les cuves où se feutrent ces mêmes chapeaux. En France elles sont étroites et longues. Plusieurs ouvriers, de chaque côté, travaillent péniblement et mal, parce qu’ils sont gênés. Leur travail étant pénible, ils font moins d’ouvrage dans le même espace de temps. Le salaire de la journée n’en est pas moindre, donc le prix de la main-d’œuvre est proportionnellement plus cher.
En Angleterre, cette même cuve a une forme ronde qui permet aux ouvriers l’usage de leurs mouvements sans se nuire réciproquement. Le feu rassemblé dans un foyer peu étendu qui occupe le centre, s’entretient avec moins de bois, et il se dissipe moins de chaleur que dans un foyer allongé. La fumée même de leur fourneau n’est point perdue. Le tuyau qui la conduit traverse une pièce au-dessus de l’atelier, et sa chaleur en fait une étuve où les chapeaux sèchent plus vite.
Ce n’est pas tout. Les Anglais, qui réussissent moins bien que les Français dans les arts de goût, dans l’architecture, la peinture, la sculpture, surpassent, en général, les Français dans le choix des formes, des dessins et des couleurs dont les arts industriels font leur profit. Ils possèdent, mieux que ceux-ci, cette partie de l’industrie qui consiste dans l’application des connaissances acquises aux besoins de la vie. Ils n’ont pas, dans la mécanique théorique, dans la chimie, de savants à opposer aux Laplace, aux Prony, aux Monge, aux Berthollet, etc. Mais dans l’application de ces connaissances aux arts industriels, les Français ne les atteignent point encore. Ils évitent tour à tour deux écueils opposés, contre lesquels les derniers échouent trop souvent : la routine et la versatilité.
Et non seulement ils savent tirer un parti étonnant des connaissances assez médiocres qu’ils ont dans les arts de goût, mais ils donnent à tout ce qui sort de leurs manufactures l’irrésistible attrait de la commodité. Leurs étoffes, leurs ustensiles, ne sont pas seulement agréables dans leurs formes, dans leurs dessins, dans leurs couleurs, ils sont aussi ceux dont le service est le plus agréable. Ailleurs on croira avoir tout fait en donnant à une théière, à une aiguière, la forme d’un vase antique ; chez les Anglais, il faudra de plus qu’elle soit maniable, qu’elle verse facilement, que l’orifice en soit assez ouvert pour qu’on puisse la nettoyer sans peine ; pour eux l’anse n’aura point de grâces si elle manque de commodité. Ailleurs on fait des étoffes charmantes : eux les font comme on les préfère. Ailleurs on fait des chefs-d’œuvre d’industrie qui ne peuvent convenir qu’aux grands, aux riches, aux cabinets des curieux ; les Anglais font ce qui est partout de mise, ce que tout le monde peut avoir, et ce qu’on n’a que pour en jouir.
Il n’est point de nation qui doive désespérer d’acquérir, en ce genre, ce qui peut lui manquer. De même que le génie des peuples varie suivant les temps, dans ce qui tient à la guerre, aux lettres et aux beaux-arts, il varie dans les choses qui ont rapport à l’industrie. Il y a cent cinquante ans que l’Angleterre elle-même était si peu industrieuse, qu’elle tirait de la Belgique la plupart de ses étoffes ; et il n’y en a pas quatre-vingts que l’Allemagne fournissait des quincailleries à une nation qui, maintenant, en fournit au monde entier [28] .
Même observation sur la manufacture des cotons. Il ne s’en fabriquait point dans le XVIIe siècle : on voit, par les registres des douanes anglaises, qu’en 1705 la quantité de coton brut fabriqué en Angleterre n’était que de 1 170 881 livres pesant. En 1781 cette quantité n’était encore que de 5 101 920 livres pesant ; et en 1799 elle s’est élevée à 30 434 000 livres pesant. On peut supposer que la façon donnée aux cotons, l’une portant l’autre, en quadruple au moins la valeur. Le produit brut de cette industrie doit donc (en évaluant le coton à 2 fr. la livre l’un dans l’autre) excéder actuellement, en Angleterre, 240 millions de nos francs.
Il y a aussi, dans le consommateur, des goûts plus ou moins favorables à ce qui constitue le mérite des produits, la perfection et le bon marché.
En Angleterre chacun n’a pas son caprice dans les petites choses. Toutes les tables à manger, toutes les portes, toutes les serrures d’un emploi pareil, sont faites de même, ou du moins l’on n’y voit qu’un petit nombre de variétés. Qu’exigent les consommateurs anglais ? que chaque chose aille à son but et soit de bonne qualité. Ils sont en conséquence bientôt d’accord sur la forme et sur la matière ; et une fois d’accord ils ont peu d’envie de changer. Dès lors on peut fabriquer en grand, jeter au moule, pour ainsi dire, la plupart des produits ; y porter au dernier degré la division du travail, qui ne peut avoir lieu que lorsqu’il s’agit de créer un grand nombre de produits pareils. Il en résulte qu’ils sont en général plus parfaits, plus exacts, mieux finis, et incomparablement meilleur marché.
Lorsqu’au contraire chacun veut avoir, non la chose qui lui convient le mieux, mais celle qui est selon sa fantaisie, ou qui flatte le plus sa vanité ; lorsque c’est une raison de ne pas vouloir une chose de voir que tout le monde s’en sert, alors le producteur ne peut préparer que des exemplaires isolés de chaque produit ; ils sont nécessairement alors moins parfaits et plus chers. Les meubles de bois d’acajou qu’on fait en France sont plus magnifiques et plus variés que ceux des Anglais. Nos consommateurs veulent en avoir, non pour l’usage qu’ils en tirent, mais pour attester leur bon goût, ou satisfaire leur faste ; dès lors il ne doit pas s’en faire deux absolument pareils, car les goûts varient avec chaque personne, et il en est de même des facultés pécuniaires et de la vanité. L’un veut une forme un peu plus recherchée que l’autre, plus d’ornements en bronze, plus de sculpture ; qu’arrive-t-il ? c’est qu’en France les jolis meubles ne sont qu’à l’usage d’un fort petit nombre de gens aisés, tandis qu’en Angleterre il est peu de ménage assez indigent pour n’avoir pas une table d’acajou. Qu’arrive-t-il encore ? c’est que, malgré la beauté de nos meubles, ils ne sont point faits avec cette précision qui en augmente la commodité et qui en assure la durée. Il ne se passe pas un an sans qu’il s’y trouve quelque chose à refaire. Qu’arrive-t-il encore ? c’est que la valeur totale de cette production est fort supérieure en Angleterre à ce qu’elle est en France, la valeur que nous mettons en magnificence sur un petit nombre de meubles, n’atteignant pas, même de loin, celle qu’ils mettent en commodité sur l’immense quantité des leurs.
Le même désavantage se rencontre dans les objets d’ajustement. La valeur totale des modes qui se fabriquent à Paris est bien loin d’atteindre la valeur totale des cotonnades qui se fabriquent à Manchester.
Les vrais perfectionnements de l’industrie sont donc ceux qui tendent, non à obtenir un raffinement extrême en quelques points, mais ceux qui tendent à répandre l’usage des produits qui sont à la portée du plus grand nombre, à les perfectionner, à les rendre plus communs par leur bas prix. Ce sont aussi ces perfectionnements qui ont le plus besoin des encouragements de l’autorité publique ; les produits à l’usage des riches sont toujours assez promptement perfectionnés ; non seulement parce que le riche est plus en état de payer les frais du perfectionnement, mais aussi parce qu’il est plus en état de le goûter. Une grande fortune laisse le loisir nécessaire pour songer en quoi un objet pourrait être plus commode ou plus agréable ; l’éducation soignée, qui est ordinairement donnée aux riches, les éclaire sur ce qui a été fait de mieux en différents pays et en différents temps ; ils ont donc tout ce qu’il faut pour exciter et récompenser tous les genres de perfectionnements. Il est vrai qu’ils suivent souvent la mode plutôt que le bon sens ; mais le bon sens se rencontre quelquefois sur le chemin de la mode ; on connaît par hasard son mérite, et l’on écoute par occasion ses avis.
Le pauvre, au contraire, surtout celui des campagnes, étranger aux variations de l’usage, étranger aux connaissances des riches, demeure étranger aux perfectionnements de l’industrie. Nos femmes des villes ont adopté les chapeaux de paille, ajustement gracieux et commode ; et nos femmes de la campagne, qui auraient bien plus besoin d’en avoir, ne savent pas s’en servir, du moins dans les trois quarts de la France. C’est pourtant un produit qui s’accommoderait bien avec leurs facultés, et dont les villageoises se trouvent fort bien dans plusieurs pays.
Les fabricants de poterie pourraient, sans augmentation de frais, sans diminution de solidité, donner des formes plus gracieuses et plus légères aux poteries qu’ils destinent à l’usage des indigents ; mais ils n’ont garde de changer pour le mieux : ils perdraient leurs pratiques.
La routine et l’habitude ayant plus d’empire sur la classe la plus commune, et néanmoins les perfectionnements des produits qui sont à son usage étant les plus importants pour les nations, un gouvernement sage les protégera de préférence.
[I-141]
Il est dangereux de faire des expériences, surtout en agriculture. Pour que sur dix tentatives, il y en ait une dont l’issue soit précisément telle qu’on l’avait espéré, il faut les faire avec un esprit bien prudent et bien éclairé. En agriculture chaque expérience coûte, outre les capitaux qu’on y emploie, la rente du terrain qu’elle occupe, pendant une année, et quelquefois plus ; ce qui pour dix expériences suppose une perte de dix ans. Or quel succès en agriculture peut balancer la perte du fermage et des capitaux pendant dix années, ou seulement pendant quatre ?
Il est vrai qu’un essai qui réussit se répète, et donne ensuite annuellement de plus gros bénéfices que la méthode routinière. Mais, dès ce moment-là, tout le monde peut partager les mêmes bénéfices, et la concurrence les réduit bientôt à peu de chose au-dessus des bénéfices anciens. La société, en général, y a gagné soit un produit nouveau, soit un adoucissement sur le prix d’un produit déjà connu ; mais l’inventeur, dans la plupart des cas, y gagne peu, et souvent il se ruine.
Dans l’industrie commerçante, un négociant essaie de transporter le produit d’un certain pays dans un autre où il est inconnu. C’est ainsi que vers le milieu du XVIIe siècle, des Hollandais faisant le commerce de la Chine essayèrent d’apporter une feuille sèche dont les Chinois faisaient une infusion chez eux d’un grand usage ; de là le commerce du thé, dont il a été acheté en 1795 par les nations d’Europe près de 30 millions de livres pesant [29] .
De telles expériences seraient plus hasardeuses encore que des expériences agricoles : navires à armer, retours de plusieurs années à attendre, succès fort incertain, souvent perte sèche, totale. Aussi de tels essais se font-ils pour l’ordinaire tandis que le négociant conduit un autre commerce, un commerce connu et dont les résultats sont assurés. Tourmentés d’une humeur audacieuse, les Portugais et les Hollandais, vers la fin du quinzième siècle et au commencement du seizième, firent des entreprises grandes, neuves, incertaines, et réussirent ; mais des circonstances pareilles se présentent rarement dans l’espace des temps. À l’époque dont je parle, le monde s’agrandit tout à coup du côté du levant et du côté du couchant, et dans l’immense quantité d’objets nouveaux que présentaient deux hémisphères dont l’un n’était qu’imparfaitement connu et dont l’autre ne l’était pas du tout, il n’y avait pour ainsi dire qu’à aller, pour trouver de quoi prendre, échanger, revendre et beaucoup gagner.
Il ne faut pas oublier non plus que les tentatives audacieuses des particuliers furent précédées, secondées par celles des gouvernements.
Dans l’industrie manufacturière, les expériences sont moins hasardeuses.
1°. Elles reposent sur des calculs plus sûrs.
2°. On peut les tenter sur des quantités plus petites et par conséquent s’exposer à une moindre perte.
3°. On peut ordinairement les répéter plusieurs fois dans le cours d’une année ; elles occupent moins longtemps les capitaux.
4°. Enfin quand elles réussissent, on jouit plus longtemps exclusivement de leurs succès ; le secret des procédés est moins exposé aux regards, et chez quelques nations leur emploi exclusif est garanti par un brevet d’invention.
Aussi les produits de l’industrie manufacturière se multiplient ils, se varient-ils rapidement à l’infini. Cependant, même dans l’industrie manufacturière, je crois que les essais ont ruiné plus de particuliers qu’ils n’en ont enrichi, quand les entrepreneurs ont été assez peu sages pour fonder sur eux seuls leurs revenus ordinaires, et lorsqu’ils ont en conséquence consacré à cet emploi et leur travail et leurs capitaux.
Faut-il donc laisser au seul hasard le soin de découvrir de meilleurs procédés et des routes nouvelles ? Non ; mais (hors un petit nombre de cas où l’avantage est frappant et le succès assuré), il ne faut pas employer à ces recherches un travail et des capitaux qui peuvent être appliqués à donner des produits certains. Il faut y consacrer des revenus qu’on aurait pu, sans faire tort à sa fortune et à son pays, employer à ses jouissances ; il faut y consacrer un temps qu’on aurait pu donner à l’oisiveté ou à l’amusement.
Honneur aux hommes qui ont cherché leurs plaisirs dans de si nobles travaux ! honneur aux hommes qui ont dépensé leurs revenus dans de si utiles consommations ! Je ne crois pas qu’il y ait un plus digne, un plus noble emploi de la richesse et du loisir. Ces hommes font à leurs concitoyens, au monde entier, des présents qui surpassent de beaucoup la valeur de ce qu’ils donnent, et même leur fortune quelque grande qu’elle soit. Leurs bienfaits se propagent et renaissent avec les siècles, et leur nom ne circule jamais qu’entouré de bénédictions. Tel est le nom d’Olivier de Serres, le père de l’agriculture française, le premier particulier, que je sache, qui ait eu une ferme expérimentale ; tels sont plus récemment Duhamel et Malesherbes, à qui la France est redevable de tant de végétaux utiles qui seront désormais naturalisés parmi nous.
L’inventeur de la charrue est inconnu ; mais grâce à l’imprimerie, les grands bienfaits, de même que les grands crimes, ne peuvent plus rester ignorés ; que ceux qui prétendent à une honorable célébrité y prennent garde : elle ne s’attachera désormais qu’aux noms dont le son rappellera des actions utiles.
Un gouvernement éclairé, paternel, et qui dispose de ressources vastes, ne laisse pas aux particuliers toute la gloire des découvertes industrielles. Les dépenses que causent les essais, quand le gouvernement les fait, ne sont pas prises sur les capitaux de la nation, mais sur ses revenus, puisque les impôts ne sont, ou du moins ne devraient jamais être, levés que sur les revenus. La portion des revenus qui par cette voie se dissipe en expériences, est peu sensible, parce qu’elle est répartie sur un grand nombre de contribuables ; et les avantages qui résultent des succès, étant des avantages généraux, il n’est pas contraire à l’équité que les sacrifices au prix desquels on les a obtenus, soient supportés par tout le monde.
[I-147]
Toutes les denrées ne viennent pas indifféremment partout. Celles qui sont le produit du sol, dépendent des qualités du sol et du climat qui varient d’un endroit à l’autre. Celles qui sont le produit de l’industrie ne viennent elles-mêmes que dans de certains lieux plus favorables à leur fabrication. De là l’utilité du commerce [30] .
Le marchand en gros fait acheter la marchandise aux lieux qui la produisent et la fait venir aux lieux où elle se consomme.
Le marchand en détail l’achète au marchand en gros, l’expose dans sa boutique et la vend au consommateur en aussi petites portions que celui-ci le désire.
Le roulier fournit ses voitures et ses chevaux pour la transporter.
Si elle doit venir de par-delà les mers, l’armateur fournit ses vaisseaux.
Le courtier rapproche les vendeurs des acheteurs.
Le banquier, le changiste, fournissent des lettres de changes, payables dans d’autres lieux que ceux où l’on est, ou des monnaies étrangères nécessaires pour payer le prix des achats, etc.
Tous font le commerce.
Le commerce en gros a pour objet soit d’apporter les marchandises produites dans l’intérieur du pays, soit celles qui sont produites au-dehors ; de là le commerce intérieur et le commerce extérieur.
Le commerce extérieur est exercé, soit par des négociants étrangers qui viennent vendre ce qui se produit chez eux, soit par des nationaux qui vont acheter au-dehors ce qu’ils vendent dans l’intérieur.
Chaque pays nomme importation, l’action par laquelle on lui apporte des marchandises du dehors, que ce soient des nationaux ou bien des étrangers qui s’en chargent ; et exportation, l’action par laquelle des marchandises produites dans son intérieur s’en vont au-dehors.
Les choses que j’ai appelées jusqu’à présent produits, sont des marchandises lorsqu’elles ne font que passer entre les mains du manufacturier et du commerçant, et toutes les fois qu’on les achète pour les revendre.
Aux yeux du consommateur ce ne sont plus que des denrées.
Comme le manufacturier, le commerçant sont en même temps des consommateurs, certaines choses sont pour eux denrée et marchandise, selon leur destination. Le drap qu’un marchand drapier achète pour le revendre, est une marchandise ; celui qu’il achète pour s’habiller est une denrée.
Le commerce, soit avec les places de l’intérieur, soit avec les places du dehors, étant perpétuellement occupé à comparer la différence des valeurs des marchandises, en différents lieux, pour les faire passer du lieu où elles valent moins, au lieu où elles valent plus, il ne faut pas être surpris que les prix courants des marchandises soient une circonstance à laquelle les négociants donnent une si grande attention.
Le négociant qui fait tous les genres de spéculations, en cherchant quels sont les articles où il y a quelques profits à faire, porte perpétuellement son industrie et ses capitaux là où se font de trop gros profits ; et sa concurrence ne tarde pas à les réduire à leur taux naturel. Ainsi c’est à tort que le consommateur regarde le négociant spéculateur comme un commerçant parasite dont les profits font renchérir les denrées ; son industrie tend, au contraire, à les réduire à leur plus bas prix.
L’industrie, manufacturière ou commerçante, qui fonde ses revenus sur la consommation étrangère, est, de toutes, la plus précaire, la plus dépendante des hommes et des événements. Elle oblige les nations qui y sont vouées à se mêler des affaires des autres peuples, et jamais pour l’avantage de ceux-ci. Elle ne voit en eux que les profits qu’on en peut tirer. Elle les considère avec une sorte de mépris, parce qu’on s’accoutume à juger inférieurs en intelligence et en puissance des peuples qui ne sont pas en état de fabriquer eux-mêmes ce qu’on leur fournit. Elle regarde les bénéfices qu’elle fait avec eux comme un tribut qu’ils lui paient. L’orgueil national dont ces nations se vantent quelquefois, n’est pas la juste fierté d’une âme élevée et libre, qui s’allie fort bien avec l’amour des hommes et les égards qu’on doit aux autres nations : c’est l’insolence du traitant qui se croit en droit de mépriser le peuple et de l’éclabousser, parce qu’il s’est engraissé de ses sueurs.
[I-152]
Chaque producteur produit d’une certaine marchandise une quantité fort supérieure à sa consommation. Le fermier récolte plus de grains que sa nourriture et celle de sa maison n’en exigent ; le chapelier fabrique bien plus de chapeaux qu’il ne lui en faut pour son usage ; l’épicier en gros fait venir beaucoup plus de sucre qu’il n’en peut consommer. Tous ont besoin de plusieurs autres denrées pour vivre avec douceur. Les échanges qu’ils parviennent à faire de leurs produits avec ceux des autres offrent à ces produits ce qu’on nomme des débouchés.
La monnaie sert dans cette opération à peu près de la même manière que les affiches et les feuilles d’avis qui, dans une grande ville, opèrent le rapprochement des gens qui sont dans le cas de faire des affaires ensemble. Au bout de l’année chaque producteur a manié une très grande quantité d’argent, mais sauf quelques soldes de peu de conséquence, il ne lui reste ordinairement pas entre les mains plus d’argent comptant à la fin de l’année qu’il n’en avait au commencement. L’essentiel est ce qu’il achète avec cet argent, c’est-à-dire les produits des autres qu’il a échangés avec les siens, et dont il a consommé une partie et conservé l’autre, selon ses besoins, son économie et l’état de sa fortune.
Ceci montre, j’espère, que ce n’est point tant l’abondance de l’argent qui rend les débouchés faciles, que l’abondance des autres produits en général. C’est une des vérités les plus importantes de l’économie politique.
Qu’on se représente un homme très industrieux, ayant tout ce qu’il faut pour produire : le talent et les capitaux ; qu’on se le représente seul industrieux, au milieu d’une peuplade qui, sauf quelques nourritures grossières, ne sait rien créer ; que fera-t-il de ses produits ? Il en achètera la quantité de nourriture grossière nécessaire à ses besoins. Que fera-t-il du surplus ? rien. Mais si les productions du pays viennent à se multiplier, à se varier, dès lors ses produits peuvent tous se placer, c’est-à-dire s’échanger contre les choses dont il peut avoir besoin soit pour jouir de plus de douceurs, soit pour placer les accumulations qu’il juge à propos de faire.
Ce que je viens de dire d’un seul homme industrieux peut se dire de cent mille. Leur nation leur offrira d’autant plus de débouchés qu’elle peut payer plus de choses, et elle peut payer plus de choses à proportion de ce qu’elle en produit davantage. L’argent ne remplit qu’un office passager dans ce double échange. Les échanges terminés, il se trouve qu’on a payé des produits avec des produits.
En conséquence, quand une nation a trop de produits dans un genre, le moyen de les écouler est d’en créer d’un autre genre. C’est quand on ne peut plus produire aucun objet d’échange, que l’exportation devient avantageuse. Elle l’est encore lorsqu’elle est un moyen d’acheter des produits que l’intérieur ne saurait fournir, comme les fruits d’un autre climat. Mais les ventes les plus profitables sont celles qu’une nation se fait à elle-même ; puisqu’elles n’ont pu s’opérer qu’autant qu’il y a eu deux valeurs produites : celle qu’on vend, et celle qui achète [31] .
Forbonnais tombe dans la même erreur, lorsqu’il dit qu’un État gagne le montant des ventes qu’il fait à l’étranger, et qu’il perd le montant des achats qu’il fait à l’étranger (Éléments du commerce, chap. I.). La marchandise que l’étranger vous vend, vaut autant que celle avec quoi on l’achète, fût-ce de l’argent ; car personne n’est disposé à donner plus pour recevoir moins.
Il ne faut donc considérer l’exportation que comme un supplément à la consommation intérieure, moins avantageuse que n’est celle-ci.
[I-156]
Dans le commerce de nation à nation, comme dans celui d’homme à homme, l’une ne donne jamais à l’autre une marchandise qu’elle n’en reçoive l’équivalent en une autre marchandise, ou en argent, qui est une marchandise aussi. Ce que les individus d’une nation donnent à ceux de l’autre par générosité ou ce qu’ils perdent par des fautes, est toujours peu considérable. On peut s’en rapporter à cet égard à l’intérêt personnel.
Si les importations et les exportations se balancent nécessairement, s’il entre dans un pays une valeur toujours équivalente à celle qui en sort, ce ne sont pas les exportations ou les importations qui augmentent ou diminuent les richesses d’un pays.
Plus les produits d’un pays sont considérables et plus il peut en envoyer au dehors, plus il peut recevoir de valeurs en échange. Ce qui enrichit un État comme un particulier, c’est donc de produire ; mais il ne faut pas perdre de vue que produire c’est créer une valeur échangeable, une valeur en échange de laquelle on puisse obtenir une autre valeur équivalente.
Si les importations et les exportations se balancent toujours, on peut demander ce que gagne une nation à faire un commerce extérieur. Le voici.
Elle y gagne d’abord de se procurer des productions étrangères à son sol et dont elle ne jouirait pas sans cela, en échange de productions qui, bien qu’également utiles, excèdent ce qui est nécessaire pour son usage. Ce n’est pas tout : elle augmente réellement la masse des valeurs, c’est-à-dire des richesses intérieures. C’est ce que je ferai mieux comprendre par un exemple que par un raisonnement.
Je suppose que la France envoie en Hollande des taffetas, et qu’elle reçoive de Hollande, en retour, des toiles. Les taffetas qu’elle lui enverra vaudront 4 fr. à Lyon et 6 fr. à Amsterdam. Les toiles qu’elle en recevra vaudront 4 fr. à Amsterdam et 6 fr. à Paris. Portons, toujours par supposition, la quantité de taffetas expédiée à cent aunes. Que sera-t-il arrivé ?
400 francs de taffetas arrivés à Amsterdam seront élevés à une valeur de 600 fr., lesquels, transformés en toiles, auront procuré 150 aunes de toile à 4 fr. Les 150 aunes de toile arrivées à Paris y vaudront, à 6 fr., 900 fr. Voilà donc une valeur de 400 fr. transformée en une valeur de 900 fr., c’est-à-dire un gain de 500 fr.
J’ai forcé les prix et supposé des sommes rondes pour simplifier la chose qui se modifie de mille manières dans l’application. Il me suffit qu’on entende le principe.
Or le principe qui n’aurait pas été si bien compris, si je l’avais énoncé avant l’exemple, est ceci :
Les profits que fait une nation dans son commerce extérieur, viennent de ce qu’elle augmente la valeur des objets qu’elle porte au-dehors, où ils ont une valeur plus grande, et en même temps la valeur des objets qu’elle rapporte en retour et qu’elle choisit naturellement parmi ceux qui ont au dedans une valeur supérieure à celle qu’ils ont au dehors.
Quelquefois ce sont des négociants différents, et même des négociants de l’un et de l’autre pays qui emploient leurs capitaux et leur industrie à ce commerce. Les profits alors s’en partagent entre eux. C’est le négociant de Lyon qui envoie des étoffes de soie en Allemagne, et c’est le négociant allemand qui envoie en retour des merceries et des quincailleries en France. Ils se paient mutuellement avec des lettres de change.
Mais fût-ce la même nation qui fît les bénéfices de l’expédition et ceux du retour, l’autre n’y perdrait rien. Quand les Français seuls feraient le commerce de la France avec l’Allemagne, les Allemands ne donneraient jamais aux Français, soit en marchandises, soit en argent, qu’une valeur égale à celle qu’ils en auraient reçue. La seule opération qui pût appauvrir les Allemands serait de consommer chez eux une valeur supérieure à celle qu’ils produisent, soit que cette valeur vînt du dehors ou de l’intérieur de l’Allemagne.
Dupont de Nemours veut [32] qu’on ne fasse point baisser le prix des marchandises dans l’intérieur parce qu’il vaut mieux selon lui que l’étranger paie chèrement celles qu’il achète chez nous. C’est s’arracher un cil pour éborgner son voisin ; car ce que l’étranger paiera chèrement sera payé de même par les nationaux. C’est, de plus, éloigner les étrangers de votre marché, car ils s’adressent là où on leur fait les meilleures conditions.
Le même écrivain [33] dit avec toute la secte des Économistes :
« Exportez vos matières premières pour encourager votre agriculture, et recevez en échange des ouvrages manufacturés qui auront occupé des mains étrangères d’une manière improductive ».
Steuart, dont le système a presque toujours été suivi par son gouvernement, soutient un avis absolument contraire.
« Exportez, dit-il, vos produits manufacturés qui ont peu de valeur intrinsèque, et recevez en échange des matières premières sur lesquelles s’exercera votre industrie, et qui vous procureront de nouveaux gains ».
Il me semble que la raison éclairée laissera ces deux systèmes se débattre ensemble, et dira :
« Exportez les produits dont vous pouvez vous passer ; importez ceux qui vous manquent ; mais, préférablement, cultivez, fabriquez et vendez le plus que vous pourrez dans votre propre pays ; car il vaut mieux ne dépendre des étrangers ni pour ses gains, ni pour sa consommation ».
Ici il s’élève une question.
Convient-il à une nation, à la France, par exemple, d’acheter au dehors ce qu’elle ne pourrait produire pour le même prix ? Assurément, si l’objet rendu au lieu de la consommation est encore moins cher que s’il était produit en France. Pourquoi dépenserait-on plus pour fabriquer un produit, si l’on peut l’avoir exactement pareil, en dépensant moins ? Mais, dira-t-on, la nation qui le vend y gagne. Tant mieux pour elle. Trouvez les moyens de créer le même produit à aussi bon marché qu’elle ; alors vous pourrez, sans inconvénient pour vous-même, lui ôter le gain qu’elle fait, puisque vous regardez le gain d’un autre comme un malheur. Mais jusque-là vous supporteriez une perte. Faut-il qu’un homme du monde fabrique sa chaussure et son vêtement chez lui pour éviter de faire gagner le cordonnier et le tailleur ? S’il est jaloux du gain de ces deux ouvriers, il peut faire leur ouvrage pour peu que cela lui plaise ; mais il y perdra.
Quelques personnes qui n’auront pas bien suivi les raisonnements qui ont précédé, diront peut-être que ce qui est dépensé dans le pays pour produire, n’est pas perdu comme ce qu’on dépense pour faire venir une chose du dehors. Je les renvoie au livre V, pour voir avec plus de développements comment ce qui est dépensé est consommé, comment ce qui est consommé est détruit, et comment ce qui est détruit est aussi bien perdu pour la nation que si cela allait au dehors.
L’exemple vulgaire que je viens d’indiquer suffirait pour le démontrer.
En effet, qu’un particulier fasse la folie de vouloir fabriquer son habit en entier. La laine qu’il achète, les outils qu’il use, sa nourriture, son temps, l’usage de ses capitaux ravis à d’autres occupations plus profitables, etc., ne sont-ils pas perdus pour lui aussi complètement que s’il jetait la valeur de toutes ces choses là dans la rivière ? Ce qui est folie dans un particulier, dit Smith, ne saurait être sagesse dans une nation.
« Il est possible, dit ailleurs Smith [34] , d’obtenir en Écosse, au moyen de serres chaudes et de soins assidus, de très bons raisins et d’excellent vin. Il ne reviendrait guère qu’à 30 fois la valeur de celui qu’on fait venir de France, et il n’est personne qui ne sente combien il serait absurde d’en faire les frais. Or si c’est une absurdité de vouloir produire une denrée qui coûterait 30 fois plus de produits qu’on ne serait obligé d’en donner pour la faire venir, n’est-ce pas une absurdité pareille, quoique moins manifeste, de vouloir en produire une qui coûterait dans ce cas, ne fût-ce que la 30e, la 100e partie de sa valeur, de plus que si on la faisait venir ? Que les avantages d’un pays sur l’autre soient naturels, ou bien qu’ils soient acquis, l’effet est exactement le même ».
Montesquieu [35] établit qu’une nation fait toujours ou le commerce de luxe, ou le commerce d’économie ; que le commerce de luxe consiste à faire venir de l’étranger ce qui sert à satisfaire le besoin des nationaux, et que le commerce d’économie consiste à fournir à l’étranger ce qui est propre à la consommation de l’étranger.
Tout cela ne signifie absolument rien.
Ce que Montesquieu entend par faire le commerce de luxe, c’est tout bonnement acheter pour consommer plus ou moins fastueusement ; ce n’est pas faire le commerce : c’est manger son revenu, et quelquefois son capital.
Ce qu’il entend par faire le commerce d’économie, ce n’est pas économiser : c’est produire, et ensuite vendre ses produits.
Le même auteur, qui trop souvent s’égare et égare les autres en poursuivant les éclairs de sa belle imagination, dit encore au sujet des produits du commerce :
« Non seulement un commerce qui ne donne rien peut être utile, un commerce même désavantageux peut l’être. J’ai ouï dire en Hollande que la pêche de la baleine en général ne rend presque jamais ce qu’elle coûte, mais ceux qui ont été employés à la construction du vaisseau, ceux qui ont fourni les agrès, les apparaux, les vivres, sont aussi ceux qui prennent le principal intérêt à cette pêche : perdissent-ils sur la pêche, ils ont gagné sur les fournitures, etc. [36] ».
Tout cela veut dire qu’un commerce qui donne de la perte peut donner du bénéfice. Qu’est-ce que des frais qui donnent des bénéfices ? Qu’est-ce que des fournisseurs qui gagnent sur les fournitures et qui perdent sur les seuls produits qui peuvent payer les fournitures ? Il y a ici confusion dans les objets et dans les personnes.
En Hollande, comme partout, les fournisseurs d’apparaux ne sont pas ordinairement des entrepreneurs de pêche. Les fournisseurs d’apparaux gagnent sur leurs fournitures, cela est indubitable ; ce gain est payé par les entrepreneurs de la pêche, cela est encore indubitable ; mais ce qui ne l’est pas moins, c’est que les entrepreneurs ne feraient pas ces fraislà si les produits de la pêche ne devaient pas les payer [37] .
Rien ne m’a plus fortement excité à écrire, je l’avoue, que la confusion des idées qu’on retrouve dans ce qui a rapport à l’économie politique jusque chez nos plus grands écrivains. Quand un auteur, parlant de ces choses, se forme une vue si peu nette de leur vraie nature, si, par hasard, il vient à rencontrer une vérité utile, et s’il lui arrive de donner un bon conseil, c’est fort heureux.
[I-167]
Le transport par mer est un travail qui tient à l’industrie commerçante et qui a pour atelier l’univers.
Les gains de cette industrie, c’est-à-dire la portion du salaire et des profits du capital qui n’est pas dépensée au-dehors et qui ne tombe pas au fond de la mer, enrichit la patrie du navigateur.
Le commerce de transport maritime se fait soit par les gens de la nation qui produit la marchandise, soit par les gens de la nation qui la consomme, soit par des gens étrangers à l’une et à l’autre. C’est principalement alors qu’il prend le nom de commerce de transport.
Les Hollandais font souvent le transport d’un port qui leur est étranger à un autre qui l’est également. C’est qu’ils le font à meilleur marché que d’autres ; c’est-à-dire que la marchandise qu’ils vont acheter hors de chez eux, ils sont en état de la revendre, dans le lieu où elle se consomme, à meilleur marché que ne pourrait le faire le peuple producteur ou le peuple consommateur. Ce qui tient à plusieurs causes :
1°. Les capitaux nécessaires pour mettre en activité cette industrie s’empruntent chez eux à meilleur marché que partout ailleurs ; un armateur hollandais peut emprunter, pour armer un vaisseau, sur le pied de 3 pour cent par an ; et par conséquent il peut se contenter d’un bénéfice moindre qu’un armateur de France ou d’Espagne, où l’intérêt est plus cher.
C’est en partie le haut intérêt de l’argent en Turquie qui empêche les Turcs de faire le commerce de transport, même d’un de leurs ports à l’autre. Avant la guerre c’étaient nous qui en faisions la plus grande partie, nos armateurs pouvant se procurer des capitaux à un intérêt beaucoup moindre que celui des Levantins.
2°. Les bâtiments hollandais dans leur large ventre contiennent beaucoup de marchandises ; ils sont manœuvrés par peu d’hommes ; ces hommes ont de la frugalité ; trois autres sources d’économie.
Quand des étrangers peuvent transporter les marchandises qui sortent de nos ports et celles qui y entrent, à meilleur marché que nous ne pourrions le faire nous-mêmes, nous convient-il de leur en laisser la faculté ?
Si l’on a bien entendu ce qui a été dit sur le commerce, on résoudra facilement cette question.
S’agit-il de marchandises que nous envoyons dans l’étranger ? Si le transport est à meilleur marché que nous ne pourrions le faire nous-mêmes, alors la marchandise s’établit dans l’étranger à un prix plus bas ; ce qui lui fait donner la préférence sur d’autres, et par conséquent est favorable à l’extension de notre commerce extérieur.
S’agit-il des marchandises que nous importons du dehors ? L’effet d’un transport moins coûteux sera de les faire payer moins cher à nos compatriotes qui doivent les consommer. Si nous interdisons à tout étranger de les apporter, ce seront des Français qui nous les apporteront ; mais nous les paierons plus cher. Cette mesure sera un monopole en faveur des armateurs français, dont les consommateurs français seront victimes, et ce qu’elle fera payer de plus aux consommateurs pourra excéder même le bénéfice que feront les armateurs sur cette opération.
Rendons cela plus sensible par un exemple.
Le transport des chanvres de Riga au Havre revient à un navigateur hollandais à 35 fr. par tonneau. Nul autre ne pourrait les transporter si économiquement ; je suppose qu’il le peut. Il propose au gouvernement français, qui est consommateur de chanvre de Russie, de se charger de ce transport pour 40 fr. par tonneau. Il se réserve comme on voit un bénéfice de 5 fr. Je suppose encore que le gouvernement français voulant favoriser les armateurs de sa nation, préfère d’employer des vaisseaux français auxquels le même transport reviendra à 50 fr. et qui pour se ménager le même bénéfice le feront payer 55 fr. Qu’en résultera-t-il ? Le gouvernement aura fait un excédent de dépense de 15 fr. par tonneau pour en faire gagner 5 à ses compatriotes ; et comme ce sont des compatriotes également qui paient les contributions sur lesquelles se prennent les dépenses publiques, cette opération aura coûté 15. fr. à des Français pour faire gagner 5 fr. à d’autres Français.
D’autres données donneront d’autres résultats, mais telle est la méthode à suivre dans ce calcul.
Il n’est pas besoin d’avertir que je n’ai considéré jusqu’à ce moment l’industrie nautique que dans ses rapports avec la richesse publique ; elle en a d’autres avec la sûreté de l’État. L’art de la navigation qui sert au commerce, sert encore à la guerre. La manœuvre d’un bâtiment de mer est une évolution militaire ; de sorte qu’une nation qui possède beaucoup d’ouvriers marins, est militairement plus puissante qu’une nation qui en possède peu. Il en est résulté que toujours on a vu des considérations militaires et politiques se mêler aux vues industrielles et commerciales dans ce qui a eu rapport à la navigation ; et lorsque l’Angleterre, par son acte de navigation, a interdit à tout bâtiment dont les armateurs et l’équipage ne seraient pas au moins pour les trois quarts anglais, de faire le commerce de transport pour elle, son but a été non pas autant de recueillir le bénéfice qui en pouvait résulter, que d’augmenter ses forces navales et de diminuer celles des autres puissances, particulièrement de la Hollande, qui faisait alors, comme elle fait aujourd’hui, un grand commerce de transport, et qui était à cette époque le principal objet de la jalousie anglicane.
On ne peut nier que cette vue ne soit celle d’une habile administration, en supposant toutefois qu’il convient de dominer sur les mers par la force plutôt que par l’ascendant d’une convenance réciproque.
Contre une telle mesure il ne reste aux autres peuples de ressource que d’en prendre une exactement semblable à l’égard de l’Angleterre seule, en lui ôtant la faculté de faire pour eux le commerce de transport. Si, du reste, ils abolissent entre eux de telles entraves, la puissance qui continuerait à les laisser subsister dans ses rapports avec toutes les autres ne tarderait pas à en être punie ; car le commerce prend toujours son cours principal du côté où, avec une égale sécurité, il trouve moins d’entraves. Cette puissance verrait ainsi lui échapper le commerce du monde par les moyens même dont elle se servait pour l’accaparer.
[I-173]
Quand j’ai dit qu’au moment où une marchandise sort d’un pays, on peut être certain qu’il y est entré, ou qu’il y entrera une valeur équivalente, soit en denrées, soit en argent, je n’ai point fait de différence entre l’argent et les autres denrées. Beaucoup de gens en font une fort grande. Ils comptent pour rien, ou pour peu de chose, les marchandises qui rentrent en retour de celles qui sortent ; ils comptent pour tout les métaux précieux qui reviennent en échange. Et comme il rentre d’autant plus de métal précieux qu’il rentre moins d’autres marchandises, ils attachent un grand prix à connaître et à comparer la valeur de toutes les marchandises envoyées à l’étranger, et la valeur de toutes celles qu’on en a tirées.
C’est cette comparaison qu’on nomme balance du commerce. Elle montre quel est l’excédent payé en argent par l’étranger ou à l’étranger. (J’appelle ici marchandise ce qui n’est pas or ou argent, quoique ces métaux, même lorsqu’ils sont frappés en monnaie, soient de véritables marchandises.)
On dit que la balance du commerce est contraire à une nation, lorsque cette nation a importé plus de marchandises qu’elle n’en a exporté, parce qu’alors elle est obligé de payer l’excédent en argent. On dit que la balance du commerce lui est favorable, quand au contraire elle a plus envoyé de marchandises qu’elle n’en a reçu ; car alors l’excédent des marchandises qu’elle a envoyées lui est payé en argent.
La balance du commerce peut être favorable à une nation dans son commerce avec un certain pays, et défavorable dans son commerce avec tel autre pays. C’est ainsi qu’en 1787 la France a reçu de la Hollande, suivant Arnould, une solde de 19 millions 880 mille livres en espèces, et a payé une solde de 6 millions 473 mille livres au Portugal.
De l’ensemble des tableaux particuliers de la balance du commerce de la France avec chacune des autres nations, se forme le tableau général qui montre ce qu’en somme elle gagne ou perd en argent dans l’année.
Remarquez bien ce mot, en argent ; car encore une fois, il entre une valeur égale à celle qui sort ; tout ce que je considère ici, c’est la portion de ce qui rentre qui est en argent.
Est-ce un avantage pour un pays que la balance du commerce soit en sa faveur ?
Cette question équivaut à celle-ci :
Est-il plus avantageux pour un pays de recevoir cinquante millions, plus ou moins, en métaux précieux, plutôt qu’en toute autre denrée ?
Il ne faut pas perdre de vue que, soit en argent, soit en denrée, la valeur qu’on reçoit n’a rien de plus illusoire d’une façon que de l’autre. Cette valeur se compose de toutes les valeurs particulières dues aux individus ; or il n’est aucun individu de ceux à qui l’on doit, qui ne veuille recevoir en valeurs réelles et solides la totalité de ce qui lui est dû. Si au lieu de recevoir une somme de 25 mille francs en argent, il consent à la recevoir en marchandises, il ne se contentera pas d’une quantité de marchandises qui ne vaudrait que 20 mille fr. On voit que c’est la nation qui reçoit qui est juge de la valeur, et que si elle reçoit cinquante millions en denrées, ils valent bien cinquante millions en argent.
Or, à valeur égale, lequel vaut le mieux de l’argent ou de toute autre denrée ? Voilà en seconde analyse à quoi se réduit la même question.
Certainement l’argent a quelques avantages, parce qu’il est plus facilement échangeable, en tous lieux, contre les choses diverses dont on peut avoir besoin. C’est ce qui fait qu’en général dans la vie commune lorsqu’il y a un échange de marchandise contre de l’argent, bien que la marchandise vaille son prix, on considère celui qui, dans ce troc, reçoit l’argent, comme plus heureux que celui qui reçoit la marchandise.
Mais il ne faut pas estimer cet avantage au-delà de ce qu’il vaut, surtout de nation à nation. Si un particulier, quelque riche qu’il soit, n’a nul besoin d’avoir en caisse plus d’argent que n’en exigent ses affaires du moment, une nation en a moins de besoin encore. Car un particulier peut avoir intérêt à mettre sa fortune sous une forme telle qu’il puisse en disposer promptement selon que la circonstance ou son caprice en décident ; tandis qu’une nation dont les capitaux sont engagés, dispersés sous mille formes différentes, n’est jamais dans le cas de faire ce qu’un particulier appelle réaliser.
Je vais plus loin, et je dis que, quelle que soit la balance du commerce, il n’entrera pas dans un pays plus de métaux précieux qu’il n’est nécessaire d’une part pour fabriquer les meubles d’orfèvrerie et de bijouterie qu’elle veut se donner ; et d’autre part pour servir, sous la forme de numéraire, à la circulation des propriétés ; par la raison que toute quantité d’or et d’argent que l’on a au-delà de ce qui est ainsi employé, est un capital dormant, et que personne n’est disposé à perdre les intérêts d’une portion de son capital.
Nous avons même vu, en traitant des capitaux, que plus un pays est riche et plus la portion de son capital qui est en or ou en argent, est petite relativement au reste. Lorsqu’un pays a de cette façon la quantité de métaux précieux qu’il peut employer, il n’y a pas de lois ni de surveillance, si sévères qu’elles soient, qui empêchent le surplus de sortir, parce que les métaux précieux sont une des marchandises les plus aisées à passer en fraude, et que l’intérêt personnel excite puissamment à les porter du lieu où ils valent relativement moins, au lieu où ils valent relativement plus. Il est défendu de sortir de l’argent d’Espagne, et l’Espagne fournit de l’argent à toute l’Europe.
De quoi servent donc tous les soins que prennent les gouvernements pour faire pencher en faveur de leur nation la balance du commerce ? À peu près à rien, si ce n’est à former de beaux tableaux démentis par les faits [38] ; heureusement que ces faits-là ne sont point des malheurs. Quand une nation a la quantité de numéraire nécessaire à la circulation de ses biens, il n’en vient pas davantage, parce que les particuliers n’ont aucun intérêt à le faire venir ; et si les particuliers n’ont aucun intérêt à le faire venir, la totalité des particuliers, c’est-à-dire la nation, n’y est pas plus intéressée.
La nation est intéressée à produire beaucoup, à vendre beaucoup de productions au-dehors, afin de recevoir une grande quantité de productions en échange des siennes ; du reste peu lui importe qu’on la paie en argent ou en marchandises. Si l’argent vient à manquer chez elle, il en entrera naturellement, parce que l’argent s’élèvera à un prix tel, qu’il sera plus lucratif d’y envoyer cette denrée-là qu’une autre. Si l’argent n’y manque pas, pourquoi le rechercher à l’exclusion des autres denrées ? Ne vaut-il pas mieux que la nation reçoive du blé, du vin, des agrès, des étoffes, ou toute autre chose dont elle a un plus grand besoin ? Sans doute il ne convient pas à un fabricant de soieries de recevoir d’Allemagne, en paiement de ses étoffes, des quincailleries, parce qu’il n’en est pas marchand ; mais il lui convient de recevoir une lettre de change payable par le quincaillier, qui gagne de son côté sur son commerce.
Tous les gouvernements, sans exception, ont méconnu ces principes ; ils se sont tous dirigés d’après l’idée où ils étaient, en premier lieu que les métaux précieux étaient la seule richesse désirable, et en second lieu qu’on en pouvait faire entrer par des moyens forcés [39] .
Le gouvernement anglais particulièrement a poussé au dernier degré le soin de faire pencher en faveur de son pays la balance du commerce. Il n’a point rendu la monnaie métallique plus abondante, bien au contraire ; mais plusieurs actes de l’administration publique, le génie de la nation et un concours de circonstances très remarquables, ont constamment augmenté les productions de l’Angleterre, et par conséquent ses richesses ; ce qui lui a fourni les moyens de faire, soit au-dedans, soit au-dehors, d’immenses consommations, et de frapper les regards de la terre du spectacle de son opulence.
Que ces consommations aient été assez bien entendues pour avoir beaucoup contribué au bonheur et à la gloire de la nation anglaise en général, c’est ce qui paraît infiniment plus douteux.
[I-182]
Un voyageur qui apporte son argent dans un pays et qui l’y mange, produit le même effet pour ce pays, que si ce pays exportait la denrée que le voyageur y consomme. Il fait pencher d’autant la balance du commerce, ou plutôt du numéraire, en faveur du pays qu’il vient visiter. Mais il n’augmente pas pour ce pays la masse des produits, c’est-à-dire des richesses ; car s’il apporte et laisse dans le pays pour dix mille francs de produits, soit en argent soit en marchandise, il consomme ou emporte des produits pour une valeur égale. Quand son voyage est fini, il ne reste donc pas dans le pays plus de valeurs que lorsqu’il y est entré. Il y laisse des guinées ou des piastres, ou toute autre chose qu’il lui a plu d’y apporter ; mais il y a détruit du vin, de la volaille, en un mot tout ce qu’il lui a plu d’y consommer.
Si le vin, si la volaille, et toutes les autres choses que l’étranger a consommées n’eussent pas été produites sans la circonstance de son voyage, la nation se trouve à la vérité plus riche de tout le montant de cette production. Comme une nation qui ne fournissant rien à ses voisins et qui viendrait tout à coup à fabriquer et à leur vendre un produit nouveau, se trouverait plus riche de tout ce produit nouveau. Ce n’est pas la circonstance de vendre ce qu’on a produit, mais de le produire, qui augmente la masse des richesses. L’étranger a été utile en provoquant cette production ; mais si cette production avait été provoquée par d’autres habitants du même pays, c’est-à-dire si d’autres habitants avaient produit de leur côté assez pour acheter ce que l’étranger a acheté, l’effet aurait été plus favorable encore, puisque la nation aurait eu double production, celle qui aurait été vendue d’abord et celle avec quoi on l’aurait achetée.
Ainsi se présente le fait considéré sous le point de vue principal. Mais il est ordinairement accompagné de quelques accessoires qui en changent un peu les résultats.
Un étranger qui ne connaît bien ni la langue, ni les valeurs, et qui souvent a la faiblesse de vouloir imposer par le faste et la dépense, donne en effet plus de valeurs qu’il n’en reçoit. Tantôt il se livre à des libéralités gratuites, tantôt il est dupé faute de précautions et de connaissances. Or ce qui sort de sa poche de cette manière, que la chose soit gagnée légitimement ou non, n’en est pas moins un gain réel pour l’individu qui en profite et pour la nation.
En second lieu, un étranger paie des avantages qui ne coûtent rien à la nation, ou dont elle aurait fait la dépense sans cela. Tels sont les spectacles, les fêtes, et même les curiosités de la nature et des arts dont elle ne permet pas une jouissance purement gratuite.
En voilà assez pour faire considérer la visite des étrangers comme profitable, et tout ce qui peut les attirer comme des objets précieux. Aussi les Italiens regardent-ils avec raison les beaux débris de l’Antiquité qui couvrent leur territoire, comme très productifs pour eux, et le calcul de l’intérêt entre pour le moins autant que l’amour des arts, dans les soins qu’ils mettent à les conserver.
Cependant, qu’on y prenne garde, il faut faire peu de sacrifices uniquement dans le but d’attirer des étrangers. Ces sacrifices atteignent et surpassent bien vite l’avantage qu’ils procurent. On prétend que les courtisans de Louis XIV lui représentaient les énormes dépenses qu’il faisait en fêtes, comme balancées par ce que les étrangers curieux de ces fêtes laissaient en France. J’ai bien peur que Louis XIV et tous ses ministres ne fissent un mauvais calcul. Ce qu’il y a de plus clair dans le résultat de ces fêtes, c’est d’abord l’énorme consommation de valeurs de tout genre qui s’y faisait en un petit nombre d’instants. Quant aux gains, il ne faut pas sans doute compter pour tels l’argent qu’un provincial y venait dépenser ; c’était une perte pour la nation et non pas un profit. Il en est qui venaient y dissiper en trois jours ce qui aurait suffi à l’entretien de leur famille pendant une année. Restent donc les valeurs que des étrangers du dehors avaient apportées, ou plutôt l’excédent de ces valeurs sur leurs consommations ; or on conviendra que c’était un faible dédommagement des millions que le roi dépensait dans ces fêtes. Des fêtes pareilles peuvent être des choses fort agréables comme divertissement ; mais ce sont assurément des choses fort ridicules comme calcul. Que penserait-on d’un marchand qui ouvrirait un bal dans sa boutique, paierait des bateleurs, et distribuerait des rafraîchissements pour faire aller son commerce ?
D’ailleurs est-il bien sûr qu’une fête, un spectacle, quelque magnifiques qu’on les suppose, amènent beaucoup d’étrangers du dehors ? Les étrangers ne sont-ils pas plutôt attirés, ou par le commerce, ou par de riches trésors d’antiquités, ou par de nombreux chefs-d’œuvre des arts qui ne se trouvent nulle part ailleurs, ou par un climat, des eaux singulièrement favorables à la santé, ou bien encore par le désir de visiter des lieux illustrés par de grands événements, et d’apprendre une langue fort répandue ? Je serais assez tenté de croire que la jouissance de quelques plaisirs futiles n’a jamais attiré de bien loin beaucoup de monde. Un spectacle, une fête font faire quelques lieues, mais rarement font entreprendre un voyage. Il n’est pas vraisemblable que l’envie de voir l’opéra de Paris soit le motif pour lequel tant d’Allemands, d’Anglais, d’Italiens viennent visiter cette grande capitale, qui a heureusement de bien plus justes droits à la curiosité générale. Les Espagnols regardent leurs combats de taureaux comme excessivement curieux ; cependant je ne pense pas que beaucoup de Français aient fait le voyage de Madrid pour en avoir le divertissement. Ces sortes de jeux sont fréquentés par les étrangers qui sont attirés dans le pays pour d’autres causes, mais ce n’est pas celle-là qui détermine leur déplacement.
Melon, dans son Essai politique sur le commerce, dit que « les spectacles ne sauraient être trop grands, trop magnifiques, et trop multipliés ; que c’est un commerce où la France reçoit toujours sans donner ». Elle donne les consommations qu’elle y fait : voilà une chose certaine ; quant au bénéfice qu’elle en retire, il est fort douteux. On fait fort bien de dépenser beaucoup en spectacles, si l’on y trouve son plaisir ; mais je n’aime pas qu’on représente cette dépense comme un gain.
Une acquisition vraiment profitable pour une nation, c’est celle d’un étranger qui vient s’y fixer en transportant avec lui sa fortune. Il lui procure à la fois deux sources de richesses : de l’industrie et des capitaux. Cela vaut des champs ajoutés à son territoire ; sans parler d’un accroissement de population précieuse quand il apporte en même temps de l’affection et des vertus.
« À l’avènement de Fréderic Guillaume à la régence, dit le roi de Prusse dans son Histoire de Brandebourg [40] , on ne faisait dans ce pays ni chapeaux, ni bas, ni serges, ni aucune étoffe de laine. L’industrie des Français nous enrichit de toutes ces manufactures. Ils établirent des fabriques de draps, d’étamines, de petites étoffes, de bonnets, de bas tissus au métier ; des chapeaux de castor, de poil de lapin et de lièvre ; des teintures de toute espèce. quelques-uns de ces réfugiés se firent marchands, et débitèrent en détail l’industrie des autres. Berlin eut des orfèvres, des bijoutiers, des horlogers, des sculpteurs ; et les Français qui s’établirent dans le plat pays y cultivèrent le tabac, et firent venir des fruits excellents dans des contrées sablonneuses qui par leurs soins devinrent des potagers admirables ».
Mais si l’expatriation accompagnée d’industrie, de capitaux et d’affection est un pur gain pour la patrie adoptive, nulle perte n’est plus sèche et plus complète pour la patrie abandonnée [41] .
Et qu’on ne croie pas que des lois coercitives puissent prévenir ce malheur. On ne retient point un concitoyen par force, à moins de le mettre en prison. On retient encore moins sa fortune mobilière s’il veut la faire sortir. Sans parler de la fraude qu’il est souvent impossible d’empêcher, ne peut-il pas convertir son avoir en marchandises dont la sortie est tolérée, encouragée, et les adresser, ou les faire adresser au-dehors ? Cette exportation n’est-elle pas une perte réelle de valeur ? Quel moyen un gouvernement a-t-il pour deviner qu’elle n’entraînera point de retour ? La meilleure manière de retenir les hommes et de les attirer, c’est d’être juste et bon envers tous, et d’assurer à tous la jouissance des droits qu’ils regardent comme les plus précieux : la libre disposition de leurs personnes et de leurs biens, la faculté d’aller, de venir, de rester, de parler, de lire et d’écrire avec une entière sûreté.
[I-191]
Lorsqu’une entreprise commerciale exige des capitaux qui excèdent les facultés d’un seul particulier, alors plusieurs particuliers se réunissent, et forment entre eux un capital suffisant pour faire aller l’entreprise. On se partage ensuite les produits en proportion des fonds qu’on a avancés, ou, si l’on veut, des actions qu’on a prises.
J’ai principalement en vue les associations en commandite [42] , les autres n’entraînant pas d’autres effets que les entreprises individuelles.
Au moyen des compagnies, une nation peut étendre son commerce dans des lieux qui lui seraient demeurés étrangers. Mais on aurait tort de croire que ce soit toujours, et incontestablement, un avantage pour un pays d’acquérir un nouveau commerce. Tel commerce peut procurer des gains à un négociant, à une compagnie, et occasionner des pertes à la nation, ainsi qu’on le verra tout à l’heure. Tel genre d’entreprises peut convenir à une nation et ne point convenir à une autre. Smith a prouvé [43] que le commerce des Indes, par exemple, était préjudiciable à la Suède et au Danemark, dont l’industrie intérieure est languissante faute de capitaux, et que les compagnies des Indes établies dans ces pays, en attirant une partie des capitaux vers ces spéculations lointaines qui les occupent plusieurs années, causent à cet État un dommage que les profits qu’elles donnent sont bien loin de couvrir. En général, de tous les capitaux, ceux qui sont le plus mal employés pour les intérêts d’une nation, sont ceux qui se trouvent engagés dans un commerce lointain. Dans un tel commerce, une seule affaire occupe une portion de capital pendant trois ou quatre ans. Dans un commerce rapproché et dans le même espace de temps, le même capital servirait à terminer six, huit, dix affaires et même davantage, et mettrait par conséquent en activité beaucoup plus d’industrie. D’ailleurs les capitaux, c’est-à-dire les richesses nationales, sont bien plus hasardés dans les entreprises lointaines, où l’on est si souvent dupe des hommes et des éléments.
Il ne faut pas non plus s’imaginer légèrement qu’un certain commerce ne puisse absolument être fait que par une compagnie ; cela a été dit bien souvent de celui de l’Inde, et cependant plus d’un siècle durant, les Portugais l’ont fait sans compagnie, avec plus de succès qu’aucune autre nation.
D’un autre côté il n’est pas du tout nécessaire, ainsi que nous l’avons déjà vu (chapitres 7 et 12), que les capitaux dont on a besoin pour cultiver une branche d’industrie se trouvent mis en œuvre par des personnes unies d’intérêt. Outre qu’une maison de commerce estimée dispose, par son seul crédit, de sommes qui surpassent dix fois son avoir, des négociants libres peuvent se partager naturellement les fonctions d’un commerce étendu. Les uns vont s’établir aux Indes, et rassemblent pour la saison du départ les marchandises dont on sait que les armateurs d’Europe s’accommoderont ; d’autres négociants, en Europe, achètent les cargaisons à leur arrivée, ou procurent les pacotilles pour de nouvelles expéditions. Chacun se voue à la partie qui convient à son caractère, à ses talents, à sa fortune ; et quand un commerce est ainsi abandonné à lui-même, on peut être assuré qu’il ne s’en fait que ce qui convient à la situation actuelle, aux circonstances politiques, aux capitaux de la nation et des particuliers.
Mais quand des faveurs spéciales, et des faveurs toujours accordées aux dépens du public, engagent une certaine masse de capitaux et d’industrie à se diriger d’un côté où ils ne seraient point allés sans cela, dès lors il y a des inconvénients à redouter ; et notamment celui de déterminer une direction de capitaux et d’industrie qui n’est pas la plus favorable, puisqu’elle a eu besoin de cet encouragement.
Ce n’est pas tout :
Quelquefois le gouvernement, séduit par les bénéfices que les compagnies promettent, veut y être intéressé ; et comme un gouvernement est le plus mauvais de tous les commerçants, il y dissipe les fonds du Trésor public loin de les accroître, fait échouer l’entreprise seulement pour avoir voulu s’en mêler, et finit par ruiner ses associés.
D’autres fois la compagnie, faisant envisager au gouvernement l’avantage qu’elle retirera d’un certain commerce, comme un avantage pour la nation, demande que la nation paie cet avantage en lui accordant un privilège exclusif.
L’intérêt personnel a fait valoir beaucoup de raisons en faveur des compagnies privilégiées.
Quand on veut commercer avec certains peuples, il y a des précautions à prendre, qui ne peuvent être bien prises, diton, que par des compagnies. Tantôt ce sont des forts, une marine à entretenir ; mais faut-il faire le commerce à main armée ? et dans cette supposition, les forces nationales ne sont-elles pas destinées à protéger le commerce national ? Tantôt ce sont des ménagements diplomatiques à avoir. Les Chinois, par exemple, sont un peuple si attaché à de certaines formes, si soupçonneux, si indépendant des autres nations par l’éloignement, l’immensité de son empire et la nature de ses besoins, que ce n’est que par une faveur spéciale, et qu’il serait facile de perdre, qu’on peut trafiquer avec eux. Il faut nous passer de leur thé, de leurs soies, de leurs nankins, ou bien prendre les précautions qui seules peuvent continuer à nous les procurer. Or des relations particulières risqueraient de troubler l’harmonie nécessaire au commerce qui se fait entre les deux nations.
Ces motifs ne sont point sans force et méritent d’être soigneusement pesés, quand il s’agit d’accorder ou de refuser un privilège exclusif. Mais en même temps il convient d’observer qu’il y a peu de nations, qu’il n’y en a point peut-être à laquelle ce raisonnement puisse s’appliquer, si ce n’est la nation chinoise, la seule que je sache qui possède exclusivement des denrées devenues nécessaires pour nous. En second lieu, est-il bien sûr que les agents d’une compagnie, souvent très hautains et qui se sentent protégés par les forces militaires, soit de leur nation, soit de leur compagnie ; est-il bien sûr, dis-je, qu’ils soient plus propres à entretenir des relations de bonne amitié, que des particuliers nécessairement plus soumis aux lois des peuples qui les reçoivent, des particuliers à qui l’intérêt personnel interdit tout mauvais procédé à la suite duquel leurs biens et peut-être leurs personnes pourraient être exposés. Enfin, mettant les choses au pis, et supposant que sans une compagnie privilégiée le commerce de la Chine fût impossible, serait-on pour cela privé des produits de cette contrée ? Non, assurément. Le commerce des denrées de Chine se fera toujours, par la raison que ce commerce convient aux Chinois et à la nation qui le fera. Paierait-on ces denrées un prix extravagant ? on ne doit pas le supposer, quand on voit les trois-quarts des nations d’Europe qui n’envoient pas un seul vaisseau à la Chine, et qui n’en sont pas moins bien pourvues de thé, de soies et de nankin, à des prix fort raisonnables.
Un autre argument plus généralement applicable, et dont on a tiré plus de parti, est celui-ci : Une compagnie achetant seule dans les pays dont elle a le commerce exclusif, n’y établit point de concurrence d’acheteurs, et par conséquent en obtient les données à meilleur marché.
D’abord il n’est pas exact de dire que le privilège écarte toute concurrence. Il écarte à la vérité la concurrence des négociants nationaux, qui serait fort utile à la nation ; mais il n’exclut pas du même commerce les compagnies privilégiées, ni les négociants libres des autres États.
En second lieu, il est beaucoup de denrées dont les prix n’augmenteraient pas en raison de la concurrence qu’on affecte de redouter, et qui au fond est assez peu de chose.
S’il partait de Marseille, de Bordeaux, de l’Orient, des vaisseaux pour aller acheter du thé à la Chine, il ne faut pas croire que les armateurs de tous ces navires réunis achetassent plus de thé que nous n’en avons besoin ; ils auraient trop de peur de ne pouvoir s’en défaire. Or, s’ils n’en achètent pour nous que ce qui s’en achète pour nous par d’autres négociants, le débit du thé en Chine n’en sera pas augmenté : cette denrée n’y deviendra pas plus rare. Pour que nos négociants le payassent plus cher, il faudrait qu’il renchérît pour les Chinois eux-mêmes ; et dans un pays où il se vend mille fois plus de thé que n’en consomment tous les Européens ensemble, ce ne serait pas l’enchère de quelques négociants de France qui en ferait monter sensiblement le prix.
Il est à la vérité dans l’Orient, qui nous sert en ce moment d’exemple, des sortes de marchandises que la concurrence européenne pourrait faire renchérir ; mais pourquoi serait-ce un motif d’intervertir, à l’égard de ces contrées seulement, les règles que l’on suit partout ailleurs ? Afin de payer moins cher aux Allemands les quincailleries et les merceries que nous leur achetons, donne-t-on à une compagnie le privilège exclusif d’aller les acheter en Allemagne et de les revendre parmi nous ?
Si l’on suivait avec l’Orient la marche qu’on suit avec toutes les autres contrées étrangères, le prix de certaines marchandises n’y resterait pas longtemps au-dessus du taux où les portent naturellement les frais de leur production ; car ce prix trop élevé exciterait à les produire, et la concurrence des vendeurs se mettrait bien vite au niveau de celle des acheteurs.
Mais supposons que l’avantage d’acheter à bon marché fût aussi réel qu’on le représente, il faudrait du moins que la nation participât à ce bon prix, et que les consommateurs nationaux payassent moins cher ce que la compagnie paie moins cher. Or c’est exactement le contraire qui arrive, et la raison en est simple : la compagnie, qui n’est réellement pas débarrassée de concurrents dans ses achats, l’est effectivement dans ses ventes, puisque ses compatriotes ne peuvent acheter que d’elle les marchandises qui font l’objet de son commerce, et que les marchandises de même sorte qui pourraient être apportées par des négociants étrangers sont écartées par des droits très forts ou par une prohibition absolue. Elle est maîtresse des prix, surtout lorsqu’elle a soin, comme son intérêt l’y invite, de tenir le marché non complètement approvisionné, understocked, comme disent les Anglais ; de manière que la demande se trouvant un peu supérieure à la provision, la concurrence des acheteurs soutienne le prix de la marchandise.
C’est ainsi que les compagnies, non seulement font un gain usuraire sur le consommateur, mais qu’elles lui font encore payer les dégâts et les fraudes inévitables dans une si grande machine, gouvernée par des directeurs et des agents sans nombre, dispersés aux deux bouts de la terre. Le commerce interlope [44] et la contrebande peuvent seuls mettre des bornes aux énormes bénéfices des compagnies privilégiées ; et sous ce rapport, le commerce interlope et la contrebande ne sont pas sans quelqu’utilité, quoiqu’excessivement blâmables sous d’autres rapports.
Or ce gain, tel qu’il vient d’être analysé, est-il un gain pour la nation qui a une compagnie privilégiée ? Nullement. Il est en entier levé sur cette nation ; toute la valeur que le consommateur paie au-delà du prix où le commerce le plus libre porterait la marchandise, n’est plus une valeur produite ; c’est une valeur dont le gouvernement gratifie le commerçant, aux dépens du consommateur ; c’est une valeur qui passe de la poche d’un citoyen dans celle d’un autre.
Au moins, ajoutera-t-on peut-être, ce gain reste au sein de la nation, et s’y dépense. — Fort bien ; mais qui est-ce qui le dépense ? Cette question vaut la peine d’être faite. Si, dans une famille, un des membres s’emparait du principal revenu, se faisait faire les plus beaux habits, et mangeait les meilleurs morceaux, serait-il bien venu à dire aux autres individus de la même famille : Que vous importe que ce soit vous ou moi qui dépensions ? Au total, ne dépensons-nous pas le même revenu ? Tout cela revient au même ?...
Ce gain tout à la fois exclusif et usuraire procurerait aux compagnies privilégiées des richesses immenses, s’il était possible que leurs affaires fussent bien gérées ; mais la cupidité des agents, la longueur des entreprises, l’éloignement des comptables, l’incapacité des intéressés, sont pour elles des causes sans cesse agissantes de ruine. L’activité et la clairvoyance de l’intérêt personnel sont encore plus nécessaires dans les affaires longues et délicates que dans toutes les autres. Et quelle surveillance active et clairvoyante peuvent exercer des actionnaires qui sont quelquefois au nombre de plusieurs centaines, et qui ont presque tous des intérêts ou des plaisirs plus chers à soigner ? On se souvient qu’un des directeurs de la compagnie des Indes, demandant à La Bourdonnais comment il avait mieux fait ses affaires que celles de la compagnie, celui-ci répondit : C’est que je règle ce qui me concerne selon mes lumières, et que je suis obligé de suivre vos instructions pour ce qui concerne la compagnie.
Telles sont les suites des privilèges accordés aux compagnies commerçantes, et je vous prie de remarquer que ce sont des conséquences nécessaires, résultant de la nature de la chose, tellement que certaines circonstances peuvent les modifier, non les détruire. C’est ainsi que la compagnie anglaise des Indes n’a pas été si mal que les trois ou quatre compagnies françaises qu’on a essayé d’établir à différentes époques [45] . Elle est en même temps souveraine, et les plus détestables souverainetés peuvent subsister plusieurs siècles ; témoin celle des Mamelouks sur l’Égypte.
Quelques autres inconvénients d’un ordre inférieur marchent à la suite des industries privilégiées. Souvent un privilège exclusif fait fuir et transporte à l’étranger des capitaux et une industrie qui ne demandaient qu’à se fixer dans le pays.
Dans les derniers temps du règne de Louis XIV, la Compagnie des Indes ne pouvant se soutenir malgré son privilège exclusif, en céda l’exercice à quelques armateurs de Saint-Malo, moyennant une légère part dans leur bénéfice. Ce commerce commençait à se ranimer sous l’influence de la liberté, et l’année 1714, époque où expirait entièrement le privilège de la compagnie, lui aurait donné toute l’activité que comportait la triste situation de la France ; mais la compagnie sollicita une prolongation de privilège et l’obtint, tandis que des négociants avaient déjà commencé des expéditions pour leur compte. Un vaisseau marchand de Saint-Malo, commandé par un breton nommé Lamerville, arriva sur les côtes de France revenant de l’Inde. Il voulut entrer dans le port ; on lui dit qu’il n’en avait pas le droit, et que ce commerce n’était plus libre. Il fut contraint de poursuivre son chemin jusqu’au premier port de la Belgique. Il entra dans celui d’Ostende où il vendit sa cargaison. Le gouverneur de la Belgique, instruit du profit immense qu’il avait fait, proposa au même capitaine de retourner dans l’Inde avec des vaisseaux qu’on équiperait exprès. Lamerville fit en conséquence plusieurs voyages pour différents individus, et ce fut là l’origine de la compagnie d’Ostende [46] . Nous avons vu que les consommateurs ne pouvaient que perdre à ce monopole, et certainement ils y perdirent ; mais du moins les intéressés devaient y gagner ; ils y perdirent aussi, malgré le monopole du tabac et celui des loteries, et d’autres encore que le gouvernement leur accorda [47] .
« Enfin, dit Voltaire [48] , il n’est resté aux Français dans l’Inde que le regret d’avoir dépensé pendant plus de quarante ans des sommes immenses pour entretenir une compagnie qui n’a jamais fait le moindre profit, qui n’a jamais rien payé aux actionnaires ni à ses créanciers du produit de son négoce, et qui dans son administration indienne n’a subsisté que d’un secret brigandage. »
Le privilège exclusif d’une compagnie est justifiable quand il est l’unique moyen d’ouvrir un commerce tout neuf avec des peuples éloignés ou barbares. Il devient alors une espèce de brevet d’invention dont l’avantage couvre les risques d’une entreprise hasardeuse et les frais de première tentative ; les consommateurs ne peuvent pas se plaindre de la cherté des produits, qui seraient bien plus chers sans cela, puisqu’ils ne les auraient pas du tout. Mais, de même que les brevets d’invention, ce privilège ne doit durer que le temps nécessaire pour indemniser complètement les entrepreneurs de leurs avances et de leur risque. Passé ce terme, il ne serait plus qu’un don qu’on leur ferait gratuitement aux dépens de leurs concitoyens, qui ont reçu de la nature le droit de se procurer les denrées qui leur sont nécessaires où ils peuvent, et au plus bas prix possible.
On pourrait faire sur les privilèges relatifs aux manufactures à peu près les mêmes raisonnements que sur ceux relatifs au commerce. Ce qui fait que les gouvernements se laissent entraîner si facilement dans ces sortes de mesures, c’est d’une part qu’on leur présente le gain sans s’embarrasser de rechercher comment et par qui il est payé, et d’une autre part que ces prétendus gains peuvent être, bien ou mal, à tort ou à raison, appréciés par des calculs numériques ; tandis que l’inconvénient, tandis que la perte, affectant plusieurs parties du corps social et l’affectant d’une manière indirecte, compliquée et générale, échappe entièrement au calcul. On a dit qu’en économie politique il ne fallait s’en rapporter qu’aux chiffres. Quand je vois qu’il n’y a pas d’opération détestable qu’on n’ait soutenue et déterminée par des calculs arithmétiques, je croirais bien plutôt que ce sont les chiffres qui tuent les États. Ce sont eux bien évidemment qui ont accéléré la chute de l’ancienne monarchie française, et qui en entraîneront encore d’autres.
[I-208]
Les colonies sont des établissements formés dans des pays lointains par une nation plus ancienne, qu’on nomme la métropole. Quand cette nation veut étendre ses relations dans un pays populeux, déjà civilisé, et dont elle ne serait pas bien venue à envahir le territoire, elle se borne à y établir un comptoir, un lieu de négoce, où ses facteurs trafiquent conformément aux lois du pays, comme les Européens ont fait en Chine, au Japon. Quand les colonies secouent l’autorité du gouvernement de la métropole, elles cessent de porter le nom de colonies, et deviennent des États indépendants [49] .
Une nation fonde ordinairement des colonies quand sa nombreuse population se trouve à l’étroit dans son ancien territoire, et quand le caractère inquiet et entreprenant de ses citoyens excite les moins fortunés d’entre eux à chercher sous un autre ciel une subsistance plus facile. Ce motif paraît être celui qui portait les peuples anciens à fonder des colonies. Les peuples modernes en ont eu d’autres encore. L’art de la navigation, perfectionné dans leurs mains, leur a ouvert de nouvelles routes, leur a découvert des pays inconnus. Ils sont allés jusque dans un autre hémisphère, et sous des climats inhospitaliers, non pour s’y fixer eux et leur postérité, mais pour y recueillir des denrées précieuses, et rapporter dans leur patrie les fruits d’une production précipitée et considérable.
Il convient de remarquer ces motifs divers ; car ils entraînent deux systèmes coloniaux très différents dans leurs effets. Je serais tenté d’appeler le premier système colonial des anciens, et l’autre système colonial des modernes, quoique chez les anciens il y ait eu, à ce qu’il semble, quelques entreprises pareilles à celles qui ont eu tant d’éclat au XVIe siècle, telles que la navigation des Argonautes et quelques établissements formés par les Carthaginois ; et que chez les modernes il y ait eu des colonies fondées sur les mêmes principes que celles des anciens, notamment dans l’Amérique septentrionale.
La production dans les colonies formées suivant le système des anciens, n’est pas d’abord fort grande, mais elle s’accroît avec rapidité. On ne choisit guère de patrie adoptive que là où le sol est fertile et le climat favorable ; c’est pour l’ordinaire un pays tout neuf, soit qu’auparavant il fût complètement inhabité, soit qu’il n’eût pour habitants que des peuplades grossières, par conséquent peu nombreuses, et hors d’état d’épuiser les facultés productives du sol. Un peuple plus avancé aurait produit beaucoup, se serait multiplié en proportion, et l’on n’aurait pas aisément envahi son territoire.
Des familles élevées dans un pays civilisé qui vont s’établir dans un pays nouveau, y portent les connaissances théoriques et pratiques qui sont un des principaux éléments de l’industrie. Elles y portent l’habitude du travail par le moyen duquel ces facultés sont mises en œuvre, et l’habitude de la subordination si nécessaire au maintien de l’ordre social ; elles y portent quelques capitaux, non pas en argent, mais en outils, en provisions variées ; enfin elles ne partagent avec aucun propriétaire les fruits d’un terrain vierge dont l’étendue surpasse pendant longtemps ce qu’elles sont en état de cultiver. À ces causes de prospérité, on doit ajouter peut-être la plus grande de toutes, c’est-à-dire le désir qu’ont tous les hommes d’améliorer leur condition, et de rendre le plus heureux possible le sort qu’ils ont définitivement embrassé.
L’accroissement des produits, quelque rapide qu’il ait paru dans toutes les colonies fondées sur ce principe, aurait été plus remarquable encore, si les colons avaient porté avec eux de vastes capitaux ; mais, nous l’avons déjà observé, ce ne sont pas les familles favorisées de la fortune qui s’expatrient : il est rare que les hommes qui sont en état de disposer d’un capital suffisant pour vivre avec quelques douceurs dans le pays où ils sont nés, et où ils ont passé les années de leur enfance qui l’embellissent tant à leurs yeux, renoncent à leurs habitudes, à leurs amis, à leurs parents, pour courir les chances toujours incertaines, et supporter les rigueurs toujours inévitables d’un établissement nouveau. Voilà pourquoi les colonies, dans leurs commencements, manquent de capitaux, et en partie pourquoi l’intérêt de l’argent y est si élevé.
À la vérité les capitaux s’y forment plus vite que dans les États anciennement civilisés. Il semble que les colons, en quittant leur pays natal, y laissent une partie de leurs vices. Ils renoncent au faste, à ce faste qui coûte si cher dans notre Europe, et qui sert si peu. Là où ils vont, on est forcé de ne plus estimer que les qualités utiles, et l’on ne consomme plus que ce qu’il faut pour vivre. Or la consommation nécessaire pour vivre et même pour bien vivre, n’est pas si considérable qu’on le croit. Ils ont peu de villes, et surtout n’en ont point de grandes ; la vie agricole qu’ils sont en général contraints de mener est la plus économique de toutes ; enfin leur industrie est proportionnellement la plus productive et celle qui exige le moins de capitaux [50] .
Le gouvernement de la colonie participe aux qualités qui distinguent les particuliers. Il s’occupe de son affaire, dissipe fort peu, et ne cherche querelle à personne ; aussi les contributions y sont-elles très faibles, quelquefois nulles, et prenant peu de chose ou rien sur les revenus des administrés, leur permettent d’autant mieux de croître en prospérité. C’est ainsi que, même avec peu de capitaux, les produits annuels des colonies excèdent de beaucoup leurs consommations. De là cet accroissement rapide de richesses et de population qu’on y remarque. Car à mesure qu’il se forme des capitaux, le travail industriel de l’homme y devient recherché ; et l’on sait que les hommes naissent partout où il en est besoin [51] .
On peut maintenant s’expliquer pourquoi les progrès des colonies grecques furent si rapides. Éphèse et Milet dans l’Asie mineure, Tarente en Italie, Syracuse et Agrigente en Sicile, paraissent avoir surpassé en peu de temps leurs métropoles. Les colonies anglaises de l’Amérique septentrionale, qui dans nos temps modernes ressemblent le plus aux colonies des Grecs, ont offert un spectacle de prospérité peut-être moins éclatant, mais non moins digne de remarque.
Je passe aux colonies formées suivant le système colonial des modernes.
Ceux qui les fondèrent furent pour la plupart des aventuriers qui cherchèrent, non une patrie adoptive, mais une fortune qu’ils pussent rapporter, pour en jouir dans leur ancien pays [52] .
Les premiers d’entre eux trouvèrent d’un côté aux Antilles, au Mexique, au Pérou et plus tard au Brésil, et d’un autre côté aux Indes orientales, de quoi satisfaire leur cupidité toute grande qu’elle était. Ceux qui leur ont succédé ont trouvé moins d’or et d’argent, mais ils se sont aperçu que le sol de plusieurs colonies était susceptible de produire beaucoup d’autres denrées précieuses et moins susceptibles de s’épuiser, telles que le sucre, l’indigo, le coton, le café, etc. Ces derniers venus ont un peu participé au génie de leurs prédécesseurs ; cependant les progrès de la civilisation européenne et l’autorité des gouvernements de leurs métropoles ont jusqu’à un certain point régularisé l’action de leur industrie. La propriété des terres y a été consacrée ; de grands capitaux sont devenus nécessaires pour leur exploitation ; mais toujours ils ont conservé plus ou moins l’esprit de retour, le désir, non de vivre dans l’aisance sur leurs terres et d’y laisser en mourant une famille heureuse et une réputation sans tache, mais le désir d’y gagner beaucoup pour aller jouir ailleurs de leurs immenses profits ; ce motif y a introduit des moyens violents d’exploitation, au premier rang desquels il faut placer l’esclavage.
Quel est l’effet de l’esclavage relativement à la production ?
Je ne doute aucunement qu’il ne l’augmente beaucoup, ou du moins que dans le travail de l’esclave, l’excédent des produits sur les consommations ne soit plus grand que dans le travail de l’homme libre. Le travail du premier n’a de bornes que le pouvoir de ses facultés ; le maître ou son commandeur ont soin qu’il fasse autant d’ouvrage qu’il peut en faire sans dépérir sensiblement. Le travail de l’homme libre a pour bornes ses facultés aussi, et, de plus, sa volonté. C’est en vain qu’on dirait que sa volonté est toujours de travailler le plus possible pour gagner le plus possible ; on sait trop qu’il n’en va pas ainsi, et que l’amour du gain est souvent subordonné à celui de la paresse et de la dissipation. L’homme libre a souvent peu de besoins pour le présent et peu de prévoyance pour l’avenir, et il ne regarde pas comme nécessaire de travailler au-delà de ce que réclament cette prévoyance et ces besoins. L’esclave travaille pour un besoin illimité : la cupidité de son maître ; et l’indolence de celui-ci, son amour pour les plaisirs ne font qu’aggraver son labeur.
L’entretien de l’esclave est aussi chétif que ses fatigues sont grandes [53] . Peu importe à son maître qu’il jouisse de la vie ; il lui suffit qu’il la conserve. Aux Antilles, un pantalon et une chemise ou un gilet, composent toute la garderobe d’un nègre ; son logement est une case sans aucun meuble ; sa nourriture, du manioc, auquel on ajoute de temps en temps, chez les bons maîtres, un peu de morue sèche.
Une population d’ouvriers libres prise en bloc est obligée d’entretenir des femmes, des enfants, des infirmes. Les liens de la parenté, de l’amitié, de l’amour, de la reconnaissance, y multiplient les consommations. Chez les esclaves, les consommations sont réglées par l’intérêt personnel ; on est ingénieux à supprimer, ou du moins à beaucoup réduire celles dont il ne résulte aucun profit. Les fatigues de l’esclave homme mûr affranchissent trop souvent le planteur de l’entretien du vieillard esclave. Les femmes, les enfants y jouissent peu des privilèges de leur faiblesse, et le doux penchant qui réunit les sexes y est soumis aux calculs d’un maître.
Ces considérations générales reçoivent une nouvelle force des résultats de l’expérience.
L’entretien annuel d’un nègre des Antilles, dans les habitations où ils sont tenus avec le plus d’humanité, ne revient pas à plus de 300 fr. ; joignons-y l’intérêt de son prix d’achat, et portons cet intérêt à dix pour cent, parce qu’il est viager. Le prix d’un nègre ordinaire étant de 2 000 fr. environ, l’intérêt sera de 200 liv. calculé au plus haut. Ainsi on peut estimer que chaque nègre coûte par an à son maître 500 francs. Maintenant comparons cette consommation annuelle d’un nègre, avec celle d’un manouvrier libre dans les mêmes colonies. Les plus grossiers, c’est-à-dire ceux dont la capacité n’est pas supérieure à celle du nègre esclave, se font payer leur journée sur le pied de cinq, six, sept francs, et quelquefois davantage. Prenons six francs pour terme moyen, et ne comptons que trois cents jours ouvrables dans l’année ; cela donnera, pour la somme de leurs gains annuels, 1 800 fr. En Europe, le salaire de la classe purement manouvrière excède de fort peu ses consommations : on en verra les raisons plus loin. Aux îles, où il y a moins de concurrence entre les manouvriers, accordons que leur consommation reste fort en arrière de leurs gains, et qu’un simple manouvrier qui a de la conduite mette tous les ans 800 fr. de côté. Il restera pour le montant de sa consommation 1 000 fr. ; et les gens qui ont habité les îles conviendront qu’il ne peut guère vivre à moins. Nous avons vu que celle d’un esclave ne va qu’à 500 fr.
Ainsi, en supposant que le travail forcé et constant de l’esclave ne produise rien de plus que celui du simple manouvrier, ce qui, je crois, est une supposition modérée, il résulterait toujours du rapprochement qui précède, que l’excédent du produit du travail d’un esclave sur sa consommation, surpasse de 500 fr. l’excédent du produit du travail d’un homme libre sur sa consommation.
L’expérience et le raisonnement se prêtent comme on voit un appui mutuel pour établir cette vérité. Comment est-il donc arrivé que Steuart, Turgot et Smith, se soient réunis pour affirmer que le travail de l’esclave revenait plus cher que celui de l’homme libre ? J’avoue que quand j’ai vu trois hommes aussi habiles soutenir cette opinion, je me suis fort défié de la mienne ; et dans ce moment même, je soumets l’une et l’autre au lecteur. Les raisonnements de ces trois auteurs se réduisent à ceci : un homme qui ne travaille pas et ne consomme pas pour son propre compte, travaille le moins et consomme le plus qu’il peut ; il n’a aucun intérêt à mettre dans ses travaux l’intelligence et le soin qui peuvent en assurer le succès ; le travail excessif dont on le surcharge abrège ses jours et oblige son maître à des remplacements coûteux ; enfin le serviteur libre a l’administration de son propre entretien, tandis que le maître a l’administration de l’entretien de son esclave ; et comme il est impossible que le maître administre avec autant d’économie que le serviteur libre, le service de l’esclave doit lui revenir plus cher [54] .
Je réponds qu’on peut s’en rapporter aux planteurs du soin d’employer à profit les facultés de leurs esclaves ; ils ont des surveillants très actifs, et s’il y a quelqu’abus sur ce point, c’est plutôt dans l’excès que dans le défaut du travail. L’esclave à la vérité n’est pas ingénieux dans le choix des méthodes qui perfectionnent et multiplient les produits ; mais on n’a pas besoin qu’il le soit ; cette partie de l’industrie est le fait du chef d’entreprise, et ce n’est que pour le travail manuel qu’on a besoin de l’esclave [55] . Si un excès de cupidité ou si la fureur et l’opiniâtreté d’un maître sont quelquefois cause de la mort prématurée de l’esclave, on peut dire qu’en général les planteurs entendent trop bien leurs intérêts pour s’exposer souvent à des pertes de ce genre ; ils tirent de l’esclave un travail forcé en ce qu’il excède pour l’ordinaire celui qu’il ferait s’il travaillait pour son propre compte ; mais ils sont intéressés à ne point pousser ce travail au point de détruire ses facultés et d’abréger ses jours, du moins les jours de son âge viril. Quant aux morts naturelles, elles se calculent ; et leur remplacement fait partie des dépenses annuelles de l’habitation, de même que le remplacement des outils et des machines ; et dans mon calcul j’en ai tenu compte, en mettant au rang des frais d’entretien de l’esclave, l’intérêt viager de son prix d’achat. Si en thèse générale les affaires particulières d’un serviteur sont mieux gérées par lui-même que par son maître, ce principe n’est point applicable ici. Quel est le motif qui balance, dans chaque personne, le penchant à satisfaire ses besoins et ses goûts ? C’est sans doute le soin de ménager ses ressources. Les besoins portent à étendre la consommation : l’économie tend à la réduire ; et, quand ces deux motifs agissent dans le même individu, on conçoit que l’un soit capable de servir de contrepoids à l’autre. Mais entre le maître et l’esclave la balance doit nécessairement pencher du côté de l’éco 543.nomie : les besoins, les désirs sont du côté du plus faible ; les raisons d’économie sont du côté du plus fort. Celui qui décide des consommations n’est jamais (dans ce qui regarde l’entretien de l’esclave) dominé par ses goûts : il l’est toujours par son intérêt. Écoutez les colons des îles : ils sont unanimement d’avis que la liberté des nègres rend leur travail beaucoup moins assidu et leurs consommations bien plus coûteuses. L’opiniâtreté seule qu’ils mettent à défendre l’esclavage, prouve contre l’opinion de Steuart, de Turgot et de Smith, contre une opinion que l’humanité paraît avoir inspirée à ces hommes respectables, et qu’ils ont voulu justifier par le raisonnement. Les colons seraient-ils si invinciblement attachés à cet ordre de choses, si l’expérience, si l’instinct ne leur disaient pas que leurs profits diminueraient et que leurs dépenses augmenteraient à le changer ? Il était reconnu à Saint-Domingue que le produit net d’une plantation payait en six années son prix d’achat ; tandis qu’en Europe le produit net n’est guère que le 25e, le 30e du prix d’achat, et quelquefois moins. Smith lui-même, dans un autre endroit, rapporte que les colons des îles anglaises conviennent que le rhum et la mélasse suffisent pour payer tous les frais d’une sucrerie, et que le sucre est tout profit. C’est, dit-il, comme si nos fermiers d’Europe payaient leurs dépenses et leurs fermages avec la paille seule, et que le grain tout entier formât le bénéfice net. Y a-t-il, je le demande, beaucoup de produits qui excèdent autant les frais de production ?
Je crois donc pouvoir affirmer que le travail de l’esclave est moins coûteux que celui de l’homme libre ; je crois pouvoir affirmer de même qu’il est plus productif, pourvu qu’il soit dirigé par des hommes libres. C’est là qu’est la source des gros profits des habitants des Antilles ; ils savent très bien ce qu’ils font, quand ils soutiennent que leurs îles ne peuvent être cultivées que par des esclaves ; cela veut dire que les terres ne peuvent y rendre de quinze à dix-huit pour cent de leur prix que par ce moyen. Il reste à savoir si l’avantage de procurer à quelques particuliers dix-huit pour cent par an de leurs fonds, suffit pour autoriser le plus infâme commerce dont les hommes se soient jamais avisés, celui de leurs semblables. C’est en faveur de ce profit qu’on prive un million d’hommes du privilège inappréciable de suivre leurs penchants et d’user à leur choix de leurs facultés naturelles, et qu’on réduit leurs consommations au-dessous de ce qu’elles devraient être pour assurer leur bonheur. La nourriture du nègre n’est ni assez abondante, ni assez variée, son logement, son coucher sont dépourvus de toute recherche ; il est privé des communes douceurs de la vie ; il éprouve le dénuement du sauvage sans jouir de son loisir, et il est exposé à plus de fatigues encore que l’homme civilisé, sans avoir part à ses jouissances. Telle est la vie qu’on lui fait acheter par les rigueurs d’un passage de mer dont les détails font frémir. C’est le chemin de l’Averne qui conduit aux enfers.
Je sais que si les profits des planteurs étaient moins considérables, il en est peu qui voulussent braver un climat incommode, insalubre même, et s’expatrier pour nous procurer du sucre, du café et de l’indigo. Je sais que les îles deviendraient ce qu’elles seront inévitablement un jour, des colonies pareilles à celles des anciens, de véritables patries adoptives, où l’on n’irait plus pour faire une fortune, mais pour y vivre, y élever sa famille et y mourir. Alors peut-être on ne les choisirait qu’à défaut de climats plus favorables ; alors peut-être on leur ferait produire beaucoup plus les denrées nécessaires à leur propre consommation, que les denrées qu’on appelle maintenant coloniales.
Manquerions-nous de sucre pour cela ? Je ne le pense pas. Le sucre et la plupart des autres denrées coloniales croissent beaucoup plus près de nous, sur les côtes d’Afrique, en Égypte et même dans le midi de l’Europe. Les paierions-nous plus cher ? Je ne le pense pas. L’économie qui résulte du travail de l’esclave entre dans la poche du planteur en vertu du privilège à peu près exclusif qu’il a de vendre à la métropole ; le consommateur n’en profite pas, et il aurait les mêmes denrées à meilleur marché, dût-il les tirer de plus loin, si le commerce en était libre. Il paraît que les Anglais commencent à apporter du sucre de l’Inde, et qu’il leur revient à meilleur marché que celui d’Amérique. Suivant mon respectable compatriote Poivre [56] , qui, comme on sait, a vu par lui-même et voyait bien, le sucre blanc de première qualité se vend à la Cochinchine à raison de 3 piastres, ou 15 francs de notre monnaie le quintal cochin-chinois, qui équivaut à 150 de nos livres, poids de marc ; ce qui fait 1 décime (ou 2 sous) la livre pris sur les lieux. À ce prix la Chine en tire plus de quarante mille tonneaux toutes les années. En supposant qu’il fallût y ajouter 400 pour cent pour les frais et les bénéfices du commerce qui nous apporterait ce sucre, ce qui assurément est bien honnête, il ne nous reviendrait qu’à 5 décimes (10 sous) la livre.
Les gouvernements ne peuvent manquer de sentir tôt ou tard, que c’est une sottise, même dans leurs intérêts actuels [57] , d’enrichir quelques particuliers aux dépens d’une nation, de laquelle après tout ils tirent leurs revenus, et d’appeler cela favoriser le commerce. Alors on pourra acheter des denrées coloniales où l’on voudra, et peut-être les achètera-t-on partout ailleurs qu’aux Antilles. C’est ce qui m’a fait dire, il y a peu d’instants, que les Antilles deviendraient tôt ou tard des colonies formées suivant le système des anciens. Ce sera un grand bonheur pour leurs métropoles et pour les nègres de la côte d’Afrique.
Il me semble que les anciens seuls ont bien entendu le principe de la colonisation. Les Grecs, les Romains se faisaient, par leurs colonies, des amis par tout le monde alors connu ; les peuples modernes n’ont su s’y faire que des sujets, c’est-à-dire des ennemis. Les gouverneurs envoyés par la métropole ne regardant pas le pays qu’ils administrent comme celui où ils doivent passer leur vie entière, goûter le repos et jouir de la considération publique, n’ont aucun intérêt à y faire germer le bonheur et la vraie richesse. Ils savent qu’ils seront considérés dans la métropole en proportion de la fortune qu’ils y rapporteront, et non en raison de la conduite qu’ils auront tenue dans la colonie. Qu’on y ajoute le pouvoir presque discrétionnaire qu’on est obligé d’accorder à qui va gouverner à de grandes distances, et l’on aura tous les principes dont se composent en général les plus mauvaises administrations.
[I-230]
L’éloignement des colonies, la difficulté de communiquer avec elles, et les longueurs de cette communication, doivent les faire considérer, par rapport aux productions et aux relations commerciales, sous le même point de vue que des pays étrangers ; mais l’autorité que le gouvernement de la métropole y exerce en fait des pays étrangers dont la législation est aussi favorable qu’on veut à la métropole.
Les colonies sont ordinairement un sujet de très fortes dépenses pour les gouvernements ; car indépendamment de leur administration civile et judiciaire, leur défense oblige, dans le système politique des modernes, à construire des forts, à les garnir de troupes, et surtout à entretenir une marine nombreuse et formidable. Les contributions payées par la colonie ne suffisent point pour couvrir ces frais ; il y a communément un gros excédent que le peuple de la métropole paie en augmentation d’impôts.
Il s’agit de savoir si les gains que fait le peuple de la métropole, à cause de la colonie, valent plus que ce qu’elle lui coûte [58] .
Et d’abord remarquons que la métropole ferait des gains avec la colonie, quand même celle-ci ne serait qu’une nation purement étrangère. De sorte qu’il ne faut pas comparer ce que la colonie coûte avec les gains qu’on fait avec elle ; mais seulement avec la portion de ces gains qu’on ne ferait pas si la colonie était étrangère. En d’autres termes, il faut comparer ce qu’elle coûte, avec les seuls avantages qu’on retire de l’influence qu’on exerce sur elle.
Que chaque nation fasse un tel calcul pour ce qui la concerne, et elle verra si elle gagne ou si elle perd à garder ses colonies.
Lorsque Poivre fut nommé intendant de l’ÎledeFrance, cette colonie était fondée depuis cinquante ans seulement, et il se convainquit que sa conservation avait déjà coûté à la France 60 millions, continuait de lui occasionner de grandes dépenses, et ne lui rapportait absolument rien [59] .
Il est vrai que les sacrifices qu’on avait faits alors, et qu’on a faits depuis pour conserver l’Ile-de-France, avaient aussi pour but de conserver les établissements des Indes orientales ; mais quand on saura que ceux-ci ont coûté encore bien davantage, soit au gouvernement, soit aux actionnaires de l’ancienne et de la nouvelle compagnie, alors on sera forcé de conclure qu’on a payé cher à l’Ile-de-France l’avantage de faire de grosses pertes au Bengale et au Coromandel.
On peut appliquer le même raisonnement aux positions purement militaires qu’on a prises dans les trois autres parties du monde. En effet, si l’on prétendait que tel établissement a été conservé à grands frais, non pour en tirer du profit, mais pour étendre et assurer la puissance de la métropole, on peut de même répondre : cette puissance n’est utile que pour assurer la possession des colonies ; et si les colonies elles-mêmes ne sont pas un avantage, pourquoi en achèterait-on si chèrement la conservation ?
Dans tout ce qui vient d’être dit, on a supposé que les avantages du commerce colonial sont aussi grands qu’on se plaît à les représenter. Examinons maintenant en quoi ils consistent véritablement pour une nation.
Le pouvoir que la métropole exerce sur les colons les oblige à ne vendre leurs denrées qu’à elle, c’est-à-dire à meilleur marché, et à n’acheter que d’elle ce qu’ils achètent, c’est-à-dire à le payer plus cher. C’est tout simplement un monopole, soit pour la vente, soit pour l’achat, en faveur de la métropole, au préjudice des colons. C’est un impôt mis sur la colonie pour en gratifier les négociants de la métropole ; et comme les uns et les autres sont également sujets de la même puissance, c’est tirer de l’argent d’une partie de la nation pour le donner à l’autre.
Remarquez que je dis que ce sont les seuls négociants, et non les consommateurs de la métropole, qui profitent du prix auquel les colons sont obligés de livrer leurs denrées. Si les colons ne peuvent vendre qu’aux négociants de la métropole, ceux-ci peuvent revendre des denrées coloniales à tous ceux qui veulent en acheter, nationaux ou étrangers. Les prix auxquels les négociants achètent, sont réduits en vertu du privilège qu’ils ont d’acheter seuls ; les prix auxquels les consommateurs achètent, ne sont réduits par rien : ils vont aussi loin que la concurrence les porte. Le consommateur paie les denrées coloniales tout aussi cher ; mais le colon les vend moins bien.
Si l’on défendait aux propriétaires des premiers crus de Bordeaux de vendre leurs vins à d’autres qu’à des Français, qu’arriverait-il ? Que la concurrence des acheteurs venant à diminuer, ils seraient contraints de vendre sur le pied de 2 francs, peut-être, une bouteille qu’ils vendent 3 francs. Les négociants français qui l’achèteraient, la revendraient, soit aux étrangers, soit aux nationaux, 3 francs, que je suppose être le prix établi par la concurrence générale des acheteurs ; par conséquent ces négociants mettraient dans leur poche un tiers de la valeur totale, lequel serait arraché aux propriétaires cultivateurs. Il en résulterait un gain pour les négociants, mais non pas un gain pour la nation ; car ce même tiers de bénéfice aurait été fait par les propriétaires, s’il ne l’avait été par le négociant. Cette mesure, si on l’adoptait, n’aurait rien de plus ridicule que le système que suivent la plupart des États d’Europe relativement à leurs colonies. Elle est même plus raisonnable ; car si elle empêchait que les cultivateurs bordelais ne pussent vendre leurs vins ce qu’ils valent, elle ferait au moins jouir quelques consommateurs français qui s’approvisionneraient directement, du monopole d’achat attribué aux Français ; tandis qu’il est impossible au consommateur de sucre et d’indigo d’éviter de passer par les mains du négociant en denrées coloniales.
Le monopole de la vente produit un effet exactement pareil à celui de l’achat ; il produit une hausse dans le prix des marchandises européennes aux colonies, hausse qui est tirée de la poche d’un compatriote pour entrer dans celle d’un compatriote. Je sais bien que les colons qui supportent cette perte et la précédente, en sont bien dédommagés par des gains très forts sur leur culture, et dont j’ai fait voir la source dans le dernier chapitre ; je sais que les habitants des colonies et des ports de mer qui sont tour à tour, et souvent tout ensemble, planteurs et négociants, participent à ces gains tantôt sous une qualité, tantôt sous une autre : il en résulte que le commerce des colonies, tel qu’il est établi, est à la vérité très lucratif pour les négociants et les planteurs ; mais leurs gains n’en sont pas moins fondés en partie sur une perte supportée par la nation.
Tout ceci n’est applicable qu’aux temps ordinaires ; car en temps de troubles et de guerres, les prix sont encore bien plus tourmentés ; le consommateur paie non seulement pour le monopole, mais pour l’assurance des risques auxquels est exposé le commerçant, assurance qui se monte encore plus haut quand il est obligé de commercer frauduleusement.
Mais les gains que fait une nation avec ses colonies, fussent-ils aussi grands qu’ils le paraissent quand on ne calcule que les gains faits par les négociants, il resterait toujours le malheur d’acheter ces gains beaucoup plus qu’ils ne valent, par les frais qu’entraîne la conservation des colonies.
« Les habitants de Paris et de Londres, dit Franklin, paient leur sucre bien plus cher que les habitants de Vienne, encore que ceux-ci soient presqu’à trois cents lieues de la mer. Une livre de sucre coûte aux premiers, non seulement le prix qu’ils donnent pour l’avoir, mais aussi les impôts nécessaires pour soutenir les flottes et les armées destinées à défendre les pays qui les produisent [60] ».
Je suppose qu’on insiste et qu’on dise : les colonies fournissent de certaines denrées qui ne croissent que là. Si vous ne possédez aucun coin de ce territoire privilégié par la nature, vous serez à la merci de la nation qui s’en emparera ; elle aura la vente exclusive des produits coloniaux, et vous les fera payer ce qu’elle voudra.
J’ouvre le livre de l’expérience, et je n’y vois pas que les pays qui, comme l’Allemagne et l’Italie, ne possèdent point de colonies, paient les denrées coloniales plus cher que ne le comporte leur position géographique, c’est-à-dire qu’ils paient au-delà des frais qu’ils seraient obligés de supporter dans toutes les suppositions.
De tous les commerces coloniaux, le plus exclusif, sans contredit, est celui que les Hollandais ont fait de leurs épiceries. Ils possédaient seuls les seules îles qui en produisissent et n’en laissaient approcher personne. L’Europe a-t-elle manqué de ces produits ? Les a-t-elle payés au poids de l’or ? Devons-nous regretter de n’avoir pas acheté au prix de deux cents ans de guerres, de vingt batailles navales, de quelques centaines de millions, et du sang de cinq cent mille hommes, l’avantage de payer le poivre et le girofle quelques sous de moins ?
Il est bon d’observer que l’exemple que j’ai choisi est le plus favorable de tous au système colonial. Il est difficile de supposer que la fourniture du sucre, d’un produit qui croît dans la majeure partie de l’Asie, de l’Afrique et de l’Amérique, pût être accaparée comme celle des épiceries. Et encore cette dernière même est-elle à la veille d’être enlevée à l’avidité des possesseurs des Moluques, sans coup férir !
On aurait tort de croire, au surplus, qu’une nation, comme la France, par exemple, qui déclarerait ses colonies indépendantes, les livrât par cela même à une autre puissance, telle, par exemple encore, que l’Angleterre. Ce serait supposer que la France, en renonçant au pouvoir militaire et civil dans ses colonies, perdrait toute influence dans la politique de l’Europe ; ce qu’on ne saurait soutenir, surtout lorsqu’on a vu qu’après avoir perdu de fait toutes ses colonies durant la dernière guerre, elle y est rentrée par le seul ascendant de son influence continentale. Elle peut donc toujours stipuler l’indépendance d’une nation aux Antilles, en Afrique, en Asie. Elle peut unir ses forces à celles de la nation coloniale. L’alliance d’une colonie avec sa métropole a tous les avantages de la dépendance sans en avoir les inconvénients ; et les liens naturels de parenté, de commerce, les habitudes communes, le langage pareil, sont un gage plus sûr de sa fidélité que la force elle-même. Croit-on qu’elle deviendrait toujours une proie facile pour l’ennemi ? N’avons-nous pas vu les îles de France et de la Réunion (indépendantes par le fait de la métropole) résister aux Anglais qui avaient tant d’intérêt à s’en emparer pour assurer leur route vers l’Orient, et leur résister sans recevoir aucun secours de la France ? Que dis-je ! leur résister ! les harceler et répandre l’effroi jusque vers l’embouchure du Gange ?
Les temps où nous vivons sont féconds en grands exemples. La perte que l’Angleterre a faite de ses colonies de l’Amérique septentrionale a été un gain pour elle. C’est un fait que je n’ai vu contesté nulle part. Or pour tenter de les conserver, elle a supporté pendant la guerre d’Amérique une dépense extraordinaire et inutile de plus de dix-huit cent millions de francs. Quel déplorable calcul ! Elle pouvait faire le même gain, c’est-à-dire rendre ses colonies indépendantes, ne pas dépenser un sou pour cela, épargner le sang de ses braves, et se donner aux yeux de l’Europe et de l’histoire les honneurs de la générosité.
[I-241]
Il n’est à vrai dire aucun acte du gouvernement qui n’ait quelqu’influence sur la production ; je me contenterai de parler dans ce chapitre et dans ceux qui le suivront, des actes qui ont pour but principal d’y influer, me réservant de parler des effets du système monétaire, des emprunts, des impôts, quand je traiterai de ces matières.
L’intérêt d’un gouvernement et d’une nation, en général, est de voir se multiplier les produits ; plus il s’en forme, et plus le gouvernement a de facilité pour lever des contributions, et par ce moyen pourvoir au bienêtre des citoyens, à la sûreté et à la gloire de l’État. Les épargnes annuelles sont plus considérables, les capitaux s’accroissent, l’industrie s’étend, et toutes les sources de prospérité deviennent plus abondantes.
Mais quelqu’intéressés que soient une nation et un gouvernement à la multiplication des produits, les particuliers, par le moyen desquels ces produits se multiplient, y sont encore plus immédiatement intéressés, puisque la raison et les lois établissent chez tous les peuples policés que chacun a la jouissance et la libre disposition des produits de son industrie, de ses capitaux ou de ses terres, ou au moins de la plus forte partie de ces produits.
Or, si tout particulier producteur est plus immédiatement, plus complètement intéressé à multiplier ses productions, et à moins de frais possibles, que sa nation ne peut l’être, l’autorité publique, qui stipule pour la nation en général, ne saurait mieux faire que de laisser à sa libre disposition le choix des productions et la manière de produire.
Que l’autorité publique ne dise pas : Nous avons moins besoin d’un grand produit que de tel produit. — Le produit le plus grand est toujours le meilleur. Le vin a beau être abondant et le blé rare, une valeur de cent francs en vin est toujours préférable à une valeur de cinquante francs en blé ; avec le premier de ces produits on pourra se procurer deux fois le second. Un gouvernement qui force à récolter pour 50 francs de blé, là où il serait venu pour 100 fr. de vin, n’obtient donc, même en blé, que la moitié de la quantité qu’il pouvait avoir, et diminue la masse générale des productions d’une valeur de 50 fr.
Mais, continuera-t-on, le blé étant rare et cher, l’espace où il serait venu pour cent francs de vin, produirait pour 300 francs de blé. En ce cas est-il besoin de donner l’ordre d’en semer ? Si cela doit être ainsi, le propriétaire, ou le fermier, est plus intéressé que personne à substituer la culture du blé à celle du vin. Si au contraire la valeur du blé qui viendra sur ce terrain doit être inférieure à celle du vin, il convient à l’État, quel que puisse être son besoin de blé, qu’il y vienne du vin ; puisqu’une valeur supérieure en vin lui procurera toujours une valeur inférieure en blé, dût-on l’aller chercher en Afrique.
peut-être que, tout en convenant que l’intérêt du producteur et l’intérêt de l’État sont les mêmes, puisque l’un et l’autre doivent désirer que le produit soit le plus grand possible, croira-t-on que l’État fait sagement de subvenir à l’ignorance du producteur, et de lui prescrire ce qu’il a à faire. Je ne sais, mais j’ai bien de la peine à croire que le gouvernement, occupé de vastes intérêts, et souvent trompé par ses agents, soit un meilleur arbitre de la capacité d’un terrain, que le propriétaire ou le fermier qui vit sur ce terrain, l’étudie, l’interroge, et qui est plus intéressé que qui que ce soit à en tirer le meilleur parti possible.
Ce qui est vrai par rapport à l’industrie agricole, l’est à plus forte raison par rapport aux deux autres, et surtout par rapport à l’industrie commerçante, qui se fonde toute entière sur les échanges et sur les comparaisons des valeurs diverses.
Le soin d’augmenter les valeurs des marchandises embrasse des considérations si nombreuses et si compliquées que ce n’est pas trop de toutes les connaissances du négociant, éclairées par l’intérêt personnel, pour démêler ce qui est vraiment productif dans cette industrie. Il est telle marchandise qui, après avoir causé une perte d’argent par son importation, procure en se réexportant un profit plus grand que cette perte.
Telles sont les marchandises de Chine pour l’Angleterre. L’Angleterre les fait venir au prix de beaucoup d’argent ; mais elle les revend avec de grands bénéfices et fait ainsi entrer chez elle plus d’argent qu’il n’en était sorti. Ses manufactures de Manchester ne lui donnent pas à proportion un si grand profit.
Cet avantage des importations de l’Asie est trop connu pour qu’on puisse croire que jamais les gouvernements européens les défendent ; mais il est d’autres importations dont les résultats sont du même genre, quoique moins évidents. Quelquefois ce n’est que très indirectement et après avoir subi plusieurs métamorphoses qu’un produit importé fait rentrer plus de valeurs qu’il n’en a fait sortir. Fénélon compare le commerce à certaines sources qu’on tarit lorsqu’on veut détourner leur cours.
Lorsque la Convention nationale mit des restrictions à l’entrée des cuirs bruts d’Espagne, sous prétexte qu’ils faisaient concurrence à nos cuirs bruts qu’on croyait et qui étaient en effet suffisants à notre consommation, elle ne fit pas attention que nous réexportions en Espagne des cuirs tannés en quantité à peu près égale à celle que nous en tirions en vert ; de sorte que cette mesure fit perdre à la France :
1°. Le profit du tannage, que la France faisait sans courir aucun risque.
2°. Le droit qu’on aurait pu mettre, soit à l’entrée des cuirs bruts, soit à la sortie des cuirs tannés, lequel droit, étant léger, n’aurait point anéanti ce commerce et aurait été supporté en totalité par le consommateur étranger.
3°. La France perdit enfin, et cette perte est déplorable, les ouvriers tanneurs dont l’industrie n’était plus suffisamment alimentée, et qui passèrent en Espagne pour y préparer, à moins de frais pour les Espagnols, les mêmes cuirs qu’ils préparaient en France ; ce qui nous a fait perdre, sans espoir de retour, et les profits pécuniaires de cette classe d’ouvriers, et la force politique résidant dans une portion de population industrieuse.
Les lois qui assujettissent l’industrie manufacturière à créer telle sorte de produits plutôt que telle autre, telle qualité de marchandise plutôt que telle autre, ne sont pas moins fâcheuses. Le législateur a d’autant plus de peine à s’en défendre, qu’elles sont toujours vivement sollicitées par l’intérêt personnel qui voudrait qu’on proscrivît toutes les industries qui entrent en concurrence avec celles qu’on exerce, et que les richesses publiques n’arrivassent point par d’autres portes que celles dont on a les clés.
Lorsqu’on commença à fabriquer des cotonnades en France, le commerce tout entier des villes d’Amiens, de Reims, de Beauvais, etc., se mit en réclamation, et représenta toute l’industrie de ces villes comme détruite. Il ne paraît pas cependant qu’elles soient moins industrieuses ni moins riches qu’elles ne l’étaient il y a un demi-siècle ; tandis que l’opulence de Rouen et de la Normandie a reçu un grand accroissement des manufactures de coton.
Ce fut bien pis quand la mode des toiles peintes vint à s’introduire : toutes les chambres de commerce se mirent en mouvement. De toutes parts il y eut des convocations, des délibérations, des mémoires, des députations, et beaucoup d’argent répandu. Rouen peignit à son tour la misère qui allait assiéger ses portes, les enfants, les femmes, les vieillards dans la désolation, les terres les mieux cultivées du royaume, restant en friche, et cette belle et riche province devenant un désert.
La ville de Tours fit voir les députés de tout le royaume dans les gémissements, et prédit une commotion qui occasionnera une convulsion dans le gouvernement politique, d’où doit résulter la consternation générale. Reims présenta sa requête signée de plus de cinquante maisons de commerce, qui disaient qu’on voulait leur ôter leur pain. Lyon ne voulut point se taire sur un projet qui répandait la terreur dans toutes les fabriques [61] . Paris ne s’était jamais présenté aux pieds du trône, que le commerce arrosait de ses larmes, pour une affaire aussi importante. Amiens regarda la permission du port et usage des toiles peintes ou teintes, comme le tombeau dans lequel toutes les manufactures du royaume devaient être anéanties. Son mémoire délibéré au bureau des marchands des trois corps réunis, et signé de tous les membres, était ainsi terminé : Au reste il suffit, pour proscrire à jamais l’usage des toiles peintes, que tout le royaume frémit d’horreur quand il entend annoncer qu’elles vont être permises. VOX POPULI, VOX DEI.
« Or existe-t-il maintenant, dit à ce sujet Roland de la Platière, qui avait recueilli ces plaintes comme inspecteur général des manufactures, existe-t-il un seul homme assez insensé pour dire que les manufactures de toiles peintes n’ont pas répandu en France une main-d’œuvre prodigieuse, par la préparation et la filature des matières premières, le tissage, le blanchiment, l’impression des toiles ? Ces établissements ont plus hâté le progrès des teintures en peu d’années, que toutes les autres manufactures en un siècle, et ont conservé à la France des millions qui en sortaient chaque année, pour l’achat de ces toiles que la fantaisie, qui se joue des règlements, savait se procurer malgré eux.
Je prie qu’on s’arrête un moment à considérer ce qu’il faut de fermeté dans une administration et de vraies lumières sur ce qui fait la prospérité de l’État, pour résister à une clameur qui paraît si générale, et qui était appuyée auprès des agents principaux de l’autorité, par d’autres moyens encore que des motifs d’utilité publique…
Nous avons vu par quelles raisons il ne convient pas à l’État de prescrire aux particuliers la nature des productions dont ils doivent s’occuper. Il lui convient encore moins de se déclarer pour l’agriculture plutôt que pour les manufactures et le commerce, ou pour le commerce plutôt que pour l’agriculture. Les capitaux et l’industrie ne rapportent jamais plus que dans les branches auxquelles ils s’appliquent de leur plein gré ; et le sage Sully a bien raison quand il regarde comme une circonstance funeste pour l’État la prédilection ou l’aversion du prince par rapport à certaines professions ou à certaines entreprises ; en un mot, ses systèmes.
Il faut convenir cependant que, dans quelques circonstances extrêmement rares, le gouvernement seul, par la vue qu’il a de l’ensemble des relations intérieures et étrangères, et par son influence sur les évènements futurs, peut tirer parti d’une prévoyance qui passe la portée des particuliers. C’est sur des considérations de ce genre que l’ancien gouvernement français se fonda, lorsque, prévoyant d’abord nos brouilleries avec l’Angleterre, et ensuite que les forces des Anglais seraient suffisantes pour bloquer nos ports de l’Océan, il voulut modérer la production des vins qui trouvent ordinairement leur débouché par cette mer, et défendit la plantation des vignobles dans tous les terrains susceptibles de produire du grain.
Dans ces cas-là le gouvernement ne doit ordonner que ce que feraient les particuliers s’ils avaient les connaissances que lui seul possède. Et cet exemple même fait connaître avec quelle défiance de lui-même il doit s’y prendre ; car la mesure dont il est ici question ne produisit pas à beaucoup près l’effet qu’on en attendait.
« Quelques pauvres diables, dit à cette occasion Mirabeau le père, furent persécutés ; d’autres achetèrent des permissions ; le plus grand nombre fit des exposés faux, et d’après le résultat des requêtes faites à certaines intendances, il se trouva prouvé par bons certificats que le territoire entier de la généralité était impropre à porter autre chose que des vignes. »
[I-252]
J’appelle prime une gratification donnée à celui qui crée, qui importe, ou qui exporte un certain produit désigné.
Le gouvernement anglais, dont tout le système consiste à vendre au dehors beaucoup de produits de son industrie, et surtout de son industrie commerçante et manufacturière, accorde souvent à l’exportateur de certaines marchandises une gratification, afin que ces marchandises puissent, dans l’étranger, obtenir la préférence sur d’autres marchandises de la même espèce, en faveur du bon marché. On comprend que le commerçant qui reçoit une gratification à la sortie, peut, sans perte pour lui-même, donner dans l’étranger sa marchandise à un prix inférieur à celui auquel elle lui revient une fois transportée là.
« Nous ne pouvons, dit Smith à ce sujet [62] , forcer les étrangers à acheter les objets de leur consommation des mains de nos compatriotes exclusivement ; en conséquence nous les payons pour qu’ils nous accordent cette faveur. »
En effet, si une certaine marchandise envoyée par un négociant anglais en France y revient à ce négociant, en y comprenant le profit de son industrie, à 100 francs, et si ce prix n’est pas au-dessous de celui auquel on peut se procurer la même marchandise en France, il n’y aura pas de raison pour qu’il vende la sienne exclusivement à tout autre. Mais si le gouvernement anglais accorde, au moment de l’exportation, une prime de 10 francs, et si, au moyen de cette prime, la marchandise est donnée pour 90 francs au lieu de 100 qu’elle vaudrait, elle obtient la préférence ; mais n’est-ce pas un cadeau de 10 francs que le gouvernement anglais fait au consommateur français ?
On conçoit que le négociant puisse trouver son compte à cet ordre de chose. Il fait le même profit que si la nation française payait la chose selon sa pleine valeur ; mais la nation anglaise perd, à ce marché, dix pour cent avec la nation française. Celle-ci n’envoie qu’un retour de la valeur de 90 fr. en échange d’une marchandise qui en vaut 100.
Quand une prime est accordée, non au moment de l’exportation, mais dès l’origine de la production, le produit pouvant être vendu aux nationaux de même qu’aux étrangers, c’est un cadeau dont profitent les consommateurs nationaux comme ceux de l’étranger.
Si, comme cela arrive quelquefois, le producteur la met dans sa poche, et n’en maintient pas moins la marchandise à son prix naturel, alors c’est un cadeau fait par le gouvernement au producteur, qui est en outre payé du profit ordinaire de son industrie.
Quand une prime engage à créer, soit pour l’usage intérieur, soit pour l’usage de l’étranger, un produit qui n’aurait pas lieu sans cela, il en résulte une production fâcheuse, car elle coûte plus qu’elle ne vaut.
Qu’on suppose une marchandise qui, terminée, puisse se vendre 24 francs et rien de plus ; supposons encore qu’elle coûte (en y comprenant toujours le profit de l’industrie qui la produit) 27 francs. Il est clair que personne ne voudra se charger de la fabriquer, afin de ne pas supporter une perte de 3 francs. Mais si le gouvernement, pour encourager cette branche d’industrie, consent à supporter cette perte, c’est-à-dire s’il accorde sur la fabrication de ce produit une prime de 3 francs, alors la fabrication aura lieu, et le Trésor public, c’est-à-dire la nation, aura supporté une perte de 3 francs.
On voit, par cet exemple, le bel avantage qui résulte d’un encouragement donné à une branche d’industrie quelconque qui ne peut pas se tirer d’affaire elle-même.
S’il y a quelque bénéfice à retirer d’une industrie, elle n’a pas besoin d’encouragement. S’il n’y a point de bénéfice à en retirer, elle ne mérite pas d’être encouragée. Ce serait en vain qu’on dirait que l’État peut profiter d’une industrie qui ne donnerait aucun bénéfice aux particuliers : comment l’État peut-il faire un profit, si ce n’est par les mains des particuliers ? On avancera peut-être que le gouvernement retire plus en impositions sur tel produit, qu’il ne lui coûte en encouragements ; mais alors il paie d’une main pour recevoir de l’autre ; qu’il diminue l’impôt de tout le montant de la prime, l’effet sera le même pour la production, et l’on épargnera les frais de l’administration des primes et partie de ceux de l’administration des impôts.
Quoique les primes soient une chose coûteuse, et qui diminue la masse des richesses que possède une nation, il est cependant des cas où il lui convient de supporter cette perte ; comme celui, par exemple, où l’on veut s’assurer des produits nécessaires à la sûreté de l’État, dussent-ils coûter au-delà de leur valeur. Louis XIV, voulant remonter la marine française, accorda 5 francs par chaque tonneau [63] à tous ceux qui équiperaient des navires. Il fit bien : il voulait créer des matelots.
Tel est encore le cas où la prime n’est que le remboursement d’un droit précédemment payé. C’est ainsi que les Anglais accordent, à l’exportation du sucre raffiné, une prime qui n’est au fond que le remboursement des droits d’entrée payés par les cassonades et les sucres bruts.
peut-être un gouvernement fait-il bien encore d’accorder quelques encouragements à une production qui, bien que donnant de la perte dans les commencements, doit pourtant donner évidemment des profits au bout de peu d’années. Smith n’est pas de cet avis.
« Il n’est aucun encouragement, dit-il, qui puisse porter l’industrie d’une nation au-delà de ce que le capital de cette nation peut en mettre en mouvement. Il ne peut que détourner une portion de capital d’une certaine production pour la diriger vers une autre, et il n’est pas à supposer que cette production forcée soit plus avantageuse à la société que celle qui aurait été naturellement préférée… L’homme d’État qui voudrait diriger les volontés des particuliers quant à l’emploi de leur industrie et de leurs capitaux, se chargerait non seulement d’un inutile soin, mais encore d’un soin qu’il serait très malheureux de voir confier à un seul homme, à un conseil, quelque sages qu’on veuille les supposer, et qui surtout ne saurait être en de plus mauvaises mains que dans celles d’administrateurs assez fous pour imaginer qu’ils sont capables de le prendre… Quand même la nation, faute de tels règlements, devrait ne jamais acquérir une certaine branche d’industrie, elle n’en serait pas plus pauvre à l’avenir, puisque c’est une preuve que même dans l’avenir elle a pu employer ses capitaux d’une manière plus avantageuse [64] . »
Smith a certainement raison au fond ; mais il est des circonstances qui peuvent modifier cette proposition, généralement vraie, que chacun est le meilleur juge de l’emploi de son industrie et de ses capitaux.
Smith a écrit dans un temps et dans un pays où l’on était, et où l’on est encore fort éclairé sur ses propres intérêts et fort peu disposé à négliger les profits qui peuvent résulter des emplois de capitaux et d’industrie quels qu’ils soient. Mais toutes les nations ne sont pas encore parvenues au même point. Combien n’en est-il pas où, par des préjugés que le gouvernement seul peut vaincre, on est éloigné de plusieurs excellents emplois de capitaux ? Combien n’y a-t-il pas de villes et de provinces, où l’on suit routinièrement les mêmes usages pour les placements d’argent ? Ici on ne sait placer qu’en rente sur des terres, là qu’en maisons, plus loin que dans les charges et les emprunts publics. Toute application neuve de la puissance d’un capital est, dans ces lieuxlà, un objet de méfiance ou de dédain ; et la protection accordée à un emploi de travail et d’argent vraiment profitable peut devenir un bienfait pour un pays.
Enfin telle industrie peut donner de la perte à un entrepreneur qui la mettrait en train sans secours, et qui pourtant est destinée à procurer de très gros bénéfices, quand les ouvriers y seront façonnés et que les premiers pas auront été aplanis.
Nous jouissons actuellement en France des plus belles manufactures de soieries et de draps qu’il y ait au monde. peut-être les devons-nous aux sages encouragements de Colbert. Il avança 2 000 francs aux manufacturiers par chaque métier battant ; et, pour le remarquer en passant, cette espèce d’encouragement avait un avantage tout particulier : communément le gouvernement lève sur les produits de l’industrie privée des contributions dont le montant est perdu pour la production. Ici une partie des contributions était réemployée d’une manière productive. C’était une partie du revenu des particuliers qui allait grossir les capitaux productifs du royaume. À peine aurait-on pu espérer autant de la sagesse et de l’intérêt personnel des particuliers eux-mêmes [65] .
Ce n’est pas ici le lieu d’examiner combien les encouragements, en général, ouvrent d’entrées aux dilapidations, aux faveurs injustes et à tous les abus qui s’introduisent dans les affaires des gouvernements. Un homme d’État habile, après avoir conçu le plan le plus évidemment bon, est souvent retenu par les vices qui doivent nécessairement se glisser dans son exécution. Un de ces inconvénients est d’accorder, comme cela arrive presque toujours, les encouragements et les autres faveurs dont les gouvernements disposent, non à ceux qui sont habiles à les mériter, mais à ceux qui sont habiles à les solliciter.
Je ne prétends point, au reste, blâmer les distinctions, ni même les récompenses accordées publiquement à des artistes ou à des artisans pour récompenser une exertion extraordinaire de leur génie ou de leur adresse. Les encouragements de ce genre excitent l’émulation et accroissent la masse des lumières générales, sans détourner l’industrie et les capitaux de leur emploi le plus avantageux. Ils occasionnent d’ailleurs une dépense peu considérable auprès de ce que coûtent, en général, les autres encouragements. La prime pour encourager l’exportation des blés a coûté à l’Angleterre, dans certaines années, plus de 7 millions de nos francs. Je ne crois pas que jamais le gouvernement anglais, ni aucun autre, ait dépensé, en prix d’agriculture, la cinquantième partie de cette somme dans une année.
[I-262]
En Angleterre, quand un particulier invente un produit nouveau, ou bien découvre un procédé inconnu, il obtient un privilège exclusif de fabriquer ce produit, ou de se servir de ce procédé.
Comme il n’a point de concurrents dans cette production, il peut en porter le prix fort au-dessus de ce qui serait nécessaire pour le rembourser de ses avances avec intérêts, et pour payer les profits de son industrie. C’est une récompense que le gouvernement accorde aux dépens des consommateurs du nouveau produit ; et dans un pays aussi prodigieusement productif que l’Angleterre et où, par conséquent, il y a beaucoup de gens à gros revenus et à l’affût de tout ce qui peut leur procurer quelque nouvelle jouissance, cette récompense est souvent très considérable.
Il y a peu d’années qu’un homme inventa un ressort en spirale qui, placé entre les courroies des soupentes des voitures, en adoucit singulièrement les mouvements. Un privilège exclusif a fait la fortune de cet homme.
Qui pourrait raisonnablement se plaindre d’un semblable privilège ? Il ne détruit ni ne gêne aucune branche d’industrie précédemment connue. Les frais n’en sont payés que par ceux qui le veulent bien ; et quant à ceux qui ne jugent pas à propos de les payer, leurs besoins, de nécessité ou d’agrément, n’en sont pas moins complètement satisfaits qu’auparavant.
Cependant comme tout gouvernement doit veiller à améliorer sans cesse le sort de sa nation, il ne peut pas priver à jamais les producteurs de l’avantage de consacrer une partie de leurs capitaux et de leur industrie à cette production, ni les consommateurs de celui de s’en pourvoir au prix où la concurrence peut la faire descendre.
Les nations étrangères sur lesquelles il n’a aucun pouvoir, admettraient sans restrictions cette branche d’industrie, et seraient ainsi plus favorisées que la nation où elle aurait pris naissance.
Les Anglais, qui en cela ont été imités par nous [66] , ont donc fort sagement établi que de tels privilèges ne durent qu’un certain nombre d’années, au bout desquelles la fabrication de la marchandise qui en est l’objet est mise à la disposition de tout le monde.
Quand le procédé privilégié est de nature à pouvoir demeurer secret, le même acte statue que le terme du privilège expiré, il sera rendu public. Le producteur privilégié (qui, dans ce cas, semblerait n’avoir aucun besoin de privilège) y trouve cet avantage, que si quelqu’autre personne venait à découvrir le procédé secret, elle ne pourrait néanmoins en faire usage avant l’expiration du privilège.
Il n’est aucunement nécessaire que l’autorité publique discute l’utilité du procédé, ou sa nouveauté. S’il n’est pas utile, tant pis pour l’inventeur. S’il n’est pas nouveau, tout le monde est admis à prouver qu’il était connu et que chacun avait le droit de s’en servir ; tant pis encore pour l’inventeur qui a payé inutilement les frais du brevet d’invention.
Le public n’est donc point lésé par ce genre d’encouragement et il peut en recueillir de grands avantages. Il a complètement réussi dans la pratique.
[I-266]
Un gouvernement qui défend absolument l’introduction de certaines marchandises étrangères établit un monopole en faveur de ceux qui produisent cette marchandise dans l’intérieur, contre ceux qui la consomment. C’est-à-dire que ceux de l’intérieur qui la produisent, ayant le privilège exclusif de la vendre, peuvent en élever le prix au-dessus du taux naturel ; et que les consommateurs de l’intérieur, ne pouvant l’acheter que d’eux, sont obligés de la payer plus cher.
Il n’y a pas toujours défense absolue d’introduire dans un pays une marchandise étrangère ; quelquefois elle est seulement assujettie à un droit d’entrée plus ou moins fort.
Dans ce cas le monopole n’est pas absolu. Il ne peut élever le prix de la marchandise au-dessus du prix auquel revient la marchandise étrangère chargée du droit d’entrée. Ainsi, en supposant qu’une aune de satin français pût se vendre à Londres, franche de tout droit d’entrée, pour 8 fr., si le satin français est chargé d’un droit de moitié, ou de 50 pour cent, l’aune sera portée au prix de 12 fr. ; et le satin de même qualité, produit en Angleterre, ne pourra pas se vendre au-delà de 12 francs. Les producteurs anglais n’ont le privilège exclusif de la vente qu’autant qu’ils maintiennent leur prix à ce taux ou au-dessous.
En supposant qu’ils le portent à 12 fr., les consommateurs de satin, qui sans le droit auraient pu se procurer cette denrée pour 8 fr., la paieront 50 pour cent plus cher.
Si la prohibition du satin est absolue comme elle l’est en ce moment, les fabricants anglais pourront en porter le prix au taux qu’ils voudront, et ne seront arrêtés que par leur concurrence mutuelle, les facultés de leurs acheteurs, et l’introduction de la même marchandise en fraude.
Les consommateurs de satin étant en petit nombre et dans l’aisance, cet inconvénient est peu grave ; mais quand les droits embrassent presque tous les objets de consommation et pèsent ainsi sur presque toutes les classes de la société, on ne peut nier que ce ne soit un grand mal.
« Le nombre des marchandises dont l’importation est prohibée dans la GrandeBretagne, soit totalement, soit au moyen de certaines restrictions, dit Smith, surpasse de beaucoup ce que présument ceux qui ne sont pas initiés dans les mystères de la douane. [67] ».
On dira peut-être qu’il est bon que la nation supporte l’inconvénient de payer plus cher la plupart des denrées, pour jouir de l’avantage de les produire.
Distinguons.
Si elle peut produire les marchandises prohibées au même prix ou au-dessous du prix auquel l’étranger peut les fournir toutes rendues, les siennes seront probablement préférées et elle aura l’avantage de les produire, sans qu’il soit besoin de prohibitions. Les consommateurs ne vont pas chercher au loin ce qu’ils ont près d’eux dans les mêmes qualités et dans les mêmes prix.
Si la nation ne peut pas les produire au même prix, ce n’est point un avantage pour elle de les produire, ainsi qu’on l’a vu lorsqu’il a été question du commerce extérieur (chapitre 23) ; et son industrie, de même que ses capitaux, peuvent être employés d’une manière plus avantageuse pour elle. C’est encore ici le cas du particulier qui voudrait faire lui-même ses souliers et ses habits. Que dirait-on si à la porte de chaque maison on établissait un droit d’entrée sur les souliers et sur les habits, tel que le prix de ces denrées fût élevé par ce droit au-dessus de ce qu’elles coûteraient au propriétaire s’il les produisait lui-même ; le tout, afin de lui procurer l’avantage de les fabriquer à grands frais ? Ce serait exactement le même système, mais seulement poussé plus loin.
On s’étonnera que chaque nation soit si empressée à solliciter des prohibitions, s’il est vrai qu’elle n’en recueille point de profit ; et, se fondant sur ce que le propriétaire d’une maison n’a garde de solliciter pour sa maison une pareille faveur, on en voudra conclure peut-être que les deux cas ne sont pas parfaitement semblables.
La seule différence vient de ce que le propriétaire est un être unique, qui ne saurait avoir deux volontés, et qui est encore plus intéressé, comme consommateur de ses habits, à acheter à bon marché les denrées dont il a besoin, qu’il n’est intéressé comme fabricant à les faire payer au-dessus de leur valeur.
Qui est-ce qui sollicite des prohibitions ou de forts droits d’entrée dans un État ? Ce sont les producteurs de la denrée dont il s’agit de prohiber l’introduction, et non pas ses consommateurs. Ils disent : c’est pour l’intérêt de l’État ; mais il est clair que c’est pour le leur uniquement. N’est-ce pas la même chose, continuentils, et ce que nous gagnons n’est-il pas autant de gagné pour notre pays ? — Point du tout : ce que vous gagnez de cette manière est tiré de la poche de votre voisin, d’un habitant du même pays. Et si l’on pouvait compter l’excédent de dépense fait par les consommateurs en conséquence de votre monopole, on trouverait qu’il est égal au gain que le monopole vous a valu.
On insiste et l’on dit : « L’intérêt est élevé chez nous et il est bas chez l’étranger ; il faut donc balancer l’avantage qu’a l’étranger sur nos producteurs, par un droit d’entrée ». Je réponds que le capitaliste est un de nos producteurs ; que le gros intérêt qu’on lui paie est en partie une suite du monopole dont jouit le produit auquel il concourt, et que la destruction de ce monopole est un des moyens de diminuer le gain usuraire qu’il fait. Car il ne faut pas croire que ce soit le fabricant et l’ouvrier qui profitent le plus du monopole qu’ils jugent leur être si favorable : c’est bien plutôt le capitaliste. D’ailleurs, l’intérêt de l’argent restât-il élevé, c’est un malheur auquel il n’en faut pas joindre un autre, celui de payer cher des produits que nous pourrions acheter à bon marché.
Ce serait à tort qu’on craindrait que notre pays consommant des denrées étrangères, nos travailleurs restassent sans emploi. La quantité de travail mise en action est, par tous pays, proportionnée à la quantité de capitaux productifs qui s’y trouvent ; il n’y a que la difficulté d’emprunter qui empêche de former des entreprises industrielles ; or l’abolition des prohibitions ne fait pas fuir les capitaux ; et le bon marché des consommations est très propre au contraire à les augmenter.
On peut dire en faveur des prohibitions que la plupart des consommateurs étant producteurs, ils gagnent sous cette dernière forme ce qu’ils perdent sous l’autre ; que le producteur qui fait un gain-monopole sur l’objet de son industrie, est victime d’un gain de la même espèce fait sur les denrées qui sont l’objet de sa consommation, et qu’ainsi la nation se compose de dupeurs et de dupés qui n’ont plus rien à se reprocher. Et il est bon de remarquer que chacun se croit plutôt dupeur que dupé ; car, quoique chacun soit consommateur en même temps qu’il est producteur, les profits excessifs qu’on fait sur une seule espèce de denrée, celle qu’on produit, sont bien plus sensibles que les pertes multipliées, mais petites, qu’on fait sur cent espèces de denrées différentes qu’on consomme. Qu’on mette un droit d’entrée sur les toiles de coton, c’est, pour un citoyen d’une fortune médiocre, une augmentation de dépense de 10 à 12 francs par an, tout au plus, augmentation de dépense qui n’est même pas, dans son esprit, bien claire et bien assurée, et qui le frappe peu, quoiqu’elle soit répétée, plus ou moins, sur chacun des objets de sa consommation. Tandis que si ce citoyen est fabricant de chapeaux, et qu’on mette un droit sur les chapeaux étrangers, il saura fort bien que ce droit enchérira les chapeaux de sa manufacture, et augmentera annuellement ses profits peut-être de plusieurs milliers de francs.
C’est ainsi que l’intérêt personnel (même en supposant tout le monde frappé dans sa consommation plus encore que favorisé dans sa production), se déclare en faveur des prohibitions.
Mais, même sous ce point de vue, le système prohibitif est fécond en injustices.
Premièrement. Tous les producteurs ne sont pas à portée de profiter du système de prohibition que j’ai supposé général, mais qui ne l’est pas ; et qui, quand il le serait par les lois, ne le serait pas par le fait. Qu’on prenne la peine d’en suivre la démonstration.
Tout produit qui serait moins cher venant du dehors et qu’on empêche d’entrer, est frappé par la prohibition ; tout produit qui est naturellement moins cher fabriqué dans le pays, quand même l’introduction en est défendue, se trouve dans la classe de ceux qui ne sont pas prohibés. Celui-là est écarté par un moyen violent ; celui-ci l’est naturellement.
Le producteur intérieur du premier de ces produits peut en élever le prix jusqu’où le droit d’entrée porte le même produit venant du dehors ; ou au moins jusqu’où le porte la concurrence des acheteurs de l’intérieur, qui ne peuvent pas se le procurer ailleurs. Ce producteur jouit de la prohibition.
Le producteur intérieur du second produit ne peut pas élever le prix plus haut que si l’introduction n’en était pas défendue, puisque, fût-elle permise, il n’en viendrait point. Il ne jouit pas de la prohibition. Qu’on défende, par exemple, l’introduction des bêtes à cornes ; il n’en viendra pas une de moins, puisqu’il n’en vient déjà point. Le nourrisseur de bêtes à cornes ne jouira donc point, en vertu de cette défense, d’un gain plus considérable. Elle ne lui procurera pas les moyens d’élever le prix de sa denrée
C’est ce qui arrive surtout en Angleterre. Là on a poussé très loin le système des prohibitions ; mais, par différentes causes que j’examine ailleurs, une grande partie des produits prohibés, ne le fussent-ils pas, reviendraient plus cher que les produits intérieurs. L’État ne souffre point de cette prohibition ; mais aussi les particuliers producteurs de ces sortes de marchandises ne partagent pas les gains monopoles que font d’autres producteurs.
Secondement. Tous les particuliers d’une nation ne sont pas producteurs ; ou du moins ne sont pas producteurs de produits transportables, tellement qu’ils n’ont point à craindre que les produits étrangers viennent se mettre en concurrence avec les leurs ; ceux-là participent aux inconvénients des prohibitions sans partager les profits du monopole.
Je sais bien qu’il faut mettre les propriétaires fonciers et les capitalistes dans la classe des producteurs qui en profitent, et que s’ils paient leurs consommations plus cher, le loyer de leurs terres et de leurs capitaux leur est payé plus cher en raison du monopole établi dans la vente des produits. Mais il est plusieurs classes dont le revenu ne reçoit aucune influence de la production, tels sont les rentiers sur l’État et sur les particuliers, les avocats, les médecins, les prêtres et notamment les personnes dont se compose le gouvernement et l’administration publique dans toutes ses branches. Il peut être piquant de remarquer à ce sujet que les personnes qui établissent les prohibitions sont au nombre de celles sur qui leur poids tombe principalement et qui sont les plus intéressées à les abolir.
En 1599, des fabricants de Tours demandèrent à Henri IV de défendre l’entrée des étoffes de soie, d’or et d’argent, que jusqu’à cette époque on avait en totalité tirées de l’étranger. Ils flattaient le gouvernement qu’ils fourniraient à toute la consommation qui se faisait en France de ces étoffes. Henri, beaucoup trop facile, sur ce point comme sur plusieurs autres, leur accorda tout ce qu’ils voulurent. Mais les consommateurs jetèrent les hauts cris. On leur faisait payer plus cher des étoffes qu’ils achetaient auparavant à meilleur marché. L’édit fut révoqué au bout de six mois [68] ; et l’on ne doit pas s’étonner que dans cette occasion le mal fût si promptement réparé : les étoffes de soie, d’or et d’argent, étaient à l’usage des courtisans et des grands du royaume. Ils parvinrent aisément à faire cesser une incommodité qui tombait principalement sur eux. Si l’inconvénient avait pesé sur d’autres classes de la nation moins voisines du pouvoir, il est permis de douter que l’abus eût été si promptement redressé.
Troisièmement. Les gains du monopole ne se partagent pas équitablement entre tous ceux qui concourent à la production ; les chefs d’entreprises soit agricoles, soit manufacturières, soit commerçantes, exercent un monopole non seulement à l’égard des consommateurs, mais encore, et par d’autres causes, à l’égard des ouvriers et de plusieurs agents de la production, ainsi qu’on le verra au liv. IV ; de manière que ceux-ci participent au désavantage qu’ils partagent avec tous les consommateurs, et ne participent pas aux gains forcés des producteurs.
Quelquefois les prohibitions non seulement blessent les intérêts pécuniaires des consommateurs, mais elles les soumettent à des privations pénibles. Dans ces dernières années, j’ai honte de le dire, n’a-t-on pas va les fabricants de chapeaux de Marseille solliciter la prohibition d’entrée des chapeaux de paille venant de l’étranger, sous prétexte qu’ils nuisaient au débit de leurs chapeaux de feutre [69] ! C’était vouloir priver les gens de la campagne, ceux qui cultivent la terre sous le soleil brûlant de nos provinces méridionales, d’une coiffure légère, fraîche, peu coûteuse et qui les garantit bien, lorsqu’au contraire il serait à désirer que l’usage s’en propageât et s’étendît par toute la France.
Tels sont les principaux inconvénients des entraves mises à l’importation et qui sont portés au plus haut degré par les prohibitions absolues. On voit des nations prospérer même en suivant ce système, parce que chez elles les causes de prospérité sont plus fortes que les causes de dépérissement. Les nations ressemblent au corps humain ; il existe en nous un principe de vie qui rétablit sans cesse notre santé que nos excès tendent à altérer sans cesse. La nature cicatrise les blessures et guérit les maux que nous attirent notre maladresse et notre intempérance. Ainsi les États marchent, souvent même prospèrent, en dépit des plaies de tous genres qu’ils ont à supporter de la part de leurs amis et de leurs ennemis. Remarquez que ce sont les États naturellement les mieux constitués qui peuvent le mieux supporter ces outrages. Il est vrai qu’on ne les épargne pas.
[I-280]
Nous venons de voir quelle est l’espèce de tort que reçoit un pays des entraves qui empêchent les denrées étrangères de pénétrer dans son intérieur. J’ai jugé superflu de faire remarquer le tort que les mêmes entraves causent au pays dont on prohibe les marchandises. Celui-là est senti de tout le monde. On le prive des profits de son industrie agricole, manufacturière et commerçante, que de telles relations lui auraient procurés ; on le prive de l’avantage de varier ses jouissances, en lui ôtant la faculté de recevoir les produits qui lui manquent, en échange de ceux avec lesquels il aurait pu les payer. Quand on établit dans l’intérieur d’un même pays de pareilles entraves, comme il y en avait en France avant la Révolution, on fait supporter à la fois à ce pays, et les dommages que reçoit la nation qui prohibe les marchandises étrangères, et les dommages qui retombent sur celle dont les marchandises sont prohibées.
Je ne parle point de plusieurs autres inconvénients très graves, tel que celui de créer un crime de plus, la contrebande ; c’est-à-dire de rendre criminelle par les lois une action qui est innocente en elle-même, et d’avoir à punir des gens qui, dans le fait, travaillent à la prospérité générale.
[I-282]
Smith admet deux circonstances qui peuvent déterminer un gouvernement sage à avoir recours aux droits d’entrée :
La première est celle où il s’agit d’avoir une branche d’industrie nécessaire à la défense du pays et pour laquelle il ne serait pas prudent de ne pouvoir compter que sur des approvisionnements étrangers. C’est ainsi qu’un gouvernement peut prohiber l’importation de la poudre à canon, si cela est nécessaire à l’établissement des poudrières de l’intérieur ; car il vaut mieux payer cette denrée plus cher, que de s’exposer à en être privé au moment du besoin.
La seconde est celle où un produit intérieur, d’une consommation analogue, est déjà chargé de quelque droit. On sent qu’alors un produit extérieur par lequel il pourrait être remplacé, et qui ne serait chargé d’aucun droit, aurait sur le premier un véritable privilège. Faire payer un droit dans ce cas, ce n’est point détruire les rapports naturels qui existent entre les diverses branches de production : c’est les rétablir. Il ne reste plus, relativement à ces doubles droits, que les inconvénients qui accompagnent tous les impôts ; inconvénients dont je m’occuperai plus tard.
Ce sujet touche à l’un des points les plus délicats de l’économie politique. Les impôts mis dans l’intérieur sur les objets de première nécessité, font hausser les prix non seulement des choses imposées, mais de plusieurs autres produits, de presque tous les autres produits. Fautil, en conséquence, pour rétablir l’équilibre entre les avantages naturels des produits du dedans et de ceux du dehors, fautil, dis-je, taxer tous ceux du dehors ?
Smith ne le pense pas ; voici en très peu de mots ses motifs auxquels il donne un très long développement. (Rich. des nat. Liv. IV, ch. 2.)
D’abord existe-t-il un moyen de savoir à quel point un impôt mis dans l’intérieur sur un produit de première nécessité influe sur le prix de chacun des autres produits ? Et s’il est impossible de le savoir quel moyen aurait-on de proportionner les droits d’entrées sur chacune des denrées venant du dehors, à cette augmentation de prix dans l’intérieur ?
En second lieu, les impôts sur les nécessités de la vie sont un malheur absolument du même genre qu’un mauvais sol on un mauvais climat. Elles font qu’avec le même travail et la même dépense on obtient moins de produits que si les circonstances accidentelles étaient plus favorables. Or à ce malheur naturel que l’habitant supporte en sa qualité de producteur, faut-il en ajouter un second qui serait de lui faire payer plus cher comme consommateur une partie des denrées dont il a besoin ?
Les impôts sur les objets de première nécessité sont un mal. Les droits d’entrée sur les objets d’importation en sont un autre.
Telle est sur ce point la doctrine de Smith ; mais il écrivait en Angleterre, où les impôts directs, les impôts qui portent sur les choses de première nécessité, et qui, comme on le verra au livre V, font le plus hausser les produits de l’intérieur, sont les plus modérés. Les impôts qui se perçoivent sur les denrées au moment de leur consommation, ou fort près de là, tombant à la fois et sur les produits du dedans et sur ceux du dehors, ne changent rien à leurs rapports entre eux. Un cabaretier qui paie fort cher la faculté de vendre du vin, fait payer cet impôt à ses pratiques, soit qu’il leur vende des vins du pays, soit qu’il leur vende des vins étrangers ; et il le leur fait payer probablement en proportion de la valeur de ces vins. Or la majeure partie des contributions anglaises étant du genre de celle-là, frappent les productions étrangères comme celles du dedans. D’un autre côté, les impôts qui portent sur les produits intérieurs sont restitués pour la plupart sous le nom de drawbacks (remboursements de droits) ou de primes, quand les produits vont à l’étranger ; de sorte que les marchandises que l’Angleterre exporte sont pour ainsi dire dégrevées de presque toutes contributions.
Il en résulte qu’en France l’abolition des droits d’entrée placerait tous les produits de l’intérieur sous l’influence d’un désavantage réel par rapport aux produits anglais. La rareté des capitaux en France, et la nature de la plupart des impôts, exercent sur la valeur de la totalité des marchandises indigènes une influence qui ne pèse pas de même sur les marchandises étrangères. Les droits d’entrées ne sont donc, pour la plupart de ces dernières, qu’un équivalent des impôts dont les premières sont grevées. Une marchandise anglaise qui viendrait, sans payer aucune entrée, se faire consommer en France, esquiverait et les droits de première production qui n’existent pas en Angleterre, et les droits sur la consommation qui n’existent pas en France ; et, au milieu de deux nations grevées d’impôts, ferait ainsi le chemin de sa naissance à sa destruction avec un avantage que n’ont point les marchandises nées et consommées dans un de ces deux pays.
Toutefois, les impôts qui enchérissent notre production ayant des bornes, les droits d’entrée qui servent à les balancer doivent en avoir également ; autrement on rompt, dans un autre sens, l’équilibre qu’il convient de tenir entre les intérêts du producteur et ceux du consommateur. C’est alors que les inconvénients du régime prohibitif reparaissent dans toute leur force.
Les droits sur les exportations, joints aux précédents, et les prohibitions absolues, portent le mal causé par ce genre d’opérations aussi loin qu’il peut aller. Une prohibition absolue prive, autant qu’il est en elle, les nations des avantages du commerce réciproque, qui sont l’augmentation des profits et des jouissances.
On a presque toujours considéré les droits d’entrée et les prohibitions comme une représaille : Votre nation met des entraves à l’introduction des produits de la nôtre ; ne sommesnous pas autorisés à charger des mêmes entraves les produits de la vôtre ? Tel est l’argument qu’on fait valoir le plus souvent, et qui sert de base à la plupart des traités de commerce. Mais on se trompe sur l’objet de la question. Les nations sont autorisées à se faire tout le mal qu’elles peuvent ; on le sait bien. Il ne s’agit pas ici de leurs droits, qui sont fort incertains et bien peu respectés. Il s’agit de leurs intérêts, qui à la vérité ne le sont guère davantage.
Une nation qui vous prive de la faculté de commercer chez elle, vous fait incontestablement un tort réel. Elle vous prive des avantages du commerce extérieur par rapport à elle ; et en conséquence, si en lui faisant craindre pour elle-même un tort pareil, vous pouvez la déterminer à renverser les barrières qu’elle vous oppose, sans doute on peut approuver un tel moyen, comme une mesure purement politique. Mais cette représaille, qui est préjudiciable à votre rivale, est aussi préjudiciable à vous-même. Ce n’est point une défense de vos propres intérêts que vous opposez à une précaution intéressée prise par vos rivaux : c’est un tort que vous vous faites pour leur en faire un autre. Il ne s’agit plus que de savoir à quel point vous chérissez la vengeance, et combien vous consentez qu’elle vous coûte. Lorsque Philippe II, devenu maître du Portugal, défendit, en 1594, à ses nouveaux sujets tous rapports avec les Hollandais qu’il détestait, qu’en arriva-t-il ? Les Hollandais, qui allaient chercher à Lisbonne les denrées de l’Inde dont ils procuraient au Portugal un immense débit, voyant cette ressource manquer à leur industrie, allèrent chercher ces mêmes marchandises aux Indes, dont ils finirent par chasser les Portugais ; et cette malice faite dans le dessein de leur nuire fut l’origine de leur grandeur.
Malgré les inconvénients des prohibitions de denrées étrangères, il serait sans doute téméraire de les abolir brusquement. Un malade ne se guérit pas en un jour. Une nation veut être traitée avec de semblables ménagements, même dans le bien qu’on lui fait. Que de capitaux, que de mains industrieuses employées dans des fabrications monopoles, quoiqu’elles soient des abus ! Ce n’est que peu à peu que ces capitaux et cette main-d’œuvre peuvent trouver des emplois plus avantageusement productifs pour leur nation, quoiqu’en procurant à leurs propriétaires des gains peut-être moins forts.
Cependant l’inconvénient de supprimer un monopole déjà établi, bien que réel, n’est pas si grave que beaucoup de gens sont intéressés à le représenter.
Dans un grand nombre de cas, l’effet de la suppression du monopole ne serait pas la destruction d’une branche d’industrie, mais seulement la réduction de ses gains. Si l’on permettait par exemple la libre importation des chevaux anglais, il n’est pas probable que la production des chevaux normands vînt à cesser. peut-être les marchands de chevaux normands seraient-ils obligés de réduire leurs profits. Les mêmes capitaux, la même main-d’œuvre, à très peu de chose près, resteraient employés dans la même industrie ; les salaires de la classe ouvrière n’en seraient probablement pas affectés, parce qu’ils sont, en général, malgré les monopoles, fixés aussi bas qu’ils peuvent l’être, par les raisons que nous verrons au livre IV.
Il en serait de même de beaucoup de branches d’industrie ; car il ne faut pas perdre de vue que l’industrie étrangère ne peut rivaliser avec l’industrie nationale, qu’autant que ses produits peuvent supporter, outre les frais de première production, les frais du commerce qui les amène. La vente est une espèce de prix que les denrées gagnent à la course ; et les produits étrangers partent de plus loin. En second lieu, les capitaux que l’abolition d’un monopole forcerait décidément à quitter une branche d’industrie, iraient en féconder d’autres, sous peine de rester oisifs. Or ces autres branches réclameraient des bras et fourniraient de l’emploi aux industrieux que la première aurait laissés sans ouvrage. L’effet d’une liberté d’importation ressemble beaucoup à celui qui résulte de l’invention d’une machine nouvelle ; et l’on a vu dans le chapitre 9 de ce livre I, que les inconvénients qu’une machine nouvelle entraîne sont passagers et ne peuvent en aucune façon en balancer les avantages.
Je n’ai pas cependant prétendu soutenir que l’abolition d’entraves funestes n’entrainât quelques maux affligeants. Une partie des capitaux peut aller animer au loin une industrie étrangère ; à la vérité la nation n’y perd rien en intérêts, puisque le capitaliste sait bien se les faire payer ; mais une partie des mains industrieuses que ces capitaux faisaient travailler peuvent rester improductives pour l’État et pour elles-mêmes, et souffrir le besoin. Quoique des mains façonnées à une industrie soient plus propres à se livrer à une autre industrie que celles qui sont façonnées à l’oisiveté, il est pourtant de vieux ouvriers et même des entrepreneurs agricoles, manufacturiers ou commerçants, qui ne peuvent changer de profession sans éprouver un tort considérable. peut-être n’est-ce pas trop de toute l’habileté d’un grand homme d’État pour cicatriser les plaies qu’occasionne l’extirpation de cette loupe dévorante qu’on appelle système réglementaire et exclusif ; et quand on considère mûrement le tort qu’il cause quand il est établi, et les maux auxquels on peut être exposé en l’abolissant, on est conduit naturellement à cette réflexion : s’il est si difficile de rendre la liberté à l’industrie, combien ne doit-on pas être réservé lorsqu’il s’agit de l’ôter !
[I-293]
On s’étonnera qu’après des principes aussi bien établis que ceux qui précèdent, je me croie obligé d’en faire une application particulière au commerce des grains. Il semble qu’ils doivent être pour cette marchandise ce qu’ils sont pour toutes les autres ; mais le blé a comme marchandise des propriétés particulières et qui méritent toute notre attention.
Il y a des pays où les propriétés du blé conviennent à d’autres denrées, telles que le riz, les châtaignes, les patates, le manioc, les dattes, le fruit de l’arbre à pain, etc. ; on peut si l’on veut appliquer à ces diverses nourritures ce que j’ai à dire du blé.
D’abord c’est de toutes les denrées la plus abondante, celle dont la production annuelle dans nos climats se monte à la plus grande valeur.
C’est en outre la denrée la plus généralement consommée ; tellement qu’en chaque pays, on aurait peut-être de la peine à trouver une seule personne qui n’en consommât pas. Elle a non seulement pour consommateurs tous les individus, mais elle fait le fond de la nourriture du plus grand nombre, la classe ouvrière dans les trois genres d’industrie (de beaucoup la plus nombreuse), se nourrissant principalement de blé. De ces deux circonstances, il en résulte une troisième ; c’est que dans la disette de cette denrée, il est impossible de la suppléer par une autre. Elle est à la fois indispensable et, jusqu’à un certain point, irremplaçable.
De là il résulte encore que son prix influe sur celui de tous les autres produits. Un chef d’entreprise, fermier, manufacturier ou négociant, emploie un certain nombre d’ouvriers qui tous ont besoin de consommer une certaine quantité de blé. Si le prix du blé augmente, il est obligé d’augmenter dans la même proportion le prix de ses produits.
C’est par toutes ces raisons que nulle denrée n’a été le sujet de plus violentes disputes entre les économistes et les partisans du système commercial. Les premiers n’étaient point fâchés que le prix du blé fût élevé, parce que le produit net de la culture devait alors, selon eux, être plus considérable. On verra plus loin (Liv. III, De la cherté et du bon marché) s’ils se faisaient de justes idées du prix des choses ; qu’il nous suffise d’observer ici que si le prix du blé influe sur celui de tous les autres produits, le cultivateur paie en proportion du prix qu’il vend son blé, toutes les choses dont il a besoin, sans en excepter le blé lui-même, car, quand le blé est cher, il paie celui que sa maison consomme, au même prix qu’il aurait pu le vendre.
Les partisans du système commercial voulaient au contraire maintenir le blé à bas prix ; et c’était avec grande raison ; mais prenaient-ils de bons moyens pour cela ? C’est de quoi il est permis de douter.
Je ne m’arrêterai pas à faire sentir les inconvénients des entraves mises à la circulation des grains de province à province, dans un même État. Elles sont tellement absurdes qu’il ne me paraît pas nécessaire d’en combattre le système. Quand des portions de peuples se sont permis d’arrêter la marche des grains, non seulement elles ont fait une action contraire à leurs véritables intérêts, mais une action hautement coupable envers le reste de la nation, et que les gouvernements ont sagement fait de réprimer. Quel est l’effet de la liberté du commerce intérieur des grains, si ce n’est de l’acheter là où il est à bon marché et où par conséquent on a besoin de vendre, pour le porter là où il est cher, et où par conséquent on a besoin d’acheter ?
L’ignorance populaire a presque toujours eu en horreur ceux qui ont fait le commerce des grains ; et à cet égard les gouvernements ont trop souvent partagé les préjugés et les terreurs populaires ; cependant ce commerce est aussi utile que tout autre ; il est le plus utile, si l’on regarde l’approvisionnement en grains comme le plus important de tous. Quand on n’a pas accusé les marchands d’accaparer les blés, on a du moins été persuadé que les gains qu’ils faisaient n’avaient d’autre effet que de faire renchérir la marchandise et de lever une contribution gratuite sur le consommateur ; aussi a-t-on cherché à supprimer, autant qu’on a pu, tout intermédiaire entre le producteur et le consommateur. Tel a été le but d’une infinité de lois, de règlements et d’ordonnances, rendues en tout pays et souvent sollicitées par la clameur publique.
Le peuple et les gouvernements ont agi en cela directement contre leur but et leurs intérêts.
Et d’abord, de toutes les marchandises de produit intérieur, il n’y en a pas qui soit plus difficile à accaparer que les blés. Il faut, pour un tel accaparement, des capitaux immenses, car c’est, même dans les plus mauvaises années, la denrée dont la valeur totale est le plus considérable, au moins chez les nations d’Europe que j’ai principalement en vue en ce moment. C’est la denrée dont la production a lieu sur le plus de points différents, qui occupe le plus d’espace, et qui est entre les mains de plus de gens ; de sorte qu’elle ne peut être accaparée sans établir des pratiques sur presque toute l’étendue d’un territoire et au moyen d’une multitude d’agents ; ce qui entraîne des frais et des risques considérables. C’est de plus une des denrées les plus volumineuses, une des denrées par conséquent dont le voiturage et l’emmagasinement sont le plus difficiles et plus dispendieux. Enfin c’est une denrée qui n’est pas de garde, qui exige des soins pour la conserver et qui est exposée à des altérations qui causent à son propriétaire des pertes sèches, d’autant plus considérables qu’il spécule sur de plus grandes quantités.
Rien ne décourage la production commerçante ou agricole autant que l’injustice et la violence, et rien n’est plus trompeur que les avantages momentanés qu’on en retire. Cependant, on ne s’est pas contenté de prendre des mesures violentes contre les négociants en blé, sous prétexte d’accaparements ; on a taxé le prix des blés, ce qui a toujours fait disparaître ceux que l’injustice et la violence n’amenaient pas au marché. Le mépris et le danger qu’on a attiré sur les spéculateurs en blé, ont livré ce commerce aux trafiquants du plus bas étage, soit pour les sentiments, soit pour les facultés, et il en est résulté ce qui arrive toujours : c’est que le même trafic s’est fait, mais obscurément, mais beaucoup plus chèrement, parce qu’il fallait bien que les gens à qui il était abandonné se fissent payer les inconvénients et les dangers de leur industrie.
On a excité, forcé les fermiers à porter leurs blés au marché ; on a mis les consommateurs dans la nécessité de courir les campagnes pour s’approvisionner. On a cru épargner le profit qu’aurait fait le marchand, le spéculateur, et l’on dépensait davantage. La façon nécessaire pour que le blé qui est destiné, par exemple, à la consommation d’une grande ville, soit rassemblé, apporté, distribué aux particuliers, boulangers, pâtissiers ou consommateurs, exige des soins, un travail, une industrie en un mot, et des capitaux ; ce travail et ces capitaux ne peuvent s’obtenir de personne à meilleur marché que du marchand de blé, par la raison que nul n’exécute mieux et à si bon compte une besogne, que celui qui s’en occupe exclusivement. S’il faut que le fermier soit marchand de blé, il sera forcé de diviser ses capitaux, d’en employer une partie à sa culture, et l’autre à former des magasins pour la vente ; il sera forcé de négliger en partie son occupation principale, pour faire des voyages, tenir des écritures, se procurer des moyens de transport. Ce sont ces capitaux, ce temps, cette peine que le consommateur paiera plus cher qu’il ne les paierait au marchand. Si l’acheteur est obligé de prendre lui-même une partie de ces soins et de faire une partie de ces avances, il y perdra plus que par le profit, proportionné à sa consommation, qu’il aurait payé au marchand. Les frais qu’on fait soi-même, ou qu’on paie au producteur pour éviter de passer par les mains des marchands, sont supérieurs au profit du marchand, d’autant plus qu’ils ne sont pas, comme celui-ci, soumis à la concurrence qui existe toujours entre personnes faisant le même commerce.
On a encore, pour prévenir les accaparements et pour assurer à un prix modéré des blés au consommateur, formé des greniers d’abondance, où l’on a mis en réserve le grain lorsqu’il était à bon marché, pour le revendre lorsqu’il deviendrait cher. Mais que font les marchands autre chose ? — Ils le font pour gagner, dira-t-on, et outre les frais ils se ménagent un bénéfice considérable. — Un bénéfice, d’accord ; pour considérable, cela n’est pas possible dès lors que tout le monde a la faculté d’en faire autant. Mais Turgot a fort bien prouvé, dans ses Lettres sur le commerce des grains, que les frais de l’administration, en ces sortes d’affaires, excèdent toujours les frais joints au bénéfice du marchand. Jamais on n’a vu une administration servie à bon marché, tout le monde étant intéressé à grossir ses frais et personne ne l’étant à les diminuer. Les marchands ne sont-ils pas d’ailleurs plus promptement avertis des besoins que qui que ce soit, et plus à portée d’y pourvoir ? C’est leur métier, et ce n’est pas celui de l’administration. Qu’un législateur considère d’un peu haut les marchands, grands et petits : il les verra s’agiter en tout sens et sur toute l’étendue du territoire, à l’affût des bons marchés, à l’affût des besoins, rétablissant, par leur concurrence, les prix là où ils sont trop bas pour la reproduction, et là où ils sont trop élevés pour la commodité de la consommation. De quel administrateur pourra-t-on attendre une activité si utile et si grande ? Ce sont toutes ces considérations qui ont sans doute fait dire à Smith qu’après l’industrie du cultivateur, nulle n’est plus favorable à la production des blés que celle des marchands de blé.
Les marchands, dira-t-on encore, inspirés par leurs intérêts, et même sans se communiquer, retiendront la marchandise entre leurs mains, pour ne la revendre que lorsqu’elle sera montée à un prix exorbitant.
Cela n’est pas si facile qu’on le suppose. Il faut qu’un marchand ait bien peu besoin de ses capitaux et en attende un bien gros bénéfice pour pouvoir les laisser longtemps dans des magasins ; et quand plusieurs négociants prendraient ce parti, il y en aurait toujours quelques-uns aux vues et aux facultés desquels il ne saurait convenir. Mais que dirait-on, si ce calcul même, tout affreux qu’on se le représente, se trouvait utile à la distribution la plus favorable des approvisionnements, et par conséquent conforme aux véritables intérêts du consommateur ? Ceci demande une explication.
La consommation augmente avec le bon marché ; le renchérissement au contraire met chacun sur ses gardes ; les petits consommateurs surtout, qui réunis font la plus grosse consommation, y trouvent des motifs d’épargne et de frugalité ; on se retranche une partie de la nourriture qui renchérit ; on n’en laisse perdre aucune parcelle ; on tâche de la remplacer par d’autres nourritures.
Qu’on daigne suivre ce raisonnement que j’emprunte à Smith[70] .
Quelle époque un spéculateur en grain choisit-il pour faire ses achats ? Celle, sans doute, où le grain n’étant pas rare encore, il prévoit qu’il doit le devenir. Sa prévoyance est la plus éclairée de toutes. Son intérêt lui ordonne de rassembler toutes les informations, de combiner toutes les possibilités. À cette époque, les achats qu’il fait diminuent l’abondance et occasionnent un renchérissement qui en préviendra d’autres, qui préviendra la famine peut-être, pire que tous les renchérissements ; car dès ce moment et pendant que l’abondance existe encore, il réduit la consommation, ainsi qu’on vient de le voir ; et quand survient la véritable rareté, c’est alors qu’il rend à la circulation ce qu’il avait mis en réserve. La plus haute prudence produirait à peine d’aussi bons effets.
Mais si l’administration consent à supporter des pertes, et donne le grain au prix où elle l’a acheté, ou même au-dessous, ne produit-elle pas plus de bien encore que l’intérêt personnel des marchands ?
Il faudrait pour cela que l’administration, ce qui n’est pas praticable, subvînt seule, dans le moment d’une disette, aux besoins de tout le pays ; car si les ventes qu’elle fait font baisser le prix du grain au-dessous du taux naturel où l’établissent sa rareté et les autres circonstances, elle arrête toute espèce d’approvisionnement libre : personne n’est disposé comme elle à faire le commerce pour y perdre. Je ne sais d’ailleurs ce que c’est que les générosités de l’administration. Quelles générosités peut-elle faire, si ce n’est aux dépens des administrés ? Et que gagnent ceux-ci à payer leur grain au-dessous du cours, s’il faut qu’ils paient la différence sous la forme de contributions ?
Pendant la disette qui eut lieu en 1775 dans diverses parties de la France, la municipalité de Lyon et quelques autres, pour fournir aux besoins de leurs administrés, faisaient acheter du blé dans les campagnes, et le revendaient à perte dans la ville. En même temps elles obtinrent, pour payer les frais de cette opération, une addition aux octrois, ou droits d’entrée à leurs portes. La disette augmenta ; et il y avait de bonnes raisons pour cela. On n’offrait plus aux marchands qu’un marché où les denrées se vendaient au-dessous de leur valeur, et on leur faisait acheter aux portes le droit de les y apporter !
Plus une denrée est nécessaire, et moins il convient d’en faire tomber le prix au-dessous de son taux naturel.
On conçoit maintenant, j’espère, comment les mesures mêmes qu’on a prises, en différents temps, pour faire trop baisser le prix des grains, ont précisément été celles qui l’ont trop fait monter, soit à l’instant même, soit un peu plus tard. Or je prie qu’on considère que le renchérissement est sur le chemin de la disette, que la disette est sur celui de la famine, et qu’à chaque point de cette route, tout effort qui tend à produire une plus grande rareté est un acheminement direct vers le plus grand des malheurs : aussi ne m’étonné-je point que Smith ait dit qu’une des principales causes de famine ait été les soins mêmes qu’on a pris pour s’en garantir. Un renchérissement accidentel dans le prix du blé est une circonstance fâcheuse sans doute, mais qui tient à des causes qu’il n’est pas ordinairement au pouvoir de l’homme d’écarter ; il ne faut pas qu’à ce malheur il en ajoute un autre par son impéritie, et fasse de mauvaises lois parce qu’il a eu une mauvaise récolte. La famine est comme la peste, la guerre et la plupart des autres fléaux, d’autant plus redoutable qu’on la redoute plus.
Si l’on ne juge pas à propos de s’en rapporter à l’intérêt personnel du soin d’approvisionner de grain une nation, comment s’en rapporte-t-on à lui de la plus importante des précautions nécessaires pour cela : celle d’ensemencer les terres ?
Les choses abandonnées à leur cours naturel, la famine serait une calamité bien rare. La population d’un pays ne s’élève point au-delà de ce que les produits nourrissants ordinaires de ce pays peuvent en faire subsister ; et par produits nourrissants ordinaires, j’entends non seulement ceux qui croissent sur son sol, mais encore ceux que fait entrer chez lui son industrie. Pour qu’il y ait famine, il faut donc qu’il y ait un vide notable dans l’une ou l’autre de ces productions ; un vide peu considérable, comme il y en a fréquemment, à cause de la variation dans les produits d’une nation d’une année à l’autre, ne mérite pas le nom de famine. De même que la plupart des hommes vivraient encore en mangeant, pendant une certaine année entre autre, un dixième, et peut-être un cinquième de moins que l’année précédente, une nation peut ne pas se dépeupler en consommant un peu moins de denrées nourrissantes une année que l’autre. J’ai déjà dit comment le renchérissement seul de ces denrées introduit la réserve et la frugalité dans leur consommation.
La disette des denrées nourrissantes peut provenir, ou des mauvaises récoltes, ou de circonstances contraires aux productions qui sont le fruit du commerce extérieur.
Pour ce qui est des mauvaises récoltes, il est rare qu’un pays, surtout s’il est vaste, soit partout affligé de ce malheur en même temps. Il y a toujours des cantons favorisés pendant que d’autres sont mal 706.traités ; et comme le blé croît dans les terrains secs et dans les terrains humides, la disposition de l’atmosphère qui a été contraire aux uns a dû être favorable pour les autres. Je remarquerai, à l’égard des approvisionnements procurés par le commerce, que d’après des observations qui paraissent bien faites, ce qui s’exporte de blé dans chaque pays, ou ce qui s’y consomme de blés étrangers, est peu de chose comparativement avec sa consommation totale. Suivant Steuart [71] , le pays à blé le meilleur du monde n’a jamais produit de quoi nourrir au-delà d’un tiers en sus de ses propres habitants ; et l’on estimait en Angleterre, au temps où a été écrit le Traité sur le commerce des blés, que l’importation dans ce pays n’allait pas au-delà de la 570e partie de sa consommation annuelle [72] .
Les causes de disette, et à plus forte raison de famine véritables, doivent donc être excessivement rares ; toutefois, comme ce malheur peut arriver, même quand on n’a rien fait qui dût l’attirer, il serait injuste de blâmer la sollicitude des gouvernements pour en préserver les peuples. Il n’est pas question ici d’une consommation dont on puisse se passer ou qu’on puisse remplacer efficacement par une autre ; il n’est pas question d’économie et de richesses : il s’agit de l’existence d’une partie d’un peuple ; et si elle est menacée, quels sont les moyens les moins insuffisants d’y pourvoir ? C’est ce qui me reste à examiner.
Lorsqu’un peuple ne compte que sur un seul produit pour en faire le fondement de sa subsistance, il ne faut qu’une circonstance fatale à un seul genre de production pour qu’il s’en voie privé. Quand plusieurs substances jouent un rôle important dans sa nourriture, comme il est bien plus difficile qu’elles manquent toutes à la fois, sa subsistance est évidemment plus assurée. Une nation où l’on mange communément beaucoup de viande, ou beaucoup de fruits, ou beaucoup de légumes, est donc moins exposée aux extrémités de la faim, qu’une nation qui ne se nourrit que de blé. Il est vrai que la rareté d’une denrée fait renchérir les autres ; mais un renchérissement n’est pas si fâcheux qu’un manquement absolu. C’est donc une mesure prudente que d’encourager la culture et la consommation d’une grande variété de denrées nourrissantes. Je ne me dissimule pas que l’habitude et l’opiniâtreté des gens du commun principale 709.ment ne rende fort difficile l’introduction de nouveaux aliments. J’ai vu dans certaines provinces de France une répugnance des plus marquées pour manger des pâtes façon d’Italie, qui sont pourtant une excellente nourriture, et qui offrent un fort bon moyen de conserver les farines ; et sans la disette qui a signalé quelques-unes des époques de notre Révolution, la culture et l’usage des pommes de terre pour la nourriture des hommes n’auraient point encore pénétré dans certains cantons où elles sont maintenant d’une grande ressource. On n’aurait pas la même répugnance à vaincre, lorsqu’il s’agirait d’étendre l’usage de plusieurs autres produits qui sont déjà consommés mais qui ne le sont pas en assez grande quantité pour offrir, dans l’occasion, un supplément efficace à la disette du pain ; tels sont les pois, les haricots, les fèves, les animaux de bassecour, et surtout les cochons.
Enfin, malgré ce qu’en disent les partisans de la liberté indéfinie, je crois qu’en raison des propriétés qui distinguent les grains et en général toutes denrées servant de nourriture fondamentale, on peut en défendre la sortie, lorsque leur prix excède un taux désigné d’avance, ou du moins en soumettre l’exportation à un droit un peu fort (car il vaut mieux que ceux qui sont déterminés à faire la contrebande paient leur prime d’assurance à l’État qu’à des assureurs) ; mais il faut que ce taux soit le plus haut possible ; si l’on promet une prime d’importation lorsque le prix atteint un certain taux, il faut que ce taux soit plus haut encore. Car quand un remède est lui-même un mal, il faut ne l’employer qu’au moment de l’indispensable nécessité.
[I-312]
Le premier effet des règlements qui établissent de certaines conditions pour exercer une profession, est de réduire le nombre des personnes qui s’y livrent.
Ils réduisent ce nombre soit directement, en le fixant : telle est la loi qui fixe dans chaque ville de France le nombre des agents de change et des agents du commerce ; soit indirectement, comme le règlement qui ne permet pas aux fabricants de chapeaux, en Angleterre, de faire plus de deux apprentis. Les règlements eux-mêmes qui, sans fixer le nombre des apprentis, n’accordent la maîtrise qu’aux personnes qui ont exercé pendant plusieurs années une profession comme apprentis, et pendant plusieurs autres années comme compagnons, réduit le nombre de ceux qui l’exercent, en raison de la difficulté et des frais nécessaires pour atteindre à la qualité exigée. Enfin les règlements qui forcent à payer une finance pour exercer une profession en écartent de plus tous ceux qui ne sont pas en état de payer cette finance.
Ce premier effet entraîne deux inconvénients.
Le premier est d’enlever à chacun la liberté d’exercer son industrie et d’employer des capitaux de la manière qu’il juge la plus profitable pour lui, c’est-à-dire pour l’État.
Le second est d’établir, aux dépens du consommateur, une sorte de monopole, de privilège exclusif dont les producteurs se partagent le bénéfice. Ils peuvent d’autant plus aisément concerter des mesures favorables à leurs intérêts, qu’ils ont des assemblées légales, des syndics et d’autres officiers. Dans des réunions de ce genre, on appelle prospérité du commerce, avantage de l’État, la prospérité et l’avantage de la corporation ; et la chose dont on s’y occupe le moins, c’est d’examiner si les bénéfices qu’on se promet sont le résultat d’une production véritable, ou bien simplement un argent qui change de poche, un argent qui passe des mains des autres citoyens de l’État, entre les mains des citoyens privilégiés.
C’est pourquoi les gens exerçant une profession quelconque sont ordinairement portés à solliciter des règlements de la part de l’autorité publique, et l’autorité publique y trouvant toujours de son côté l’occasion de lever de l’argent, est fort disposée à les accorder. Les règlements, d’ailleurs, flattent l’amour-propre de ceux qui disposent du pouvoir : ils leur donnent l’air de la sagesse et de la prudence ; ils confirment leur autorité, qui paraît d’autant plus indispensable qu’elle est plus souvent exercée.
Aussi n’existe-t-il peut-être pas un seul pays en Europe où il soit libre à un homme de disposer de son industrie et de ses capitaux selon ses convenances ; dans la plupart on ne peut changer de place et de profession à son gré. Il ne suffit pas qu’on ait la volonté et le talent nécessaires pour être fabricant et marchand d’étoffes de laine ou de soie, de quincailleries ou de liqueurs ; il faut encore qu’on ait acquis la maîtrise ou qu’on fasse partie d’un corps de métiers.
Ce système a des avantages comme des inconvénients, mais avec cette différence que ses inconvénients sont positifs, inévitables, et que ses avantages sont incertains.
Je ne m’arrête pas à l’avantage de pouvoir entretenir une meilleure police parmi les marchands, par cela même qu’ils sont, pour ainsi dire, enrégimentés. C’est un moyen trop disproportionné avec le but. La discipline des armées est nécessaire pour vaincre ; mais établir la discipline pour avoir une discipline, serait folie, et accuserait la faiblesse d’un gouvernement.
L’avantage principal et celui sur lequel on appuie le plus volontiers, est de procurer au consommateur des produits d’une exécution plus parfaite, garantie qui est favorable au commerce national, et assure la continuation de la faveur des étrangers.
Mais cet avantage l’obtient-on par les maîtrises ? Sont-elles une garantie suffisante que le corps de métiers n’est composé, je ne dis pas seulement d’honnêtes gens, mais de gens très délicats, comme il faudrait qu’ils fussent pour ne jamais tromper ni leurs concitoyens, ni l’étranger ?
Les maîtrises, diton, facilitent l’exécution des règlements qui vérifient et attestent la bonne qualité des produits ; mais même avec les maîtrises, ces vérifications et ces attestations ne sont-elles pas illusoires ? Et dans le cas où elles sont absolument nécessaires, n’y a-t-il aucun moyen plus simple de l’obtenir ?
La longueur de l’apprentissage ne garantit pas mieux la perfection du travail. C’est l’aptitude de l’ouvrier et un salaire proportionné au mérite de son travail qui seuls garantissent efficacement cette perfection.
« Il n’est point de profession mécanique, dit Smith, dont les procédés ne puissent être enseignés en quelques semaines, et pour quelques-unes des plus communes, quelques jours sont suffisants. La dextérité de la main ne peut, à la vérité, être acquise que par une grande pratique ; mais cette pratique elle-même ne s’acquerrait-elle pas plus promptement si un jeune homme, au lieu de travailler comme apprenti, c’est-à-dire de force, nonchalamment et sans intérêt, était payé selon le mérite et la quantité de son ouvrage, sauf par lui à rembourser au maître les matériaux que son inexpérience ou sa maladresse gâterait ? » [73]
Les frais de la longue et coûteuse éducation d’un apprenti sont un capital qui renchérit les denrées que cet apprenti, devenu ouvrier, produit dans la suite, parce qu’il faut qu’indépendamment de tout le reste, le prix de ces marchandises en paie l’intérêt.
Si les apprentissages étaient un moyen d’obtenir des produits plus parfaits, les produits de l’Espagne vaudraient ceux de l’Angleterre. N’est-ce pas depuis l’abolition des maîtrises et des apprentissages forcés que la France a réussi à atteindre des perfectionnements dont elle était bien loin avant cette époque ? J’en atteste la belle exposition des produits de l’industrie française qui se fait annuellement au Louvre.
De tous les arts mécaniques, le plus difficile, peut-être, est celui du jardinier et du laboureur, et c’est le seul qu’on permette partout d’exercer sans apprentissage. En recueille-t-on des fruits moins beaux et des légumes moins abondants ? S’il y avait un moyen de former une corporation de cultivateurs, on nous aurait bientôt persuadés qu’il est impossible d’avoir des laitues bien pommées et des pêches savoureuses, sans de nombreux règlements composés de plusieurs centaines d’articles.
Enfin ces règlements, en les supposant utiles, sont illusoires du moment qu’on peut les éluder ; or il n’est pas de ville manufacturière où l’on ne soit dispensé de toutes les épreuves avec de l’argent ; et elles deviennent ainsi non seulement une garantie inutile, mais une occasion de passe-droits et d’injustices ; ce qui est odieux.
Ceux qui soutiennent le système réglementaire citent à l’appui de leur opinion la prospérité des manufactures d’Angleterre, où l’on sait qu’il y a beaucoup d’entraves à l’exercice de l’industrie manufacturière. Mais ils méconnaissent les véritables causes de cette prospérité.
« Les causes de la prospérité de l’industrie dans la GrandeBretagne, dit Smith [74] , sont cette liberté de commerce qui, malgré nos restrictions, est pourtant égale, et peut-être supérieure à celle dont on jouit dans quelque pays du monde que ce soit ; cette faculté d’exporter, sans droits, presque tous les produits de l’industrie domestique, quelle que soit leur destination ; et, ce qui est plus important encore, cette liberté illimitée de les transporter d’un bout à l’autre du royaume, sans être obligé de rendre aucun compte, sans être ex posé dans aucun bureau quelconque, au moindre examen, à la plus simple question, etc. »
Qu’on y joigne le respect inviolable de toutes les propriétés, soit de la part de tous les agents du gouvernement sans exception, soit de la part des particuliers, et l’on aura une explication suffisante de la prospérité de l’Angleterre.
Les personnes qui citent l’Angleterre pour justifier les chaînes dont elles voudraient charger l’industrie, ignorent encore qu’il y a en même temps en Angleterre beaucoup de lieux qui, sous différents prétextes, jouissent de plusieurs franchises et libertés, faveurs injustes sans doute, puisqu’elles ne sont pas communes à tous, mais qui n’ont pas moins grandement contribué à la prospérité des manufactures de cette nation. Manchester, Birmingham, Liverpool, qui n’étaient que des bourgades il y a deux siècles, se placent maintenant, relativement à la population et aux richesses, immédiatement après Londres et fort avant York, Cantorbery et même Bristol, villes anciennes, favorisées et capitales des principales provinces. Rien n’annonce que la prospérité des premières soit parvenue à son plus haut période ; chaque jour leur importance augmente ; elles font la richesse de leur nation en même temps que la leur propre. Sans doute plusieurs circonstances leur ont valu cette prospérité ; mais la principale et la plus généralement reconnue, est la liberté : il ne s’y trouve point de corps de métiers ; chacun peut y venir exercer son industrie et se livrer à toutes les spéculations qui lui conviennent [75] .
« La ville et la paroisse de Halifax, dit un auteur anglais qui passe pour bien connaître son pays, John Nickolls [76] , ont vu, depuis quarante ans, quadrupler le nombre de leurs habitants ; et plusieurs villes sujettes aux corporations ont éprouvé des diminutions sensibles. Les maisons situées dans l’enceinte de la cité à Londres se louent mal, tandis que Westminster, Southwark et les autres faubourgs prennent un accroissement continuel. Ils sont libres ; et la cité a quatre-vingt-douze compagnies exclusives de tous genres, dont on voit les membres orner tous les ans le triomphe du maire ».
Plus près de nous, n’avons-nous pas vu la prodigieuse activité des manufactures de quelques faubourgs de Paris et principalement du faubourg SaintAntoine, où l’industrie jouissait de quelques franchises ? Il y a tel produit qu’on ne savait faire que là. Comment arrivait-il donc qu’on y fût plus habile, sans apprentissage, sans compagnonnage forcé, que dans le reste de la ville où l’on était assujetti à ces règles qu’on cherche à faire envisager comme si essentielles ? C’est que l’intérêt privé est le plus habile des maîtres.
De même que des villes fleurissent au milieu de plusieurs autres qui déclinent, ou qui du moins font des progrès moins sensibles, une nation qui, au milieu de beaucoup d’autres nations réglementées, établirait chez elle la même liberté, en recueillerait probablement les mêmes fruits. Celles qui ont eu le moins d’entraves s’en sont le mieux trouvées. Ce qui est vrai d’une ville, d’une province, est vrai d’une nation relativement à toutes les autres. Sully, qui passait sa vie à étudier et à mettre en pratique les moyens de prospérité de la France, avait la même opinion. Il regarde dans ses Mémoires [77] la multiplicité des édits et des règlements inutiles comme un obstacle direct à la prospérité de l’État.
Colbert, élevé jeune dans le magasin des Mascrani, riches marchands de Lyon, s’y était imbu de bonne heure des principes des manufacturiers. Il fit grand bien au commerce et aux manufactures parce qu’il leur accorda une protection puissante et éclairée, mais il ne fut pas assez sobre d’ordonnances ; il fit peser sur l’agriculture les encouragements qu’il donna aux fabriques, et les profits brillants de certains monopoles furent payés par le peuple.
Qu’on ne s’y méprenne pas : c’est en grande partie ce système, plus ou moins suivi depuis Colbert jusqu’à nos jours, qui a procuré à la France de très grandes fortunes et une très grande misère ; des manufactures florissantes sur quelques points de son territoire, et des chaumières hideuses sur mille autres ; ce ne sont point ici des abstractions : ce sont des faits, dont l’étude des principes donne l’explication.
Si les principes d’une saine politique condamnent les actes de l’administration qui limitent la faculté que chacun doit avoir de disposer en liberté de ses talents et de ses capitaux, il est encore plus difficile de justifier de telles mesures en suivant les principes du droit naturel.
« Le patrimoine du pauvre, dit l’auteur de la Richesse des nations, est tout entier dans la force et l’adresse de ses doigts ; ne pas lui laisser la libre disposition de cette force et de cette adresse, toutes les fois qu’il ne l’emploie pas au préjudice des autres hommes, c’est attenter à la plus indisputable des propriétés ».
Mais comme il est aussi de droit naturel qu’on soumette à des règles une industrie qui, sans ces règles, pourrait devenir préjudiciable aux autres citoyens, c’est très justement qu’on assujettit les médecins, les chirurgiens, les apothicaires, à des épreuves qui sont des garants de leur habileté. La vie de leurs concitoyens dépend de leurs connaissances : on peut exiger que leurs connaissances soient constatées ; mais suivant les principes énoncés plus haut, on ne doit, ni relativement à ces professions, ni relativement à aucune autre, fixer le nombre des praticiens, ni la manière dont ils doivent s’instruire. La société a intérêt de constater leur capacité, et rien de plus.
[I-325]
Josias Child disait aux Anglais en 1669 :
« Si les lois qui obligent nos fabricants à faire du drap fort, d’une certaine longueur, largeur et poids, étaient exactement suivies, et qu’on y tînt la main, elles nous seraient beaucoup plus nuisibles qu’utiles, parce que les fantaisies des hommes changent et que quelquefois on aime mieux un drap peu foulé, léger et à bon marché, comme aujourd’hui, qu’un drap plus pesant, plus fort et en effet mieux fabriqué. Si nous voulons étendre notre commerce sur tout le globe, il faut imiter les Hollandais qui font chez eux de mauvaises marchandises aussi bien que de bonnes, afin d’être en état de fournir tous les marchés et de satisfaire tous les goûts [78] . »
Par quel motif prescrirait-on à un producteur de fabriquer sa marchandise de telle façon plutôt que de telle autre ? est-ce pour qu’elle se débite mieux ? Eh ! qui est plus intéressé à cela que lui !
Mais les règlements sont bons et utiles chaque fois qu’ils préviennent une fraude, une pratique qui nuit évidemment à d’autres productions, ou à la sûreté du public.
Il ne faut pas qu’un fabricant puisse annoncer sur son étiquette une qualité supérieure à celle qu’il a fabriquée. Sa fidélité intéresse le consommateur indigène à qui le gouvernement doit sa protection. Elle intéresse le commerce que la nation fait au-dehors ; car l’étranger cesse bientôt de s’adresser à une nation qui le trompe.
Et remarquez que ce n’est point le cas d’appliquer l’intérêt personnel du fabricant comme la meilleure des garanties. À la veille de quitter sa profession, il peut vouloir en forcer les profits aux dépens de la bonne foi, et sacrifier l’avenir dont il n’a plus besoin, au présent dont il jouit encore. C’est ainsi que dès l’année 1783 les draperies françaises perdirent toute faveur dans le commerce du Levant et furent supplantées par les draperies allemandes et anglaises [79] .
Ce n’est pas tout. Le nom seul de l’étoffe, celui même de la ville où une étoffe est fabriquée, sont souvent une étiquette. On sait par une longue expérience que les étoffes qui viennent de tel endroit, ont telle largeur, que les fils de la chaîne sont en tel nombre. Fabriquer, dans la même ville, une étoffe de même nom, et s’écarter de l’usage reçu, c’est y mettre une fausse étiquette.
Cela suffit, je crois, pour indiquer jusqu’où peut s’étendre l’intervention utile du gouvernement. Il doit certifier la vérité de l’étiquette, et, du reste, ne se mêler en rien de la production. Je voudrais même qu’on ne perdît pas de vue que cette intervention, même utile, est un mal. Elle est un mal, d’abord parce qu’elle vexe et tourmente les particuliers, et ensuite parce qu’elle est coûteuse, soit pour le peuple quand l’intervention du gouvernement est gratuite, c’est-à-dire quand elle a lieu aux frais du Trésor public ; soit pour le consommateur, quand on prélève les frais en une taxe sur la marchandise. L’effet de cette taxe est de la faire renchérir ; or le renchérissement est pour le consommateur indigène une charge de plus, et pour le consommateur étranger un motif d’exclusion.
Si l’intervention du gouvernement est un mal, un bon gouvernement la rendra aussi rare qu’il sera possible. Il ne garantira point la qualité des marchandises sur lesquelles il serait moins facile de tromper l’acheteur que lui-même ; il ne garantira point celles dont la qualité n’est pas susceptible d’être vérifiée par ses agents, car un gouvernement a le malheur d’être toujours obligé de compter sur la négligence, l’incapacité et les coupables condescendances de ses agents. Mais il admettra par exemple le contrôle de l’or et de l’argent. Le titre de ces métaux ne saurait être constaté que par une opération chimique très compliquée, que la plupart des acheteurs ne sont pas capables d’exécuter, et qui, pussent-ils en venir à bout, leur coûterait plus qu’ils ne paient au gouvernement pour l’exécuter à leur place.
Chez les nations même les plus libres, l’autorité publique a pu, sans nuire à la production, s’ingérer dans les affaires des particuliers. Quoiqu’elle n’ait certainement pas le droit de punir la négligence, lorsque la négligence ne fait tort qu’à celui qui s’en rend coupable, elle peut la réprimer quand ses effets sont de nature à s’étendre sur des particuliers innocents. C’est très justement qu’on ordonne l’échenillage des arbres et la suppression de certaines plantes dont la semence est sujette à se propager.
Dans l’ancien canton de Berne on obligeait chaque propriétaire, dans la saison des hannetons, à fournir un nombre de boisseaux de ces insectes, proportionné à l’étendue de ses possessions. Les riches propriétaires achetaient ces boisseaux d’hannetons à de pauvres gens qui faisaient métier de les chasser, et y réussissaient si bien que le pays n’était plus exposé à leurs ravages.
C’est même principalement dans les pays libres qu’on trouve le plus de semblables règlements. La propriété y est si respectée qu’il semble qu’on la protège, non seulement contre les atteintes directes des malveillants, mais aussi contre la négligence des insouciants.
Il convient seulement que ces règlements, et en général tous ceux que réclame la sûreté publique, imposent le moins de gênes qu’il est possible. L’habileté de l’administration consiste à en alléger le poids. Les navires qui viennent du Levant subissent en arrivant dans nos ports une quarantaine sévère ; rien de mieux. Mais d’où vient que nous la faisons subir aux navires qui arrivent pour repartir ? Il suffirait d’y soumettre les marchandises qu’ils auraient apportées. Cette formalité superflue nuit à l’activité de notre commerce avec le Levant [80] .
Je n’ai point prétendu blâmer de si sages règlements en raison de ce qu’ils peuvent avoir d’incommode. Tout système absolu est un excès. Tout excès est mal. J’ai voulu seulement faire apprécier à leur juste valeur et les avantages et les inconvénients qui en résultent, afin qu’on n’adoptât pas légèrement des conseils dont on n’apercevrait que les avantages, et qu’on ne proscrivît pas sans appel des mesures dont on ne verrait que les défauts.
J’ajouterai encore un mot. C’est que si les règlements sont un mal, même quand ils produisent du bien, ils sont un mal déplorable lorsqu’ils ne doivent pas être suivis des avantages qu’on s’en propose ; ce qui arrive lorsqu’ils sont mal conçus ou mal exécutés.
« On a établi en France, dit Steuart, un conseil pour veiller à l’entretien et à la multiplication des bois. Quiconque plante un arbre se met sous la juridiction de la Table de marbre, et ne peut le couper ni en disposer sans la permission de ce bureau. C’est en grande partie pour cette raison qu’on voit si peu d’arbres autour des villages de France. [81] ».
Dans combien d’autres circonstances n’a-t-on pas pris beaucoup de peines et dépensé beaucoup d’argent pour augmenter le mal auquel on cherchait à remédier !
Combien de règlements assez exécutés pour produire tout le mal que des règlements peuvent faire, et assez violés pour conserver, en même temps, tous les inconvénients de la licence !
Il n’est pas de mon sujet de rechercher les causes du défaut d’exécution des actes de l’autorité publique. Je me bornerai à dire, en passant, qu’aucune mesure n’est bien exécutée, qu’autant qu’il se trouve quelqu’un qui soit directement intéressé à son exécution.
[I-333]
Le commerce est la profession des gens égaux, dit Montesquieu [82] . Si un gouvernement manque à ses engagements, le traduirez-vous devant un tribunal ? Si vous l’y traduisez, le tribunal osera-t-il le condamner ? S’il l’ose, par qui la sentence sera-t-elle exécutée ?
Il n’est pas d’homme assez simple pour ne pas faire toutes ces réflexions, et même d’autres encore, quand il traite avec le gouvernement. Il prend donc ses avantages et conclut ses marchés de telle manière qu’indépendamment du profit qu’il en attend, il s’en ménage un autre pour couvrir les risques qu’il court. Le gouvernement est donc nécessairement dupe dans tous ses marchés.
Sans doute il doit en prendre son parti quant aux marchés dont il ne peut se dispenser, ceux par le moyen desquels il se procure les objets de sa consommation ; mais rien ne l’oblige à multiplier les occasions d’éprouver ce dommage en devenant producteur.
La manufacture de tapisserie des Gobelins, qui est entretenue par le gouvernement de France, consomme des laines, des soies, des teintures ; elle consomme la rente de son local, l’entretien de ses ouvriers ; toutes choses qui devraient être remboursées par ses produits et qui sont loin de l’être. La manufacture des Gobelins, loin d’être une source de richesses, je ne dis pas seulement pour le gouvernement qui sait bien qu’il y perd, mais pour la nation toute entière, est pour elle une cause toujours subsistante de perte. La nation perd annuellement toute la valeur dont les consommations de cette manufacture excèdent ses produits.
On dit que ce sacrifice est nécessaire pour fournir au gouvernement les moyens de faire des présents et d’orner ses palais. Ce n’est point ici le lieu d’examiner jusqu’à quel point une nation est mieux gouvernée quand elle fait des présents et quand elle orne des palais ; je suppose que ces ornements et ces présents sont nécessaires ; dans ce cas, il ne convient pas à une nation d’ajouter aux sacrifices que réclament sa magnificence et sa libéralité, les pertes auxquelles elle s’expose quand son gouvernement devient cultivateur, manufacturier, ou commerçant. Il lui convient d’acheter tout bonnement ce qu’elle juge à propos de donner. Avec la même quantité d’argent sacrifiée, elle aura certainement un produit plus précieux, car les particuliers fabriquent à moins de frais que le gouvernement.
À la considération qui précède, on peut ajouter celle-ci : c’est qu’un État, quelqu’entreprise qu’il exploite, n’agit jamais que par procureurs, c’est-à-dire que par l’intermédiaire de gens qui ont un intérêt particulier, distinct du sien, et qui leur est beaucoup plus cher.
Que si le gouvernement a des capitaux dont il puisse disposer, il convient donc qu’il les prête plutôt que de les faire valoir. Le dépositaire de ces fonds, quel qu’il soit, en tirera un meilleur parti que le gouvernement n’aurait pu faire. Dans un pays mal pourvu de capitaux, c’est le plus efficace des encouragements qu’un gouvernement puisse accorder à l’industrie.
Les efforts de l’État pour créer des produits ont un autre inconvénient. Ils sont nuisibles à l’industrie des particuliers ; non des particuliers qui traitent avec lui, et qui, comme nous l’avons vu, s’arrangent pour ne rien perdre ; mais à l’industrie des particuliers qui n’ont avec lui aucune relation. L’État est un agriculteur, un cultivateur, un négociant riche, qui a trop d’argent à sa disposition et s’intéresse trop peu à ses propres affaires. Il peut consentir à vendre un produit au-dessous du prix coûtant. Il peut consommer, produire, accaparer en peu de temps une quantité de produits telle que la proportion qui s’établit naturellement entre les prix des choses soit violemment dérangée ; or, tout changement brusque dans le prix des choses est funeste. Le producteur assoit ses calculs sur la valeur présumable des produits au moment où ils seront achevés. Rien ne le décourage comme une variation qui se joue de tous les calculs. Les pertes qu’il fera seront aussi peu méritées que les profits extraordinaires que de telles variations peuvent lui procurer. Ces profits extraordinaires ne seront acquis qu’aux dépens du consommateur ; or de qui se compose la classe la plus nombreuse des consommateurs ? d’ouvriers, de gens vivant du travail de leurs mains. De là des variations dans le taux des salaires, c’est-à-dire dans le prix de beaucoup d’autres produits.
Ce n’est pas tout. Du moment que des causes accidentelles font varier les prix, ils ne se remettent pas promptement à leur taux naturel. Telle est l’aiguille d’une boussole qu’une secousse détourne de sa direction accoutumée : elle tend de nouveau vers le nord, mais ne s’y remet pas sans des oscillations prolongées. Il s’établit alors un genre de spéculation qui cherche ses gains, non dans un accroissement de valeur donné à la denrée, mais dans la différence de son prix d’hier à son prix d’aujourd’hui. Industrie qui n’est nullement productive et dont les profits se fondent sur des pertes ; ou plutôt, désordre dont les intrigants et les fripons profitent seuls et dont l’homme laborieux est la victime ; car il s’occupe plus de sa production que de s’instruire des finesses de l’agiot et des variations du cours.
Or ce désordre est fréquent là où le gouvernement veut entrer dans la lice où les producteurs joutent les uns contre les autres avec des ressources qui ne sont pas trop inégales.
Ce serait à tort cependant que, fondé sur les motifs qui précèdent, un gouvernement voudrait s’interdire toute espèce de production. Il en est telle qui ne convient qu’à ses vastes moyens, et de ce nombre sont beaucoup de produits à son usage ou à l’usage du public, les chemins, les canaux, les édifices, et tous les objets dans la production desquels il n’entre point en rivalité avec les particuliers et ne se fait pas leur pourvoyeur à prix d’argent. Que de créations à la fois utiles et magnifiques peuvent naître d’un gouvernement pénétré de l’amour des peuples et du sentiment de la vraie grandeur ! Que font dans l’oisiveté de la paix les soldats qui ont défendu l’État dans la guerre ? Jeunes, adroits, pleins de force et de constance, pourquoi tant de précieuses facultés se rouillent-elles dans d’obscures garnisons ? Nos ports sont-ils trop vastes et trop nombreux ? Nos communications sont-elles trop faciles ? L’eau circule-t-elle trop abondamment dans nos cités ? — Mais, diton, il y a de puissants préjugés à vaincre, de nombreuses difficultés à surmonter. — Sans doute ; eh ! qui l’ignore ? Mais aussi, des préjugés à vaincre, des difficultés à surmonter, c’est de la gloire à recueillir et des bénédictions à recevoir.
[I-340]
On a vu combien l’autorité publique favorise peu la production par des prohibitions, des contraintes, des privilèges, des primes d’encouragement ; ou plutôt on a vu combien par tous ces moyens même un gouvernement nuit à la production qu’il se propose d’encourager.
On a vu que lorsqu’un gouvernement veut se faire producteur lui-même, il détruit ordinairement plus qu’il ne produit.
Quelques écrivains, frappés de toutes ces conséquences, n’ont pas craint d’affirmer que, relativement à la production, et par conséquent à l’enrichissement de l’État, l’autorité fait toujours assez de bien quand elle ne fait pas de mal. C’est aussi fermer les yeux à d’autres conséquences qui ne sont pas moins nécessaires.
Et d’abord la sûreté des personnes et des propriétés, garantie par la plupart des gouvernements, est plus favorable à la prospérité générale que toutes les entraves inventées jusqu’à ce jour ne lui sont contraires. Les entraves arrêtent l’essor de la production. Le défaut de sûreté la supprime totalement.
Voyez l’Afrique presqu’entière, l’Arabie, la Perse, cette Asie mineure, autrefois couverte de villes si florissantes dont, suivant l’expression de Montesquieu, il ne reste de vestiges que dans Strabon : on y est pillé par des brigands, par des pachas ; la richesse et la population ont fui ; et les hommes clairsemés qui y restent manquent de tout. Jetez au contraire les yeux sur l’Europe occidentale ; quoiqu’elle soit fort éloignée d’être aussi florissante qu’elle le devrait, la plupart des États y prospèrent, tout accablés qu’ils sont d’une foule de règlements et d’impôts, par cela seul qu’on y est, en général, à l’abri des outrages personnels et des spoliations arbitraires.
Sans doute il vaut mieux pour l’industrie que la liberté soit compagne de la sûreté. Poivre, qui avait beaucoup voyagé, dit qu’il n’a jamais vu de pays véritablement prospères, que ceux où elles se trouvaient réunies. Mais il n’en est pas moins avantageux de pouvoir se procurer l’une, dût-on sacrifier une portion de l’autre, et il reste de quoi bénir un gouvernement qui lie quelques-uns de vos membres, mais qui défend votre corps.
Il est bon cependant de remarquer que ce n’est pas seulement en vous mettant à l’abri des voleurs de grand chemin, qu’un bon gouvernement vous protège ; c’est aussi en vous garantissant des brigandages, bien plus redoutables, des gens puissants par leur crédit ou par leurs richesses ; c’est en préservant l’homme d’honneur des tracasseries des gens de lois ; c’est en forçant chacun à respecter ses engagements. Smith, passant en revue les véritables causes de la prospérité de la GrandeBretagne, met au premier rang
« cette prompte et impartiale administration de la justice qui rend les droits du dernier des citoyens respectables pour le plus puissant, et qui assurant à chacun le fruit de son travail, donne le plus réel de tous les encouragements à toute espèce d’industrie. [83] ».
Les Athéniens cherchaient par quels moyens ils pourraient ranimer leur commerce et attirer les étrangers dans leurs ports, Xénophon leur conseilla d’être rigoureusement justes envers tout le monde.
Mais combien d’autres moyens encore entre les mains de l’autorité publique de concourir indirectement à augmenter les richesses nationales ! Elle embellit les routes, creuse les canaux, répare les ports et rend ainsi les productions du commerce plus faciles et moins coûteuses. Elle favorise par une foule d’établissements les lumières, dont nous avons vu que le concours est indispensable pour la production. Elle envoie des voyageurs instruits aux extrémités du globe pour y conquérir de nouvelles richesses et consoler les nations de leurs succès militaires.
Et remarquez bien que les sacrifices qu’on fait pour reculer les bornes des connaissances humaines, ou simplement pour en conserver le dépôt, ne doivent pas être condamnés même lorsqu’ils n’ont rapport qu’à celles dont on n’aperçoit pas l’utilité immédiate. Toutes les connaissances se tiennent. Il est nécessaire qu’une science purement spéculative soit avancée, pour que telle autre qui a donné lieu aux plus heureuses applications le soit également. Il est impossible d’ailleurs de prévoir à quel point un phénomène qui ne paraît que curieux peut devenir utile. Lorsque le Hollandais Otto Guericke tira les premières étincelles électriques, pouvait-on soupçonner qu’elles mettraient Franklin sur la voie de diriger la foudre et d’en préserver nos édifices ? Entreprise qui semblait excéder de si loin les efforts du pouvoir de l’homme !
Ce n’est donc point un faste inutile que ces académies, ces écoles, ces nombreuses bibliothèques, ces vastes dépôts et toutes ces belles institutions dont j’aime à trouver le modèle dans mon pays. Combien le Muséum d’histoire naturelle de Paris n’a-t-il pas procuré de richesses à la France en donnant à nos colonies une seule plante : le café [84] !
Les voyages entrepris pour faire des découvertes sont des essais dispendieux, mais jusqu’à présent l’Europe a été dédommagée de ses sacrifices et doit l’être encore mieux. Combien d’arbres nouveaux, d’animaux, de légumes, ne devons-nous pas à des pays lointains, et dont nos ancêtres n’avaient pas la moindre idée ? Nous oublions tous les jours que la pomme de terre, ce légume précieux par son abondance autant que par sa qualité, qui croît à l’abri des intempéries de l’air, qui sert à la nourriture du pauvre comme du riche et prend toutes les formes pour plaire à tous les goûts, a été apportée de Virginie en Irlande, il n’y a pas plus de deux siècles. L’Amérique septentrionale nous a également fait connaître le poulet d’Inde vers la même époque. La brebis d’Espagne commence à passer du sein des fermes nationales sous le chaume du pauvre agriculteur et promet à nos manufactures des laines précieuses par leur abondance comme par leur beauté. Il en sera de même du buffle qui partage avec le cochon le dangereux honneur d’être profitable dans toutes ses parties. Déjà l’arbre à pain de la mer du Sud se propage dans les établissements français et l’on ne perd pas l’espérance de le naturaliser en Europe. Nos basses-cours, nos jardins, nos forêts, seront peuplés dans deux cents ans d’habitants qu’ils ne connurent jamais ; et nos descendants devront ces bienfaits aux efforts, aux lumières des gouvernements actuels.
Que si l’on prétendait qu’un nouveau produit en exclut un ancien, que le même territoire ne pouvant porter qu’un certain nombre de végétaux, des acquisitions nouvelles ne sont propres qu’à favoriser l’inconstance de l’homme, on ferait un pauvre raisonnement.
En premier lieu, quand un nouveau produit en exclurait nécessairement un autre, il faudrait toujours présumer qu’il est préférable à l’ancien dès lors qu’il est préféré. Les habitants des Gaules mangeaient autrefois du gland, dit-on ; le froment, qui donne une nourriture plus saine, plus délicate et plus abondante, n’en fut pas moins pour eux une acquisition précieuse.
En second lieu, c’est un avantage que de pouvoir cultiver deux produits au lieu d’un seul, et d’avoir la faculté de les varier suivant les goûts, les circonstances et les terrains. Qui sait si une lande, si un site abandonnés comme incapables de donner aucun produit, ne sont pas emplis de futures richesses ? Une saison qui n’est pas favorable aux produits que nous avons, le serait peut-être à ceux qui nous manquent ; chaque produit qu’on acquiert offre quelque propriété inconnue, par le moyen de laquelle on se procure une nouvelle jouissance ou l’on se préserve d’une ancienne incommodité.
La puissance d’un gouvernement éclairé, par l’influence qu’elle exerce sur les relations politiques des différents peuples, peut encore être singulièrement favorable à la prospérité qui résulte de l’extension du commerce. Mais à peine ose-t-on insister sur cette vérité dont les gouvernements d’Europe ne sont déjà que trop persuadés, et à laquelle ils donnent beaucoup trop d’importance. C’est cette persuasion qui nous a valu presque toutes les guerres qui ont affligé les quatre parties du monde depuis deux cents ans, et qui ont plus nui mille fois à la prospérité publique, qu’elles ne l’auraient servie, en supposant même que chaque puissance eût pleinement gagné le point qui lui a fait prendre les armes. peut-être les progrès qu’on fera dans la connaissance des véritables sources de la production nous garantiront-ils, du moins jusqu’à un certain point, du retour des mêmes fléaux. On s’apercevra que le commerce étranger n’est pour un grand État qu’une branche, presque toujours moins étendue qu’on ne la suppose, de son commerce total [85] ; et que la totalité de son commerce, c’est-à-dire toute son industrie commerçante, est peut-être la moins importante des trois industries qui lui procurent des richesses. On s’apercevra enfin que relativement à la partie de l’industrie commerçante qui traite avec l’étranger, tout gouvernement a dans ses mains un moyen de l’animer, plus puissant que tous ceux dont les gouvernements étrangers disposent : c’est de n’y point mettre d’obstacles lui-même.
J’ai oublié de parler d’un autre moyen par lequel un gouvernement peut contribuer à enrichir momentanément son pays. Ce moyen consiste à dépouiller les autres nations de toutes leurs richesses mobilières pour les rapporter dans son pays, et à leur imposer des tributs énormes pour les dépouiller des biens encore à naître : c’est ce que firent les Romains vers les derniers temps de la république et sous les premiers empereurs ; ce système est analogue à celui que suivent les gens qui abusent de leur pouvoir et de leur adresse pour s’enrichir. Ils ne produisent pas : ils ravissent les produits des autres.
Je fais mention de ce moyen d’accroître ses richesses, pour les embrasser tous ; mais sans prétendre que ce soit le plus honorable, ni même le plus sûr. Si les Romains avaient suivi avec la même persévérance un autre système, s’ils avaient cherché à répandre la civilisation chez les barbares, et s’ils avaient établi avec eux des relations d’où fussent résultés des besoins réciproques, il est probable que la puissance romaine subsisterait encore.
[I-350]
Aussi longtemps qu’on s’est imaginé que la richesse consistait en une certaine marchandise (de l’or et de l’argent par exemple), plutôt qu’en toute autre, on a dû croire que l’enrichissement d’un État était contraire à l’enrichissement d’un autre. Il n’y a dans le monde qu’une certaine quantité de métaux précieux ; il est bien certain que plus une nation possède de cette denrée, moins il en reste pour les autres. Mais quand on vient à s’apercevoir que la richesse se compose de toutes les choses qui ont une valeur, on envisage la question sous un point de vue tout à fait différent.
Que l’Angleterre possède une multitude de choses précieuses, est-ce une raison qui nous empêche d’en posséder aussi ? Si elle possède du coton pour une valeur supérieure à ce que nous en avons, ne pouvonsnous pas posséder d’une autre denrée, de la soie, par exemple, pour une valeur supérieure à ce qu’elle en a ? L’Espagne qui, proportionnellement à sa population et à son commerce, a plus d’argent qu’aucun autre pays d’Europe, passe néanmoins pour un des plus indigents.
Si la richesse d’une nation se compose de la valeur totale des choses qu’elle possède, il est même naturel de croire qu’il vaut mieux avoir pour voisine une nation riche qu’une nation pauvre ; car la nation riche peut vous acheter ce que l’autre ne serait pas en état de payer ; c’est-à-dire peut vous donner une partie de ses richesses contre une partie des vôtres. Et qu’on ne s’imagine point que cet échange vous soit onéreux parce que les gains que vos voisins font dans leurs échanges avec vous se font à vos dépens. On a déjà vu [86] que de deux nations qui commercent ensemble, non seulement l’une ne perd point ce que l’autre gagne, mais que le plus souvent elles gagnent toutes les deux. Elles se partagent l’augmentation de valeur qu’acquièrent les marchandises qui, dans l’échange, passent de l’une à l’autre.
Il en est de cela comme des profits que les habitants des villes font sur les gens de la campagne, et que ceux-ci font sur les premiers ; ils ne sont une perte ni pour les uns ni pour les autres. Au contraire, leurs relations mutuelles les accommodent également ; il n’y a pas de campagnes plus riches que celles qui avoisinent les grandes villes. Ainsi non seulement l’on n’a point lieu d’être jaloux des profits qu’un peuple fait sur les marchandises qu’il vous vend ; mais puisque les gains sont réciproques, on a intérêt à ce que les nations avec qui l’on trafique deviennent industrieuses et riches. Alors les objets d’échange se multiplient : vos productions s’augmentent de tout ce que vous fabriquez dans le but de vendre, et vos jouissances de tout ce que vous achetez avec vos produits.
C’est à la suite de réflexions de ce genre que le gouvernement des ÉtatsUnis a entrepris en 1802 de civiliser les Creeks, ses sauvages voisins. Il a voulu leur donner de l’industrie et en faire des producteurs, pour qu’ils pussent donner quelque chose en échange aux Américains ; car on ne gagne rien à vendre à un peuple qui n’a pas de quoi payer.
Je n’aurais rien de plus à dire sur ce sujet, si l’on n’avait pas lieu de craindre qu’une nation industrieuse qui s’élève dans votre voisinage, en même temps qu’elle vous offre des relations profitables, n’acquière aussi des moyens de vous supplanter dans le commerce que vous entretenez avec des nations tierces. Cette matière devient beaucoup plus délicate. Si les relations et les échanges avec l’étranger sont en général un avantage, comme ils le sont incontestablement, et si l’adresse ou la prépondérance d’une nation rivale s’empare d’une partie de ce commerce, on ne peut nier qu’elle ne vous ravisse quelques-uns des avantages dont vous jouissiez.
Faut-il s’armer, faire la guerre, ressaisir par la force des faveurs qui vous échappent par la pente des choses ? Non, assurément ; je ne crois pas qu’il y ait un seul commerce étranger dont les bénéfices annuels paient l’intérêt des frais d’une guerre entreprise pour le conserver. Nous avons été témoins que les grandes nations d’Europe ne pouvaient pas faire la guerre sans une dépense extraordinaire de 200 millions de nos francs par année ; nous savons également que chaque guerre entreprise ne s’apaise pas communément avant cinq, six ou sept années de batailles ; en admettant une durée commune de cinq ans, on peut donc en évaluer par aperçu les frais pour chaque nation à mille millions, ou un milliard. La dernière guerre a coûté bien davantage à la France et à l’Angleterre [87] , mais je veux parler d’une guerre ordinaire et partir des suppositions les plus modérées. En supposant donc qu’une nation ait assez de crédit pour ne payer l’intérêt de cette dépense d’un milliard que sur le pied de 5%, elle reste chargée d’un intérêt annuel de 50 millions ; or il est bon qu’on sache que 50 millions annuels excèdent, je ne dis pas les profits, mais la masse totale des échanges que la France fait avec quelque nation que ce soit [88] .
Supposons néanmoins qu’il s’agisse pour la France de conserver le plus considérable de ses commerces étrangers ; supposons que la totalité des échanges dans ce commerce aille à la somme de 50 millions, et que, tous frais déduits, il y ait un bénéfice de 20%, ou un cinquième, sur ces échanges, ce qui est beaucoup, les bénéfices de ce commerce se monteront seulement à dix millions par année, et c’est pour conserver ces dix millions qu’on se serait imposé annuellement une charge de 50 millions.
Remarquez en outre que l’intérêt annuel de 50 millions est perpétuel, et qu’on n’en saurait dire autant des profits du commerce le mieux établi. Remarquez que je suppose le but de la guerre complètement atteint, ce qui n’arrive jamais, même avec les plus brillants succès. Remarquez enfin et surtout que les dépenses qu’occasionne une guerre sont le moindre de ses malheurs, et que je n’ai rien osé mettre en balance avec le sang répandu, les talents moissonnés, les gémissements et la démoralisation qui sont le résultat le plus assuré de toutes les guerres.
Au reste, il est rare qu’on obtienne ou qu’on perde en totalité les avantages qu’on espère obtenir, ou qu’on possède, en conséquence d’un commerce avec une nation étrangère.
Lui vend-on des productions exclusives de son territoire ? on ne craint pas la concurrence d’une autre nation. Nul risque que nos vins de Bordeaux croissent en Angleterre. Les nations du Nord les prendront donc toujours chez nous ; à moins cependant qu’elles ne s’accoutument graduellement à préférer les vins d’un autre sol, du Portugal par exemple.
Lui vend-on des produits manufacturés ? ceux-là peuvent sans doute être imités ailleurs ; cependant il y a un privilège de terroir pour les produits manufacturés comme pour les produits agricoles, quoiqu’il soit moins marqué. Un genre de fabrication se plaît dans une certaine situation, dans une certaine disposition de lieux, et réussit moins bien dans un autre. Il faut qu’une fabrique soit à portée des matières premières, à portée des débouchés ; qu’elle convienne aux goûts, aux préjugés, à l’aptitude des habitants. Quelquefois ce n’est pas être plus sage d’être jaloux des succès d’un canton, d’un peuple dans un certain genre de manufacture, que d’être jaloux des fruits de son climat. Les quincailleries viennent en Angleterre, comme les oranges au Portugal.
Et en accordant, comme il le faut pourtant bien, que telle fabrication puisse s’exécuter aussi parfaitement, aussi économiquement dans deux endroits différents, ce n’est jamais que lentement et par degrés qu’un commerce change de cours. Jamais un rival, particulier ou peuple, ne vous supplantera subitement. En lui supposant toute l’habileté et toutes les connaissances nécessaires, il éprouvera les désavantages qui accompagnent tous les commencements. Il aura toujours à lutter pendant un certain temps, soit contre l’ignorance des méthodes économiques et abrégées, soit contre des essais infructueux, des pertes qui l’obligeront à faire payer plus cher un ouvrage moins parfait.
Et après avoir atteint précisément le même degré de perfection, il aura encore à vaincre les habitudes du consommateur et le courant du commerce dirigé vers un autre côté.
Il est bon d’observer qu’il convient à une nation d’établir à un aussi bas prix qu’elle peut même les objets pour lesquels elle n’a point de concurrents ; que c’est le plus sûr moyen de les écarter ; et qu’il est souvent trop tard d’attendre qu’ils se soient montrés pour baisser son prix. En effet, en vous prévalant du privilège que vous tenez de la nature des choses, si vous portez votre bénéfice à 30%, par exemple, vous permettez à tout fabricant qui ne pourra produire la même marchandise sans des frais qui se montent à 25% de plus que les vôtres, d’entrer en concurrence avec vous. Il ne gagnera que 5% dans les commencements, mais pourra vendre à votre prix. C’est une politique des Anglais : ils ne vendent pas très cher, même ce qu’ils font seuls.
En cela, comme en beaucoup d’autres choses, on gagne à être modéré, à ne pas faire usage de toute sa puissance.
J’ai dit ce qui rendait difficiles les changements brusques ; or il n’y a guère que ceux-là qui soient vraiment fâcheux, vraiment à craindre. Si une nation étrangère vous supplante auprès d’une troisième nation dans un certain genre d’industrie, agricole, manufacturière ou commerçante, c’est donc un mauvais calcul que de lui faire la guerre ; il faut tâcher de faire mieux qu’elle, de faire à meilleur marché ; il faut tâcher que les relations qu’on a avec vous soient plus agréables et plus sûres. Le meilleur marché, la meilleure qualité, et les meilleures manières, sont toujours à la longue ce qui procure le plus grand débit.
Si l’on est vaincu dans cette lutte, il faut en savoir prendre son parti ; l’industrie, les capitaux prendront tout doucement leur cours vers d’autres branches qui leur promettront plus de succès.
Que si la nation qu’on a coutume d’approvisionner vous prive tout à coup, par humeur, par folie, de ses communications lucratives... je n’ai rien à dire sur cela : c’est un des inconvénients du commerce extérieur. Pour le coup on déclarera la guerre… fort bien : à ce malheur, on en ajoutera un autre.
[I-360]
Un médecin vient visiter un malade, observe les symptômes de son mal, lui prescrit un remède, et sort sans laisser aucun produit que le malade ou sa famille puisse transmettre à d’autres personnes, ni même conserver pour la consommation d’un autre temps.
L’industrie du médecin a-t-elle été improductive ? Qui pourrait le penser ! le malade a été sauvé. Cette production était-elle incapable de devenir la matière d’un échange ? Nullement, puisque le conseil du médecin a été bien payé. Mais le besoin de cet avis a cessé dès le moment qu’il a été donné. Sa production était de le dire : sa consommation de l’entendre ; il a été consommé en même temps que produit.
C’est ce que je nomme un produit immatériel [89] .
L’industrie d’un musicien, d’un acteur, donne un produit du même genre. Elle vous procure un divertissement, un plaisir, qu’il vous est impossible de conserver, de retenir, pour le consommer plus tard ou pour l’échanger de nouveau contre d’autres jouissances. Celle-ci a bien son prix ; mais elle ne subsiste plus, si ce n’est dans le souvenir, au-delà du moment de sa production.
Le célèbre Adam Smith refuse aux résultats de ces industries le nom de produits. Il donne au travail auquel elles se livrent le nom d’improductif, et c’est une conséquence du sens qu’il attache au mot richesse ; au lieu de donner ce nom à toutes les choses qui ont une valeur échangeable, il ne le donne qu’aux choses qui ont une valeur échangeable susceptible de se conserver, et par conséquent il le refuse aux produits dont la consommation a lieu à l’instant même de leur création. Cependant l’industrie d’un médecin, et si l’on veut multiplier les exemples, d’un administrateur de la chose publique, d’un avocat, d’un juge, qui sont du même genre, satisfont à des besoins tellement nécessaires, que sans leurs travaux nulle société ne pour 814.rait subsister. Les fruits de ces travaux ne sont-ils pas réels ? Ils sont tellement réels qu’on se les procure au prix d’un autre produit matériel auquel Smith accorde le nom de richesse, et que par ces échanges répétés, les producteurs de produits immatériels acquièrent des fortunes.
Si l’on descend aux choses de pur agrément, on ne peut nier que la représentation d’une bonne comédie ne procure un plaisir aussi réel qu’une livre de bonbons ou une fusée d’artifice, qui dans la doctrine de Smith portent le nom de produits. Je ne trouve pas raisonnable de prétendre que le talent du peintre soit productif, et que celui du musicien ne le soit pas [90] .
Smith a combattu les économistes qui n’appelaient du nom de richesse que ce qu’il y avait dans chaque produit de matière brute ; il a fait faire un grand pas à l’économie politique en démontrant que la richesse était cette matière, plus la valeur qu’y ajoutait l’industrie ; mais puisqu’il a élevé au rang des richesses une chose abstraite, la valeur, pourquoi la compte-t-il pour rien, bien que réelle et échangeable, quand elle n’est fixée dans aucune matière ? Cela est d’autant plus surprenant qu’il va jusqu’à considérer le travail en faisant abstraction de la chose travaillée, qu’il examine les causes qui influent sur sa valeur, et qu’il propose cette valeur comme la mesure la plus sûre et la moins variable de toutes les autres.
De la nature des produits immatériels, il résulte qu’on ne saurait les accumuler et qu’ils ne servent point à augmenter le capital national. Une nation où il se trouverait une foule de musiciens, de prêtres, d’employés, pourrait être une nation fort divertie, bien endoctrinée, et admirablement bien administrée. Mais voilà tout. Son capital ne recevrait, de tout le travail de ces hommes industrieux, aucun accroissement direct.
En conséquence, lorsqu’on trouve le moyen de rendre plus nécessaire le travail d’une de ces professions, on ne fait rien pour la prospérité publique ; en augmentant ce genre de travail productif, on en augmente en même temps la consommation. Quand cette consommation est une jouissance on peut s’en consoler ; mais quand elle-même est un mal, il faut convenir qu’un semblable système est déplorable.
C’est ce qui arrive partout où l’on complique la législation. Le travail des gens de loi devenant plus considérable et plus difficile, occupe plus de monde et se paie plus cher. Qu’y gagne-t-on ? D’avoir ses droits mieux défendus ? Non certes : la complication des lois est bien plutôt favorable à la mauvaise foi en lui offrant de nouveaux subterfuges, tandis qu’elle n’ajoute presque jamais rien à la solidité du bon droit. On y gagne de plaider plus souvent et plus longtemps ; cela peut avoir des douceurs pour quelques personnes, mais la plus saine et la plus nombreuse partie du public regardera toujours les procès comme des malheurs, même quand on gagne sa cause.
Il est donc impossible d’admettre l’opinion de Garnier [91] , qui conclut de ce que le travail des médecins, des gens de loi et autres personnes semblables, est productif, qu’il est aussi avantageux à une nation de le multiplier que tout autre. Il en est de cela comme de la main-d’œuvre qu’on répandrait sur un produit, par-delà ce qui est nécessaire pour l’exécuter. Le travail productif de produits immatériels n’est productif que jusqu’au point où le produit est utile. Audelà de ce point, c’est un travail purement improductif.
Compliquer les lois pour les faire débrouiller par des légistes, c’est se donner une maladie pour avoir besoin du médecin.
Ajoutez que le temps et les soins que chaque individu consacre à la poursuite des produits immatériels quelconques, sont perdus pour la production très réelle à laquelle lui-même aurait pu se livrer. Un négociant enlève à ses affaires le temps qu’il donne à ses procès ou à ses plaisirs, sans parler des regrets, des lassitudes, des maladies qui peuvent suivre l’usage immodéré de quelques-uns de ces produits.
[I-366]
Les produits immatériels dont il a été question jusqu’ici sont le fruit de l’industrie humaine, puisque nous avons appelé industrie toute espèce de travail productif. On voit moins clairement comment ils sont en même temps le fruit d’un capital. Cependant la plupart de ces produits sont le résultat d’un talent ; tout talent suppose une étude préalable, et aucune étude n’a pu avoir lieu sans des avances.
Pour que le conseil du médecin ait été donné et reçu, il a fallu que le médecin ou ses parents aient fait, pendant plusieurs années, les frais de son instruction ; il a fallu qu’il fût entretenu tout le temps qu’ont duré ses études ; il a fallu payer des professeurs, acheter des livres, faire des voyages peut-être. Ce qui suppose l’emploi d’un capital précédemment accumulé.
Pour ne pas anticiper sur ce que je dois dire en traitant des salaires, je me bornerai à faire remarquer en passant que ce capital est placé à fonds perdu sur la tête du médecin, et que son salaire doit comprendre, outre la récompense de son travail actuel, non un intérêt simple, mais un intérêt viager du capital qui fut consacré à son instruction.
Il en est de même de la consultation de l’avocat, de la chanson du musicien, etc. : ces produits ne peuvent avoir lieu sans le concours d’une industrie et d’un capital.
On retrouve dans l’industrie qui donne des produits immatériels les mêmes opérations que nous avons trouvées nécessaires dans l’analyse qui a été faite au commencement de cet ouvrage des opérations de l’industrie en général [92] . Continuons le dernier exemple qui est tombé sous ma plume : pour qu’une chanson soit exécutée, il a fallu que l’art du compositeur et celui du musicien exécutant fussent des arts professés et connus, de même que les méthodes convenables pour les acquérir. L’application de cet art, de ces méthodes, a été faite par le compositeur et le musicien qui ont jugé, l’un en composant son air, l’autre en l’exécutant, qu’il en pouvait résulter un plaisir auquel les hommes attacheraient une valeur quelconque. Enfin l’exécution offre la dernière des opérations de l’industrie.
Il est cependant des productions immatérielles où les deux premières opérations jouent un si petit rôle, qu’on peut n’en tenir aucun compte. Tel est le service d’un domestique. La science du service est rien ou peu de chose ; et l’application des talents du serviteur étant faite par celui qui l’emploie, il ne reste guère au serviteur que l’exécution matérielle qui est la dernière des opérations de l’industrie.
Par une conséquence nécessaire, dans ce genre d’industrie, et dans quelques autres dont on trouve des exemples dans les dernières classes de la société, comme dans l’industrie des portefaix, des courtisanes, etc., l’apprentissage se réduisant à rien, les produits peuvent être regardés non seulement comme les fruits d’une industrie très grossière, mais encore comme des productions où les capitaux n’ont aucune part ; car je ne pense pas que les avances nécessaires pour élever la personne industrieuse depuis sa première enfance jusqu’au moment où elle se tire d’affaire elle-même, doivent être regardées comme un capital dont les profits qu’elle fait ensuite paient les intérêts. J’en dirai les raisons en parlant des salaires [93] .
Les plaisirs dont on jouit au prix d’un travail quelconque, sont des produits immatériels consommés, au moment de leur production, par la personne même qui les a créés. Tels sont les plaisirs que procurent les arts qu’on ne cultive que pour son agrément. Si j’apprends la musique, je consacre à cette étude un petit capital, une portion de mon temps et quelque travail ; c’est au prix de toutes ces choses que je goûte le plaisir de jouer un air nouveau et de faire ma partie dans un concert.
Le jeu, la danse, la chasse, sont des travaux du même genre. L’amusement qui en résulte est consommé à l’instant même par ceux même qui les ont exécutés. Quand un amateur fait pour son amusement un tableau, ou quand il exécute un ouvrage de menuiserie, ou de serrurerie, il crée à la fois un produit de valeur durable, et un produit immatériel qui est son amusement.
Une nation indolente et paresseuse fait peu d’usage des divertissements qui sont le fruit de l’exercice des facultés personnelles. Le travail est pour elle une si grande peine, qu’il y a peu de plaisirs capables de l’en dédommager. Les Turcs nous jugent fous de nous tant agiter pour avoir du plaisir ; ils ne voient pas que cette fatigue nous coûte beaucoup moins qu’à eux. Ils préfèrent les plaisirs qui leur sont préparés par la fatigue des autres ; dans ces pays-là, il y a bien autant de travail employé à procurer des plaisirs ; mais ce tra 833.vail est fait, en général, par des esclaves qui n’ont aucune part à son produit.
[I-371]
Nous avons vu, en traitant des capitaux, que les uns étaient productifs de produits matériels et que d’autres étaient absolument improductifs. Il en est d’autres qui sont productifs d’utilité ou d’agrément, et qu’on ne peut par conséquent mettre ni dans la classe des capitaux servant à la production d’objets matériels, ni dans celle des capitaux absolument inutiles. De ce nombre sont les maisons d’habitation, les meubles, les ornements, qui ne servent qu’à augmenter les agréments de la vie, et dont la consommation est si lente qu’elle ne coûte rien ou presque rien au revenu annuel, mais forme une portion du capital de chaque personne.
Quand un jeune ménage s’établit, l’argenterie dont il se pourvoit ne peut pas être considérée comme un capital absolument inutile, puisque la famille s’en sert habituellement ; elle ne peut pas être considérée non plus comme un capital productif de produits matériels ; ce n’est pas non plus un objet de consommation annuelle, puisqu’elle peut durer pendant la vie des époux et passer à leurs enfants : c’est un capital productif d’utilité et d’agrément.
Le produit de ces capitaux est tout à fait analogue aux produits immatériels qui nous ont occupés dans les deux chapitres précédents. En effet, de tels capitaux ne concourent à la production d’aucune marchandise, d’aucune valeur durable, susceptibles de se conserver, de s’accumuler pour s’échanger plus tard ; cependant leur usage a une valeur, une valeur tellement réelle qu’on le paie fort bien, témoin ce que coûte le loyer des meubles quand on a besoin d’y avoir recours.
Si c’est mal entendre ses intérêts que de laisser la plus petite partie de son capital sous une forme absolument improductive, ce n’est pas les méconnaître que de placer une partie de son capital, proportionnée à sa fortune, sous une forme productive d’utilité ou d’agrément. Entre les meubles grossiers du ménage villageois, et les ornements recherchés, les bijoux éblouissants du riche, il y a une foule de degrés dans la quantité de capitaux consacrés à cet usage par chaque personne. Dans un pays riche la famille la plus pauvre possède un capital de cette espèce, non pas considérable, mais suffisant pour satisfaire des désirs modestes et des besoins peu recherchés. Quelques meubles utiles et agréables qu’on rencontre dans toutes les habitations ordinaires, annoncent bien plus sûrement la richesse d’un pays que cet amas d’ameublements magnifiques et d’ornements fastueux qui remplissent les palais de quelques hommes à grande fortune, ou que ces diamants et ces parures qui peuvent éblouir lorsqu’on les voit accumulés dans une grande ville et quelquefois rassemblés presque tous à la fois dans l’enceinte d’un spectacle ou d’une fête, mais qui sont peu de chose comparés au mobilier de toute une grande nation.
Chez l’homme industrieux, le capital productif d’objets matériels et celui qui n’est productif que d’utilité et d’agrément se confondent souvent. Son entretien pendant la production est évidemment une partie des avances que la production rend nécessaires et qu’elle rembourse ; et l’utilité qu’il retire de ses meubles est une partie de son entretien. Il y a cet avantage à exercer une industrie quelconque, que l’on peut s’arranger pour mettre une grande partie de son capital utile et agréable au rang des capitaux productifs matériels ; aussi les gens industrieux n’y manquent guère. Ils joignent aux capitaux qu’ils ont placés en usines, en outils, ceux qu’ils ont placés en meubles pour leur usage ; et ils s’efforcent de prélever sur les produits de leur industrie l’intérêt des uns et des autres. Le régisseur d’un établissement industriel fait considérer sa maison d’habitation et souvent même son mobilier comme devant faire partie des frais de premier établissement.
Un capitaliste, dont le revenu est fondé sur l’intérêt de son argent, n’a pas cet avantage. La portion de son capital qu’il emploie pour son utilité ou pour son agrément, diminue la portion employée productivement de choses matérielles et par conséquent son revenu.
Les choses composant le capital productif d’utilité et d’agrément s’usent par la jouissance. Quand on les rétablit aux dépens du capital portant intérêt, on mange une partie de son capital ; on diminue sa fortune. Quand on ne les rétablit pas du tout, elles ne conservent plus la même valeur. C’est encore manger son capital.
Par la raison du contraire, quand on prend sur ses revenus annuels, quelle qu’en soit la source, pour augmenter son capital utile et agréable, on augmente ses capitaux, sa fortune, bien qu’on n’augmente pas ses revenus.
Cette observation paraît triviale, et cependant combien de gens croient ne manger que leurs revenus, lorsqu’ils consomment en même temps un capital considérable productif d’utilité et d’agrément. Qu’un homme, par exemple, habite sa propre maison ; cette maison doit avoir une durée de cent ans, je suppose, malgré les réparations les plus soigneuses, et elle a coûté cent mille francs à élever : il faut que cet homme ou ses héritiers prélèvent sur leurs revenus annuels, et indépendamment de toutes réparations, mille francs par année, pour rétablir le capital qui sera consommé au bout de cent années ; autrement ils auront mangé dans cet espace de temps un capital de cent mille francs indépendamment de leurs revenus.
J’ai pris des nombres ronds pour rendre mon raisonnement plus sensible. On sent qu’une maison de cent mille francs peut durer plus de cent ans, et de plus qu’il n’est pas nécessaire de mettre de côté chaque année mille francs, pour rétablir un capital de cent mille francs au bout de cent années ; car mille francs placés chaque année, avec leurs intérêts, et les intérêts des intérêts, produiraient fort au-delà de la somme exigée. Il s’agit ici d’exactitude dans le raisonnement et non dans les nombres.
Ce même raisonnement peut être appliqué à toute autre partie d’un capital productif d’utilité et d’agrément, à un meuble, à un bijou, à tout ce que la pensée peut ranger sous cette dénomination.
Les capitaux de cette sorte se forment comme tous les autres, sans exception, par l’accumulation d’une partie des produits annuels. Il n’est d’autre manière d’avoir des capitaux, si ce n’est de les accumuler soi-même ou de les tenir de quelqu’un qui les a accumulés. Ainsi je renvoie, à ce sujet, au chapitre 14, où j’ai traité de l’accumulation des capitaux.
Les capitaux ne passent sans perte d’une forme à une autre, qu’autant qu’on ne s’expose pas à en perdre la façon, car la façon fait partie du capital.
En 1688, Louis XIV ordonna que tous les meubles d’argent massif seraient portés à la monnaie ; lui-même donna l’exemple : il se priva de toutes ces tables d’argent, de ces candelabres, de ces canapés d’argent massif et de beaucoup d’autres meubles, chefs-d’œuvre de cizelure, exécutés sur les dessins de Lebrun. Tous les particuliers opulents firent de même. Le capital nécessaire à la circulation, c’est-à-dire le capital réellement productif de la nation, fut augmenté de toute la valeur intrinsèque de l’argent ; mais le capital d’utilité et d’agrément fut diminué de cette même valeur, plus de la valeur de la main-d’œuvre.
La perte est souvent bien plus grande quand il y a moins de valeur intrinsèque. De pareilles opérations répétées (et elles l’ont été quelquefois chez nous) ruinent une nation, ou du moins retardent la prospérité à laquelle elle s’élève par d’autres moyens.
Il ne convient pas à une nation qu’une trop grande partie de ses capitaux soit sous une forme productive seulement d’utilité et d’agrément, pour deux raisons majeures et purement économiques. Il y en a de non moins puissantes qui tiennent à la morale et à la politique, et dont je ne parlerai pas.
En premier lieu, ces capitaux s’usent, ou bien ils ne s’entretiennent qu’en prenant sur le revenu général, et dans tous les cas ils diminuent les produits et les richesses que les autres augmentent. En ceci se montre encore l’analogie qu’il y a entre la richesse nationale et la richesse privée. Un particulier qui consacre à la satisfaction de ses besoins personnels une trop grande portion de ses capitaux, une portion qu’il ne peut pas aisément entretenir avec ses revenus, se ruine infailliblement. Il en est de même d’une nation où les besoins factices sont excités, où le faste et le luxe obtiennent des honneurs, et s’introduisent par conséquent jusque dans les dernières classes de la société ; une grande portion des capitaux de cette nation prend une direction improductive de produits matériels. Je ne sais si elle a plus de plaisirs, mais, à coup sûr, elle finit par avoir moins de richesse.
En second lieu, les capitaux productifs d’utilité ou d’agrément ne sont tels que pour leurs propriétaires ou tout au plus pour les gens de leurs maisons. Un riche écrin peut procurer une grande satisfaction à une belle dame, mais personne qu’elle n’en retire, que je sache, un plaisir bien vif. Tandis que les capitaux productifs de produits matériels, non seulement procurent un intérêt et par conséquent des jouissances à leur propriétaire, mais encore ils mettent une foule d’hommes industrieux à portée d’exercer leur industrie et d’en tirer de leur côté un revenu et des jouissances.
[I-380]
Un parc, un jardin d’agrément, sont des fonds de terre productifs de produits immatériels ; ils ne produisent aucun bien qu’on puisse conserver. La jouissance qu’on en retire se dissipe à mesure qu’elle est produite ; elle peut sans doute se renouveler chaque jour, mais chaque jour elle se consomme en même temps qu’elle est produite.
On voit qu’il ne faut pas confondre un terrain productif d’agrément avec des terres absolument improductives, des terres en friche. Nouvelle analogie qui se trouve entre les fonds de terre et les capitaux ; puisqu’on vient de voir que parmi ceux-ci, il s’en trouve qui sont de même productifs de produits immatériels.
Dans les jardins et les parcs d’agrément, il y a toujours quelque dépense faite en embellissements. Dans ce cas, il y a un capital réuni au fonds de terre pour donner un produit immatériel.
Il y a des parcs d’agrément qui produisent en même temps des bois et des pâturages. Ceux-là réunissent des produits de l’un et de l’autre genre. Les anciens jardins français ne donnaient aucun produit réel. Les jardins modernes sont un peu plus profitables ; ils le seraient davantage, si les produits du potager et ceux du verger s’y montraient un peu plus souvent. Sans doute ce serait être trop sévère que de reprocher à un propriétaire aisé les portions de son héritage qu’il consacre au pur agrément. Les doux moments qu’il y passe entouré de sa famille, le salutaire exercice qu’il y prend, la gaité qu’il y respire, sont des biens aussi, et ce ne sont pas les moins précieux. Qu’il dispose donc son terrain selon sa fantaisie ; qu’on y voie l’empreinte de son goût et même de son caprice ; mais si jusque dans ses caprices il y a un but d’utilité ; si sans recueillir moins de jouissances, il recueille aussi quelques fruits, alors son jardin possède un double mérite ; le philosophe et l’homme d’État s’y promèneront avec plus de plaisir.
J’ai vu un ou deux jardins dans lesquels il était impossible de désirer plus d’agrément, et où cependant il y avait peu d’endroits qui ne donnassent, suivant les sites et la nature du sol, des produits profitables. Le tilleul, le marronnier, le sycomore, les autres arbres d’ornement n’en étaient point exclus non plus que les fleurs et les gazons ; mais les arbres fruitiers embellis d’espérances au printemps, et chamarrés de fruits en été, contribuaient à la variété des teintes. Tout en cherchant l’exposition qui leur était favorable, ils se prêtaient aux sinuosités des clôtures et des allées. Les plates-bandes, les planches garnies de légumes, n’étaient pas constamment droites, égales, uniformes ; le terrain éprouvait de légères ondulations ; les limites en étaient incertaines ; on pouvait se promener dans la plupart des sentiers tracés pour la commodité de la culture ; et le tout présentait un mélange charmant de formes et de couleurs sans nombre. Jusqu’au puits couronné de vigne, où le jardinier venait remplir ses arrosoirs, était un ornement ; tout semblait avoir été imaginé pour convaincre que ce qui est joli peut être utile, et que le plaisir peut croître au même lieu que la richesse.
Un pays tout entier peut de même s’enrichir de ce qui fait son ornement. Si l’on plantait des arbres partout où ils peuvent venir sans nuire à d’autres produits [94] , non seulement le pays en serait fort embelli ; non seulement il serait rendu plus salubre [95] ; non seulement ces arbres multipliés provoqueraient des pluies fécondantes, mais le seul produit de leur bois, dans une contrée un peu étendue, s’élèverait à des valeurs considérables.
Les arbres ont cet avantage que leur production est due presqu’entièrement au travail de la nature, celui de l’homme se bornant à l’acte de la plantation. Mais planter ne suffit pas : il faut n’être pas tourmenté du désir d’abattre. Alors cette tige maigre et frêle dans l’origine, se nourrit peu à peu des sucs précieux de la terre et de l’atmosphère ; son tronc s’enfle et se durcit, sa taille s’élève, ses vastes rameaux se balancent dans l’air, sans que l’agriculteur s’en mêle. L’arbre ne demande à l’homme que d’en être oublié pendant quelques années ; et pour récompense (lors même qu’il ne donne pas de récoltes annuelles), parvenu à l’âge de la force, il livre à la charpente, à la menuiserie, au charronnage, à nos foyers, le trésor de son bois.
De tout temps la plantation et le respect des arbres ont été fortement recommandés par les meilleurs esprits. L’historien de Cyrus met au nombre des titres de gloire de ce prince d’avoir planté toute l’Asie mineure. Dans les ÉtatsUnis, quand un cultivateur se voit père d’une fille, il plante un petit bois qui grandit avec l’enfant, et fournit sa dot au moment où elle se marie. Notre grand Sully, qui avait tant de vues économiques, a planté dans presque toutes les provinces de France un très grand nombre d’arbres : j’en ai vu plusieurs auxquels la vénération publique attachait encore son nom, et je me suis rappelé ce mot d’Addison, qui, chaque fois qu’il voyait une plantation, s’écriait : un homme utile a passé par là.
[I-385]
Si l’on veut connaître les rapports qui s’établissent entre la production et la population, il faut nécessairement distinguer les différents usages des produits et les diviser en trois grandes classes :
Les denrées nourrissantes ;
Les denrées vêtissantes, logeantes et meublantes ;
Les denrées ou produits immatériels.
Tous ces produits sont destinés à satisfaire des besoins indispensables en quelques circonstances, mais les denrées nourrissantes satisfont le plus impérieux, le plus constant de tous. Dans la plupart des climats de la terre, on peut à la rigueur vivre sans vêtements et sans abri ; dans la plupart des époques de la vie, on peut se passer des secours de la médecine et de la chirurgie ; mais sous aucun climat, à aucune époque de notre existence, nous ne pouvons la conserver sans nourriture.
Le besoin de la nourriture n’est pas seulement le plus indispensable de tous, il est encore le plus difficile à satisfaire. Voyez ce Canadien : en deux jours il se sera procuré les peaux nécessaires pour le vêtir, la cabane où il se logera pendant plus d’une année : mais sa nourriture l’obligera à des fatigues, à des travaux sans cesse renaissants.
Il en est à peu près de même quel que soit le degré de civilisation où un peuple est monté. Il a toujours assez de denrées vêtissantes, logeantes et meublantes, lorsqu’il a assez de denrées nourrissantes. Il y a des bornes à celles-ci, que ne reconnaissent point les autres ; et si l’on pouvait admettre que la France pût nourrir dix fois plus d’habitants qu’elle n’en a, on concevrait aisément qu’elle pourrait les habiller et les loger.
On en peut dire autant des produits immatériels : ils sont susceptibles de se multiplier, en tout pays, fort au-delà des besoins de la population que le pays peut nourrir.
La production des denrées logeantes et vêtissantes au moyen des échanges et du commerce, peut, à la vérité, remplacer la production des denrées nourrissantes. La Hollande se procure du blé avec ses toiles, et l’Amérique septentrionale obtient du sucre et du café en échange des maisons de bois qu’elle envoie toutes faites aux Antilles. Il n’y a pas jusqu’aux produits immatériels qui, bien qu’ils ne soient pas transportables, procurent à une nation des denrées nourrissantes. L’argent payé par un étranger pour voir un artiste éminent ou pour consulter un praticien célèbre peut retourner dans l’étranger pour y acheter des denrées plus substantielles. Ainsi, un produit destiné à satisfaire un besoin peut en satisfaire un autre, et, sauf quelques réserves que nous examinerons plus tard, la nature des produits s’accommode à la nature des besoins.
Ici s’ouvre une considération importante.
Tous les êtres animés sont tourmentés du désir de se reproduire. La nature leur a donné à tous la faculté, non seulement de réparer les pertes ordinaires qu’éprouve chaque espèce, mais d’engendrer incomparablement plus d’individus que l’ordre de la nature n’en détruit. Leur nombre n’est donc pas borné par la possibilité de se multiplier, mais par celle de satisfaire à leurs besoins.
Chez les animaux qui sont incapables de mettre aucune prévoyance dans la satisfaction de leurs appétits, les individus qui naissent, lorsqu’ils ne deviennent pas la proie de l’homme ou des autres animaux, périssent du moment qu’ils éprouvent un besoin indispensable qu’ils ne peuvent satisfaire. Chez l’homme, la nécessité de satisfaire à des besoins futurs fait entrer la prévoyance pour quelque chose dans l’accomplissement du vœu de la nature. L’obligation où il est de nourrir et de soigner ses rejetons pendant leur longue enfance a interdit chez presque tous les peuples policés la multiplicité des femmes. Beaucoup d’hommes ne se marient pas, et chaque célibataire, à peu près, condamne au célibat celle qui pouvait devenir son épouse. Dans le mariage, le temps de la grossesse et celui de l’allaitement empêchent qu’il ne naisse plus d’un enfant tous les deux ans ; et toutes ces gênes imposées par la prévoyance des lois ou par la nature, ne sont pas les seules. Suivant d’Expilly et Messance, qui se sont beaucoup occupés de population, la quantité moyenne d’enfants produite par chaque ménage est entre 3 et 4 ; mais qui doute qu’à considérer la durée moyenne des mariages, ils ne pussent produire un plus grand nombre d’enfants ? Les mariages ne sont-ils pas bien plus féconds dans les campagnes où l’on nourrit, où l’on habille les enfants à moins de frais, et où leurs facultés commencent de meilleure heure à devenir productives ? Les facultés des parents, leur position dans le monde, bornent donc, non pas toujours, mais souvent le nombre de leurs enfants.
Quelles que soient les bornes que la prévoyance des lois et celle des individus mettent à la multiplication des hommes, l’attrait qui unit les sexes est si puissant, que la production des enfants est toujours supérieure aux moyens que chaque pays offre de subvenir à leurs besoins. Il est affligeant mais il est vrai de dire que chez presque toutes les nations, surtout chez les nations nombreuses, une partie de la population périt tous les ans de besoin. Ce n’est pas que tous ceux qui périssent de besoin meurent positivement du défaut de nourriture, quoique ce malheur soit beaucoup plus fréquent qu’on ne pense ; je veux dire seulement qu’ils n’ont pas à leur disposition tout ce qui est nécessaire pour vivre, et que c’est parce qu’ils manquent de quelque chose qui leur serait nécessaire, qu’ils meurent.
Tantôt c’est un malade ou un homme affaibli, qu’un peu de repos remettrait, ou bien à qui il ne faudrait que la consultation d’un médecin et un remède fort simple, mais qui ne peut ni prendre du repos, ni consulter le médecin, ni faire le remède.
Tantôt c’est un petit enfant qui réclame les soins de sa mère ; mais sa mère est forcée au travail par l’indigence ; l’enfant périt ou par un accident, ou par malpropreté, ou par maladie. Sur un égal nombre d’enfants pris dans la classe aisée et dans la classe indigente, je crois qu’on s’éloignerait peu de la vérité en affirmant qu’au bout du même espace de temps, il en sera mort dans la seconde deux fois autant que dans la première.
Enfin, une nourriture trop peu abondante, ou malsaine, l’impossibilité de changer souvent de linge, de se vêtir plus chaudement, de se sécher, de se chauffer, causent la mort de bien des personnes, et toutes celles qui périssent faute des moyens nécessaires pour satisfaire à ces besoins, meurent de besoin.
Si la population est bornée uniquement par l’impossibilité de satisfaire aux besoins d’un nombre d’hommes plus considérable, et si les produits quels qu’ils soient, satisfont en général aux besoins quels qu’ils soient, il en résultera que la population se proportionnera toujours à la quantité des produits.
Sans doute un pays où les fortunes sont très inégalement partagées, où des mœurs dissolues font qu’un petit nombre d’individus consomment une quantité de produits qui pourrait suffire à l’entretien d’une multitude, un tel pays, dis-je, ne peut pas avec une pareille quantité de produits nourrir une population aussi forte que le pourrait une contrée plus sobre ; mais toutes choses d’ailleurs égales, la population d’un pays se proportionne à ses produits. C’est une vérité reconnue par la plupart des auteurs qui ont écrit sur l’économie politique, quelque variées que soient leurs opinions sur presque tout le reste [96] .
Il me semble qu’on n’a pas tiré de là une conséquence qui était pourtant bien naturelle, c’est que rien ne pouvait accroître la population que ce qui favorise la production, et que rien ne la pouvait diminuer, au moins d’une manière permanente, que ce qui attaque les sources de la production.
Les Romains firent des règlements sans fin pour réparer les pertes d’hommes que leurs guerres continuelles et lointaines occasionnaient. Les censeurs recommandaient les mariages ; des honneurs récompensaient la fécondité. Tout cela ne servait à rien. La difficulté n’est pas de faire des enfants, mais de les entretenir. Il fallait créer des produits au lieu de causer des dévastations. Tant de beaux règlements n’empêchèrent point, même avant l’invasion des barbares, la dépopulation de l’Italie et de la Grèce [97] .
Ce fut tout aussi vainement que Louis XIV, par son édit de 1666 en faveur du mariage, donna des pensions à ceux qui auraient dix enfants, et de plus fortes à ceux qui en auraient douze. Les primes que, sous mille formes diverses, il donnait au désœuvrement et à l’inutilité, faisaient bien plus de tort à la population que ces faibles encouragements ne pouvaient lui faire de bien.
On répète tous les jours que le Nouveau Monde a dépeuplé l’Espagne : ce sont ses mauvaises institutions qui l’ont dépeuplée, et le peu de productions que fournit le pays relativement à son étendue.
Ce qui encourage véritablement la population, c’est une industrie active. Elle pullule dans tous les cantons industrieux ; et quand un sol vierge conspire avec l’activité d’une nation entière qui n’admet point de désœuvrés, ses progrès sont étonnants, comme aux ÉtatsUnis où elle double tous les vingt ans.
Par la même raison les fléaux passagers qui détruisent beaucoup d’hommes sans attaquer les sources de la reproduction, sont plus affligeants pour l’humanité que funestes à la population. Ce qu’il faut le plus déplorer dans les grandes mortalités, c’est la perte de ces hommes supérieurs, et tels que les connaissances, les talents, les vertus d’un seul, peuvent influer sur le sort des nations plus que les bras de cent mille autres. Mais pour ce qui est de la population ordinaire, elle remonte en très peu de temps au point où la retient la masse des productions annuelles. Des calculs très curieux de Messance prouvent qu’après les ravages causés par la fameuse peste de Marseille en 1720, les mariages furent en Provence plus féconds qu’auparavant. L’abbé d’Expilly a trouvé les mêmes résultats. Les ravages de la guerre se réparent moins vite parce qu’elle entraîne une destruction de capitaux qui sont des moyens de production. La dépopulation la moins réparable et la plus funeste est celle qui provient d’une administration vicieuse ; celle-là ne peut se réparer que lorsqu’on change de système. Une forte inégalité dans les fortunes est défavorable à la population ; car la grande richesse ne veut pas faire des enfants et l’extrême pauvreté ne peut pas les élever.
On s’est beaucoup plaint du tort que les couvents font à la population, et l’on a eu raison ; mais on s’est mépris sur les causes. Ce n’est pas à cause du célibat des religieux : c’est à cause de leur oisiveté. Ils font travailler à leurs terres, dit-on ; voilà une belle avance ! Les terres resteraient-elles en friche si les moines venaient à disparaître de la surface de la terre ? Bien au contraire ; partout où les moines sont remplacés par des ateliers d’industrie comme nous en avons vu plusieurs exemples dans la Révolution française, le pays gagne tous les mêmes produits agricoles, et de plus ceux de son industrie manufacturière.
Une autre conséquence de ce qui précède, c’est que les habitants d’un pays ne sont pas plus mal pourvus des choses nécessaires à la vie, quand leur nombre s’augmente, ni mieux pourvus quand leur nombre diminue. Leur sort dépend de la quantité des produits dont ils disposent, et ces produits peuvent être abondants pour une nombreuse population, tout comme ils peuvent être rares pour une population clairsemée. La disette fréquentait l’Europe au Moyen-âge plus souvent que dans ce temps-ci où elle est évidemment plus populeuse. L’Angleterre, sous le règne d’Élisabeth, n’était pas si bien pourvue qu’elle l’est, quoiqu’elle eût moitié moins d’habitants ; et le peuple d’Espagne, réduit à huit millions d’âmes, ne vit pas avec autant d’aisance que du temps où il s’élevait à vingt-quatre millions [98] .
Si les habitants d’un pays s’élèvent naturellement au nombre que le pays peut entretenir, que deviennent-ils dans les années de disette ?
Steuart répond [99] :
Qu’il n’y a pas tant de différence qu’on l’imagine entre deux récoltes ; qu’une année mauvaise pour un canton est bonne pour un autre, que la mauvaise récolte d’une denrée est souvent balancée par la bonne récolte d’une autre. Il ajoute que le même peuple ne consomme pas autant dans les années de disette que dans les années d’abondance ; dans celles-ci tout le monde est mieux nourri ; on emploie une partie des produits à engraisser des animaux de bassecour ; les denrées étant moins chères il y a un peu plus de gaspillage. Quand la disette survient, la classe indigente est mal nourrie ; elle fait de petites portions à ses enfants ; loin de mettre en réserve, elle consomme ce qu’elle a amassé. Enfin il n’est malheureusement que trop avéré qu’une portion de cette classe souffre et meurt.
J’ai dit vers le commencement de ce chapitre qu’au moyen des échanges les produits s’accommodaient aux besoins, et que toute espèce de production, sauf quelques réserves, pouvait satisfaire à toute espèce de besoins. Il est convenable de faire apercevoir les restrictions que la nature des choses met à la généralité de cette proposition.
Les denrées nourrissantes n’excèdent jamais longtemps de suite les besoins de la population ; car lorsque les denrées nourrissantes se multiplient, soit par les progrès de l’agriculture, soit par le moyen du commerce, les hommes se multiplient avec elles. Il n’en est pas ainsi des denrées propres au logement et à l’habillement ; celles-ci peuvent se multiplier fort au-delà des besoins de la population. Pour qu’elles puissent se transformer par l’échange en denrées nourrissantes, il faut donc qu’elles se fassent jour dans l’étranger.
En d’autres termes, les richesses acquises par les manufactures et le commerce sont bien des richesses aussi réelles, aussi propres à procurer à leurs possesseurs tout ce qui est nécessaire à leur entretien ; mais une partie d’entre eux sont obligés de se pourvoir dans l’étranger de ces denrées indispensables que leur propre pays ne fournit pas en quantité suffisante ; car si la quantité de produits en général que fournit un pays, dépend de son industrie et de ses capitaux, la quantité de denrées nourrissantes qu’il peut produire dépend aussi de l’étendue de son territoire.
La pêche est peut-être la seule production nourrissante qui ne soit pas bornée par le territoire. Elle tire ses produits d’un fonds immense, à l’usage de tout le monde et pour ainsi dire inépuisable. Les ressources qu’elle offre sont bornées par la nécessité de con 893.sommer près des côtes la majeure partie de de son produit ; si toute espèce de poisson pouvait se transporter au loin sans se gâter, la pêche serait bien plus favorable encore à la population. Buckelz ayant enseigné aux Hollandais l’art d’encaquer les harengs, et par ce moyen de conserver et de transporter au loin cette abondante denrée, la nourriture a pu être augmentée partout où elle a pénétré et les profits partout où elle a pu être préparée. Plusieurs milliers d’hommes doivent leur existence à Buckelz. Faut-il être surpris des honneurs que les Hollandais rendent à sa mémoire ?
Les produits manufacturés, bien qu’ils procurent des denrées nourrissantes par l’échange, ne sont pas si indépendants des hommes et des évènements. Quand on dépend de nations étrangères et souvent éloignées, pour les besoins de première nécessité, on est soumis à tous les accidents de la nature et de la politique qui peuvent rompre ou suspendre les relations qu’on entretient avec elles. Dès lors on cherche à conserver ces relations, soit clandestinement, soit à force ouverte ; on écarte la concurrence par toutes sortes de voies, même les plus illégitimes ; on impose à une province, à un allié faible, l’obligation d’acheter, comme on imposerait un tribut ; on fait une guerre pour une branche de commerce et l’on fait le commerce même de la nation avec qui l’on est en guerre. C’est une position nécessairement violente et dangereuse.
Les produits de l’Angleterre en denrées nourrissantes ont incontestablement beaucoup augmenté vers la fin du XVIIIe siècle, mais ses produits en denrées propres au vêtement et à l’ameublement ont probablement augmenté dans une proportion plus rapide encore ; il en est résulté cette masse énorme de production qui permet à ce peuple de se multiplier au-delà du nombre que le sol peut nourrir [100] , et de supporter, sans en être écrasé, des charges telles qu’aucune autre nation n’en a jamais connu de semblables, ni même qui en aient approché. Mais il ne pourrait plus supporter ces charges, il ne pourrait plus même nourrir toute sa population, si un seul de ses débouchés venait à se fermer. Pour se nourrir et payer ses contributions, il faut qu’il vende tout ce qu’il vend actuellement de marchandises ; et pour les vendre il faut qu’il puisse toujours compter sur des achats égaux, tout au moins, de la part de l’étranger. Tel serait un riche fabricant qui, à la faveur d’un commerce florissant, aurait accru sa maison d’un nombre considérable de gens, les uns laborieux, les autres oisifs, mais qui ne pourrait continuer à les entretenir qu’autant qu’il continuerait à fournir des marchandises à toute la contrée et même à ses rivaux. Un tel manufacturier ne manque point de blé tant qu’il ne manque point d’argent ; mais il manque de l’un et de l’autre du moment qu’il vient à manquer de pratiques. Il vaut mieux sans doute avoir un débit moins forcé et plus sûr.
Le peuple anglais ne peut pas sans inconvénients réduire sa production, puisque la subsistance de sa nombreuse population en dépend ; mais il pourrait en changer le cours par degrés, en cessant les encouragements qui dirigent sans cesse de nouveaux capitaux vers les manufactures et le commerce extérieur, et en augmentant ceux qui les portent vers l’industrie agricole. Il est probable qu’alors plusieurs cantons qui n’ont point encore la culture dont ils sont susceptibles, surtout en Écosse et en Irlande, donneraient des produits agricoles qui paieraient, du moins en grande partie, les produits de ses manufactures et de son commerce. La GrandeBretagne se créerait par ce moyen des consommateurs, au lieu d’en aller chercher jusque chez ses ennemis. Mais ceci tiendrait à un système de modération et de sagesse, plus favorable au bonheur de cette nation que propre à exciter la jalousie des autres, et duquel il résulterait une prospérité moins brillante et plus durable ; il n’est donc pas permis de croire qu’il soit jamais adopté de propos délibéré.
[I-404]
Les limites et l’administration des États, qui sont tout aux yeux de la politique, ne sont pour l’économie politique que des accidents qui influent de diverses manières et à différents degrés sur la production, la distribution et la consommation des richesses. Les avantages ou les désavantages qui en résultent pour chaque pays, ou portion de pays, ou réunion de pays, ne sont qu’une partie des avantages ou des désavantages sous l’empire desquels ces mêmes contrées existent, tels que l’intelligence ou la stupidité des habitants, la stérilité ou la fécondité du sol, le voisinage ou l’éloignement des rivières et de la mer.
C’est pour cette raison qu’une colonie, et même une province éloignée, doivent, en économie politique, être considérées comme des pays étrangers qui supportent de certaines entraves ou reçoivent de certaines faveurs d’un autre pays qui est leur métropole ; et, sous d’autres rapports, une agrégation de différents États, soumis à certaines circonstances pareilles, comme l’Italie dans l’Europe, l’Europe dans le monde, peut être considérée comme un pays unique. C’est ainsi que Smith a recherché les avantages que l’Europe, considérée comme une grande république, a retirés de la découverte de l’Amérique.
La politique et la géographie physique influant sur les productions, influent sur le nombre des habitants qu’on trouve en chaque lieu, et par conséquent sur leur distribution entre les différentes parties de la terre ; mais ce n’est qu’accidentellement : la nature des productions auxquelles ils se consacrent y influe fondamentalement et suivant des lois constantes.
Ceux qui exercent l’industrie agricole habitent des fermes, des hameaux et tout au plus des villages. Ceux qui exercent l’industrie manufacturière et commerçante se rassemblent le plus souvent dans les bourgs et les villes. Cette distribution est conforme à la nature de leurs occupations : pour cultiver la terre, il faut être répandu sur toute la surface du sol ; pour cultiver les arts industriels et le commerce, il convient de se réunir aux lieux où l’on peut les exercer avec plus d’avantage, c’est-à-dire aux lieux où la division du travail exige un grand concours d’ouvriers et d’entrepreneurs. Le teinturier s’établira auprès du marchand d’étoffes, le droguiste auprès du teinturier, le commissionnaire ou l’armateur qui font venir les drogues se rapprocheront du droguiste ; et il en sera de même des autres producteurs.
D’un autre côté, ceux qui, sans travailler, vivent de leurs capitaux ou de leurs terres, sont attirés dans les villes où ils trouvent réuni tout ce qui flatte leurs goûts ; plus de choix dans la société ; plus de variété dans les plaisirs. Les agréments de la vie des villes y arrêtent les étrangers et y fixent toutes les personnes qui, vivant de leur travail, sont libres néanmoins de l’exercer partout à leur choix. C’est ainsi qu’elles deviennent le siège des administrations, des tribunaux, des établissements publics, et s’accroissent encore de toutes les personnes qui tiennent à ces établissements et de toutes celles que leurs affaires en rapprochent accidentellement.
Ce n’est pas qu’il n’y ait toujours un certain nombre de gens qui exercent l’industrie manufacturière dans les campagnes, sans parler de ceux qui y sont retenus par leurs goûts : une convenance locale, un ruisseau, une forêt, une mine, fixent beaucoup d’usines et un grand nombre de travailleurs manufacturiers hors de l’enceinte des villes. Il y a même quelques travaux manufacturiers qui ne peuvent être exercés que près des consommateurs, comme ceux du tailleur, du cordonnier, du maréchal ; mais ces travaux sont fort peu de chose comparés aux travaux manufacturiers de tout genre qui s’exécutent dans les villes.
Les écrivains économiques estiment qu’un pays peut nourrir les hommes qui se consacrent à sa culture, et encore autant par-delà. Quelques exemples portent à croire que des travaux mieux entendus, un meilleur choix de cultures et moins de terrains perdus permettraient, même sur un sol médiocrement fertile, d’en nourrir beaucoup davantage. Mais en prenant leur évaluation pour bonne, une moitié des habitants d’un pays peut, sans inconvénient, occuper les bourgs et les villes ; et quand les villes fournissent quelques produits à la consommation des contrées étrangères, étant dès lors en état de recevoir des subsistances en échange, elles peuvent contenir une population proportionnellement bien plus forte. C’est ce qu’on voit dans plusieurs petits États dont le territoire seul, comme celui d’Hambourg, ne suffirait pas à nourrir un des faubourgs de leur capitale.
La culture des prairies exigeant moins de façons que celle des champs, dans les pays d’herbages un plus grand nombre d’habitants peuvent se consacrer aux arts industriels ; ils seront donc plus cultivés dans ces pays-là que dans ceux où l’on cultive principalement du blé. C’est ce qui se voit dans la ci-devant Normandie, dans la Flandres, en Hollande.
Depuis l’invasion des barbares dans l’Empire romain jusqu’au XVIIe siècle, c’est-à-dire jusqu’à des temps où nous touchons encore, les villes ont eu un faible éclat dans tous les grands États de l’Europe. La moitié de la population qu’on estime être nourrie par les cultivateurs, ne se composait pas alors principalement de manufacturiers et de négociants, mais de nobles entourés d’une suite nombreuse, de gens d’église et d’autres oisifs, qui habitaient les châteaux avec leurs dépendances, les abbayes, les couvents, et fort peu dans des villes. Les produits des manufactures et du commerce se bornaient à très peu de chose ; les manufacturiers étaient des artisans de chaumière, les négociants des porte-balles ; quelques outils fort simples, des meubles et des ustensiles imparfaits suffisaient aux besoins de la culture et de la vie ordinaire. Trois ou quatre foires par année fournissaient des produits un peu plus recherchés qui nous paraîtraient bien misérables, et si l’on tirait de loin en loin des villes commerçantes d’Italie ou de chez les grecs de Constantinople quelques meubles, quelques étoffes, quelques bijoux de prix, c’était une magnificence grande et rare, réservée seulement aux plus riches seigneurs et aux princes.
Dans cet ordre de choses, les villes devaient faire une pauvre figure. Aussi tout ce qu’on voit de magnifique dans les nôtres est-il très moderne ; parmi toutes les villes de France il serait impossible de trouver un beau quartier, une seule belle rue qui eût deux cents ans d’ancienneté. Tout ce qui date d’une époque antérieure n’y présente, sauf quelques églises gothiques, que des bicoques entassées dans des rues tortueuses, étranglées, qui ne suffisent nullement à la circulation des chars, des voitures, et de la foule qui attestent leur population et leur opulence actuelles.
L’agriculture d’un pays ne produit tout ce qu’elle doit produire que lorsque des villes multipliées sont répandues sur toute l’étendue de son territoire. Elles sont nécessaires au déploiement de la plupart des manufactures, et les manufactures sont nécessaires pour procurer des objets d’échange à l’agriculteur. Un canton où l’agriculture n’a point de débouchés ne nourrit que la moitié des habitants qu’il pourrait nourrir ; et encore ces habitants ne jouissent-ils que d’une existence grossière, dépourvue de tout agrément, de toute recherche ; ils ne sont qu’à moitié civilisés. Qu’une colonie industrieuse vienne s’établir dans ce canton, et y forme peu à peu une ville dont les habitants égaleront bientôt en nombre les cultivateurs qui l’exploitent, cette ville pourra subsister des produits agricoles du canton, et les cultivateurs s’enrichiront des produits industriels de la ville.
La ville même est un excellent moyen de répandre au loin les valeurs agricoles de sa province. Les produits bruts de l’agriculture sont d’un transport difficile, les frais excédant promptement le prix de la marchandise transportée. Les produits des manufactures sont d’un transport beaucoup moins dispendieux ; leur travail fixe une valeur souvent très considérable dans une matière de peu de volume et d’un poids léger. Par le moyen des manufactures, les produits bruts d’une province se transforment donc en produits manufacturés qui voyagent au loin et envoient en retour des valeurs qui enrichissent la province.
Il ne manque à plusieurs de nos provinces de France, maintenant très misérables, que des villes pour être bien cultivées.
Ces provinces resteraient éternellement misérables et dépeuplées si l’on suivait le système des Économistes, qui veulent qu’on fasse faire au-dehors les objets de fabrique, et qu’on paie les marchandises manufacturées avec les produits bruts de l’agriculture.
Mais si les villes ne se fondent que par manufactures de toutes les sortes, petites et grandes, les manufactures ne se fondent qu’avec des capitaux productifs ; et des capitaux productifs ne se forment que de ce qu’on épargne sur les consommations. Il ne suffit pas de tracer le plan d’une ville et de lui donner un nom ; il faut, pour qu’elle existe véritablement, la fournir par degrés de talents industriels, d’ustensiles, de matières premières, de tout ce qui est nécessaire pour entretenir les industrieux jusqu’à la parfaite confection et à la vente de leurs produits ; autrement on risque de faire comme une grande princesse qui a fondé plusieurs villes qui ne se trouvent que sur ses cartes de géographie. C’est ce que l’empereur Joseph II, invité par elle à poser en cérémonie la seconde pierre de la ville d’Ecatherinoslaw dans la Tauride, faisait sentir en disant : J’ai fini une grande affaire en un jour avec l’impératrice de Russie : elle a posé la première pierre d’une ville, et moi la dernière.
[I-413]
Dans le livre qui précède, j’ai expliqué aussi nettement qu’il m’a été possible les principaux phénomènes de la production. Le savant, le chef d’entreprise, l’ouvrier, l’homme qui exerce un talent quelconque, le capitaliste, le propriétaire foncier, le gouvernement enfin, ont pu voir quel est le contingent qu’ils apportent à cette masse où la société puise la satisfaction de ses besoins et de ses jouissances.
Nous nous sommes élevés j’espère à cette considération importante que la richesse consiste, non dans le produit en lui-même, puisqu’il n’est pas une richesse s’il n’a pas une valeur, mais dans sa VALEUR.
Il s’agirait maintenant de montrer comment et dans quelles proportions s’opère entre les membres de la société la distribution de la chose produite, c’est-à-dire de la VALEUR des produits ; mais il convient auparavant qu’on connaisse bien la nature et l’usage du principal agent de cette distribution, la MONNAIE, portion importante des richesses sociales, à laquelle certaines personnes réservent exclusivement le nom de richesses, tandis que selon d’autres elle n’en est que le signe ; deux erreurs qu’on a souvent réunies, quoique contradictoires, et qui ont précipité les hommes dans des opérations bien fausses et souvent bien funestes.
[I-415]
Dans une société tant soit peu civilisée, chaque personne ne produit pas tout ce qui est nécessaire à ses besoins. Il est rare même qu’une seule personne crée entièrement un seul produit. Mais quand elle le créerait en entier, ses besoins ne se bornent pas à une seule chose : ils sont extrêmement variés. Elle est donc obligée de se procurer tous les autres objets de sa consommation, en échangeant ce qu’elle produit en un seul genre au-delà de ses besoins, contre les autres produits qui lui sont nécessaires.
Et l’on peut remarquer ici en passant que chaque personne ne conservant pour son usage que la plus petite partie de ce qu’elle produit, le jardinier la plus petite partie des légumes qu’il fait croître, le boulanger la plus petite partie du pain qu’il cuit, le cordonnier la plus petite partie des chaussures qu’il fabrique, et ainsi des autres, on peut remarquer, dis-je, que la plus grande partie, la presque totalité des produits de la société n’est consommée qu’à la suite d’un échange.
Ici une difficulté se présente.
Le coutelier va chez le boulanger, et, pour avoir du pain, il lui offre des couteaux ; mais le boulanger est pourvu de couteaux : c’est un habit qu’il lui faut. Pour en avoir un il donnerait volontiers du pain au tailleur ; mais le tailleur ne manque point de cette denrée ; il voudrait avoir de la viande, et ainsi de suite à l’infini.
Dans le cas supposé, le coutelier ne pouvant faire agréer au boulanger une marchandise dont celui-ci n’a pas besoin, cherchera du moins à lui offrir une marchandise que le boulanger puisse à son tour échanger facilement contre toutes les denrées qui pourront lui devenir nécessaires. S’il existe dans la société une marchandise qui soit recherchée non seulement à cause des services qu’on en peut tirer, mais à cause de la facilité qu’on trouve à l’échanger contre tous les produits nécessaires à la consommation, c’est celle-là dont se munira notre coutelier lorsqu’il voudra se procurer du pain.
Cette marchandise est la monnaie.
Tout producteur sachant que, suivant la coutume de son pays, elle sera volontiers reçue en échange contre toute autre marchandise d’égale valeur, est toujours prêt à la recevoir lui-même en échange des produits dont il peut disposer. Elle lui convient par cela seul qu’il est assuré qu’elle conviendra à d’autres ; et elle convient à tous par la même raison qu’elle lui convient à lui-même.
Dans une société très avancée, où les besoins de chacun sont variés et nombreux, et où les opérations productives sont réparties entre beaucoup de mains, la nécessité des échanges est encore plus grande et ils deviennent plus compliqués. Si un homme, par exemple, au lieu de faire un couteau tout entier, ne fait autre chose que des manches de couteaux, comme cela arrive dans les villes où la fabrique de coutellerie est établie en grand, cet homme ne produit pas une seule chose qui puisse lui être utile, car que ferait-il d’un manche de couteau sans lame ? Il ne saurait consommer la plus petite partie de ce qu’il produit ; il faut nécessairement qu’il en échange la totalité contre les choses qui lui sont nécessaires, contre du pain, de la viande, de la toile, etc. ; mais ni le boulanger, ni le boucher, ni le tisserand n’ont besoin dans aucun cas d’un produit qui ne saurait convenir qu’au seul manufacturier en coutellerie, lequel ne saurait donner, en échange, de la viande ou du pain, puisqu’il n’en produit point ; il faut donc qu’il donne une marchandise que, suivant la coutume du pays, on puisse espérer d’échanger facilement contre la plupart des autres denrées.
C’est ainsi que la monnaie est d’autant plus nécessaire que le pays est plus civilisé et que la division du travail y est poussée plus loin. Cependant l’histoire offre des exemples de nations assez considérables où l’usage d’une marchandise-monnaie a été inconnu. Tels étaient les Mexicains [101] . Encore à l’époque où des aventuriers espagnols les subjuguèrent, commençaient-ils à employer, comme monnaie, des grains de cacao dans les menus détails du commerce.
J’ai dit que c’était la coutume et non pas l’autorité du gouvernement qui faisait qu’une certaine marchandise était monnaie plutôt qu’une autre ; car la monnaie a beau être frappée en écus, le gouvernement (du moins dans les temps où la propriété est respectée) ne force personne à donner sa marchandise contre des écus. Si, en faisant un marché, on consent à recevoir des écus en échange d’une autre denrée, ce n’est point par égard pour l’empreinte. On donne et l’on reçoit de la monnaie aussi librement que toute autre denrée, et l’on troque, toutes les fois qu’on le juge préférable, une denrée contre une autre, ou contre un lingot d’or ou d’argent non frappé en monnaie. C’est donc uniquement parce qu’on sait par expérience que les écus conviendront aux propriétaires des marchandises dont on pourra avoir besoin, que soi-même on reçoit des écus préférablement à toute autre marchandise. Cette libre préférence est la seule autorité qui donne aux écus l’usage de monnaie ; et si l’on croyait qu’avec une marchandise autre que des écus, avec du blé par exemple, on pût acheter plus aisément les choses dont on supposera qu’on peut avoir besoin, on refuserait sa marchandise contre des écus, on demanderait du blé en échange, et c’est alors le blé qui deviendrait monnaie.
C’est donc la coutume et non la loi d’un pays qui fait qu’une certaine marchandise, fût-ce même des écus, est monnaie plutôt qu’une autre marchandise.
L’échange d’un produit quelconque contre la marchandise monnaie se répétant plus souvent que tout autre, on lui a donné un nom particulier. Recevoir de la monnaie en échange, c’est vendre ; en donner, c’est acheter.
Tel est le fondement de l’usage de la monnaie. Il ne faut pas croire que ces considérations soient une spéculation purement curieuse. Tous les raisonnements, toutes les lois, tous les règlements relatifs à cette matière doivent reposer sur ces fondements. L’édifice qu’on élèverait sur une autre base ne serait ni beau, ni solide, et remplirait mal l’objet de sa destination.
Afin d’entourer de clarté les qualités essentielles de la monnaie et les principaux accidents qui y ont rapport, je ferai, suivant ma méthode, de ces matières le sujet d’autant de chapitres particuliers, et je tâcherai que malgré cette division, l’esprit du lecteur qui m’accordera quelqu’attention suive aisément le fil qui les lie, et puisse les grouper ensuite de manière à comprendre le jeu total de ce mécanisme, et la nature des dérangements qu’y apportent quelquefois les sottises des hommes ou le hasard des événements.
[I-422]
Bien que le choix de la marchandise qui sert de monnaie soit arbitraire, il est loin d’être indifférent. Il faut qu’elle réunisse plusieurs qualités propres à cet usage et sans lesquelles on ne peut espérer que la coutume de la recevoir comme monnaie s’étende bien loin et dure bien longtemps.
Homère dit que l’armure de Diomède avait coûté neuf bœufs. Si un guerrier avait voulu acheter une armure qui n’eût valu que la moitié de celle-là, comment aurait-il fait pour payer quatre bœufs et demi ? Il faut que la marchandise servant de monnaie puisse se proportionner, sans s’altérer, aux divers produits qu’on peut vouloir acquérir en échange.
En Abyssinie le sel sert de monnaie [102] . Si le même usage existait en France, il faudrait, en allant au marché, porter avec soi une montagne de sel pour payer ses provisions. Il faut que la marchandise servant de monnaie ne soit pas tellement commune qu’on ne puisse l’échanger qu’en transportant des masses énormes.
On dit qu’à TerreNeuve on se sert de morues sèches en guise de monnaie, et Smith parle d’un village d’Écosse où l’on emploie pour cet usage des clous [103] . Outre beaucoup d’inconvénients auxquels ces matières sont sujettes, on peut en augmenter rapidement la masse presqu’à volonté, ce qui amènerait en peu de temps une grande variation dans leur valeur. Or on n’est pas disposé à recevoir couramment une marchandise qui peut, d’un moment à l’autre, perdre la moitié ou les trois quarts de son prix. Il faut que la marchandise servant de monnaie soit d’une extraction assez difficile pour que ceux qui la reçoivent ne craignent pas de la voir s’avilir en très peu de temps.
Aux Maldives, et dans quelques parties de l’Inde et de l’Afrique, on se sert pour monnaie d’un coquillage nommé cauri. Cette monnaie ne pourrait longtemps avoir cours chez des nations qui trafiqueraient avec une grande partie du globe ; elles trouveraient trop incommode une marchandise-monnaie qui, hors des limites d’un certain territoire, n’aurait plus de cours. On est d’autant plus disposé à recevoir une marchandise par échange, qu’il y a plus de lieux où cette même marchandise sera admise à son tour de la même façon.
On ne doit donc pas être surpris que presque toutes les nations commerçantes du monde aient fixé leur choix sur les métaux pour leur servir de monnaie ; et il suffit que les plus industrieuses, les plus commerçantes d’entre elles l’aient fait, pour qu’il ait convenu aux autres de le faire.
Aux époques où les métaux maintenant les plus communs étaient rares, on se contentait de ceux-là. La monnaie des Lacédémoniens était de fer. Celle des premiers Romains était de cuivre. À mesure qu’on a tiré de la terre une plus grande quantité de fer ou de cuivre, ces monnaies ont eu les inconvénients attachés aux produits de trop peu de valeur [104] , et depuis longtemps les métaux précieux, c’est-à-dire l’or et l’argent, sont la monnaie la plus généralement adoptée.
Ils sont singulièrement propres à cet usage. Ils se divisent en autant de petites portions qu’il est besoin et se réunissent de nouveau sans perdre de leur poids ni de leur valeur. On peut par conséquent proportionner leur quantité à la valeur de la chose qu’on achète.
En second lieu, les métaux précieux sont d’une qualité uniforme par toute la terre.
Un gramme d’or pur, qu’il sorte des mines d’Amérique ou d’Europe, ou bien des rivières d’Afrique, est exactement pareil à un autre gramme d’or pur. Le temps, l’air, l’humidité n’altèrent point cette qualité ; et le poids de chaque partie de métal est par conséquent une mesure exacte de sa quantité et de sa valeur comparée à toute autre partie ; deux grammes d’or ont une valeur justement double d’un gramme du même métal.
La dureté de l’or et de l’argent, surtout au moyen des alliages qu’ils admettent, les fait résister à un frottement assez considérable ; ce qui les rend propres à une circulation rapide ; quoique sous ce rapport ils soient inférieurs à plusieurs pierres précieuses.
Ils ne sont ni assez rares, ni par conséquent assez chers, pour que la quantité d’or ou d’argent équivalente à la plupart des marchandises échappe aux sens par sa petitesse ; et ils ne sont pas encore assez communs pour qu’il faille en transporter une immense quantité pour transporter une grosse valeur. Ils seront peut-être dans plusieurs siècles sujets à cet inconvénient, surtout si l’on découvre des mines nouvelles et abondantes. Alors il se pourra qu’on fasse de la monnaie avec du platine ou d’autres métaux que nous ne connaissons pas encore.
Enfin, l’or et l’argent sont susceptibles de recevoir des marques et des empreintes qui certifient le poids des pièces et le degré de leur pureté.
Quoique les métaux précieux servant de monnaie soient ordinairement alliés à une certaine quantité d’un métal plus commun comme le cuivre, on compte pour rien la valeur du métal commun qui fait l’alliage. Ce n’est pas que ce métal commun n’ait aucune valeur en lui-même ; mais si l’on voulait le séparer, cette opération coûterait plus que le métal commun qu’on en retirerait ne vaudrait. C’est pour cela qu’on ne considère dans une pièce de métal précieux portant alliage, que la quantité de métal précieux pur qu’elle contient.
Dans notre monnaie d’argent actuelle, il y a un dixième de cuivre sur neuf dixièmes d’argent fin ; la valeur du cuivre est à celle de l’argent environ comme 1 est à 100. La valeur du cuivre contenu dans notre monnaie d’argent est donc à peu près la millième partie de la valeur totale de nos pièces d’argent. En supposant qu’on voulût en séparer le cuivre il ne paierait pas les frais de départ ; sans parler du prix de la façon de la monnaie qu’on perdrait. On le compte donc pour rien dans l’évaluation de la monnaie. On ne voit dans une pièce de 5 francs que 22,5 grammes d’argent fin qui s’y trouvent, quoique son poids total soit de 25 grammes, le cuivre compris.
[I-428]
Il résulte des précédents chapitres que la monnaie est reçue dans les échanges, non par l’autorité du gouvernement, mais parce que c’est une marchandise ayant une valeur ; et qu’elle est préférée à égalité de valeur, parce qu’au moyen de la convention qui la fait admettre en échange de toute autre denrée indifféremment, elle est à l’usage de tous ceux qui ont besoin de quelque chose, c’est-à-dire de tout le monde. Avec de la marchandise-monnaie on est assuré de pouvoir se procurer une denrée quelconque au moyen d’un seul échange ; avec toute autre marchandise, on ne l’est pas : si celle que vous offrez ne convient pas à l’homme qui possède celle dont vous avez besoin, vous êtes forcé d’échanger la vôtre d’abord contre de la monnaie et d’échanger ensuite votre monnaie contre la denrée qui vous est nécessaire.
Maintenant j’ajouterai que l’adoption d’une marchandise pour faire office de monnaie, augmente considérablement sa valeur intrinsèque, sa valeur comme marchandise. C’est un nouvel usage trouvé à cette denrée, et qui la fait rechercher davantage. C’est un emploi qui en absorbe une grande partie, la moitié, peut-être les trois quarts, et qui par conséquent la rend plus rare et plus chère.
Si avec la quantité d’or et d’argent qui existe actuellement, ces métaux ne servaient qu’à la fabrication de quelques ustensiles et de quelques ornements, ils abonderaient, et seraient à bien meilleur marché qu’ils ne sont ; c’est-à-dire qu’en les échangeant contre toute espèce de denrées il faudrait, dans ce troc, en donner davantage à proportion. Mais comme une grande partie de ces métaux sert de monnaie et que cette partie ne sert pas à autre chose, il en reste moins à employer en meubles et en bijoux ; or cette rareté ajoute à leur valeur. De même s’ils ne servaient jamais de meubles et de bijoux, il en resterait davantage pour l’usage de monnaie et la monnaie baisserait de prix, c’est-à-dire qu’il en faudrait donner plus pour acheter la même quantité de marchandise. L’usage des métaux précieux dans l’orfèvrerie les rend plus rares et plus chers comme monnaie, de même que leur usage comme monnaie les rend plus rares et plus chers dans l’orfèvrerie.
Le résultat de ce fait est que ces matières étant devenues d’un prix plus grand que ne le comporte leur usage comme marchandise, à cause de leur qualité de monnaie, il convient moins de les em 948.ployer comme marchandise. Une telle marchandise vaut plus qu’elle ne profite. Aussi l’usage des meubles d’or massif un peu considérables est-il absolument tombé, surtout dans les pays où un commerce actif, un grand mouvement de richesses, a rendu l’or très précieux comme monnaie. Chez les gens les plus riches on se contente de meubles dorés, c’est-à-dire sur lesquels on a étendu une très mince couche d’or ; et l’on ne fait plus en or massif que des bijoux fort petits et auxquels l’art du joaillier a encore trouvé le moyen de placer moins de valeur en métal qu’en main-d’œuvre.
L’augmentation de la valeur des métaux en général, qui a quelques inconvénients en ce qu’elle élève le prix de certains ustensiles très commodes comme des plats, des cuillers d’argent, au-dessus de la portée de bien des ménages, n’a aucun inconvénient lorsqu’elle élève leur prix comme monnaie ; il y a au contraire plus de commodité à transporter soit dans les échanges, soit dans les déplacements, une moins grande masse d’argent que si l’argent était plus commun.
Quelquefois une marchandise n’a d’autre utilité que d’être admise par la coutume à faire office de monnaie. Je ne sache pas que les coquillages nommés cauris aient aucun autre usage. Cette seule utilité suffit pour leur donner une valeur ; valeur qui s’établit dans les lieux où l’on vend et achète avec des cauris, suivant les règles qui déterminent les valeurs des choses, qui déterminent chez nous-mêmes la valeur de notre monnaie. (Voyez le Liv. III.)
Cette valeur établie pour les cauris dans un lieu du monde, leur donne même une certaine valeur dans tous les autres lieux qui communiquent avec le premier. Sans l’usage qu’on peut faire de ce coquillage à Ceylan où il passe comme monnaie, il ne vaudrait rien à Batavia où il ne sert point couramment à cet usage.
L’emploi d’une marchandise comme monnaie dans un lieu du monde, augmente de la même façon sa valeur dans les lieux où elle fait également office de monnaie. Si l’argent cessait d’être adopté comme monnaie en Asie, il n’y a pas de doute que ce métal ne diminuât de valeur en Europe, et qu’il ne fallût y donner plus d’argent en échange de toute autre denrée ; car un des usages de l’argent d’Europe consiste à pouvoir être employé en Asie.
Cette faculté de servir de monnaie ne fixe point la valeur des métaux précieux ; elle reste variable soit d’un lieu à un autre, soit d’un temps à un autre, comme celle de toute autre marchandise. Avec une demi-once d’argent à la Chine, on obtient des denrées utiles ou agréables équivalentes à ce qu’on en aurait pour une once d’argent en France. Et en France, avec une once d’argent, on obtient en général plus de choses qu’on n’en obtient à Londres avec la même quantité de ce métal. L’argent vaut plus en Chine qu’en France, et plus en France qu’en Angleterre.
On voit que la monnaie, que quelques-uns appellent numéraire, est une marchandise dont la valeur s’établit suivant les règles communes à toutes les autres marchandises. Considéré en masse, le numéraire qui se trouve répandu dans une société fait aussi bien partie des richesses de cette société que l’indigo, le sucre, le café qui sont en sa possession. Il varie de valeur comme les autres marchandises et se consomme comme elles, quoique plus lentement que la plupart d’entre elles. On ne saurait donc approuver la manière dont le représente un auteur estimé, lorsqu’il dit que « tant que l’argent reste sous la forme de monnaie, il n’est pas proprement une richesse, dans le sens strict de ce mot, puisqu’il ne peut directement et immédiatement satisfaire un besoin ou une jouissance ». Une foule de valeurs ne sont pas susceptibles de satisfaire un besoin ou une jouissance sous leur forme actuelle. Un négociant possède un magasin entier rempli d’indigo qui ne peut servir en nature, ni à nourrir, ni à vêtir, et qui n’en est pas moins une richesse, richesse qu’il transformera dès qu’il le voudra en une autre valeur immédiatement propre à l’usage. L’argent en écus est donc une richesse aussi bien que l’indigo en barils.
Le même auteur avoue à la vérité dans un autre endroit que
« dans les coffres d’un particulier le numéraire est une vraie richesse, une partie intégrante des biens qu’il possède et qu’il peut consacrer à ses jouissances ; mais que sous le rapport de l’économie publique, ce numéraire n’est autre chose qu’un instrument d’échange, totalement distinct des richesses qu’il sert à faire circuler. [105] ».
Je crois en avoir dit assez pour prouver l’analogie complète qu’il y a entre le numéraire et toutes les autres richesses. Ce qui est richesse pour un particulier l’est pour une nation qui n’est que la réunion des particuliers, l’est aux yeux de l’économie publique qui ne doit pas raisonner sur des valeurs imaginaires, mais sur ce que chaque particulier, ou tous les particuliers réunis, regardent, non dans leurs discours, mais dans leurs actions, comme des valeurs.
C’est une preuve de plus qu’il n’y a pas deux ordres de vérités dans cette science non plus que dans les autres ; ce qui est vrai pour un individu l’est pour un gouvernement, l’est pour une société. La vérité est une : les applications seules diffèrent.
[I-436]
Jusqu’à présent, il n’a été nullement question de la valeur qu’ajoutent aux monnaies l’empreinte et la fabrication. L’or et l’argent ont presque partout une valeur comme marchandises utiles et agréables ; et dans leur utilité, j’ai compris celle de servir de monnaie : voilà tout.
Dans les pays où l’or et l’argent servent de monnaie, cette qualité les expose à subir des échanges fréquents. Il est peu de personnes qui, dans le cours de chaque journée, ne fassent plusieurs ventes ou plusieurs achats. Qu’il serait incommode d’aller, toujours la balance à la main, vérifier la quantité d’or qu’on donne ou qu’on reçoit ! Que d’erreurs et de disputes naîtraient de la maladresse des gens, ou de l’imperfection des instruments !
Ce serait peu. L’or et l’argent peuvent subir, par leur mélange avec d’autres métaux, une altération qui n’est pas reconnaissable à la seule inspection. Il faut, pour s’assurer de leur pureté, une opération chimique, délicate et compliquée. Combien les échanges ne sont-ils donc pas plus commodes quand une empreinte, facile à reconnaître, atteste à la fois le poids du morceau de métal, et sa qualité !
C’est l’art du monnayeur qui réduit les métaux à un titre connu, et qui les divise par pièces dont le poids est également connu.
Ordinairement, dans chaque État, le gouvernement se réserve l’exercice exclusif de ce genre de manufacture, soit qu’à la faveur du monopole il veuille se ménager un profit plus considérable que si cette industrie était ouverte à tout le monde, soit plutôt qu’il veuille offrir à ses administrés une garantie plus digne de leur confiance que celle que leur donnerait une manufacture appartenant à des particuliers. En effet la garantie des gouvernements, toute frauduleuse qu’elle a été trop souvent, convient encore mieux aux peuples qu’une garantie particulière, tant à cause de l’uniformité des pièces, que parce que la fraude serait peut-être plus difficile encore à reconnaître exercée par des particuliers.
Le monnayage ajoute incontestablement une valeur au métal monnayé ; c’est-à-dire qu’un morceau d’argent frappé en une pièce de 5 francs vaut un peu plus que la même quantité du même métal en lingot. La raison en est simple. La façon donnée à ce métal évite à celui qui le reçoit en échange les frais (parmi lesquels sont compris la perte de son temps et sa peine) que lui occasionneraient l’essayage et le pesage. C’est ainsi qu’un habit tout fait vaut plus que l’étoffe dont il est composé. Ainsi, en supposant que l’industrie de battre monnaie fût libre et que l’autorité publique se bornât à fixer le titre, le poids et l’empreinte que chaque pièce devrait avoir, il conviendrait encore à toute personne qui n’aurait que des lingots, de payer à un manufacturier la façon du métal qu’elle serait dans le cas d’employer comme monnaie, car autrement elle aurait de la peine à en faire l’échange, et dans cet échange elle serait peut-être obligée de supporter une perte plus grande que la façon des pièces de monnaie.
Ne confondons point la valeur ainsi ajoutée aux métaux précieux par le monnayage, avec celle qu’ils ont acquise comme marchandise servant de monnaie. Cette dernière valeur est commune à la masse totale de l’or ou de l’argent ; un gobelet d’argent vaut plus que si l’argent ne servait pas à faire des monnaies ; tandis que la valeur ajoutée par la fabrication des pièces est particulière à la pièce, comme la façon est particulière au gobelet, et elle est en sus de la valeur que les divers usages de la marchandise lui ont donnée.
En Angleterre, le gouvernement supporte en entier les frais de fabrication. Il vous rend en guinées le même poids qu’on lui porte en lingots au titre des guinées. Il fait cadeau au peuple, comme consommateur de monnaie, des frais de fabrique qu’il prélève, par la voie des impôts, sur le peuple comme contribuable. Cependant l’or façonné en guinées a évidemment un avantage ; ce n’est pas l’avantage d’être tout pesé, car on prend la peine de le peser de nouveau chaque fois qu’on le reçoit ; mais il a celui d’être essayé. Il arrive quelquefois, en conséquence, qu’on porte des lingots à la Monnaie, non pour en tirer des pièces de monnaie, mais simplement pour faire constater le titre du métal, et se servir de cette attestation soit dans l’intérieur, soit au-dehors. De manière que lorsqu’on a de l’or à envoyer dans l’étranger, on doit préférer d’y envoyer des guinées comme étant des lingots soumis à l’essai, plutôt que des lingots qui ne portent aucun certificat d’essayage.
D’un autre côté, l’étranger, quand il a de l’or à faire passer en Angleterre, n’a aucun intérêt à y envoyer des guinées plutôt que des lingots ; elles n’y ont pas une valeur supérieure au lingot (à titre et poids égaux), puisque l’hôtel des monnaies vous donne gratuitement des guinées contre des lingots. L’étranger a intérêt au contraire de se réserver les guinées qui sont un métal portant son certificat d’essayage, et d’envoyer en Angleterre des lingots auxquels on donnera, sans frais, le même certificat. On voit que cette méthode présente des motifs pour faire sortir du pays le métal monnayé, et n’en présente pas pour l’y faire rentrer [106] .
Ces inconvénients sont en partie prévenus par une circonstance purement accidentelle qui n’est point entrée dans les calculs du législateur. L’hôtel des monnaies de Londres, le seul qu’il y ait en Angleterre, est tellement surchargé d’ouvrage, qu’il ne peut rendre la monnaie fabriquée que plusieurs semaines et quelquefois plusieurs mois après qu’on lui a porté l’or en lingots [107] . Il en résulte que le propriétaire de l’or, quand il lui confie son métal pour y être frappé, perd l’intérêt de sa somme pendant tout le temps que l’hôtel des monnaies la lui garde. Cela équivaut à un léger droit de fabrication qui élève la valeur de l’or en monnaie un peu au-dessus de celle de l’or en lingots. On sent que cette valeur serait exactement la même si, à bureau ouvert, on recevait à volonté des guinées pour de l’or, poids pour poids.
Tel est l’effet de la législation anglaise à cet égard.
Dans tous les autres États de l’Europe, le gouvernement, si je ne me trompe, se ménage un bénéfice plus que suffisant pour couvrir les frais de fabrication [108] . Le privilège exclusif de battre monnaie qu’ils se sont réservé avec raison, et les peines sévères auxquelles sont exposés les monnayeurs clandestins, leur permettent de porter ce bénéfice un peu plus haut que les bénéfices ordinaires des fabrications libres ; c’est-à-dire de l’élever aussi haut que le comporte la facilité qu’ils procurent en divisant l’or et l’argent en pièces de monnaie. Ils ne peuvent pas le porter au-delà. Ils ne peuvent pas, et ceci est digne de remarque, faire recevoir la monnaie pour une valeur plus grande que la valeur du métal, plus la valeur qu’y ajoutent l’affinage et la façon. En effet, si l’on suppose que, dans le commerce, un lingot d’argent vaille cent francs, et que frappé en écus l’utilité de cette nouvelle forme porte sa valeur à cent cinq francs ; c’est-à-dire en supposant qu’on obtienne un vingtième de plus de quelque marchandise que ce soit, lorsque l’argent avec lequel on achète cette marchandise est frappé en écus ; dans cette supposition, dis-je, le gouvernement pourra faire un bénéfice de cinq francs sur cent francs, dont la moitié, plus ou moins, sera absorbée par les frais du monnayage ; mais il ne pourra pas porter son bénéfice plus loin. S’il lui arrivait de dire qu’il entend s’attribuer un bénéfice non de cinq, mais de douze francs, sur cent, et s’il appelait cent douze francs un lingot de la valeur de cent francs frappé en monnaie, il n’obtiendrait pour cent douze francs que la même quantité de denrées, les mêmes services qu’il aurait obtenus s’il eût appelé le même lingot cent cinq francs. Dans les marchés que le gouvernement conclut avec les particuliers, et dans ceux que les particuliers concluent entre eux, une pièce de monnaie n’est reçue, quelque dénomination qu’on lui donne, que pour sa valeur intrinsèque, accrue de la valeur que l’utilité de son empreinte y ajoute [109] .
À la vérité le gouvernement peut acquitter des engagements précédemment contractés, avec une valeur nominale au lieu d’une valeur réelle ; il peut donner à ses créanciers pour cent douze francs ce qui n’en vaut que cent cinq ; mais c’est alors une altération des monnaies qui ressemble à toutes les autres ; c’est une banqueroute érigée en loi, et une banqueroute très défavorable au gouvernement lui-même, car un gouvernement est créancier en même temps que débiteur ; il est créancier des contribuables. La banqueroute qu’il fait en diminuant la valeur intrinsèque des monnaies, lui est utile seulement dans une partie de ses paiements (ceux qu’il fait en vertu d’un contrat antérieur) tandis qu’elle lui est nuisible dans la presque totalité de ses recettes.
C’est donc à tort qu’on a dit qu’un impôt sur les monnaies était payé par tous ceux qui font usage des monnaies. Il n’y a de payé par eux que la valeur provenant de la commodité de l’empreinte ; la partie de l’impôt qui excède cette valeur n’est payée que par le créancier de l’État dont le contrat est antérieur à l’établissement de l’impôt ; car les nouveaux créanciers traitent en conséquence, et s’ils ne se font peut-être pas payer un intérêt plus fort, c’est que la monnaie qu’ils prêtent ne vaut pas plus que celle avec quoi on les paie.
Quand la fabrication de la monnaie n’est pas gratuite, et surtout quand elle est payée sur le pied d’une fabrication exclusive, il est absolument indifférent à l’État qu’on fonde ou qu’on exporte les monnaies ; car on ne peut les fondre ou les exporter qu’après avoir bien payé leur façon, la seule valeur qui se perde dans la fonte ou l’exportation [110] . Bien au contraire ; l’exportation d’une telle monnaie n’est pas moins avantageuse que toute autre exportation de marchandise manufacturée. C’est une branche de l’orfèvrerie ; et il n’est pas douteux qu’une monnaie qui serait assez bien frappée pour ne pouvoir être aisément contrefaite, une monnaie essayée et pesée avec précision, et sur la fabrication de laquelle on se contenterait d’un bénéfice modéré, pourrait devenir d’un usage courant en plusieurs lieux du monde, et que l’État qui la fabriquerait en tirerait un profit nullement méprisable.
Le gouvernement, quoique fabricant de monnaie, et n’étant point tenu de la fabriquer gratuitement, ne doit pas néanmoins retenir les frais de fabrication sur les sommes qu’il paie en exécution de ses engagements. S’il s’est engagé à payer, je suppose, pour des fournitures qui lui ont été faites, une somme d’un million, il ne peut, avec justice, dire au fournisseur :
« Je me suis engagé à vous payer un million, mais je vous paie en monnaie qui sort de dessous le balancier, et je vous retiens vingt mille francs, plus ou moins, pour frais de fabrication. »
En effet, le sens de tous les engagements pris par le gouvernement ou par les particuliers est celui-ci : Je m’engage à payer telle somme en monnaie fabriquée, et non pas telle somme en lingots ; l’échange qui sert de base à ce marché a été fait en conséquence de ce que l’un des contractants donnait pour sa part une denrée un peu plus chère que l’argent, c’est-à-dire de l’argent frappé en écus.
Le gouvernement doit donc de l’argent monnayé ; il a dû acheter en conséquence, c’est-à-dire obtenir plus de marchandise que s’il s’était engagé à payer en argent-lingots ; dans ce cas il bénéficie des frais de fabrication, au moment où il conclut le marché, au moment où il obtient une plus grande quantité de marchandise que s’il eût fait ses paiements en lingots.
C’est quand on lui porte du métal à fabriquer en monnaie qu’il doit faire payer ou retenir en argent les frais de fabrication.
Il résulte de tout ce qui vient d’être dit, que la fabrication des monnaies en pièces frappées augmente leur valeur en proportion de l’augmentation de commodité qui en résulte pour ceux qui en font usage, et non au-delà, quels que soient les frais et les droits qu’on peut vouloir y joindre ; que le gouvernement, en se réservant la faculté de fabriquer exclusivement les pièces de monnaie, peut faire son profit de toute la valeur ainsi ajoutée au métal ; qu’il lui est impossible de pousser son bénéfice plus loin dans les paiements qu’il fait en vertu de marchés librement contractés avec lui ; et que quant aux paiements qu’il fait en vertu de marchés antérieurs, il ne le peut sans faire une banqueroute.
Il est au surplus évident que pour ce qui est des ventes et des achats qui se font entre particuliers, il est encore moins au pouvoir du souverain de donner, au moyen de l’empreinte, à la marchandise servant de monnaie, une valeur supérieure à sa valeur intrinsèque, augmentée de la valeur qu’y ajoute la façon. Le souverain aura beau ordonner qu’une once d’argent vaille cent francs quand elle a reçu son empreinte, elle n’achètera toujours que ce que peut acheter une once d’argent ainsi façonnée.
[I-449]
Si la théorie des monnaies a offert des difficultés contre lesquelles ont échoué même de très bons esprits, c’est, je crois, parce qu’on a confondu ce qui est de la nature des monnaies, avec ce que les dispositions des hommes y ont ajouté chez presque toutes les nations. C’est un labyrinthe obscur dont la législation a épaissi les ténèbres et multiplié les détours. Les princes, après avoir épuisé les inventions du génie fiscal pour imposer aux peuples toutes les charges que ceux-ci pouvaient supporter, ont cherché de nouvelles ressources dans des lois ou des règlements monétaires, publics ou secrets ; quelquefois même des administrateurs animés du seul amour du bien public se sont imaginé de la meilleure foi du monde qu’ils enrichiraient leur pays par de pareilles opérations. Le philosophe qui s’efforce de débrouiller ce chaos ne ressemble pas mal à un chimiste qui cherche le résultat d’une expérience, à travers les souillures que l’intérêt ou la sottise ont répandues dans son creuset.
On peut observer avant tout que la puissance publique a presque toujours eu la prétention de désigner la marchandise qui devait servir de monnaie. Cette prétention par elle-même a eu peu d’inconvénients, les intérêts du souverain étant ici parfaitement d’accord avec ceux du peuple. Un gouvernement qui offrirait une monnaie peu acceptable ne ferait que des achats désavantageux.
Ainsi Numa, qui frappa le premier des monnaies pour les Romains, les fit en cuivre ; et cette matière était celle qui convenait le mieux à cette époque, puisqu’avant Numa les Romains se servaient de cuivre en lingot [111] . De la même manière les gouvernements modernes ont choisi l’or et l’argent, qui seraient sans doute choisis par les particuliers, quand même les gouvernements ne s’en mêleraient pas.
Les princes s’étant persuadés que leur volonté était nécessaire et suffisante pour donner cours de monnaie à une certaine marchandise, ils sont parvenus à le persuader à des peuples ignorants, dans le temps même que ces peuples, guidés par l’intérêt personnel, agissaient suivant des principes tout opposés ; car quiconque n’était pas satisfait de la monnaie du prince, ou ne vendait pas, ou bien disposait autrement de sa marchandise.
Cette erreur en a entraîné une beaucoup plus grave et qui a tout brouillé.
L’autorité publique s’est persuadée qu’elle pouvait à son gré augmenter ou diminuer la valeur des monnaies, et que dans l’échange d’une marchandise contre une pièce de monnaie, la valeur de la marchandise se balançait avec la valeur imaginaire que le prince donnait à sa monnaie, et non avec la valeur intrinsèque contenue dans cette monnaie.
Ainsi quand Philippe Ier roi de France mêla un tiers d’alliage dans la livre d’argent de Charlemagne, qui pesait 12 onces d’argent, et qu’il appela du même nom de livre un poids de 8 onces d’argent seulement, il crut néanmoins que sa livre valait autant que celle de ses prédécesseurs. Elle ne valait cependant que les deux tiers de la livre de Charlemagne. Pour une livre de monnaie on ne trouva plus à acheter que les deux tiers de la quantité de marchandise que l’on avait auparavant pour une livre. Les créanciers du roi et ceux des particuliers ne retirèrent plus de leurs créances que les deux tiers de ce qu’ils devaient en retirer ; les baux ne rendirent plus aux propriétaires de biens-fonds que les deux tiers de leur précédent revenu, jusqu’à ce que de nouveaux contrats remissent les choses sur un pied plus équitable.
On commit et l’on autorisa comme on voit bien des injustices ; mais on ne fit pas valoir une livre de 8 onces d’argent pur autant qu’une livre de 12 onces.
Dans l’année 1113, ce qu’on appelait livre ne contenait plus que six onces d’argent fin ; au commencement du règne de Louis VII elle ne contenait plus que 4 onces. Saint Louis appela du nom de livre une quantité d’argent pesant 2 onces 6 gros 6 grains [112] . Enfin à l’époque de la Révolution française, ce qu’on appelait du même nom n’était plus que la sixième partie d’une once ; tellement que la livre tournois n’avait plus que la 72e partie de la quantité d’argent fin qu’elle contenait du temps de Charlemagne.
Je ne m’occupe point en ce moment de la diminution qui a eu lieu dans la valeur de l’argent fin, qui, à égalité de poids, ne vaut guère que le quart de ce qu’il valait alors. Cette considération sort du sujet de ce chapitre ; j’en parle ailleurs.
On voit que le nom de livre tournois a successivement été appliqué à des quantités fort diverses d’argent fin. Tantôt ce changement s’est opéré en diminuant la grandeur et le poids des pièces d’argent de même dénomination, tantôt en altérant leur titre, c’est-à-dire en y mettant plus d’alliage et moins d’argent fin ; tantôt en augmentant la dénomination d’une même pièce, et nommant par exemple 3 livres, une pièce qui n’était auparavant que de 2 livres. Comme il n’est ici question que de l’argent fin, puisque c’est la seule marchandise ayant quelque valeur dans la monnaie d’argent, de toutes ces manières l’altération a eu le même effet, puisqu’elle a diminué la quantité d’argent qu’on a appelée du nom de livre tournois. C’est ce que nos écrivains, d’après les ordonnances, appellent fort ridiculement augmentation des monnaies, parce qu’une telle opération augmente la valeur nominale des espèces, et qu’il serait plus raisonnable d’appeler diminution des monnaies, puisqu’elle diminue la quantité du métal qui seul fait la monnaie.
Bien que cette quantité ait été en diminuant depuis Charlemagne jusqu’à nos jours, plusieurs rois l’ont cependant augmentée à diverses époques, notamment depuis Saint Louis. Les raisons qu’ils avaient de la diminuer sont bien évidentes : il est plus commode de payer ce qu’on doit avec une moindre quantité d’argent. Mais les rois ne sont pas seulement débiteurs, ils sont dans beaucoup de cas créanciers ; ils sont relativement aux contribuables dans le cas du propriétaire relativement au fermier. Or quand tout le monde était autorisé à s’acquitter avec une moindre quantité d’argent, le contribuable payait ses contributions, de même que le fermier son fermage, avec une moindre quantité de ce métal.
Tandis que le roi recevait moins d’argent, il en dépensait autant qu’auparavant, car les marchandises haussaient nominalement de prix en proportion de la diminution de la quantité d’argent contenue dans la livre. Quand on appelait 4 livres la quantité d’argent nommée auparavant 3 livres, le gouvernement payait 4 livres ce qu’il aurait eu pour 3 auparavant. Il se voyait forcé d’augmenter les impôts ou d’en établir de nouveaux, c’est-à-dire que pour lever la même quantité d’argent fin on demandait aux contribuables un plus grand nombre de livres. Mais ce moyen, toujours odieux, même lorsqu’il ne fait réellement pas payer davantage, était quelquefois impraticable. Alors on revenait à ce qu’on appelait la forte monnaie. La livre contenant un plus grand poids d’argent, les peuples en payant le même nombre de livres, donnaient en effet plus d’argent [113] .
Le vertueux Alexandre-Sévère, animé par des motifs opposés, les réduisit de beaucoup.
Aussi voyon-nous que les augmentations de métal fin contenu dans les monnaies datent à peu près de la même époque que l’établissement des impôts permanents. Auparavant les rois n’avaient pas d’intérêt à accroître la valeur intrinsèque des pièces qu’ils frappaient.
On se tromperait si l’on supposait que, dans l’exécution, ces nombreuses variations dans la quantité de métal fin contenue dans les monnaies fussent aussi simples, aussi claires que je les présente ici pour la commodité du lecteur. Quelquefois l’altération n’était pas avouée, et on la cachait le plus longtemps qu’on pouvait ; de là le jargon barbare adopté dans ce genre de manufacture [114] . D’autres fois on altérait une espèce de monnaie et l’on ne changeait rien aux autres ; à la même époque, la livre représentée par de certaines pièces de monnaie contenait plus d’argent fin que la livre représentée par d’autres pièces. Enfin, presque toujours, pour rendre la matière plus obscure, on obligeait les particuliers à compter tantôt par livres et par sous, tantôt par écus, et à payer en pièces qui n’étaient ni des livres, ni des sols, ni des écus, mais seulement des fractions ou des multiples de ces monnaies de compte. Il est impossible de voir, dans tous les princes qui ont eu recours à ces misérables ressources, autre chose que des faussaires armés de la puissance publique.
On comprend le tort qui devait en résulter pour la bonne foi, pour l’industrie, pour toutes les sources de la prospérité ; il a été tel qu’à plusieurs époques de notre histoire, les opérations monétaires ont mis complètement en fuite toute espèce de commerce. Philippe le Bel fit déserter nos foires par tous les marchands étrangers en les forçant à recevoir en paiement sa monnaie décriée et en leur défendant de contracter en une monnaie qui leur inspirait plus de confiance [115] . Philippe de Valois fit de même à l’égard des monnaies d’or. Pareil effet s’ensuivit. Un historien de son temps [116] dit que presque tous les marchands étrangers cessèrent de venir trafiquer dans le royaume ; que les Français même, ruinés par ces fréquents changements dans les monnaies et l’incertitude de leurs valeurs, se retirèrent en d’autres pays ; et que les autres sujets du roi, nobles et bourgeois, ne se trouvèrent pas moins appauvris que les marchands ; ce qui faisait, ajoute l’historien, que le roi n’était pas du tout aimé.
J’ai puisé mes exemples dans nos monnaies françaises ; les mêmes altérations ont eu lieu chez presque tous les peuples anciens et modernes.
Les gouvernements populaires n’ont pas agi mieux que les autres. Les Romains, dans les plus belles époques de leur liberté, firent banqueroute en changeant la valeur intrinsèque de leurs monnaies. Dans la première guerre punique, l’as, qui devait être de douze onces de cuivre, n’en pesa plus que deux ; et dans la seconde il ne fut plus que d’une [117] .
La Pennsylvanie, qui bien que ce fût avant la guerre d’Amérique, agissait en cela comme État indépendant, ordonna en 1722 qu’une livre sterling passerait pour 1 livre 5 sols sterling [118] . Et les ÉtatsUnis, la France même, après s’être déclarés républiques, ont depuis fait pis encore.
« Si l’on voulait, dit Steuart, entrer dans le détail de tous les artifices inventés pour brouiller les idées des nations relativement aux monnaies, dans le but de déguiser ou de faire paraître utiles, justes ou raisonnables, les altérations qu’en ont faites presque tous les princes, on en composerait un gros livre. [119] ».
Steuart aurait pu ajouter que ce gros livre n’éclaircirait rien, et n’empêcherait pas qu’un artifice nouveau ne pût être pratiqué dès le lendemain. Ce qu’il faut éclaircir, c’est la fange au sein de laquelle germent ces abus ; car si l’on parvient à la transformer en une eau limpide, chaque abus, dès sa naissance, pourra être découvert et déconcerté.
Et qu’on ne s’imagine pas que les gouvernements perdent un avantage précieux en perdant le pouvoir de tromper. La tromperie ne leur sert que pendant un temps bien court, et finit par leur causer plus de tort qu’elle ne leur a fait de profit. Nul sentiment dans l’homme ne tient son intelligence éveillée autant que l’intérêt personnel ; il donne de l’esprit aux plus simples. De tous les actes de l’administration, ceux, en conséquence, dont on est le moins la dupe, sont ceux qui touchent à l’intérêt personnel. S’ils tendent à procurer, par la finesse, des ressources à l’autorité, les particuliers ne s’y laissent pas prendre ; s’ils font un tort dont les particuliers ne puissent se garantir, comme lorsqu’ils renferment un manquement de foi, quelqu’artistement déguisé qu’on le suppose, on s’en aperçoit bientôt ; dans l’opinion qu’on se forme d’un tel gouvernement, l’idée de l’astuce se joint à celle de l’infidélité, et il perd la confiance avec laquelle on fait de bien plus grandes choses qu’avec un peu d’argent acquis par la fraude. Souvent même ce sont les seuls agents du gouvernement qui ont fait leur profit particulier de l’injustice qu’on a commise envers les peuples. Le gouvernement perd la confiance et ce sont eux qui font le profit ; ils recueillent le fruit de la honte qu’ils ont fait rejaillir sur l’autorité publique.
Ce qui convient le mieux aux gouvernements c’est de se procurer, non des ressources factices, honteuses, funestes, mais des ressources réellement fécondes et inépuisables. C’est donc les bien servir que de les écarter des unes et de leur indiquer les autres.
L’effet immédiat de l’altération des monnaies est une réduction proportionnée des dettes et des obligations payables en monnaie, des rentes perpétuelles ou remboursables, payables par l’État ou par les particuliers, des loyers et fermages, de toutes les valeurs enfin qui sont exprimées en monnaie et qu’on est appelé à recevoir. C’est une autorisation donnée à tout débiteur dont la dette est exprimée en une certaine quantité de monnaie, de faire banqueroute du montant de la diminution de métal fin employé sous une même dénomination.
Ainsi, un gouvernement qui a recours à cette opération ne se contente pas de faire un gain illicite, il excite tous les débiteurs de sa domination à faire le même gain.
Cependant nos rois, en diminuant ou en augmentant la quantité de métal fin contenu sous une même dénomination, n’ont pas toujours voulu que les particuliers, dans les relations qu’ils avaient entre eux, se prévalussent de cette circonstance pour leur profit particulier. Le gouvernement a bien toujours entendu payer moins ou recevoir plus d’argent fin qu’il ne devait en payer ou en recevoir ; mais il a quelquefois obligé les particuliers au moment d’un changement à payer et à recevoir en monnaie ancienne, ou en monnaie nouvelle au cours qui s’établissait entre les deux monnaies [120] .
Les Romains en avaient donné l’exemple lorsque dans la seconde guerre punique ils réduisirent à une once de cuivre l’as qui en pesait deux. La république paya en as, c’est-à-dire la moitié de ce qu’elle devait. Quant aux particuliers, leurs obligations étaient stipulées en deniers : le denier jusque-là n’avait valu que 10 as ; l’ordonnance porta qu’il en vaudrait 16. Il fallut payer 16 as, ou 16 onces de cuivre, pour un denier : auparavant on en aurait payé 20, c’est-à-dire, pour chaque denier, 10 as à 2 onces chaque.
La république fit banqueroute de moitié et autorisa les particuliers à ne la faire que d’un cinquième.
On a quelquefois regardé une banqueroute faite par l’altération des monnaies comme une banqueroute simple et franche, portant réduction de la dette. On a cru qu’il était moins dur pour un créancier de l’État de recevoir une monnaie altérée, qu’il peut donner pour la même valeur qu’il l’a reçue, que de voir sa créance réduite d’un quart, de moitié, etc. Distinguons.
Des deux manières le créancier supporte la perte quant aux achats qu’il fait postérieurement à la banqueroute. Que ses rentes aient diminué de moitié, ou qu’il paie tout le double plus cher, cela revient exactement au même pour lui.
Quant aux créanciers qu’il a, il les paie à la vérité sur le même pied qu’il est payé lui-même par le Trésor public. Mais sur quel fondement croit-on que les créanciers de l’État soient toujours débiteurs relativement aux autres citoyens ? Leurs relations privées sont les mêmes que celles de tous les autres citoyens ; et tout porte à croire qu’en somme totale, il est dû autant aux créanciers de l’État par les autres particuliers, qu’il est dû à ceux-ci par les créanciers de l’État. Ainsi l’injustice qu’on les autorise à exercer est compensée par celle à laquelle on les expose, et la banqueroute provenant de l’altération des monnaies ne leur est pas moins fâcheuse que toute autre.
Mais elle a de plus de très graves inconvénients, des inconvénients funestes à la prospérité et au bienêtre des nations.
Elle occasionne un bouleversement dans les prix des denrées, qui a lieu de mille manières suivant chaque circonstance particulière ; ce qui dérange les spéculations les plus utiles et les mieux combinées. Elle détruit toute confiance pour prêter et emprunter. On ne prête pas volontiers là où l’on est exposé à recevoir moins qu’on n’a prêté, et l’on emprunte à regret là où l’on est exposé à rendre plus qu’on n’a reçu. Les capitaux en conséquence ne peuvent pas chercher les emplois productifs. Les maximum et les taxes de denrées qui marchent souvent à la suite des dégradations des monnaies, portent à leur tour un coup funeste à la production.
La morale d’un peuple ne souffre pas moins des variations monétaires. Elles confondent toujours pendant un certain temps ses idées relativement aux valeurs, et dans tous les marchés donnent l’avantage au fripon adroit sur l’honnête homme simple. Enfin elles autorisent, par l’exemple et par le fait, le vol et la spoliation, mettent aux prises l’intérêt personnel avec la probité, et l’autorité des lois avec les mouvements de la conscience.
[I-466]
La monnaie serait seulement un signe si elle n’avait point de valeur par elle-même ; bien loin de là, sa valeur intrinsèque, quand on fait une vente ou un achat, est tout ce qu’on considère en elle. En vendant une marchandise contre une pièce de cinq francs, on ne la troque pas contre la figure ou le nom de cette pièce ; mais contre la quantité d’argent qu’on sait y être contenue.
Cela est si vrai, que si le gouvernement frappait des écus en étain, ils ne vaudraient pas autant que des écus d’argent. Leur dénomination fût-elle la même, le nombre qu’on en demanderait pour une même denrée serait fort différent. S’ils n’étaient qu’un signe les uns vaudraient les autres.
Si la force, l’adresse ou bien des circonstances politiques extraordinaires ont quelquefois soutenu la valeur courante des monnaies lorsque leur valeur intrinsèque a décliné, ce n’a jamais été que pendant un temps fort court. L’intérêt personnel parvient bien vite à découvrir si la marchandise qu’il reçoit vaut moins que celle qu’il donne ; et il trouve toujours le moyen de se soustraire aux désavantages d’un échange inégal.
Ce qui est un signe c’est un billet de banque payable à la première réquisition ; il est le signe de l’argent qu’on peut recevoir au moment qu’on veut, sur la présentation de cet effet. S’il n’est pas payable à la première réquisition, il n’est le signe de rien. Mais quant à la monnaie d’argent qu’on reçoit à la caisse, elle n’est pas le signe : elle est la chose signifiée.
La monnaie d’argent est si peu un signe que les pièces de monnaie perdent de leur valeur en s’usant par le frottement, ou par la friponnerie des rogneurs d’espèces ; toutes les marchandises augmentent nominativement de prix en proportion de l’altération éprouvée par elles ; et si le gouvernement fait une refonte équitable et rétablit dans chaque pièce la quantité de métal fin qui s’y trouvait dans l’origine, les marchandises reprennent le prix qu’elles avaient alors, sauf les variations qui ont pu avoir lieu dans la valeur de ces marchandises par des circonstances qui leur sont particulières.
C’est ce qui arriva sous le règne de Charles II en Angleterre, où ce genre de dégradation fut poussé fort loin. Les prix de toutes les denrées s’élevèrent ; et cette augmentation nominale n’était pas due à une diminution dans la valeur du métal, puisque la valeur de l’argent relativement aux denrées ne baissa pas dans le reste de l’Europe [121] . Après la refonte générale qu’il y eut ensuite sous le règne de Guillaume, les prix se rétablirent.
Quand on vend sa marchandise on ne l’échange donc pas contre un signe, mais contre une autre marchandise appelée monnaie, à laquelle on suppose une valeur égale à celle qu’on vend.
Quand on achète, on ne donne pas seulement un signe : on donne une marchandise ayant une valeur réelle égale à celle qu’on reçoit.
Cette première erreur a été le fondement d’une autre erreur souvent reproduite depuis Hume jusqu’à ces derniers temps. De ce que la monnaie était le signe de toutes les valeurs, on a conclu hardiment que la valeur de la monnaie était en chaque pays égale à la valeur de toutes les denrées, et par extension on a dit que « la masse totale de la richesse du monde commerçant avait une valeur égale à celle de la somme totale du papier de crédit et de l’argent qui circule. [122] ». Opinion qui reçoit une apparence de vraisemblance de ce que le prix de toutes les marchandises augmente quand la quantité d’argent augmente, et diminue lorsque la quantité d’argent diminue.
Mais qui ne voit que cette variation a lieu de même pour toutes les autres marchandises. Quand la récolte du vin a été double dans une certaine année, son prix tombe à moitié de ce qu’il était l’année précédente ; par une raison semblable on peut supposer que si la masse des espèces qui circulent venait à doubler, le prix de toutes choses doublerait, c’est-à-dire que pour avoir la même chose il faudrait donner le double d’argent. Mais cet effet n’indique pas plus que la valeur totale de l’argent est toujours égale à la valeur totale des autres richesses, qu’il n’indique que la valeur totale du vin est égale à toutes les autres valeurs. La variation survenue dans la valeur de l’argent et du vin, dans les deux suppositions, est une conséquence du rapport de ces denrées avec elles-mêmes, et non de leurs rapports avec la quantité des autres denrées.
Nous avons déjà vu que la valeur totale de la monnaie d’un pays, même en y ajoutant la valeur de tous les métaux précieux qu’il renferme, est peu de chose comparée avec la masse entière de ses valeurs ; si cela est vrai de chaque pays en particulier, cela l’est de la totalité des pays, ou du monde commerçant [123] .
La monnaie n’est pas plus une mesure qu’elle n’est un signe.
De quoi a-t-on prétendu qu’elle était une mesure ? De la valeur des choses ; c’est-à-dire qu’elle indiquait le rapport qui se trouve entre la valeur de deux choses, de même que des toises, des aunes, des mètres indiquent le rapport qui se trouve entre leur longueur. Or c’est ce qu’elle n’indique pas.
Commençons par mettre entièrement de côté les dénominations des monnaies qui se sont successivement appliquées à des pièces fort diverses, de poids, de matière, et de forme. Si les noms des monnaies n’ont pas même donné la mesure des pièces auxquelles ils se sont appliqués, comment auraient-ils donné la mesure des valeurs qui ont été achetées avec ces pièces ? On nous dit qu’une vache coûtait 36 sols du temps de Philippe-le-Bel [124] , mais quelle idée ces 36 sols peuvent-ils nous donner de la valeur d’une vache, quand ils ne nous donnent aucune idée, même de la monnaie qu’ils expriment ?
Il reste à savoir si le métal précieux contenu dans la monnaie, en supposant que le nom de la monnaie l’indique exactement, peut être la mesure de la valeur de deux choses diverses.
En premier lieu ce n’est pas la quantité d’argent qui peut être la mesure d’une valeur, c’est sa valeur. Il y a de l’analogie, de la ressemblance entre la valeur d’une chose et celle d’une autre ; mais il n’y en a aucune entre le poids ou la longueur d’une chose et la valeur d’une autre. Quand on dit ce livre vaut dix francs, ou cinquante grammes d’argent, on entend qu’il vaut autant que cinquante grammes, et non que sa valeur est égale à un poids de quelque matière que ce soit. C’est donc la valeur de la monnaie et non son poids qu’il faut considérer ici. Mais le métal contenu dans la monnaie n’est qu’une marchandise, plus ou moins abondante suivant les temps et les lieux, plus ou moins recherchée suivant les usages auxquels on l’emploie, suivant le nombre et la richesse de ses consommateurs ; circonstances qui font varier sa valeur.
L’autorité la plus arbitraire ne pourrait pas plus fixer cette valeur qu’elle ne peut fixer l’opinion des hommes. Elle ordonnera que Charles, possesseur d’un sac de blé, le donne à Martial pour un louis d’or ; mais elle peut ordonner de même que Charles le donne pour rien. Par cette ordonnance elle aura peut-être volé Charles au profit de Martial, mais elle n’aura pas plus établi qu’un louis d’or soit la mesure de la valeur d’un sac de blé, qu’elle n’aurait établi qu’un sac de blé n’a point de valeur parce qu’elle aurait forcé à le donner pour rien.
On a vu que la valeur de l’argent était en Chine presque double de ce qu’elle est en Europe comparée à la main-d’œuvre, à la nourriture, à toutes les autres denrées ; mais ce n’est pas seulement à de grandes distances qu’elle varie : elle diffère, quoique moins sensiblement, de la ville à la campagne, d’un village à un autre.
Relativement au temps, il est facile de se convaincre que la valeur d’une même quantité d’argent a été évaluée très différemment suivant les différentes époques. Si la valeur de l’argent avait varié relativement à la valeur d’une autre denrée, on pourrait croire que c’est la valeur de cette autre denrée qui a varié, et que celle de l’argent est restée fixe. Mais on trouve que la valeur de l’argent a varié relativement à un très grand nombre de denrées dont les valeurs sont restées à peu près les mêmes comparées entre elles.
Afin de ne pas compliquer les exemples, choisissons parmi ces denrées une de celles qui, bien qu’essuyant d’une année à l’autre des variations de valeur assez fréquentes relativement aux autres denrées, est néanmoins une de celles qui garde avec la plupart d’entre elles les rapports les plus constants à des époques éloignées : je veux dire le blé. C’est ainsi que, sauf les années de mauvaises récoltes et les circonstances extraordinaires, un septier de blé a toujours valu par exemple un peu plus qu’un beau mouton.
Il suffira de comparer la valeur moyenne du blé comme l’une des moins variables, à la valeur de l’argent pur, pour nous convaincre des grandes variations de valeur que ce métal a subies.
Dupré de Saint-Maur, qui a donné un livre plein de savantes recherches sur la valeur des choses, croit que depuis Philippe Auguste, qui est mort en 1223, jusque vers l’année 1520, le septier de blé (mesure de Paris) valait communément autant que la neuvième partie d’un marc d’argent fin [125] . Ce qui fait 512 grains pesant d’argent fin.
Vers l’année 1536 le marc d’argent valant 13 livres tournois, ou plutôt portant la dénomination de 13 livres tournois, le prix commun du septier de blé était d’environ 3 livres tournois. C’était 1/13e du marc d’argent, ou une valeur égale à celle de 1063 grains pesant d’argent fin.
En 1602, sous Henri IV, le marc d’argent fin étant à 22 liv., le prix commun du septier de blé était à 9 liv. 16 s. 9 den. ou valait autant que 2 060 grains d’argent fin [126] .
Depuis ce temps le septier de blé, année moyenne, a toujours valu à peu près la même quantité d’argent fin.
En 1789 le marc d’argent étant à 54 liv. 19 s. et le prix commun du blé, suivant l’estimation de Lavoisier, étant de 24 livres, le septier valait 2 012 grains d’argent fin.
J’ai négligé les fractions de grains, car il ne peut être question en tout ceci que d’approximation : le prix du septier de blé, qui est évalué ici, pour les environs de Paris, n’étant lui-même qu’une approximation assez vague.
Il résulte de ces rapprochements que le septier de blé, dont la valeur comparée aux autres denrées a peu varié depuis 1520 jusqu’à nos jours, a été échangé, savoir :
En 1520 contre 512 grains d’arg. pur ;
En 1536 contre 1 063 ;
En 1602 contre 2 060 ;
En 1789 contre 2 012 ;
ce qui indique que la valeur de l’argent pur a subi une variation considérable depuis la première de ces époques, puisqu’il faut maintenant dans les échanges en donner à peu près 4 fois ce qu’on en donnait il y a trois siècles, pour la même quantité de marchandise.
Nous verrons ailleurs pourquoi la découverte des mines d’Amérique, qui a répandu dans le monde environ dix fois plus d’argent qu’il n’y en avait auparavant, n’a pourtant fait baisser sa valeur que dans la proportion de 4 à 1.
Il ne faut pas s’imaginer que la valeur de l’argent ne puisse varier qu’en vertu de circonstances grandes et singulières comme la découverte des mines d’Amérique. Cette marchandise subit toutes les variations qui affectent les autres marchandises. Smith pense et fonde sur de bonnes données, que lorsque le Pérou, le Mexique et le Brésil ont inondé notre hémisphère de leurs brillants poisons (pour me servir d’une expression de Voltaire), il pense, dis-je, que la valeur des métaux précieux augmentait rapidement ; que leur abondance a fait tomber cette valeur jusque vers le commencement du XVIIe siècle ; et que depuis cette dernière époque la valeur commune de l’argent a recommencé à hausser et continuera probablement à hausser encore, si d’autres circonstances extraordinaires ne viennent de nouveau jeter le désordre dans cette valeur. Il est clair qu’indépen 1051.damment de ces grandes variations qui s’évaluent en prenant une année commune sur plusieurs, il y a dans la valeur de cette marchandise, comme dans celle de toute espèce de marchandise, des variations qui ont lieu d’un marché à l’autre et du jour au lendemain.
Si la valeur du métal précieux contenue dans la monnaie varie à ce point, même quand sa quantité demeure invariable, elle ne peut donc pas mieux servir de mesure des valeurs que la dénomination dont il plaît au prince de décorer une certaine portion de métal. Si une toise s’allongeait ou s’accourcissait à toutes les heures et en changeant de place, pourrait-on raisonnablement l’appeler une mesure ? Le métal précieux, qu’il soit monnayé ou non, n’est donc qu’une marchandise dont la valeur est arbitraire et se règle à chaque marché qu’on fait, par un accord entre le vendeur et l’acheteur ; il ne peut par conséquent remplir l’office d’une mesure dont le premier caractère est d’être invariable. Ainsi lorsque Montesquieu a dit, en parlant des monnaies : « Rien ne doit être si exempt de variations que ce qui est la mesure commune de tout [127] », il a renfermé trois erreurs en deux lignes. D’abord on ne peut prétendre que la monnaie soit la mesure de tout, mais bien de toutes les valeurs ; en second lieu elle n’est pas même la mesure des valeurs ; et enfin il est impossible de rendre sa valeur invariable. Si Montesquieu voulait engager les gouvernements à ne pas altérer les monnaies, il devait se contenter de les persuader par de bonnes raisons, et non par des traits brillants qui accréditent de fausses idées.
Cette variabilité perpétuelle dans les valeurs, d’où il suit que la valeur d’aucune marchandise ne saurait être une mesure de la valeur des autres, n’empêche pas, lorsqu’on n’a besoin que d’une évaluation vague et approximative, qu’on ne se serve de la valeur d’une denrée pour donner une idée de la valeur d’une autre. Rien n’empêche qu’on n’évalue une maison, une terre, une rente, un traitement, en blé, ou en argent, et qu’on ne dise : Ceci vaut tant de myriagrammes de froment ou tant d’onces d’argent.
Sous ce point de vue l’argent est une marchandise servant à évaluer tout aussi bonne et meilleure qu’une autre, parce que ses variations, quoiqu’elles aient été considérables, n’ont jamais été excessivement brusques. Mais il y a là-dessus deux observations à faire ; c’est d’abord que ce n’est point la dénomination de la monnaie qui sert d’évaluation : c’est la marchandise faisant office de monnaie ; le nom ne sert qu’à faire connaître la quantité de métal qu’on veut désigner. Et en second lieu c’est que cette propriété de donner l’idée approximative d’une valeur, ou d’évaluer une denrée, n’est point particulière à la monnaie ; que la monnaie partage cette propriété avec toutes les autres marchandises, et que si l’on préfère de dire : Cette maison vaut 50 mille francs en écus, plutôt que de dire : cette maison vaut 25 mille myriagrammes de froment, c’est d’une part parce que l’habitude fait qu’on se forme plus vite une idée de la valeur de 50 mille francs d’écus, que d’une valeur égale à 25 mille myriagrammes de froment ; et d’un autre côté que la valeur de 50 mille francs d’écus, quoique variable, est réellement un peu moins variable dans des temps courts, ou à de petites distances de lieux, que celle de 25 mille myriagrammes de froment.
Pour apprécier les différentes valeurs des choses, je les compare, dans le cours de cet ouvrage, au prix auquel elles peuvent se vendre ; c’est que je n’ai nul besoin dans mes exemples d’une exactitude rigoureuse. Le géomètre lui-même ne trace des lignes que pour rendre sensibles ses démonstrations ; et il n’a besoin d’exactitude rigoureuse que dans ses raisonnements et dans ses conséquences. Toute autre marchandise pourrait de même me servir pour évaluer par approximation les valeurs, et si je me sers de la monnaie, c’est qu’on est plus accoutumé à comparer la valeur des autres marchandises à la valeur de celle-là qu’à toute autre.
Adam Smith croit que la valeur du travail, si l’on pouvait connaître ce qu’elle a été en différents temps et en différents lieux, serait une mesure excellente des diverses valeurs des choses. On verra, quand je traiterai des valeurs, par quelles raisons je ne pense pas que cette mesure soit plus exacte que la valeur du blé et de quelques autres marchandises.
On dit que les Noirs de la côte d’Afrique ont un signe purement idéal pour fixer la valeur de leurs denrées lorsqu’ils veulent en faire l’échange. Ils disent : Telle marchandise vaut 3 macutes ; telle autre vaut 5 macutes ; telle autre en vaut 10 [128] . Et cependant des macutes ne peuvent ni se voir, ni se toucher ; c’est un terme entièrement abstrait et qui ne désigne aucun objet sensible. est-ce une monnaie ? est-ce un signe ? est-ce une mesure ? Ce n’est ni une monnaie, ni un signe, ni une mesure ; car on n’échange pas sa marchandise contre 2, 3, 4 macutes, mais contre une autre marchandise valant le même nombre de macutes. C’est, dans un pays qui n’a point de monnaie, une évaluation assez grossière de deux marchandises, dont aucune ne fait les fonctions de monnaie, et qui se mesurent l’une l’autre, autant que deux marchandises qui n’ont quelquefois aucune analogie entre elles, comme des esclaves et des fusils, peuvent se mesurer.
Si je me suis arrêté à combattre des expressions inexactes, c’est qu’elles m’ont semblé trop répandues ; qu’elles suffisent quelquefois pour établir des idées fausses ; que des idées fausses deviennent souvent la base d’un faux système, et que d’un faux système enfin, naissent les mauvaises opérations.
[I-483]
Les historiens les plus éclairés, lorsqu’ils évaluent en monnaie de notre temps les sommes dont il est fait mention dans l’histoire, se contentent de réduire en monnaie courante la quantité d’or ou d’argent indiquée par la somme ancienne.
Cela ne suffit pas. Nous savons bien par ce moyen ce que cette quantité d’or ou d’argent ancien vaudrait de notre temps, mais nous n’avons aucune idée de sa valeur au temps ancien. Il faut donc encore avoir égard à la variation survenue dans la valeur du métal lui-même.
Des exemples feront mieux sentir la chose.
Voltaire, dans son Essai sur l’histoire universelle [129] , dit que Charles V déclara que les fils de France auraient un apanage de 12 mille livres de rente ; que ces 12 mille livres n’en valent aujourd’hui qu’environ 100 mille ; et dans cette supposition, il remarque avec assez de raison que ce n’est pas une fort grande ressource pour les fils d’un roi.
Or voici le calcul sur lequel Voltaire a fondé son évaluation : il compte que le marc d’argent fin valait environ 6 livres du temps de Charles V ; 12 mille livres, sur ce pied, font 2 000 marcs d’argent, lesquels, au taux du moment où Voltaire écrivait, donnent en effet une somme de 100 mille livres environ. Mais deux mille marcs d’argent fin au temps de Charles V valent bien plus que deux mille marcs du temps de Louis XV.
Nous avons vu dans le précédent chapitre que depuis PhilippeAuguste, c’est-à-dire depuis l’année 1200 environ jusque vers l’année 1520 (ce qui comprend le règne de Charles V), le septier de blé, mesure de Paris, valait communément autant que la neuvième partie du marc d’argent.
Au moment où Voltaire écrivait, le marc d’argent pur valant environ 54 livres, et le prix commun du blé pouvant être de 24 livres le septier, le blé valait, à peu de chose près, autant que les quatre neuvièmes d’un marc d’argent. Il fallait donc, du temps de Voltaire, donner quatre fois plus d’argent pour la même quantité de blé et probablement pour la plupart des autres denrées. La même quantité d’argent valait donc quatre fois moins du temps de Voltaire, ou ce qui revient au même, quatre fois plus du temps de Charles V. Dès lors les 2 000 marcs d’argent qui formaient l’apanage des fils de France valaient autant que 8 000 de nos marcs, c’est-à-dire plus de 400 mille francs de nos jours.
Dès lors la réflexion de Voltaire sur la modicité de cet apanage devient moins applicable.
Raynal, qui a pourtant écrit sur des matières commerciales, commet la même erreur lorsqu’il évalue le revenu public sous le règne de Louis XII à 36 de nos millions, se fondant sur ce qu’il allait à 7 650 000 liv. à 17 livres le marc d’argent. On trouve à la vérité que cette somme contenait 695 454 marcs d’argent ; mais il ne fallait pas se borner à réduire ces marcs d’argent en livres au taux du jour. Ils valaient autant que quatre fois la même quantité d’argent aujourd’hui. Il fallait donc, avant de les réduire en livres actuelles, les multiplier par quatre, ou, ce qui revient au même, faire la multiplication après avoir fait la réduction ; d’après ce calcul, on aura une somme de 144 millions de nos livres pour le revenu public sous Louis XII.
Combien ne faut-il pas, à plus forte raison, se défier des évaluations faites par des historiens moins éclairés que Voltaire et Raynal ! Dans l’histoire ancienne de Rollin, dans l’histoire ecclésiastique de Fleury, on estime les talents, les mines, les sesterces, suivant l’évaluation qui en a été faite par quelques savants sous le ministère de Colbert. Or ces évaluations donnent, d’une manière déjà fort problématique, la quantité de métaux précieux contenue dans les sommes anciennes : première source d’erreurs ; la valeur de ces métaux précieux a varié considérablement depuis les temps anciens jusqu’à Colbert : seconde source d’erreurs ; la réduction qui en a été faite sous ce ministère était calculée sur le pied de 26 livres 10 sols par chaque marc d’argent, taux suivant lequel l’argent fin était alors reçu à la Monnaie ; or ce taux-là avait déjà subi une grande variation au temps où Rollin écrivait : troisième source d’erreurs ; enfin le même taux s’est fort élevé depuis Rollin, de manière qu’une livre nous présente maintenant l’idée de moins d’argent qu’elle n’en rappelait de son temps : quatrième source d’erreurs. De façon que quiconque lit à présent Rollin, et s’en rapporte aux évaluations qu’on y trouve, se forme les idées les plus fausses des revenus des anciens États, de leur commerce, de la paie de leurs soldats et de toute leur économie.
Je ne prétends pas qu’aucun historien puisse avoir des données assez sûres pour offrir à ses lecteurs une évaluation toujours juste de toutes ces choses ; mais je crois que pour s’écarter beaucoup moins de la vérité qu’on ne l’a fait jusqu’à présent dans la réduction des sommes des anciens, et même de celles du Moyen-âge, en sommes de notre monnaie actuelle, il faut, ainsi que cela se pratique, chercher d’abord à connaître, d’après les antiquaires, la quantité de métal d’argent ou d’or qu’elles exprimaient. Il faut ensuite, jusqu’au temps de Charles-Quint, c’est-à-dire jusque vers l’année 1520, multiplier cette quantité par 4, si c’est une quantité d’argent, et par 3, si c’est une quantité d’or, parce que la découverte des mines d’Amérique a fait baisser la valeur de l’argent dans la proportion de quatre à un environ, et celle de l’or dans la proportion de trois à un environ [130] . Il faut enfin réduire cette quantité d’or ou d’argent en monnaie courante au cours de l’époque où l’on se trouve.
Depuis l’année 1520, la valeur de l’argent a toujours décliné jusqu’à la fin du règne d’Henri IV, c’est-à-dire jusque vers les premières années du XVIIe siècle. Cette diminution de valeur peut être appréciée par l’augmentation du prix d’une même denrée, ainsi que je l’ai montré au chapitre précédent. Pour avoir une idée juste de la valeur du marc d’argent pendant cette époque, il faut l’augmenter d’autant moins que le prix des denrées, du blé si l’on veut, va en s’élevant, non pas nominativement, mais en métal.
Depuis le commencement du XVIIe siècle, comme il ne paraît pas que la valeur de l’argent ait sensiblement décliné (puisque pour le même poids d’argent fin on a pu acheter la même quantité de la plupart des denrées), après avoir réduit les sommes de cette époque en marcs d’argent, il ne faut leur faire subir aucune augmentation, et se contenter de les évaluer en monnaie courante actuelle, suivant le cours du jour pour le marc d’argent fin.
Ainsi, par exemple, on voit dans les Mémoires de Sully que ce ministre avait amassé dans les caves de la Bastille 36 millions de livres tournois pour servir aux grands desseins d’Henri IV contre la maison d’Autriche. Pour connaître la valeur actuelle de cette somme, il faut d’abord savoir ce qu’elle contenait d’argent fin. Vingt-deux livres tournois étaient alors l’expression en livres du marc d’argent ; 36 millions de livres faisaient donc 1 636 363 marcs 5 onces d’argent. Ce métal n’a pas sensiblement varié dans sa valeur depuis l’époque dont il est question : on achetait avec cette quantité de métal la même quantité de blé qu’on aurait aujourd’hui. Or, aujourd’hui, 1 636 363 marcs 5 onces, ou ce qui revient au même 399 588 018. 5. grammes d’argent fin frappés en monnaie, font 88 millions 797 mille 315 francs.
On n’accomplirait pas de nos jours de bien grands desseins avec cette somme ; mais il faut considérer que la guerre se fait bien différemment et qu’elle est beaucoup plus dispendieuse, non seulement de nom, mais de fait.
[I-491]
La même erreur qui a fait croire qu’on pouvait fixer la valeur d’un métal, a conduit à vouloir fixer la valeur relative des différents métaux qui ont en même temps servi de monnaie. On a dit : Une certaine quantité d’argent vaudra 24 livres et une certaine quantité d’or vaudra aussi 24 livres. De là une proportion fixe établie entre la valeur nominale de l’or et celle de l’argent.
Comme cette prétention est aussi vaine que l’autre, qu’est-il arrivé ? La valeur des deux métaux, toujours variable comparativement à toutes les denrées, a été de même variable dans les échanges faits de ces deux métaux entre eux. Avant la refonte des espèces d’or ordonnée par arrêt du 30 octobre 1785, les louis d’or se vendaient contre de l’argent 24 livres et quelques sols. On se gardait bien en conséquence de payer en monnaies d’or les obligations stipulées en livres : on aurait réellement payé 24 livres et 8 ou 10 sols pour chaque fois 24 livres contenue dans la somme stipulée.
Depuis la refonte de 1785 où l’on diminua d’un seizième la quantité d’or contenue dans le louis, il a valu à peu près autant que la quantité d’argent nommée 24 livres ; aussi a-t-on payé depuis cette époque plus indifféremment en or ou en argent. Les paiements en argent sont néanmoins restés plus communs, soit à cause des habitudes de la nation, soit parce que la monnaie d’or étant plus exposée aux entreprises des faussaires et des rogneurs que l’autre, celui qui reçoit dispute plus volontiers sur son poids et sa qualité.
En Angleterre une fixation différente a produit des effets contraires. En 1728 le cours naturel des échanges avait porté le prix en argent de la guinée à 21 shillings. C’était la proportion de 15,2 à 1 ; pour 1 once d’or, on donnait 15,2 onces d’argent. On fixa par une loi cette proportion ; c’est-à-dire qu’on prétendit fixer une proportion variable de sa nature. L’argent éprouva successivement plus de demandes que l’or : le goût de la vaisselle et des ustensiles d’argent se répandit ; le commerce de l’Inde prit un plus grand essor et emporta de l’argent de préférence à l’or, parce qu’en Orient il vaut plus relativement à l’or qu’en Europe ; finalement la valeur relative de ces deux métaux est devenue en Angleterre comme 14,5 environ est à 1. On achète dans le commerce une once d’or avec 14,5 onces d’argent. On sent dès lors que si l’on payait en argent les obligations stipulées en livres sterling, il faudrait donner en argent 15,2 là où l’on peut ne donner réellement qu’une valeur égale à 14,5 en payant en or. Aussi fait-on en Angleterre les paiements en or.
Par la même raison quand l’Hôtel des monnaies bat de la monnaie d’argent, cette monnaie est aussitôt achetée avec des guinées et fondue. En effet, quand l’Hôtel des monnaies donne une livre sterling en monnaie d’argent, cette quantité d’argent pèse 3 onces 17 pennies 10 grains, poids de Troy [131] . Or 3 onces 17 pennies 10 grains d’argent en lingots au titre légal, valent dans le commerce environ 1 livre sterling et 8 pence [132] . Il convient donc de retirer avec de l’or toute la monnaie d’argent neuve qu’on trouve, et de la fondre. On gagne à cette manœuvre à peu près 8 pence par livre sterling [133].
Aussi quand l’administration a l’imprudence de frapper de la monnaie d’argent, elle est sur-le-champ enlevée. On ne voit, dans la circulation en Angleterre, de monnaie d’argent que des shillings et des demi-shillings frappés dès avant le règne de George Ier, et tellement usés par le frottement, qu’en les fondant on ne trouverait plus le même profit que s’ils étaient entiers. Le frottement a rétabli entre l’or et l’argent à peu près la proportion fixée par le commerce.
Quelle conséquence doit-on tirer de tout cela ? C’est qu’il n’est pas possible dans la pratique d’assigner une valeur fixe à des marchandises dont la valeur est dans la réalité variable ; et qu’on doit laisser une once d’or, une once d’argent, chercher leurs différentes valeurs dans les échanges où les hommes jugent à propos de les employer.
Ce qui vient d’être dit de l’or et de l’argent peut être dit de l’argent et du cuivre, et en général de la valeur relative de tous les autres métaux. Il n’est pas plus sage de dire que la quantité de cuivre contenue dans 20 sols vaut autant que l’argent contenu dans une livre tournois, qu’il ne l’est de dire que la quantité d’argent contenue dans 24 livres tournois vaut autant que l’or contenu dans un louis.
Cependant la proportion fixée par la loi entre le cuivre et les métaux précieux n’a pas eu de très grands inconvénients, en ce que la loi n’a pas autorisé à payer indifféremment en cuivre ou en métaux précieux les sommes stipulées en livres tournois et en francs ; de manière que la seule monnaie reconnue pour les sommes qui surpassent la valeur des pièces d’argent, c’est l’argent ou l’or.
[I-496]
Ce que j’ai dit jusqu’à présent des monnaies peut, j’espère, faire pressentir ce qu’il faudrait qu’elles fussent.
L’extrême convenance des métaux précieux pour servir de monnaie les a fait préférer presque partout pour cet usage. Nulle autre matière n’y est plus propre ; ainsi nul changement à cet égard n’est désirable.
On en peut dire autant de la division des métaux précieux en portions égales et maniables. Il convient donc de les frapper comme on a fait jusqu’à présent chez la plupart des peuples civilisés, en pièces d’un poids et d’un titre pareils.
Il est au mieux qu’elles portent une empreinte qui soit la garantie de ce poids et de ce titre, et que la faculté de donner cette garantie et par conséquent de fabriquer les pièces de monnaies soit exclusivement réservée au gouvernement, car une multitude de manufacturiers qui les fabriqueraient concurremment n’offriraient point une garantie égale.
C’est ici que devrait s’arrêter l’action de l’autorité publique sur les monnaies.
La valeur d’un morceau d’argent est arbitraire et se règle de gré à gré dans les transactions qui se font entre les particuliers ou entre le gouvernement et les particuliers : pourquoi établirait-on d’avance cette valeur qui ne peut être qu’imaginaire, et dont on ne tiendra nul compte en se servant de la monnaie ? Pourquoi donnerait-on un nom à cette valeur imaginaire et fixe qu’il est impossible d’attacher à la monnaie ? Qu’est-ce qu’une piastre, un ducat, un florin, une livre sterling, une livre tournois ? Peut-on voir autre chose en tout cela que des morceaux d’or ou d’argent ayant un certain poids et un certain titre ? Si l’on ne peut y voir autre chose, pourquoi donnerait-on à ces lingots un autre nom que le leur, que celui qui désigne leur nature et leur poids ?
Une once d’argent, diton, vaut 6 livres tournois. Cette phrase n’a aucun autre sens que celui-ci : Une once d’argent vaut une once d’argent. Car quelle idée ai-je de la valeur de 6 livres tournois, autre que celle que me donne une once d’argent ? Le blé, le chocolat, la cire, prennent-ils un nom différent lorsqu’ils sont divisés suivant leur poids ? Une livre pesante de pain, de chocolat, de bougie, s’appelle-t-elle autrement qu’une livre de pain, de chocolat, de bougie ? Pourquoi donc n’appellerait-on pas une pièce d’argent du poids d’une once, par son véritable nom : pourquoi ne l’appellerait-on pas simplement une once d’argent ?
Cette légère rectification, qui semble consister dans un mot, dans un rien, est immense dans ses conséquences. Dès qu’on l’admet, il n’est plus possible de contracter en valeur nominale ; il faut, dans chaque marché, balancer une marchandise réelle contre une autre marchandise réelle, une certaine quantité d’argent contre une certaine quantité de grains, de viande ou d’étoffe. Si l’on prend un engagement à terme, il n’est plus possible d’en déguiser la violation ; si l’on s’engage à me payer tant d’onces d’argent fin, et si mon débiteur est solvable, je suis assuré de la quantité d’argent fin que je recevrai quand le terme sera venu.
Dès lors s’écroule tout le système monétaire ; système tellement compliqué, qu’il n’est jamais compris entièrement même de la plupart de ceux qui en font leur occupation habituelle ; système d’où découlent perpétuellement la mauvaise foi, l’injustice et la spoliation. Dès lors il devient impossible de faire une fausse opération sur les monnaies sans battre de la fausse monnaie ; de composer avec ses engagements sans faire une banqueroute. La fabrication des monnaies se trouve être la chose la plus simple : une branche de l’orfèvrerie.
Les poids dont on s’est servi jusqu’à l’introduction du système métrique en France, c’est-à-dire les onces, gros, grains, avaient l’avantage de présenter des quantités pondérantes, fixes depuis plusieurs siècles, et applicables à toutes les marchandises ; de manière qu’on ne pouvait changer l’once pour les métaux précieux, sans la changer pour le sucre, le miel, et toutes les denrées qui se mesurent au poids ; mais combien, sous ce rapport, les poids du nouveau système métrique n’ont-ils pas plus d’avantages encore ? Ils sont fondés sur une quantité donnée par la nature et qui ne peut varier tant que notre globe subsistera. Le gramme est le poids d’un centimètre cubique d’eau ; le centimètre est la centième partie du mètre, et le mètre est la dix-millionième partie de l’arc que forme la circonférence de la terre du pôle à l’équateur. On peut changer le nom de gramme, mais il n’est pas au pouvoir des hommes de changer la quantité pesante de ce qu’on entend actuellement par gramme ; et quiconque s’engagerait à payer, à une époque future, une quantité d’argent égale à cent grammes d’argent, ne pourrait, quelqu’opération arbitraire qui intervînt, payer moins d’argent sans violer sa promesse d’une manière évidente.
La facilité que le gouvernement peut donner pour l’exécution des échanges et des contrats où la marchandise-monnaie est employée, consiste à diviser le métal en différentes pièces, d’un ou de plusieurs grammes, d’un ou de plusieurs centigrammes, de manière que, sans balance, on puisse compter quinze, vingt, trente grammes d’or ou d’argent, selon les paiements qu’on veut faire.
Des expériences faites par l’Académie des Sciences prouvent que l’or et l’argent pur résistent moins au frottement que lorsqu’ils contiennent un peu d’alliage ; les monnayeurs disent, de plus, que pour les épurer complètement, il faudrait des manipulations très dispendieuses, qui renchériraient beaucoup la fabrication des monnaies. Qu’on mêle donc à l’or et à l’argent une certaine quantité d’alliage ; mais que cette quantité soit annoncée par l’empreinte qui ne doit être autre chose qu’une étiquette certifiant le poids et la qualité du métal.
On voit qu’il n’est ici aucunement question de francs, de décimes, de centimes. C’est qu’en effet de tels noms ne devraient point exister, attendu qu’ils ne sont le nom de rien. Nos lois veulent qu’on frappe des pièces d’un franc qui pèseront 5 grammes d’argent : elles devraient ordonner simplement qu’on frappât des pièces de 5 grammes.
Alors au lieu de faire un billet ou une lettre de change de 400 francs, par exemple, on les ferait de 2 000 grammes d’argent au titre de 9/10e de fin ; ou si l’on aimait mieux de 130 grammes d’or au titre de 9/10e de fin ; et rien ne serait plus facile à acquitter, car les pièces de monnaie, soit en or, soit en argent, seraient toutes des multiples ou des fractions de grammes au titre de 9/10e de métal fin mêlé avec 1/10e d’alliage.
Il faudrait, à la vérité, qu’une loi statuât que toute convention stipulant un certain nombre de grammes d’argent ou d’or, ne pourrait être soldée qu’en pièces frappées (à moins de stipulation contraire), afin que le débiteur ne pût s’acquitter avec des lingots qui auraient un peu moins de valeur que des pièces frappées. On sent que cette précaution n’est qu’un détail d’exécution, et que suivant les principes, une obligation devrait porter, outre l’énonciation de la matière et du titre, qu’elle est payable soit en lingots, soit en pièces empreintes du poinçon national. Cette loi ou cette ordonnance n’aurait d’autre but que d’éviter sur chaque acte l’énonciation de plusieurs clauses, qui dès lors seraient sous-entendues.
Le gouvernement ne frapperait les lingots des particuliers qu’autant qu’on lui paierait les frais et même les bénéfices de la fabrication, suivant les principes contenus au chap. IV de ce livre. Quant aux lingots que le gouvernement achèterait et frapperait pour son compte, la monnaie qui en proviendrait rembourserait les frais et paierait le bénéfice par la quantité supérieure de valeur qu’elle achèterait dans les échanges, ainsi que j’ai tâché de le prouver dans le même chapitre.
Rien n’empêcherait qu’à l’empreinte énonciative du poids et du titre, ne fussent joints tous les signes qu’on jugerait propres à prévenir la contrefaçon.
Je n’ai point parlé de proportion entre l’or et l’argent, et je n’avais nul besoin d’en parler. Ne me mêlant point d’énoncer leur valeur dans une dénomination particulière, les variations réciproques de cette valeur ne m’occupent pas plus que les variations de leur valeur relativement à toutes les autres marchandises. Il faut la laisser s’établir d’elle-même puisqu’on chercherait en vain à la fixer. Quant aux obligations, elles seraient payées suivant qu’elles auraient été contractées ; un engagement de donner cent grammes d’argent serait acquitté au moyen de cent grammes d’argent, à moins que d’un consentement mutuel, à l’époque du paiement, les parties contractantes ne préférassent de le solder avec un autre métal ou avec une autre marchandise, suivant une évaluation dont elles tomberaient d’accord [134] .
Il serait difficile de calculer le bien qui résulterait pour tous les genres d’industrie d’un arrangement si simple ; mais on peut s’en faire une idée par le mal qui est résulté d’un système contraire. Non seulement les fortunes ont souvent été bouleversées et les entreprises les plus utiles et les mieux conçues traversées ou détruites, mais des lésions de tous les instants ont lieu constamment presque partout contre les intérêts du public et des particuliers.
Une monnaie qui ne serait que de l’argent ou de l’or étiqueté, qui n’aurait point une valeur nominale autre que sa valeur réelle et qui par conséquent échapperait au caprice de toutes les lois, serait tellement avantageuse pour tout le monde et dans tous les genres de commerce, que je ne doute nullement qu’elle ne devînt courante même parmi les étrangers. La nation qui la frapperait deviendrait alors manufacturière de monnaie pour la consommation extérieure, et pourrait faire un fort bon bénéfice sur cette branche d’industrie. Nous voyons dans le Traité historique des monnaies de France de Le Blanc (Prolégomènes, pag. 4) qu’une certaine monnaie que fit battre Saint Louis et dont les pièces s’appelaient agnels d’or à cause de la figure d’un agneau qui y était empreinte, fut recherchée même des étrangers et qu’ils aimaient fort à contracter en cette monnaie, seulement parce qu’elle contint toujours la même quantité d’or depuis Saint Louis jusqu’à Charles VI.
En supposant que la nation qui ferait cette bonne affaire fût la France, je ne pense pas qu’aucun de ceux qui me font l’honneur de lire cet ouvrage regrettât de voir ainsi sortir notre numéraire, suivant l’expression de certaines gens qui n’entendent rien et ne veulent rien entendre à toutes ces matières. L’argent ou l’or monnayé ne s’en iraient certainement pas sans être bien payés, et avec eux la façon qu’on y aurait mise. Les fabriques et le commerce de bijouteries ne sont-ils pas considérés comme très lucratifs, bien qu’ils envoient de l’or et de l’argent ? La beauté des dessins et des formes ajoute à la vérité un grand prix aux métaux qu’ils expédient au-dehors : mais l’exactitude des essais et des pesées, et surtout la permanence des mêmes poids et des mêmes titres dans les monnaies, est un mérite encore plus rare et qui ne serait certainement pas moins apprécié.
Si l’on disait que pareil système a été suivi par Charlemagne qui a appelé livre une livre d’argent ; que cependant il n’a pas empêché la dégradation des monnaies et qu’on n’appelât dans la suite une livre ce qui ne pesait réellement que 96 grains, je répondrais :
1°. Qu’il n’y a jamais eu du temps de Charlemagne, ni depuis, des pièces d’argent d’une livre ; que la livre a toujours été une monnaie de compte, une mesure idéale. Les pièces d’argent étaient alors des sols d’argent ; et le sol n’est pas une fraction de la livre de poids.
2°. Aucune monnaie ne portait sur son empreinte le poids du métal dont elle était faite. Il nous reste dans les cabinets de médailles plusieurs pièces de monnaies du temps de Charlemagne. On n’y voit que le nom du prince et quelquefois celui des villes où la pièce avait été frappée, écrits en lettres grossièrement formées, ce qui est peu surprenant dans un royaume dont le monarque, tout protecteur des lettres qu’il était, ne savait pas écrire [135] .
3°. Les monnaies portaient encore moins le titre, ou le degré de fin du métal ; et ce fut la première cause de la dégradation ; car sous Philippe Ier, les sols d’argent formant une livre de compte pesaient bien encore une livre de poids, mais cette livre de poids était composée de 8 onces d’argent allié avec 4 onces de cuivre, au lieu de contenir, comme sous la seconde race, 12 onces d’argent fin, poids de la livre d’alors.
[I-509]
Les pièces de cuivre et celles de billon [136] ne sont pas proprement de la monnaie, puisqu’on n’est pas admis à payer avec ces pièces les obligations qu’on a contractées, mais seulement les appoints qui, à cause de leur petitesse, ne peuvent se solder avec de l’or ou de l’argent. L’or et l’argent sont les seuls métaux-monnaie chez presque tous les peuples commerçants. Les pièces de cuivre sont des espèces de billets de confiance, de signe, représentant une portion d’argent trop petite pour être frappée en monnaie.
Comme billets de confiance, le gouvernement qui les met en émission devrait toujours les échanger, à bureau ouvert, contre de l’argent, du moment qu’on lui en rapporte un nombre suffisant pour égaler une pièce d’argent. C’est le seul moyen de s’assurer qu’il n’en reste pas entre les mains du public au-delà des besoins de la circulation.
S’il en restait plus, les pièces de cuivre ne pouvant avoir les mêmes avantages pour leur possesseur que l’or ou l’argent qu’elles représentent, mais qu’elles ne valent pas, il chercherait à s’en défaire soit en les vendant à perte, soit en payant de préférence avec cette monnaie les menues denrées qui renchériraient en conséquence, soit enfin en plaçant les pièces de cuivre dans les paiements qu’il a à faire, en plus grande proportion que ne l’exigerait la nécessité des appoints.
Le gouvernement, qui est intéressé à ce qu’on ne les vende pas à perte, attendu qu’il disposerait moins avantageusement de celles qu’il met en émission, autorise ordinairement le dernier parti.
Au moment où j’écris, par exemple, on est autorisé chez nous à payer en monnaie de cuivre, 1/40e des sommes qu’on doit ; ce qui produit un effet pareil à une altération dans le titre des monnaies. Toute personne qui conclut un marché sait qu’elle est exposée à être payée dans la proportion de 1/40e en cuivre et de 39/40e en argent ; elle fait son marché en conséquence et demande un prix plus élevé que si cet alliage n’avait pas lieu.
Je ne prétends pas que chaque contractant fasse réellement et par chiffres un tel calcul ; je veux dire seulement que la quantité de cuivre qui entre dans les paiements influe sur la valeur courante de la monnaie d’argent, et que chaque personne qui contracte sait fort bien la valeur courante de l’argent monnayé. Il en est de cela comme du poids et du titre des monnaies d’argent : chaque vendeur, armé d’une balance et d’un creuset, ne s’arrête pas à les vérifier ; mais les gens qui font le commerce des matières d’or et d’argent, ou d’autres métiers analogues, sont perpétuellement occupés à comparer la valeur intrinsèque des monnaies avec leur valeur courante ; quand ces deux valeurs ne sont pas exactement les mêmes, la différence est pour eux une source de bénéfice ; et les opérations mêmes qu’ils font pour obtenir ce bénéfice tendent toujours à établir la valeur courante des monnaies au niveau de leur valeur réelle.
La quantité de cuivre qu’on est forcé de recevoir influe de même sur le change avec l’étranger. Une lettre de change, payable en francs à Paris, se vend certainement moins cher à Amsterdam, en raison de ce qu’une partie de sa valeur sera payée en cuivre ; de même qu’elle vaudrait moins si le franc contenait une moindre quantité d’argent fin et plus d’alliage.
Il faut pourtant remarquer que cette circonstance ne fait pas baisser la valeur de la monnaie en général autant que l’alliage : l’alliage n’a aucune valeur intrinsèque (on en a vu la raison page 219) ; tandis que la monnaie de cuivre qui entre pour un quarantième dans nos paiements, a une légère valeur intrinsèque, inférieure cependant au quarantième de la somme en argent, autrement on n’aurait pas été forcé de faire une ordonnance pour contraindre à la recevoir.
Si le gouvernement remboursait à bureau ouvert, en argent, les pièces de cuivre qu’on viendrait lui rapporter, il pourrait, presque sans inconvénient, leur donner extrêmement peu de valeur intrinsèque ; les besoins de la circulation en absorberaient toujours une fort grande quantité, et elles conserveraient leur valeur aussi complètement que si elles valaient la fraction de monnaie qu’elles représentent ; de même qu’un billet de banque qui n’a point de valeur intrinsèque, circule néanmoins, et même plusieurs années de suite, comme s’il valait intrinsèquement ce que porte sa valeur nominale. Cette opération lui vaudrait plus que la faculté de la faculté de compléter une partie de ses paiements en cuivre, et la valeur des monnaies n’en serait point altérée.
Il n’y aurait à craindre que les contrefacteurs qui seraient d’autant plus excités à leur infâme métier, qu’il y aurait plus de différence entre la valeur intrinsèque et la valeur courante. L’avantdernier roi de Sardaigne ayant voulu retirer une monnaie de billon que son père avait fabriquée dans des temps malheureux, en retira trois fois plus que le gouvernement n’en avait jamais fait. Le roi de Prusse éprouva une semblable perte et par une semblable cause, lorsqu’il fit retirer sous le nom emprunté du juif Éphraïm, le bas billon qu’il avait forcé les Saxons de recevoir, dans la détresse où l’avait réduit la guerre de sept ans [137] . C’est principalement dans les pays étrangers que s’opèrent ces contrefaçons. Les Anglais ont cherché à prévenir cet inconvénient en faisant fabriquer en 1799 des demi-deniers sterling (halfpence) avec un poinçon très beau et un soin tout particulier, perfection que les contrefacteurs ne peuvent pas facilement atteindre.
[I-515]
L’usure des pièces de monnaie, ou ce qu’on nomme en terme de l’art le frai, est proportionné à l’étendue de leur surface. Entre deux morceaux de métal de même poids, celui qui s’usera le moins, sera celui qui offrira le moins de surface au frottement.
La forme sphérique, la forme d’une boule, serait par conséquent celle qui s’userait le moins. Mais elle a été rejetée parce qu’elle est trop incommode.
Après cette forme-là, celle qui offre le moins de surface, est celle d’un cylindre qui serait aussi long que large ; cette forme serait également fort incommode ; on s’est donc en général arrêté à la forme d’un cylindre fort aplati. Mais il résulte de ce qui vient d’être dit, qu’il convient de l’aplatir aussi peu que possible, c’est-à-dire de faire les pièces de monnaie plutôt épaisses qu’étendues.
Quant à l’empreinte, voici quelles doivent être ses principales qualités.
La première de toutes est de constater le poids de la pièce et son titre. Il faut donc qu’elle soit très visible et très intelligible, afin que les plus ignorants puissent comprendre ce qu’elle signifie. Il faut de plus que l’empreinte s’oppose autant qu’il est possible à l’altération de la pièce ; c’est-à-dire qu’il convient que la circulation naturelle ou la friponnerie ne puissent pas altérer le poids de la pièce sans altérer son empreinte. Les demi-sous d’Angleterre portent, depuis peu d’années, un cordon pratiqué dans l’épaisseur de la tranche, qui n’occupe pas la totalité de l’épaisseur et ne déborde pas. Il n’est susceptible ni de s’user ni d’être rogné. Cette méthode sera infailliblement appliquée aux monnaies d’or et d’argent qui sont celles dont on est le plus intéressé à prévenir l’altération.
L’empreinte, quand elle est saillante, doit l’être peu, pour que les pièces se tiennent facilement empilées, et surtout pour être moins exposées à l’action du frottement. Par la même raison, les traits d’une empreinte saillante ne doivent pas être déliés : le frottement les emporterait trop aisément. On a essayé, dans ce but, de faire des empreintes en creux ; on a éprouvé qu’elles affaiblissaient les pièces qui se courbaient alors et se cassaient plus aisément. Mais peut-être a-t-on eu tort de renoncer à cette méthode, dont on aurait évité les inconvénients en faisant des pièces plus épaisses.
Les motifs pour donner en général aux pièces de monnaie le moins de surface possible, doivent engager à faire les pièces aussi grosses qu’on le peut sans incommodité ; car plus elles sont divisées, plus elles présentent de surface. Il ne faut fabriquer de petites pièces de métal précieux, que ce qui est absolument nécessaire pour les petits échanges et les appoints.
[I-518]
C’est une question de savoir par qui doit être supporté le frai des pièces de monnaie. Dans l’exacte justice, cette usure devrait être, comme en toute autre espèce de marchandise, supportée par celui qui s’est servi de la monnaie. Un homme qui revend un habit après l’avoir porté, le revend moins cher qu’il ne l’a acheté. Un homme qui vend un écu contre de la marchandise, devrait le vendre moins cher qu’il ne l’a acheté, c’est-à-dire recevoir en échange moins de marchandise qu’il n’en a donné.
Mais la portion de l’écu usée en passant par les mains d’un seul honnête homme, est si peu de chose, qu’il est presqu’impossible de l’évaluer. Ce n’est qu’après avoir circulé pendant plusieurs années, que son poids a sensiblement diminué, sans qu’on puisse dire précisément entre les mains de qui cette diminution a eu lieu. Je sais fort bien que chacun de ceux entre les mains de qui l’écu a passé, a supporté, sans s’en apercevoir, la dégradation occasionnée dans sa valeur échangeable par l’usure ; je sais que chaque jour l’écu a dû acheter un peu moins de marchandise ; je sais que cette diminution, insensible d’un jour à l’autre, le devient au bout d’un certain nombre d’années, et qu’une monnaie usée achète moins de marchandises qu’une monnaie neuve. Je crois en conséquence que si une espèce entière de pièces de monnaie se dégradait successivement, au point d’exiger une refonte, les possesseurs de ces pièces, au moment de la refonte, ne pourraient raisonnablement exiger que leur monnaie dégradée fût échangée contre une monnaie neuve, pièce pour pièce et troc pour troc. Leurs pièces ne devraient être prises même par le gouvernement que pour ce qu’elles valent réellement ; elles contiennent moins d’argent que dans leur origine ; mais aussi les ont-ils eues à meilleur compte, puisque, pour les avoir, ils n’ont donné qu’une quantité de marchandises inférieure à ce qu’ils auraient donné dans l’origine.
Telle est en effet la rigueur du principe. Mais deux considérations doivent empêcher de s’y tenir.
1°. Les pièces de monnaie ne sont pas une marchandise individuelle, si je peux ainsi m’exprimer. Leur valeur dans les échanges s’établit, non pas précisément sur le poids et la qualité des pièces actuellement offertes ; mais sur le poids et la qualité qu’on sait, par expérience, exister dans la monnaie du pays prise au hasard et par grandes masses. Un écu un peu plus ancien, un peu plus usé, passe sur le même pied qu’un plus entier ; l’un compense l’autre. Chaque année, les hôtels des monnaies frappent de nouvelles pièces qui contiennent tout le métal pur qu’elles doivent avoir ; et dans cet état de choses, la valeur de la monnaie n’éprouve pas, même au bout d’un grand nombre d’années, du moins pour cause d’usure, une diminution dans sa valeur.
C’est ce qui s’observe bien facilement au moment où j’écris, dans nos pièces de 12 et de 24 sols, qui, par la facilité qu’elles ont de passer concurremment avec les écus de six livres, conservent une valeur égale aux écus, quoique, dans la même somme nominale, il y ait environ un quart moins d’argent dans les pièces usées de 12 et 24 sols que dans les écus.
Dans cet état de choses, si l’on retirait de la circulation cette dernière monnaie, et qu’on ne la reçût que pour 9 et 18 sols, qui est tout au plus ce qu’elle vaut intrinsèquement, on les reprendrait aux possesseurs actuels sur un pied inférieur à celui auquel ils les ont eues dans les échanges ; car elles ont bien passé jusqu’au dernier moment pour 12 et 24 sols.
2°. L’empreinte, la façon de la pièce, sert précisément au même degré, jusqu’au dernier moment, quoique sur la fin elle soit à peine visible, ou même ne le soit plus du tout, comme sur les shillings d’Angleterre. Nous avons vu que la pièce de monnaie a une certaine valeur en raison de cette empreinte. Cette valeur a été reconnue jusqu’à l’échange qui l’a fait passer dans les mains du dernier possesseur ; celui-ci l’a reçue, par cette raison, à un taux un peu supérieur à celui d’un petit lingot du même poids. La valeur de la façon serait donc perdue pour lui seul, quoiqu’il soit peut-être la millionième personne entre les mains de qui la pièce ait passé.
Ces considérations me portent à croire que ce devrait être à la société toute entière, c’est-à-dire au Trésor public, à supporter dans ces cas-là la perte de l’usure et la perte de la façon ; c’est la société toute entière qui a usé la monnaie, et l’on ne peut faire supporter cette perte à chaque particulier, proportionnellement à l’avantage qu’il a retiré de la monnaie.
Ainsi l’on peut faire payer à tout homme qui porterait des lingots à l’hôtel des monnaies, pour y être façonnés, les frais de fabrication, et même, si l’on veut, les bénéfices du monopole ; il n’y a point là d’inconvénient : le monnayage élève la valeur de son lingot de tout le prix qu’il paie à la Monnaie ; et si cette façon ne l’élevait pas à ce point, il n’aurait garde de l’y porter. Mais en même temps je pense que l’hôtel des monnaies devrait changer une pièce vieille contre une pièce neuve, toutes les fois qu’il en serait requis. Ce qui n’empêcherait pas au surplus qu’on ne prît toutes les précautions possibles contre les rogneurs d’espèces. La Monnaie ne recevrait pas des pièces auxquelles il manquerait certaines portions de l’empreinte que l’usure naturelle ne doit pas enlever. La perte porterait alors sur le particulier assez négligent pour recevoir des pièces privées de signes faciles à reconnaître. La promptitude avec laquelle on aurait soin de reporter à l’hôtel des monnaies une pièce altérée, fournirait au ministère public des moyens de remonter plus aisément à la source des altérations frauduleuses.
Sous une administration diligente, la perte supportée par le Trésor public pour cette cause-là se réduirait à peu de chose, et le système général des monnaies, de même que le change avec l’étranger, en seraient sensiblement améliorés.
[II-1]
Trois circonstances principales sont à considérer dans une lettre de change.
1°. La monnaie qu’elle représente et avec laquelle on doit l’acquitter ;
2°. Le lieu où elle doit être payée ;
3°. L’époque où ce paiement doit avoir lieu, et qu’on nomme l’échéance.
Ce sont ces trois considérations réunies qui déterminent un commerçant à acheter une de ces obligations appelées lettres de change, après toutefois qu’il a jugé les obligés dignes de sa confiance.
Le prix que l’acheteur paie pour une lettre de change (qui est le signe représentatif d’une somme de monnaie) se règle de gré à gré comme le prix de toute autre marchandise.
Il est plus haut ou plus bas en proportion du plus ou du moins d’utilité dont la lettre de change est pour l’acheteur, du besoin qu’il en a, balancé avec la rareté ou l’abondance de la marchandise, c’est-à-dire avec la rareté ou l’abondance des obligations de même espèce qui peuvent être fournies.
Quand la lettre de change est payable dans l’étendue du pays même où l’on en fait l’acquisition, elle est ordinairement payable en la même monnaie dont on l’achète, c’est-à-dire en monnaie courante du pays. Le prix alors s’exprime par un tant pour cent de perte ou de gain pour le vendeur. Une lettre de change sur Lyon qui se vend à Paris à 1% de perte, est une lettre de change qui se paie 99 francs pour chaque centaine de francs qu’elle représente.
Quand elle est payable dans un pays étranger, et par conséquent en monnaie étrangère, le prix se règle suivant l’évaluation qu’on fait de gré à gré, d’une certaine portion de la monnaie étrangère en monnaie du pays.
C’est ce qu’on nomme le cours des changes.
À Paris le cours du change de Londres est à 24, lorsqu’on peut trouver à acheter une lettre de change payable à Londres en livres sterling au prix de 24 francs pour chaque livre sterling.
Le cours du change d’Amsterdam est à 56, lorsqu’on achète au prix de 3 francs pour 56 deniers de gros, une lettre de change payable à Amsterdam en florins dont chacun contient 40 deniers de gros. Il en est ainsi des autres.
On dit que le change est au pair quand la quantité d’argent fin contenu dans une des deux sommes est parfaitement égale à la quantité d’argent fin contenue dans l’autre.
C’est dans un ouvrage sur le commerce qu’il faut chercher des notions plus détaillées sur les lettres de change. Ici je ne dois donner que celles qui sont absolument nécessaires pour faire bien comprendre ce qui a rapport à leur nature et aux variations qui surviennent dans leur valeur.
Quelques personnes s’imaginent qu’il est possible de payer tout ce qu’on doit aux étrangers avec des lettres de change ; et en conséquence on a vu adopter ou provoquer des mesures pour favoriser cette prétendue manière de s’acquitter. C’était une pure folie. Une lettre de change n’a aucune valeur intrinsèque. On ne peut faire une traite sur l’étranger qu’autant qu’on y a envoyé une marchandise ayant une valeur réelle. On ne tire une lettre de change sur une ville qu’autant que la somme vous est due dans cette ville ; et la somme ne vous y est due qu’autant que vous y avez fait parvenir une valeur réelle équivalente. Ainsi les importations d’un État ne peuvent être soldées que par des exportations, et réciproquement. Les lettres de change ne sont que le signe de ce qui est dû. C’est-à-dire que les négociants d’un pays ne peuvent tirer des lettres de change sur ceux d’un autre pays que pour le montant des marchandises, l’or et l’argent compris, qu’ils y ont envoyées directement ou indirectement. Si un pays, la France par exemple, a envoyé dans un autre pays, comme l’Italie, des marchandises pour une valeur de dix millions, et que l’Italie nous en ait envoyé pour douze millions, nous pouvons nous acquitter jusqu’à concurrence de dix millions avec des lettres de change représentant la valeur de ce que nous avons envoyé ; mais nous ne saurions nous acquitter de la même manière des deux millions qui restent, à moins que ce ne soit en lettres de change sur un troisième pays, sur l’Allemagne par exemple, où nous avons envoyé des marchandises pour une valeur équivalente.
Il y a à la vérité des traites que les banquiers appellent papier de circulation, dont le montant ne représente aucune valeur réelle. Un négociant de Paris s’entend avec un négociant de Hambourg et fournit sur lui des lettres de change que ce dernier acquitte en vendant à son tour à Hambourg des lettres de change sur son correspondant de Paris ; comme ces effets sont à terme et que le terme influe sur le prix où l’on les place, c’est une manière assez coûteuse d’emprunter de l’argent sur sa signature ; mais le papier qui est fait en vertu de cette opération ne peut en aucune manière solder les dettes d’un pays envers un autre : les traites sont réciproques et se balancent mutuellement. Celles de Hambourg doivent égaler celles de Paris, puisqu’elles doivent servir à les payer ; les secondes détruisent les premières et le résultat est nul.
On voit qu’un pays n’a de moyen de s’acquitter envers un autre qu’en lui envoyant des valeurs réelles ou des marchandises (et sous cette dénomination je comprends toujours les métaux précieux) pour une valeur égale à celle qu’il en a reçue. S’il n’envoie pas directement des valeurs effectives en quantité suffisante pour solder ce qu’il a acheté, il les envoie à une troisième nation qui les fait passer à la première en produits de son industrie. Comment acquittons-nous les chanvres et les bois de construction que nous tirons de Russie ? En envoyant des vins, des eaux-de-vie, des étoffes de soie à Amsterdam, à Hambourg, qui à leur tour envoient en Russie des denrées coloniales et d’autres produits de leur commerce.
L’ambition ordinaire des gouvernements est que les métaux précieux entrent pour le plus possible dans les envois de marchandises faits par les étrangers, et pour le moins possible dans les envois qu’on fait aux étrangers. J’ai déjà eu occasion de remarquer, en parlant de ce qu’on nomme improprement balance du commerce, que s’il convient mieux au négociant du pays d’envoyer des métaux précieux dans l’étranger plutôt que toute autre marchandise, il est aussi de l’intérêt de l’État que ce négociant en envoie ; car l’État ne gagne et ne perd que par le canal de ses citoyens ; et, par rapport à l’étranger, ce qui convient le mieux au citoyen, convient par conséquent mieux à l’État [138] ; ainsi quand on met des entraves à l’exportation que les particuliers seraient tentés de faire de métaux précieux, on ne fait autre chose que les forcer à remplacer cet envoi par un autre moins profitable pour eux et pour l’État.
Le commerce habituel que deux nations entretiennent ensemble met constamment en circulation, chez l’une et chez l’autre, beaucoup de lettres de change tirées par l’une d’elles sur l’autre. Chaque négociant en offre pour le montant des marchandises qu’il a expédiées, ou en demande pour le montant de celles qu’il a fait venir. L’offre et la demande dépendant des envois faits ou reçus, est nécessairement variable. Si Marseille a envoyé à Livourne plus de marchandises qu’elle n’en a reçu de cette dernière ville, on trouvera à Marseille plus de personnes qui offriront des traites sur Livourne, qu’il n’y aura de personnes qui en demanderont. Le prix du papier sur l’Italie baissera donc jusqu’à ce que son prix s’écarte tellement du pair, qu’il convienne mieux de faire venir des marchandises de Livourne que de vendre des traites sur la même ville. Je m’explique :
Le papier sur Livourne est au pair à Marseille lorsque la quantité d’argent qu’on donne pour l’acheter est égale à celle qu’on donne à Livourne pour l’acquitter. Si l’abondance de ce papier à Marseille en fait tomber le prix de 10 ou 12% au-dessous du pair, on pourra s’y procurer au prix de 88 ou 90 onces d’argent, 100 onces d’argent payables à Livourne, et par conséquent on pourra acheter dans cette dernière ville une marchandise valant 100 onces d’argent, sans en débourser plus de 88 ou 90. De là des motifs de faire venir des marchandises d’Italie, ou bien l’argent lui-même dont on les achèterait ; motifs qui n’auraient pas existé avant la baisse du change, et qui tendent à élever les importations venant d’Italie au niveau des exportations faites pour ce pays.
Ce calcul ne tarde pas à rétablir le change, ou du moins à le rapprocher du pair ; car pour payer les marchandises achetées à Livourne, il faut se procurer du papier sur cette place, ce qui occasionne une demande plus forte à Marseille, et par conséquent une hausse dans le cours du change.
Je ne parle point des autres combinaisons du change qui sont toutes des développements de celles que j’ai indiquées et qui ne peuvent trouver place que dans un traité des changes, de même que des frais de commission et autres qui doivent entrer dans les calculs de ce genre ; il faut que je m’en tienne à ce qui peut faire saisir les rapports que cette branche particulière a avec le système économique des États.
[II-11]
Les fréquentes communications d’un petit pays avec les pays environnants y versent perpétuellement les monnaies frappées par tous ses voisins. Ce n’est pas que le petit pays n’ait sa monnaie dont le poids, dont le titre sont déterminés par ses lois ; mais la nécessité de recevoir souvent en paiement les pièces étrangères, au lieu des pièces nationales, force à donner aux premières un prix fixe qui exprime une certaine portion de monnaie nationale, et à les recevoir à ce taux dans les affaires courantes.
L’usage de ces monnaies étrangères est accompagné de plusieurs inconvénients : il y a une grande variété dans leur poids et dans leur qualité ; et la valeur que leur a donnée l’usage ne peut être si exactement balancée avec ce qu’elles contiennent de métal fin, que l’on n’éprouve quelqu’incertitude sur la véritable valeur de la somme qu’on recevra, quand on est exposé à la recevoir en pièces étrangères. Elles sont quelquefois très anciennes, très usées, très rognées, n’ayant pas toujours participé aux refontes opérées dans le pays qui les a mises en circulation ; et quoiqu’on ait tenu compte de ces circonstances dans la valeur courante qu’on leur donne, elles n’en forment pas moins une monnaie assez décriée, plus décriée même qu’elle ne mérite de l’être, surtout dans l’opinion des étrangers.
Les lettres de change tirées de l’étranger sur un tel pays, devant être payées avec cette monnaie devenue courante, se négocient en conséquence partout avec quelque désavantage ; et celles qui sont tirées sur l’étranger et par conséquent payables en monnaies dont la valeur est plus fixe et mieux connue, se paient en cette monnaie courante et dégradée, plus cher qu’elles ne se paieraient sans cela. C’est ce qu’on appelle avoir le change contre soi.
Or voici le remède imaginé par les petits États dont il est ici question :
Ils ont établi des banques où chaque négociant a déposé soit en monnaie de l’État bonne et valable, soit en lingots, soit en pièces étrangères qui y sont reçues comme lingots, une valeur quelconque exprimée en monnaie nationale ayant le titre et le poids voulus par la loi. La banque a en même temps ouvert un compte à chaque déposant, et a passé au crédit de ce compte la somme ainsi déposée. Lorsqu’un négociant a voulu ensuite faire un paiement, il a suffi de transporter le montant de la somme du compte d’un créancier de la banque à celui d’une autre personne. De cette façon les transports de valeurs ont pu se faire perpétuellement par un simple transfert sur les livres de la banque. Et remarquez qu’en toute cette opération, aucune monnaie n’étant transportée matériellement d’une main dans l’autre, la monnaie originairement déposée, la monnaie qui avait alors la valeur intrinsèque qu’elle devait avoir, la monnaie servant de gage à la créance qu’on transporte de l’un à l’autre, cette monnaie, dis-je, n’a pu subir aucune altération, soit par l’usure, soit par la friponnerie, soit même par la mobilité des lois.
La monnaie restée en circulation doit donc, lorsqu’elle est échangée contre la monnaie de banque, c’est-à-dire contre des inscriptions à la banque, perdre en proportion de la dégradation qu’elle a éprouvée par l’usure, par la rognure, ou de toute autre manière.
Que je possède aujourd’hui une inscription de mille florins à la banque d’Amsterdam, cette inscription vaudra et je pourrai la vendre 1 030 florins, espèces courantes, plus ou moins, suivant le cours du jour, parce qu’on suppose que les espèces courantes sont altérées de 3%. Que le gouvernement diminue la quantité d’argent fin contenu dans la monnaie courante, de 20 autres centièmes ou d’un cinquième, le cours s’établira à 123 florins courants pour 100 florins de banque, et mon inscription se vendra 1 230 florins courants, c’est-à-dire la même quantité d’argent fin sous une dénomination différente.
On conçoit que des lettres de change payables en une monnaie si sûre et si invariable, doivent mieux se négocier que d’autres ; aussi remarqueton, en général, que le cours des changes est plutôt favorable aux pays qui paient en monnaie de banque, et contraire à ceux qui n’ont à offrir en paiement que de la monnaie courante.
Le dépôt fait à la banque y reste perpétuellement. On perdrait trop à le retirer. En effet, on retirerait une monnaie bonne et entière, ayant sa pleine valeur originaire, et lorsqu’on viendrait à la donner en paiement, on ne la ferait plus passer que comme monnaie courante et dégradée ; car la pièce la plus neuve et la plus entière, jetée dans la circulation avec d’autres, se prend au compte et non pas au poids ; on ne peut pas dans les paiements la faire passer pour plus que les pièces courantes. Tirer de la monnaie de la banque pour la mettre en circulation, ce serait donc perdre gratuitement le surplus de valeur que la monnaie de banque a pardessus l’autre.
Tel est le but de l’établissement des banques de dépôts. Venise, Gênes, Amsterdam, Hambourg, Nuremberg en ont eu ; la plupart ont ajouté quelques opérations à celles qui découlaient de l’objet principal de leur institution ; mais ce n’est pas ici le lieu d’en parler.
Le bénéfice des banques de dépôt se tire d’un droit qu’on leur paie sur chaque transfert, et de quelques opérations compatibles avec leur institution, comme des prêts sur dépôts de lingots.
On voit qu’une des conditions essentielles à la fin qu’elles se proposent, est l’inviolabilité du dépôt qui leur est confié. À Amsterdam les quatre bourgmestres, ou officiers municipaux, en sont garants. Chaque année, à la fin de l’exercice de leurs fonctions, ils le remettent à leurs successeurs, qui, après l’avoir vérifié, en le comparant avec les registres de la banque, s’obligent sous serment à le remettre intact aux magistrats qui les remplaceront. Personne ne met en doute l’intégrité du dépôt ; le moindre soupçon à cet égard ébranlerait toutes les fortunes qui reposent sur ce gage. Parmi toutes les factions qui ont agité la république, jamais le parti vainqueur n’a accusé le parti renversé d’y avoir touché. En 1672, lorsque Louis XIV pénétra jusqu’à Utrecht, la banque fit ses paiements avec si peu d’embarras, qu’il ne fut pas possible de soupçonner la fidélité de l’administration. Plusieurs des pièces de monnaies qui virent le jour en cette circonstance, montraient encore les traces de l’incendie arrivé à l’hôtel de ville peu de temps après l’établissement de la banque, qui avait eu lieu en 1609.
On a mis en question si un pareil dépôt pourrait subsister dans un État où se rencontrerait une autorité politique sans responsabi lité et sans bornes ; c’est à l’opinion seule à décider une semblable question. Chacun à cet égard peut avoir la sienne mais nul n’est forcé de la dire.
[II-18]
Il y a d’autres banques fondées sur des principes tout différents. Cellesci émettent des billets ou promesses de payer à vue au porteur la quantité d’or ou d’argent stipulée dans le billet.
Le gage des billets qu’elles émettent existe dans leurs coffres, soit en or et en argent, soit en effets souscrits par divers particuliers. Quand ces particuliers sont solvables, leurs effets sont pour les billets un gage aussi bon que de l’argent ; car ils seront acquittés, soit avec de l’argent, soit avec des billets ; si en argent, ils fournissent les moyens de payer une égale quantité de billets ; si en billets, ils retirent de la circulation une quantité de billets égale à leur montant.
Quand les effets des particuliers sont à terme, ils ne peuvent à la vérité rembourser des billets payables à vue. Aussi les banques de circulation, quand elles sont bien conduites, n’escomptent-elles que des effets à très courtes échéances et gardent toujours en caisse une somme considérable en espèces ; un tiers, par exemple, ou même une moitié du montant de leurs billets en émission ; et encore malgré cette précaution sont-elles quelquefois embarrassées lorsqu’un défaut de confiance dans leur solvabilité, ou un événement quelconque précipitent les porteurs de billets à la caisse pour y recevoir leur remboursement. Il est arrivé à la banque de Londres en pareil cas de faire ramasser tout autant de petites pièces d’argent (six pence) qu’elle a pu en trouver, afin que la longueur excessive des paiements exécutés en petite monnaie lui laissât le temps d’attendre l’échéance d’une partie des effets qu’elle possédait. La Caisse d’escompte de Paris en 1788, dominée par le gouvernement d’alors, eut recours à des subterfuges qui ne valaient pas mieux.
Le bénéfice que font les banques de circulation est très considérable. La portion de leurs billets qui a pour gage des lettres de change, leur porte intérêt, car ces effets ont été achetés sous la déduction de l’escompte. Quant à la portion des billets qui a pour gage des espèces gardées en caisse, l’intérêt qu’elle rapporte n’est que l’intérêt des fonds qui existent dans la caisse ; ce n’est pas un bénéfice.
La Banque d’Angleterre et celle de France ne font des avances que sur des lettres de change, et n’accordent de crédits que jusqu’à concurrence des sommes laissées entre leurs mains. Elles se dédommagent de l’embarras de recevoir et de payer pour des particuliers, en faisant valoir les fonds que le mouvement des affaires laisse accidentellement entre leurs mains.
Ces deux banques se chargent en outre, moyennant une commission, du paiement des rentiers de l’État, et même font des avances à leurs gouvernements.
Ces diverses opérations augmentent leurs bénéfices, mais la dernière est totalement contraire à leur but, ainsi qu’on le verra dans le chapitre suivant. Les avances faites à l’ancien gouvernement de France par la Caisse d’escompte, et au gouvernement anglais par la Banque d’Angleterre, ont mis ces établissements dans la nécessité de solliciter des lois pour que leur papier eût un cours forcé, ce qui déplace entièrement leur fondement. Aussi la première de ces banques a croulé, et entre la première et la seconde, il n’y aura probablement de différence que dans la durée.
L’établissement de plusieurs banques qui émettent des billets de confiance vaut mieux que l’établissement d’une seule ; alors chaque établissement de ce genre cherche à mériter la faveur du public en lui offrant de meilleures conditions et des gages plus solides.
Les banques émettent leurs billets soit en prenant des lettres de change à l’escompte, c’est-à-dire en donnant leurs billets à vue et circulant comme de l’argent, en paiement d’effets à terme, et sous la déduction de l’intérêt : c’est ce que font la banque actuelle de France et toutes celles d’Angleterre ; soit en prêtant à intérêt à des personnes solvables : c’est ce que font les banques écossaises. Les négociants accrédités en tirent les sommes nécessaires à leur circulation courante ; de façon que chaque négociant peut engager la totalité de ses capitaux dans ses entreprises, et n’en point conserver pour subvenir au mouvement ordinaire de ses marchandises. Cette circulation peut se faire en dehors de ses capitaux, tandis que le négociant de Londres et de Paris ne peut la prendre qu’en dedans de ses capitaux occupés. Il faut qu’il s’arrange pour tenir constamment, soit à la banque, soit dans sa caisse, des sommes suffisantes pour faire face à ses paiements ; le négociant d’Édimbourg est déchargé de ce soin : il emploie tous ses fonds, assuré qu’il est que la banque paiera pour lui, s’il lui survient un paiement accidentel à faire.
Les billets de banque ou de confiance, payables à bureau ouvert et ayant cours de monnaie, exerçant une grande influence sur la richesse nationale et ayant donné naissance à de graves erreurs qui se retrouvent dans beaucoup d’ouvrages estimables d’ailleurs, j’ai cru devoir consacrer un chapitre particulier aux considérations dont ils sont l’objet. Je traiterai ensuite du papier-monnaie, dénomination exclusivement réservée pour les effets auxquels l’autorité publique donne un cours forcé, c’est-à-dire avec lesquels elle autorise le Trésor public et les particuliers à payer toute espèce d’engagements stipulés en monnaie.
[II-23]
Je rappelle avant tout que je n’entends parler ici que des billets auxquels la confiance seule donne cours, et qu’on peut aller réaliser en argent dès l’instant où l’on juge dangereux de les garder.
On conviendra qu’il n’est pas moins curieux qu’important de savoir si des billets, des papiers sans valeur intrinsèque, ajoutent quelque chose à la masse des richesses sociales ; et dans le cas où ils y ajoutent quelque chose, quel est le terme où s’arrête cet effet ; car s’il n’avait point de terme, on sent qu’il n’y aurait point de bornes aux richesses qu’un État pourrait acquérir en très peu de temps et au moyen de quelques rames de papier. Il faut mettre la solution de ces questions au nombre des plus belles démonstrations d’Adam Smith ; mais elles n’ont pas été entendues de tout le monde. Je vais faire mes efforts pour les rendre usuelles.
Les besoins de la société réclament une certaine quantité de chaque sorte de marchandise, quantité déterminée par l’état actuel d’avancement de la société. Les marchandises qui dans chaque genre excèdent ces besoins, ou ne se produisent pas, ou, quand elles se produisent, vont chercher ailleurs leur emploi.
Il en est de la monnaie comme de toutes les autres marchandises. Elle est un agent commode, et par conséquent employé dans tous les échanges ; mais le besoin qu’on en a dépend de l’étendue et de l’activité des échanges qui se font en chaque pays. Une fois qu’on a le numéraire suffisant pour opérer toutes les circulations de denrées qui sont à faire, le surplus n’arrive pas ; ou s’il arrive, il repart et cherche à se placer partout où son utilité se fait sentir davantage. Personne, ou presque personne, ne garde dans sa bourse ou dans sa caisse une somme supérieure aux besoins journaliers de son commerce ou de sa consommation [139] . Tout ce qui excède ces besoins est repoussé comme ne produisant ni utilité, ni intérêt ; et lorsque chacun est ainsi muni de la portion de numéraire que comportent ses affaires et sa fortune, la société entière en a tout ce qu’il lui en faut.
On peut s’en rapporter à l’intérêt personnel du soin de tirer le meilleur parti du numéraire qui excède les besoins de la circulation. Prétendre que l’État fait une perte de tout celui qui franchit ses frontières, c’est prétendre qu’un manufacturier s’appauvrit de tout l’argent qui sort de ses mains pour aller acheter les denrées ou les matières premières de son industrie ; c’est prétendre que les particuliers, dont après tout l’État se compose, font des cadeaux de toutes les sommes dont ils se séparent.
Qu’il nous suffise que le numéraire demeurant en circulation dans le pays est borné par les besoins de la circulation du pays.
Dans cet état de choses, si l’on trouve le moyen de remplacer les deux tiers du numéraire ou de la marchandise-monnaie par des billets, il est évident que, dès cet instant, il y a deux tiers de cette marchandise qui deviennent inutiles pour la circulation intérieure. Cette surabondance fait baisser sa valeur ; mais comme il n’y a point de raisons pour que sa valeur baisse dans d’autres lieux où l’on n’a point créé de billets de confiance, et où par conséquent il n’y a point de surabondance, la marchandise-monnaie se répand dans ces lieux-là ; elle cherche les endroits où elle vaut relativement davantage, où elle trouve à s’échanger contre une plus grande quantité de marchandises ; en d’autres termes, la monnaie s’écoule là où les marchandises sont à meilleur marché, et il revient une valeur en marchandises égale à celle qui est sortie en espèces.
La portion de la monnaie qui sort est prise sur cette partie seulement qui a une valeur au-dehors, c’est-à-dire la partie métallique. Mais ce qu’il y a de vraiment important à remarquer, c’est que le capital national est accru soit en argent, soit en toute autre marchandise, d’une valeur égale aux deux tiers du numéraire circulant. La nation dispose à son gré de cette valeur, précédemment occupée, et qui désormais est devenue libre, sans qu’on en éprouve la privation dans les fonctions qu’elle exerçait auparavant.
Quelque précieux que soit cet accroissement du capital national, il ne faut cependant pas se le représenter plus grand qu’il n’est réellement. J’ai supposé, pour simplifier, que les deux tiers du numéraire d’un pays pouvaient être remplacés par des billets de confiance ; mais cette proportion est énorme, surtout si l’on considère que des billets ne conservent leur valeur de monnaie que lorsqu’on peut sans peine les échanger, à chaque instant, contre de la monnaie. Je dis sans peine, à chaque instant, car autrement on préférerait de la monnaie, puisque celle-ci a, sans qu’on se donne aucune peine pour cela, et à tous les instants, valeur de monnaie. Or ces conditions supposent, non seulement qu’il y a toujours en caisse des valeurs, en effets ou en argent, suffisantes pour acquitter tous les billets qui peuvent se présenter, mais que la caisse est à portée du porteur de billets. Or dans un pays un peu vaste, et où les billets seraient répandus au point de former les deux tiers de la monnaie nécessaire aux transactions, il faudrait bien des caisses pour que chaque porteur de billets en trouvât toujours une à sa portée.
Néanmoins supposons la chose possible ; et, admettant que des billets de confiance peuvent remplacer les deux tiers du numéraire que réclame la circulation, cherchons quelle augmentation il en résulte dans le capital national.
Nul auteur de poids n’a évalué le numéraire nécessaire à la circulation à plus d’un cinquième des produits annuels ordinaires d’une nation, et suivant les calculs de quelques-uns, il ne va pas à un trentième ; c’est donc l’estimer au plus haut que de le porter au cinquième des produits annuels, et quant à moi, je crois cette évaluation fort au-dessus de la vérité. Admettons-la pourtant. Alors un pays qui aurait pour 15 millions de produits annuels, n’aurait besoin que de 3 millions de numéraire. En supposant donc que les deux tiers de ce numéraire, ou 2 millions, pussent être remplacés par des billets de confiance et mis de côté en accroissement du capital national, ils n’accroîtraient, une fois pour toutes, ce capital que d’une valeur égale aux deux quinzièmes des produits d’une année.
Les produits annuels seraient peut-être à leur tour évalués bien haut si on les portait au dixième de la valeur du capital productif national ; je les estime ainsi dans la supposition que les capitaux productifs rapportent, l’un dans l’autre, cinq pour cent, et l’industrie qu’ils tiennent en activité, autant. Si les billets de confiance ont fourni un secours égal aux deux quinzièmes du produit annuel, ils n’ont donc accru le capital national productif que de 1/75e, en évaluant ce secours au plus haut.
Quoique l’émission possible de billets de confiance procure comme on voit dans un pays passablement riche un accroissement de capital national fort inférieur à ce qu’on s’est plu à le représenter en mainte occasion, cet accroissement n’en est pas moins extrêmement précieux. À moins d’une production bien active comme en Angleterre, ou d’un esprit d’épargne bien général et bien soutenu, comme en Hollande, ce n’est jamais qu’une petite partie de ses revenus qu’une nation, même qui prospère, parvient à mettre en réserve, chaque année, pour l’ajouter à ses capitaux ; les nations stationnaires, comme on sait, n’ajoutent rien à leurs capitaux ; et celles qui déclinent en consomment tous les ans une partie.
Lorsqu’une banque répand plus de billets que ne le comportent les besoins de la circulation et la mesure de confiance qu’on lui accorde, ses billets reviennent continuellement se faire rembourser, et elle perd les frais qu’elle est obligée de faire pour ramener dans ses coffres un argent qui en sort sans cesse. Les banques d’Écosse, qui ont pourtant été si utiles, n’ayant pas toujours su se retenir dans un pas si glissant, ont été forcées, à de certaines époques, d’entretenir à Londres des agents dont tout l’emploi consistait à leur rassembler de l’argent qui leur coûtait jusqu’à 2% par opération, et qui s’évaporait en peu d’instants. La Banque d’Angleterre, dans des circonstances pareilles, était obligée d’acheter des lingots d’or, de les faire frapper en monnaie qu’on fondait à mesure qu’elle les donnait en paiement, à cause du haut prix qu’elle-même était obligée d’y mettre, pour subvenir à l’abondance des remboursements exigés d’elle. Elle perdait ainsi chaque année 2,5 à 3%, sur environ 850 mille livres sterling (plus de 20 millions de France) [140] . Je ne parle pas de ce qui est arrivé dernièrement à cette même banque, lorsque ses billets ont eu un cours forcé, et ont par conséquent tout à fait changé de nature.
Les billets mis en circulation par une banque, même par celle qui n’aurait point de fonds en propre, n’étant jamais donnés gratuitement, supposent toujours dans les coffres de cette banque une valeur équivalente, soit en espèces, soit en titres portant intérêt : cette dernière portion est la seule qui constitue véritablement la somme prêtée par la banque ; or cette portion ne doit jamais se composer de titres à longue échéance, car ils sont le gage d’un autre titre qui est entre les mains du public, et qui a la plus courte de toutes les échéances, puisqu’il est remboursable à vue. Pour qu’une banque fût perpétuellement à portée de faire face à ses engagements et méritât la confiance qu’elle réclame, il faudrait que les titres qui sont le gage de son papier fussent tous remboursables à vue ; mais puisqu’il lui est difficile d’avoir des effets solides portant intérêt, et remboursables à vue, il lui convient que ses titres soient au moins à la plus courte échéance possible ; et les banques conduites avec sagesse ne se sont jamais écartées de ce principe.
Il résulte de tout ce qui précède une conséquence fatale à bien des systèmes et à bien des projets ; c’est que les billets de confiance ne peuvent remplacer, et encore en partie, que cette portion du capital national qui fait office de monnaie, qui circule d’une poche dans une autre pour servir à l’échange des autres biens ; et qu’une banque de circulation ne saurait par conséquent fournir aux entreprises agricoles, manufacturières ou commerçantes, aucuns fonds pour construire des bâtiments et des usines, creuser des mines et des canaux, défricher des terres incultes, entreprendre des spéculations lointaines, aucuns fonds, en un mot, destinés à être employés comme capitaux engagés. La nature des billets de confiance est d’être perpétuellement exigible ; lorsque la totalité de leur valeur ne se trouve pas en argent dans les coffres de la banque, elle doit donc au moins s’y trouver en effets dont le terme soit très rapproché ; or une entreprise qui verse les fonds qu’elle emprunte dans un emploi d’où ils ne peuvent pas être dégagés à volonté, ne saurait fournir de tels engagements.
Rendons ceci plus sensible au moyen d’un exemple.
Je suppose qu’une banque de circulation prête à un propriétaire de terre cent mille francs hypothéqués sur sa terre. Le gage est de toute solidité. Le propriétaire fait construire avec ces fonds un bâtiment d’exploitation dont il a besoin ; pour cet effet il conclut un marché avec un entrepreneur de bâtiments, et lui paie les cent mille francs en billets de la banque. Supposé maintenant que l’entrepreneur, au bout de quelque temps, veuille toucher le montant des billets, la banque ne peut se servir du gage qu’elle a, pour les payer. Elle n’a pour gage de cette somme de billets qu’une obligation très solide à la vérité, mais qui n’est pas exigible.
J’observe que les obligations que possède une banque remplissent le but qu’elle en attend, soit que les payeurs qui les doivent les acquittent en argent, soit qu’ils les acquittent en billets, pourvu qu’elles soient à courte échéance. Dans le premier cas, la banque reçoit de quoi acquitter ses billets ; dans le second, elle est dispensée de les acquitter.
On comprend maintenant, j’espère, la raison pour laquelle mille projets de banques agricoles où l’on a prétendu pouvoir fonder des billets faisant office de monnaie sur de solides hypothèques territoriales, et d’autres projets de même nature, se sont toujours écroulés en peu de temps, avec plus ou moins de perte pour leurs actionnaires ou pour le public. La monnaie équivaut à un billet de toute solidité et payable à l’instant ; elle ne peut en conséquence être remplacée que par un billet non seulement d’une solidité parfaite, mais payable à vue ; et, de tels billets, la meilleure de toutes les hypothèques ne peut servir à les acquitter.
Par la même raison, les lettres de change, appelées improprement par les banquiers papier de circulation, ne sont pas un gage suffisant pour des billets de confiance. Ces lettres de change, lorsque leur échéance est venue, se paient avec d’autres lettres de change payables à une époque plus éloignée, et qu’on négocie en faisant le sacrifice de l’escompte. L’échéance de ces dernières arrivée, on les paie avec d’autres payables plus tard et qu’on négocie également, et ainsi de suite : on perd chaque fois le montant de l’escompte ou l’intérêt. C’est une manière d’emprunter ; manière coûteuse, car elle occasionne des frais de commission à chaque opération, indépendamment de l’intérêt payé. On sent qu’une semblable opération, lorsque c’est une banque qui prend ce papier à l’escompte, n’est qu’un moyen de lui emprunter à perpétuité, puisqu’on ne s’acquitte du premier emprunt qu’avec un second, et du second qu’avec un troisième, et ainsi de suite. L’inconvénient qui en résulte pour une banque, est de jeter dans la circulation une plus grande quantité de ses billets que n’en réclament les besoins de la circulation et l’état du crédit de la banque ; les billets ainsi empruntés ne servent pas à l’échange et au mouvement de valeurs réelles puisqu’il n’y en a point, dans ce cas-ci ; par conséquent ils reviennent sans cesse à la banque pour se faire rembourser. Aussi l’ancienne Caisse d’escompte de Paris, au temps où elle était bien administrée, se défendait autant qu’elle pouvait d’escompter du papier de circulation, de même que la Banque de France actuellement existante.
Le même inconvénient se présente lorsqu’une banque fait au gouvernement des avances perpétuelles ou même à long terme. C’est ce qui cause la détresse actuelle de la Banque d’Angleterre. Sa créance sur le gouvernement n’étant pas exigible, elle ne peut acquitter les billets qui ont servi à faire cette avance. Ses billets ne sont plus des billets de confiance ; ils ont un cours forcé. Le gouvernement ne pouvant lui fournir les moyens de les payer, l’en a dispensée.
J’ai dit que les billets de confiance payables à bureau ouvert, lorsqu’ils ne sont pas répandus au-delà de ce que l’état de la circulation en réclame, augmentaient véritablement les capitaux d’un pays, les augmentaient de toute la monnaie d’argent qu’ils étaient admis à remplacer. J’ai dit ensuite que les billets de confiance ne pouvaient remplacer qu’une portion du numéraire, de l’argent qui circule perpétuellement d’une main dans l’autre, sans pouvoir jamais fournir des capitaux qu’on puisse engager dans les entreprises industrielles. En voudrait-on conclure que l’augmentation de capital qui en résulte est purement illusoire, et que l’établissement d’une banque, l’émission de billets de confiance, n’offrent aucun secours réel au commerce ? On aurait tort.
L’argent laissé libre par l’introduction des billets de confiance est un capital véritable et susceptible de tous les emplois, même de ceux qui l’absorberaient pendant longtemps. Qui sont les capitalistes qui prêtent cette portion de capital ou qui en disposent eux-mêmes ? Tous ceux qui font usage des billets de confiance. Ils le prêtent, et c’est la banque, créatrice des billets, qui en retire les intérêts. Un léger développement le fera sentir. Un banquier est toujours obligé par le mouvement de ses affaires d’avoir en caisse une somme d’argent destinée aux paiements courants et aux dépenses imprévues. Qu’on évalue cette somme dont l’intérêt est constamment perdu, à dix mille francs. S’il survient des billets de confiance ayant cours de monnaie, le banquier garde cette somme en billets au lieu de la garder en écus ; il dispose de ses écus. Il en tire un intérêt sans doute, mais il perd précisément le même intérêt sur les dix mille francs de billets servant aux mouvements de sa caisse ; et cet intérêt c’est la banque qui en profite, puisqu’elle gagne un intérêt sur ses billets en émission. Elle n’a point cependant prêté à long terme ; elle ne le pouvait pas, par les raisons que nous avons vues ; mais elle a fourni au particulier une facilité pour le faire.
Tel est, si je ne me trompe, l’effet que produisent les banques de circulation et l’émission de leurs billets sur les richesses générales et particulières.
Smith représente l’effet de ces opérations par une image bizarre et ingénieuse. Le sol d’un vaste pays figure selon lui les capitaux qui s’y trouvent. Les terres cultivées sont les capitaux productifs ; les grandes routes sont l’agent de la circulation, la monnaie par le moyen de laquelle les produits se distribuent dans la société. Une grande machine est inventée qui transporte les produits du sol au travers des airs ; ce sont les billets de confiance. Dès lors on peut mettre en culture les grands chemins.
« Toutefois, poursuit Smith, le commerce et l’industrie d’une nation, ainsi suspendus sur les ailes icariennes des billets de banque, ne cheminent pas d’une manière si assurée, que sur le solide terrain de l’or et de l’argent. Outre les accidents auxquels les exposent l’imprudence ou la maladresse des directeurs d’une banque, il en est d’autres que toute l’habileté humaine ne saurait prévoir ni prévenir. Une guerre malheureuse, par exemple, qui ferait passer entre les mains de l’ennemi le capital et les trésors qui soutiennent le crédit des billets, occasionnerait une bien plus grande confusion que si la circulation du pays était fondée sur l’or et l’argent. L’instrument des échanges perdant alors toute sa valeur, les échanges ne pourraient plus être que des trocs difficiles. Tous les impôts acquittés jusque-là en billets, le prince ne trouverait plus rien dans ses coffres pour payer ses troupes ni pour remplir ses magasins. Un prince jaloux de défendre en tout temps avec avantage son territoire et sa puissance, doit donc se tenir en garde, non seulement contre cette multiplication démesurée de billets de confiance, qui devient ruineuse pour les banques et funeste au pays ; mais même contre une multiplication modérée en apparence, qui tendrait seulement à remplacer une grande partie de l’agent naturel des échanges dans ses États ».
La contrefaçon seule des billets peut porter le désordre dans les affaires de la banque la mieux établie. La contrefaçon est bien plus à craindre pour des billets que pour des espèces. Ils excitent davantage la cupidité des contrefacteurs. On gagne plus à élever à la valeur de monnaie une feuille de papier qu’un métal qui, quoique vil, a une certaine valeur intrinsèque, surtout s’il est couvert ou mélangé de quelque portion d’un métal plus précieux. peut-être aussi les appareils nécessaires à la contrefaçon des billets exposent-ils moins ses auteurs. Enfin la fausse monnaie ne saurait nuire à la valeur de la bonne qui en a une indépendante de cet événement ; tandis que l’opinion seule qu’il y a dans le public des billets si artistement contrefaits qu’on ne peut les distinguer des véritables, suffit pour faire refuser les uns et les autres. Aussi a-t-on vu des banques préférer de payer des billets qu’elles savaient être faux, plutôt que d’exposer les véritables à partager le discrédit des premiers.
Un des moyens d’empêcher la trop grande multiplication des billets est de défendre qu’on en fasse au-dessous d’une certaine somme ; de manière qu’ils puissent servir à la circulation des marchandises qui passent d’un négociant à un autre négociant, et qu’ils soient incommodes dans la circulation qui se fait du marchand au consommateur. Mais un gouvernement a-t-il le droit d’empêcher des établissements particuliers d’émettre de petits billets si le public veut bien les recevoir ? Doit-il violer en cela la liberté des transactions qu’il est appelé à défendre ? Sans doute, de même qu’il est autorisé à condamner la construction d’un édifice privé qui menacerait la sûreté publique.
[II-42]
J’ai réservé le nom de papier-monnaie proprement dit à des obligations que le souverain veut qu’on reçoive en paiement des ventes et des créances stipulées en monnaie.
Je dis obligations quoiqu’elles n’obligent pas le pouvoir qui les émet à un remboursement, du moins immédiat ; mais pour l’ordinaire elles contiennent la promesse d’un remboursement à vue qui ne s’effectue pas, ou d’un remboursement à terme dont on n’a aucune garantie, ou d’un remboursement en terres dont nous examinerons bientôt la valeur.
Une obligation, qu’elle soit souscrite par le gouvernement ou par des particuliers, n’est transformée en papier-monnaie que par l’autorité du gouvernement qui seul peut autoriser les débiteurs de monnaie à s’acquitter avec du papier. C’est le dernier terme de l’altération des monnaies ; c’est avoir ôté de la somme nominale, de la valeur imaginaire, nommée par exemple une livre, tout ce qu’il était possible de lui ôter d’argent fin, tout ce qu’il était possible de lui ôter de valeur réelle.
Il semblerait, d’après les principes établis plus haut, qu’une monnaie qui n’a aucune valeur comme marchandise, n’en devrait avoir aucune dans les conventions libres qui se font postérieurement à son émission. C’est bien aussi ce qui arrive tôt ou tard ; les billets de la banque improprement nommée Banque de Law, non plus que les assignats créés pendant la Révolution française, n’ont jamais été formellement abolis ; et cependant on ne parviendrait pas maintenant à faire passer pour un sol le plus gros de ces billets. Mais pourquoi ne sont-ils pas dès leur origine réduits ainsi à leur véritable valeur ?
Cela tient à plusieurs mesures d’adresse ou de violence dont l’effet subsiste toujours pendant quelque temps.
Et d’abord un papier avec lequel on peut payer ses dettes, tire de cette circonstance même une sorte de valeur. Dans les échanges libres qu’on en fait, on ne consentira pas à donner pour rien une monnaie sans valeur intrinsèque à la vérité, mais qui peut servir à mille personnes à s’acquitter d’une valeur réelle qu’elles doivent ; et cette faculté peut avoir un effet très prolongé, comme dans les baux à longs termes. Le papier-monnaie sert encore à acquitter une dette qui se renouvelle perpétuellement, c’est-à-dire les contributions publiques. Enfin on défend souvent sous les peines les plus graves l’usage de la monnaie métallique, ou même de toute autre espèce de monnaie. Le besoin absolu de monnaie dans une société civilisée donne alors au papier-monnaie une partie de la valeur que l’utilité de servir de monnaie ajoute, suivant ce que nous avons vu (Chap. 3) au métal lui-même. Enfin on ordonne aux producteurs de ne point refuser une telle quantité de denrées, en échange d’une telle quantité de papier-monnaie ; ce qui à la vérité fait cesser presque entièrement plusieurs sortes de productions, mais ce qui donne au papier-monnaie une valeur proportionnée à la valeur des produits déjà existants.
Les peuples qui ont été forcés de livrer des guerres sans avoir pu amasser d’avance les capitaux nécessaires pour les soutenir et sans avoir encore assez de crédit pour s’en procurer par la voie des emprunts, ont presque toujours eu recours au papier-monnaie ou à quelque chose d’équivalent.
Les Hollandais, pendant la guerre qu’ils soutinrent contre le roi d’Espagne pour assurer leur indépendance, firent de la monnaie de papier, de cuir et de beaucoup d’autres matières. Les ÉtatsUnis d’Amérique, dans une position semblable, se servirent aussi de papier-monnaie ; et celui au moyen duquel la République française a soutenu les principaux efforts de la coalition est célèbre sous le nom d’assignats qui lui fut donné.
Les motifs qui donnèrent lieu au papier-monnaie créé du temps de la Régence, ne furent pas si nobles. celui-ci n’eut pour objet que de fournir aux dépenses d’une cour dissolue, après un règne qui avait épuisé toutes les ressources.
C’est à tort que les maux causés par ce que nous appelons le système, sont mis sur le compte de Law. Cet homme n’avait pas de fausses notions des monnaies, ainsi qu’on peut le voir dans un écrit qu’il publia en Écosse, pour persuader au gouvernement de son pays d’établir une banque de circulation [141] . La banque qu’il forma en France en 1716 était fondée sur ces principes. Les billets qu’elle mit en circulation s’exprimaient ainsi :
« La banque promet de payer au porteur à vue… livres, en monnaie de même poids et au même titre que la monnaie de ce jour, valeur reçue, à Paris, etc. ».
La banque, qui n’était encore qu’une entreprise particulière, payait régulièrement ses billets chaque fois qu’ils lui étaient présentés. Ils n’étaient point encore un papier-monnaie. Les choses continuèrent sur ce pied jusqu’en 1719, et tout alla bien [142] . À cette époque le roi, ou plutôt le régent, remboursa les actionnaires, prit l’établissement entre ses mains, l’appela banque royale, et les billets furent ainsi conçus :
« La banque promet de payer au porteur, à vue… livres, en espèces d’argent, valeur reçue, à Paris, etc. ».
Ce changement, léger en apparence, était fondamental. Les premiers billets stipulaient une quantité fixe d’argent : celle qu’on connaissait au moment de la date, sous la dénomination d’une livre. Les seconds ne stipulant que des livres, admettaient toutes les variations qu’il plairait au pouvoir arbitraire d’introduire dans la valeur réelle de ce qu’il appellerait toujours du nom de livres. On nomma cela rendre le papier-monnaie fixe : c’était au contraire en faire une monnaie variable, et qui varia bien déplorablement. Law s’opposa avec force à ce changement. Les principes furent obligés de céder au pouvoir ; et les fautes du pouvoir, lorsqu’on en sentit les fatales conséquences, furent attribuées à la fausseté des principes.
Tous les auteurs français qui ont écrit vers cette époque, Melon, Savary, Dutot et autres, ne mettent pas en doute qu’un papier-monnaie ne soit excellent, pourvu qu’il n’excède pas nominativement la masse du numéraire existant dans le royaume, et ils sont fermement convaincus qu’une livre tournois est une valeur fixe et invariable, quelle que soit la quantité d’argent ou de toute autre marchandise, par quoi elle pourrait être représentée. « Je ne veux pas d’autres preuves, dit Steuart à ce sujet, de l’ignorance qu’on avait généralement en France sur ces matières, dans ce temps là. [143] » Le même auteur va jusqu’à dire que la véritable raison pour laquelle aucune banque n’a pu être établie en France, est que toute cette opération est encore un mystère pour les Français. Montesquieu croit que c’est parce que les banques sont incompatibles avec la monarchie pure. Ces deux opinions ne sont pas contradictoires.
Les assignats, créés dans le cours de la Révolution, valaient encore moins que le papier-monnaie de la régence. celui-ci promettait au moins un paiement en argent ; ce paiement aurait pu être considérablement réduit par l’altération des monnaies ; mais enfin si le gouvernement avait été plus mesuré dans l’émission de son papier monnaie et plus scrupuleux à tenir ses engagements, ce papier aurait pu être remboursé un peu plus tôt ou un peu plus tard ; tandis que les assignats ne donnaient aucun droit à un remboursement en argent, mais seulement à un achat de biens nationaux ; or on va voir ce que valait ce droit-là.
Les premiers assignats portaient qu’ils étaient payables, à vue, à la caisse de l’extraordinaire, où dans le fait ils n’étaient point payés. On les recevait à la vérité en paiement des domaines nationaux que les particuliers achetaient à l’enchère. Mais la valeur de ces domaines ne suffisait point pour déterminer celle des assignats, parce que leur prix nominal augmentait dans la même proportion que celui de l’assignat déclinait. Le gouvernement n’était pas même fâché que le prix des domaines s’élevât ; il y voyait un moyen de retirer une plus grande quantité d’assignats et par conséquent un moyen d’en émettre d’autres sans en augmenter la masse. Il ne sentait pas que ce n’était pas le prix des biens nationaux qui augmentait, mais bien celui des assignats qui diminuait ; et que plus celui-ci diminuait, plus il était forcé d’en émettre pour obtenir les mêmes denrées.
Les derniers assignats ne portaient plus qu’ils étaient payables à vue. À peine s’aperçut-on de ce changement ; car les derniers n’étaient pas moins payés que les précédents, qui ne l’étaient pas du tout. Mais le vice de leur institution s’en découvre mieux. En effet on lisait sur une feuille de papier : domaines nationaux, assignat de cent francs, etc. Or que voulaient dire ces mots cent francs ? De quelle valeur donnaient-ils l’idée ? De la quantité d’argent qu’auparavant on appelait cent francs ? Non puisqu’il était impossible de se procurer cette quantité d’argent avec un assignat de cent francs. Donnaient-ils l’idée d’une étendue de terre égale à celle qui aurait valu cent francs en argent ? Pas davantage, puisque cette quantité de terre ne pouvait pas plus être obtenue avec un assignat de cent francs, même des mains du gouvernement, qu’on ne pouvait obtenir cent francs d’espèces.
De façon que, tout discrédit à part, une somme en assignat ne présentait l’idée d’aucune valeur ; et le gouvernement aurait joui de toute la confiance qu’il n’avait pas, que les assignats ne pouvaient éviter de tomber à rien.
On sentit cette erreur dans la suite et lorsqu’il ne fut plus possible d’acheter la moindre denrée pour quelque somme en assignat qu’on en offrît. Alors on créa des mandats, c’est-à-dire un papier avec lequel on pouvait se faire délivrer, sans enchère, une certaine quantité de biens nationaux ; mais on s’y prit mal dans l’exécution, et d’ailleurs il était trop tard.
Certes, je suis loin de conseiller à aucun gouvernement d’émettre un papier-monnaie dont le cours ne peut jamais, ainsi que je l’ai dit, se soutenir qu’avec des moyens violents ; mais tout gouvernement qui voudrait commettre cette injustice, la commettrait du moins d’une façon raisonnable, en donnant comme papier-monnaie des promesses de payer à des époques déterminées, une certaine quantité déterminée d’une marchandise quelconque déterminée aussi : un certain poids d’argent fin par exemple. Un tel papier du moins n’éprouverait d’autre discrédit que celui qui résulterait de l’opinion qu’on se formerait de la moralité et de la solvabilité du gouvernement.
[II-53]
Un produit quelconque n’ayant pu être créé sans le concours d’un fonds de terre, d’un capital, et d’une industrie, ne peut exister qu’autant que sa valeur paie un profit à la terre, au capital et à l’industrie. Celle de ces sources de production qui n’y trouverait aucun profit, se refuserait à la production ; et comme le concours de toutes les trois est nécessaire, le produit n’existerait pas.
Des circonstances locales ou accidentelles que nous aurons lieu d’observer en détail dans le livre suivant, déterminent, en chaque lieu et en chaque temps, le taux suivant lequel se paient les services productifs de la terre, des capitaux et de l’industrie. Prenons, quant à présent, ce taux comme une quantité donnée. Le total de ces frais formera la valeur naturelle de chaque produit.
Ainsi la valeur naturelle du blé se compose :
1°. Des profits de la terre [144] où il aura poussé, pendant la durée de la production.
2°. Des profits du capital du propriétaire ou du fermier qui aura exploité cette terre, pendant la durée de la production également.
3°. Des salaires de toutes les personnes industrieuses qui auront concouru à cette production.
Pour connaître la valeur naturelle de la farine, il faut ajouter, au profit du capital qui a fertilisé la terre, les profits de celui du meunier, et les salaires de son industrie.
Pour connaître la valeur naturelle du pain, il faut ajouter aux profits déjà désignés, ceux du capital et de l’industrie du boulanger. Il en est ainsi de tous les autres produits.
Il y a quelques produits, en petit nombre, qu’on obtient sans payer aucun fermage ou revenu foncier, comme les poissons de mer.
Leur valeur naturelle ne se compose que des profits du capital du pêcheur et de son industrie. Le fonds d’où il tire sa matière première étant à l’usage de tout le monde, personne n’est obligé de payer pour cet usage.
Il y a même quelques produits dont la valeur naturelle se compose uniquement du salaire de l’industrie, qui suffit pour les obtenir ; mais ils sont si rares, qu’on en trouve difficilement des exemples. Smith parle de certains petits cailloux qui se ramassent sur les côtes d’Écosse et dont les couleurs présentent des effets assez agréables pour que les lapidaires puissent en tirer parti. Ces cailloux s’obtiennent au moyen seulement de la grossière industrie des pauvres gens qui les ramassent [145] . Et encore l’entretien de ces pauvres gens pendant la durée de leur travail exige-t-il un petit capital dont il faut bien que l’avance soit faite par eux, ou par ceux qui les emploient.
Quand je parle du taux naturel des profits des différents services productifs, j’entends leur taux naturel aux lieux où les terres, les capitaux et l’industrie sont employés, et ces lieux sont quelquefois très distants l’un de l’autre.
La valeur naturelle du thé, par exemple, se compose :
En premier lieu, du montant des profits de la terre, ou fermages, suivant le taux où ils sont à la Chine.
En second lieu, des profits ou de l’intérêt des capitaux chinois employés à la culture du thé, et des capitaux des négociants chinois qui l’apportent à Canton, suivant le taux de l’intérêt dans le même pays. À quoi il faut ajouter l’intérêt d’une portion des capitaux des compagnies européennes qui font ce commerce ; comme aussi celui des capitaux employés par nos marchands en gros et par nos détailleurs en cette partie, jusqu’au moment où le thé passe dans les mains du consommateur.
En troisième lieu, elle se compose du salaire des cultivateurs, négociants et ouvriers chinois ou européens par l’industrie desquels le thé a poussé, a subi plusieurs préparations, et enfin a été mis à portée de celui qui en fait usage.
Chaque fois qu’on prend une tasse de thé, se trouve détruite, en un instant, cette valeur qui, à dater du moment où le thé a été planté jusqu’à celui où il a été consommé, a mis deux années et plus à croître par les soins de plusieurs centaines de personnes.
La valeur naturelle d’une denrée, exprimée en monnaie, se nomme son prix naturel [146] .
Il faut soigneusement distinguer cette valeur naturelle d’un produit, de sa valeur échangeable. Sa valeur échangeable est la quantité de tout autre produit qu’on peut trouver à recevoir en échange ; ou (si l’on aime mieux n’avoir en vue qu’une seule sorte de produit) de la quantité de monnaie qu’on peut trouver à recevoir en échange et qu’on appelle son prix courant.
Quand on parle du prix d’une chose, sans autre désignation, on entend par là son prix courant et non son prix naturel.
Le prix s’établit en raison du rapport qui se trouve entre la quantité de la marchandise qui est à échanger ou à vendre, et la quantité de cette même marchandise qu’on est disposé à acheter. Plus la marchandise est abondante relativement à la demande qu’on en fait, et plus son prix baisse ; plus la demande est forte relativement à la quantité de marchandise qui se trouve dans la circulation, et plus son prix s’élève. Ces vérités sont triviales.
Une variation dans les quantités offertes et demandées ne fait pas changer le prix, pourvu que la variation soit égale des deux côtés. C’est le rapport des deux quantités qui détermine le prix ; quand le rapport demeure le même, le prix demeure le même. C’est ce qui fait qu’on trouve dans la circulation d’énormes quantités de certaines marchandises, sans que leur prix soit avili. La demande qu’on en fait est énorme aussi.
Quand la quantité d’une chose surpasse la demande qu’on en peut faire, quelque étendue qu’elle soit, la chose n’a aucun prix. C’est le cas de l’eau, nécessaire à tout le monde et sans valeur pour personne. Mais dans un vaisseau, où le besoin d’eau douce peut aller fort au-delà de la quantité qu’on en a, son prix peut monter très haut.
Quand l’étendue de la demande surpasse toute possibilité de production, il n’y a plus aucune base pour raisonner sur le prix des choses. Un particulier annonça il y a quelques années en Angleterre, qu’il donnerait mille guinées à quiconque lui apporterait une ligne nouvelle de Stern [147] . Quelqu’excellents que soient les écrits de cet auteur, ils sont loin de valoir ce prix là, puisqu’à ce compte, ils vaudraient plus que le royaume d’Angleterre lui-même. Un tel marché n’offrirait quelqu’indication de la valeur des ouvrages de Stern, et de l’or dont on veut bien les payer, qu’autant qu’il serait un marché courant, et que quiconque aurait une ligne nouvelle de Stern, fût assuré d’en trouver mille guinées ou à peu près ; ce qui n’est pas. Ce cas-ci, et tous les cas qui ont quelqu’analogie avec celui-ci, sont donc des exceptions. Ils n’indiquent pas l’avilissement de la denrée dont on offre avec profusion ; ils indiquent seulement qu’elle est fort inégalement répartie ; qu’elle se trouve en de certaines mains beaucoup plus abondamment qu’il n’est nécessaire, non seulement pour satisfaire aux besoins de ses possesseurs, mais même à leurs caprices.
Le prix courant d’une marchandise tend toujours à se mettre au niveau de son prix naturel. Car lorsqu’il s’élève au-dessus du prix naturel, la production de cette marchandise, mieux payée que les autres productions, attire de ce côté des terres, des capitaux, de l’industrie ; la quantité offerte augmente relativement à la quantité demandée, et le prix baisse.
D’un autre côté, quand le prix courant tombe au-dessous du prix naturel, du prix nécessaire pour payer les services productifs, celui ou ceux de ces services qui ne se trouvent pas payés suffisamment, se retirent ; la production cesse, et la quantité offerte devenant moins grande par rapport à la quantité demandée, le prix se relève jusqu’à ce qu’il atteigne un taux où il puisse payer convenablement les services productifs.
Si le prix courant des toiles, par exemple, tombait au-dessous de leur prix naturel, il en résulterait soit que le prix du lin ne paierait plus un revenu foncier égal au taux commun ; soit que les capitaux employés à cette culture, ou à la fabrication de la toile, ne rendraient plus un intérêt ordinaire ; soit enfin que les personnes, ou partie des personnes qui concourent à la production des toiles, ne recevraient pas un salaire suffisant.
Celui de ces producteurs qui ne se trouverait pas payé, se consacrerait à une autre production ; l’agriculteur sèmerait autre chose que du lin ; le capitaliste et l’homme industrieux placeraient, le premier ses fonds, le second son travail, dans un autre genre de fabrication, et il ne se ferait plus de toiles jusqu’à ce que le prix courant remontât au niveau du prix naturel.
C’est par cette raison qu’il y a des forêts, des mines, des branches d’industrie, non exploitées. Elles sont abandonnées du moment que le prix courant des bois, des métaux, etc., est tenu, par une cause quelconque, au-dessous de leur prix naturel. Ce défaut d’exploitation, dans l’état actuel des choses, n’est point une perte pour l’État ; il y en aurait une au contraire à exploiter ces sources de richesses ; car elles sont une preuve que les capitaux et l’industrie que possède la nation sont employés plus utilement d’un autre côté. Mais si par une circonstance heureuse, par un emploi mieux entendu de l’industrie et de l’argent, les frais de production venaient à baisser, si un chemin, un canal venaient prendre à leur origine les bois, les minéraux par exemple, qui demeurent sans emploi, alors les propriétaires fonciers, les capitalistes et les industrieux, pourraient trouver chacun un profit à cette exploitation, et l’État avec eux.
[II-63]
Ces mots, marchandise en circulation, quantité demandée, qui sont le fondement du prix courant des choses, n’ont pas toujours été bien compris.
À les prendre selon leur sens rigoureux, une marchandise ne serait en circulation qu’au moment même où elle passe des mains du vendeur à celles de l’acheteur. Ce temps-là est souvent un instant, et dans tous les cas, quel que soit le trajet que fasse la marchandise, il peut être considéré comme instantané. Il ne change rien aux conditions de l’échange puisqu’il est postérieur au moment où le marché s’est conclu. Ce n’est qu’un détail d’exécution.
Ce qu’il y a d’important pour la conclusion du marché, pour la fixation du prix, c’est la disposition où le possesseur de la chose est de l’échanger, ou, si l’on veut, de la vendre. Le mouvement matériel de la marchandise n’est rien pour nous. Le mouvement moral, celui qui ne se passe que dans l’esprit des contractants, est tout. Une marchandise donc est dans la circulation, toutes les fois qu’elle cherche un acheteur ; et elle cherche un acheteur, souvent même avec beaucoup d’activité, sans changer de place. Elle n’en est pas moins dans la circulation.
Ainsi toutes les denrées qui garnissent les magasins de vente et les boutiques sont dans la circulation.
Ainsi quand je parlerai de terres, de rentes, de maisons qui sont en circulation, cette expression n’aura rien qui doive surprendre. Une certaine industrie même peut être dans la circulation et telle autre n’y être pas, ainsi qu’on le verra plus tard, quand l’une cherche son emploi et que l’autre l’a trouvé.
Par la même raison une chose sort de la circulation du moment qu’elle est placée, soit pour être consommée, soit pour être emportée autre part, soit enfin lorsqu’elle est détruite par accident. Elle en sort de même quand son possesseur change de résolution et l’en retire, ou lorsqu’il la tient à un prix qui équivaut à un refus de vendre.
Or il n’y a que la portion de marchandise qui est en circulation, suivant l’explication qu’on vient de voir, il n’y a que cette portion, dis-je, qui exerce quelqu’influence sur son prix. La portion qui n’existe pas encore, la portion qui est réservée soit pour la consommation, soit pour tout autre usage que la vente ou l’échange, est, relativement au prix, comme si elle n’existait pas.
Il est impossible de partager l’opinion de Montesquieu quand il dit que le prix des choses dépend du rapport qu’il y a entre le total des denrées et le total des monnaies [148] . Il se fonde sur ce qu’une chose qui n’est pas dans la circulation aujourd’hui, peut y être demain. Mais, en premier lieu, le fait est contraire à cette proposition. Il y a des denrées encore existantes consacrées à la consommation et qui ne peuvent rentrer dans la circulation ; il y en a d’autres faisant office de capital, et qui sont tellement engagées dans l’acte de la production, qu’elles ne sauraient rentrer, du moins prochainement, dans la circulation.
En second lieu, qui ne voit que les prix ne peuvent pas plus être réglés par ce qui n’est pas actuellement dans la circulation que par ce qui n’est pas actuellement produit ? Si les prix se réglaient, non d’après ce qui est actuellement dans la circulation mais d’après ce qui peut y entrer, ils se régleraient aussi, non d’après ce qui est actuellement produit, mais d’après ce qui peut se produire, c’est-à-dire d’après une quantité indéfinie, ce qui est absurde.
Lorsqu’on a lieu de s’attendre qu’une grande quantité d’une même denrée sera mise ou ôtée de la circulation, je sais bien que cette attente influe d’avance sur son prix. Quand la saison annonce une récolte de vin abondante, le vin baisse. Mais des variations de ce genre sont fondées sur des présomptions, sur des motifs d’opinion, dont l’influence incontestable ne peut être appréciée que par d’autres présomptions. L’espérance, la crainte, la malice, l’envie d’obliger, toutes les passions et toutes les vertus peuvent influer sur les prix qu’on donne ou qu’on reçoit. Ce n’est que par une estimation purement morale qu’on peut apprécier les dérangements qui en résultent dans les calculs positifs, les seuls qui nous occupent en ce moment.
Il y a plus. Ce n’est pas même la quantité d’argent ou de denrées en circulation qui existent dans le monde ou dans tout un pays, qui y détermine le prix des denrées : c’est la quantité en circulation dans l’endroit où l’on passe le marché. L’argent ou les denrées des autres lieux n’y ont qu’une influence qui va en décroissant à mesure que ces lieux sont plus éloignés, ou qu’il y a plus de difficultés pour en faire arriver l’argent ou les marchandises. Quand une forte quantité de riz, à la suite d’une bonne récolte, est jetée dans la circulation au Bengale, le prix du riz ne baisse pas sensiblement en Europe. Souvent l’abondance du blé et son bas prix dans une de nos provinces n’influent même que faiblement et lentement sur le prix de cette marchandise dans une autre province. Cette influence est bien plus faible encore quand il se trouve des entraves aux transports de pays à pays et de province à province.
Il en est de même de l’étendue de la demande. Ce n’est point le besoin vague qu’on a d’une denrée, besoin auquel on ne pourrait assigner aucune borne, qui forme l’étendue de la demande. C’est la quantité d’une marchandise qu’on est disposé à acheter, comme la quantité en circulation est celle qu’on est disposé à vendre. Il n’y a même de demande réelle que celle qui est faite par ceux qui ont, avec l’intention, les moyens de payer le prix courant. Quand tous les décroteurs d’une grande ville demanderaient un carrosse à six chevaux pour chacun d’eux, cela ne ferait pas monter d’une obole le prix des chevaux ni celui des carrosses.
[II-69]
La demande des produits utiles ou agréables n’aurait, on le sent bien, point de bornes, si l’on pouvait les obtenir sans les payer au moins suivant leur prix naturel. Mais le prix naturel au-dessous duquel nous avons vu que le prix courant ne saurait tomber, excède les facultés d’un nombre de demandeurs qui sont par cela seul mis hors de toute concurrence.
Pendant un hiver rigoureux, je suppose qu’on trouve le moyen de fabriquer des manteaux dont le prix naturel n’excède pas 50 francs. La concurrence des manufacturiers empêche que le prix courant ne soit, dans cette circonstance, porté au-delà du prix naturel. Bien que tout le monde puisse avoir besoin de ces manteaux, tout le monde n’a pas les moyens de se les procurer. Il faut posséder assez de produits pour pouvoir en consacrer pour la valeur de 50 francs à cet usage. En d’autres termes, il faut être assez riche pour pouvoir acheter un manteau de 50 francs. Et remarquez qu’il ne suffit pas pour cela d’avoir 50 fr. : il faut avoir 50 francs au-delà de la somme qu’on juge devoir consacrer à d’autres besoins encore plus urgents.
On sent qu’il y a par cette raison une portion de la société à qui la possibilité d’avoir un manteau est interdite ; une portion qui loin d’avoir quelque surplus après avoir satisfait d’autres besoins plus indispensables, n’a pas même de quoi satisfaire la totalité de ces derniers. Cette portion est d’autant plus grande que la nation est moins riche. Elle ne se présente pas pour acheter, et l’autre portion de la société forme seule la classe des demandeurs de manteaux.
Ainsi le prix naturel, le prix le plus bas auquel les manteaux puissent être fournis, détermine le nombre des demandeurs, ou en d’autres termes, l’étendue de la demande.
Et comme les richesses des particuliers, comparées entre elles, montent par degrés insensibles des plus pauvres aux plus riches, si le prix des manteaux baisse, il se trouvera à la portée de quelques personnes de plus, et s’il hausse, il se trouvera à la portée de quelques personnes de moins. Qu’une circonstance heureuse, un mécanisme ingénieux dans leur fabrication ou une suppression d’impôt, par exemple, permette de les donner pour 40 francs, la classe des demandeurs s’augmentera de tous ceux qui pouvaient y mettre de 40 à 50 francs sans pouvoir atteindre cette dernière somme ; mais si leur prix s’élève au-dessus de 60 francs, la classe des demandeurs diminuera de tous ceux qui pouvaient y mettre de 50 à 60 fr. et non davantage.
Or ce qui se passe à l’égard des manteaux a lieu dans tous les cas où il y a vente et achat. C’est toujours le même effet plus ou moins compliqué par des circonstances accessoires. Par exemple la denrée peut ne pas former un tout indivisible. Si c’est du café, le consommateur qui en trouve le prix trop élevé, peut n’être pas forcé de renoncer entièrement aux douceurs de cette boisson ; l’augmentation du prix sera cause qu’il n’en prendra qu’une partie de sa provision accoutumée ; alors il faut le considérer comme formant deux individus : l’un disposé à payer le prix demandé, l’autre se désistant de sa demande. Le principe demeure le même et s’exprime en ces termes : La concurrence des producteurs réduit le prix courant au niveau du prix naturel, et le prix naturel détermine l’étendue des demandes qui sont faites de chaque produit.
Dans les spéculations commerciales, l’acheteur n’achetant pas pour sa propre consommation, proportionne ses achats à ce qu’il espère de pouvoir vendre ; or la quantité de marchandises qu’il pourra vendre, étant proportionnée au prix où il pourra l’établir, il en achètera d’autant moins que le prix en sera plus élevé et d’autant plus qu’il le sera moins. On peut le considérer comme le représentant du consommateur.
La consommation de chaque denrée ressemble à une pyramide dont la largeur représente le nombre des consommateurs ou l’étendue de la demande, et dont la hauteur représente le prix de la denrée. Plus ce prix s’élève et moindre est la largeur, c’est-à-dire la demande. Il arrive quelquefois que le prix naturel de certaines marchandises s’élève au-dessus du sommet de la pyramide, c’est-à-dire à une hauteur où il n’y a plus de demande. Alors ces marchandises ne sont point produites.
Dans un pays pauvre, des choses d’une utilité bien commune et d’un prix peu élevé excèdent souvent les facultés d’une grande partie du peuple. Il y a des pays où les souliers, quoique peu chers, sont au-dessus de la portée de la plupart des habitants. Le prix de cette denrée ne baisse pas au niveau des facultés du peuple, parce que ce niveau est au-dessous de son prix naturel. Mais des souliers n’étant pas à la rigueur indispensables pour vivre, les gens qui sont hors d’état de s’en procurer, portent des sabots, ou bien vont les pieds nus. Quand malheureusement cela arrive pour une denrée de première nécessité, une partie de la population périt, ou tout au moins cesse de se renouveler.
Quant à l’utilité d’un produit elle est déterminée non seulement par la nature de l’homme, mais encore par le climat, le tempérament, les habitudes des nations. Une peau d’ours et un renne sont des choses de première nécessité pour un Lapon ; tandis que le nom même en est inconnu au lazzarone de Naples, qui peut se passer de tout au monde, pourvu qu’il ait du macaroni. De même des cours de judicature dans notre Europe sont considérées comme un des plus forts liens du corps social et l’un des meilleurs garants de la liberté civile, tandis que les habitants indigènes de l’Amérique, les Tartares, les Arabes s’en passent fort bien. Nous ne considérons ici ces besoins que comme des quantités données, sans en approfondir les causes.
Nous nous occuperons encore moins des causes purement politiques qui font qu’un produit est payé au-delà de son utilité réelle. Il en est de cela comme du vol et de la spoliation qui jouent un rôle dans la distribution des richesses, mais qui rentrent dans le domaine de la législation criminelle. Ainsi l’administration publique qui est un travail dont le produit se consomme à mesure par les administrés, peut être trop chèrement payée quand l’usurpation et la tyrannie s’en emparent, et forcent les peuples de contribuer d’une somme plus forte qu’il ne serait nécessaire pour entretenir une bonne administration. C’est à la science politique à enseigner les moyens de prévenir ce malheur.
De même, quoique ce soit à la science morale, à la science de l’homme moral à enseigner les moyens de s’assurer de la bonne conduite des hommes dans leurs relations mutuelles, quand l’intervention d’une puissance supérieure paraît nécessaire pour parvenir à ce but, on paie des hommes qui se donnent pour les interprètes de cette puissance supérieure. Si leur travail est utile, cette utilité est un produit immatériel qui n’est point sans valeur ; mais si les hommes n’en sont pas meilleurs, leur travail n’étant point productif d’utilité, la portion des revenus nationaux qu’on sacrifie pour leur entretien est en pure perte ; c’est un échange qu’on fait sans recevoir aucun retour.
Quelqu’attention que j’aie de me renfermer dans mon sujet, il faut nécessairement que je touche quelquefois les confins de la politique et de la morale, ne fûtce que pour indiquer les points de contact.
[II-76]
La richesse d’un particulier, d’une compagnie, d’une nation, ne se compose point de la valeur naturelle des produits qu’ils possèdent, mais de leur valeur échangeable, qui se nomme prix courant dès qu’elle est exprimée en monnaie. Quand les prix s’élèvent, les richesses de la société s’augmentent-elles ? Voilà une question délicate et dont la solution a égaré bien du monde. Je m’estimerai heureux si je parviens à y jeter quelques rayons de lumière.
Il ne faut pas perdre de vue un seul instant que la monnaie ou l’argent est un produit comme tous les autres, et qu’une vente n’est qu’un échange de la valeur échangeable d’un autre produit contre la valeur échangeable de la monnaie. C’est, je pense, ce qui a été suffisamment démontré dans le livre précédent.
Or la valeur échangeable d’un produit ne saurait hausser, sans que la valeur du produit qu’on donne en échange, ne baisse. Si le prix de la laine est porté de 2 francs à 3 francs la livre, la valeur échangeable de l’argent relativement à la laine diminue précisément autant que la valeur de la laine augmente relativement à l’argent.
Il en est de même dans tous les échanges.
Ainsi les variations dans la valeur réciproque des produits ne changent rien à la valeur totale des produits. La société toute entière ressemble au maître d’un grand château qui peut augmenter considérablement la valeur de l’ameublement d’une salle en y faisant transporter les meubles d’une autre salle. À la suite de cette opération, un de ses appartements peut être magnifiquement meublé et un autre l’être misérablement, sans que le maître en soit devenu ni plus pauvre ni plus riche. Quand son habileté et son économie lui fournissent les moyens de multiplier ses meubles au lieu de les changer de place, c’est alors seulement que sa richesse augmente véritablement.
Maintenant si nous considérons une société, un particulier, dans leurs rapports avec d’autres sociétés, d’autres particuliers, nous trouverons que les variations dans les valeurs échangeables des produits qui leur appartiennent, affectent grandement leur fortune. Tel particulier a tout son bien en laine : si le prix de la laine double, sa fortune double aussi. C’est que sa propriété n’est pas en commun avec celle d’un autre particulier et qu’il jouit de la faveur accordée à une denrée, sans souffrir de la défaveur encourue par une autre denrée. Il est propriétaire, non de tout le château, mais d’une des salles du château, et si par l’effet des circonstances, c’est la salle où se portent les meubles, sa propriété s’en augmente.
Il en est de même d’une nation comparée à une autre nation. Plus la première peut élever la valeur échangeable de ses produits contre les produits de la seconde, et plus elle y gagne ; mais il lui convient peut-être mieux d’établir le prix de ses marchandises le plus bas possible, c’est-à-dire à leur prix naturel, afin d’en vendre davantage ; par la même raison que les boutiques qui donnent à bon marché gagnent par l’étendue de leur débit plus qu’elles ne perdent à donner un peu au-dessous du cours. C’est la politique de l’Angleterre : elle est parmi les nations commerçantes ce que sont les magasins qu’on appelle à Paris des gagne-petits.
Jusqu’à ce moment nous n’avons, ce me semble, rencontré aucune difficulté. Nous avons comparé les valeurs des produits les unes aux autres ; mais les produits ne sont pas les seules choses ayant une valeur échangeable, un prix courant. Le service, quel qu’il soit, d’où sont nés les produits, a un prix également, un prix soumis à toutes les variations de celui des denrées. Le prix du service de l’homme est son salaire ; le prix du service des capitaux, ce sont les profits des capitaux, ou si l’on veut, les intérêts ; le prix du service des terres, le revenu foncier, ou si l’on veut, les fermages. Or il est à remarquer que la baisse de ces différents services est incompatible avec la baisse des autres denrées, et que leur hausse est incompatible avec la hausse des autres denrées. Les sources de la production sont, quant à leur valeur, dans un des bassins de la balance ; les produits sont dans l’autre ; et il en résulte des phénomènes qu’on a perpétuellement confondus avec les variations des valeurs réciproques des produits, d’où il est résulté une confusion inexprimable.
La raison pour laquelle la valeur des produits suit une marche opposée à celle des services productifs, est bien simple : la production n’est qu’un grand échange, où l’on donne les différents services productifs et où l’on reçoit les produits. Si dans cet échange on reçoit plus, c’est comme si l’on donnait moins ; si l’on reçoit moins, on donne plus.
Cet échange peut être considéré dans chaque production particulière, comme dans la masse totale des productions. Ainsi quand on a inventé le métier à tricoter, si avec le même travail, le même capital, le même fonds de terre, on est parvenu à faire un nombre de paires de bas double de ce qu’on faisait auparavant, on a échangé la même quantité de services productifs contre un produit double ; ces moyens de production ont été payés deux fois ce qu’ils valaient auparavant ; ou bien le produit a baissé de moitié, puisque la même quantité de produit n’a réellement coûté à faire que la moitié de ce qu’elle coûtait auparavant.
La concurrence ensuite en a fait baisser la valeur courante jusqu’au niveau de sa nouvelle valeur naturelle ; c’est-à-dire qu’on l’a donné contre une valeur moitié moindre, soit en argent, soit en toute autre denrée, soit même en services productifs. Une paire de bas qui valait six francs lorsqu’elle était faite à l’aiguille, n’a plus valu que trois francs étant faite au métier, et en échange d’une paire de bas, on n’a plus obtenu qu’une valeur de trois francs en blé, en journées de travail, en produits comme en services productifs quelconques.
Or voilà une véritable baisse de prix, une baisse indépendante de la valeur réciproque de l’argent et des autres denrées, ou des autres denrées entre elles. Aussi les bas qui étaient réservés, il y a deux siècles, pour les gens riches seulement, ont-ils été par le moyen du métier à tricoter mis à la portée de presque tout le monde. Il n’en serait pas de même d’une denrée qui, au travers d’une variation apparente, aurait conservé à peu près la même valeur, ou aurait même renchéri réellement, comme celle qui me fournit l’exemple suivant.
Je trouve dans les recherches de Dupré de SaintMaur, qu’en 1342, un bœuf se vendait de 10 à 11 livres tournois. Cette somme contenait alors environ 7 onces d’argent fin. L’argent fin depuis la découverte des mines d’Amérique a baissé environ au quart de sa précédente valeur dans ses échanges contre presque toutes les autres denrées ; 28 onces d’argent fin ne valent donc pas plus pour nous que les 7 onces du temps de Philippe de Valois ; or 21 onces d’argent fin exprimées en monnaie font à présent 190 fr., ce qui n’est pas tout à fait le prix d’un bœuf ordinaire. Il n’est pas douteux que si les bœufs eussent baissé de moitié depuis Philippe de Valois, comme les bas, la plupart de nos gens de la campagne ne mangeassent habituellement de cette viande ; ce qu’ils ne font pas.
Je suppose qu’on répète maintenant la question déjà faite et qu’on demande si une baisse véritable dans la valeur d’un produit, une baisse relativement même au prix des services productifs, est une diminution dans la masse des richesses nationales, nous aurons bien plus de facilité pour la résoudre. Une telle baisse n’est pas une diminution dans la valeur totale du produit existant, mais une multiplication de ce produit pour une même valeur. La valeur totale des bas qui existent, n’est pas moindre bien sûrement que la valeur des bas existants du temps qu’on les faisait à l’aiguille, parce qu’ils se sont multipliés à mesure qu’ils baissaient de prix. Il serait même facile de prouver que la valeur échangeable totale des produits augmente à mesure qu’ils baissent de prix.
Il faut remarquer en même temps que, quoiqu’on parvienne à faire un produit avec moitié moins de capitaux, d’industrie et de terrain, l’autre moitié de ces services productifs ne reste pas sans occupation ; car la demande de leur emploi augmente autant que la valeur du produit baisse. Elle va dans la réalité plus vite que la baisse ; il y a plus de capitaux et de bras employés maintenant à faire des bas, et plus de profits faits sur cette industrie que lorsque les bas étaient plus chers.
Cette vérité a été totalement méconnue des Économistes. Dupont de Nemours dit, dans un des ouvrages les plus estimés de cette secte :
« qu’on ne croie pas que le bon marché des denrées est profitable au menu peuple ; car le bas prix des denrées fait baisser le salaire des gens du peuple, diminue leur aisance, leur procure moins de travail et d’occupations lucratives, et anéantit le revenu de la nation. [149] ».
On ne voit pas en premier lieu pourquoi les salaires venant à baisser procureraient moins d’occupations lucratives aux gens du peuple. Bien au contraire, le bon marché d’une chose en fait débiter davantage, et c’est un moyen de réveiller la demande du travail que d’en baisser le prix. En second lieu, comment leur aisance serait-elle diminuée par la baisse de leurs salaires, si celle-ci n’a lieu qu’en vertu de la baisse des denrées ?
Mais ce n’est point encore là le fond de la question. La thèse soutenue par les Économistes est que la baisse des prix diminue le revenu national ; cette proposition n’est pas seulement contenue dans le passage que je viens de citer ; elle sort de tous leurs écrits ; et si je m’arrête à la combattre, c’est que la même erreur est partagée par beaucoup de personnes qui n’admettent pas d’ailleurs les principes des Économistes. Ils ont d’abord confondu la baisse en argent avec une baisse véritable, et n’ont pas vu que dans l’échange de deux produits il importait peu à la société qu’on donnât moins de l’un et plus de l’autre, ou bien plus de l’un et moins de l’autre. Ensuite ils se sont imaginés que la baisse même véritable, celle qui provient d’une économie dans les moyens de production, était préjudiciable aux vendeurs de la denrée. Le fait est que le vendeur ne donne sa denrée à meilleur marché que parce qu’elle lui revient moins cher ; dans l’échange que font entre eux le producteur et le consommateur, le premier ne reçoit pas moins, mais il donne davantage ; et le consommateur, au moyen de la même valeur, se trouve plus abondamment pourvu.
Rendons cela sensible en continuant à nous servir du même exemple.
Avant le métier à tricoter, une certaine quantité de terrain, de capital et d’industrie produisait une paire de bas qui valait six francs, je suppose. Depuis le métier à tricoter, le même terrain, la même quantité de capital et d’industrie produisent deux paires de bas à trois francs la paire, et cette supposition est modérée ; le total de la valeur produite n’est-il pas le même, n’est-il pas six francs ? On ne peut pas supposer que la moitié des terres, des capitaux et de l’industrie employés à faire des bas, restent sans emploi ; car s’il en était ainsi le prix des bas n’aurait pas baissé. On ne peut pas supposer que la quantité doublée des paires de bas ne puisse pas se vendre, puisque la société qui avait six francs à donner quand elle n’obtenait pour ce prix qu’une seule paire, peut bien les donner encore lorsqu’on en obtient deux pour le même prix. La vérité est que cette circonstance lui procure les moyens d’en acheter plus de deux, mais cette considération n’est point nécessaire ici et ne ferait que compliquer la démonstration. Qu’il nous suffise que la valeur produite n’est pas moindre, et que la quantité de la chose produite a doublé.
Voilà ce que j’appelle une vraie diminution de prix, une diminution qui met les personnes qui ne pouvaient jouir d’un produit, à portée de le consommer quoiqu’elles ne gagnent pas davantage. Avant l’usage du métier à tricoter, un tisserand qui ne gagnait dans un mois qu’une valeur égale à 30 francs, forcé, je le suppose, de consacrer 27 de ces francs à la nourriture de sa famille, n’ayant de reste que 3 francs sur son mois, ne pouvait pour ce prix se procurer une paire de bas ; mais tout à coup la valeur des bas vient à baisser : pour 6 francs on en a deux paires, c’est-à-dire qu’on en a une pour 3 francs ; et voilà mon tisserand chaussé sur le produit de son mois.
Qu’il survienne toutes les variations qu’on voudra imaginer dans la valeur de l’argent ; que tous les produits, que les salaires, baissent ou haussent de moitié contre la monnaie, il n’en demeurera pas moins constant que sur la valeur gagnée par le tisserand en un mois, il pourra se procurer une paire de bas, qu’il ne pouvait se procurer avant la baisse réelle de cette denrée.
Veut-on savoir maintenant comment toutes les denrées peuvent baisser en même temps ? Qu’on suppose que le tisserand découvre un procédé moins dispendieux pour faire sa toile ; par exemple qu’au lieu de faire filer à la main le chanvre et le lin qu’il emploie, il les file au moyen d’une mécanique, et qu’il donne, pour les mêmes 30 francs qu’il reçoit tous les mois, une quantité de toile double de celle qu’il fournit à présent ; en d’autres termes supposons que par le moyen d’une économie dans les frais de fabrication, la toile vienne à baisser de moitié. Qu’arrivera-t-il ? Le fabricant de bas, avec ses deux paires de bas, ou 6 francs, aura le double de la toile qu’il avait auparavant pour cette valeur. Voilà donc deux professions dont les produits ont baissé de valeur échangeable (ou si l’on veut de prix, en exprimant en argent cette valeur échangeable) ; et loin que l’une ait perdu ce que l’autre a gagné à cette baisse, elles y ont gagné toutes deux, puisque le tisserand a deux fois autant de bas, et le fabricant de bas deux fois autant de toiles qu’ils en avaient auparavant. Or puisque cet effet a eu lieu relativement à deux produits que j’ai mis en opposition l’un avec l’autre, il peut être étendu par le raisonnement à la totalité des produits. Ils peuvent tous baisser à la fois.
Dès lors que devient le raisonnement de ceux qui disent : Les denrées ne renchérissent pas quand elles renchérissent toutes dans la même proportion. Leur valeur réciproque reste la même : un renchérissement qui est général ne produit plus aucun effet ? Raisonnement duquel il résulterait, s’il était fondé, que toute opération dont l’effet est d’élever le prix des denrées, pourvu que ce soit en masse et que le renchérissement soit général, est indifférente de sa nature ; et qu’un malheur qui anéantirait annuellement la moitié des productions pourvu que la moitié restante doublât de prix, ne serait pas un malheur.
Je crois avoir prouvé que la valeur échangeable des produits suit une marche contraire à la valeur échangeable des services productifs ; et par conséquent qu’une opération qui fait renchérir la totalité des denrées, c’est-à-dire qui fait qu’on obtient moins d’une denrée, quelle qu’elle soit, contre la même quantité de services productifs, est une opération fâcheuse sous tous les rapports, et d’autant plus fâcheuse que son effet est plus général. On peut faire l’application de ces principes à tout ce que j’ai dit et à tout ce qui me reste à dire des causes qui influent sur les prix.
La situation présente de l’Europe, appréciée suivant ces principes, sera trouvée, je crois, meilleure qu’elle n’était il y a trois siècles ; le perfectionnement des méthodes me paraît avoir fait baisser réellement le prix d’un très grand nombre de produits, et avoir surpassé dans ses effets, en beaucoup de cas, l’action contraire des calamités célestes ou humaines qui n’ont cessé de peser sur chaque société. Il est arrivé relativement à un grand nombre de produits ce que nous avons observé tout à l’heure relativement aux bas ; les bas faits au métier, malgré les impôts, les entraves qui tendent à en élever le prix, se vendent encore à meilleur marché que les bas anciennement tricotés à l’aiguille.
En étudiant la marche de la hausse ou de la baisse réelle, on a pu remarquer que l’intérêt du producteur était en opposition avec celui du consommateur. Il ne faut pas abandonner cette observation avant de l’avoir complétée.
Quand il arrive qu’une certaine quantité de services productifs parvient, à raison d’un perfectionnement dans les méthodes, à donner une double quantité de produits, il semble que les profits des producteurs dussent doubler. Or c’est ce qui n’a pas lieu pour deux raisons. La première est qu’une foule de concurrents apporteraient leur industrie, leurs capitaux, et leurs terrains dans un emploi si lucratif jusqu’à ce que les profits en fussent réduits au taux des autres profits ; la seconde est que les profits des services productifs ne pourraient doubler qu’autant que la quantité produite doublerait en restant au même prix ; or la demande du produit ne peut pas doubler quand son prix reste le même. Nous avons vu que l’étendue de la demande est déterminée par le prix des produits ; elle ne s’augmente dans ce cas-ci qu’à proportion de la baisse du produit. C’est ce qui fait qu’en général on peut dire que les circonstances qui réduisent ou multiplient les produits sont indifférentes aux producteurs, et sont nuisibles ou favorables aux consommateurs seulement. Mais ce mot de consommateurs embrasse toute la société ; de sorte que ce qui est favorable ou nuisible aux consommateurs, l’est à la société toute entière, sans en excepter les producteurs.
L’intérêt des producteurs, dans le cas d’une baisse, est opposé à celui des consommateurs, en ceci que la société entière prend part à une augmentation de profits que les producteurs seraient intéressés à réserver pour eux seuls, et qu’ils parviennent en effet dans quelques circonstances à se réserver, comme il arrive lorsqu’ils ont un privilège quelconque en leur faveur : alors dans ce genre de production les profits sont plus forts que dans les autres, le prix du produit est maintenu au-dessus de son taux naturel, la consommation est restreinte par le prix, et la jouissance résultante de l’usage de ce produit est moins étendue qu’elle ne pourrait l’être.
Cet effet a lieu toutes les fois qu’on soutient par des lois quelconques les profits des terres, des capitaux ou de l’industrie au-dessus du taux où ils tomberaient sans cela. On croit soutenir par là les revenus de la nation ; on ne fait qu’autoriser à vendre plus cher une moins grande quantité de produits.
J’ai vu des gens qui s’imaginaient augmenter les richesses nationales en favorisant de préférence la production des choses chères. Un exemple suffira, j’espère, pour montrer le vice de leur raisonnement.
Dans un pays où il se fabriquait des étoffes de soie unies pour habillements et pour meubles, on suppose qu’il s’introduit une mode d’étoffes richement brochées qui remplacent les étoffes unies et se vendent quatre fois autant, et l’on demande si cette mode a réellement quadruplé la production dans ce genre, en quadruplant la valeur échangeable des étoffes.
Il y a d’abord une distinction à faire :
Ou les frais de production sont restés les mêmes, et alors les producteurs ont empoché ce qui est sorti de la bourse des consommateurs, et il n’en est résulté aucune augmentation de richesse pour la nation ;
Ou, ce qui est plus vraisemblable, le prix des étoffes brochées s’est proportionné à leur valeur naturelle, c’est-à-dire qu’il a fallu employer pour leur fabrication quatre fois autant de capitaux et de travail que pour la fabrication des étoffes unies ; et dans ce cas les nouveaux moyens de production, devenus nécessaires, ont été enlevés à une autre fabrication qui en a été diminuée dans la même proportion. Il n’y a pas eu plus de personnes vêtues, ni plus d’appartements meublés avec les étoffes brochées qu’il n’y en avait auparavant en étoffes unies ; et les personnes qui étaient auparavant vêtues, meublées ou nourries par les produits que les étoffes de luxe ont remplacés, n’ont été depuis ni si bien vêtues, ni si bien meublées, ni si bien nourries, ni à si bon marché. C’est ce qu’on gagne à favoriser le luxe. Il a encore d’autres inconvénients ; mais j’en parlerai plus tard. Continuons à observer l’effet des renchérissements divers sur la richesse générale, et sur celle des particuliers.
Lorsque le renchérissement d’une denrée a lieu par suite d’une circonstance fâcheuse, comme une gelée tardive, une grêle, un nouvel impôt [150] , les producteurs ne font pas leur profit de ce que paient de plus les consommateurs ; le montant du renchérissement est une perte pour la société. En d’autres termes, quand une circonstance fâcheuse fait renchérir une denrée, c’est la circonstance fâcheuse qui emporte le montant du renchérissement, le surplus de produits quelconques, d’argent si l’on veut, qu’on est obligé de donner pour l’avoir. Ce renchérissement n’est donc pas une augmentation dans la masse des richesses sociales, puisque la chose diminue en quantité en même temps qu’elle augmente en valeur. La diminution de la quantité marche même communément plus vite que l’augmentation de la valeur.
Je suppose qu’à la suite d’une épizootie, ou d’un mauvais système vétérinaire, une espèce de bestiaux, les brebis par exemple, deviennent de plus en plus rares. Leur prix haussera, mais non pas en proportion de la réduction de leur nombre ; car à mesure qu’elles renchériront, la demande de cette denrée diminuera. S’il venait à y avoir dix fois moins de brebis qu’il n’y en a actuellement, on pourrait fort bien ne les payer que le double plus cher ; or là où il y a actuellement dix brebis qui peuvent valoir ensemble 250 francs, à 25 francs pièce, il n’y en aurait plus qu’une qui vaudrait 50 francs. La diminution des richesses consistant en brebis, serait, dans ce cas, dans la proportion de 250 à 50, ou de 5 à 1.
Tels sont les différents effets du bon marché ou de la cherté des choses sur la fortune des particuliers et sur la fortune publique. On peut dire, en résultat, que la hausse ou la baisse du prix est de deux sortes qui embrassent la totalité des choses susceptibles d’être échangées, les services productifs comme les denrées.
La première est lorsque la variation de prix a lieu en faveur d’une chose aux dépens d’une autre ; elle n’affecte que la fortune des particuliers, ou des États considérés comme particuliers ; c’est une valeur que l’un n’a de plus qu’autant que l’autre l’a de moins.
La seconde est lorsqu’il y a économie ou multiplication de frais pour créer le même produit ; ou ce qui revient exactement au même, augmentation ou diminution de choses produites, pour les mêmes frais de production. Alors l’augmentation de choses produites cause un meilleur marché qui n’est aux dépens de personne ; et la diminution dans les choses produites cause un renchérissement qui n’est pas un gain pour la société. Il y a bénéfice ou perte pour quiconque achète, sans que le montant du bénéfice cause une perte correspondante, ou le montant de la perte un bénéfice correspondant.
Pour se former une idée de la cherté ou du bon marché par rapport au commerce avec l’étranger, il faut appliquer à cette considération ce que j’ai dit des intérêts contradictoires du producteur et du consommateur. Si, en vertu d’une diminution dans les frais de production des marchandises que vous vendez à l’étranger, vous en baissez le prix, vous ne perdez rien à cette baisse, et vous pouvez y gagner un accroissement dans la masse des affaires.
C’est la raison pour laquelle les Anglais recherchent pardessus tout les fabrications économiques. Quand ils nous vendent de certaines marchandises à 25% meilleur marché qu’il ne serait possible à toute autre nation de les fournir, ils n’y perdent pas, car elles leur coûtent 25% de moins à fabriquer qu’à tout autre peuple. Nous y gagnons, nous, l’économie qu’ils font sur les frais de fabrication.
C’est cette économie, née du meilleur emploi de leurs moyens de production, qui procure à plusieurs de nos concitoyens une jouissance à laquelle ils ne pourraient atteindre si elle était plus chère. Il vaudrait mieux sans doute que nous eussions des capitaux et une industrie suffisants, et suffisamment bien employés, pour pouvoir les produire nous-mêmes ; nous y gagnerions des intérêts et des salaires de plus ; mais, dans l’état présent des choses, nous n’y gagnons ni intérêts, ni salaires de moins : nos capitaux ne manquent pas d’emplois, puisqu’on trouve à les placer à un bon intérêt ; et quant à notre industrie, ce n’est pas la consommation des marchandises étrangères qui la borne ; c’est la limite de nos capitaux productifs.
Il me semble qu’on peut maintenant apprécier les systèmes qui ont pour objet d’augmenter les richesses en opérant sur les valeurs : il n’y a pas d’autre moyen d’augmenter les richesses que de multiplier réellement les produits utiles, ou du moins échangeables.
[II-99]
Quand une loi fixe le prix des choses au-dessous du prix naturel, la production s’arrête à l’instant ; ceux qui vivaient de la production meurent de faim, et ceux qui auraient pu jouir des produits et y mettre le prix, sont forcés de s’en passer.
S’il ne se forme pas de nouveaux produits, au moins, diton, ceux qui existent et qui sont en de certains cas considérables, pourvoient-ils aux besoins du consommateur.
Ils y pourvoient plus imparfaitement : la marchandise passe, non pas où il y a plus de besoins, mais où il y a plus d’avidité, d’adresse et d’improbité. Souvent même est-ce en blessant cruellement les droits les plus communs de l’équité naturelle et de l’humanité. Qu’il survienne une disette de grains, le prix du blé s’élève ; mais on conçoit néanmoins que l’ouvrier, soit en redoublant de peines, soit en élevant son salaire, peut gagner de quoi l’acheter au cours. Sur ces entrefaites le magistrat fixe le prix du blé à la moitié de son prix naturel ; qu’arrive-t-il ? Un autre consommateur, dont la provision était déjà toute faite, et qui en conséquence n’aurait pas racheté du blé s’il fût resté à son prix naturel, a gagné de vitesse notre ouvrier, et s’est procuré, seulement par précaution et pour profiter du bon marché, la portion de l’ouvrier qu’il emporte avec la sienne. Il a double provision ; l’autre n’en a pas même une. La vente ne s’est plus réglée suivant les facultés et les besoins, mais sur l’agilité.
Il ne faut donc pas être surpris que les taxes de denrées augmentent les disettes.
Une loi qui fixe le prix des choses au taux où il se fixerait naturellement, n’est bonne à rien, si ce n’est à jeter de l’inquiétude dans l’esprit des producteurs et des consommateurs, et par conséquent à déranger les proportions naturelles entre la production et les besoins, proportions qui, laissées à elles-mêmes, s’établissent toujours de la manière la plus favorable à l’une et aux autres.
[II-101]
Quelles sont en général les causes des variations subites dans le prix des choses ? Elles viennent d’un accroissement subit d’offre ou de demande qui tantôt jette dans la circulation une quantité d’une marchandise fort supérieure à la demande qui en est faite, tantôt en fait rechercher une quantité supérieure à celle qui se trouve dans la circulation.
Une terreur fondée ou non, la folle espérance de tirer un parti avantageux d’une certaine denrée, ou la crainte de n’en rien tirer du tout ; une vogue extrême, enfant de la mode, ou un dégoût total provenant du même travers, jettent brusquement en circulation une masse de marchandise disproportionnée aux besoins, ou établissent une demande disproportionnée avec les ressources. Une marchandise baisse encore brusquement, lorsqu’à la suite d’un faux calcul on en a préparé une quantité supérieure à la consommation ; ou bien lorsque des circonstances fâcheuses forcent des particuliers à revendre une partie de ce qu’ils avaient acheté pour leur usage, meubles, habits ou bijoux. Elle hausse brusquement quand l’appât d’un bénéfice extraordinaire, offert par un gouvernement obéré ou par des projets gigantesques, engage à retenir les fonds employés à sa production. Toutes ces circonstances tendent comme on voit à établir une concurrence extraordinaire de vendeurs ou d’acheteurs.
Dans tous ces cas, il y a des bénéfices sans production, et des pertes sans consommations ; les capitaux sont retirés d’un emploi pour être versés dans un autre ; l’industrie est tourmentée en mille manières. Dans les travaux qui tombent, les commerçants, chefs et ouvriers, les entrepreneurs, les artisans se ruinent. Dans les travaux qui prospèrent, des profits supérieurs au taux accoutumé, et qui ne sont pas acquis par une plus grande activité de travail ou une supériorité de mérite, invitent les producteurs à donner plus d’instants à l’oisiveté, et leur font contracter des habitudes plus dispendieuses. Les produits auxquels ils concourent ne peuvent plus revenir à aussi bon marché : il y a plus de gens privés des douceurs de leur consommation ; et soutenant moins avantageusement la concurrence de la même denrée dans les marchés éloignés, il s’ensuit le déclin d’une branche de commerce. Les variations qui ne sont pas le résultat de la marche naturelle des choses, et d’une extension véritable de production, ne procurent aux uns des bénéfices qu’aux dépens des autres.
Elles donnent des profits peu mérités et causent des pertes qui ne le sont pas davantage. Elles plongent les hommes tantôt dans le vice, et tantôt dans le dénuement.
« Toutes révolutions soudaines doivent être évitées, dit Steuart ; si une importation considérable vient à cesser brusquement, le prix de l’industrie intérieure qui y est analogue, hausse par secousses. De rapides profits engagent beaucoup de gens à y prendre part. D’autres branches d’industrie sont abandonnées pour celle qui se montre plus lucrative. Un peuple est quelquefois longtemps avant de savoir positivement à quoi il doit attribuer de telles variations ; tant que dure son incertitude, il erre dans les ténèbres, surpris, effrayé, charmé d’effets dont il ignore les causes. Chacun donne son explication du phénomène : les uns proposent, pour se garantir de ses inconvénients, des remèdes qui les aggravent ; d’autres, cherchant à profiter des avantages qu’il présente, font tout ce qu’il faut pour les perdre ; les plus adroits en tirent avidement quelques profits momentanés, tandis que souvent le grand nombre y fait des pertes durables. [151] ».
[II-105]
L’argent, qu’il soit monnayé ou bien en lingots, subit la loi commune à toutes les autres marchandises : sa valeur échangeable, ou son prix en denrées, dépend de la quantité d’argent qui est en circulation, comparée avec l’étendue de la demande qui en est faite. Nous avons déjà vu que quand la quantité mise en circulation décupla après la découverte de l’Amérique, son prix ne tomba pas au dixième de ce qu’il était auparavant, parce que les besoins du commerce, des arts et du luxe, qui reçurent un grand accroissement vers la même époque, augmentèrent beaucoup la demande de cette denrée, quoique dans une proportion inférieure à la quantité qui fut jetée dans la circulation ; ce qui fit que la valeur, ou le prix de l’argent en denrées, baissa seulement des 3/4 environ au lieu des 9/10e, baisse qui infailliblement aurait eu lieu si la demande n’eût pas augmenté.
C’est à quoi Locke n’a pas pris garde, lorsqu’il a dit que comme il y a dix fois plus d’argent dans le monde qu’en l’année 1500, il faut nécessairement en donner dix fois plus qu’on n’en donnait alors, pour acheter les mêmes marchandises [152] . Locke aurait cité un, deux, trois faits à l’appui de cette assertion, qu’elle n’aurait pas été plus juste pour cela ; car il peut se trouver deux, trois, et même vingt sortes de denrées différentes, pour lesquelles la demande, ainsi que celle de l’argent, soit deux fois et demie plus grande qu’elle n’était en 1500 [153] . Alors, en effet, si la quantité de ces marchandises en circulation n’a pas augmenté, celle de l’argent ayant décuplé, leur prix en argent doit avoir décuplé.
Mais ce qui pourrait être vrai dans un très petit nombre de cas, ne le serait pas quant à la plupart des produits dont les uns n’éprouvent pas plus de demande qu’en 1500, et dont les autres se sont accrus proportionnellement à la demande, et ont gardé par conséquent la même valeur échangeable, sauf de légères variations tenant à d’autres causes.
Ceci prouve en passant qu’en économie politique, les faits particuliers doivent toujours être étayés du raisonnement. Pour qu’un raisonnement fût détruit par les faits, il faudrait faire entrer en considération la totalité des faits relatifs à ce raisonnement, et la totalité des circonstances qui peuvent changer la nature de ces faits : ce qui est presqu’impossible.
La même erreur se rencontre dans l’Encyclopédie, lorsqu’elle dit (Art. monnaies), qu’une famille qui se serait servie de la même quantité de vaisselle d’argent depuis le milieu du XVIe siècle jusqu’à ce moment, ne posséderait plus en vaisselle que la dixième partie de ce qu’elle possédait alors, en supposant que le poids fût resté le même. La quantité d’argent a augmenté à la vérité dans la proportion d’un à dix, mais la demande d’argent a augmenté en même temps dans la proportion d’un à deux et demi environ. La quantité d’argent par rapport à la demande n’a donc augmenté que dans le rapport de 1 à 4. Par conséquent la propriété de cette famille en argenterie vaudrait environ le quart de ce qu’elle valait alors.
Je ferai remarquer que la plus grande partie de l’argent monnayé est constamment en circulation, suivant le sens que nous avons vu qu’il faut attacher à ce mot. Il diffère en cela de la plupart des autres marchandises, qui ne sont guère en circulation que pendant qu’elles se trouvent entre les mains des marchands, et qui, parvenues à leur consommateur, cessent de circuler. Tout le monde est marchand d’argent monnayé, hors ceux qui l’enfouissent ou l’entassent, puisque tout le monde cherche à dépenser ou à placer son argent, c’est-à-dire l’offre comme denrée ou comme capital. Ce n’est pas qu’on ne soit en même temps consommateur de l’argent qu’on emploie ; mais la consommation qui a lieu pendant qu’on en fait usage est si peu sensible, qu’on le replace ordinairement pour la même valeur suivant laquelle on l’a reçu.
Quant à l’argent en vaisselle, en broderies, ou en bijoux, il n’est dans la circulation que pendant le temps où ces choses sont à vendre, et elles cessent d’être à vendre tant qu’elles demeurent entre les mains de leur consommateur.
L’argent étant une denrée employée par tous les peuples civilisés du globe, est celle de toutes qui a les débouchés les plus étendus. Par conséquent les quantités nouvelles jetées dans la circulation y font peu d’effet à moins qu’elles ne soient immenses. Quand Xénophon, dans son Discours sur les revenus d’Athènes, encourage les Athéniens à exploiter les mines de l’Attique en leur disant que l’argent n’est pas comme les autres denrées et ne diminue pas de valeur à mesure que la masse s’en augmente, il veut dire qu’il ne diminue pas sensiblement de valeur. En effet, les mines de l’Attique n’étaient point assez riches pour que le métal qu’on en tirait influât sur le prix de l’argent existant, à cette époque, dans tous les États florissants qui bordaient la Méditerranée, dans la Perse et dans l’Inde. Le commerce qui liait ces différentes contrées avec la Grèce devait maintenir dans cette dernière la valeur de l’argent à un taux à peu près uniforme ; et les mines de l’Attique versant un filet de métal dans cette masse, ressemblaient à un ruisseau qui porte ses eaux à la mer.
Xénophon ne connaissait ni ne pouvait prévoir l’effet que produirait le torrent des mines du Potose lorsqu’il viendrait à se déborder dans le monde.
Si l’argent pouvait servir immédiatement au soutien de la vie, comme le blé et les fruits, la découverte de plusieurs sources abondantes de cette denrée n’en aurait pas fait baisser la valeur. La tendance du genre humain à s’accroître jusqu’au niveau de ses moyens de subsistance aurait augmenté la demande jusqu’au niveau de la production. Si la quantité de blé décuplait dans le monde, la demande du blé décuplerait aussi, parce qu’il naîtrait des hommes pour le manger ; et le blé, relativement aux autres denrées, garderait à peu près sa même valeur.
Cela explique pourquoi les variations dans la valeur de l’argent sont lentes et considérables. Elles sont lentes à cause de l’étendue des débouchés qui rend peu sensibles les variations dans la quantité de la denrée. Elles sont considérables, parce que les usages de l’argent étant bornés, sa demande ne peut pas suivre son augmentation quand celle-ci est rapide.
La demande de l’argent est fondée sur ses usages. Ses usages, sous la forme d’ustensiles, meubles et d’ornements, sont d’autant plus étendus que les nations sont plus riches. Là où il y a beaucoup de capitaux employés aux jouissances de l’homme, la partie de ces capitaux qui est sous la forme de métaux précieux doit être fort grande. Comme monnaie les usages de l’argent sont étendus en proportion de la quantité de biens-meubles et immeubles à faire circuler. Ainsi l’on emploierait de même plus d’argent-monnaie dans les pays riches que dans les autres, sans quelques circonstances qui dérangent singulièrement cette règle.
1°. Dans les pays riches l’activité de la circulation de l’argent et des marchandises permet de se contenter d’une moins grande quantité de monnaie. Telle somme sert à dix échanges, qui n’en aurait opéré qu’un dans un pays pauvre. La quantité des biens à faire circuler, en s’augmentant, n’a donc pas entraîné une augmentation proportionnée dans le besoin qu’on a eu de monnaie. La circulation a été plus étendue à la vérité, mais on a fait travailler davantage l’agent de la circulation.
2°. C’est dans les pays riches que le crédit supplée plus aisément à l’argent. Nous avons vu dans le chap. 16 du livre précédent, comment des billets de confiance pouvaient, au besoin, sans inconvénients, remplacer presque tout le numéraire d’un pays. Quand cette circonstance a lieu, l’usage de l’argent-monnaie, et par conséquent sa demande pour cet usage, diminuent considérablement. Et remarquez bien que ce ne sont pas seulement les billets de confiance qui remplacent le numéraire dans un pays où le peuple est actif et industrieux ; ce sont encore toutes sortes d’obligations particulières, les ventes à crédit, les virements de parties, de simples enregistrements par débit et crédit.
Les besoins d’argent-monnaie, et par conséquent sa demande, ne s’augmentent donc jamais dans la même proportion que les autres produits se multiplient, et l’on peut dire avec vérité que plus un pays est riche et moins il a d’argent comparativement avec un autre pays.
Si la quantité produite influait seule sur la valeur échangeable d’une denrée, l’argent vaudrait vingt fois moins que l’or, car la quantité d’argent qui nous vient d’Amérique est environ vingt fois supérieure à la quantité d’or qui en arrive. Mais l’argent est plus demandé que l’or ; il est employé par bien plus de gens et dans bien plus de cas : voilà pourquoi sa valeur ne tombe guère au-dessous du quinzième de la valeur de l’or.
Une partie de la demande des métaux précieux est encore occasionnée par la déperdition de matière qu’entraîne leur usage ; car bien qu’ils soient au nombre des denrées qui s’usent le moins, cependant ils s’usent ; et quand on considère le nombre prodigieux de morceaux d’or et d’argent dont on se sert presque partout et à chaque instant, soit comme monnaies, soit comme cuillers, gobelets, fourchettes, plats et orfèvreries de toutes sortes, on ne peut douter que l’usure, quoique lente, ne soit au total considérable. Ce qui s’emploie en dorures et argentures ne l’est pas moins. Smith dit que dans les seules manufactures de Birmingham en Angleterre, on emploie annuellement pour plus de douze cent mille francs de notre monnaie de métaux précieux en dorures et placages [154] . Il faut aussi considérer ce qui s’en emploie en broderies, en étoffes, en dorures de livres, et autres usages où tout ce qui est employé ne peut jamais être recueilli pour servir de nouveau. Ce n’est pas tout encore : que de sommes enfouies dont la connaissance meurt avec leurs maîtres ! Que de trésors engloutis par la mer dans les naufrages !
Ces différentes causes, en y joignant l’extension probable de l’industrie et du commerce dans les deux hémisphères, peuvent fort bien porter la demande annuelle des métaux précieux au-delà de leur production annuelle, surtout si les mines s’épuisent, ou, ce qui revient au même, si les frais de leur exploitation viennent à surpasser la valeur de leurs produits. Alors la valeur des métaux précieux, qui a baissé dans les trois derniers siècles, pourrait fort bien aller en haussant désormais.
Dans l’état actuel des choses, la demande pour l’argent est, en comparaison de la quantité circulante, plus forte en Europe qu’en Amérique [155] , et plus forte en Asie qu’en Europe. Aussi l’argent ne passe-t-il en Europe que pour se faire route vers l’Asie. À la Chine on obtient pour une même quantité d’argent à peu près deux fois autant de denrées et de marchandises qu’en Europe. C’est en partie pour cela que nous avons ici les éventails, les porcelaines, les soies, le nankin de la Chine à si bon marché, qu’il nous est souvent impossible, quoique ces marchandises fassent sept mille lieues et passent dans une infinité de mains avant de parvenir jusqu’à nous, de les produire chez nous pour le même prix.
On a demandé dans ces derniers temps pourquoi les marchandises étaient, en France, plus chères qu’avant la Révolution, quoique la quantité du numéraire ait diminué. En premier lieu, le fait n’est pas généralement vrai : il y a des denrées plus chères et d’autres qui le sont moins. La difficulté ne regarde que les premières. Il est vraisemblable que quelque rare que l’on prétend que l’argent est devenu, ces marchandiseslà sont devenues plus rares encore proportionnellement à la demande, soit que la demande ait augmenté, soit qu’on trouve actuellement plus difficile et plus coûteux de les produire ; ce qui peut se concevoir vu la durée et l’acharnement de la guerre, et la grande diminution survenue dans les moyens de production et surtout dans les capitaux [156] . D’ailleurs est-il bien certain que l’argent soit devenu plus rare en France par l’effet de la guerre ? On sait les trésors que certaines guerres des Romains amenèrent dans l’Italie.
[II-117]
Adam Smith propose la valeur du travail de l’homme pour mesure des autres valeurs, et voici les raisons sur lesquelles il se fonde.
« Deux quantités de travail, dit-il, quel que soit le temps, quel que soit le lieu, sont d’égale valeur pour celui qui travaille. Dans l’état ordinaire de sa santé et de son courage, de son aptitude et de sa dextérité, l’avance qu’il fait, dans les deux cas, de sa peine, doit être pour lui la même. Le prix qu’il paie est donc le même, quelle que soit la quantité des choses qu’il reçoive en retour. S’il en reçoit une plus ou moins grande quantité, c’est la valeur de ces choses qui varie, et non la valeur du travail avec lequel il les achète. Partout, dans tous les temps, ce qu’on n’obtient qu’avec beaucoup de peines et de travail, est cher ; ce qui en coûte peu est à bon marché. Le travail ne variant jamais dans sa valeur, est donc la seule mesure réelle avec laquelle la valeur de toutes les marchandises peut, en tout temps, en tous lieux, être comparée et estimée. [157] »
Ce principe ingénieux de Smith est un de ceux qui ont fait le plus fortune. Il est spécieux et vrai, jusqu’à un certain point ; mais je ne crois pas qu’il le soit dans le sens étendu qu’il lui donne. Si le travail du même homme pouvait être successivement appliqué en différents temps et en différents lieux, à des valeurs diverses, Smith aurait complètement raison. Le temps et le lieu où l’on donnerait deux onces d’argent ou deux mesures de blé pour son travail, serait un temps et un lieu où le blé et l’argent seraient estimés moitié moins que si l’on n’en donnait qu’une mesure ou une once. Mais ce n’est point cela. Le travail est une denrée dans laquelle il y a autant de variété, et peut-être plus que dans aucune autre. Le travail de l’homme adroit et intelligent vaut beaucoup plus que celui de l’homme balourd et stupide. Le travail de l’homme libre se paie plus qu’un travail évidemment pareil exécuté par un esclave. Or si, dans le même temps et le même lieu, la valeur de deux travaux diffère, pourquoi ne différerait-elle pas à de grandes distances et à des époques éloignées ?
Smith lui-même convient que la prospérité croissante de l’Angleterre dans le XVIIIe siècle a suffi pour faire renchérir la journée d’ouvrier, malgré l’augmentation de valeur qu’il croit que l’argent a acquise pendant la même période. C’est-à-dire que la valeur de la journée d’ouvrier a plus varié dans ce siècle que la valeur de l’argent, puisqu’elle a haussé de prix en argent, quoique suivant lui l’argent lui-même ait haussé de valeur [158] .
Le principal caractère d’une mesure est d’être invariable ; c’est en appliquant successivement une mesure invariable à des quantités variables qu’on peut se former une idée de leurs rapports ; mais quand on applique une mesure variable à des quantités qui le sont aussi, on n’apprend rien. Une mesure variable est un compas qui s’ouvre ou qui se ferme pendant qu’on le transporte d’une figure sur une autre.
Je n’ignore pas que Smith veut qu’on tienne compte des différentes qualités du travail.
« Il se peut, dit-il, qu’il y ait plus d’ouvrage fait dans une heure d’un travail dur et pénible, que dans deux heures d’une occupation sans gêne. Le travail d’une heure, dans un art qu’on ne peut acquérir que par dix années d’exercice, peut exécuter réellement plus d’ouvrage qu’un mois de travail dans une industrie grossière et commune. »
Il convient ensuite que la proportion entre l’un et l’autre ouvrage ne peut être trouvée que par le marchandage ordinaire qui règle tous les autres prix. Mais puisque cette proportion entre deux travaux, deux quantités d’ouvrage fait, peut varier dans le même temps et dans le même lieu, puisque l’un peut être évalué un peu plus haut ou un peu plus bas, relativement à l’autre, comment fixera-t-on plus exactement le rapport entre deux quantités ou, si l’on veut, deux qualités de travail qui auront été exécutées en deux parties du monde différentes, ou à des époques séparées par vingt siècles ?
Il me semble qu’on ne peut considérer le travail que comme toute autre denrée, susceptible de plus ou de moins dans sa valeur comme dans sa qualité, comme dans sa quantité ; et que par conséquent sa valeur ne peut servir mieux que la valeur de toute autre denrée à mesurer deux valeurs séparées par de grandes distances et par un long espace de temps. Il n’y a réellement point de mesure des valeurs, parce qu’il faudrait pour cela qu’il y eût une valeur invariable et qu’il n’en existe point.
À défaut de mesure exacte, il faut se contenter d’approximation ; alors la valeur de plusieurs marchandises peut donner une idée plus ou moins approchée de la valeur de telle autre. Dans le même lieu et dans le même temps, il y a peu de difficulté : presque toutes les denrées peuvent servir de mesure à la valeur de telle autre. Un cheval dont la valeur égale deux cents écus, vaut le double d’un autre qui se donnerait pour cent écus. Une maison qui s’échangerait contre vingt chevaux du même prix, vaudrait dix fois autant que tout autre produit qu’on aurait contre deux de ces chevaux. Cela s’explique aisément : la valeur d’une même chose dans le même temps et dans le même lieu est une valeur unique, invariable, ou à peu près ; comparée successivement à d’autres valeurs, elle peut donc donner une idée de leurs différences.
Dans des époques et des lieux divers, il est bien plus difficile de se former une idée, même approximative, de deux valeurs différentes. Pour savoir si un bœuf valait plus ou moins chez les anciens que parmi nous, il faudrait connaître une denrée dont on eût lieu de croire que la valeur eût peu varié de leur temps au nôtre ; et ensuite il faudrait comparer la quantité de cette denrée qu’ils donnaient et que nous donnons pour avoir un bœuf.
Les denrées qui ont le moins varié de leur temps au nôtre, ne sont pas celles qui sont chez nous beaucoup plus ou beaucoup moins abondantes que chez eux ; car la valeur de celles-là doit avoir considérablement varié : tels sont les métaux précieux ; telles sont les étoffes et les meubles que les progrès de l’industrie ont dû rendre beaucoup plus abondants et moins chers chez nous que chez eux. Mais s’il était une denrée dont la production fût à peu près aussi perfectionnée aux deux époques, une denrée dont la consommation fût de nature à s’étendre à mesure qu’elle est plus abondante, cette denrée aurait probablement peu varié dans sa valeur, laquelle pourrait en conséquence devenir une assez bonne mesure des autres valeurs.
Cette denrée est le blé. Depuis les premiers temps historiques, le blé est la nourriture du plus grand nombre, dans les principales nations de l’Europe ; et la population des États a dû par conséquent se proportionner à sa disette et à son abondance plutôt qu’à la quantité de toute autre denrée nourrissante : la demande de cette denrée relativement à sa quantité en circulation a donc dû être, dans tous les temps, à peu près la même. Je n’en vois point en outre dont les frais de production doivent avoir aussi peu varié. Les procédés des anciens, dans l’agriculture, valaient les nôtres à beaucoup d’égards, et peut-être les surpassaient en quelques points. L’emploi des capitaux était plus cher à la vérité, mais cette différence est peu sensible en ce que chez les anciens les propriétaires cultivaient beaucoup par eux-mêmes et avec leurs capitaux ; ces capitaux engagés dans des entreprises agricoles pouvaient réclamer des profits moindres que dans d’autres emplois ; d’autant plus que les anciens attachant plus d’honneur à l’exercice de l’industrie agricole qu’à celui des deux autres, les capitaux, de même que les travaux, devaient s’y porter avec plus de concurrence que dans les fabriques et le commerce.
Dans le Moyen-âge, où tous les arts ont tant dégénéré, l’agriculture s’est soutenue à un point de perfection qui n’est pas très inférieur à celui où nous la voyons actuellement. La preuve en est dans la variété et la beauté des fruits que nous mangeons. Il ne paraît pas qu’ils soient inférieurs à ceux des anciens ; il faut donc que l’art de la greffe et la culture des arbres fruitiers se soient conservés, sans dégénérer sensiblement, à travers les bouleversements et la barbarie dont nous sortons à peine. Or si cette culture délicate s’est soutenue, on peut supposer que celle des grains n’est jamais tombée fort au-dessous de ce que nous la voyons.
J’en conclus que la valeur d’une même quantité de blé a dû être à peu près la même chez les anciens, dans le Moyen-âge, et de notre temps. Mais comme l’abondance des récoltes a toujours prodigieusement varié d’une année à l’autre, qu’il y a eu des famines dans un moment, et que les grains ont été donnés à vil prix dans un autre, il ne faut évaluer le grain que sur sa valeur année commune, toutes les fois qu’on la prend pour base d’un calcul quelconque.
Voilà pour ce qui est de la mesure des valeurs à des époques différentes.
Quant à leur estimation en deux endroits éloignés l’un de l’autre, elle n’est pas moins difficile. La nourriture la plus générale, et par conséquent celle dont la demande et la quantité restent plus communément dans une même proportion, varie d’un climat à l’autre. En Europe c’est le blé ; en Asie c’est le riz. La valeur d’une de ces denrées n’a aucun rapport en Asie et en Europe. La valeur du riz en Asie n’a même aucun rapport à la valeur du blé en Europe. Il a incontestablement moins de valeur aux Indes, que le blé parmi nous. Sa culture est moins dispendieuse, ses récoltes sont doubles ; de là encore le bon marché de la main-d’œuvre en Orient ; bon marché tel que, quoique les marchandises qui nous viennent de ces contrées soient renchéries par un très long voyage et un commerce monopole des plus dispendieux qu’on connaisse, nous ne pouvons néanmoins en faire de pareilles pour le même prix.
La denrée nourrissante de l’usage le plus général est donc une mauvaise mesure des valeurs à de grandes distances. Les métaux précieux n’en sont pas une bien parfaite non plus. Ils valent incontestablement moins dans l’Amérique méridionale et aux Antilles qu’ils ne valent en Europe, et incontestablement plus dans toute l’Asie. Cependant la grande communication qui existe entre ces parties du monde et la facilité de les transporter peuvent faire supposer que c’est encore la marchandise qui varie le moins dans sa valeur en passant d’un climat dans l’autre.
Il importe peu, dans les entreprises commerciales, de savoir la valeur absolue de l’argent et des autres marchandises en différents lieux ; leur valeur relative suffit. Un négociant envoie à la Chine une demi-once d’argent ; que lui importe que cette demi-once vaille plus ou moins qu’une once en Europe ? La seule chose qui lui importe est de savoir qu’avec cet argent il pourra acheter à Canton une livre de thé d’une certaine qualité, qui rapportée en Europe se vendra deux onces d’argent. D’après ces données, sachant qu’il aura sur cet objet, quand l’opération sera terminée, un gain d’une once et demie, il calcule si ce gain, après avoir couvert les frais et les risques de l’allée et du retour, lui laisse un bénéfice suffisant. Il ne s’inquiète pas d’autre chose.
S’il envoie des marchandises au lieu d’argent, il lui suffit de savoir le rapport entre la valeur de ces marchandises et celle de l’argent en Europe, c’est-à-dire ce qu’elles coûtent ; le rapport entre leur valeur et celle des denrées chinoises, en Chine, c’est-à-dire ce qu’on obtiendra en échange ; et finalement le rapport entre ces dernières et l’argent en Europe, ou ce qu’elles se vendront quand elles seront arrivées. On voit qu’il n’est question là-dedans que de valeurs relatives entre deux ou plusieurs objets, au même temps et au même lieu, dans chaque occasion.
Dans les usages ordinaires de la vie, c’est-à-dire lorsqu’il ne s’agit que de comparer la valeur de deux choses qui ne sont séparées ni par un long espace de temps, ni par une grande distance, presque toutes les denrées qui ont quelque valeur peuvent servir de mesure. Les écoliers donnent dix épingles pour une image, et quinze épingles pour une autre plus belle ; c’est tout de même qu’on donne une demi-once, une once d’or ou d’argent pour une marchandise, et dix, onces, vingt onces pour une autre qui vaut davantage. Le nom de la monnaie n’est autre chose que l’étiquette qui annonce la qualité et la quantité du métal, et quelquefois les déguise.
La valeur de l’or et de l’argent variant peu dans des temps et des endroits rapprochés, est peut-être de toutes les valeurs la meilleure pour l’estimation des autres, et l’usage est en cela fort raisonnable. Mais si l’on stipulait pour des temps éloignés, comme lorsqu’on se réserve une rente perpétuelle, il vaudrait mieux stipuler en blé ; car la découverte d’une seule mine pourrait faire tomber la valeur de l’argent fort au-dessous de ce qu’elle est, tandis que la cultivation de toute l’Amérique septentrionale ne ferait pas sensiblement baisser la valeur du blé en Europe ; car alors l’Amérique se peuplerait de consommateurs en même temps qu’elle se couvrirait de moissons.
La plus mauvaise de toutes les stipulations serait celle qui stipulerait en monnaie nominale ; car ce nom pouvant s’appliquer à des valeurs diverses, ce serait stipuler un mot plutôt qu’une valeur, et s’exposer à payer ou à être payé en paroles.
[II-130]
S’il est fâcheux qu’on méconnaisse les véritables sources de la prospérité des particuliers et des empires, il n’est pas non plus sans inconvénient de leur attribuer plus d’influence qu’elles n’en ont réellement. Dans le premier cas, on perd les avantages qu’on néglige ; dans le second on sacrifie, pour jouir de ces avantages, plus de biens qu’ils ne sauraient en procurer. Que de folles consommations, par exemple, n’a-t-on pas excitées, sous prétexte de donner de l’activité à la circulation ?
Or il est bon de savoir en quoi consiste l’avantage d’une circulation active de l’argent et des marchandises.
Pendant le cours d’une production, les capitaux qu’elle occupe sont engagés et ne peuvent reparaître sous leur forme première qu’au moment où, le produit étant achevé, il est susceptible d’être échangé, si on le juge à propos, contre un produit pareil à celui sous la forme duquel il était d’abord. Si cette première forme était de la monnaie d’argent, cet argent s’est changé en matières premières, en salaires, en marchandises, et s’il y a eu production véritable, la denrée qui en est résultée s’est trouvée susceptible d’être échangée finalement contre une somme d’argent égale à la première, plus les intérêts pendant tout le temps qu’elle a été engagée.
Si le temps a été long où ce capital s’est trouvé engagé, les intérêts qu’il a coûtés ont été considérables, et ont augmenté les frais de production. Tout ce qui peut tendre à raccourcir le temps de la production procure donc une économie d’intérêts et permet de réengager le même capital dans une autre production, de manière, par exemple, qu’un capital au lieu de produire d’une certaine denrée deux fois par année, en produise trois fois. C’est l’avantage qui résultera d’un circulation plus active.
Qu’on me permette un exemple qui sera superflu pour bien des lecteurs, mais qui servira au besoin à faire mieux entendre ce principe. Je le puiserai dans l’industrie commerçante parce que c’est celle où l’activité de la circulation est plus profitable. Choisissons donc une denrée dont la principale valeur dépende des avantages qu’elle aura reçus du commerce. La gomme arabique indique assez le pays où elle se recueille. Des marchands turcs l’achètent des récolteurs et l’apportent dans des ports du Levant, où nos armateurs vont la prendre pour la vendre aux négociants de nos ports de mer. Là elle est de nouveau vendue en gros aux marchands qui la font arriver dans les différentes villes de France et la vendent aux droguistes, chez qui s’approvisionnent les détailleurs et les consommateurs.
Tous ces changements de mains sont nécessaires pour donner la dernière façon, si je peux ainsi m’exprimer, à la gomme arabique, et la mettre en état d’être employée par ceux qui en ont besoin.
Pour lui donner toute sa valeur, les divers commerçants qui ont concouru à cette production ont transformé une partie de leurs capitaux, en gomme d’abord, ensuite en frais de tous genres comme emballages, nolisement, salaires des matelots, subrécargues, voituriers, etc. Cette partie de leurs capitaux n’a été remboursée à chaque négociant qu’au moment où il a eu achevé la part qu’il prenait à cette production, c’est-à-dire au moment où il a vendu la marchandise à un autre commerçant donneur d’une nouvelle façon. En conséquence, plus son commerce a été actif, et moins long a été le temps qu’il a gardé la marchandise, moins long le temps où son capital a été employé. Il a donc épargné des intérêts, ou, ce qui revient au même, avec son capital il a, dans un temps donné, renouvelé plus souvent ses opérations.
Mais remarquez bien qu’il faut que le capital soit employé d’une manière productive pour qu’il y ait quelque chose à gagner à l’activité de la circulation. Si dans une même ville on achetait et vendait continuellement, une année durant, la même marchandise sans lui donner une nouvelle façon, cette circulation ne procurerait pas le moindre bien. Au contraire elle tiendrait engagés des capitaux qui pourraient être employés productivement. Si les consommateurs ont la facilité d’acheter des denrées pareilles qui n’ont subi que la circulation nécessaire, la denrée reste à son prix naturel et les circulateurs inutiles perdent l’intérêt de leurs capitaux et leurs peines. Si ceux-ci trouvent le moyen d’empêcher que les consommateurs ne parviennent à la denrée avant qu’elle ait subi leur inutile circulation, alors ils font payer aux consommateurs l’intérêt de leurs capitaux inutilement laborieux et les salaires de leur sotte industrie, par un excédent sur le prix naturel de la denrée.
Une telle circulation, loin d’être encouragée, mériterait d’être arrêtée, en ce qu’il n’en résulte aucune utilité, aucune production, mais seulement un accroissement de frais de production.
L’activité de la circulation ne peut s’exercer que sur les marchandises arrivées au point d’être vendues à un producteur nouveau, ou bien au consommateur. Elle est aussi rapide qu’elle peut l’être quand une marchandise, du moment qu’elle est en état de subir une nouvelle façon, passe aux mains d’un nouvel agent de production ; et quand une denrée, du moment qu’elle a subi toutes ses façons, passe aux mains de celui qui doit s’en servir. Toute agitation, tout mouvement étranger à ce but, loin d’être un accroissement d’activité dans la circulation, est un retard dans la marche de la denrée, un obstacle à la circulation, une circonstance à éviter.
La marche des produits agricoles est peu susceptible d’un accroissement d’activité. Dans ce genre de production, les fonds restent engagés pendant l’opération de la pousse, qui pour l’ordinaire suit la marche des saisons, que l’homme voudrait hâter en vain. Il en est de même dans quelques productions commerciales qui ne peuvent s’obtenir que par des voyages qu’on ne peut entreprendre que dans certaines saisons.
Quant à la rapidité qu’une industrie plus parfaite peut introduire dans la confection des produits, c’est une augmentation de rapidité non dans la circulation, mais dans les opérations productives. L’avantage qui en résulte est du même genre ; c’est un emploi moins prolongé des capitaux.
Je n’ai fait nulle différence entre la circulation des marchandises et celle de la monnaie, parce qu’en effet il n’y en a aucune. Quand une somme d’argent séjourne dans les coffres d’un négociant, c’est une portion de son capital qui reste oisive, de même que la portion de son capital qui est dans son magasin sous la forme de marchandises en état d’être vendues.
Le meilleur des encouragements pour la circulation est le désir que chacun a, surtout les producteurs, de ne perdre que le moins possible l’intérêt des fonds engagés dans l’exercice de leur industrie. La circulation se ralentit bien plutôt par les contrariétés qu’elle éprouve que par le défaut d’encouragements qu’elle reçoit. Ce sont les guerres, les embargos, les droits pénibles à acquitter, le danger ou la difficulté des communications, qui l’entravent. Elle est lente encore dans les moments de craintes et d’incertitudes ; quand l’ordre public est menacé et que toute espèce d’entreprise est hasardeuse. Elle est lente quand on se croit exposé aux contributions arbitraires et que chacun s’efforce de cacher ses facultés. Elle est lente dans un temps d’agiotage où les variations subites occasionnées par le jeu sur les marchandises fait espérer à quelques personnes un bénéfice fondé sur une simple variation dans les prix. Alors la marchandise attend à l’affût d’une hausse, l’argent à l’affût d’une baisse : des deux parts, capitaux oisifs, inutiles à la production.
À de telles époques il n’existe guère de circulation que celle des produits qui risqueraient de se détériorer dans l’attente, comme les fruits, les légumes, les grains et tout ce qui se gâte à être gardé. On aime mieux alors passer pardessus les inconvénients attachés à la circulation, que risquer de perdre une portion considérable et quelquefois la totalité des denrées qu’on possède. C’est en partie ce motif qui fut cause de la prodigieuse circulation qui eut lieu pendant que le discrédit des assignats allait en croissant. Tout le monde était ingénieux à trouver un emploi pour un papier-monnaie dont la valeur s’évaporait d’heure en heure. On ne le recevait que pour le placer. Il semblait qu’il brûlât quiconque le touchait. Dans ce temps-là, des personnes qui n’avaient jamais fait le commerce, s’en mêlèrent ; on fonda des manufactures, on bâtit, on répara des maisons, on meubla ses appartements, on n’avait regret à aucune dépense, même pour ses plaisirs, jusqu’à ce qu’enfin on eût achevé de consommer, ou de placer, tout ce qu’on avait de valeurs sous forme d’assignats.
[II-139]
Avant de rechercher les diverses manières dont les valeurs produites se répandent dans la société, et les proportions suivant lesquelles elles se distribuent, il est bon de fixer nos idées relativement à la propriété ; car y aurait-il une véritable distribution de richesses là où la propriété n’existerait pas, là où la chose distribuée n’appartiendrait pas à celui qui l’a reçue ?
On s’est bien souvent égaré en cherchant l’origine du droit de propriété. Le plus incontestable est celui du créateur sur la chose créée, du producteur sur la chose produite. Tous les produits, lesquels ne sont, comme nous l’avons déjà vu, que de la valeur produite, et même tous les capitaux qui ne sont que des produits accumulés, peuvent être possédés à ce titre ; et comme la propriété est transmissible de sa nature, ils peuvent se trouver possédés par leurs producteurs ou par ceux à qui ces producteurs les ont transmis.
Quant aux fonds de terre, comme leur création n’est pas du fait de l’homme, on ne voit pas aisément à quel titre ils ont pu être possédés dans l’origine, si ce n’est au titre de premier occupant. Mais ce titre, qui même n’est devenu légitime que lorsqu’il y a eu des lois, et lorsqu’il a été consacré par ces lois, beaucoup de propriétaires sont-ils en état de le représenter ?
La force et la fraude ne sont pas des titres ; cependant on ne peut nier que beaucoup de propriétés de toute espèce ne reposent sur ces deux fondements. Parmi les biens originairement acquis par la force, il faut ranger ceux qu’un conquérant, ou bien les officiers et les soldats de ce conquérant, ont ravis ; et il n’est pas sans exemple qu’un gouvernement paisiblement établi et ses agents aient agi comme auraient pu le faire des conquérants.
Les propriétés originairement dues à la fraude comprennent celles dont on a été mis en possession par un jugement inique, ou par une vente illusoire, ou par des terreurs inspirées sans fondement.
Mais quel que soit le titre auquel on possède, du moment qu’il ne donne lieu à aucune réclamation, il devient inutile de le discuter. La question de l’origine et du fondement des propriétés est une question de pure curiosité, toutes les fois qu’elle n’est pas une matière de procès ; et la loi qui essaierait d’établir une différence entre la propriété acquise à titre légitime et celle qui ne l’est pas, tendrait à les ébranler toutes. Qui oserait approfondir l’usage que chacun peut faire de ses facultés naturelles ou acquises ? Les diamants de Laïs seront-ils ou ne seront-ils pas une propriété légitime ? Un acquéreur de bonne foi sera-t-il ou ne sera-t-il pas exposé à se voir enlever les choses sur lesquelles personne, autre que son vendeur, n’élevait de prétentions et qu’il a réellement payées. Non ; la loi doit regarder comme légitime toute propriété qui n’est pas disputée ; autrement elle se jetterait dans un labyrinthe inextricable, où, le bandeau sur les yeux, frappant d’un côté, protégeant de l’autre, ajoutant au désordre en voulant établir la justice, elle causerait beaucoup plus de maux qu’elle ne saurait en réparer.
En économie politique les effets de la propriété sont les mêmes, qu’elle soit injuste ou légitime, pourvu qu’elle soit reconnue et assurée. Je dis assurée, car il ne suffit pas qu’elle soit reconnue ; ce serait vainement que les lois consacreraient la propriété, si le gouvernement ne savait pas faire respecter les lois ; s’il était au-dessus de son pouvoir de réprimer le brigandage ; s’il l’exerçait lui-même ; si la complication des dispositions législatives rendait tout le monde incertain dans sa possession. On ne peut dire que la propriété existe que là où elle existe, non seulement de droit, mais de fait.
Ainsi laissant de côté la question du droit qui n’est rien pour nous, la question qui nous occupera doit se réduire à celle-ci : Est-il utile à la prospérité d’une nation que les propriétés y soient en effet assurées ? Or la réponse à cette question ne peut pas être la matière d’un doute. L’amour de soi est le sentiment qui domine dans l’homme, et rien ne l’excite plus à créer des moyens de bienêtre que la certitude d’en avoir la jouissance ou l’entière disposition.
Je ne prétends pas cependant que dans des cas excessivement rares, et qui rentrent même dans le principe que le droit de l’un ne doit pas porter préjudice au droit de l’autre, la société, ou l’autorité publique qui la représente, ne puissent intervenir entre l’homme et sa propriété, et poser des règles sur la manière dont il exerce son droit. C’est ainsi qu’elle ordonne avec justice l’échenillage des arbres sur les terres des particuliers. C’est ainsi que dans les pays où l’on reconnaît ce malheureux droit de l’homme sur l’homme, droit qui blesse tous les autres, on pose cependant de certaines bornes aux actions du maître sur l’esclave. C’est encore ainsi que la nécessité de procurer à la société les bois de marine ou de charpente dont elle ne saurait se passer, fait tolérer des règlements relatifs à la coupe des forêts particulières ; et que la crainte de perdre les minéraux qu’enferme le sol, impose quelquefois à l’administration l’obligation de se réserver l’exploitation des mines, ou bien de prescrire un mode d’exploitation aux propriétaires des terrains où elles se trouvent. On sent que si la manière d’exploiter restait entièrement libre, un défaut d’intelligence, une avidité trop impatiente, ou des capitaux insuffisants, pourraient conseiller à un propriétaire des fouilles superficielles qui épuiseraient les portions les plus apparentes et souvent les moins fécondes d’une veine, et feraient perdre la trace des plus riches filons. Quelquefois une veine minérale passe au-dessous du sol de plusieurs propriétaires, mais l’accès n’en est praticable que par une seule propriété ; il faut bien dans ce cas vaincre la volonté d’un propriétaire récalcitrant et déterminer le mode d’exploitation. Encore n’oserais-je pas répondre qu’il ne fût préférable de respecter son travers, et que la société ne gagnât davantage à maintenir inviolablement ses droits qu’à posséder quelques mines de plus.
Enfin la sûreté publique exige quelquefois impérieusement le sacrifice de la propriété particulière, et l’indemnité qu’on donne en pareil cas n’empêche pas qu’il y ait violation de propriété ; car le droit de propriété embrasse la libre disposition du bien ; et le sacrifice du bien moyennant une indemnité est une disposition forcée.
Les choses susceptibles d’être possédées peuvent se ranger sous différentes dénominations, suivant la manière dont on veut les considérer.
La législation civile divise les propriétés en propriétés immobilières et mobilières. Toutes les terres et les capitaux engagés se mettent dans la première classe ; tous les capitaux mobiles, tous les produits dans leurs différents degrés, et tous les talents, se placent dans la seconde.
On peut encore les classer en propriétés publiques et en propriétés particulières ; les premières sont les choses qui appartiennent à la société toute entière : ce sont les fonds de terre nationaux, les édifices publics, les flottes, les magasins, l’argent des caisses publiques, etc. Les propriétés particulières se composent de tout ce qui est possédé par les particuliers. La réunion des unes et des autres forme la masse des richesses d’une nation.
Enfin il est un autre classement, utile quelquefois dans les considérations qui sont la matière de cet ouvrage : ce sont les moyens de production et les produits eux-mêmes.
Dans les premiers on trouve les propriétés territoriales, les propriétés de capitaux et les propriétés d’industrie ou industrielles.
La masse entière des produits existants à différents degrés d’avancement dans la société, forme l’autre branche de cette division.
Les propriétés se transmettent, soit par l’échange de l’une contre l’autre, soit lorsqu’elles sont données et reçues à titre de présent gratuit, soit lorsqu’elles sont laissées et acquises par succession. La législation civile donne les règles qui doivent présider à ces trois manières dont les propriétés peuvent passer d’une main dans l’autre. La première est celle qui joue le plus grand rôle dans l’économie politique.
Les transmutations illégitimes, comme le vol, sont assimilées aux lésions de la personne, et réprimées par la législation criminelle.
Il existe une autre façon de transporter les propriétés, mais qui n’a lieu que de nation à nation : c’est lorsque le propriétaire s’expatrie avec ses biens et se fixe dans un autre pays. Dans ce cas les particuliers restent en possession de ce qui leur appartenait, mais une nation perd ce que l’autre gagne.
Il convient de remarquer que parmi les sources de production, tout n’est pas propriété ; la mer, l’air, la chaleur du soleil elle-même ont part à la production et ne sont la propriété de personne, pas même de la communauté qui n’en a que l’usage.
Un fonds de terre peut changer de maître, mais nous avons déjà eu lieu de remarquer qu’il ne saurait se dissiper ni même s’altérer. Il n’en est pas de même du capital qu’on y a répandu ; celui-ci peut s’accroître, ou diminuer, ou s’anéantir. Ainsi, quand on laisse dégrader les bâtiments, les clôtures nécessaires à l’exploitation d’une terre, ce n’est pas le fonds de terre qui se perd, c’est le capital qui s’y trouve engagé. Il est pourtant difficile que le capital engagé dans certaines améliorations, comme des défrichements, des dessèchements, etc., puisse s’altérer et parvienne à se perdre entièrement.
Les propriétés d’industrie ou industrielles sont susceptibles de s’accroître ou de dépérir en même temps que les facultés de l’homme qui les possède : le talent d’un grand acteur décline avec son âge et meurt avec lui. Elles ne peuvent passer d’une personne à l’autre : on peut enseigner son talent, on ne peut pas en investir une autre personne à l’exclusion de soi-même. L’enseignement alors est un produit de l’industrie, et ce produit peut se vendre, mais le fonds reste.
Les propriétés que je nomme industrielles, et qui sont la capacité, le talent de l’homme industrieux, sont aussi sacrées qu’aucune autre. Elles sont le fruit, ainsi que nous l’avons vu au livre I (chap. 43), d’un travail plus ou moins long et d’un capital accumulé, origine qui leur est commune avec beaucoup de propriétés mobilières. C’est par le moyen de ce travail et de ces avances qu’un homme a acquis ce moyen de production que nous avons nommé industrie. Son droit à cette propriété a le même fondement que le droit d’un propriétaire de capital sur son capital ; et les fruits doivent lui en revenir, comme les intérêts d’un capital au capitaliste. Ainsi un pays où les talents industriels, de même que les capitaux et les terres, ne sont pas garantis de toute espèce de lésion, est un pays où les propriétés ne sont pas entièrement assurées.
Les réquisitions d’hommes, soit dans les corvées, soit dans les levées de troupes, sont une lésion faite à la propriété industrielle. Comme toutes les autres infractions à la propriété, elles ne sont justifiables que lorsque la sûreté publique est menacée. Cette lésion à la propriété est funeste encore sous un autre point de vue, toujours économique, car les considérations de politique, de morale et d’humanité sortent de mon sujet. Dans les emplois forcés d’hommes on tient rarement compte des facultés industrielles : un homme habile pour la greffe est employé à raccommoder un chemin ; un bon chef de manufacture livre des batailles. De cette façon les talents, qui sont un capital accumulé, et un capital souvent assez considérable lorsqu’il est le fruit de plusieurs années de travaux et de dépenses, ces talents, dis-je, sont un capital sans produits. Raynal ne savait peut-être pas lui-même à quel point il avait raison, lorsqu’il a dit qu’il n’y a aucune contrée où l’on ne connaisse le prix de tout, de tout, excepté de l’homme.
Parmi les différentes sortes de propriétés, il en est une dont la nature ne me paraît pas avoir été jusqu’à ce moment bien comprise : je veux parler des propriétés littéraires.
Si je pouvais employer le mot de matière première, pour exprimer une chose aussi immatérielle que la pensée, je dirais qu’elle est la matière première du produit qu’on appelle un livre.
Elle est nécessaire non seulement pour tirer une première copie d’un ouvrage ; elle l’est encore pour tirer toutes les autres ; il n’en est pas une dont elle ne soit la base, puisque, sans elle, le second, le centième exemplaire d’un livre n’offriraient que des taches noires sur du papier blanc.
Ainsi un imprimeur qui multiplie les copies d’un ouvrage dont la matière première, la pensée, ne lui a pas été cédée, aliénée, pour qu’il en disposât selon sa volonté, est dans le cas d’un orfèvre qui aurait volé l’or dont il compose ses vases, mais qui en aurait acheté le dessin.
L’or du génie est la propriété de celui qui le produit, par cette loi qui attribue à chaque producteur la propriété de ses productions, et il est bon de remarquer que cette loi n’est pas seulement le meilleur encouragement à la production, mais que c’est en même temps le plus équitable, puisqu’il est toujours proportionné au mérite de la production.
À de certaines époques, où l’on a été aussi peu éclairé sur les vrais intérêts d’une nation que peu scrupuleux sur les moyens de les défendre, on a toléré le crime honteux de la violation des propriétés littéraires ; on a dit qu’il n’y avait que les bons ouvrages qui fussent contrefaits et que la contrefaçon devenait utile en les répandant davantage. C’est faire comme les sauvages dont parle Montesquieu ; c’est couper l’arbre à la racine pour en cueillir les fruits.
On conçoit que ce pourrait être une injustice profitable (s’il pouvait y en avoir de telles) lorsqu’une nation n’aurait plus rien à désirer dans tout ce qui a rapport aux productions de l’esprit. Mais je ne crois pas qu’il y ait une seule nation au monde à qui ce calcul inique pût convenir. La nôtre est une de celles où se trouvent le plus de livres imprimés, et cependant nous manquons de bons ouvrages élémentaires sur presque toutes les parties des connaissances humaines. Avonsnous sur l’histoire les meilleurs livres qui se puissent faire ? Où sont ceux où l’on trouve les moyens de guérir la goutte, l’épilepsie, la rage, l’affreuse peste, et d’écarter tant d’autres fléaux qui désolent l’humanité ? La science de l’homme moral est-elle donc si avancée ? Nous a-t-on indiqué jusqu’à présent des motifs assez puissants pour balancer l’intérêt privé dans l’administration de la chose publique ? Et n’est-ce pas là pourtant la seule base sur laquelle on puisse asseoir un bon gouvernement ? Quoi ! nous ignorons les premiers éléments de ce qui fait le bonheur de l’homme, et nous croirions en savoir assez ! Sans doute il y a trop de livres ; mais non pas trop de bons livres. De ce que les mauvais ouvrages abondent, s’ensuit-il qu’il faille se priver des moyens d’en avoir de meilleurs ?
S’imaginerait-on que ces produits puissent mieux que d’autres se passer du puissant encouragement de la propriété ? Faut-il augmenter la difficulté des combinaisons d’où peut naître un bon livre ? Qu’on prenne la peine d’examiner combien de conditions sont nécessaires pour qu’il reçoive l’existence : il faut que son auteur ait reçu de ses maîtres, ou des événements, une éducation convenable ; il faut qu’il ait de la persévérance, sans laquelle on n’achève rien ; il faut que la nature l’ait doué d’élévation dans l’âme, car les avantages temporels qu’on retire pour avoir fait un bon ouvrage, tout nécessaires qu’ils peuvent être à son auteur, sont en général trop médiocres pour suffire à une âme commune, en supposant qu’elle fût capable d’une belle conception. Il faut de plus que cet auteur vive assez pour conduire à sa fin une entreprise qui demande toujours plusieurs années, et que la fortune lui permette de faire l’avance de son entretien et de tous les autres frais qui accompagnent une production capitale. Ainsi un bon livre suppose nécessairement une éducation soignée, des circonstances favorables, quelque fortune, une longue existence, de l’esprit de suite, un grand caractère ; et je n’ai pas encore parlé de la condition première, de la condition essentielle : du talent, de cette force de tête indispensable pour les méditations soutenues, de ce jugement sain, de cette étendue de pensée qui rend un auteur digne d’être lu, et du style sans lequel on n’est pas lu, même quand on a pour soi la pensée. Croit-on qu’à tant de motifs qui rendent difficile et rare la création d’un bon ouvrage, il en faille ajouter d’autres et refuser aux productions d’un écrivain qui passe les jours, et même les nuits, à concevoir nettement des vérités utiles, et à les exprimer de même, une garantie qu’on accorde aux productions de l’industrie la plus grossière ?
Je ne doute pas que nous n’ayons été privés de plusieurs bons ouvrages par le peu de respect que nous avons eu jusqu’à présent en France pour la propriété d’auteur. Ce ne sont pas encore tant les ouvrages d’imagination et d’agrément dont notre légèreté a étouffé le germe : on peut supposer que la verve qui a inspiré ceux-là a surmonté tous les obstacles ; ce ne sont pas d’ailleurs les livres de ce genre qui réclament le plus d’avances. Ceux dont nous avons été privés par cette cause sont principalement les livres auxquels on accorde plus particulièrement la qualification d’ouvrages utiles. Or nous avons vu la part qu’ont les lumières dans toute espèce de production ; on peut dès-là conjecturer, quoiqu’il soit difficile de le calculer, le tort que cette même insouciance a fait à toutes les autres productions de notre pays.
Les propriétés en général sont transmissibles selon les lois aux héritiers naturels, ou aux légataires du premier possesseur : une propriété littéraire, celle de toutes peut-être qui est possédée à plus juste titre, doit-elle être transmissible de même jusqu’à la dernière postérité ?
Cette question devient extrêmement délicate. On ne peut nier qu’ici l’intérêt de la société ne soit en opposition avec la règle du droit naturel. Un ouvrage de l’esprit (je parle de ceux qu’un grand succès a consacrés) est une denrée unique, si je peux ainsi m’exprimer, et que rien ne saurait suppléer. Si les amis d’une philosophie aimable embellie des grâces du naturel et de la plus riante imagination devaient être privés de la lecture des bonnes Fables de La Fontaine, je ne sais par quelle autre lecture celle-là pourrait être remplacée. Que deviendraient les productions de notre inimitable fabuliste si des héritiers jaloux ou barbares enfouissaient ou laissaient perdre ce trésor ?
L’intérêt personnel serait sans doute pour eux un puissant motif d’en faire jouir le public ; mais le public doit-il courir le risque d’être la victime de la stupidité, de la folie, ou des caprices d’un héritier de La Fontaine ? L’intérêt personnel offre une garantie suffisante toutes les fois qu’il s’agit d’une production soumise à une libre concurrence. Alors la démence et l’imbécillité sont des exceptions dont les faibles conséquences peuvent être négligées sans beaucoup d’inconvénients ; mais il est ici question d’une production mise une fois par bonheur dans le monde, et qui, se perdant, n’y reparaîtra plus.
Enfin je suppose l’héritier de La Fontaine habile à ménager ses intérêts : dans cette supposition même, il trouvera son compte à vendre un plus petit nombre d’exemplaires des Fables et à les vendre fort cher. La propriété exclusive de cet ouvrage lui deviendra plus lucrative qu’elle ne l’a été pour son illustre auteur, par cela même qu’il ravira à la majeure partie des lecteurs une jouissance qui pouvait être commune à tous. On vendra cent francs peut-être un livre qui, donné pour quinze décimes, circule dans toutes les mains et va, jusqu’au fond d’un réduit modeste, former le génie naissant d’un élève destiné peut-être à honorer son pays, et flatter le goût consommé d’un vieillard souvent privé de tous les autres plaisirs.
D’un autre côté faut-il ravir aux enfants d’un grand écrivain le plus noble des héritages ? Nos lois accordent aux héritiers d’un auteur la jouissance exclusive de ses propriétés littéraires pendant les dix années qui suivent sa mort. Cette jouissance est-elle assez longue ? Suffit-elle pour tranquilliser un auteur sur le sort de ses enfants, de sa femme, quand il ne sera plus ? Je n’en sais rien. Ne perdons pas de vue que ce n’est point une faveur accordée par la société tant que le privilège dure ; puisque ce privilège, comme on l’a vu tout à l’heure, n’est autre que celui qu’a tout propriétaire de jouir exclusivement à perpétuité, soit par lui-même, soit par ses héritiers, de sa propriété : c’est de la part de l’auteur, quand le privilège cesse, l’abandon qu’il fait, pour l’intérêt de la société, d’un droit imprescriptible.
Cette garantie accordée par nos lois, tout avare qu’elle est, devient encore pendant la durée de son effet à peu près illusoire par l’imperfection de notre administration civile et judiciaire. Quand un auteur a fait un bon ouvrage, c’est-à-dire quand il a le plus de droits à la reconnaissance, et, à plus forte raison, à la justice de la nation, il voit son livre effrontément contrefait sous ses yeux, sans pouvoir obtenir de redressement, à moins qu’il ne soutienne un procès, ce qui est déjà un malheur ; et un procès coûteux, ce qui lui est souvent impossible. Encore, après qu’il a compromis son repos et hasardé sa fortune, le succès est-il incertain.
Toute espèce de vol porte atteinte à l’intérêt public autant qu’à l’intérêt privé. Le ministère public les poursuit du moment qu’on les lui défère. Le vol des propriétés littéraires mérite-t-il d’être privilégié et sa poursuite ne devrait-elle pas être une des attributions les plus respectées des tribunaux criminels ?
Je crois avoir prouvé que la pensée qui sert de base à chaque exemplaire d’un livre et qui constitue principalement son prix, fait partie de la propriété de son auteur. Je crois avoir prouvé qu’il était de l’intérêt de la société que la jouissance exclusive de cette propriété fût aussi solidement garantie que toutes les autres. Je vais plus loin, et je crois que la protection accordée par la société à un bon ouvrage ne la rend point quitte envers son auteur. Quelle production d’une seule main étend aussi loin son influence ? Cent mille personnes peuvent en jouir à la fois, et cent mille autres succéder aux premières sans altérer en rien l’utilité ou l’agrément qu’y trouveront leurs successeurs. Quelle production fait plus d’honneur à une nation et quelle est moins périssable ? Du moment qu’un bon livre a paru, les autres peuples en enrichissent leurs langues ; avec le nom de son auteur, circule celui de sa patrie ; il est répété sans fin ; et tandis que tous les produits des premiers temps de la Grèce ont disparu depuis longtemps, Homère subsiste.
[II-160]
Les produits, ou la valeur des produits, qu’un particulier retire de son industrie ou bien de ses capitaux, ou bien de ses terres, ou de tous les trois ensemble, forme ce qu’on appelle son revenu.
Les produits qu’il en retire pendant un an forment son revenu annuel. Il est si ordinaire de parler du revenu annuel, que, le plus souvent lorsqu’on dit le revenu, sans autre explication, on entend par-là le revenu d’une année.
La masse totale des revenus de tous les individus qui composent une nation forme le revenu de cette nation.
Le revenu d’une nation présente des produits variés à l’infini ; mais l’or et l’argent qu’elle possède, en supposant que leur quantité reste la même d’une année à l’autre, ne font point partie de ses produits, ni, par conséquent, de son revenu ; ils sont une portion de son capital, ainsi que nous l’avons déjà remarqué plusieurs fois.
Cela n’empêche pas qu’on ne puisse évaluer le revenu d’un particulier, et même celui de toute la nation, en monnaie d’argent. Et même, quoique toute la monnaie d’argent d’un pays soit fort inférieure en valeur à son revenu annuel, il n’est pas impossible que la totalité des revenus de cette nation ne soit reçue sous forme de monnaie par les personnes qui y ont droit. Cela arrive même indubitablement pour la plus grande partie des revenus : les mêmes écus servent, dans le cours d’un an, à acquitter plusieurs salaires, plusieurs intérêts, plusieurs fermages. Qu’un chapeau, un sac de blé, une charrue, de la valeur chacun de 24 francs, aient été produits dans la même année ; le chapelier vend le chapeau ; et avec l’argent qu’il en retire achète le sac de blé d’un fermier qui, à son tour, avec la même somme, achète une charrue : il est évident que les trois produits, valant ensemble 72 francs, ont été achetés avec 24 fr. d’espèces seulement, et que cette quantité de monnaie a suffi à payer toutes les portions de salaires, d’intérêts et de fermage comprises dans 72 francs.
La majeure partie du revenu annuel d’une nation, même de celle qui accumule beaucoup, se consomme chaque année. Ainsi quand on dit que le revenu annuel de la France s’élève à trois milliards on ne prétend pas dire qu’il y aura en France à la fin de l’année pour trois milliards de produits de plus qu’au commencement ; mais seulement que la valeur de tous les produits qu’elle a donnés dans le courant de l’année est égale à la valeur de trois milliards en argent. Beaucoup de ces produits se sont consommés à mesure. Tels sont ceux que nous avons nommés immatériels, qui ne durent pas au-delà du moment de leur production ; tels sont la plupart des fruits et des légumes dont la durée ne saurait être bien longue, et une infinité d’autres ; de manière que parmi les produits d’une même année, les uns ne sont pas seulement commencés, que les autres sont déjà détruits.
Ce qui précède suffit, je pense, pour mettre en garde contre la confusion qui pourrait se faire, de l’argent qu’on retire de son revenu avec le revenu lui-même ; et il demeurera constant que le revenu d’un particulier ou d’une nation n’est point l’argent qu’ils reçoivent en échange des produits créés par eux, mais bien ces produits eux-mêmes, ou leur valeur, qui est susceptible de se mettre par la voie des échanges sous la forme d’un sac d’écus, comme sous toute autre forme quelconque.
Toute valeur qu’on reçoit en argent ou autrement, et qui n’est pas le prix d’un produit créé dans l’année, ne fait point partie du revenu de cette année ; c’est un capital, une propriété qui passe d’une main dans une autre, et rien de plus [159] .
[II-164]
Les revenus dont il est question au titre de ce chapitre sont égaux au prix que les producteurs reçoivent pour le salaire de leur industrie ; mais il convient de remarquer que ce genre de production suppose nécessairement une consommation égale à la valeur produite, puisqu’il est ici question de produits sans durée, et qui s’évanouissent au moment où ils ont pris naissance. Si tous les médecins d’une ville pris ensemble ont reçu dans le cours d’une année cinquante mille francs pour le prix de leurs visites, il est indubitable qu’on a consommé cette année là, dans la même ville, pour cinquante mille francs de conseils de médecin. Ainsi, quoique le revenu soit très réel pour les médecins, ce revenu, comme celui de toutes les classes qui donnent des produits immatériels, est nul pour la société. D’autres personnes ont nécessairement perdu ce que les médecins ont gagné. Toute l’industrie des médecins, quelqu’étendue qu’elle soit, toute celle des administrateurs de la chose publique, des juges, des gens de loi, des militaires, des prêtres, des comédiens, chanteurs, domestiques, n’augmentera donc jamais d’une obole la masse des richesses sociales.
C’est pour avoir considéré ces professions sous ce point de vue que Smith les appelle improductives. Elles ne sont pas improductives ; on en a vu les raisons au liv. I. Mais leurs produits sont consommés à mesure : il n’en reste rien. Ce qu’elles accumulent provient de la production matérielle des autres citoyens ; car on ne saurait accumuler que des produits durables.
Il n’en est pas ainsi de ces derniers : ceux-ci ne sont pas nécessairement consommés dans l’instant, ni même dans l’année qui les a vu naître. Il n’y a donc pas à leur égard une consommation nécessairement égale à leur production. Une nation a pu donner naissance, pendant l’année, à une valeur de 1 500 millions de produits matériels, et n’en consommer que pour une valeur de 1 200 millions. Je sais bien qu’il y a beaucoup de produits durables susceptibles de fort peu de durée, comme les denrées qui ne sont pas de garde, la viande, les fruits, les légumes, etc. ; aussi ces produits se rapprochent-ils quant à leurs effets des produits immatériels ; au moyen de leur abondance, une nation peut être parfaitement bien nourrie, mais ils ne lui fournissent guère les moyens de devenir plus riche ; et s’il était possible de désigner positivement tous les produits de ce genre, et s’assurer qu’aucune parcelle ne peut s’en conserver sous aucune forme, il n’y aurait aucun inconvénient à les considérer comme nuls quant au revenu national, puisque la somme de leur consommation égalerait nécessairement celle de leur production.
En attendant que cette désignation soit faite, il ne convient de sortir de la masse des revenus que les valeurs nécessairement consommées en même temps que produites ; non pas, comme disent les Économistes, parce qu’il y aurait double emploi, et parce que ce serait un revenu payé avec d’autres revenus : un revenu peut fort bien être payé avec un autre, puisque deux produits d’une même année peuvent être le prix l’un de l’autre ; mais parce que c’est une production compensée par une consommation égale. Quand je paie un domestique avec une partie de mon revenu, il ne faut pas porter le salaire que je lui donne dans la masse des revenus de la société, par la raison que j’ai nécessairement consommé tout le produit de son industrie. Mais quand je paie à l’ébéniste une commode que je lui achète, il faut compter dans la totalité des revenus, et le mien tout entier et le prix de la commode ; car mon revenu est le prix d’un produit, du blé de ma terre, je suppose ; et le prix que je paie à l’ébéniste est le prix d’un autre produit, c’est-à-dire de la commode. De ces deux produits (le blé et le meuble), la quantité qui aura été consommée dans l’année sera une soustraction à faire au revenu de cette année ; mais comme rien ne prouve qu’ils aient été nécessairement consommés en totalité, il faut compter comme recette leur valeur produite, et comme dépense la portion seulement de leur valeur qui aura été consommée.
[II-168]
Nous avons vu précédemment comment les produits augmentaient de valeur suivant les différentes façons qu’ils recevaient en passant dans les mains de chaque producteur. Chacun de ces producteurs n’attend pas que le produit soit parvenu à sa perfection pour retirer la portion de valeur qu’il y a ajoutée. Il retire cette portion, et souvent même la consomme, avant que le produit soit parvenu à son dernier consommateur.
Voyez cette fileuse de lin. Elle achète pour quelques sous de filasse, la convertit en fil, convertit son fil en argent ; son argent soit en nouvelles marchandises pour alimenter son industrie, soit en denrées pour satisfaire à ses besoins. Tout cela est terminé avant que le fil, produit de son industrie, soit employé sous la forme de chemises ou de mouchoirs ; avant même bien souvent qu’il ait subi la façon qu’il est destiné à recevoir entre les mains du tisserand ou à la blanchisserie. Le tisserand lui-même a fréquemment réalisé sa part du produit avant qu’il soit sorti des mains du marchand en gros ou du marchand en détail.
Par quel moyen chaque producteur touche-t-il donc sa part du produit avant que le consommateur l’ait payé ? Au moyen de ce que chaque producteur fait à celui qui le précède l’avance de la valeur du produit, compris la façon qui lui a été donnée jusque-là. Son successeur, dans l’échelle de la production, lui rembourse à son tour ce qu’il a payé, plus la valeur que la marchandise a reçue en passant par ses mains ; jusqu’à ce qu’enfin le dernier producteur, qui est pour l’ordinaire un marchand en détail, soit remboursé par le consommateur de la totalité de ses avances, plus de la dernière façon que lui-même a donnée au produit.
Le fermage et l’intérêt, qui sont la part du propriétaire foncier ou du capitaliste, sont ordinairement payés à des époques convenues, par le chef d’industrie qui emploie les terres et les capitaux ; et il s’en fait rembourser par le producteur qui lui succède, en même temps qu’il se fait rembourser du montant de ses propres avances et de ses profits.
Ainsi, dans le cas où l’on aurait besoin d’un exemple, qu’on suive la production d’un produit quelconque, d’une montre, si l’on veut ; et qu’on examine comment les différentes portions de sa va 321.leur sont allées contribuer à former le revenu d’une foule de producteurs.
On verra d’abord que l’or, le cuivre et l’acier, qui entrent dans sa composition, ont été achetés à des exploitateurs de mines, qui ont trouvé dans ce produit de leur industrie le salaire de leur travail, l’intérêt de leurs capitaux, et le revenu foncier de leur terre ; ou si la mine et les capitaux ne leur appartenaient pas, ils ont retiré, outre leur salaire, de quoi payer le fermage de la mine et l’intérêt des fonds qu’ils avaient empruntés pour son exploitation.
Voilà déjà une portion de revenu foncier d’intérêts et de salaires retirée.
Les ouvriers qui fabriquent les différentes pièces de la montre, en payant le prix du métal, ont fait l’avance de la portion de revenus réalisée jusque-là. À leur tour ils ont été remboursés de leurs avances par un horloger dont l’industrie consiste à réunir, assortir, terminer, les différentes parties de la montre. L’horloger leur a payé, avec le montant de leurs avances, l’intérêt de ces avances en même temps que le salaire de leur industrie. Il a fait de même à l’égard des fabricants qui lui ont fourni le cadran, le cristal ; et, s’il y a des ornements, à l’égard de ceux qui lui ont fourni les diamants, la peinture, ou tout ce qu’on jugera à propos d’imaginer.
Enfin le particulier qui achète la montre pour son usage rembourse à l’horloger les avances de ce dernier, avec leurs intérêts, et de plus le salaire de son industrie.
La valeur entière de cette montre s’est comme on voit, avant même qu’elle fût achevée, disséminée par parcelles dans la société, où elle a contribué à former le revenu d’un grand nombre de producteurs, parmi lesquels peut se trouver, sans qu’il s’en doute, celui même qui a acheté la montre et qui la porte dans son gousset. En effet ce particulier ne peut-il pas avoir placé ses capitaux entre les mains d’un exploitateur de mines, ou d’un commerçant qui fait arriver les métaux, ou d’un entrepreneur qui fait travailler un grand nombre d’ouvriers ; ou enfin d’une personne qui n’est rien de tout cela, mais qui a sous-prêté à l’un de ces gens-là une portion de fonds qu’il avait prise à intérêt du consommateur de la montre ?
Nous venons de jeter nos regards sur tous les producteurs pêlemêle ; distinguons-les maintenant ; et ne confondons plus les industrieux, les capitalistes, les propriétaires fonciers.
[II-173]
Il y a par tout pays une certaine quantité d’industrie, de capitaux, de fonds de terre qui réclament de l’emploi. Il y a par tout pays une certaine demande pour employer de l’industrie, des capitaux ou des terres.
La quantité de talents industriels dont l’emploi est offert, dépend du nombre des travailleurs et de leur habileté naturelle ou acquise. Quelquefois le nombre supplée à l’habileté ; d’autres fois l’habileté au nombre.
La quantité de capitaux dont l’emploi est offert dépend des accumulations précédemment faites et de la portion de ces accumulations qu’on veut consacrer à des usages productifs.
La quantité de fonds de terre dont l’emploi est offert dépend de l’étendue des terrains qui peuvent être employés avec profit. Je dis employés avec profit, car l’offre d’un terrain qui n’est bon à rien équivaut à une absence d’offre. Ici, comme dans l’industrie, la qualité supplée à la quantité, et la quantité à la qualité. Un bon terrain rend bien plus de service qu’un mauvais, et il en faut moins pour obtenir les mêmes résultats.
Dans les trois branches, plus d’habileté dans l’emploi équivaut à une augmentation de la chose employée. Ainsi, le service de l’industrie est plus considérable quand ses méthodes sont plus perfectionnées ; le service des capitaux l’est également quand on trouve le moyen de faire un plus grand nombre d’opérations avec le même capital ; et le service du terrain est, de même, fort augmenté par une bonne culture.
Une foule de motifs font varier la quantité de chacun de ces services, mise en circulation relativement à chaque emploi particulier ; tellement que pour certain emploi on trouve beaucoup plus d’industrie ou de capitaux offerts que pour tel autre ; et de même on voit beaucoup plus de demandes de tel service pour un emploi que pour un autre. L’influence de ces motifs particuliers doit nous occuper dans les chapitres suivants. celui-ci n’est destiné qu’à découvrir les causes de l’offre totale et de la demande totale de chacun de ces moyens de production.
Nous venons de voir quelles sont les causes qui déterminent la quantité générale de service industriel, capital, et territorial, mise en circulation en chaque lieu ; c’est un des termes de la comparaison.
Quant à l’étendue de la demande qui en est faite, il faut distinguer la demande des moyens de production en général, de celle de l’industrie des capitaux ou des terres en particulier.
L’étendue de la demande des moyens de production en général ne dépend pas, ainsi que trop de personnes l’ont imaginé, de l’étendue de la consommation. La consommation n’est point une cause : elle est un effet. Pour consommer il faut acheter ; or on n’achète qu’avec ce qu’on a produit. La quantité de produits demandés est-elle donc déterminée par la quantité de produits créés ? Sans aucun doute. Chacun peut à son gré consommer ce qu’il a produit, ou bien avec son produit en acheter un autre. La demande des produits en général est donc toujours égale à la somme des produits [160] . Une nation qui ne produirait par an qu’une valeur de deux milliards, ne pourrait pas acheter ou consommer, pendant le même espace de temps, pour trois milliards de valeurs, à moins de prendre chaque année le milliard excédant sur ses capitaux. On voit que le meilleur moyen d’ouvrir des débouchés aux produits est de les multiplier et non de les détruire. Si ce résultat est évident, comme je le crois, que penser des systèmes où l’on encourage les consommations pour favoriser la production ?
Il ne serait pas vrai de dire que la somme des productions ne peut pas excéder celle des consommations. Ne peut-on pas accumuler une partie des produits créés chaque année ? Chacun ne peut-il pas accumuler soit une partie des siens, soit une partie de ceux des autres qu’il se procure par l’échange ? Le débouché n’est-il pas trouvé par cette accumulation, aussi bien que si la même valeur avait été consommée [161] ? La somme des productions n’est donc pas bornée par celle des consommations. Ce n’est pas fermer des débouchés que borner les consommations ; mais c’est en ouvrir de nouveaux que de favoriser la production. Une nation qui s’enrichit, jouit d’un avantage pareil à celle qui étend son commerce extérieur. Elle voit s’ouvrir de nouveaux débouchés et se présenter de nouveaux acheteurs. Elle étend son commerce, et ne livre point de guerres pour cela.
Si la production n’est pas bornée par l’étendue de la consommation [162] , si l’on peut produire plus que consommer, où sont donc les bornes de la production ? Elles sont dans les moyens de produire.
Mais, diton, s’il y a des marchandises qui ne trouvent pas d’écoulement, il y a nécessairement plus de moyens de produire employés, qu’il n’y a de facultés pour consommer leurs produits. Nullement ; l’engorgement n’a lieu que lorsqu’il y a trop de moyens de production appliqués à un genre de production et pas assez à un autre. En effet qu’est-ce que le défaut d’écoulement ? C’est la difficulté d’avoir une autre marchandise (denrée ou argent) en échange de celle qu’on offre. Les moyens de production manquent donc à la première autant qu’ils sont surabondants pour la seconde. Un canton de l’intérieur des terres ne trouve pas d’écoulement pour ses blés ; mais s’il s’y établit une manufacture, et qu’une partie des fonds et de l’industrie qui se dirigeaient vers la culture de la terre se dirige vers un autre genre de production, les produits de l’une et de l’autre espèce s’écouleront sans peine, quoique les produits aient plutôt augmenté que diminué. Le défaut d’écoulement vient donc non de la surabondance, mais d’un emploi défectueux des moyens de production.
Garnier, dans les notes qu’il a jointes à son excellente traduction de Smith, dit que dans les nations vieillies comme celles d’Europe, et où il y a des capitaux accumulés depuis plusieurs siècles, la surabondance du produit annuel obstruerait la circulation s’il n’était pas absorbé par une consommation proportionnée [163] . Je conçois que la circulation peut être obstruée par de certains produits trop abondants ; c’est un mal qui ne peut jamais être que passager, car on cesse bientôt de se livrer à une production dont les produits excèdent les besoins et tombent dans l’avilissement, pour s’occuper de la production des denrées recherchées ; mais je ne conçois pas que les produits de l’industrie d’une nation en général puissent jamais être trop abondants, car l’un donne les moyens d’acheter l’autre. La masse des produits compose la masse des richesses d’une nation ; et les richesses sont une chose dont les nations ne sont pas plus embarrassées que les particuliers.
Ce point bien éclairci nous fournit une réponse à la question qui nous occupe et que je reproduis : À quoi tient la demande des moyens de production en général ? Elle tient à l’étendue de la production. Et comme l’étendue de la production dépend de l’étendue des moyens de production, la demande des moyens de production s’étend dans la même proportion que les moyens de production eux-mêmes ; c’est-à-dire en résultat, qu’une nation a toujours les moyens d’acheter tout ce qu’elle produit. Autrement comment ferait-on pour acheter en France deux ou trois fois plus de choses au moins qu’on n’en achetait sous le règne misérable et infortuné de Charles VI ?
Quant à la demande d’un des moyens de production, elle est déterminée par l’étendue et l’activité des autres moyens de production dans le même lieu ; par la raison qu’on ne recherche un moyen de production que lorsqu’on en a besoin, et qu’on n’en a besoin qu’autant qu’on en a d’autres qui réclament de l’emploi.
Ainsi l’étendue de la demande des qualités industrielles dépend de la quantité de capitaux et de terres dont l’emploi est en circulation, ou offert ;
La demande des capitaux dépend de la quantité d’industrie et de biensfonds dont l’emploi est en circulation ;
Et la demande des biensfonds dépend de la quantité d’industrie et de capitaux productifs dont l’emploi est en circulation.
De manière qu’on pourrait représenter un pays en pleine production, sous l’image d’un char attelé de trois chevaux de front : l’Abondance et la Prospérité sont dans le char ; elles avancent, elles s’arrêtent, selon l’ardeur et la force des coursiers. Celui qui reste en arrière arrête les deux autres ; ceux dont la vigueur et le courage voudraient entraîner leur part du fardeau, excitent leur compagnon paresseux et secondent ses efforts ; et quand tous les trois marchent d’un pas égal et animé, alors seulement la production fait de rapides progrès.
De grands capitaux et des terrains fertiles appellent l’industrie, les talents industriels réclament des capitaux productifs, et l’agriculture est puissamment excitée par l’abondance des uns et des autres. En d’autres termes, les trois grands moyens de production sont d’autant mieux récompensés, c’est-à-dire ont une part d’autant plus grande dans la production, qu’ils sont moins offerts et plus demandés, relativement aux deux autres.
Il convient de placer ici une remarque dont on fera l’usage qu’on jugera à propos.
L’abondance des travaux industriels en circulation, c’est l’abondance des hommes : l’abondance des capitaux, c’est la somme des revenus amassés. Le vœu de la nature favorise la multiplication des uns : l’avidité des jouissances s’oppose à la multiplication des autres. Qu’on s’arrête un instant à cet aperçu moral pour chercher si l’on n’y découvrira pas la cause qui fait que les capitaux restent toujours en arrière des besoins de l’industrie, et que celle-ci ne reste jamais en arrière quand elle est appelée par les capitaux.
Quoi qu’il en soit de la cause, l’effet étant évident, les gens amis de leur pays ont dans tous les temps gémi de la dissipation des capitaux, et cherché les moyens de les accroître. De là sans doute l’utile testament de Franklin. Tout laborieux qu’il était, Franklin, dans sa jeunesse, avait senti le besoin : il a laissé à sa mort une somme de 32 mille francs environ pour être prêtée à intérêt à des artisans d’une capacité et d’une conduite éprouvée, mais sans fortune. Au bout de dix années, le même capital, accru des intérêts, est prêté à d’autres artisans ; de manière qu’après avoir successivement accoutumé au travail et mis dans l’aisance un grand nombre de personnes, ce legs doit au bout de cent ans s’élever à une somme de plus de deux millions de nos francs. Il est impossible de concevoir une disposition testamentaire capable de produire une plus grande masse de bonheur. Et, pour l’observer en passant, ce n’est pas parmi les nations frivoles et animées de peu d’esprit public, qu’on rencontre beaucoup d’exemples de legs faits avec une intention morale.
À mesure qu’une société s’enrichit, c’est-à-dire à mesure qu’elle augmente ses capitaux, les salaires de l’industrie augmentent et les profits des capitaux diminuent. La raison en est simple : plus une nation a de capitaux, plus il y en a dans la circulation et qui réclament les secours de l’industrie. Les capitaux sont plus offerts, l’industrie plus demandée. La concurrence des capitalistes fait qu’ils se contentent d’un médiocre profit, et la demande progressive des qualités industrielles assure à celles-ci un plus fort salaire.
Mais quand les capitaux deviennent rares, les salaires industriels baissent.
La rareté des capitaux agit sur les profits des terres de la même façon qu’elle agit sur les profits de l’industrie. Elle les fait baisser. Les fermages sont incontestablement plus bas dans un pays où il y a moins de capitaux et, par conséquent, moins de population, moins d’industrie. Les profits de certains fonds de terre baissent même à tel point dans ce cas, qu’on ne saurait les affermer à aucun prix ; alors plusieurs terrains restent incultes. Comment donc arrive-t-il que là où les capitaux sont rares, le revenu des terres qui sont très abondantes s’établisse à peu près au niveau des intérêts des capitaux ? C’est que le prix des terres elles-mêmes baisse encore plus que leurs profits : il y a double raison pour cela.
1°. Les produits territoriaux peuvent être achetés avec des revenus, et si les revenus de l’industrie et des fonds de terre sont faibles, au moins celui des capitaux est-il fort, tandis que les terres elles-mêmes ne peuvent être achetées qu’avec des capitaux ; et ils sont rares.
2°. Il ne se présente des capitaux pour acheter des terres qu’autant que le revenu du capital employé de cette manière doit rapporter à son possesseur autant que s’il était employé autrement. Pour qu’il rapporte autant, pour qu’un fermage déjà faible soit, relativement au prix d’achat, dans la même proportion qu’un fort intérêt relativement à son capital, il faut que le prix d’achat soit très bas.
Il convient à une nation qui est dans cette situation d’engager les étrangers à acheter de ses terres ; les capitaux qu’ils apportent pour cela sont autant d’ajouté à la masse des capitaux circulants, car ils n’emportent pas la chose achetée, c’est-à-dire la terre. Ils en tirent le revenu, à la vérité ; mais ce n’est pas un plus grand mal que s’ils prêtaient leurs capitaux et qu’on leur en payât l’intérêt ; or un pays qui manque de capitaux ne s’estimerait-il pas heureux que les étrangers lui en prêtassent pour favoriser le développement de son industrie, dût-il en payer l’intérêt ?
Au reste Steuart observe judicieusement que la terre tôt ou tard attire son propriétaire, par la raison que le revenu est moins fort et le paiement moins assuré quand le propriétaire est loin que lorsqu’il est près.
On encourage les étrangers à acquérir des terres par une bonne administration qui leur procure une sûreté et une tranquillité parfaite ; et par une administration peu dispendieuse, qui ne se réserve pas une trop grosse part des profits de la terre. Quant à leur personne on l’attire en la traitant avec les mêmes égards que leur propriété.
Dans les pays nouvellement fondés, les profits des capitaux et ceux de l’industrie montent très haut, car on y a prodigieusement besoin de capitaux et d’industrie tout à la fois. Les terres y réclament avidement et des avances et du travail. Aussi le prix des terres et les profits qu’elles rapportent y sont-ils excessivement médiocres ; tellement qu’aux ÉtatsUnis de l’Amérique septentrionale, dans les cantons éloignés des côtes, lesquels sont plus spécialement dans la situation d’un peuple nouveau, il n’y a guère que le propriétaire qui puisse cultiver son terrain ; sans cela il ne lui rapporterait presque rien ; tandis que lorsqu’il le cultive lui-même, il joint à ses profits comme propriétaire foncier (qui sont très faibles) ses profits comme industrieux (qui sont très forts), ce qui lui procure un revenu assez considérable pour qu’il ait de quoi vivre. Quand les capitaux qui servent à son exploitation sont à lui, et qu’il n’est pas obligé d’en payer l’intérêt, il joint à son revenu comme propriétaire et comme industrieux, le revenu du capitaliste.
Dans de tels pays les capitaux sont rares, mais il n’est pas difficile de les y former.
En premier lieu, l’abondance des terres et la facilité de choisir a permis de cultiver d’abord les plus productives soit par leur qualité, soit par leur position. Je dis par leur position, car une terre éloignée des rivières et des côtes produit de moins que celle qui est mieux située, tout le surplus des frais nécessaires pour amener ses produits au marché. Or la faculté de choisir les meilleures terres quant à la qualité et quant à la position, pour y appliquer ses capitaux et son industrie, est une circonstance favorable à l’accroissement du revenu, et par conséquent à l’épargne de quelqu’une de ses parties.
En second lieu, une petite épargne de valeurrevenu produit dans les pays nouveaux une grosse augmentation de valeurcapital, à cause de la grande valeur qu’a, dans de tels pays, un petit capital. Supposons que sur une terre de l’Amérique septentrionale un cultiva teur ait élevé des bestiaux ; ce qui a excédé la consommation de sa maison a été vendu médiocrement, c’est-à-dire a payé un assez bon salaire pour le très petit travail de l’industrie qui les a élevés, mais peu de chose avec cela pour le revenu de la terre où ils ont été nourris ; néanmoins si leur producteur a pu accumuler le prix des bestiaux, ou les bestiaux eux-mêmes, cette augmentation de capital, toute mince qu’elle est, a quelque prix dans un pays où les capitaux sont fort chers et leurs produits bien payés.
Ainsi, pour continuer le même exemple, si nous supposons que les bestiaux accumulés aient été employés à des défrichements, ou bien à mettre en état des chemins pour aller au marché voisin ou à la rivière la plus proche, ces dispositions rapporteront beaucoup comparativement au petit capital qui y a été consacré.
Dans de tels pays les capitaux croissent vite ; néanmoins il se passe beaucoup de temps avant qu’ils soient abondants, car ces pays, dans leurs progrès rapides, en absorbent considérablement soit sous la forme de capitaux engagés, soit sous celle de capitaux circulants. Toutefois, quand leurs profits viennent à baisser, ceux de l’industrie se soutiennent encore ; car les profits des capitaux ne peuvent baisser sans qu’il y ait une plus grande quantité de capitaux jetée dans la circulation ; et cette circonstance même est un appel fait aux qualités industrielles. Faut-il être étonné si en Amérique, et dans tous les pays neufs où il y a un peu d’esprit de conduite, l’accroissement de la population soit si rapide ? Elle est toujours excitée par l’ardeur productive des terres, et ne tarde pas à l’être par celle des capitaux.
Nous venons d’arrêter nos regards sur un pays où les propriétés territoriales sont surabondantes et très offertes, et où par conséquent leurs profits ne procurent pas à leur propriétaire un revenu suffisant pour vivre. S’il pouvait exister un pays où les capitaux excédassent tout ce que peut en employer l’industrie, ces capitaux seraient dans le même cas que les terres d’Amérique ; leurs profits seraient si modiques, qu’il faudrait en avoir beaucoup pour s’en faire un revenu suffisant ; et l’on serait obligé d’y joindre les profits d’une industrie quelconque. C’est jusqu’à un certain point ce qui arrive en Hollande, où l’on trouve fort peu de gens inoccupés. Chez une nation ingénieuse, ardente, téméraire, il est difficile que le taux de l’intérêt tombe aussi bas qu’en Hollande. Les besoins de cette nation seraient trop vifs et trop multipliés pour qu’elle amassât avec la persévérance des Hollandais ; et en supposant qu’elle devînt aussi riche qu’eux, elle trouverait dans son imagination féconde soit près d’elle, soit au loin, des emplois de capitaux qui soutiendraient le taux des intérêts ; je ne serais pas éloigné de croire que, toute proportion gardée, l’Angleterre est maintenant plus riche que la Hollande, que ses capitaux sont plus considérables : pourtant l’intérêt de l’argent s’y soutient mieux. En France il se soutiendra bien plus longtemps encore ; car, avec les mêmes motifs, les terres, les manufactures et le commerce de France réclament bien plus de capitaux que les terres, les manufactures et le commerce d’Angleterre.
Il suffit quelquefois qu’il s’ouvre de nouvelles branches d’industrie, de nouveaux emplois de fonds, pour que les profits des capitaux augmentent pour un temps, et par suite l’intérêt de l’argent prêté. Smith a remarqué qu’après la paix de 1763, l’intérêt de l’argent éprouva en Angleterre une hausse très sensible [164] . Les acquisitions importantes que l’Angleterre venait de faire ouvraient de nouveaux canaux au commerce et invitaient à de nouvelles spéculations : les capitaux jusqu’alors employés ne furent plus suffisants : la demande des capitaux devint plus forte sans que les capitaux devinssent plus rares. La hausse de l’intérêt, qui est en général un signe d’appauvrissement, fut dans ce cas-ci occasionnée par l’ouverture d’une nouvelle source de richesses, qui dut faciliter de nouvelles accumulations, et rétablir en peu de temps l’offre des capitaux au même point relativement à la demande.
Quand l’industrie devient très commune, ses profits, ainsi que ceux des capitaux, deviennent très modiques ; des talents industriels, même relevés, sont peu payés. Les profits du manufacturier et du négociant sont modérés en Hollande et en Angleterre dans toutes les branches où ils ne jouissent pas d’un privilège aux dépens du consommateur ; les gains considérables qui s’y font ne viennent pas tant alors de ce que les entrepreneurs d’industrie gagnent beaucoup sur chaque affaire, mais plutôt de ce qu’ils gagnent peu sur beaucoup d’affaires, et de ce qu’ils retirent de petits intérêts de leurs gros capitaux. Les profits sont plus forts en France [165] , et ils le sont encore davantage dans les pays moins industrieux que la France ; c’est pour cette raison que nous voyons des négociants porter leurs capitaux et leur industrie dans des villes du Portugal, d’Espagne et de Russie, ou dans les colonies d’Asie et d’Amérique, et en rapporter au bout d’un petit nombre d’années des fortunes considérables.
« Quand les profits diminuent, dit Smith, les marchands sont dans l’usage de se plaindre de la décadence du commerce : c’est une preuve qu’il prospère. [166] ».
Il n’est pas hors de propos d’observer que dans le règlement des portions de revenus que retirent les trois sources de production, les profits du capitaliste sont payés avant ceux du propriétaire foncier, et ceux de l’homme industrieux avant les uns et les autres. De façon que quand un produit destiné à payer une certaine masse de revenus reste au-dessous de la valeur présumée, c’est le propriétaire foncier qui perd le déficit ; que si le déficit excède la portion du propriétaire foncier, la perte de cet excédent porte sur le capitaliste. La raison en est simple : les capitaux et les terres peuvent exister à la rigueur sans toucher leurs revenus ; ce qui n’est pas possible à l’homme industrieux quand il n’est ni capitaliste, ni propriétaire foncier.
Quant aux capitaux, d’où leur vient leur privilège à cet égard sur les fonds de terre ? C’est que le capital peut être employé sans fonds de terre, tandis que celui-ci ne saurait l’être sans un capital.
Je sais bien que chaque source de production se retire de la production quand elle n’y trouve plus de revenu ; mais l’industrie se retire la première, les capitaux ensuite, les fonds de terre après tout le reste.
La production cesse de pouvoir fournir un revenu suffisant aux sources d’où elle procède, lorsque les circonstances qui l’accompagnent lui deviennent trop défavorables, lorsqu’elle est trop entravée par l’infécondité du terrain, par les lois, les mœurs ou les événements politiques, lorsque les fléaux célestes, le brigandage, la guerre ou l’impôt en ravissent une portion trop grande pour que le reste suffise à payer les services productifs. J’ai montré dans le liv. III comment dans ces cas-là les produits deviennent trop chers pour trouver des consommateurs, ou ce qui est la même chose, les services productifs trop bon marché pour pouvoir se continuer.
Il nous reste à examiner comment l’offre et la demande de l’industrie, des capitaux, des fonds de terre, et par conséquent leurs profits, varient suivant leurs divers emplois.
[II-195]
En traitant de la valeur des choses, je crois avoir suffisamment établi que leur valeur échangeable, qu’on appelle leur prix quand elle est exprimée en argent, dépend du rapport qui existe entre la quantité offerte et la quantité demandée de chaque chose. Je ne devais point alors examiner les motifs qui influent sur l’offre et la demande d’un produit ; je regardais la quantité offerte et la quantité demandée comme des quantités indifférentes.
Maintenant il est question d’apprécier les différents revenus ; et comme ils sont payés avec la valeur échangeable ou le prix des produits, il n’est pas inutile de découvrir les causes générales qui influent sur cette valeur échangeable, ou ce prix.
Et d’abord nous ne dirons point qu’un produit est chèrement payé quand il est payé un prix considérable. Les capitaux et l’industrie peuvent n’être pas mieux payés par un produit rare et dispendieux que par un produit qui ne l’est pas.
Une grappe de raisin vaut cent fois plus à Amsterdam qu’à Nîmes ; mais s’il a fallu cent fois plus de capitaux et de travail pour l’y faire venir, cette quantité de capitaux et de travail ne sera pas mieux payée à Amsterdam qu’à Nîmes. Il faut, pour qu’elle soit mieux payée, que les capitaux et le travail étant cent fois plus considérables, ils soient payés cent dix, cent vingt fois plus dans la première de ces villes que dans la seconde ; ce qui n’est pas impossible, car la demande des produits s’établit par des motifs en grande partie étrangers à la difficulté de la production. À difficulté égale, la demande est plus grande si le pays est plus opulent, si le produit demandé est l’objet d’une préférence marquée de la part des habitants, ou d’une vogue extraordinaire. On peut supposer mille motifs de demande étrangers à la facilité ou à la difficulté de la production [167] .
Il résulte de cela que les services productifs ne sont pas toujours payés avec la même libéralité. Telle production donnera un produit foncier, un profit de capital, un salaire d’industrie misérable et mesquin ; et tel autre donnera des profits plus amples.
Il est vrai que les producteurs cherchent toujours à placer leurs services productifs dans les emplois où les profits sont plus considérables, et font ainsi baisser, par la concurrence, des prix que la demande tend à élever ; mais leurs efforts ne peuvent pas toujours tellement proportionner les services aux besoins, qu’ils soient, dans tous les cas, également récompensés. Telle industrie est toujours rare dans un pays où le peuple n’y est pas propre. Bien des capitaux se trouvent engagés de manière à ne pouvoir jamais concourir à une autre production que celle à laquelle ils ont été voués dans l’origine. La terre enfin peut se refuser à un genre de culture pour les produits de laquelle il y a beaucoup des demandeurs.
Il est impossible de suivre les variations des profits dans tous les cas particuliers ; ils peuvent subir des variations extrêmes en raison d’une découverte importante, d’une invasion, d’un siège. Ces circonstances, et d’autres encore qui influent moins passagèrement sur les valeurs, se combinent dans leur action avec l’action des causes générales, mais ne la détruisent pas. Je dois donc me borner à observer l’influence des causes générales et permanentes sur le taux des profits en général. Cette observation présente des faits assez curieux.
Qui croirait, par exemple, si la chose n’était pas une des mieux constatées, que la production des marchandises que l’homme met au rang des plus précieuses, l’or et l’argent, soit une de celles auxquelles sont attachés les plus minces profits ?
Le revenu foncier des mines du Pérou, les plus riches qu’on connaisse, est absorbé tout entier par les droits de la couronne d’Espagne ; tellement que le propriétaire du sol n’exige souvent d’autre fermage de l’exploitateur qu’un engagement de celui-ci de se servir de son moulin pour le départ du minerai [168] . Or le droit que perçoit le roi d’Espagne est d’un dixième du métal extrait de la mine ; et si ce droit emporte le revenu foncier, ce revenu ne peut donc être estimé qu’au dixième du produit brut. En Europe le revenu foncier d’une terre cultivée s’élève souvent, malgré l’impôt, à la moitié, et descend rarement au-dessous du quart du produit brut ; il y a donc plus d’avantage à cultiver les plus mauvaises terres d’Europe qu’à fouiller le sol du Potose. Aussi le terrain y est-il donné pour rien. Quand une personne découvre une veine nouvelle, elle est autorisée à mesurer un espace de 246 pieds de long, large de moitié, dans la direction qu’elle suppose être celle du filon, et elle en est reconnue propriétaire.
Si la mine cesse de donner, en produit net, de quoi acquitter le droit, on l’abandonne. Le roi d’Espagne, pour prévenir cet abandon, a successivement baissé ses droits. Avant l’année 1736, ils étaient d’un cinquième. Antérieurement ils étaient plus considérables encore parce que le produit était plus abondant et moins avili.
Quant aux profits du capital et aux salaires qu’on retire de ce genre d’industrie, on ne doit pas s’en former une grande idée d’après ce qu’en disent Fresier et Ulloa, qu’on regarde comme très exacts et très bien informés. Suivant eux un homme qui entreprend une exploitation de mines est regardé comme destiné à la ruine et à la banqueroute ; chacun évite de lui prêter des fonds ; on considère son entreprise comme une loterie dont quelques gros lots peuvent tenter un esprit avide, mais dont les personnes sages ont soin de s’éloigner.
Les droits sur l’exploitation de l’or ne sont que d’un vingtième au Chili et au Pérou ; et néanmoins s’il est rare de voir quelqu’un qui ait fait fortune par le moyen des mines d’argent, il est encore plus rare que cela soit arrivé par le moyen des mines d’or.
Il est bon de remarquer en outre que les droits du roi sur l’argent et surtout ceux sur l’or, sont très souvent fraudés, de sorte que ces gains douteux seraient moindres encore si, comme nous venons de le supposer, les droits étaient fidèlement acquittés.
Au surplus, quand on considère quelle intarissable source de richesse l’Inde et toute l’Asie orientale sont entre les mains des peuples qui vont y porter des métaux précieux, et quand on voit les nations qui récoltent ces mêmes métaux tomber dans la misère et la dépopulation, on a un exemple bien frappant de cette vérité que parmi les innombrables produits de l’industrie humaine, l’or et l’argent sont au rang des moins profitables. L’Angleterre et la Hollande, qui ont exploité l’Orient où l’on porte de l’argent, se sont enrichies [169] ; l’Espagne et le Portugal, qui ont exploité les mines du Nouveau-Monde, se sont appauvries.
Il ne paraît pas que la production des pierres précieuses donne beaucoup plus de profits. Ces profits n’acquièrent quelqu’importance que par le privilège exclusif que se réservent rigoureusement les princes dont ces exploitations dépendent. Encore sont-ils obligés d’en protéger l’extraction et d’en soutenir la valeur en mettant des bornes à leur propre concurrence : la pêche du corail et des perles est souvent interdite pendant plusieurs mois de l’année, et les rois de Golconde et de Visapour ont fait fermer celles de leurs mines de diamants dont les produits étaient les moins abondants [170] .
De ces faits et de plusieurs autres qu’on pourrait citer, ne serait-on pas fondé à conclure que les meilleurs profits ne se font pas sur les denrées les plus chères et sur celles dont on peut le mieux se passer, mais bien plutôt sur les plus communes et les plus indispensables ? En effet la demande de celles-ci se soutient nécessairement : elle est commandée par le besoin ; elle s’étend même à mesure que les moyens de production s’étendent ; car c’est surtout la production des denrées de première nécessité qui favorise la population. La demande au contraire des superfluités ne s’élève pas à mesure que s’étendent les moyens de production ; si une vogue extraordinaire (qui ne saurait jamais avoir lieu que dans une grande ville) en fait monter le prix courant fort au-dessus du prix naturel, une vogue contraire le fait tomber fort au-dessous ; les superfluités ne sont, pour les riches eux-mêmes, que d’un besoin secondaire, et la demande qu’on en fait est bornée par le petit nombre de gens à l’usage de qui elles sont. Cela suffit pour expliquer pourquoi les services productifs qui se consacrent à la production des superfluités sont en général plus faiblement payés que les autres.
Je dis en général, car dans une grande capitale où les besoins du luxe se font sentir plus vivement que partout ailleurs, où l’on obéit quelquefois avec plus de soumission aux ridicules décrets de la mode qu’aux lois éternelles de la nature, et où tel homme se prive de dîner pour montrer le soir des manchettes brodées, on conçoit que le prix des colifichets puisse payer fort généreusement les mains et les capitaux qui s’appliquent à leur production. Mais excepté dans certains cas pareils, je ne serais pas éloigné de penser que les chefs d’entreprises qui produisent des superfluités font les profits les plus médiocres et que leurs ouvriers sont les plus médiocrement payés. En Normandie et en Flandres, les plus belles dentelles sont travaillées par des gens très misérables, et les ouvriers qui fabriquent à Lyon des brocards d’or sont couverts de guenilles. Ce n’est pas que souvent on ne fasse sur de tels objets des bénéfices très considérables : on a vu des manufacturiers s’enrichir en faisant des chapeaux de fantaisie ; mais si l’on met ensemble tous les profits faits sur des superfluités, si l’on en déduit la valeur des marchandises qui ne se vendent pas, et celle des marchandises qui, s’étant bien vendues, ont été mal payées, on trouvera je pense que ce genre de produits est celui qui donne au total les profits les plus mesquins. Les modistes les plus en vogue ont souvent fait banqueroute.
Les marchandises d’un usage général conviennent à un plus grand nombre de personnes et ont cours dans la plupart des situations de la société. Un lustre ne peut trouver sa place que dans de grandes maisons ; tandis qu’il n’est si chétif ménage où l’on ne trouve des chandeliers ; aussi la valeur des chandeliers qu’on fabrique est-elle, même dans les pays opulents, vingt fois plus considérable que celle des lustres, pour le moins.
C’est pourquoi les particuliers et les nations qui entendent leurs intérêts, à moins de raisons très fortes pour en agir autrement, préfèrent de se livrer à la production de ce que les marchands appellent les articles courants. M. Eden, qui négocia pour l’Angleterre en 1786 le traité de commerce conclu par M. de Vergennes, se dirigea d’après ce principe lorsqu’il demanda la libre introduction en France de la faïence commune d’Angleterre.
« Quelques misérables douzaines d’assiettes que nous vous vendrons, disait l’agent anglais, seront un faible dédommagement pour les magnifiques services de porcelaine de Sèvres que vous vendrez chez nous. »
La vanité des ministres français y consent. Bientôt on vit arriver les faïences anglaises : elles étaient légères, à bon compte, d’une forme agréable et simple ; les plus petits ménages s’en procurèrent ; il en vint pour plusieurs millions, et cette importation s’est répétée, augmentée, chaque année, jusqu’à la guerre. Les envois de porcelaines de Sèvres ont été peu de chose auprès de cela.
Le débit des articles courants est non seulement le plus considérable, il est encore le plus assuré. Jamais marchand n’a été longtemps embarrassé d’une provision de toiles à faire des chemises.
Les exemples que j’ai choisis dans l’industrie manufacturière ont des équivalents dans les industries agricoles et commerciales. Il se produit et se consomme en France pour une valeur bien plus grande de laitues qu’il ne se consomme d’ananas ; et les superbes châles de Cachemire sont un objet de commerce bien borné auprès des simples toiles de coton de l’Inde.
C’est donc un mauvais calcul pour une nation de se faire marchande d’objets de luxe et de recevoir en retour des choses d’une utilité commune. La France envoie en Allemagne des modes, des colifichets, qui sont à l’usage de peu de personnes ; et l’Allemagne lui fournit des rubans de fil et d’autres merceries, des limes, des faux, des pelles et pincettes, et d’autres quincailleries d’un usage général ; aussi sans nos vins, sans nos huiles, sans les produits toujours renaissants d’un sol favorisé de la nature, et quelques autres objets d’une industrie mieux entendue, nous nous épuiserions à payer l’Allemagne et les autres pays septentrionaux.
Ces raisons suffiraient pour expliquer la médiocrité des profits attachés à la production des métaux précieux, qui ne sont jamais d’un usage indispensable, soit comme monnaies, soit, à plus forte raison, comme ornements. Il en est d’autres causes, particulières à ces produits, et dont je crois devoir faire aussi mention.
Le peu de volume des métaux précieux, relativement à leur valeur, permet de les transporter sans beaucoup de frais. Une grande partie de ceux qu’on tire de la côte occidentale d’Amérique s’en vont aux extrémités orientales de l’Asie : ils font presque le tour du monde. Il n’y a pas de marchandise qui voyage plus que celle-là, et il n’y en a pas en conséquence dont le prix, dans un endroit du globe, influe davantage sur le prix qu’elle a dans un autre endroit. Les mines les moins fécondes et les plus dispendieuses sont donc obligées de la donner à peu près au même prix que les mines les plus fécondes. En d’autres termes il n’y a pas de marchandise pour laquelle la concurrence des producteurs soit aussi considérable. Les entrepreneurs des mines de houille du Forez ne redoutent guère la concurrence des entrepreneurs des mines de houille du Northumberland ; mais les entrepreneurs des mines d’or et d’argent de l’Europe n’ont pas pu supporter la concurrence des entrepreneurs des mines du Pérou. En Amérique même une mine un peu plus abondante nuit à toutes les autres.
Une autre cause des bas profits est celle-ci : La consommation des métaux précieux n’entraîne qu’une destruction excessivement lente ; la quantité qu’on en tire des mines, pour peu qu’elle excède ce qui s’en perd, tend donc à les rendre toujours plus communs et à faire baisser leur valeur ; c’est une marchandise qui arrive toujours à un marché déjà approvisionné.
J’avoue que l’augmentation dans la demande de cette marchandise pourrait aller au-delà de ce qui s’en perd journellement et absorber la quantité produite par les mines. Cela même paraît être arrivé aux XVe et XVIe siècles ; mais il ne serait pas facile que les mêmes circonstances se renouvellassent. Avant cette époque, tous les grands États de l’Europe étaient dépourvus d’industrie ; la circulation des produits, soit de ceux qui faisaient office de capitaux, soit de ceux qui devaient fournir à la consommation annuelle, était fort peu de chose. Tout à coup l’industrie et la production acquirent une grande activité par toute l’Europe ; on eut besoin, pour la circulation d’une plus grande masse de biens, d’une plus forte quantité de la marchandise servant de monnaie. En même temps on découvrit la route de l’orient par le Cap de BonneEspérance ; on se porta en foule vers ces nouvelles contrées ; leurs denrées nous devinrent de plus en plus nécessaires ; mais les Asiatiques n’avaient besoin d’aucune de nos denrées d’Europe, et ne recevaient en échange que des métaux précieux ; le commerce des Indes en absorba une immense quantité. Cependant les produits se multipliant, la richesse augmentait de toutes parts ; des marchands porte-balles étaient devenus des négociants opulents ; les pêcheurs de Hollande comptaient déjà parmi eux des millionnaires ; des marchandises recherchées, qui jusque-là avaient été réservées aux princes, se répandirent jusque chez les bourgeois ; les ameublements devinrent plus brillants ; et l’on fut en état d’employer comme ornements, comme ustensiles, une fort grande quantité d’or et d’argent. Si les mines d’Amérique n’eussent pas alors été découvertes, il est indubitable que la valeur de ces métaux se serait fort élevée ; elle aurait doublé, triplé, quadruplé peut-être.
Les mines furent découvertes.
Dès lors le besoin et l’emploi des métaux précieux eurent beau augmenter, la quantité qui s’en répandit augmenta plus rapidement encore, et le marché de cette denrée fut surabondamment approvisionné : de là cette baisse considérable dans sa valeur que nous avons déjà remarquée ; baisse qui aurait été bien plus forte sans les circonstances sur lesquelles nous venons de jeter un coup d’œil.
Il est vrai que depuis le commencement du XVIIe siècle la valeur des métaux précieux n’a plus décliné ; ce qui prouve que si la quantité annuellement sortie des mines a excédé la quantité annuellement perdue, et si par conséquent la quantité totale des métaux précieux a été augmentée, la consommation de cette denrée, ses emplois ont augmenté dans la même proportion. Alors, depuis cette époque le marché n’en étant plus surabondamment approvisionné, il faudrait retrancher cette cause du nombre de celles qui diminuent les profits qu’on fait sur ce genre de production.
Mais si depuis près de deux cents ans les besoins et l’emploi des métaux précieux ont augmenté autant que la quantité journellement fournie par les mines, il ne s’ensuit pas que les mêmes besoins augmentent toujours dans la même proportion, même en supposant que plusieurs nations croissent en opulence. Comme monnaie nous avons vu que les métaux précieux peuvent être en partie suppléés par le crédit, soit des particuliers, soit des banques publiques ; et comme il y a beaucoup d’économie à employer pour la circulation le crédit qui ne coûte rien, préférablement à des marchandises qui ont une grande valeur comme l’or et l’argent, il est probable que cette substitution deviendra d’autant plus générale que les intérêts commerciaux seront mieux entendus ; de manière que quoique la masse des affaires et des productions aille en augmentant, le besoin des métaux comme monnaie pourra diminuer.
Ajoutez à cela que l’ascendant des Européens dans l’orient et la souveraineté qu’ils s’arrogent sur plusieurs parties du continent et des îles d’Asie diminue la quantité de l’argent qu’on y porte. Une partie des denrées qui en arrivent ne sont plus le fruit d’un échange, mais le paiement d’un tribut. Les richesses que les agents de la compagnie anglaise amassent au Bengale arrivent en Europe sous la forme de marchandises des Indes, sans que l’Europe ait donné aucun argent pour les avoir.
Voilà pour ce qui a rapport à l’usage des métaux précieux comme monnaie.
Il est plus douteux que leur emploi comme ustensiles et ornements aille en diminuant, surtout si l’opulence de plusieurs nations augmente. À la vérité le bon goût, qui proscrit l’accumulation des ornements brillants, peut diminuer l’usage des bijoux et des dorures, et les remplacer dans beaucoup de cas par les nuances fraîches et variées d’une multitude de couleurs, par les créations ingénieuses du crayon, du pinceau, et du ciseau des artistes. On ne voit presque plus d’appartements dorés, de carrosses dorés, d’habits dorés, si ce n’est dans quelques cours qui se condamnent encore à une vaine représentation. Mais l’or et l’argent sont d’un usage commode et agréable dans certains bijoux, dans la vaisselle, et il est probable qu’il s’en consommera davantage sous cette forme à mesure que les nations deviendront plus riches. Dans un pays où l’aisance s’introduira, il n’est pas impossible qu’on voie une écuelle, un gobelet et quelques couverts d’argent dans des familles qui passeront pour pauvres.
Mais quand, par leur nature, les métaux précieux ne seraient pas au nombre des produits qui procurent les plus minces profits, leur production n’en serait pas moins une des plus mauvaises ressources dont on puisse s’aviser pour fonder la prospérité d’un empire. En voici deux raisons :
1°. Le produit des mines est nécessairement borné. La nature pose ces bornes ; d’heureux hasards quelquefois les reculent ; rarement c’est la volonté, l’activité, l’industrie de l’homme.
Les produits de l’agriculture d’une nation sont aussi bornés par les limites de son territoire ; mais qu’ils sont vastes et variés en comparaison des premiers ! Toute l’industrie humaine ne saurait porter leur valeur au-delà d’un certain terme ; mais combien ce terme n’est-il pas plus reculé !
Quant aux produits de l’industrie manufacturière, il est presqu’impossible de leur assigner des bornes. Ils font arriver par la voie de l’échange des richesses de tous les coins de la terre. Qu’est-ce donc auprès de ces sources fécondes, inépuisables, qu’une mine même abondante ? Qu’est-ce surtout lorsqu’il s’agit avec ce produit de fournir à un peuple tout entier, toutes les choses dont il a besoin ? Les produits industriels que consomme toute une nation, sont immenses ; et quoique les Espagnols et les Portugais soient peu nombreux et en général mal pourvus des nécessités et des commodités de la vie, néanmoins s’ils ne tiraient aucun parti de leur sol et de leur industrie, le revenu de leurs mines, fût-il bien plus considérable, ne suffirait pas pour les leur procurer. En tout pays, la plupart des choses grossières, celles qui sont à l’usage de la classe indigente, nourriture, abri, meubles ou vêtements, se fabriquent dans le pays même. L’Espagne serait bien plus pauvre si l’industrie y était tout à fait nulle ; mais il n’y a peut-être pas un seul pays où elle le soit complètement.
2°. Enfin le produit des mines d’or et d’argent se répartit dans un pays d’une manière peu favorable à la prospérité générale. Le gouvernement, soit comme souverain, soit comme propriétaire foncier, en retire toujours le produit le plus clair. Mais jamais, ou presque jamais un gouvernement n’accumule et ne place des capitaux. Ce produit pourvoit à ses besoins et non à ceux des particuliers. S’il est économe, il peut en résulter pour les particuliers un allégement dans les impôts qui équivaut à une augmentation de revenu ; mais on sait qu’en général les gouvernements fixent le montant des impôts sur ce qu’il est possible de recevoir plutôt que sur ce qu’il est nécessaire de dépenser, et que les peuples dont les princes ont des revenus indépendants, n’en paient pas pour cela des contributions moins fortes.
La partie du produit des mines qui va dans les mains des particuliers, y arrive par grandes masses : c’est un viceroi, un gouverneur, un grand concessionnaire qui en profitent et qui dépensent, de même que le gouvernement, improductivement, et sans que le gros de la nation y trouve un moyen d’augmenter ses capitaux ni de multiplier ses produits.
Après ce coup d’œil rapide sur la manière dont la nature des produits influe sur le revenu des producteurs pris en masse, considérons l’influence que la nature de leurs fonctions exerce sur le revenu des différentes classes de producteurs prises séparément.
[II-217]
Le savant, l’homme qui connaît le parti qu’on peut tirer des lois de la nature pour l’utilité de l’homme, reçoit une fort petite part des produits de l’industrie, à laquelle cependant les connaissances dont il conserve le dépôt et dont il recule les bornes, sont si prodigieusement utiles. Quand on en cherche la raison, on trouve (en termes d’économie politique) que le savant met en quelques instants dans la circulation une immense quantité de sa marchandise, et d’une marchandise encore qui s’use peu par l’usage ; de manière qu’on n’est point obligé d’avoir recours à lui de nouveau pour en faire de nouvelles provisions.
Quand Berthollet après de longues études, de mûres réflexions et une multitude d’expériences ingénieuses et délicates, a trouvé qu’on pouvait blanchir les toiles écrues, ou salies, au moyen de l’acide muriatique oxigéné, il a fait une découverte qui exercera une favorable influence sur le sort de l’humanité toute entière ; car il n’est peut-être pas de pays où l’on ne fabrique, emploie, ou salisse quelque sorte de toile. Eh bien, les connaissances nécessaires à l’emploi de ce procédé sont contenues dans un petit nombre de pages qui, prononcées dans des leçons publiques, ou répandues par la voie de l’impression, se trouvent jetées dans la circulation en quantité fort supérieure à la consommation qui peut s’en faire ; ou plutôt elles s’étendent à volonté, sans se consommer, sans qu’on soit obligé pour se les procurer d’avoir recours à celui de qui elles sont originairement émanées.
Conformément aux lois naturelles qui déterminent le prix des choses, ces connaissances supérieures seront donc médiocrement payées, c’est-à-dire retireront une faible quotepart dans la valeur des produits auxquels elles auront contribué. Aussi tous les peuples assez éclairés pour comprendre de quelle utilité sont les travaux scientifiques, ont-ils toujours, par des faveurs spéciales, et des distinctions flatteuses, dédommagé les savants du peu de profits attachés à l’exercice de leur industrie.
Quelquefois un manufacturier découvre un procédé soit pour donner de plus beaux produits, soit pour produire plus économiquement des choses déjà connues ; et à la faveur du secret qu’il en garde, il fait pendant plusieurs années, pendant sa vie, il lègue même à ses enfants, des bénéfices qui excèdent le taux commun des profits de son art. Ce manufacturier fait dans ce cas particulier deux genres d’opérations industrielles : celles du savant dont il réserve pour lui seul les avantages, et celles de l’entrepreneur [171] . Mais il est peu d’arts où de tels procédés puissent longtemps rester secrets ; ce qui au reste est un bonheur pour le public, car les procédés secrets tiennent le prix des marchandises qu’ils concourent à produire, au-dessus, et le nombre des consommateurs auxquels la jouissance en est permise, au-dessous du point où les appelle la nature des choses [172] .
[II-221]
Il ne sera question dans ce chapitre que de la portion des profits d’un entrepreneur d’industrie qui doivent être regardés comme le salaire de son travail. Si un chef de manufacture a une portion de capital employé dans sa manufacture, je le range, pour cette portion, dans la classe des capitalistes, et la portion des bénéfices qu’il fait en conséquence fait partie des profits du capital employé [173] .
Il est bien rare que celui qui touche un salaire d’entrepreneur ne touche pas en même temps, pour son compte, les intérêts d’un capital. Il est rare qu’un chef d’entreprise ait emprunté à des étrangers la totalité du capital dont il fait usage. S’il y a quelques-uns de ses ustensiles achetés avec ses propres capitaux, ou s’il fait quelques avances au moyen de ses propres ressources, alors il retire une portion de revenu comme entrepreneur, et une autre portion comme capitaliste. Les hommes étant très portés à ne sacrifier aucune portion de leurs intérêts, ceux même qui n’ont pas analysé ces droits dans leur détail savent les faire valoir dans toute leur étendue.
Notre tâche, en ce moment, est de démêler la portion de revenu que l’entrepreneur touche comme entrepreneur. Nous chercherons plus tard ce que le même, ou un autre, touche comme capitaliste.
On peut se rappeler que l’emploi d’un entrepreneur d’industrie a rapport à la seconde des opérations que nous avons reconnues être nécessaires pour l’exercice de toute industrie quelconque ; opération qui consiste à faire l’application des connaissances acquises à la création d’un produit à notre usage [174] . On se rappelle que cette application est nécessaire dans l’industrie agricole, comme dans l’industrie manufacturière, comme dans l’industrie commerçante ; et que c’est en cela que consiste le travail du fermier ou cultivateur, du manufacturier, et du négociant. C’est donc la nature des profits de ces trois classes d’hommes que nous voulons examiner.
Le salaire de leur travail est réglé, comme le prix de toutes les autres choses, par le rapport qui se trouve entre la quantité demandée de ce genre de travail, et la quantité qui en est mise en circulation, la quantité offerte.
Deux causes principales bornent cette dernière quantité, et par conséquent maintiennent à un taux élevé le prix de cette espèce de travail.
C’est ordinairement l’entrepreneur de l’industrie qui a besoin de trouver les fonds dont elle exige l’emploi. Je n’en tire pas la conséquence qu’il faut qu’il soit déjà riche, car il peut exercer son industrie avec des fonds d’emprunt. Mais il faut du moins qu’il soit solvable, connu pour un homme prudent, rempli d’ordre et de probité, et que, par la nature de ses relations, il soit à portée de se procurer l’usage des capitaux qu’il ne possède pas par lui-même.
Ces conditions excluent beaucoup de gens du nombre des concurrents.
En second lieu, ce genre de travail exige du jugement et des connaissances. Le jugement, surtout lorsqu’il a besoin d’être étendu et de comparer des convenances éloignées, est un don assez rare de la nature, et qui borne à un nombre d’hommes limité ceux qui sont capables d’offrir des travaux de cette espèce.
Les gens qui, par présomption, les entreprennent sans avoir la capacité suffisante, donnent des produits dont la valeur ne paie pas les frais de production ; par conséquent ne paie pas suffisamment le salaire de leur travail et l’intérêt de leurs fonds. Quelquefois même, loin de pouvoir prendre sur la valeur de leurs produits l’indemnité de leurs soins, ils sont obligés de tirer de leur poche, et le salaire des ouvriers, et les intérêts des capitaux qu’ils emploient. Les choses ne peuvent pas continuer longtemps sur ce pied, et leur travail ne tarde pas à être retiré de la circulation. Il n’y reste par conséquent que celui qui peut être continué avec succès, c’est-à-dire avec capacité. C’est de cette façon que la condition de la capacité borne le nombre de gens qui offrent le travail d’un entrepreneur.
Tous les genres d’industrie n’exigent pas, dans celui qui les entreprend, la même dose de capacité et de connaissances. Un fermier qui est entrepreneur de culture n’est pas obligé de savoir autant de choses qu’un négociant qui trafique avec les pays lointains. Pourvu que le fermier soit au fait des méthodes routinières de deux ou trois espèces de cultures d’où dérive le revenu de sa ferme, il peut se tirer d’affaire. Les connaissances nécessaires pour conduire un commerce de long cours sont d’un ordre bien plus relevé. Non seulement il faut connaître la nature et les qualités des marchandises sur lesquelles on spécule, mais encore se former une idée de l’étendue des besoins et des débouchés, aux lieux où l’on se propose de la vendre. Il faut en conséquence se tenir constamment au courant des prix de chacune de ces marchandises en différents lieux du monde. Pour se faire une idée juste de ces prix, il faut connaître les diverses monnaies et leurs valeurs relatives, qu’on nomme le cours des changes. Il faut connaître les moyens de transport, la mesure des risques qu’ils entraînent, le montant des frais qu’ils occasionnent ; les usages, les lois qui gouvernent les peuples avec qui l’on a des relations ; enfin il faut avoir assez de connaissance des hommes pour ne point se tromper dans les confiances qu’on leur fait, dans les missions dont on les charge, dans les rapports quelconques qu’on entretient avec eux. Si les connaissances qui font un bon fermier sont plus communes que celles qui font un bon négociant, faut-il s’étonner que les travaux du premier reçoivent un faible salaire en comparaison de ceux du second.
Ce n’est pas à dire que l’industrie commerçante, dans toutes ses branches, exige des qualités plus rares que l’industrie agricole. Il y a tel marchand en détail qui suit par routine, comme la plupart des fermiers, une marche fort simple dans l’exercice de sa profession ; tandis qu’il y a tel genre de culture qui demande un soin, une sagacité peu commune. C’est au lecteur à faire les applications. Je cherche, dans les cas simples, à poser des principes solides ; on en peut ensuite tirer une foule de conséquences plus ou moins modifiées par des circonstances, qui sont elles-mêmes les conséquences d’autres principes établis dans d’autres parties de cet ouvrage. De même, en astronomie, on vous dit que toutes les planètes décrivent des aires égales dans un même espace de temps ; mais c’est, sauf les perturbations qu’elles reçoivent du voisinage des autres planètes dont les forces attractives dérivent d’une autre loi de physique générale. C’est à la personne qui veut faire l’application des lois générales à un cas déterminé à tenir compte de l’influence de chacune de celles dont l’existence est reconnue.
Nous verrons, en parlant des profits de l’ouvrier, quel avantage donne sur lui au chef d’entreprise la position de l’un et de l’autre ; mais il est bon de remarquer les autres avantages dont un chef d’entreprise, s’il est habile, peut tirer parti. Il est l’intermédiaire entre le capitaliste et le propriétaire foncier, entre le savant et l’ouvrier, entre toutes les classes de producteurs, et entre ceux-ci et le consommateur. Il administre l’œuvre de la production ; il est le centre de plusieurs rapports ; il profite de ce que les autres savent et de ce qu’ils ignorent, et de tous les avantages accidentels de la production. C’est aussi dans cette classe de producteurs, quand les événements secondent leur habileté, que s’acquièrent presque toutes les grandes fortunes.
[II-229]
Les travaux simples et grossiers pouvant être exécutés par tout homme, pourvu qu’il soit en vie et en santé, la condition de vivre est la seule requise pour que de tels travaux soient mis dans la circulation. C’est pour cela que le salaire de ces travaux ne s’élève guère, en chaque pays, au-delà de ce qui est rigoureusement nécessaire pour y vivre, et que le nombre des concurrents s’y élève précisément au niveau de la demande qui en est faite ; car la difficulté n’est pas de naître : elle est de subsister ; du moment qu’il ne faut que subsister pour s’acquitter d’un travail, et que ce travail suffit pour pourvoir à cette existence, elle a lieu.
Il y a cependant ici une remarque à faire. L’homme ne naît pas avec la taille et la force suffisantes pour accomplir le travail même le plus facile. Cette capacité, qu’il n’atteint qu’à l’âge de 15 ou 20 ans, plus ou moins, peut être considérée comme un capital qui ne s’est formé que par l’accumulation annuelle et successive des sommes consacrées à l’élever. Par qui ces sommes ont-elles été accumulées ? C’est communément par les parents de l’ouvrier, par des personnes de la profession qu’il suivra, ou d’une profession analogue. Il faut donc que, dans cette profession, les ouvriers gagnent un salaire un peu supérieur à leur simple existence ; c’est-à-dire qu’ils gagnent de quoi s’entretenir, et, de plus, de quoi élever leurs enfants.
Si le salaire des ouvriers les plus grossiers ne leur permettait pas d’entretenir une famille et d’élever des enfants, le nombre de ces ouvriers ne serait pas tenu au complet. La demande de leur travail deviendrait supérieure à la quantité de ce travail qui pourrait être mise en circulation ; le taux de leur salaire hausserait, jusqu’à ce que cette classe fût de nouveau en état d’élever des enfants en nombre suffisant pour rétablir la quantité de travail offerte au niveau de la quantité demandée.
C’est ce qui arriverait si beaucoup d’ouvriers ne se mariaient pas. Un homme qui n’a ni femme ni enfants peut fournir son travail à meilleur marché qu’un autre qui est époux et père. Si les premiers se multipliaient dans la classe ouvrière, non seulement ils ne contribueraient point à recruter la classe, mais ils empêcheraient que d’autres pussent la recruter. Une diminution passagère dans le prix de la main-d’œuvre serait bientôt suivie d’une augmentation plus forte en raison de l’oscillation. Ainsi, quand même il ne conviendrait pas aux chefs d’entreprises d’employer des ouvriers mariés parce qu’ils sont plus rangés, cela leur conviendrait, dût-il leur en coûter un peu plus, pour éviter de plus grands frais de main-d’œuvre qui ne tarderaient pas à retomber sur eux.
Ce n’est pas que chaque profession, prise en particulier, se recrute régulièrement des enfants qui prennent naissance dans son sein. Les enfants passent de l’une dans l’autre, principalement des professions rurales aux professions analogues dans les villes, parce que les enfants s’élèvent à moins de frais dans les campagnes ; j’ai seulement voulu dire que la classe des manouvriers les plus simples retire nécessairement, dans les produits auxquels son travail concourt, une portion suffisante non seulement pour exister, mais encore pour se recruter.
Quand un pays décline, quand il s’y trouve moins de moyens de production, moins de lumières, d’activité ou de capitaux, alors la demande des travaux grossiers diminue par degrés ; les salaires tombent au-dessous du taux nécessaire pour que la classe manouvrière se perpétue ; elle décroît en nombre, et les élèves des autres classes, dont les travaux diminuent dans la même proportion, refluent dans les classes immédiatement inférieures. Quand la prospérité augmente, au contraire, les classes inférieures non seulement se recrutent avec facilité elles-mêmes, mais fournissent aux classes immédiatement supérieures de nouveaux élèves, dont quelques-uns plus heureux et doués de quelques qualités plus brillantes prennent un vol encore plus hardi.
La main-d’œuvre des gens qui ne vivent pas uniquement de leur travail est moins chère que celle des ouvriers en titre. Ils sont nourris ; le prix de leur travail n’est donc point, pour eux, réglé sur la nécessité de vivre. Il y a telle fileuse dans de certains hameaux qui ne gagne pas la moitié de sa dépense, bien que sa dépense soit modique ; elle est mère ou fille, sœur, tante ou belle-mère d’un ouvrier qui la nourrirait quand même elle ne gagnerait absolument rien. Si elle n’avait que son travail pour subsister, il est évident qu’il faudrait qu’elle en doublât le prix ou qu’elle mourût de faim ; en d’autres termes que le travail fût payé le double ou n’eût pas lieu.
Ceci peut s’appliquer à tous les ouvrages des femmes. En général, ils sont fort peu payés par la raison qu’un très grand nombre d’entre elles sont soutenues autrement que par leur travail, et peuvent mettre dans la circulation le genre d’occupations dont elles sont capables au-dessous du taux où le fixeraient leurs besoins.
On en peut dire autant du travail des moines ou des religieuses. Dans les pays où il y en a, il est fort heureux pour les vrais ouvriers qu’ils ne fabriquent que des futilités ; car s’ils faisaient des ouvrages d’une industrie courante, les ouvriers dans le même genre qui ont une famille à soutenir, ne pourraient point donner leur ouvrage à si bas prix sans périr de besoin.
Les moindres variations dans le prix de la main-d’œuvre la plus commune ont de tout temps été regardées avec raison comme de très grands malheurs. En effet, dans un rang un peu supérieur en richesse et en talents (qui sont une espèce de richesse), une baisse dans le taux des salaires oblige à des retranchements dans les dépenses, ou tout au plus entraîne la dissipation d’une partie des capitaux que ces classes ont ordinairement à leur disposition. Mais dans la classe dont le revenu est de niveau avec le rigoureux nécessaire, une diminution de revenu est un arrêt de mort, sinon pour l’ouvrier même, au moins pour une partie de sa famille.
Aussi a-t-on vu tous les gouvernements, à moins qu’ils ne se piquent d’aucune sollicitude paternelle, venir à l’appui de la classe indigente quand un événement subit a fait tomber accidentellement le salaire des travaux communs au-dessous du taux nécessaire pour l’entretien des ouvriers. Mais trop souvent les secours n’ont pas répondu dans leurs effets aux vues bienfaisantes des gouvernements, faute d’un juste discernement dans le choix des secours. Quand on veut qu’ils soient efficaces, il faut commencer par chercher la cause de la chute du prix du travail. Si elle est durable de sa nature, les secours pécuniaires et passagers ne remédient à rien ; ils ne font que reculer l’instant de la désolation. La découverte d’un procédé inconnu, une importation nouvelle, ou bien l’émigration d’un certain nombre de consommateurs, sont de ce genre. Alors on doit tâcher de fournir aux bras désemployés une nouvelle occupation durable, favoriser de nouvelles branches d’industrie, former des entreprises lointaines, fonder des colonies, etc.
Si la chute de la main-d’œuvre est de nature à ne pas durer, comme celle qui peut être le résultat d’une bonne ou d’une mauvaise récolte, alors on doit se borner à accorder des secours aux malheureux qui souffrent de cette oscillation.
Un gouvernement ou des particuliers bienfaisants avec légèreté auraient le regret de ne point voir leurs bienfaits répondre à leurs vues. Au lieu de prouver cela par le raisonnement, j’essaierai de le faire sentir par un exemple.
Je suppose que dans un pays de vignobles les tonneaux se trouvent si abondants qu’il soit impossible de les employer tous. Une guerre, ou bien une loi contraire à la production des vins ont déterminé plusieurs propriétaires de vignobles à changer la culture de leurs terres. Telle est la cause durable de la surabondance du travail de tonnellerie mis en circulation. On ne tient pas compte de cette cause ; on vient au secours des ouvriers tonneliers, soit en achetant sans besoin des tonneaux, soit en leur distribuant des secours à peu près équivalents aux profits qu’ils avaient coutume de faire. Mais des achats sans besoins, des secours, ne peuvent pas se perpétuer ; et au moment où ils viennent à cesser, les ouvriers se trouvent exactement dans la même position fâcheuse dont on a voulu les tirer. On aura fait des sacrifices, des dépenses, sans aucun avantage, si ce n’est d’avoir un peu différé le désespoir de ces pauvres gens.
Par une supposition contraire, la cause de la surabondance des tonneaux est passagère ; c’est, par exemple, une mauvaise récolte. Si, au lieu de procurer des secours passagers aux faiseurs de tonneaux, on favorise leur établissement en d’autres cantons, ou leur emploi dans quelqu’autre branche d’industrie, il arrivera que l’année suivante, abondante en vins, il y aura disette de tonneaux ; leur prix sera exorbitant, il sera réglé par la cupidité et l’agiotage ; et comme la cupidité et l’agiotage ne peuvent pas produire des tonneaux quand les moyens de production de cette denrée sont détruits, une partie des vins pourra demeurer perdue faute de vases. Ce n’est que par une nouvelle commotion et à la suite de nouveaux tiraillements que leur fabrication se remontera au niveau des besoins.
On voit qu’il faut changer de remède suivant la cause du mal, et par conséquent connaître cette cause avant de choisir le remède.
J’ai dit que ce qu’il fallait pour vivre était la mesure du salaire des ouvrages les plus communs, les plus grossiers ; mais cette mesure est très variable : les habitudes des hommes influent beaucoup sur l’étendue de leurs besoins. Il ne me paraît pas assuré que les ouvriers de certains cantons de France pussent vivre sans boire un seul verre de vin. À Londres ils ne sauraient se passer de bière ; cette boisson y est tellement de première nécessité, que les pauvres vous y demandent l’aumône pour aller boire un pot de bière, comme chez nous pour avoir un morceau de pain ; et peut-être ce dernier motif qui nous semble fort naturel paraît-il impertinent à un étranger qui arrive pour la première fois d’un pays où la classe indigente peut vivre avec des patates, du manioc ou d’autres aliments encore plus vils.
La mesure de ce qu’il faut pour vivre dépend donc en partie des habitudes du pays où se trouve l’ouvrier. Plus la valeur de sa consommation est petite, et plus le taux ordinaire de son salaire peut s’établir bas, plus les produits auxquels il concourt sont à bon marché. S’il veut améliorer son sort et élever ses salaires, le produit auquel il concourt renchérit, ou la part des autres producteurs diminue.
Il n’est pas à craindre que les consommations de la classe des ouvriers s’étendent bien loin, grâce au désavantage de sa position.
L’humanité aimerait à les voir, eux et leur famille, vêtus selon le climat et la saison ; elle voudrait que dans leur logement ils pussent trouver l’espace, l’air et la chaleur nécessaires à la santé ; que leur nourriture fût saine, assez abondante, et même qu’ils pussent y mettre quelque choix et quelque variété ; mais il est peu de pays où des besoins si modérés ne passent pour excéder les bornes du strict nécessaire, et où par conséquent ils puissent être satisfaits avec les salaires accoutumés de la dernière classe des ouvriers.
Ce taux du strict nécessaire ne varie pas uniquement à raison du genre de vie plus ou moins passable de l’ouvrier et de sa famille, mais encore à raison de toutes les sources de dépenses regardées comme indispensables dans le pays où il vit. C’est ainsi que nous mettions tout à l’heure au rang de ses dépenses nécessaires celle d’élever des enfants. Il en est d’autres moins impérieusement commandées par la nature des choses, quoiqu’elles le soient au même degré par le sentiment. Tel est le soin des vieillards. Dans la classe ouvrière, il est trop négligé. La nature, pour perpétuer le genre humain, ne s’en est rapportée qu’aux impulsions d’un appétit violent, et aux sollicitudes de l’amour paternel ; les vieillards dont elle n’a plus besoin, elle les a abandonnés à la reconnaissance, ou, ce qui vaut à peine mieux, à la prévoyance de leur jeune âge. Si les mœurs d’une nation rendaient indispensable l’obligation de préparer, dans chaque famille, quelque provision pour la vieillesse comme elles en accordent en général à l’enfance, les besoins de première nécessité étant ainsi un peu plus étendus, le taux naturel des plus bas salaires serait un peu plus fort. Aux yeux du philanthrope il doit paraître affreux que cela ne soit pas toujours ainsi ; il gémit que l’ouvrier, non seulement ne prévoie pas la vieillesse, mais qu’il ne prévoie pas même les accidents, la maladie, les infirmités. Là se trouvent des motifs d’approuver, d’encourager ces associations de prévoyance où les ouvriers déposent chaque jour une très petite épargne pour s’assurer une somme au moment où l’âge, ou bien des infirmités inattendues, viendront les priver des ressources de leur travail [175] . Mais il faut, pour que de telles associations réussissent, que l’ouvrier considère cette précaution comme d’absolue nécessité, qu’il regarde l’obligation de porter ses épargnes à la caisse de l’association, comme aussi indispensable que le paiement de son loyer ou de ses impositions ; ce qui ne peut guère arriver dans les pays où les mœurs et le gouvernement excitent à l’envi l’ouvrier à porter dans les tavernes, non seulement ce qu’il pourrait épargner, mais souvent même la plus pure substance de sa famille, au sein de laquelle il devrait trouver tous ses plaisirs. Les vains et dispendieux amusements des riches ne peuvent pas toujours se justifier aux yeux de la raison ; mais combien ne sont pas plus désastreuses les folles dissipations du pauvre ? La joie des indigents est toujours assaisonnée de larmes ; et les orgies de la populace sont des jours de deuil pour le philosophe.
Indépendamment des raisons exposées au chapitre précédent et dans celui-ci, et qui expliquent pourquoi les salaires d’un entrepreneur d’industrie (même de celui qui ne fait aucun profit comme capitaliste) s’élèvent en général plus haut que ceux d’un simple ouvrier, il en est encore d’autres, moins légitimes sans doute dans leur fondement, mais dont il n’est pas permis de méconnaître l’influence.
Les salaires de l’ouvrier se règlent contradictoirement par une convention faite entre l’ouvrier et le chef d’industrie. Le premier cherche à recevoir le plus, le second à donner le moins qu’il est possible ; mais dans cette espèce de débat, il y a du côté du maître un avantage indépendant de ceux qu’il tient déjà de la nature de ses fonctions. Le maître et l’ouvrier ont bien également besoin l’un de l’autre, puisque l’un ne peut faire aucun profit sans le secours de l’autre ; mais le besoin du maître est moins immédiat, moins pressant. Il en est peu qui ne pussent vivre plusieurs mois, plusieurs années même, sans faire travailler un seul ouvrier ; tandis qu’il est peu d’ouvriers qui pussent, à moins d’être réduit aux dernières extrémités, passer plusieurs semaines sans ouvrage. Il est bien difficile que cette différence de position n’influe sur le règlement des salaires.
Ajoutez qu’il est bien plus facile aux maîtres de s’entendre pour tenir les salaires bas, qu’aux ouvriers pour les faire augmenter. Les premiers sont moins nombreux et leurs communications plus faciles. Les ouvriers, au contraire, ne peuvent guère s’entendre sans que leurs ligues aient l’air d’une révolte que l’autorité civile s’empresse toujours d’étouffer. Le système qui fonde les principaux gains d’une nation sur l’exportation de ses produits est même parvenu à faire considérer les ligues des ouvriers comme funestes à la prospérité de l’État en ce qu’elles entraînent une hausse dans le prix des marchandises d’exportation, laquelle nuit à la préférence qu’on veut obtenir dans les marchés de l’étranger. Mais quelle prospérité que celle qui consiste à tenir misérable une classe nombreuse dans l’État, afin d’approvisionner à meilleur marché des étrangers qui profitent des privations que vous vous êtes imposées !
Au surplus, d’où vient, en supposant qu’on juge à propos de s’imposer des privations pour vendre davantage à l’étranger, d’où vient, dis-je, ces privations : ne sont-elles pas communes à tous les producteurs ? Smith pense [176] que les hauts profits des chefs d’industrie et les gros intérêts de fonds que les capitalistes se ménagent, plus encore que les hauts salaires des ouvriers, tendent à élever le prix des marchandises ; et il s’étonne que les gouvernements qui regardent comme si important de s’assurer, par le bon marché, des débouchés dans l’étranger, n’aient pas employé, pour réprimer leurs prétentions, les mêmes voies de rigueur qu’ils ont dirigées contre la classe ouvrière. Cette rigueur, qui serait cependant blâmable, serait bien moins injuste que l’autre, car il est moins invraisemblable que le maître, dont la position est la plus favorable, s’assure une partie des profits attribués à l’ouvrier par la nature des choses, qu’il ne l’est que l’ouvrier s’attribue une partie des profits du maître. Les jouissances superflues de celui-ci sont trop souvent prises sur l’absolu nécessaire de l’autre.
On rencontre des chefs d’industrie qui, toujours prêts à justifier par des arguments les œuvres de leur cupidité, soutiennent que l’ouvrier mieux payé travaillerait moins, et qu’il est bon qu’il soit stimulé par le besoin. Smith, qui avait beaucoup vu et parfaitement bien observé, n’est pas de leur avis. Je le laisserai s’expliquer lui-même.
« Une récompense libérale du travail, dit cet auteur, en même temps qu’elle favorise la propagation de la classe laborieuse, augmente son industrie, qui, semblable à toutes les qualités humaines, s’accroît par la valeur des encouragements qu’elle reçoit. Une nourriture abondante fortifie le corps de l’homme qui travaille ; la possibilité d’étendre son bienêtre et de se ménager un sort pour l’avenir en éveille le désir, et ce désir l’excite aux plus vigoureux efforts. Partout où les salaires sont élevés nous voyons les ouvriers plus intelligents et plus expéditifs. Ils le sont plus en Angleterre qu’en Écosse, plus dans le voisinage des grandes villes que dans les villages éloignés. Quelques ouvriers, à la vérité, quand ils gagnent en quatre jours de quoi vivre pendant toute la semaine, restent oisifs les trois autres jours ; mais cette inconduite n’est point générale ; il est plus commun de voir ceux qui sont bien payés, à la pièce, ruiner leur santé en peu d’années, par un excès de travail. [177] »
[II-247]
Il semble qu’il y ait contradiction entre ces deux mots, et que toutes les propriétés de l’esclave appartenant à son maître, ses revenus doivent faire partie de ceux du maître. Aussi ne fais-je entrer dans les profits de l’esclave que ce que son maître ne peut plus lui ravir, la somme de ses consommations une fois faites. Ses revenus annuels se composent de toutes les valeurs qu’il a consommées dans le cours d’une année.
Ce revenu est le plus misérable de tous, car il ne comprend pas même ce qui est nécessaire à l’entretien de la classe des esclaves. Un ouvrier, quelque chétif que soit son salaire, doit pouvoir, au moyen de ce salaire, élever sa famille, autrement la classe des ouvriers décroîtrait, et la demande de leurs travaux ferait bientôt remonter leur salaire au taux nécessaire pour la rétablir. Mais quant à la classe des esclaves, c’est aux dépens des maîtres qu’elle s’entretient ; ce sont eux qui paient, soit les frais qui servent à élever les négrillons, soit le capital au moyen duquel a été produit le nègre tout venu.
Il est probable que le prix d’un nègre rendu aux Antilles est inférieur au capital nécessaire pour l’élever sur les lieux, autrement on les multiplierait sur les habitations plutôt que d’acheter des nègres de traite. Mais cela ne viendrait-il point du mauvais régime de la plupart des plantations ? La consommation d’un négrillon jusqu’à l’âge de dix ans devrait-elle coûter deux mille francs, prix ordinaire d’un nègre de traite ? Je ne compte pas sa consommation au-delà de cet âge, car dès lors elle doit être balancée par les services qu’il peut rendre. Parvenu à l’âge d’homme, on sait que son travail paie, outre l’entretien de l’esclave et l’intérêt de son prix d’achat, de très gros profits.
Il est vrai qu’en élevant les nègres sur les habitations, la mortalité est à la charge du propriétaire ; mais cette mortalité, en estimant qu’elle cause une perte d’un quart, laisse toujours les trois quarts de son prix d’achat, ou quinze cents francs, pour élever un nègre jusqu’à l’âge de dix ans. Elle excède peut-être cette proportion ; mais c’est ce qui me fait soupçonner que le régime des habitations n’est pas ce qu’il pourrait être. Je me confirme dans cette idée par l’expérience du couvent des dominicains à la Martinique. Ces religieux n’étant pas comme les autres planteurs animés de l’esprit de retour dans la métropole, donnaient des soins plus paternels à leur habitation, et il leur convenait d’élever les nègres nécessaires pour la cultiver ; ils n’en achetaient point, et jouissaient de l’avantage d’avoir des esclaves accoutumés au climat et moins à plaindre que ceux qu’on arrache à leur pays, à leurs familles, à leurs habitudes.
Jusqu’à quand les livres d’économie politique devront-ils contenir des chapitres pareils à celui-ci ?
[II-250]
Après avoir examiné les différences qui, dans les salaires de l’industrie, proviennent de la nature des fonctions quel que soit le genre d’industrie qu’on ait embrassé, cherchons celles qui proviennent des circonstances de la production.
Nous trouverons que le taux naturel des profits est plus ou moins fort :
1°. Selon que les travaux de cette industrie sont plus ou moins dangereux, ou simplement accompagnés de plus ou moins d’agréments ;
2°. Selon qu’ils fournissent plus ou moins constamment de l’occupation ;
3°. Selon qu’ils exigent des mains plus sûres et plus dignes de confiance ;
4°. Selon la certitude ou l’incertitude de leurs résultats ;
5°. Enfin selon le degré d’habileté qu’ils supposent.
Il n’y a pas une de ces causes qui ne tende à augmenter ou à diminuer la quantité de travail mis en circulation dans chaque genre, et par conséquent à faire varier le taux naturel de ses profits. À peine a-t-on besoin que des exemples viennent à l’appui de propositions si évidentes.
Parmi l’agrément ou le désagrément d’une profession, il faut ranger la considération ou le mépris qui l’accompagne. L’honneur est une espèce de monnaie qui fait partie des profits de certaines conditions. Dans un prix donné, plus cette monnaie est abondante, et plus l’autre peut être rare, sans que le prix soit diminué. Smith remarque que le littérateur, le poète, le philosophe, sont presqu’entièrement payés en considération. Soit raison, soit préjugé, il n’en est pas tout à fait ainsi des professions de comédien, de danseur, et de plusieurs autres. Il faut bien leur accorder en argent ce qu’on leur refuse en égards.
« Il paraît absurde au premier aspect, ajoute Smith, que l’on dédaigne leur personne et qu’on récompense leurs talents souvent avec la plus somptueuse libéralité. L’un n’est pourtant que la conséquence nécessaire de l’autre. Si l’opinion ou le préjugé du public venait à changer touchant ces occupations, leur traitement pécuniaire tomberait à l’instant. Plus de gens s’appliqueraient à ce genre d’industrie et leur concurrence en ferait baisser le prix. De tels talents poussés à un certain point sont loin d’être communs ; mais ils ne sont pas non plus si rares qu’on l’imagine : bien des gens les possèdent, qui regardent comme au-dessous d’eux d’en faire un objet de lucre ; et un bien plus grand nombre seraient capables de les acquérir s’ils procuraient autant d’estime que d’argent. [178] »
Que si l’opinion attache de la honte à de certains travaux néanmoins très utiles, et dont il serait à désirer que le prix baissât, alors il faut tâcher de diminuer la honte ; car c’est une difficulté qui se paie, sans rien ajouter au mérite du résultat.
Tout emploi qui n’est pas constant est mieux payé, car il faut qu’on le paie à la fois pour le moment où il est en exercice et pour le moment où il attend qu’on ait besoin de lui. Un loueur de carrosse se fait payer les jours où il travaille plus que ne sembleraient l’exiger les peines qu’il se donne et l’intérêt du capital qu’il emploie ; c’est parce qu’il faut que les jours où il travaille paient pour ceux où il ne travaille pas. Il ne pourrait demander un autre prix sans se ruiner. Le loyer des travestissements est fort cher par la même raison : le carnaval paie pour toute l’année.
Relativement à la troisième cause de variations dans les salaires, on sait que le travail des ouvriers en bijoux, des porteurs d’argent, et en général de toutes les professions qui ne peuvent être exercées que par des personnes de confiance, est payé plus chèrement que le travail de celles qui ne sont assujetties à aucune responsabilité. La droiture, l’exactitude, la solidité requises pour de telles professions, réduisent la quantité circulante et offerte des travaux qu’elles exigent.
Quant à la certitude ou à l’incertitude des produits de l’industrie, c’est peut-être parmi les causes de différences dans les salaires une des moins convenablement appréciée.
« Dans une loterie équitable, dit l’auteur de la Richesse des nations, les bons billets doivent gagner tout ce que perdent les billets blancs : dans un métier où vingt personnes se culbutent pour une qui réussit, celle qui réussit devrait gagner seule les profits des vingt autres. [179] »
Or dans beaucoup d’emplois, on est loin d’être payé suivant ce taux. Le même auteur croit que quelque bien payés que soient les avocats de réputation, si l’on computait tout ce qui est gagné par tous les avocats d’une grande ville, et tout ce qui est dépensé par eux, on trouverait la somme du gain de beaucoup inférieure à celle de la dépense. Si dans cette profession les travailleurs subsistent, c’est donc aux dépens de quelqu’autre revenu qu’ils ont d’ailleurs.
Est-il nécessaire de faire remarquer que ces diverses causes de différences dans les salaires peuvent agir dans un même sens ou dans un sens opposé ? Que dans le même sens l’effet en est rendu plus sensible ; et que dans un sens opposé, l’action de l’une combat celle de l’autre ? Il est suffisamment clair, par exemple, que l’agrément d’une profession peut balancer l’incertitude de ses produits ; et que dans celles qui ne fournissent pas une occupation suivie, si cette occupation est pardessus cela dangereuse, il y a double cause d’augmentation de salaire.
Enfin la cinquième et peut-être la principale cause de l’augmentation du salaire des travaux en général, est le degré d’habileté qu’ils supposent.
Quand l’habileté nécessaire pour exercer une industrie, soit en chef, soit en sous-ordre, ne peut être le fruit que d’une étude longue et coûteuse, cette étude n’a pu avoir lieu qu’autant qu’on y a consacré chaque année quelques avances, et le total de ces avances est un capital accumulé. Alors le salaire du travail n’est plus un salaire seulement ; c’est un salaire plus l’intérêt des avances que cette étude a exigées ; cet intérêt est même supérieur à l’intérêt ordinaire, puisque le capital dont il est ici question est placé à fonds perdu et ne subsiste pas au-delà de la vie de l’homme. C’est un intérêt viager [180] .
Voilà pourquoi tous les emplois de temps et de facultés qui demandent qu’on ait reçu une éducation libérale, sont mieux récompensés que ceux où la bonne éducation n’est pas nécessaire. Cette qualité est un capital dont on doit retirer les intérêts, indépendamment des profits ordinaires de l’industrie.
L’expérience fournit cependant des faits contraires à ce principe. Chez presque toutes les nations, les prêtres faisant l’ouvrage, sont peu payés [181] . Cependant lorsqu’une religion repose sur des dogmes très compliqués, sur des histoires très obscures, on ne peut exercer le ministère religieux sans de longues études et des exercices multipliés ; or ces études, ces exercices ne peuvent avoir lieu sans l’avance d’un capital ; il semble donc qu’il faudrait, pour que la profession cléricale se perpétuât, que le traitement du prêtre payât l’intérêt d’un capital, indépendamment du salaire de sa peine, auquel paraissent se borner les profits du bas clergé, surtout dans les pays catholiques. Mais qu’on prenne garde que c’est la société qui fait l’avance de ce capital, en entretenant et endoctrinant à ses frais les étudiants en théologie. Alors le peuple qui a payé le capital, trouve des gens pour exercer cette industrie moyennant le simple salaire de leur travail, ou ce qui est nécessaire pour leur entretien.
Quand il faut, pour exercer une certaine industrie, non seulement des études coûteuses, mais en outre des dispositions naturelles peu communes, cette condition rend encore beaucoup plus rares, relativement à la demande, et par conséquent beaucoup plus chers, les travaux qui y ont rapport. Dans une grande nation à peine y a-t-il deux ou trois personnes capables de faire un très beau tableau ou une très belle statue ; aussi se font-elles payer à peu près ce qu’elles veulent, si la demande est un peu forte.
Si l’on appelle biens ou fortune tout ce qui donne des revenus, ce ne sont pas seulement les terres et les capitaux qu’un homme possède, ce sont encore ses talents industriels qui composent sa fortune. Celle du simple manœuvre consiste dans la seule faculté de pouvoir travailler. Il n’est pas riche, car il retire le plus pauvre de tous les revenus ; toutefois l’être impotent, imbécile, incapable de tout travail, est plus pauvre encore que lui.
On voit des talents industriels seuls donner des revenus très considérables, même indépendamment du capital consacré à l’instruction qui les a fait éclore. Un célèbre médecin, un avocat, un acteur, un peintre éminents, qui gagnent par année trente mille francs, n’en ont peut-être pas dépensé dix mille pour acquérir le talent qui fonde leur revenu ; en supposant donc qu’il fallût en déduire l’intérêt viager de leurs avances, ou mille francs, il resterait annuellement vingt-neuf mille francs pour représenter le revenu de l’industrie seule. Une pareille industrie ne vaut pas moins qu’un capital de 290 mille francs placé à fonds perdus.
Le salaire d’un administrateur ou d’un prince, en le supposant fixé de plein gré, ce qui arrive rarement, pourrait encore avec justice être porté très haut. Que d’études et d’expériences et surtout que de talents et de qualités naturelles ne suppose pas l’art de bien gouverner les hommes ! C’est peu de posséder la géographie et la statistique afin de connaître les ressources et les besoins du pays qu’on gouverne, et se former de justes idées de ses rapports avec tous les autres États ; il faut être versé dans l’histoire et dans la science politique, qui n’est que l’histoire réduite en généralités ; il faut être versé dans l’économie politique, sous peine de ruiner l’État en désirant sa prospérité, et de s’attirer les malédictions des peuples, quand on mérite leur amour. Il faut connaître la législation civile et criminelle, et le dédale des finances et de l’administration, afin de pouvoir en extirper les abus ; enfin il faut avoir une teinture de tous les arts, pour rendre justice à chacun, pour discerner un projet sage d’une conception extravagante, pour aller au-devant d’une vue utile et repousser une proposition dangereuse. À ne considérer que les avances réclamées par une telle instruction, qui suppose des professeurs habiles et des voyages multipliés, elles seraient déjà considérables. Mais je n’ai encore compté pour rien ni les peines excessives que coûte une si vaste instruction, ni les dangers qu’il faut braver pour arriver au timon des affaires ; ni les fatigues, ni les soucis, toujours renaissants, d’un si haut emploi, quand il est bien rempli. Or ces peines, ces dangers, ces soucis, ces fatigues, ont leur prix ; mais ce qui n’en a point, c’est la moralité profonde, c’est l’équité sévère, c’est l’abnégation de soi-même, de ses plaisirs, de sa fortune, de ses opinions mêmes, qualités sans lesquelles il faut descendre d’un poste élevé si l’on a eu le malheur d’y être porté par la fortune ; qualités qu’un peuple, même économiquement parlant, ne peut jamais payer suivant leur valeur, et qui ne sauraient être dignement récompensées que par la gloire.
[II-262]
Je ne saurais m’empêcher de remarquer l’indépendance que les revenus industriels ont procurée, chez les modernes, à une classe nombreuse de toute société, celle qui ne possède ni terres, ni capitaux.
Dans la Rome ancienne, il y avait peu de capitaux pour animer le commerce et les manufactures, et quand même on en aurait formé par l’accumulation, le dédain qu’avaient les citoyens libres pour ce genre d’occupation leur aurait laissé peu d’emplois. D’un autre côté les propriétaires des terres les cultivaient eux-mêmes ou par les mains de leurs esclaves, de sorte qu’une grande partie du peuple romain, c’est-à-dire les plébéiens qui n’avaient ni terres, ni capitaux, n’ayant point non plus de revenus industriels, n’en avaient d’aucune espèce. De là l’inquiétude et la turbulence des non propriétaires ; de là leurs emprunts qui n’étaient jamais acquittés ; de là le trafic des votes ; quelle pauvre figure faisaient ces maîtres du monde lorsqu’ils n’étaient pas à l’armée ou en révolte ! Ils tombaient dans la misère du moment qu’ils n’avaient plus personne à piller. Ils n’ont cessé de former autour de chaque grand une cour plus ou moins nombreuse, plus ou moins rampante ; jusqu’à ce que la clientèle d’un Marius se soit battue contre celle d’un Sylla ; celle de Pompée contre celle de César ; celle d’Antoine contre celle d’Auguste ; et qu’enfin le peuple romain tout entier ait formé la cour d’un Caligula, d’un Héliogabale, et de beaucoup d’autres monstres plus méchants qu’on ne pouvait croire l’homme capable de le devenir, et plus vils encore qu’ils n’étaient méchants.
Chez les modernes c’est toute autre chose. Quelles que soient nos formes de gouvernement, tout homme qui a un talent industriel est indépendant. Les grands dans chaque État ne sont pas les plus riches parce qu’ils n’ont plus pour cela les mêmes facilités que les chefs des nations de l’antiquité : ceux-ci, après avoir conquis un pays, s’en partageaient les terres, les effets mobiliers et même les habitants : on ne détruit plus ainsi les peuples ; on change leurs gouvernements et rien de plus. Le nouveau gouvernement tire, il est vrai, des tributs du pays qu’il a conquis ; mais, passé les premiers moments, ces tributs suffisent à peine pour subvenir aux frais de l’administration et de la défense du pays conquis, lesquels sont beaucoup plus considérables qu’autrefois. Dans un pareil ordre de choses, le gros d’une nation trouve qu’il y a peu de profits à servir les grands, et qu’il y en a beaucoup à servir le public, c’est-à-dire à tirer parti de son industrie. Dès lors plus de clientèles ; le plus pauvre citoyen peut se passer de patron ; il se met sous la protection de son talent pour subsister, et les gouvernements tirent des peuples les secours qu’ils leur accordaient jadis.
Aussi les nations modernes tout entières pouvant exister par elles-mêmes, restent presque dans le même état quand leurs gouvernements sont renversés.
[II-265]
Ce n’est pas la commodité ou l’incommodité de tels ou tels travaux qui procure à ces travaux, ou qui en écarte, les capitaux dont ils ont besoin ; c’est l’assurance de conserver les capitaux, ou le danger de les perdre en tout ou en partie. Un capital est un assemblage de choses inanimées (ou du moins qu’on peut considérer comme telles ; car les animaux entre les mains de l’homme ne sont que des machines). Un capital n’a donc point de volonté ; il ne peut concourir à la production sans subir un grand nombre de métamorphoses ; tout ce que considère son propriétaire, c’est la certitude ou l’incertitude de le voir se rétablir avec profit, quand l’opération à laquelle il a concouru sera terminée. Un homme achète une pacotille, part pour les îles, vend ses denrées, en rachète d’autres, et les rapporte en Europe. Le danger couru par son capital sous chacune de ces formes, pendant tous ces voyages et ces métamorphoses, est la seule considération qui détermine la quantité de capitaux qui peuvent être offerts pour cet emploi, et la quantité de capitaux qui en est écartée.
Si un tel emploi ne devait donner, dans le cours d’une année, que 5% du principal, il ne s’offrirait aucun capital pour une semblable opération ou d’autres analogues ; car il y a des emplois beaucoup plus sûrs, et qui rapportent 5%.
Remarquez que je mets le salaire de l’industrie tout à fait hors de la question. Ce salaire doit être fort pour couvrir les risques et les désagréments qu’éprouve la personne qui conduit l’entreprise, et le profit du capital doit être fort également pour couvrir le risque que court le capital. Le profit du capital se compose alors d’un profit simple, accru d’une prime d’assurance pour le risque qu’il court. L’argent employé dans une entreprise hasardeuse rapporte, si l’on veut, 5% pour l’usage ordinaire de ce capital, et en promet 30 pour payer le danger de perdre, soit le capital tout entier, soit une partie du capital, soit le profit qu’on en attend, soit seulement la prime d’assurance, ou même une partie de cette prime. Le capitaliste estime tous ces risques, l’un dans l’autre, à 30% ; et s’il les estime trop haut, d’autres capitalistes ne manquent point d’employer des fonds à une entreprise pareille, en se contentant d’une prime d’assurance moindre.
Après la rareté ou l’abondance effective des capitaux productifs, je ne connais pas d’autre cause qui influe sur la quantité mise ou ôtée de la circulation relativement à chaque emploi. Or la rareté ou l’abondance des capitaux prêts à être employés pour chaque emploi, comparée à l’étendue de la demande du produit auquel ils doivent concourir, détermine les profits des capitaux dans cet emploi. Quand ces profits sont trop faibles pour payer le profit simple, avec ce que j’ai nommé prime d’assurance, quelques portions de capitaux se retirent tout doucement de l’emploi en question, jusqu’à ce que le besoin des produits résultants de cet emploi se fasse sentir et élève les profits. Quand ces profits deviennent plus gros qu’il n’est nécessaire pour payer le profit simple et la prime d’assurance, alors de nouvelles portions de capital se glissent dans cet emploi, jusqu’à ce que la concurrence des capitaux y ait fait baisser le profit jusqu’à son taux naturel.
Ceci explique pourquoi un emploi de capital dans les pays lointains donne de plus gros profits : c’est que les retours en sont plus incertains ;
Pourquoi les profits sont également plus forts dans les emplois où le capital est longtemps engagé : plus l’opération est longue, et plus les risques sont multipliés ;
Pourquoi les profits sont faibles dans une industrie commune, courante, où la production ainsi que la consommation sont connues depuis beaucoup d’années ; et pourquoi ils sont le contraire dans une branche d’industrie neuve, et où l’on marche encore à l’aventure : dans le premier cas le retour des avances est assuré ; il ne l’est pas dans le second.
À la rigueur, on ne devrait pas mettre au rang des profits des capitaux la prime d’assurance qui couvre les risques auxquels ils sont exposés. Cette prime est ordinairement réduite par la concurrence au niveau de la perte régulière essuyée dans chaque emploi. L’expérience la fait connaître ou apprécier à l’avance ; ainsi, quand sur cent mille francs employés dans une certaine industrie l’expérience apprend qu’on perd dix mille francs par an, et que le profit du capital s’élève en conséquence à 15%, ou quinze mille francs, il y a réellement dans ce profit dix mille francs pour couvrir la perte, et cinq mille francs ou 5% pour le profit simple du capital.
Ainsi l’on peut dire, généralement parlant, que les profits des capitaux ne varient pas suivant les différents emplois, mais que la prime d’assurance destinée à couvrir les risques qu’ils courent varie considérablement. Il n’est pas besoin de démontrer que la prime d’assurance influe sur le prix naturel des produits ; de manière qu’un produit qu’on ne peut avoir qu’en hasardant son capital est d’autant plus cher que les risques de le perdre sont plus grands.
En suivant cette manière de considérer la chose, le profit simple des capitaux, qui tend à s’égaliser dans tous les emplois, ne sera déterminé que suivant les causes développées dans le chapitre 5 de ce livre, c’est-à-dire suivant la quantité totale de capitaux en circulation dans un lieu donné, comparée avec le besoin total de capitaux productifs dans le même lieu ; besoin qui dépend, comme on a vu, de la quantité d’industrie et de terres réclamant des capitaux.
Quant à la quantité de capitaux en circulation, il faut faire attention qu’elle ne comprend qu’une partie du capital d’une nation ; elle ne comprend pas les capitaux tellement engagés qu’il est impossible de les reverser dans la circulation, comme sont les constructions, les améliorations territoriales ; ni même des capitaux qui, sans être engagés à ce point, ne peuvent néanmoins rentrer dans la circulation que lentement et difficilement.
Les profits des capitaux engagés varient à l’infini, suivant l’intelligence qu’on a mise, ou qu’on n’a pas mise dans leur emploi. Il y en a qui ne rapportent absolument rien. Les seuls capitaux dont les profits s’égalisent par la concurrence sont ceux qui sont, ou peuvent aisément rentrer dans la circulation, c’est-à-dire qui peuvent actuellement, ou très prochainement, se consacrer à un autre emploi que celui auquel ils travaillent, s’ils en trouvent un meilleur.
C’est peut-être là qu’il faut chercher la cause d’une erreur bien généralement répandue, et suivant laquelle on ne considère comme un capital qu’une somme d’argent à placer. Toute autre valeur, en effet, n’est pas si évidemment offerte que celle-là ; néanmoins une valeur quelconque et sous quelque forme qu’elle soit, pourvu qu’elle soit réalisable et qu’on veuille l’employer comme capital, est un capital en circulation. Les valeurs qui servent en France au commerce des denrées coloniales, c’est-à-dire la valeur totale, non seulement des denrées coloniales achetées pour la consommation de la France, mais des navires, des voitures, des magasins, par le moyen desquels ces denrées sont mises à portée des consommateurs, sont peut-être 30 fois supérieures à la valeur des sommes d’argent habituellement employées dans ce commerce ; il se peut que 2 millions de numéraire suffisent aux échanges de 60 millions, valeur à laquelle peut se monter le capital employé au commerce des denrées coloniales. Eh bien, quoiqu’il n’y ait que 2 millions de numéraire employés dans ce commerce, 60 millions en peuvent sortir dans l’espace d’un an, plus ou moins, pour être appliqués au commerce des étoffes, si l’on veut. Il suffit qu’au lieu de racheter des sucres, des indigos, des cafés, etc., on rachète des laines, des soies, du coton, du lin, etc., pour fabriquer des étoffes ; et qu’on emploie à cette nouvelle destination les navires, voitures et magasins, qui servaient à l’autre commerce.
Sans doute un pareil changement ne peut pas s’opérer en totalité ; le taux des profits s’élèverait trop dans le commerce des colonies et baisserait trop dans celui des étoffes, pour que les choses pussent subsister longtemps sur ce pied ; mais ce qui n’arrive jamais tout à la fois, a lieu en partie. Chaque année il y a une portion des capitaux employés à une industrie qui va tenter la fortune dans une autre industrie ; et ce ne sont pas les capitaux sous forme de numéraire seulement qui sont disposés à se placer à leur plus grand avantage : ce sont tous les capitaux qui ne sont pas tellement engagés dans un emploi qu’ils ne puissent s’en dégager.
Il doit paraître évident à présent que les capitaux en circulation ne sont pas seulement les sommes d’argent à placer ; elles sont, à la vérité, les valeurs les plus promptement disponibles, mais elles ne sont pas les seules disponibles, et n’influent pas seules sur le taux des profits capitaux.
C’est pourtant sur ce fondement entièrement faux que porte tout l’ouvrage de Locke sur l’intérêt de l’argent [182] , et une foule d’autres écrits qui ont paru depuis celui-là, sans le valoir. L’intérêt serait fort bas dans un pays où la confiance réciproque serait bien établie et où les capitaux seraient abondants, quoique l’argent y fût très rare.
Une conséquence importante à tirer de ce qui précède, c’est que lorsqu’un pays manque de capitaux et qu’on veut lui en procurer, ce ne sont pas des sommes d’argent qu’il faut chercher à multiplier : ces valeurs ne sont qu’une portion peu considérable des capitaux dont la quantité influe sur le taux de l’intérêt ; et d’ailleurs on ne réussit pas à les multiplier au-delà des besoins de la circulation. Ce qu’il faut accroître, c’est la masse générale des capitaux ; or il n’y a qu’un moyen légitime de l’accroître : c’est l’accumulation.
Relativement à la possibilité d’augmenter le capital en circulation par le crédit, ou par des billets de confiance, je renvoie à ce que j’ai dit au ch. 16 du liv. II, sur les billets de confiance, chapitre où j’ai essayé de faire voir jusqu’à quel point ils ajoutent au capital de la société.
[II-275]
L’intérêt de l’argent s’appelait usure anciennement [183] , et c’était le mot propre, puisque l’intérêt est un prix, un loyer qu’on paie pour avoir la jouissance de l’argent. Mais ce mot est devenu odieux, il ne réveille plus que l’idée d’un intérêt illégal, exorbitant, et on lui en a substitué un autre plus honnête et moins expressif, selon la coutume.
Avant qu’on connût les fonctions et l’utilité d’un capital, peut-être regardait-on la redevance imposée par le prêteur à l’emprunteur comme un abus introduit en faveur du plus riche au préjudice du plus pauvre. Il se peut encore que l’accumulation, seul moyen d’amasser des capitaux, fût considérée comme une lésine nuisible au public qui regardait comme perdues pour lui les sommes que les grands propriétaires ne dépensaient pas. On ignorait que l’argent accumulé pour le faire valoir est cent fois plus profitable à l’indigence que l’argent dépensé ; et qu’un homme laborieux n’est jamais assuré de pouvoir gagner sa subsistance que là où il se trouve un capital mis en réserve pour l’occuper. Ce préjugé contre les riches qui ne dépensent pas tout leur revenu est encore dans beaucoup de têtes ; mais autrefois il était général ; il était partagé même par les prêteurs, qu’on voyait, honteux du rôle qu’ils jouaient, employer, pour toucher un profit très juste et très utile à la société, le ministère des gens les plus décriés.
Il ne faut donc pas s’étonner que les lois ecclésiastiques, et à plusieurs époques les lois civiles elles-mêmes, aient proscrit le prêt à intérêt ; et que durant tout le Moyen-âge, dans les grands États de l’Europe, ce trafic, réputé infâme, ait été abandonné aux Juifs. Le peu d’industrie de ces temps-là s’alimentait des maigres capitaux des marchands et artisans eux-mêmes ; l’industrie agricole, celle qui se suivait avec plus de succès, marchait au moyen des avances des seigneurs et des grands propriétaires qui faisaient travailler des serfs ou des métayers. On empruntait, moins pour trafiquer avantageusement, que pour satisfaire à un besoin pressant ; alors exiger un intérêt n’était autre chose qu’asseoir un profit sur la détresse de son prochain ; et l’on conçoit que les principes d’une religion toute fraternelle dans son origine, comme était la religion chrétienne, devaient réprouver un tel calcul, qui, maintenant encore, est inconnu des âmes généreuses et condamné par les maximes de la morale la plus ordinaire. Montesquieu [184] attribue à cette proscription du prêt à intérêt la décadence du commerce. C’est une des raisons de sa décadence, mais il y en avait beaucoup d’autres.
Les progrès de l’industrie firent ensuite considérer un capital prêté sous un tout autre jour. Ce n’est plus maintenant dans les cas ordinaires un secours dont on a besoin : c’est un agent, un outil, dont celui qui l’emploie peut se servir très utilement pour la société et avec un grand bénéfice pour lui-même. Dès lors il n’y a pas plus d’avarice, ni d’immoralité, à en tirer un loyer, qu’à tirer un fermage de sa terre, un salaire de son industrie ; c’est une compensation équitable, fondée sur une convenance réciproque ; et la convention entre l’emprunteur et le prêteur par laquelle ce loyer est fixé, est du même genre que toutes les conventions.
Le prix s’en règle d’après les mêmes principes. Il dépend de la quantité des capitaux offerte pour être prêtée, comparée à la quantité demandée pour être empruntée. Il est d’autant plus bas que la première de ces quantités est plus considérable relativement à l’autre ; et d’autant plus élevé qu’elle est plus petite.
Le rapport entre ces deux quantités détermine le taux fondamental de l’intérêt. C’est cette portion d’intérêt qui est analogue au prix dans les échanges ordinaires ; mais là tout est terminé quand l’échange est consommé ; tandis que dans le prêt, il s’agit encore d’évaluer le risque que court le prêteur de ne pas rentrer en possession de la totalité ou d’une partie de son capital. Ce risque est apprécié et payé au moyen d’une autre portion d’intérêt ajoutée à la première, et qui forme une véritable prime d’assurance.
Dans le chapitre précédent nous nous sommes occupés du risque résultant de la nature des opérations auxquelles le capital est employé. Quoique ce risque influe sur celui que court un capital prêté, il n’est cependant pas le même. L’emprunteur augmente dans de certains cas, et quelquefois diminue, les risques du capitaliste. Au risque qui résulte de l’emploi en lui-même, ne peut-il pas ajouter ceux qui naissent de son incapacité ou de son improbité personnelles ? Ne peut-il pas, dans une supposition contraire, diminuer le risque du capitaliste par la garantie qu’il lui offre pour ses fonds, quelle que soit l’issue de ses propres opérations ?
Toutes les fois qu’il est question d’intérêt d’argent, il faut soigneusement distinguer ces deux parties dont il se compose, sous peine d’en raisonner tout de travers, et souvent de faire, soit comme particulier, soit comme agent de l’autorité publique, des opérations inutiles ou fâcheuses.
C’est ainsi qu’on a constamment réveillé l’usure quand on a voulu limiter le taux de l’intérêt ou l’abolir entièrement. Plus les menaces étaient violentes, plus l’exécution en était rigoureuse, et plus l’intérêt de l’argent s’élevait. C’était le résultat de la marche ordinaire des choses. Plus le prêteur courait de risques et plus il avait besoin de s’en dédommager par une forte prime d’assurance. À Rome, pendant tout le temps de la république, l’intérêt de l’argent fut énorme ; on l’aurait deviné si l’on ne l’avait pas su : les débiteurs, qui étaient les plébéiens, menaçaient continuellement leurs créanciers, qui étaient les patriciens. Mahomet a proscrit le prêt à intérêt ; qu’arrive-t-il dans les États mahométans ? On prête à usure : il faut bien que le prêteur s’indemnise de l’usage de son capital qu’il cède, et de plus du péril de la contravention. La même chose est arrivée chez les chrétiens aussi longtemps qu’ils ont prohibé le prêt à intérêt ; et quand le besoin d’emprunter le leur faisait tolérer chez les juifs, ceux-ci étaient exposés à tant d’humiliations, d’avanies, d’extorsions, tantôt sous un prétexte, tantôt sous un autre, qu’un intérêt considérable était seul capable de couvrir des dégoûts et des pertes si multipliés. Des lettres patentes du roi Jean de l’an 1360 autorisent les juifs à prêter sur gages en retirant pour chacune livre, ou vingt sols, quatre deniers d’intérêts par semaine, ce qui fait plus de 86% par an ; mais dès l’année suivante ce prince, qui pourtant passe pour un des plus fidèles à leur parole que nous ayons eu, fit secrètement diminuer la quantité du métal fin contenue dans les monnaies, de manière que les prêteurs ne reçurent plus en remboursement une valeur égale à celle qu’ils avaient prêtée.
Cela suffit pour expliquer et pour justifier le gros intérêt qu’ils exigeaient. Sans compter qu’à une époque où l’on empruntait non pas tant pour former des entreprises industrielles, que pour soutenir des guerres et fournir à des dissipations ou à des projets hasardeux, à une époque où les lois étaient sans force et les prêteurs hors d’état d’exercer avec succès une action contre leurs débiteurs, il leur fallait une grosse assurance pour couvrir l’incertitude du remboursement. La prime d’assurance formait la majeure partie de ce qui portait le nom d’intérêt ou d’usure ; et l’intérêt véritable, le loyer pour l’usage du capital se réduisait à fort peu de chose. Je dis à fort peu de chose, car quoique les capitaux fussent rares, je soupçonne que les emplois productifs étaient plus rares encore. Sur les 86% d’intérêt payés sous le roi Jean, il n’y avait peut-être pas plus de 3 à 4% qui représentassent le service productif de la masse des capitaux prêtés ; car tous les services productifs sont mieux payés de nos jours qu’ils ne l’étaient alors, et le service productif des capitaux ne peut guère actuellement être évalué à plus de 5 ou 6% ; ce qui excède ce taux représente la prime d’assurance accordée au prêteur.
Ainsi la baisse de l’assurance, qui forme souvent la plus forte partie de l’intérêt, dépend de la sûreté dont jouit le prêteur. Cette sûreté à son tour dépend principalement de trois circonstances : savoir de la sûreté de l’emploi ; des facultés, du caractère personnel de l’emprunteur ; et de la bonne administration du pays où il réside.
Nous venons de voir que l’emploi hasardé de l’argent emprunté, dans le Moyen-âge, entrait pour beaucoup dans la forte prime d’assurance payée au prêteur. Il en est de même, quoique à un moindre degré, pour tous les emplois hasardés. Les Athéniens distinguaient jadis l’intérêt maritime de l’intérêt terrestre ; le premier allait à 30%, plus ou moins, par voyage, soit au Pont-Euxin, soit dans un des ports de la Méditerranée [185] . On pouvait bien faire deux de ces voyages par an, ce qui faisait revenir l’intérêt annuel à 60% environ ; tandis que l’intérêt terrestre ordinaire était de 12%. Si l’on suppose que dans les 12% de l’intérêt terrestre, il y en avait la moitié pour couvrir le risque du prêteur, on trouvera que le seul usage annuel de l’argent à Athènes valait 6%, estimation que je crois encore au-dessus de la vérité ; mais en la supposant bonne, il y avait donc dans l’intérêt maritime 54% payés pour l’assurance du prêteur ! Il faut attribuer cet énorme risque, d’une part aux mœurs encore barbares des nations avec lesquelles on trafiquait : les peuples étaient bien plus étrangers les uns aux autres qu’ils ne sont de nos jours, et les lois et usages commerciaux bien moins respectés ; il faut l’attribuer d’une autre part à l’imperfection de l’art de la navigation. On courait plus de risques pour aller du Pyrée à Trébizonde, quoiqu’il n’y eût pas trois cents lieues à faire, qu’on n’en court à présent pour aller de l’Orient à Canton qui sont à plus de sept mille lieues de distance. Les progrès de la géographie et de la navigation ont ainsi contribué à faire baisser le taux de l’intérêt, et, par suite, le prix naturel des produits.
Dans l’influence que la nature de l’emploi exerce sur le taux de l’intérêt, il faut comprendre la durée du prêt. L’intérêt est moins élevé quand le prêteur peut faire rentrer ses fonds à volonté, ou du moins dans un terme très court, soit à cause de l’avantage réel de disposer de son capital quand on veut, soit qu’on redoute moins un risque auquel on croit pouvoir se soustraire avant d’en être atteint. La faculté de pouvoir négocier sur la place les effets des gouvernements modernes entre pour beaucoup dans le bas intérêt auquel plusieurs d’entre eux parviennent à emprunter. Cet intérêt ne paie pas, selon moi, le risque des prêteurs ; mais ceux-ci espèrent toujours vendre leurs effets publics avant le moment de la catastrophe, s’ils venaient à la craindre sérieusement. Les effets non négociables portent un intérêt bien plus fort ; telles étaient en France les rentes viagères, que le gouvernement français payait en général sur le pied de 10%, taux élevé pour de jeunes têtes ; aussi les Genevois firent-ils une excellente spéculation en plaçant leurs rentes viagères sur trente têtes connues et pour ainsi dire publiques. Ils parvinrent ainsi à en faire des effets négociables, et attachèrent par-là à un effet négociable l’intérêt destiné à un effet qui ne l’était pas.
Quant à l’influence du caractère personnel et des facultés de l’emprunteur sur le montant de l’assurance, elle est incontestable. Elle constitue ce qu’on appelle le crédit ; et l’on sait qu’une personne qui a du crédit emprunte à meilleur marché qu’une personne qui n’en a pas.
Ce qui, après la probité bien reconnue, assure le mieux le crédit d’un particulier comme d’un gouvernement, c’est l’expérience de l’exactitude qu’ils mettent à acquitter leurs engagements. C’est la première base du crédit ; et, en général, elle n’est pas trompeuse.
Quoi ! diraton, un homme qui n’a jamais manqué d’acquitter ses dettes ne peut-il pas y manquer au premier moment ? — Non ; il est peu probable qu’il le fasse, surtout si l’on a de son exactitude une expérience un peu longue. En effet, pour qu’il ait acquitté exactement ses dettes il a fallu ou qu’il ait toujours eu entre ses mains des valeurs suffisantes pour y faire face : c’est le cas d’un homme qui a plus de propriétés que de dettes ; ce qui est un fort bon motif pour lui accorder de la confiance ; ou bien il a fallu qu’il ait toujours si bien pris ses mesures et fait des spéculations tellement sûres, que ses rentrées n’aient jamais manqué d’arriver avant ses échéances : or cette habileté, cette prudence, sont encore de fort bons garants pour l’avenir.
Enfin la bonne administration du pays où réside le débiteur diminue les risques du créancier et par conséquent la prime d’assurance qu’il est obligé de se ménager pour couvrir ses risques. Voilà pourquoi le taux de l’intérêt hausse toutes les fois que les lois et l’administration ne savent pas garantir l’exécution des engagements. C’est bien pis lorsqu’elles excitent à les violer, comme dans les cas où elles autorisent à ne pas payer, où elles ne reconnaissent pas la validité des titres contractés de bonne foi.
Les contraintes établies contre les débiteurs insolvables ont presque toujours été regardées comme contraires à ceux qui ont besoin d’emprunter ; elles leur sont favorables. On prête plus volontiers et à meilleur marché là où les droits du prêteur sont plus solidement appuyés par les lois. C’est d’ailleurs un encouragement à la formation des capitaux : chacun est fort disposé à consommer la totalité de son revenu dans les lieux où l’on ne croit pas pouvoir disposer avec sûreté de son épargne. peut-être faut-il chercher dans cette considération l’explication d’un phénomène moral assez curieux : c’est cette avidité de jouissances qui se développe ordinairement avec fureur dans les temps de troubles et de désordres.
En parlant de la nécessité des contraintes envers les débiteurs, je ne prétends pas cependant recommander les rigueurs de l’emprisonnement : emprisonner un débiteur, c’est lui ordonner de s’acquitter et lui en ravir les moyens. La loi des Indoux me semble plus sage : elle donne au créancier le droit de saisir son débiteur insolvable, de l’enfermer chez lui et de le faire travailler à son profit [186] . Mais quels que soient les moyens dont l’autorité publique se serve pour contraindre à payer les dettes, ils sont tous inefficaces partout où la faveur peut parler plus haut que la loi : du moment que le débiteur est, ou peut espérer de se mettre au-dessus des atteintes de son créancier, celui-ci court un risque, et ce risque a une valeur.
Après avoir dégagé du taux de l’intérêt ce qui tient à une prime d’assurance payée au prêteur comme un équivalent du risque de perdre, en tout ou en partie, son capital, il nous reste l’intérêt pur et simple, le véritable loyer qui paie l’utilité et l’usage d’un capital.
C’est cette portion de l’intérêt qui sera d’autant plus élevée que la quantité des capitaux à prêter sera moindre et que la quantité des capitaux à emprunter sera plus forte.
La quantité offerte pour être prêtée n’est point la même que la quantité offerte pour être employée dont il a été question au chapitre précédent. Un capitaliste qui veut établir lui-même un commerce, une culture, une manufacture, cherche un emploi pour ses fonds et ne cherche pas un emprunteur. Il y a tel emprunteur de son côté qui ne cherche pas de l’argent pour l’employer productivement, mais pour le dépenser, comme font ceux qui anticipent sur leurs revenus, ou ceux qui en hypothèquent à perpétuité une partie, pour en consommer le principal. Les gouvernements emprunteurs sont de ce nombre. La demande des capitaux à emprunter n’est donc pas exactement la même que la demande résultante de l’étendue des emplois et de leurs besoins ; et par conséquent le taux de l’intérêt peut n’être pas le même que celui des profits des capitaux.
Cependant, quoique la quantité de capitaux offerte ou demandée pour l’emprunt soit autre chose que la quantité offerte ou demandée pour l’emploi, cette dernière quantité influe beaucoup sur la première.
Là où il y a beaucoup de fonds disposés à recevoir un emploi quelconque, il y en a davantage disposés à être prêtés ; aussi a-t-on toujours regardé avec raison l’abondance des capitaux comme un des principaux moyens de faire baisser l’intérêt de l’argent : mais que ce mot seul d’argent, joint à celui d’intérêt par l’usage, a égaré de monde ! On s’est presque toujours imaginé que pour que l’intérêt de l’argent baissât, il suffisait que l’argent devînt plus abondant ; tandis qu’en réalité l’abondance de l’argent, ou même de tout ce qui en tient lieu, influe faiblement, n’influe peut-être pas du tout sur le taux de l’intérêt. L’argent monnayé ou les papiers de confiance ne sont point ce qu’on prête ou ce qu’on emprunte, quand on emprunte ou prête un capital. La monnaie est seulement une marchandise plus facile à vendre, à échanger que toute autre, contre celle dont on a véritablement besoin. Qu’un homme emprunte pour faire le commerce des cotons, par exemple ; il n’a pas besoin que ce soit seulement de la monnaie qu’on lui prête : il aimera tout autant qu’on lui prête le capital en coton, ou bien en toute autre marchandise susceptible de s’échanger facilement contre du coton. Tout ce qu’il considère, c’est la valeur de ce qu’on lui prête ; valeur qui fait le montant du capital, le montant du prêt.
L’argent n’est en tout ceci qu’une marchandise passagèrement employée, comme les cotonnades et les quincailleries qu’on porte en Guinée et au Sénégal pour y acheter des nègres. Si ces marchandises venaient à se multiplier considérablement, leur valeur échangeable baisserait sans doute, mais l’intérêt des capitaux empruntés pour la traite ne baisserait pas. De même, quand la quantité de l’argent vient à augmenter, sa valeur échangeable baisse relativement à celle des autres denrées, et n’influe pas sur le taux de l’intérêt ; car l’intérêt lui-même est payé en denrée de même nature, et, par conséquent, a baissé dans la même proportion. Si l’intérêt baissait à mesure que la denrée prêtée devient plus abondante, l’intérêt de l’argent serait plus bas que celui de l’or. Tout le monde sait qu’il n’en est rien.
L’augmentation de la quantité d’argent dans un pays pourrait faire baisser le taux de l’intérêt sous ce rapport que l’argent faisant partie de la masse des capitaux, le capital général est d’autant plus considérable, d’autant plus abondant, qu’il y a plus d’argent. Mais l’argent, ou pour parler plus exactement la monnaie, n’ayant d’autre office que de servir pour la circulation des autres marchandises, ne peut pas augmenter dans chaque pays au-delà de ce qu’exigent les besoins de sa circulation. Si l’on multiplie forcément la monnaie, elle diminue proportionnellement de valeur relativement aux autres marchandises, et le total de sa valeur reste le même. Par conséquent, multiplier la monnaie est un mauvais moyen de faire baisser l’intérêt ; on fait baisser la valeur échangeable de la monnaie, cela est vrai, mais nous venons de voir que la valeur échangeable de la marchandise prêtée n’influe pas sur le taux de l’intérêt.
Law, Montesquieu, et le judicieux Locke lui-même, dans un écrit dont le but était de chercher les moyens de faire baisser l’intérêt de l’argent, s’y sont trompés. Faut-il être surpris que d’autres s’y soient trompés après eux ? La théorie de l’intérêt de l’argent est restée enveloppée d’un brouillard impénétrable jusqu’à Hume et Smith [187] qui l’ont percé. Il ne sera jamais complètement dissipé que pour ceux qui se formeront une idée juste de ce qui est appelé capital dans tout le cours de cet ouvrage ; qui concevront que lorsqu’on emprunte, ce n’est pas telle ou telle denrée ou marchandise qu’on emprunte, mais une valeur, portion de la valeur du capital prêtable de la société ; et que le tant pour cent qu’on paie pour l’usage de cette portion de capital dépend du rapport entre la quantité de capitaux qu’on offre de prêter et la quantité qu’on offre d’emprunter en chaque lieu.
Tout ce qui tend à diminuer la masse des capitaux, tend à diminuer la quantité prêtable de ces mêmes capitaux, et par conséquent à faire monter l’intérêt de l’argent ; c’est l’effet qu’on doit attendre de tout système qui encourage les consommations, de la crainte qui fait fuir les capitaux dans l’étranger, ou ce qui est pire, qui les fait enfouir dans la terre [188] . C’est aussi un effet qui résulte des nombreux emplois qu’on fait de capitaux engagés, car des capitaux employés de manière qu’on n’en puisse plus disposer, ou du moins qu’on n’en puisse disposer de longtemps, diminuent la quantité des capitaux prêtables en circulation. Ainsi les défrichements, les améliorations, les constructions, etc., qui sont des dispositions très favorables à l’augmentation du revenu national, doivent occasionner une hausse dans le prix de l’intérêt. Il en est de même en partie des emplois qui engagent les capitaux pour de nombreuses années, comme de certaines entreprises industrielles et les commerces lointains. L’industrie qui me paraît laisser le plus de capitaux disponibles, et conserver par conséquent le taux de l’intérêt plus bas, est le commerce intérieur ; mais cette industrie est fondée sur d’autres qui les engagent nécessairement plus longtemps.
Par une raison contraire, ce qui tend à accroître la masse des capitaux tend à multiplier les capitaux prêtables, et par conséquent à faire baisser l’intérêt. C’est l’effet naturel de toutes les circonstances favorables à l’enrichissement de la société.
On a remarqué que les profits des capitaux et par conséquent l’intérêt, sont un peu moins élevés dans les villes que dans les campagnes [189] . La raison en est simple : les capitaux sont communément entre les mains des gens riches qui résident dans les villes, ou qui du moins s’y rendent pour leurs affaires et y apportent la denrée dont ils sont marchands, c’est-à-dire des capitaux. Les villes, et surtout les villes principales, sont les grands marchés pour les capitaux, peut-être plus que pour l’industrie elle-même ; aussi l’industrie s’y paie telle plus cher que les capitaux. Dans les campagnes où il y a peu de capitaux qui ne soient engagés, c’est le contraire.
Quand on veut que tous les capitaux qui demandent des emprunteurs et que toutes les industries qui réclament des capitaux trouvent de part et d’autre de quoi se satisfaire, on laisse la plus grande liberté de contracter dans tout ce qui tient au prêt à intérêt. Au moyen de cette liberté il est difficile que des capitaux disponibles restent sans être employés, et l’on a plus de raisons de croire qu’il y a autant d’industrie mise en activité que le comporte l’état actuel de la société. Cette liberté indéfinie est utile à faire baisser l’intérêt, car elle jette dans la circulation les capitaux plus que tout autre moyen : les intérêts très élevés qui sont payés alors dans un petit nombre de cas ont même cet avantage qu’ils tentent la cupidité des capitalistes les plus timides, et provoquent l’emploi de capitaux que sans cet appât on aurait pu laisser oisifs.
On a dit que les emprunts publics produisaient le même bien. En effet ils tirent de quelques coffres des capitaux paresseux, mais le plus souvent ce n’est pas pour les faire servir à la reproduction ; c’est pour les consommer, pour en détruire la valeur ; car il ne faut pas perdre de vue que la monnaie prêtée dans ces cas-là n’est qu’une forme passagère dans laquelle ces capitaux se trouvent, et que leur valeur ne tarde pas à être réellement consommée sous la forme de fourrages, de poudre à canon, de pain de munition, d’agrêts pour la marine, ou de subsides payés à l’étranger. Parmi les capitaux empruntés par l’autorité publique soit nationale, soit municipale, il n’y a d’employés productivement que ceux qu’on consacre à l’édification des ponts, à l’ouverture ou à la réparation des chemins et des canaux, et à tous les ouvrages publics indirectement productifs.
Une nation dont l’industrie et les terres sont déjà dans un tel état d’activité, qu’un capital a de la peine à y trouver de l’emploi, si ce n’est à vil prix, prête aux autres nations, soit à leurs individus, soit à leurs gouvernements. Alors cette nation est précisément dans le cas d’un capitaliste qui prête à un homme industrieux. Si le capitaliste faisait valoir ses fonds lui-même, il gagnerait davantage, puisqu’il gagnerait l’intérêt des fonds et les profits de l’industrie. En prêtant son argent, il n’en retire plus que l’intérêt.
Une nation qui prête à une autre ne retire de même que l’intérêt de son capital prêté ; mais peu lui importe, puisqu’elle exerce déjà autant d’industrie qu’elle en peut exercer, qu’elle a un capital suffisant pour tenir en activité cette quantité d’industrie, qu’elle ne prête que le surplus, et que l’intérêt de ce surplus lui est payé.
Il n’est pas à craindre en général qu’une nation prête dans l’étranger, lorsqu’il y a encore chez elle beaucoup de branches d’industrie qui réclament des capitaux. Les placements dans l’étranger sont accompagnés de beaucoup plus de risques que ceux qu’on fait dans l’intérieur ; on n’obtient pas si aisément raison de ses débiteurs, surtout lorsqu’on a affaire aux gouvernements étrangers ; il faut, pour toucher les intérêts et faire rentrer le principal, payer des commissions à des banquiers et d’autres frais du même genre ; on ne prête donc dans l’étranger que lorsqu’on ne trouve à placer chez soi qu’à un très bas intérêt ; or un très bas intérêt est un signe certain qu’il n’y a plus que très peu de branches d’industrie qui réclament des capitaux. Tel était l’état de la Hollande à la fin du XVIIIe siècle, époque où elle a tant prêté à l’Angleterre et à la France. Les Hollandais ne trouvaient chez eux que 3% par an de leurs capitaux, et même 2 lorsqu’ils voulaient les placer avec toute sûreté. Ils en trouvaient 5 et 6% dans l’étranger et même davantage. Il est vrai que l’étranger fait souvent banqueroute, et que la chose se termine même toujours ainsi ; mais un gros intérêt porte une prime d’assurance qui couvre la perte causée par cet accident.
Quoiqu’on se soit bien souvent mépris sur les causes du haut intérêt et sur les moyens de le faire baisser, au moins a-t-on toujours été d’accord que le bas intérêt était d’un grand avantage pour une nation. En effet, plus il est élevé et plus les produits sont chers et par conséquent restreints [190] . Mais à mesure qu’il descend, la production s’étend ; une foule d’entreprises productives auxquelles il n’était pas possible de songer se découvrent successivement. Turgot, dans un petit écrit plein de fort bonnes choses, peint à l’imagination l’effet de ce mouvement de l’intérêt par une comparaison fort belle qu’il a empruntée de Steuart :
« Le taux de l’intérêt est, dit-il, comme une mer qui inonde une vaste contrée : les sommets des montagnes s’élèvent au-dessus des eaux et forment des îles fertiles et cultivées. Si cette mer vient à s’écouler, à mesure qu’elle descend, le penchant des montagnes, puis les plaines et les vallons paraissent et se couvrent de productions de toute espèce. Il suffit que l’eau monte ou s’abaisse d’un pied pour ôter ou pour rendre à la culture des plages immenses. [191] »
[II-3011]
Forcer les capitalistes à ne prêter qu’à un certain taux, c’est taxer la denrée dont ils sont marchands, c’est la soumettre à un maximum, c’est ôter de la masse des capitaux en circulation tous ceux qui ne sauraient s’accommoder de l’intérêt fixé. Les lois de ce genre sont si mauvaises qu’il est heureux qu’elles soient violées. Elles le sont presque toujours ; le besoin d’emprunter et le besoin de prêter s’entendent pour les éluder, ce qui devient facile en stipulant des avantages qui ne portent pas le nom d’intérêts, mais qui ne sont au fond qu’une portion des intérêts. Tout l’effet qui en résulte est d’élever le taux de l’intérêt par l’augmentation de risques auxquels on expose le prêteur.
Ce qu’il y a de plaisant, c’est que les gouvernements qui ont fixé le taux de l’intérêt ont presque toujours donné l’exemple de violer leurs propres lois, et payé dans leurs emprunts un intérêt supérieur à l’intérêt légal.
Je ne conçois pas pourquoi Smith approuve la fixation de l’intérêt en Angleterre. Elle est contraire à tous les principes établis par cet auteur. Si le taux de l’intérêt, dit-il, n’était pas fixé à 5%, si l’on autorisait les emprunts à 8 et 10%, l’argent à prêter s’en irait en majeure partie aux prodigues et aux hommes à projets [192] . Mais comment Smith peut-il croire que la loi retient un seul shilling de ceux qui veulent aller vers ces gens-là ? Serait-ce parce qu’elle le leur fait payer un peu plus cher ? Mais en Angleterre on sait que le risque des prêteurs est fort peu augmenté par cette loi, et d’ailleurs ce ne sont jamais quelques pour cent par an qui retiennent ceux qui empruntent à la petite semaine.
Néanmoins il convient que la loi fixe un intérêt pour tous les cas où il est dû sans qu’il y ait eu de convention préalable, comme lorsqu’un jugement ordonne la restitution d’une somme avec les intérêts. Il me semble que ce taux doit être fixé par la loi au niveau des plus bas intérêts payés dans la société, parce que le taux le plus bas est celui des emplois les plus sûrs. Or la justice peut bien vouloir que le détenteur d’un capital le rende, et même avec les intérêts ; mais pour qu’il le rende, il faut qu’elle le suppose encore entre ses mains ; et elle ne peut le supposer entre ses mains qu’autant qu’il l’a fait valoir de la manière la moins hasardeuse, et par conséquent qu’il en a retiré le plus bas de tous les intérêts.
Mais ce taux ne devrait pas porter le nom d’intérêt légal, par la raison qu’il ne doit point y avoir d’intérêt illégal ; pas plus qu’il n’y a un cours des changes illégal, un prix illégal pour le vin, la toile et les autres denrées.
[II-304]
J’ai pu confondre souvent les profits des fonds de terre avec les fermages qu’on en retire, parce que le taux du fermage suit pour l’ordinaire de fort près le profit du fonds ; mais il ne s’ensuit pas que l’un et l’autre soient une même chose. Il y a entre eux la même différence qu’entre les profits du capital et l’intérêt de l’argent. Quand je parle des profits de la terre, je ne m’informe point si elle est louée ou non ; je la considère entre les mains de celui qui l’exploite, propriétaire ou fermier, et je cherche quel peut être le bénéfice qu’il en tire.
La terre a la faculté de transformer et de rendre propres à notre usage une foule de matières qui nous seraient inutiles sans elle. Elle va chercher les sucs nourriciers des grains, des fruits et des légumes, dont nous faisons notre nourriture, des arbres dont nous bâtissons nos maisons, nos vaisseaux, nos meubles, et qui servent à notre chauffage. Son action dans la production de toutes ces choses peut se nommer le service productif de la terre. C’est de cette action que naît le profit qu’elle donne à son propriétaire [193] .
Elle lui donne encore des profits en lui livrant les matières utiles que renferme son sein, comme les métaux, les différentes pierres, les charbons, la tourbe, etc.
La terre, ainsi que nous l’avons déjà vu, n’est pas le seul agent de la nature qui ait un pouvoir productif ; mais c’est le seul, ou à peu près, que l’homme ait pu s’approprier et dont, par suite, il ait pu s’approprier le bénéfice. L’eau des rivières et de la mer, par la faculté qu’elle a de mettre en mouvement nos machines, de porter nos bateaux, de nourrir des poissons, a bien aussi un pouvoir productif ; le vent qui fait aller nos moulins, et jusqu’à la chaleur du soleil, travaillent pour nous ; mais heureusement personne n’a pu dire : Le vent et le soleil m’appartiennent et le service qu’ils rendent doit m’être payé. Je ne prétends pas insinuer par là que la terre ne dût pas avoir de propriétaire, plus que le soleil et le vent. Il y a entre ces choses une différence essentielle : l’action des dernières est inépuisable ; le service qu’en tire une personne n’empêche pas qu’une autre personne n’en tire un service égal ; il n’en est pas de même de la terre : elle est bornée, et chaque espace de terrain ne peut donner qu’un profit borné ; il ne le donne même qu’à certaines époques et au moyen de certaines préparations : il ne donnerait rien, ou presque rien, si ses produits n’étaient excités, protégés, recueillis par un propriétaire.
Dans les chapitres qui précèdent, nous avons vu les profits qui résultent des peines et des capitaux consacrés à la culture. Dans celui-ci il s’agit de découvrir en quoi consistent les profits que donne la terre, indépendamment des capitaux et des peines qu’on applique à sa culture.
Nous les trouverons extrêmement variables ; variables en raison de trois circonstances principales, modifiées ensuite de mille manières. Ces trois circonstances sont, 1°. La position du terrain et la richesse du pays où il se trouve placé. 2°. Sa fécondité, et la nature des productions auxquelles il est propre. 3°. Les charges auxquelles son produit est assujetti.
Nous les examinerons successivement.
Un homme industrieux, s’il se trouve posé en un lieu où son industrie ne lui rapporte pas ce qu’il est en droit d’en attendre, s’en va dans un autre. Un capital qui ne rencontre pas dans une entreprise les avantages qu’il trouverait ailleurs, cherche un autre emploi. Un fonds de terre n’a pas les mêmes facilités : il faut qu’il reste où il se trouve placé. En conséquence les produits auxquels il a concouru lui rendent un profit proportionné à la part qu’il a eue à la production, moins les frais qu’il a fallu faire pour porter ces produits au marché, au lieu de l’échange. Quand cette déduction ne laisse rien pour le profit du terrain, le terrain n’a aucun profit ; le propriétaire ne réussirait pas à l’affermer ; et si lui-même il le faisait valoir, il ne gagnerait que les profits de son capital et de son industrie, mais nullement ceux de sa terre. On voit en Écosse de mauvais terrains ainsi cultivés par leurs propriétaires, et qui ne pourraient l’être par aucun autre.
Le produit même, à cause de la position du terrain, pourrait ne pas payer tout l’intérêt du capital ; il pourrait même ne pas payer en totalité la peine consacrée à cette production. C’est pour cette raison que d’excellentes terres, dans les quatre parties du monde, des terres capables de produire le meilleur froment et même des vins délicats, restent sans culture. La situation d’un terrain influe sur les profits qu’il donne plus même que sa fertilité ; car le terrain le plus stérile, bien situé, rapporte toujours quelque chose, tandis qu’un terrain mal situé ne rapporte absolument rien.
De ce qui précède, il est aisé de conclure l’influence de la richesse d’un pays sur ses profits territoriaux. Les terres d’un pays riche et populeux sont toujours bien situées. Avant la reine d’Angleterre Élisabeth, il n’y avait peut-être pas pour un shilling de profits territoriaux faits sur le sol des ÉtatsUnis qui rapporte à présent pour plusieurs millions de cette sorte de revenus.
Quand les produits sont d’une très haute valeur, ne fûtce que dans un coin de la terre, ils peuvent alors payer les frais de transport et un profit territorial à plusieurs milliers de lieues de l’endroit où on les récolte. Tels sont les métaux du Brésil et du Pérou, les épiceries des Moluques, et même le sucre des Antilles. Mais il faut que le commerce ouvre des débouchés à ces produits. Le Canada tire quelque revenu foncier de la vente de ses pelleteries ; et avant que les Européens allassent y trafiquer, il est probable que ce produit y était nul : les peaux des animaux que les Canadiens chassaient pour se nourrir excédaient vraisemblablement ce qu’il leur en fallait pour s’habiller ; et une partie de ces peaux étaient jetées de côté sans rien produire. Maintenant elles forment une partie du revenu foncier du Canada. C’est ainsi que la position du terrain et les circonstances du pays influent sur les profits territoriaux.
L’influence de la fertilité se conçoit sans peine. Cependant il importe de distinguer ici ce qui tient à la fertilité naturelle de ce qui tient aux améliorations qui sont les résultats de l’art. On a vu des propriétaires se ruiner pour avoir fait rapporter à leurs terres plus qu’elles ne rapportaient auparavant. Ils y avaient dépensé un capital dont l’augmentation des produits ne suffisait pas pour payer les intérêts. Un jardin fruitier et potager produit beaucoup. Ceux des faubourgs de Paris, qu’on appelle des marais, sont admirablement bien cultivés, et la valeur de leurs produits aussi grande qu’elle peut l’être, à cause du voisinage des marchés d’une grande capitale ; cependant on ne voit guère les jardiniers qui les cultivent s’enrichir ; leurs chaumières misérables contrastent avec la somptuosité des palais dont elles sont quelquefois environnées. Les gros produits de ces jardins ne sont guère que le remboursement des arrosements et des engrais qu’on leur prodigue.
Sauf quelques exceptions dont je parlerai tout à l’heure, je serais tenté de croire avec Smith que le genre de culture qui donne les plus forts profits est celui qui est le plus général par tout pays, tel que le froment l’est dans nos contrées. Cette opinion se fonde sur cette considération : si un genre de culture devenait plus avantageux que celui-là, on y consacrerait indubitablement une partie des terres actuellement cultivées pour le froment. Les herbages sont regardés comme une culture très profitable ; on vend la livre de viande plus du double de ce que vaut la livre de pain ; cependant beaucoup de terres à blé pouvant se transformer en prairies artificielles, il est plus que probable que si elles ne rapportaient pas en blé tout autant que les autres en viande, on y élèverait des bestiaux. Si le prix du blé venait à baisser, on en transformerait une partie en prairies, et le prix des bestiaux baisserait ; c’est ce qui fait dire à Smith que le prix du blé règle celui de la viande.
Quelques circonstances locales dérangent pourtant ce rapport. Dans le voisinage des villes, la nécessité de nourrir beaucoup de chevaux, la grande consommation de lait qui s’y fait, donnent peut-être quelqu’avantage aux prairies ; cependant les terres à blé viennent jusqu’aux portes de Paris et de plusieurs grandes villes de France. Quand un pays devient excessivement populeux, comme la Hollande, et qu’il ne peut plus produire à la fois les bestiaux et les grains nécessaires à sa consommation, il cultive de préférence les fourrages, élève des bestiaux et tire les grains du dehors, parce que les grains sont d’un transport plus facile. Alors c’est la culture des prairies qui devient la plus générale, et les profits de celle-là règlent les profits de toutes les autres.
Pendant la grande puissance des Romains, les profits des terres à blé ne pouvaient pas servir de règle aux profits des autres terres : on distribuait à bas prix le blé des provinces conquises ; mais il ne paraît pas qu’on ait jamais distribué de la même manière leurs bestiaux, leurs vins, ni leurs olives. Ces dernières cultures n’étant pas exposées à un semblable découragement, devaient donner des profits plus forts. Aussi prétendon que Caton l’ancien disait que les bons pâturages étaient la culture la plus profitable ; après celle-là les pâturages médiocres ; et après cette dernière, les mauvais. Il ne plaçait la culture du blé qu’au quatrième rang, immédiatement après les mauvais pâturages.
Enfin il est des coins de terre privilégiés, et qui donnent des produits uniques dont leurs propriétaires ont la vente exclusive ; tels sont les bons crus pour les vins. Il n’y a pour les profits de ces fonds de terre de bornes que dans les facultés et les caprices des consommateurs.
À l’égard des vins ordinaires, il n’est point prouvé que les pertes résultantes des mauvaises récoltes ne balancent pas l’avantage de ce genre de culture dans les bonnes années.
Sauf ces exceptions, il est probable, ainsi que le pense Adam Smith, que les terres qui donnent les plus gros profits sont, dans chaque canton, celles dont la culture est plus générale.
Les circonstances étrangères à la terre, qui ravissent une partie de ses produits, tels que les fléaux célestes et les impôts, sont la troisième cause qui influe sur les profits des terres.
Nous aurons lieu de voir, quand il sera question de l’impôt, ce qu’il emporte des profits de chaque service productif ; nous verrons qu’il ne leur ravit pas la totalité de son montant ; nous verrons enfin qu’il prend plus sur les profits du terrain que sur les autres. Il nous suffit de savoir en ce moment qu’une terre qui rapporte un quart de son produit brut, et qui en paie un huitième pour l’impôt, voit ses profits réduits au huitième restant. Si l’impôt en emporte le quart, il emporte la totalité du profit. On ne retire en la cultivant que les profits des capitaux et de l’industrie qu’on y met : si l’impôt va plus loin, non seulement la terre est cultivée sans profits, mais avec perte ; les capitaux et l’industrie fuient ailleurs.
C’est ce qui arrive pour beaucoup de terres. Il y en a quelques-unes qui, à raison de leur mauvaise situation et de leur stérilité, ne donnent point de profits fonciers, et demeurent incultes ; mais il y en a d’autres qui donneraient un léger profit et qui par conséquent seraient cultivées si l’impôt ne saisissait pas ce léger profit. Plus l’impôt est élevé, et plus la quantité de terres qu’il force à l’inaction est considérable. À mesure qu’il baisse, on voit remettre en culture celles dont les profits peuvent aller au-delà de ce qu’elles seront obligées de payer au fisc.
On a vu des gouvernements déclarer que les terrains que leurs propriétaires ne voudraient pas cultiver seraient confisqués au profit de l’État ou d’un autre particulier. Cette spoliation ravit au propriétaire, non l’avantage actuel de la propriété, avantage réduit à rien par le fait, mais l’espérance de pouvoir un jour ou l’autre, les circonstances sociales venant à changer, en tirer un meilleur parti : ce qui la rend odieuse. De plus elle est superflue, car un cultivateur plus entreprenant ne tarde pas à s’apercevoir qu’il ne retire que les profits de son capital et ceux de son industrie, et s’il s’est obligé de payer, pour les profits du terrain, une redevance, sous forme d’impôt ou de fermage, il faut qu’il se ruine ou qu’il renonce à l’entreprise.
Quoique le prix d’achat des terres s’établisse en général de manière que leurs profits se rapprochent des profits des capitaux, ces derniers leur restent presque toujours supérieurs ; c’est-à-dire que le prix des terres est toujours, relativement au fermage, un peu plus élevé que le capital relativement à ses intérêts. La raison en est dans la plus grande solidité du placement. Un capital ne peut guère contribuer à la production sans changer plusieurs fois de nature, et sans courir plus ou moins de risques, tandis que le fonds de terre produit sans changer de face et sans déplacement. Il donne à son propriétaire plus de considération, d’àplomb et de crédit ; et même, en de certains pays, il lui apporte des titres et des privilèges.
Il est vrai que par la raison même qu’il ne peut ni se déguiser, ni se transporter, il est plus exposé à porter le faix des charges publiques, et à devenir l’objet des vexations du pouvoir. Un capital se met sous toutes les formes et s’emporte où l’on veut. Mieux encore que les hommes, il fuit la tyrannie et les guerres civiles. Son acquisition est plus solide, car il est impossible, à moins qu’il ne soit engagé et mêlé avec le fonds, d’exercer sur ce genre de biens des reprises et des droits de suite. Néanmoins il faut que le risque des placements surpasse tous ces avantages, et qu’on préfère les fonds de terre aux capitaux, puisque les terres coûtent davantage en proportion de ce qu’elles rapportent.
Il est à remarquer que le revenu foncier dépend en grande partie du système suivi par l’autorité publique. Il dépend d’elle d’ouvrir des communications, de favoriser la production d’où naissent les accumulations et l’enrichissement, et par suite la population ; l’habileté, l’économie de l’administration peuvent diminuer les charges publiques ; et nous venons de voir les bonifications qui en résultent pour le revenu foncier. Or le revenu foncier influe sur le prix d’achat des terres : celui-ci s’élève, toutes choses d’ailleurs égales, en proportion des profits territoriaux ; et s’il dépend de l’administration d’élever les profits, il dépend d’elle d’augmenter ou de réduire la valeur de toutes les terres d’un État, d’augmenter ou de réduire la valeur de l’État lui-même.
L’ordre des partages, les formalités nécessaires pour acquérir, et la liberté de disposer, plus ou moins étendue, y influent également. Une nation peut être plus riche par le fait seul de sa législation.
[II-318]
Quand un fermier loue une terre il paie au propriétaire le profit résultant du service productif de la terre, et il se réserve, avec le salaire de son industrie, le profit du capital qu’il emploie à cette culture ; capital qui consiste en outils, en charrettes, bestiaux, etc. C’est un entrepreneur d’industrie agricole, et parmi ses instruments il en est un qui ne lui appartient pas et dont il paie le loyer : c’est le terrain.
Le précédent chapitre a montré quelles circonstances influent sur les profits du fonds de terre. Le fermage se règle en général au niveau du taux le plus élevé de ces profits. En voici la raison.
Nous avons vu dans le livre I de cet ouvrage que l’industrie agricole était celle des trois qui exigeait les plus faibles capitaux, du moins de la part de l’entrepreneur qui l’exerce. Il doit donc y avoir plus de personnes en état, par leurs facultés pécuniaires, de s’appliquer à cette industrie qu’à toute autre ; de là plus de concurrence pour prendre des terres à loyer. D’un autre côté la quantité des terres cultivables, en tout pays, a des bornes, tandis que la masse des capitaux et le nombre des cultivateurs n’en a point qu’on puisse assigner. Les propriétaires terriens, du moins dans les pays anciennement peuplés et cultivés, exercent donc une espèce de monopole envers les fermiers. La demande de leur denrée, qui est le terrain, peut s’étendre sans cesse, mais la quantité de leur denrée ne s’étend que jusqu’à un certain point.
Ce que je dis d’une nation prise en totalité, est également vrai d’un canton particulier. Ainsi, dans chaque canton, la quantité des terres à louer ne peut aller au-delà des terres qui s’y trouvent ; tandis que le nombre de gens disposés à prendre une terre à bail n’est point nécessairement borné.
Dès lors le marché qui se conclut entre le propriétaire et le fermier est toujours aussi avantageux qu’il peut l’être pour le premier ; et s’il y avait un terrain dont le fermier tirât plus que l’intérêt de son capital et le salaire de ses peines, ce terrain trouverait un enchérisseur. Si la libéralité de certains propriétaires, ou leur éloignement, ou leur ignorance, ou bien celle des fermiers, ou leur imprudence, fixent quelquefois autrement les conditions d’un bail, on sent que l’influence de ces circonstances accidentelles n’existe que pendant qu’elles durent, et qu’elle n’empêche point que la nature des choses n’agisse d’une manière permanente et ne tende sans cesse à reprendre son empire.
Outre cet avantage que le propriétaire tient de la nature des choses, il en tire un de sa position qui, pour l’ordinaire, lui donne sur le fermier l’ascendant d’une fortune plus grande, et quelquefois celui du crédit et des places ; mais le premier de ces avantages suffit pour qu’il soit toujours à même de profiter seul des circonstances favorables aux produits de la terre. L’ouverture d’un canal, d’un chemin, les progrès de la population et de l’aisance d’un canton, élèvent toujours le prix des fermages.
Lorsque le propriétaire répand un capital en améliorations sur sa terre, en faisant des saignées de dessèchement, des canaux d’arrosement, des clôtures, des constructions, des murs, des maisons, alors le fermage se compose non seulement du profit du fonds, mais de l’intérêt de ce capital.
Le capital engagé en bonifications dans la terre est quelquefois d’une valeur plus grande que le fonds lui-même. C’est le cas des maisons d’habitation. L’argent dépensé sur le fonds pour les élever fait ordinairement la majeure partie de ces sortes de propriétés ; aussi le loyer de ces maisons ressemble plus à l’intérêt d’un capital qu’à un fermage. Il ne s’établit pas avec autant d’avantages pour le propriétaire que le loyer d’un fonds rural. Les fonds ruraux ont des bornes ; tandis qu’on peut multiplier les maisons d’habitation en proportion de la demande.
Je reviens aux fonds ruraux.
Le fermier lui-même peut améliorer le fonds à ses frais ; mais c’est un capital dont il ne tire les intérêts que pendant la durée de son bail, et qui, à son expiration, ne pouvant être emporté, demeure au propriétaire ; dès ce moment celui-ci en retire les intérêts sans en avoir fait les avances, car le loyer s’élève en proportion.
Il ne convient donc au fermier de faire que les améliorations dont l’effet ne doit durer qu’autant que son bail, à moins que la longueur du bail ne soit telle, que les profits résultants de l’amélioration aient le temps de rembourser les avances qu’elle a occasionnées, avec l’intérêt de ces avances.
De là l’avantage des longs baux pour l’amélioration du produit des terres, et l’avantage encore plus grand de la culture des terres par la main de leurs propriétaires ; car le propriétaire a, moins encore que le fermier, la crainte de perdre le fruit de ses avances ; toute amélioration bien entendue lui procure un profit durable et qui est fort bien remboursé quand la terre se vend. D’ailleurs un propriétaire, sur ses terres, n’est pas excité à la dissipation, à moins qu’il ne soit un cultivateur extravagant ; il peut utilement y placer ses économies, qu’il dépense d’ordinaire dans le faste et l’oisiveté des grandes villes. Faut-il être surpris que l’agriculture soit plus florissante partout où les propriétaires sont agriculteurs ?
Que de motifs devraient les attacher à leurs terres ! Quelle occupation est plus variée ? Quel travail laisse plus de loisirs ? Loisirs rendus plus piquants par les soins même que l’agriculture réclame, par l’intérêt qu’inspire à tout homme la contemplation de sa propriété, par l’attrait toujours puissant qu’exerce sur nous la campagne. L’homme semble fait pour la vie des champs, plutôt que pour s’amonceler tumultueusement dans les villes. On jouit aux champs de l’espace, de l’air et du jour, si nécessaires à l’épanouissement de notre être. Que la nature y paraît riche et variée ! On peut s’accoutumer à la magnificence de ses tableaux ; on ne s’en lasse point. Je n’ai jamais vu sans l’admirer un beau couchant d’automne. Observée dans ses détails, elle excite et satisfait perpétuellement notre curiosité : la plus simple de ses œuvres, la plus petite de ses productions, une herbe, un caillou, suffisent pour amuser l’enfant et pour faire méditer le sage. Aussi voyez combien les enfants aiment la campagne et la cherchent ; ils y vont avec transport et la quittent toujours avec regret. L’habitant des villes, lassé de ses éternelles murailles, de la boue, de la poussière et du bruit, y va chercher une partie de ses plaisirs ; tandis que l’habitant du village, toujours conduit à la ville par la nécessité, la quitte aussitôt que ses affaires ne l’obligent plus d’y rester. Et si l’ambition, si le besoin des plaisirs recherchés, si les liens qui nous attachent à nos amis, à nos parents, au genre d’occupation pour lequel nous avons été élevés dès notre enfance, nous enchaînent à la ville dans l’âge de l’inquiétude et de l’activité, nous tournons chaque jour du moins nos regards vers la campagne, comme vers un port où nous souhaitons de pouvoir une fois nous mettre à l’abri de la tourmente et savourer enfin le plaisir d’exister.
Combien le sort du cultivateur en chef (le plus indépendant des hommes partout où le caprice ne tient pas la place des lois) n’est-il pas préférable, avec des moyens égaux, au sort du manufacturier, du négociant, sujets des fantaisies du public, esclaves d’un travail assidu, et exposés à être les victimes, non seulement de l’intempérie des éléments, comme l’agriculteur, mais encore de la mauvaise foi des hommes et des orages politiques, même de ceux qui troublent aux extrémités du globe l’harmonie des nations ?
Je ne sais si à tous les degrés de la fortune, les travaux agricoles ne sont pas les travaux à préférer. On les trouve pénibles, ingrats ; mais ils ne le sont à un point affligeant que dans les pays pauvres, où un sol obstinément infertile, une administration défectueuse ou rapace, une absence totale d’instruction, de délicatesse, d’intelligence et de goût, ne nous montrent cette industrie que dans un état de grossièreté et de souffrance ; cet état est hideux partout ; mais l’est-il moins dans l’industrie des villes ? Sans doute le manœuvre qui déchire la terre avec sa bêche ou qui coupe le blé sous les rayons d’un soleil brûlant, exerce un métier bien dur ; mais l’ouvrier qui, emprisonné dans un local étroit et malsain, travaille du matin au soir dans une posture incommode et souvent dangereuse ; celui qui pour feutrer nos chapeaux plonge continuellement ses mains dans l’eau bouillante dont l’épaisse vapeur est tout ce qu’il peut respirer ; mais le matelot, principal ouvrier de l’industrie commerçante, le matelot, qui a plus de maux encore à supporter que de dangers à braver, exercent-ils un métier plus doux ?
Je reviens aux baux des fermes. Leur solidité, c’est-à-dire la certitude que le fermier a de jouir jusqu’à la fin de son bail, n’est pas moins utile que les longs baux à l’amélioration des fonds de terre. Les lois et les coutumes qui admettent la résiliation des baux dans certains cas, comme dans celui de la vente, sont au contraire préjudiciables à l’agriculture ; le fermier n’ose tenter aucune amélioration importante lorsqu’il risque perpétuellement de voir un successeur profiter de son imagination, de ses travaux et de ses frais ; ses améliorations même augmentent ce risque, car une terre en bon état de réparation se vend toujours plus facilement qu’une autre.
Nulle part les baux ne sont plus respectés qu’en Angleterre ; et en donnant aux fermiers qui ont un bail de 40 shillings (environ 50 francs), le droit de voter dans les élections, on a rétabli, jusqu’à un certain point, l’égalité d’influence qui n’existe point d’ordinaire entre les propriétaires et les fermiers. Ce n’est que là qu’on voit des fermiers assez sûrs de n’être pas dépossédés pour bâtir sur le terrain qu’ils tiennent à loyer. Ces gens-là améliorent les terres comme si elles étaient à eux et leurs propriétaires sont exactement payés ; ce qui n’arrive pas toujours ailleurs.
Il y a des cultivateurs qui n’ont rien et auxquels le propriétaire fournit le capital et la terre. On les appelle des métayers. Ils rendent communément au propriétaire la moitié du produit brut. Ce genre de culture appartient à un état peu avancé de l’agriculture et il est le plus défavorable de tous aux améliorations des terres ; car celui des deux, du propriétaire ou du fermier, qui ferait l’amélioration à ses frais, admettrait l’autre à jouir gratuitement de la moitié de l’intérêt de ses avances. Cette manière d’affermer n’est plus guère usitée ; elle l’était beaucoup dans les temps féodaux, où les seigneurs n’auraient pas voulu faire valoir par eux-mêmes et où leurs vassaux n’avaient pas de quoi. Les produits des terres étaient importants alors parce que le seigneur était grand propriétaire ; mais ils ne l’étaient pas proportionnellement à l’étendue du terrain. Ce n’était pas la faute de l’art agricole ; c’était le défaut de capitaux placés en amendements. Le seigneur, peu jaloux d’améliorer son fonds, dépensait d’une manière très noble et très improductive un revenu qu’il aurait pu tripler : on faisait la guerre, on donnait des fêtes, on entretenait une suite nombreuse. Mais le tout ensemble explique pourquoi le gros de la nation était misérable, et pourquoi la nation en corps était peu puissante, indépendamment de toute cause politique. Cinq de nos départements seraient maintenant en état de soutenir des entreprises, qui écrasaient la France entière à cette époque. Par bonheur les autres États d’Europe n’étaient pas mieux.
[II-329]
L’emploi de capital le plus avantageux pour le capitaliste est celui qui lui rapporte le plus gros profit, mais cet emploi peut ne pas être le plus avantageux pour la société ; car le capital a cette propriété, non seulement d’avoir des revenus qui lui sont propres, mais d’être un moyen pour les terres et pour l’industrie de s’en créer un. Cela restreint le principe que ce qui est plus productif pour le particulier, l’est aussi pour la société. Un capital prêté dans l’étranger peut bien rapporter à son propriétaire et à la nation le plus gros intérêt possible ; mais il ne sert à étendre ni les revenus des terres, ni ceux de l’industrie, comme il ferait s’il était employé dans l’intérieur.
Le capital le plus avantageusement employé pour une nation est celui qui féconde l’industrie agricole ; celui-là provoque le pouvoir productif des terres du pays et du travail du pays. Il augmente à la fois les profits industriels et les profits fonciers.
Un capital employé avec intelligence peut fertiliser jusqu’à des rochers. On voit, dans les Cévennes, des montagnes entières qui n’étaient qu’un roc décharné et qui se sont couvertes de cultures florissantes. On a brisé des parties de ce roc avec de la poudre à canon ; des éclats de la pierre, on a construit à différentes hauteurs de petites murailles qui soutiennent un peu de terre qu’on y a portée à bras d’hommes. C’est de cette façon que le dos pelé d’une montagne déserte s’est transformé en gradins riches de verdure, de fruits et d’habitants.
Les bords du lac de Genève, du côté de Vevey, aussi stériles dans l’origine, ont été cultivés de la même manière et produisent un vin très estimé.
Les capitaux qui furent les premiers employés à ces industrieuses améliorations, auraient pu rapporter à leurs propriétaires de plus gros profits dans le commerce extérieur ; mais à coup sûr le revenu total du canton serait resté moindre.
L’emploi le plus productif, après celui-là, est celui des manufactures et du commerce intérieur, parce qu’il met en activité une industrie dont les profits sont gagnés dans le pays, tandis que les capitaux employés par le commerce extérieur font gagner l’industrie et les fonds de terre de toutes les nations indistinctement.
L’emploi le moins favorable à la nation est celui des capitaux occupés au commerce de transport de l’étranger à l’étranger.
Quand une nation a de vastes capitaux, il est bon qu’elle en applique à toutes ces branches d’industrie, puisque toutes sont lucratives à peu près au même point pour les capitalistes quoiqu’à des degrés fort différents pour la nation. Qu’importe aux terres hollandaises qui sont dans un état brillant d’entretien et de réparation, qui ne manquent ni de clôtures, ni de débouchés ; qu’importe aux nations qui n’ont presque point de territoire, comme naguère étaient Venise et Gênes, et comme Hambourg est maintenant, qu’un grand nombre de capitaux soient engagés dans le commerce de transport ? Ils ne se dirigent vers cet emploi que parce que d’autres ne les réclament plus. Mais le même commerce, et en général tout commerce extérieur, ne saurait convenir à une nation qui manque de capitaux, dont l’agriculture et les fabriques languissent faute de capitaux. Le gouvernement d’une telle nation ferait une haute sottise en encourageant, avant le temps, ces branches d’industrie ; ce serait détourner les capitaux des emplois les plus propres à grossir le revenu national.
Le plus grand empire du monde, celui dont le revenu est le plus considérable, puisqu’il nourrit le plus d’habitants, la Chine, laisse faire à peu près tout son commerce extérieur aux étrangers. Sans doute, au point où elle est parvenue, elle gagnerait à étendre ses relations au-dehors ; mais elle n’en est pas moins un exemple frappant de la prospérité où l’on peut atteindre sans cela.
Il est heureux que la pente naturelle des choses entraîne les capitaux préférablement, non là où ils feraient les plus gros profits, mais où leur action est le plus profitable à la société. Les emplois qu’on préfère sont d’abord l’amélioration de ses terres ; ensuite les manufactures et le commerce intérieur ; et, après tout le reste, le commerce extérieur, le commerce de transport, le commerce lointain. Le possesseur d’un capital préfère de l’employer près de lui, plutôt que loin, et d’autant plus qu’il est moins riche. Il le regarde comme trop aventuré lorsqu’il faut le perdre de vue longtemps, le confier à des mains étrangères, attendre des retours tardifs et s’exposer à actionner des débiteurs dont la marche errante ou la législation des autres pays protègent la mauvaise foi. Ce n’est que par l’appât d’un gain forcé, d’un gain monopole, qu’on engage une nation dont l’industrie a besoin de capitaux, à faire le commerce des Indes ou celui des colonies.
[II-334]
Une nation ne saurait percevoir chez une autre ses revenus industriels. Le tailleur allemand qui vient travailler en France y fait ses profits, et l’Allemagne n’y a point de part. Mais si ce tailleur a le talent d’amasser un petit capital, et si au bout de plusieurs années il retourne chez lui en l’emportant, il fait à la France le même tort que si un capitaliste français ayant même fortune, s’expatriait. Il fait le même tort par rapport à la richesse nationale, mais non pas moralement ; car je suppose qu’un Français qui sort de sa patrie lui ravit une affection et un concours de forces qu’elle n’était pas en droit d’attendre d’un étranger.
Quant à la nation au sein de laquelle rentre un de ses enfants, elle fait la meilleure de toutes les acquisitions ; c’est pour elle une acquisition de population, une acquisition de profits industriels et une acquisition de capitaux. Si l’expatrié ne rapporte que son industrie, ce sont toujours des profits industriels qui rentrent. Il est vrai qu’il rentre en même temps des moyens de consommation ; mais en supposant ces derniers égaux aux profits, il n’y a point de perte de revenu, et il y a pour le pays augmentation de force morale et politique.
À l’égard des capitaux prêtés d’un pays à l’autre, il n’en résulte d’autre effet relativement à leur richesse respective que l’effet qui résulte pour deux particuliers d’un prêt et d’un emprunt qu’ils se font. Si la France emprunte à la Hollande des fonds qu’elle consacre à des usages productifs, elle gagne les profits industriels et territoriaux qu’elle fait au moyen de ces fonds ; elle gagne, même en payant des intérêts ; tout comme un négociant, un manufacturier, qui emprunte pour faire aller son entreprise, et à qui il reste des bénéfices, même après avoir payé l’intérêt de son emprunt.
Mais si un État emprunte à un autre, non pour des usages productifs, mais pour dépenser, alors le capital qu’il a emprunté ne lui rapporte rien, et son revenu demeure grevé des intérêts qu’il paie à l’étranger.
C’est la situation où s’est trouvée la France quand elle a emprunté aux Génois, aux Hollandais, aux Genevois pour soutenir des guerres ou subvenir aux profusions de la cour. Toutefois il valait mieux, même pour dissiper, emprunter aux étrangers qu’aux nationaux, parce qu’au moins cette partie des emprunts ne diminuait pas les capitaux productifs de la France. De toute manière le peuple français payait les intérêts [194] . Mais quand il avait prêté les capitaux, il perdait, outre les intérêts, les profits que son industrie et ses terres auraient pu faire par le moyen de ces mêmes capitaux.
Pour ce qui est des fonds de terre possédés par des étrangers résidant dans l’étranger, le revenu qu’ils donnent sont un revenu de l’étranger et cesse de faire partie du revenu national. Mais qu’on y prenne garde : ils n’ont pas pu acquérir sans envoyer un capital égal en valeur à la terre acquise ; ce capital est un fonds non moins précieux qu’un fonds de terre ; et il l’est plus pour nous si nous avons abondance de terres à mettre en valeur et disette de capitaux pour faire valoir notre industrie. L’étranger en faisant cet achat a changé avec nous un revenu capital contre un revenu foncier, un intérêt d’argent contre un fermage ; mais il a donné un capital mobile et susceptible de dissipation, contre un capital fixe et durable. Ce qu’il a donné s’est évanoui peut-être, et quand il voudra il vendra la terre et en retirera chez lui la valeur.
[II-338]
J’ai souvent été forcé de toucher par anticipation, dans le cours de cet ouvrage, des idées dont le développement devait, suivant l’ordre naturel, se présenter plus tard. La consommation étant souvent nécessaire pour opérer la production, j’ai dû, dès le premier livre, dire le sens qu’il fallait attacher au mot consommer.
Nous avons vu alors que, de même que la production n’est pas une création, mais une création d’utilité, la consommation n’est pas une destruction, mais une destruction d’utilité. Nous avons vu encore que l’utilité d’une chose ne pouvait se mesurer que par sa valeur échangeable, et que cette valeur échangeable exprimée en monnaie d’argent était ce qu’on appelle communément son prix.
Ainsi consommer, détruire l’utilité des choses, perdre leur valeur, sont des expressions dont le sens est absolument le même, et correspond à celui des mots produire, donner de l’utilité, créer de la valeur, dont la signification est également pareille.
Toute chose ayant une valeur échangeable et étant susceptible de se détruire, ou de perdre sa valeur par l’usage qu’on en fait, est susceptible d’être consommée. Ainsi l’on peut consommer une maison, un vaisseau, du fer, comme on consomme de la viande, du pain, un habit ; on consomme même du temps, du travail, puisque le travail, le temps ont une valeur échangeable. Telle consommation est rapide, telle autre est lente ; telle est le résultat d’un accident, comme lorsque le navire fait naufrage, et telle autre le résultat d’un calcul, comme quand on jette les marchandises à la mer ; telle répond au but qu’on se propose en consommant, et telle autre n’y répond nullement.
On peut même ne consommer un produit qu’en partie. Un cheval, un meuble, une maison qu’on revend, ne sont pas consommés en totalité, puisqu’il leur reste un débris de valeur qu’on retrouve dans le nouvel échange qu’on en fait.
Les produits qui remplissent les fonctions de capital peuvent se consommer comme ceux qui composent le revenu. Le fonds de terre ne saurait être consommé ; mais toutes les améliorations qu’on y a répandues peuvent l’être.
Cette portion du capital que j’ai appelée productive, non de profits, mais d’utilité ou d’agrément, c’est-à-dire les meubles de nécessité ou d’ornement, et même les maisons d’habitation, se consomment sans cesse, puisqu’après avoir servi ce capital ne vaut plus ce qu’il valait auparavant. Mais toutes les fois qu’à l’aide du revenu on l’entretient et on le répare, de manière à lui conserver la même valeur, cette consommation est balancée par l’épargne faite sur le revenu, et cette portion du capital reste la même.
Toute consommation étant une destruction de valeur, ne se mesure pas selon le volume ou le poids du produit consommé, mais selon sa valeur. La perte qui résulte de la valeur détruite dans la consommation retombe sur le possesseur du produit consommé ; et comme cette valeur faisait en même temps partie des richesses de la société, elle est une perte aussi pour la société dont le propriétaire fait partie.
Souvent on ne possède pas d’avance le produit qu’on veut consommer ; on se le procure par un échange, on l’achète. Ce n’est pas en achetant qu’on dissipe sa fortune, c’est en consommant ce qu’on a acheté. Acheter c’est faire un marché où l’on reçoit, en général, une valeur égale à celle qu’on donne ; ce n’est donc pas l’achat qui appauvrit : c’est la consommation.
Il est vrai que la plupart des particuliers n’ayant pas les facilités nécessaires pour revendre un produit après l’avoir acheté, regardent sa valeur comme dissipée du moment qu’il est payé. Les mots dépense et consommation sont pour eux synonymes, et il est permis de les confondre quelquefois dans l’usage qu’on en fait ; mais il n’est personne qui ne s’aperçoive de la différence de leurs significations.
[II-342]
Les consommations peuvent être considérées comme une perte balancée par un avantage. L’avantage retiré d’une consommation reproductive est le gain, la possession d’un produit nouveau. L’avantage retiré d’une consommation improductive est la jouissance attachée à la satisfaction d’un besoin.
Mais la perte n’est pas toujours également bien compensée par l’avantage. Selon le produit qui est consommé, la perte peut être grande et l’avantage médiocre, ou la perte médiocre et l’avantage immense ; enfin l’avantage peut exister, peut même être considérable pour quelques personnes, et être nul ou funeste pour d’autres. C’est sous ce point de vue qu’il convient de considérer toutes les consommations, privées ou publiques. Elles sont toutes un mal qui doit être balancé par un bien. De ces deux résultats, l’un peut être inférieur, égal ou supérieur à l’autre ; du jugement sain ou faux qui les compare, naît la bonne ou la mauvaise administration des familles, des entreprises, des États.
L’avantage de la consommation reproductive étant de fournir une valeur supérieure à la valeur consommée, la mieux entendue est celle qui produit le plus à proportion de ce qu’elle consomme ; ou, ce qui revient au même, qui consomme le moins à proportion de ce qu’elle produit. À la Chine, on plante le blé, au lieu de le semer à la volée ; il y a par ce moyen beaucoup de semences épargnées, et l’on assure que le produit est le même. Une des personnes de l’ambassade de Macartney compara la quantité de grains employée chaque année comme semence dans tout l’empire chinois, avec la quantité qu’exigerait la méthode européenne, et son calcul démontra que ce que les Chinois épargnent de grains par ce procédé suffirait pour nourrir tous les habitants de la GrandeBretagne.
Le talent de tout mettre à profit dans les arts industriels fait une partie essentielle de leurs progrès. Il y avait autrefois dans les arts bien plus de temps et de matières perdus qu’il n’y en a de nos jours ; de là beaucoup de produits, autrefois rares et chers, sont devenus plus communs et ont baissé de prix. Il se fait encore dans les ateliers et hors des ateliers beaucoup de consommations qui, si elles étaient évitées, feraient baisser encore plus le prix des produits. Personne ne se fait scrupule de jeter et de laisser perdre les bouteilles cassées, qui sont pourtant une matière première pour les verreries ; mais la petitesse du profit, ou plutôt l’habitude de l’insouciance et du dégât, sont cause de la perte de ces matériaux qui s’élève chaque année, dans un grand État, à une somme considérable.
Quand on songe à quelle foule d’usages sert le papier qui est un véhicule d’instruction et de plaisir, qui conserve les procédés des arts, de même que les créations du génie et du goût ; le papier si agréable comme ornement, si utile comme dépositaire des comptes, des titres de propriétés et des engagements ; le papier, organe de la volonté des lois, et en même temps des plus doux sentiments du cœur ; quand on songe, dis-je, à l’importance, à l’agrément de tous ces usages divers, on gémit du gaspillage des chiffons qui sont la base de cette matière précieuse. Pourquoi faut-il qu’ils ne puissent être recueillis que par portions tellement petites, que les plus pauvres gens puissent mépriser les profits de cette épargne ? Et pourquoi la méprisent-ils ? Pourquoi les familles aisées, elles-mêmes, la dédaigneraient-elles ? Ignore-t-on qu’aucune épargne n’est méprisable quand elle est souvent répétée, et que celle-ci peut se répéter depuis la naissance jusqu’à la mort ? Je n’ai jamais vu, sans éprouver un sentiment pénible, brûler un chiffon, ou le perdre sans retour.
Heureusement pour l’intérêt de la société, l’intérêt personnel est, dans la plupart des cas, le premier averti, et le plus vivement affecté par les consommations superflues. C’est ainsi que la douleur avertit nos membres des lésions dont il faut qu’ils se garantissent, et nous préserve souvent de la privation qui résulterait pour nous de leur perte. Si le consommateur maladroit n’était pas le premier puni des pertes dont il est l’auteur, nous verrions bien plus fréquemment établir des manufactures, entreprendre des spéculations qui consommeraient plus de produits qu’elles n’en jetteraient dans la société. Or cette espèce de dissipation n’est pas moins contraire à la richesse générale que celle qui détruit pour satisfaire des désirs immodérés. Un manufacturier qui dépense cent mille écus en bâtiments, en usines, en instruments fastueux, consomme un capital dont la rente annuelle aurait pu s’élever à quinze mille francs d’intérêts, plus ou moins ; si son produit avait pu être le même avec des frais d’établissements montant à 200 mille francs seulement, ou à dix mille francs d’intérêts par année, il aurait consommé de moins chaque année cinq mille francs ; ce qui, pour lui-même et pour son pays, aurait eu le même effet que s’il avait produit cinq mille francs de plus tous les ans. Un négociant qui, dans une spéculation, dépense cinquante mille francs pour en gagner trente, qui perd conséquemment vingt mille francs, et un dissipateur qui dépense vingt mille francs en chevaux, en maîtresses, en festins, en bougies, font, relativement à leur propre fortune et à la richesse de la société, un métier tout pareil, au plaisir près que le dernier a peut-être plus que l’autre.
Par une conséquence du même principe, on ne doit jamais faire de consommations dans le seul but de consommer, comme on a fait dans le cours de notre Révolution, lorsqu’on a consommé le travail de plusieurs milliers d’ouvriers afin seulement de les occuper. C’était une perte sans compensation. Je sais bien que le but était de s’assurer de leur tranquillité ; mais le moyen était mal choisi. Il fallait prêter l’argent employé de cette manière à des chefs d’entreprises, à la charge de le rendre au bout d’un certain temps, et d’employer durant l’intervalle un certain nombre de ces bras dangereux par leur oisiveté. Le travail aurait ainsi rétabli le capital destiné à le mettre en œuvre. On aurait procuré, non un secours temporaire, mais un secours durable ; enfin le Trésor public aurait pu recouvrer ses avances.
Je passe aux consommations dont le but est de satisfaire des besoins ou de procurer des jouissances.
On peut séparer les hommes en productifs et en improductifs ; mais il n’est pas possible de les diviser en consommateurs et en non consommateurs ; tous consomment. Les choses consommées pour la satisfaction de nos besoins, sont perdues pour la société ; mais elles sont utilement perdues, et remplissent une de leurs destinations. L’aliment qui nourrit l’homme, le bois qui le chauffe, l’habit qui le couvre, se détruisent ; mais leur destruction n’a pas lieu sans un avantage.
Ce qui ne sert qu’aux plaisirs de l’homme n’est pas même consommé sans utilité. La vie n’est-elle pas notre bien le plus précieux ? Cependant quand nous l’avons partagée entre des travaux utiles et des plaisirs innocents, nous ne pensons pas l’avoir perdue. Il en est de même de tout ce qui compose notre richesse. Ce que nous en employons à préparer une reproduction, à multiplier les biens solides de l’homme, est utilement employé ; mais cette partie que nous avons employée à satisfaire des plaisirs purs, ne doit pas exciter nos regrets.
Chaque homme en particulier est seul capable de comparer avec justesse la perte et l’avantage qui résulte de chacune de ses consommations, puisque cette perte et cet avantage sont relatifs à sa fortune et à ses goûts. Une consommation trop réservée le prive des douceurs dont la fortune lui permet la jouissance ; une consommation trop forte le prive des ressources que la prudence lui conseille de se ménager. Telle perte est considérable pour une personne, qui n’est d’aucune importance pour une autre ; il est telle jouissance à laquelle les uns attachent beaucoup de prix, et que les autres regardent avec dédain. Mais il est des consommations qui sont bien ou mal entendues pour tout le monde, et ce sont seulement celles-là qu’il est possible d’indiquer.
Sous ce rapport, on peut dire que les consommations publiques ou privées les mieux entendues sont :
1°. Celles qui satisfont des besoins réels. Par besoins réels, j’entends ceux à la satisfaction desquels tiennent notre existence, notre santé et le contentement de la plupart des hommes. Ils sont opposés à ceux qui proviennent d’une sensualité recherchée, de l’opinion et du caprice. Ainsi les consommations d’une nation seront, en général, bien entendues, si l’on y trouve des choses commodes plutôt que splendides, beaucoup de linge et peu de dentelles ; des aliments abondants et sains, en place de ragoûts recherchés ; de bons habits et point de broderies. Chez une telle nation, les établissements publics auront peu de faste et beaucoup d’utilité ; les indigents n’y verront pas des hôpitaux somptueux, mais ils y trouveront des secours assurés ; les routes ne seront pas deux fois trop larges, mais les auberges seront bien tenues ; les villes n’offriront peut-être pas de si beaux palais, mais on y marchera en sûreté sur des trottoirs.
Le luxe d’ostentation ne procure qu’une satisfaction creuse ; le luxe de commodité, si je peux m’exprimer ainsi, procure une satisfaction réelle. Ce dernier est moins cher et par conséquent il consomme moins. L’autre ne connaît point de bornes ; il s’accroît chez un particulier sans autre motif, sinon qu’il s’accroît chez un autre ; il peut aller ainsi progressivement à l’infini. « L’orgueil, a dit Franklin, est un mendiant qui crie aussi haut que le besoin, mais qui est infiniment plus insatiable. [195] ».
2°. Les consommations lentes plutôt que les consommations rapides. Une nation et des particuliers feront preuve de sagesse s’ils recherchent principalement les objets dont la consommation est lente et l’usage fréquent. C’est par cette raison qu’ils auront une maison et des ameublements commodes et propres ; car il est peu de choses qui se consomment plus lentement qu’une maison, ni dont on fasse un usage plus fréquent, puisqu’on y passe la majeure partie de sa vie. Leurs modes ne seront pas très inconstantes ; la mode a le privilège d’user les choses avant qu’elles aient perdu leur utilité, souvent même avant qu’elles aient perdu leur fraîcheur : elle multiplie les consommations, et condamne ce qui est encore excellent, commode et joli, à n’être plus bon à rien. Ainsi la rapide succession des modes appauvrit un État de ce qu’elle consomme et de ce qu’elle ne consomme pas.
Il vaut mieux consommer les choses de bonne qualité, quoique plus chères ; en voici la raison : dans toute espèce de fabrication, il y a de certains frais qui sont les mêmes, que le produit soit bon ou qu’il soit mauvais ; une toile faite avec de mauvais lin a exigé un travail égal à une bonne de la part du tisserand, du marchand en gros, de l’emballeur, du voiturier, du marchand en détail. L’économie que je fais en l’achetant à meilleur marché ne porte donc pas sur le prix de ces divers travaux, mais sur celui de la matière première seule ; et néanmoins ces différents travaux sont plus vite consommés si la toile est mauvaise que si elle est bonne.
Comme ce raisonnement peut s’appliquer à tous les genres de fabrication ; comme dans tous il y a des services qu’il faut payer sur le même pied, quelle que soit la qualité, et comme ces services font plus de profit dans les bonnes qualités, il convient donc à une nation en général de consommer principalement celles-là. Pour y parvenir il faut qu’elle ait le goût de ce qui est beau et bon, et qu’elle sache s’y connaître ; il faut surtout que la généralité de la nation ne soit pas tellement misérable qu’elle se trouve toujours contrainte d’acheter au meilleur marché. Les règlements de fabrique sont un mauvais moyen de faire consommer de bonnes qualités ; s’ils font fabriquer de meilleures qualités, c’est en élevant les prix ; mais ce n’est point là qu’est la difficulté : elle est dans les facultés des consommateurs qui sont trop bornées. Or les règlements ne les étendent pas, ces facultés ; au contraire. Ce qui les étend, c’est la production active et l’épargne, l’amour du travail favorable à tous les genres d’industrie, et l’économie qui procure des capitaux. C’est dans un pays où ces qualités se rencontrent que chacun acquiert assez d’aisance pour consommer généralement des choses de bonne qualité. Le besoin au contraire marche toujours de front avec la prodigalité ; et lorsqu’on est commandé par le besoin, on ne choisit pas ses consommations.
Les jouissances de la table, des jeux, des feux d’artifice, sont au nombre des plus passagères. Je connais des villages qui manquent d’eau et qui consomment dans un seul jour de fête ce qu’il faudrait d’argent pour amener de l’eau et pour élever une fontaine sur leur place publique. Leurs habitants aiment mieux s’enivrer en l’honneur de leur patron et aller péniblement, tous les jours de l’année, puiser de l’eau bourbeuse à la distance d’un quart de lieue. C’est en partie à la misère, en partie à des consommations mal-entendues, qu’il faut attribuer la malpropreté qui environne la plupart des habitations des gens de la campagne.
En général un pays où l’on dépenserait, soit dans les villes, soit dans les campagnes, en jolies maisons, en vêtements propres, en ameublements bien tenus, en instruction, une partie de ce qu’on dépense en jouissances frivoles et dangereuses, un tel pays, dis-je, changerait totalement d’aspect, prendrait un air d’aisance, paraîtrait plus civilisé, et semblerait incomparablement plus attrayant à ses propres citoyens et aux étrangers.
3°. Les consommations faites en commun. Il y a différents services dont les frais ne s’augmentent pas en proportion de la consommation qu’on en fait. Un seul cuisinier peut préparer également bien le repas d’une seule personne et celui de dix ; un même foyer peut faire rôtir plusieurs pièces de viande aussi bien qu’une seule ; de là l’économie qu’on trouve dans l’entretien en commun des communautés religieuses et civiles, des soldats, des ateliers nombreux ; de là celle qui résulte de la préparation dans des marmites communes de la nourriture d’un grand nombre de personnes dispersées ; c’est le principal avantage des établissements connus sous le nom de soupes économiques.
4°. Enfin, par des considérations d’un autre ordre, les consommations bien entendues sont celles qui sont conformes aux lois de la saine morale. Si les individus ne peuvent jouir d’un solide bonheur en s’écartant de ses maximes, cela est encore plus vrai des nations considérées en masse ; mais les preuves de cette vérité m’entraîneraient trop loin de mon sujet.
Il est à remarquer que la trop grande inégalité des fortunes est contraire à tous ces genres de consommations qu’on doit regarder comme les mieux entendues. À mesure que les fortunes sont plus disproportionnées, il y a dans une nation plus de besoins factices et moins de besoins réels satisfaits ; les consommations rapides s’y multiplient : jamais les Lucullus et les Héliogabales de l’ancienne Rome ne croyaient avoir assez détruit, abîmé de denrées ; enfin les consommations immorales sont bien plus multipliées là où se rencontrent la grande opulence et la grande misère. La société se divise alors en un petit nombre de gens qui disposent des jouissances, et en un grand nombre d’autres qui envient le sort des premiers et font tout ce qu’ils peuvent pour les imiter ; tout moyen paraît bon pour passer d’une classe dans l’autre, et l’on est aussi peu scrupuleux sur les moyens de jouir qu’on l’a été sur ceux de s’enrichir.
En tout pays le gouvernement exerce une fort grande influence sur la nature des consommations qui se font, non seulement parce qu’il est appelé à décider de la nature des consommations publiques, mais parce que son exemple et ses volontés dirigent beaucoup de consommations privées. Si le gouvernement est ami du faste et de l’ostentation, le troupeau des imitateurs aura du faste et de l’ostentation ; et les personnes mêmes qui sont faites pour se conduire conformément à leurs propres principes, seront forcées de les sacrifier. Leur sort est-il toujours indépendant d’une faveur et d’une considération qu’on attache alors, non aux qualités personnelles, mais à des prodigalités qu’elles désapprouvent ? Un prince qui sent la prodigieuse influence de son exemple sur la conduite de ses concitoyens, et la prodigieuse influence de leur conduite sur la prospérité et les mœurs nationales, doit se faire une bien haute idée de ses devoirs.
Parmi les consommations improductives, les plus mal-entendues, sans contredit, sont celles qui procurent des chagrins et des maux, en place des plaisirs qu’on en attendait. Tels sont les excès de l’intempérance ; et, si l’on veut des exemples pris parmi les consommations publiques, telles sont les guerres entreprises par vengeance, comme celle que Louis XIV déclara au gazetier d’Hollande, ou bien celles que suscite l’amour d’une vaine gloire et où l’on ne recueille ordinairement que la haine et la honte. Toutefois de telles guerres sont moins affligeantes encore à cause des pertes qui sont du domaine de l’économie politique, qu’à cause des vertus et des talents qu’elles moissonnent pour toujours ; ces pertes sont un tribut que la patrie, que les familles accordent douloureusement à la nécessité, mais qu’il est affreux de payer à l’impéritie, à la légèreté, aux passions des grands.
[II-358]
La consommation reproductive rétablissant pour l’ordinaire des valeurs supérieures à celles qu’elle détruit, ne reçoit pas communément le nom de consommation, et moi-même, quand il m’est arrivé d’employer ce mot sans explication, j’ai entendu la consommation improductive, celle dont l’unique but est de satisfaire aux besoins des hommes ou de multiplier leurs plaisirs. C’est de celle-là seulement qu’il est question au titre de ce chapitre.
Beaucoup de gens voyant, en gros, que la production égale toujours la consommation (car il faut bien que ce qui se consomme ait été produit) se sont imaginé qu’encourager la consommation, c’était favoriser la production. Les Économistes se sont emparés de cette idée et en ont fait un des principes fondamentaux de leur doctrine. La consommation est la mesure de la reproduction, disaient-ils [196] ; c’est-à-dire : plus il se consomme, plus il se produit. Et, comme la production enrichit, on en a conclu qu’un État s’enrichissait par ses consommations, que l’épargne était directement contraire à la prospérité publique, et que le plus utile citoyen était celui qui dépensait le plus.
Ce système est très propre à capter la faveur du vulgaire ; aussi a-t-il beaucoup de partisans. Le manufacturier, le marchand, ne voient la prospérité générale que dans le débit de leurs marchandises, que dans la plus grande consommation possible qui en est faite. Mais quand on considère plus attentivement cette doctrine, on trouve qu’elle mène à des résultats bien différents.
Les consommations de chaque famille peuvent excéder ses revenus, ou les égaler, ou ne pas les atteindre. Les consommations de toutes les familles, ou de la nation, peuvent suivre la même marche ; c’est-à-dire qu’une nation, toutes choses compensées, peut dépenser plus ou moins que ses revenus, ou exactement ses revenus. Dans le premier cas une nation fait chaque année une brèche à ses capitaux, et par conséquent, chaque année, diminue ses revenus, 1°. des profits qu’aurait rapportés la portion de capital qu’elle a mangée ; 2°. des profits de l’industrie que cette portion de capital aurait entretenue. C’est le chemin de diminuer les débouchés loin de les augmenter. Chaque année la production s’élève bien au niveau de la consommation ; mais elle décroît avec la consommation, jusqu’à ce que la nation toute entière, sans capitaux, sans terres cultivées, sans industrie, sans population, disparaisse entièrement, ou traîne une existence douloureuse et méprisable. C’est la situation où plusieurs parties de la Grèce et de la Syrie sont tombées sous la domination des Turcs.
Si une nation, ou les familles dont se compose une nation, ne consomment que leur revenu et rien au-delà, cette nation n’attaquant aucune partie de ses fonds, conservera constamment le même revenu, et chaque année elle offrira aux productions de son industrie le même débouché.
Remarquons, en passant, qu’il est bien difficile qu’une nation excitée à dépenser la totalité de son revenu ne parvienne bien vite à l’excéder, et ne tombe plus ou moins rapidement dans les fâcheuses extrémités de celles qui consomment une partie de leurs capitaux en même temps que leurs revenus. Des particuliers et un gouvernement qui élèvent leur dépense habituelle exactement au niveau de leurs revenus habituels, ne tiennent point compte des accidents et des hasards imprévus qui ne manquent jamais de retrancher quelque chose aux revenus, et d’ajouter quelque chose aux dépenses.
Quant à la nation qui ne dépense pas tout son revenu et augmente chaque année ses capitaux, c’est elle, et elle seule, qui offre chaque année à ses produits de plus grands débouchés. En effet elle voit grandir chaque année les profits de ses capitaux et le pouvoir de son industrie, ses revenus par conséquent ; c’est-à-dire ses moyens de consommer soit directement, soit par échange ; en un mot ses débouchés.
Le public n’est donc point intéressé à la consommation qui se fait ; mais il est intéressé et prodigieusement intéressé aux épargnes. Et, ce qui paraît extraordinaire à beaucoup de personnes, sans en être moins vrai, la classe industrieuse y est plus intéressée qu’aucune autre. Ces personnes croient peut-être que les valeurs que les riches épargnent sur leurs jouissances, pour être ajoutées à leurs capitaux, ne se consomment pas. Elles se consomment ; elles fournissent des débouchés à beaucoup de producteurs ; mais elles se consomment reproductivement et fournissent des débouchés aux produits utiles et capables d’en engendrer d’autres, au lieu de s’évaporer en consommations frivoles.
J’éclaircirai cette doctrine par un exemple puisé toujours dans les opérations les plus communes.
Un riche qui a cent mille francs de revenus, et qui est dans l’usage de les manger en totalité, s’avise pourtant un jour de diminuer sa dépense. Il renvoie une partie de ses domestiques, et il est mieux servi ; achète moins de bijoux, et n’est pas tant critiqué ; donne des dîners moins splendides et se fait de meilleurs amis ; bref, au lieu de dépenser cent mille francs par an, il n’en dépense plus que quatre-vingt mille. Dès la première année, il ajoute ainsi vingt mille francs à son capital productif. Les cent mille francs qui composent son revenu sont bien toujours dépensés en totalité ; mais il n’y en a plus que 80 dépensés improductivement ; les 20 autres sont dépensés de manière à se reproduire avec profits. Il les prête à un fabricant de mouchoirs dont l’entreprise languissait faute de fonds. La classe des laquais, des bijoutiers, et des marchands de comestibles fins, voit à la vérité diminuer la demande de ses services et de ses produits ; mais la classe qui fournit aux manufactures de mouchoirs, les vêtements, la nourriture, et les matières premières, voit augmenter les siens précisément dans la même proportion. L’encouragement donné par la consommation reproductive est donc le même que celui qui serait résulté de la satisfaction des besoins et des plaisirs d’un seul homme ; mais il ne s’arrête pas là.
En effet il y a eu de plus une augmentation de revenu pour le riche capitaliste, et une augmentation de revenu pour le fabriquant et ses ouvriers. D’après une évaluation fondée sur l’expérience, et très modérée, le capitaliste a pu voir son revenu augmenté de
1000 fr.
Le chef manufacturier a pu voir le sien augmenté de la même somme, de
1000.
Et la classe des ouvriers a pu voir la somme de ses salaires augmentée de
3000.
Total 5000 fr.
Les consommations de cette année ont donc pu être de 105 mille francs au lieu de 100 mille, à quoi elles se seraient montées si l’homme au gros revenu l’avait dépensé tout entier improductivement [197] . Et, ce qu’il y a de mieux, les mêmes 20 mille francs qui ont augmenté les revenus de cette année de 5 000 francs, sont rétablis et peuvent rendre le même service toutes les années qui suivront, aussi longtemps qu’on jugera à propos de les employer productivement.
Il y a mille manières de placer des épargnes. Tandis que les heureux effets de celle que nous venons de voir se perpétuent, l’année qui suit fournit au même consommateur une épargne pareille à faire. Il l’emploie à la construction d’une machine à vapeur pour l’arrosement d’une bruyère ; l’effet est le même relativement à la richesse générale : le revenu de ses terres est accru de mille francs plus ou moins, et l’activité qui s’introduit dans leur culture fournit un revenu annuel à plusieurs ouvriers.
C’est donc à tort que beaucoup de personnes s’imaginent que le pauvre n’a de ressources que dans la dépense du riche. La vraie ressource du pauvre est dans son industrie ; pour exercer cette industrie il n’a pas besoin des consommations du riche : il n’a besoin que de ses capitaux. Tellement qu’un pays, un canton seraient fort heureux, lors même que les riches n’y résideraient pas, n’y feraient aucune consommation, pourvu qu’ils y plaçassent leurs capitaux. L’agriculteur y travaillerait pour le manufacturier et pour le commerçant ; le commerçant pour l’agriculteur et le manufacturier, et celui-ci pour les deux autres. Tous seraient bien pourvus de toutes les choses nécessaires à la vie ; avec de la frugalité ils pourraient s’enrichir, et ils auraient encore de quoi payer au riche absent les intérêts et les fermages, si l’on veut, des capitaux et des terres qu’il leur aurait prêtés.
J’ai insisté sur cette démonstration parce que l’erreur qu’elle combat est une des plus répandues. Elle est partagée et par ceux qui soutiennent le système commercial et par ceux qui soutiennent le système agricole ou des Économistes. Tous regardent les consommations comme utiles sous le rapport de la production ; tandis qu’elles ne le sont que sous le rapport des jouissances qu’elles procurent [198] . Un consommateur n’est pas un avantage par cela qu’il consomme, mais par cela qu’il donne en remplacement ; or il peut donner d’autant plus en remplacement qu’il fait moins de consommations gratuites, et plus de consommations reproductives. Un riche oisif qui mange un immense revenu, s’il ne ruine pas son pays, du moins ne contribue en rien à sa prospérité. Un riche qui ne dépense pas tout son revenu y contribue ; un riche qui augmente ses capitaux, et qui de plus s’occupe utilement, y contribue encore davantage.
Si quelqu’habitude mérite d’être encouragée, dans les monarchies comme dans les républiques, dans les grands États comme dans les petits, c’est donc uniquement l’économie. Mais at-elle besoin d’encouragement ? Ne suffit-il pas de n’en pas accorder à la dissipation en l’honorant ? Ne suffit-il pas de respecter inviolablement toutes les épargnes et tous leurs emplois, c’est-à-dire l’entier développement de toute industrie qui n’est pas criminelle ? Car je ne parle pas ici de cette protection vague et insuffisante qu’on appelle quelquefois respect des propriétés. Il ne suffit pas d’empêcher les particuliers d’être dépouillés par des actes arbitraires, par l’injustice, par la fraude et par la violence ; il faut encore les garantir des attaques de la chicane, de l’extension des impôts même librement consentis ; car une contribution a beau être votée librement, elle est forcée, du moment qu’on l’a rendue nécessaire. Dès lors le désir qu’ont tous les hommes d’accroître leurs biens et de se préparer des ressources futures suffira pour balancer en eux l’amour des jouissances présentes et pour fonder la prospérité publique qui se compose des prospérités particulières.
[II-369]
Je n’ai pu séparer deux choses qui marchent toujours ensemble.
On a défini le luxe : l’usage du superflu [199] , mais est-il bien possible de séparer le nécessaire du superflu ? Ils se lient et se fondent l’un dans l’autre par des nuances insensibles. Les goûts, l’éducation, les tempéraments, les santés établissent des différences infinies entre les différents degrés d’utilité et de besoins ; et il est impossible de se servir dans un sens absolu de deux mots qui ne peuvent jamais avoir qu’une valeur relative.
Steuart dit que les superfluités sont les choses qui ne sont pas absolument nécessaires pour vivre [200] . Il en résulterait qu’il faudrait nommer luxe tout ce qu’un Européen consomme en nourriture, en habillement, en logement, de plus qu’un sauvage : au-delà de deux ou trois livres de racines pour chaque jour, d’une peau pour se couvrir et d’une cabane pour s’abriter, tout le reste serait du luxe. Smith appelle choses nécessaires, non seulement ce que la nature, mais encore ce que les règles convenues de décence et d’honnêteté ont rendu nécessaire aux dernières classes du peuple ; il appelle tout le reste objets de luxe. Il étend comme on voit un peu plus loin que Steuart la sphère des nécessités. peut-être la fait-il encore trop circonscrite. En conséquence de sa définition il appelle le vin du pays un objet de luxe : c’est être bien sévère. Il range, par la même raison, dans la classe des objets de luxe ceux dont un homme modeste et simple qui se trouve au-dessus de la dernière classe de la société ne saurait se passer.
Il me semble que l’idée qu’on attache en français au mot luxe n’embrasse pas les objets de ce genre. Du mot latin luxuria, nous avons fait deux mots français luxe et luxure [201] . Le dernier n’est pas de mon sujet. Quant à l’autre, il réveille moins l’idée de la sensualité que celle de l’ostentation. Le luxe des habits n’indique pas que les habits sont plus commodes pour celui qui les porte, mais qu’ils sont faits pour frapper les yeux de ceux qui les regardent. Le luxe de la table rappelle plutôt la somptuosité d’un grand repas que les mets délicats d’un épicurien.
Sous ce point de vue, le luxe aurait principalement pour but d’exciter l’admiration par la rareté, la cherté, la magnificence des objets qu’il étale ; et les objets de luxe seraient les choses qu’on n’emploie ni pour leur utilité réelle, ni pour leur commodité, ni pour leur agrément, mais seulement pour éblouir les regards et agir sur l’opinion des autres hommes. Le luxe est de l’ostentation, mais l’ostentation s’étend à tous les avantages dont on cherche à se parer : on est vertueux par ostentation ; on ne l’est jamais par luxe. Le luxe suppose de la dépense ; et si l’on dit le luxe de l’esprit, c’est par extension, et en supposant qu’on se met en dépense d’esprit quand on prodigue les traits que l’esprit fournit ordinairement et que le goût veut qu’on ménage.
Je ne saurais donc nommer objets de luxe ce qu’un homme éclairé et sage, habitant d’un pays policé, désirerait pour sa table, s’il n’avait aucun convive ; pour sa maison et son vêtement, s’il n’était forcé à aucune représentation. C’est un agrément, c’est une commodité plus ou moins bien entendue, mais que la raison ne saurait blâmer quand elle ne passe pas les bornes des facultés de chacun. Les recherches d’une sensualité extrême peuvent s’assimiler à celles d’une vaine ostentation, qui sont proprement le luxe : les unes et les autres ne peuvent se justifier sous aucun rapport.
Le luxe est un grand consommateur, parce qu’il met sa gloire à beaucoup consommer, et, pour employer une expression populaire, à faire un grand dégât. Une chose qu’on a pour l’utilité dont elle est, se conserve le plus longtemps qu’on peut ; la consommation en est lente. Un objet de luxe ne sert plus à rien du moment qu’il cesse de flatter la vanité de son possesseur. Il est détruit, du moins en majeure partie, avant d’avoir cessé d’exister et sans avoir satisfait à aucun besoin véritable ; à plus forte raison, sans avoir coopéré en rien à la reproduction : le luxe a en horreur toute dépense profitable.
Le précédent chapitre a montré que la consommation improductive, loin d’être favorable à la production et aux producteurs, leur était fort nuisible ; mais la consommation improductive embrasse la satisfaction de besoins très réels ; tandis que le luxe ne satisfait qu’à des besoins factices, et qu’il détruit, en ajoutant peu de chose ou rien au bienêtre des uns, des valeurs qui, consommées sous une autre forme, auraient puissamment contribué au bienêtre des autres. Un riche fastueux emploie en bijoux de prix, en repas somptueux, en hôtels magnifiques, en chiens, en chevaux, des valeurs qui, placées productivement, auraient acheté des vêtements chauds, des mets communs, des ameublements simples, à des gens laborieux qui restent oisifs et misérables. Alors le riche a des boucles d’or, et le pauvre manque de souliers ; le riche est habillé de velours, et le pauvre n’a pas de chemises.
De là le contraste choquant de magnificence et de pauvreté qu’on remarque partout où se font de vaines dépenses. Quoi de plus pauvre que les villages qui entourent les châteaux des grands seigneurs [202] ? Quoi de plus riant que les cantons animés par le voisinage de quelque fabrique et où il ne se fait pas pour un sou de dépense inutile ? Le même contraste est encore plus sensible dans les grandes villes, dans les résidences des princes. C’est ce qu’on observait jadis à Versailles ; ce qu’on voit encore à Rome, à Madrid, par toute la terre, jusqu’aux confins de la Tartarie : la ville de Zhéhol (le Versailles des empereurs de la Chine) ne renfermait en 1794 au rapport de Staunton, que des maisons de mandarins et beaucoup de méchantes chaumières. « Là, dit-il, entre la magnificence et la misère, on ne connaît point de milieu ».
D’autres considérations encore concourent à expliquer l’atmosphère de misère qui environne les cours. C’est là que s’opère, en grand, la plus rapide des consommations, celle des services personnels, lesquels sont consommés aussitôt que produits. Sous cette dénomination, il faut comprendre le service des militaires, des domestiques, des fonctionnaires, utiles ou inutiles, des ecclésiastiques, gens de robe, acteurs, musiciens, bouffons de société, et de tout ce qui entoure le centre d’un grand pouvoir administratif ou judiciaire, militaire ou religieux. Les produits matériels eux-mêmes y semblent plus dévoués qu’ailleurs à la destruction. Les mets fins, les étoffes magnifiques, les ouvrages de mode, viennent à l’envi s’y engloutir ; rien, ou presque rien, n’en sort.
Encore si les valeurs considérables qui se consomment dans les cours s’y répartissaient avec une sorte d’équité, elles suffiraient sans doute pour l’aisance de tout ce qui les environne. De tels gouffres seraient toujours funestes puisqu’ils absorbent des valeurs et n’en donnent point en retour ; néanmoins dans le lieu même de la résidence tout le monde pourrait être assez bien pourvu. Mais on sait que c’est là, moins que partout ailleurs, que les richesses se distribuent avec équité. Un prince, ou bien un favori, ou une maîtresse, ou un grand déprédateur, en retirent la principale part ; les fainéants subalternes n’en reçoivent que ce que la générosité ou le caprice des grands daigne leur abandonner.
Mais, diton, en excitant les hommes à dépenser, on les excite à produire : il faut bien qu’ils gagnent de quoi soutenir leur dépense. — Pour raisonner ainsi, il faut commencer par supposer qu’il dépend des hommes de produire, comme de consommer ; et qu’il est aussi facile d’augmenter ses revenus que de les manger. Mais quand cela serait, quand il serait vrai de plus que le besoin de la dépense donnât l’amour du travail (ce qui n’est guère conforme à l’expérience), on ne pourrait encore augmenter la production qu’au moyen d’une augmentation de capitaux, qui sont un des éléments nécessaires de la production ; or les capitaux ne peuvent s’accroître que par l’épargne, et quelle épargne peut-on attendre de ceux qui ne sont excités à produire que par le besoin de consommer ?
Qu’on y prenne garde : les productions occasionnées par le besoin de consommer, ou par le luxe (et il y en a véritablement que ce motif a pu faire naître), ne sont rien pour la prospérité d’un État, n’accroissent nullement sa richesse, ni celle des particuliers ; elles ne peuvent pas être épargnées, puisque c’est le désir de ne pas les épargner qui leur a donné naissance. Il en peut résulter un accroissement de plaisirs pour la classe qui les a fait naître, mais non un accroissement de richesse ; et nous touchons de nouveau aux vérités établies dans le précédent chapitre, c’est que dans les consommations stériles on peut bien chercher la satisfaction qu’elles procurent, mais qu’on ne saurait y découvrir aucune autre utilité.
D’ailleurs quand l’amour du faste inspire l’envie de gagner, les ressources lentes et bornées de la production véritable suffisent-elles à l’avidité de ses besoins ? Ne compte-t-il pas plutôt sur les profits rapides et honteux de l’intrigue, industrie ruineuse pour les nations, en ce qu’elle ne produit pas, mais seulement entre en partage des produits des autres ? Dès lors le fripon développe toutes les ressources de son génie ; le chicaneur spécule sur l’obscurité des lois ; l’homme en pouvoir exerce ses déprédations et vend à la sottise et à l’improbité la protection qu’il doit gratuitement au mérite et au bon droit. J’ai vu dans un souper, dit Pline, Lollia Paulina couverte d’un tissu de perles et d’émeraudes qui valait quarante millions de sesterces ; ce qu’elle pouvait prouver, disaitelle, par ses registres. Elle le devait aux rapines de ses ancêtres : c’était, ajoute l’auteur romain, pour que sa petite fille parût dans un festin chargée de pierreries que Lollius consentit à répandre la désolation dans plusieurs provinces, à être diffamé dans tout l’Orient, à perdre l’amitié du fils d’Auguste, et finalement à mourir par le poison.
Que si l’on prétendait que le système qui encourage les prodigalités, ne favorisant que celles des riches, tend à produire un bien en diminuant l’inégalité des fortunes, il me serait facile de prouver que la profusion des gens riches entraîne celle des classes mitoyennes et des classes pauvres ; et ce sont elles qui ont plus promptement atteint les bornes de leur revenu ; de telle sorte que la profusion générale augmente plutôt qu’elle ne réduit l’inégalité des fortunes. De plus, la prodigalité des riches est toujours précédée ou suivie de celle des gouvernements, et celle des gouvernements ne se puise que dans les impôts, toujours plus pesants pour les petits revenus que pour les gros.
C’est donc à tort qu’on a dit et mille fois répété que les profusions du riche faisaient vivre le pauvre [203] . Elles ne sont bonnes qu’à épuiser une des sources des richesses de la société. Les richesses engendrent les richesses ; et toutes les fois qu’on en détruit, on détruit non seulement celles qu’on consomme, mais toutes celles qu’on se serait procurées au moyen des premières. Les unes sont une perte seulement pour celui qui les consomme ; les autres sont de plus une perte pour les hommes industrieux, les propriétaires de terre, qui en auraient eu leur part [204] .
Un pays qui décline peut, pendant quelque temps, offrir l’image de l’opulence et de la prospérité, de même que la maison d’un dissipateur qui se ruine ressemble à celle d’un riche qui jouit de la plus grande aisance. Mais cet éclat factice n’est pas durable ; et comme il tarit les sources de la reproduction, il est infailliblement suivi d’un état de gêne, de marasme politique, dont on ne se guérit que par degrés et par des moyens contraires à ceux qui ont détruit la force et la santé.
Montesquieu, en terminant le chapitre où il veut prouver que le luxe convient aux monarchies et aux grands États, renverse d’un mot l’édifice de ses raisonnements : « Les républiques, dit-il, finissent par le luxe ; les monarchies par la pauvreté. » Vérité constante qui prouve que la frugalité enrichit les États, et que le luxe les ruine. Mais si le luxe ruine les monarchies, il ne saurait leur convenir, car il ne convient à aucun État de devenir dépendant et pauvre.
Qu’est-ce qui précipite une nation dans le luxe ou la retient dans les bornes de la modération ? Ses habitudes. Le riche dispose à son gré de ses biens : les mœurs de son pays, de la classe à laquelle il appartient disposent de lui-même. Il n’y a qu’un bien petit nombre d’hommes d’un esprit assez ferme et d’une fortune assez indépendante, pour agir d’après leurs principes, et n’avoir de modèles qu’eux-mêmes. De là cette prodigieuse influence des mœurs sur les richesses et le bonheur des sociétés. Je dis le bonheur ; car la triste satisfaction que le luxe procure à l’opulence ne saurait balancer le tort qu’il fait à la société. Ceux qui cherchent le bonheur dans l’ostentation savent bien qu’on ne l’y trouve pas. Il ne faut pas avoir beaucoup de philosophie pour s’être aperçu qu’une fois que les besoins raisonnables de la vie sont satisfaits, on ne le rencontre que dans l’exercice modéré des facultés de notre corps et de notre esprit, et des sentiments de notre âme.
Après avoir fait l’apologie du luxe, on s’est quelquefois avisé de faire aussi celle de la misère ; on a dit que si les personnes indigentes étaient moins poursuivies par le besoin, elles ne voudraient plus travailler ; et que les riches, la société en général, demeureraient privés de l’industrie du pauvre.
Cette maxime est heureusement aussi fausse dans son principe qu’elle est barbare dans ses conséquences. Si le dénuement était un motif pour être laborieux, le sauvage serait le plus laborieux des hommes, car il en est le plus dénué. On sait néanmoins quelle est son indolence, et qu’on a fait mourir de chagrin tous les sauvages qu’on a voulu occuper. Dans notre Europe, les ouvriers les plus paresseux sont ceux qui se rapprochent le plus des habitudes du sauvage ; la quantité d’ouvrage exécuté par un manœuvre grossier d’un canton misérable n’est pas comparable à la quantité d’ouvrage exécuté par un ouvrier aisé de Paris ou de Londres. Les besoins se multiplient à mesure qu’ils sont satisfaits. L’homme qui est vêtu d’une veste, veut avoir un habit ; celui qui a un habit, veut avoir une redingote. L’ouvrier qui a une chambre pour se loger, en désire une seconde ; celui qui a deux chemises, ambitionne d’en avoir une douzaine, afin de pouvoir changer de linge plus souvent. Celui qui n’en a jamais eu ne songe seulement pas à s’en procurer. Ce n’est jamais parce qu’on a gagné qu’on refuse de gagner encore.
L’aisance des classes inférieures n’est donc point incompatible, ainsi qu’on l’a trop répété, avec l’existence du corps social. Un cordonnier peut faire des souliers aussi bien dans une chambre chauffée, vêtu d’un bon habit, lorsqu’il est bien nourri et qu’il nourrit bien ses enfants, que lorsqu’il travaille transi de froid, dans une échoppe, au coin d’une rue. On ne travaille pas moins, ni plus mal, quand on jouit des commodités raisonnables de la vie. Le linge est aussi bien blanchi en Angleterre, où l’on fait la dépense d’amener l’eau dans les maisons, que dans tel autre pays où l’on est forcé d’aller le savonner au bord de la rivière. Mais nos nations d’Europe, même les plus riches, sont encore bien misérables, puisqu’il n’en est pas une seule où la plupart des familles soient appelées à jouir des communes douceurs de la vie ; que dis-je ? où elles ne soient pas en butte aux plus cruels besoins.
[II-384]
« Il faut réformer par les lois ce qui est établi par les lois, et changer par les manières, ce qui est établi par les manières », a dit avec beaucoup de raison Montesquieu. C’est un grand bien pour un État, petit ou grand, monarchie ou république, que les consommations y soient modérées ; mais ce n’est point l’affaire des lois de les régler. Elles y réussissent mal. Bodin rapporte [206] qu’après la défense de porter des étoffes d’or et d’argent, il se trouva des dames qui portaient des robes du prix de cinq cents écus, faites à Milan, sans or ni pierreries. C’est bien pis quand les lois défendent de certaines dépenses à des classes de citoyens et les permettent à d’autres.
« Ordonner qu’il n’y aura que les princes qui puissent porter du velours et de la tresse d’or, et l’interdire au peuple, qu’estce, dit le bon Montaigne, que mettre en crédit ces choses là, et croître en chacun l’envie d’en user » ?
Les moins mauvaises lois somptuaires sont celles qui attachent du déshonneur ou du ridicule à l’usage des choses de luxe ; comme cette loi de Zaleucus, législateur des Locriens, qui défendait qu’une femme se fît accompagner dans les rues de plus d’un domestique, à moins qu’elle ne fût ivre ; et qui ne permettait aux hommes les franges et les galons, que lorsqu’ils se rendraient dans de mauvais lieux. Henri IV la prit pour modèle dans cette fameuse ordonnance où il fait défense de porter ni or, ni argent sur les habits, excepté pourtant, dit-il, aux filles de joie et aux filous, en qui nous ne prenons pas assez d’intérêt pour leur faire l’honneur de donner notre attention à leur conduite. Mais il est facile de s’apercevoir que si de pareilles lois sont bonnes, ce n’est pas comme lois, c’est comme des satires lançant le ridicule et la réprobation avec tout l’ascendant que donne le pouvoir.
[II-386]
La consommation des produits de l’industrie est perpétuellement en rapports avec le caractère et toutes les passions des hommes. Les plus nobles, les plus viles y influent tour à tour. L’amour des plaisirs sensuels, la vanité, la générosité, la cupidité elle-même provoquent et excitent la consommation. Elle est réprimée par une sage prévoyance, par des craintes chimériques, par la défiance, par l’égoïsme. De ces affections différentes, ce sont tantôt les unes, tantôt les autres qui dominent et qui dirigent les hommes dans l’usage qu’ils font des richesses. La ligne tracée par la sagesse est ici, comme dans tout le reste, la plus difficile à suivre. Leur faiblesse dévie tantôt d’un côté, tantôt d’un autre, et manque rarement de tomber dans les excès.
Relativement à la consommation, les excès sont la prodigalité et l’avarice. L’une et l’autre se privent des avantages que procurent les richesses : la prodigalité en desséchant ses ressources, l’avarice en se défendant d’y puiser. Mais la prodigalité est plus aimable et s’allie à plusieurs qualités sociales. Elle obtient grâce plus aisément parce qu’elle invite à partager ses plaisirs ; elle a du moins un terme, qui est la ruine : l’avarice n’en a point d’autres que la mort. Cependant elle est plus fatale à la société que l’avarice : elle épuise les ressources du prodigue, mais de plus elle détruit les moyens de production de l’homme laborieux. Ceux qui disent que l’argent n’est bon qu’à être dépensé, et que les produits sont faits pour être consommés, se trompent beaucoup s’ils entendent seulement la dépense et la consommation consacrées à la satisfaction de nos besoins et de nos plaisirs. L’argent est bon encore à être placé : il ne l’est jamais sans qu’il en résulte un très grand bien ; et toutes les fois qu’un argent placé se dissipe, il y a dans quelque coin du monde une quantité équivalente d’industrie qui s’éteint. Le prodigue qui se prive d’un revenu, prive en même temps un homme industrieux de son salaire.
L’avare qui ne fait pas valoir son trésor dans la crainte de le perdre cause, à la vérité, un mal du même genre ; mais à sa mort du moins, ce capital amassé aux dépens de ses jouissances, rentre dans la circulation ; et s’il n’est pas dissipé par ses successeurs, il anime l’industrie et favorise la production. La folie de l’avare n’est aussi funeste que celle du dissipateur, que lorsqu’il a si bien caché son trésor, que personne, après lui, ne parvient à le découvrir.
Les prodigues ont grand tort de se glorifier de leurs dissipations. Elles ne sont pas moins indignes de la noblesse de notre nature que les vilenies de l’avare. Il n’y a aucun mérite à consommer tout ce qu’on peut, et à se passer des choses quand on ne les a plus. C’est ce que font les bêtes ; et encore les plus intelligentes sont-elles mieux avisées. Ce qui doit caractériser les procédés de toute créature douée de prévoyance et de raison, c’est dans chaque circonstance de ne faire aucune consommation sans but déterminé : tel est le conseil que donne l’économie.
L’économie est aussi éloignée de l’avarice que de la prodigalité. L’avarice entasse, non pour consommer, non pour reproduire, mais pour entasser ; c’est un instinct, un besoin machinal et honteux. L’économie est fille de la sagesse et d’une raison éclairée ; elle sait se refuser le superflu pour se ménager le nécessaire ; tandis que l’avare se refuse le nécessaire afin de se procurer le superflu dans un avenir qui n’arrive jamais. On peut porter de l’économie dans une fête somptueuse, et l’économie fournit les moyens de la rendre plus belle encore : l’avarice ne peut se montrer nulle part sans tout gâter. Une personne économe compare ses facultés avec ses besoins présents, avec ses besoins futurs, avec ce qu’exigent d’elle sa famille, ses amis, l’humanité. Un avare n’a point de famille, point d’amis, à peine a-t-il des besoins, et l’humanité n’existe pas pour lui. L’économie ne veut rien consommer en vain : l’avarice ne veut rien consommer du tout. La première est l’effet d’un calcul louable ; louable parce qu’il offre seul les moyens de s’acquitter de ses devoirs et d’être généreux sans être injuste. L’avarice est une passion vile ; vile, parce qu’elle se considère seule et sacrifie tout à elle.
On a fait de l’économie une vertu, et ce n’est pas sans raison : elle suppose la force et l’empire de soi-même, comme les autres vertus, et nulle n’est plus féconde en bienfaits. C’est elle qui, dans les familles, prépare la bonne éducation physique et morale des enfants, et le soin des vieillards ; c’est elle qui assure à l’âge mûr cette sérénité d’esprit nécessaire pour se bien conduire, et cette indépendance qui met un homme au-dessus des bassesses. C’est par l’économie seule qu’on peut être libéral, qu’on peut l’être longtemps, qu’on peut l’être avec fruit. Quand on n’est libéral que par prodigalité, on donne sans discernement : à ceux qui ne méritent pas, comme à ceux qui méritent ; à ceux à qui l’on ne doit rien, aux dépens de ceux à qui l’on doit. Souvent on voit le prodigue obligé d’implorer le secours des gens qu’il a comblés de profusions : il semble qu’il ne donne qu’à charge de revanche ; tandis qu’une personne économe donne toujours gratuitement, parce qu’elle ne donne que ce dont elle peut disposer. Elle est riche avec une fortune médiocre, au lieu que l’avare et le prodigue sont pauvres avec une grande fortune.
Les gens de lettres du siècle dernier ont toujours eu beaucoup de vénération pour madame Geoffrin. Sa maison et sa table leur étaient ouvertes, et ils y goûtaient les agréments d’un bon accueil, de la liberté, et d’une réunion pleine de charmes ; mais ce n’était pas tout : ils trouvaient chez elle des secours de tous les genres dans les instants de détresse. Sur ses jetons était gravée cette devise favorite : L’économie est la mère de la libéralité. Quelque grande qu’eût été sa fortune, aurait-elle suffi à ses bienfaits sans son économie ?
Le désordre est fatal à l’économie. Il marche au hasard, un bandeau sur les yeux, au travers des richesses ; tantôt il a sous la main ce qu’il désire le plus et passe sans s’en apercevoir ; tantôt il saisit et dévore ce qu’il lui importe de conserver. Il est perpétuellement dominé par les événements : ou il ne les prévoit pas, ou il n’est pas libre de s’y soustraire. Jamais il ne sait où il est, ni quel parti il faut prendre.
Une maison où l’ordre ne règne pas devient la proie de tout le monde ; elle se ruine, même avec des agents fidèles ; elle se ruine même avec de la parcimonie. Elle est exposée à une foule de petites pertes qui se renouvellent à chaque instant sous toutes les formes, et pour les causes les plus méprisables [207] .
Est-ce manquer d’économie que de dépenser tout son revenu ?
Peut-être.
La prévoyance prescrit de faire la part des événements. Qui peut répondre de conserver toujours sa fortune toute entière ? Quelle est la fortune qui ne dépende en rien de l’injustice, de la mauvaise foi ou des passions des hommes ? N’y a-t-il jamais eu de terres confisquées ? Aucun vaisseau n’a-t-il jamais fait naufrage ? Aucun riche négociant ne s’est-il jamais trouvé en état de faillite ? Si chaque année l’on dépense tout son revenu, le fonds peut décroître sans cesse ; il le doit même suivant toutes les probabilités.
Mais, dût-il rester toujours le même, suffit-il de l’entretenir ? Suffit-il aux particuliers comme aux États de ne faire aucun pas en avant, et ne doivent-ils jamais songer à améliorer leur sort ? Si nos pères avaient pensé ainsi, nous serions encore des sauvages, l’homme n’aurait rien pardessus les autres espèces animales. Beaucoup de gens croient qu’il y a un terme à l’opulence des nations ; j’ai beau le chercher, il m’est impossible de l’apercevoir.
D’ailleurs il y a quelques avantages moraux à ne jamais faire tout ce qu’on peut. De même que l’adroit propriétaire d’un jardin d’agrément ne conduit jamais ses allées jusqu’aux limites de son terrain, un homme sage ne porte jamais ses dépenses aussi loin que ses revenus. Il est bon de laisser là quelque chose de vague ; et cela peut se faire dans les petites comme dans les grandes fortunes. Votre revenu est borné, que vos besoins le soient encore davantage ; ils se réduisent à si peu de chose quand on les débarrasse du poids dont la vanité et la sensualité les surchargent ! L’homme le plus riche lui-même ne doit pas dédaigner ce conseil. C’est ainsi qu’en politique, un homme revêtu d’un grand pouvoir, s’il est habile, ne l’exerce jamais dans toute son étendue, pour ne point montrer jusqu’où il s’étend.
Après avoir indiqué les différentes manières dont s’opèrent les consommations privées, leurs motifs généraux et leurs effets, je passe aux différentes manières dont s’opèrent, dans tous les États, les consommations publiques.
[II-395]
Les besoins des hommes ne se bornent pas aux consommations que chacun peut faire en particulier ou dans sa famille, ou en société avec d’autres personnes de son choix. Il y a de plus des consommations qui ne peuvent être faites qu’en commun avec les personnes auxquelles on est lié par l’organisation politique ; ce sont celles-là auxquelles je donne le nom de consommations publiques.
Nous verrons plus tard où sont puisées les valeurs qui servent aux consommations publiques. Qu’il nous suffise en ce moment d’observer que ces valeurs sont de même nature que celles qui servent aux consommations privées. Ce sont des produits de l’industrie humaine, créés avec le secours des capitaux et des fonds de terre. Ces produits sont ordinaires et matériels, quand le service public consomme des munitions de guerre et de bouche ; ce sont des produits immatériels, quand il consomme le service des magistrats qui président à l’administration civile ou judiciaire, le service des militaires qui se vouent à la défense de l’État.
La perte qui résulte des consommations publiques est balancée par l’avantage que la société en retire. Cette perte est réelle, car les valeurs ainsi détruites ne sont pas moins détruites que si elles l’étaient pour un service particulier. Elles se trouvent passagèrement sous forme de monnaie d’argent, comme le revenu d’un homme privé ; mais semblables au revenu privé, ce n’est point sous cette forme qu’elles sont consommées : c’est après avoir subi un échange, et s’être converties en denrées ou en services propres à la consommation.
L’effet des consommations est donc absolument le même soit qu’elles aient lieu pour le service des individus, soit qu’elles aient lieu pour le service de la société. Les unes et les autres détruisent des valeurs des richesses de quelque lieu qu’on les tire.
Plusieurs auteurs se sont imaginé que les fortunes particulières et la fortune publique étaient de natures fort différentes. On a dit que la fortune d’un particulier se grossissait à la vérité par l’épargne, mais que la fortune publique au contraire recevait son accroissement de l’augmentation des consommations, et l’on en a tiré cette conséquence que les principes qui doivent servir pour l’administration d’une fortune privée, et ceux sur lesquels on doit diriger la fortune publique, non seulement différaient entre eux, mais se trouvaient souvent directement contraires [208] .
C’est une erreur manifeste quel que soit le sens qu’on attache à ces mots : fortune publique. Désignent-ils la somme de toutes les fortunes privées ? Dans ce sens il est clair que ce qui diminue la fortune d’un individu, de deux individus, de tous les individus, ne peut augmenter la somme totale de leurs fortunes réunies.
Entend-on par ces mots la richesse levée sur les particuliers et dont le gouvernement est dépositaire ? Il est également clair que cette richesse est comme toute autre, composée de produits de l’industrie humaine, et qu’elle se diminue par la consommation. Ce qui est dissipation dans un particulier est dissipation dans un gouvernement ; il n’y a pas plus deux sortes d’économie, qu’il n’y a deux sortes de probité, deux sortes de morale. Si un gouvernement comme un particulier font des consommations desquelles il doive résulter une production de valeur supérieure à la valeur consommée, ils exercent une industrie ; si la valeur consommée n’a laissé aucun produit, c’est une valeur perdue pour l’un comme pour l’autre, mais qui en se dissipant a fort bien pu rendre le service qu’on en attendait. Les munitions de guerre et de bouche, le temps et les travaux des fonctionnaires civils et militaires qui ont servi à la défense de l’État, n’existent plus quoiqu’ayant été parfaitement bien employés ; il en est de ces choses comme des denrées et des services qui ont servi à l’entretien d’une famille particulière. Mais consommer pour consommer, dépenser par système, réclamer un service pour l’avantage de lui accorder un salaire, anéantir une chose pour avoir occasion de la payer, est une extravagance de la part d’un gouvernement comme de la part d’un particulier. Un gouvernement dissipateur est même bien plus coupable qu’un particulier dissipateur : celui-ci consomme des produits qui lui appartiennent ; tandis qu’un gouvernement n’est pas propriétaire ; il n’est qu’administrateur de la fortune publique.
Quand Voltaire dit, en parlant des bâtiments fastueux de Louis XIV, que ces bâtiments n’ont point été à charge à l’État et qu’ils ont servi à faire circuler l’argent dans le royaume, il prouve seulement que ces matières étaient étrangères à nos plus grands génies. Voltaire ne voit que les sommes d’argent dans cette opération ; et l’argent ne faisant point en effet partie des revenus ni des consommations annuelles, quand on ne voit que cette denrée, on ne voit point de perte dans les plus grandes profusions. Mais qu’on y fasse attention : il résulterait de cette manière d’envisager les choses qu’il n’y a rien de consommé dans un pays pendant le cours d’une année ; car la masse de son numéraire est, à la fin de l’année, à peu près la même qu’au commencement. L’historien aurait dû songer que les 900 millions de notre monnaie, dépensés par Louis XIV pour le seul château de Versailles, étaient originairement des produits péniblement créés par l’industrie des Français, et leur appartenant, changés par eux en argent pour le paiement de leurs contributions, troqués ensuite contre des matériaux, des peintures, des dorures, et consommés sous cette dernière forme pour satisfaire la vanité d’un seul homme. L’argent n’a servi là-dedans que comme denrée auxiliaire, propre à faciliter tous ces échanges ; et le résultat de cette belle circulation a été la consommation d’une valeur réelle de 900 millions, dont la France n’a retiré aucun avantage.
Vauban, esprit juste et bon citoyen, à qui ses fonctions d’ingénieur avaient fourni l’occasion de visiter toutes les parties du royaume et qui portait en tous lieux son esprit observateur, avait donc bien raison lorsqu’il a dit :
« Si la France est si misérable, ce n’est ni à l’intempérie de l’air, ni à la faute des peuples, ni à la stérilité des terres, qu’il faut l’attribuer ; puisque l’air y est excellent, les habitants laborieux, adroits, pleins d’industrie et très nombreux ; mais aux guerres qui l’ont agitée depuis longtemps et au défaut d’économie que nous n’entendons pas assez. [209] ».
Dans chaque État, le gouvernement [210] étant administrateur de la fortune de la communauté, décide, soit par lui-même, soit par ses agents, des consommations qu’il convient de faire.
Les consommations ordonnées par le gouvernement étant une partie importante des consommations de la nation, puisqu’elles s’élèvent quelquefois au sixième, au cinquième, et même au quart des consommations totales [211] , il en résulte que le système économique embrassé par le gouvernement exerce une immense influence sur les progrès ou la décadence de la nation. Qu’un particulier s’imagine augmenter ses ressources en les dissipant, qu’il croie se faire honneur par la prodigalité, qu’il ne sache pas résister à l’attrait d’un plaisir flatteur ou aux conseils d’un ressentiment même légitime, il se ruinera, et son désastre influera sur le sort d’un petit nombre d’individus. Dans un gouvernement il n’est pas une de ces erreurs qui ne fasse plusieurs milliers de misérables et qui ne soit capable de causer la décadence d’une nation. Si l’on doit désirer que les simples citoyens soient éclairés sur leurs véritables intérêts, combien, à plus forte raison, ne doit-on pas le désirer des gouvernements ! L’ordre et l’économie sont déjà des vertus dans une condition privée, mais en considérant leur prodigieuse influence sur le sort des peuples, quand elles se rencontrent dans les chefs qui les gouvernent, on ne sait quel magnifique nom leur donner.
Un particulier sent toute la valeur de la chose qu’il consomme ; souvent c’est le fruit pénible de ses sueurs, d’une longue assiduité, d’une épargne soutenue ; il mesure aisément l’avantage qu’il doit recueillir d’une consommation, et la privation qui en résultera pour lui. Un gouvernement n’est pas si directement intéressé à l’ordre et à l’économie ; il ne sent pas si vivement, si prochainement l’inconvénient d’en manquer. Ajoutez qu’un particulier est excité à l’épargne non seulement par son propre intérêt, mais par les sentiments du cœur ; son économie assure des ressources aux êtres qui lui sont chers : un gouvernement économe n’en assure qu’à ses successeurs.
On se tromperait si l’on supposait que le pouvoir héréditaire met à l’abri de ces inconvénients. Les considérations qui agissent sur l’homme privé touchent peu le monarque. Il regarde la fortune de ses héritiers comme assurée pour peu que la succession le soit. Ce n’est pas lui qui décide de la plupart des dépenses et qui conclut les marchés : ce sont ses ministres, ses généraux ; enfin une expérience constante prouve que les monarchies économisent moins que les républiques : il faut bien que la cause de ce fait se trouve quelque part.
Il ne faut pas croire non plus que l’esprit d’économie et de règle dans les consommations publiques soit incompatible avec le génie qui fait entreprendre et achever de grandes choses. Charlemagne est un des princes qui a le plus occupé la renommée : il fit la conquête de l’Italie, de la Hongrie et de l’Autriche ; repoussa les Sarrazins et dispersa les Saxons ; il obtint le titre superbe d’empereur ; et néanmoins il a mérité que Montesquieu fit de lui cet éloge :
« Un père de famille pourrait apprendre dans les lois de Charlemagne à gouverner sa maison. Il mit une règle admirable dans sa dépense et fit valoir ses domaines avec sagesse, avec attention, avec économie. On voit dans ses capitulaires la source pure et sacrée d’où il tira ses richesses. Je ne dirai qu’un mot : il ordonnait qu’on vendît les œufs des bassecours de ses domaines et les herbes inutiles de ses jardins. [212] ».
Les ministres qui ont gouverné les finances de France avec le plus de succès, Suger, abbé de Saint Denis, le cardinal d’Amboise, Sully, Colbert, Necker, ont tous été guidés par le même principe. Tous ont trouvé dans l’économie exacte d’un simple particulier les moyens de soutenir de grandes résolutions. L’abbé de Saint Denis subvint aux frais de la seconde croisade (entreprise que je suis loin d’approuver, mais qui exigeait de puissantes ressources) ; d’Amboise prépara la conquête du Milanais par Louis XII ; Sully l’abaissement de la maison d’Autriche ; Colbert les succès brillants de Louis XIV ; Necker a fourni les moyens de soutenir la seule guerre heureuse que la France eut faite depuis un siècle [213] .
Nous avons toujours vu au contraire les gouvernements qui se sont laissé dominer par le besoin d’argent, obligés, comme les particuliers, de recourir pour se tirer d’affaire à des expédients ruineux, honteux quelquefois ; comme Charles-le-Chauve qui ne maintenait personne dans les honneurs et n’accordait de sûreté à personne, que pour de l’argent ; comme le roi d’Angleterre Charles II qui reçut de la Hollande deux millions et un quart, pour différer le départ de la flotte équipée en Angleterre en 1680, et destinée à aller aux Indes défendre les Anglais qui y étaient écrasés par les Bataves [214] ; comme tous les gouvernements enfin qui ont fait banqueroute soit en altérant les monnaies, soit en violant leurs engagements.
Louis XIV, vers la fin de son règne, après avoir épuisé jusqu’au bout les ressources de son beau royaume, créa des charges plus ridicules les unes que les autres. On fit des conseillers du roi contrôleurs aux empilements de bois, des charges de barbiers-perruquiers, des contrôleurs-visiteurs de beurre frais, des essayeurs de beurre salé, etc.
Mais jamais tous ces expédients, aussi misérables dans leurs produits que nuisibles dans leurs effets, n’ont retardé que de peu d’instants les catastrophes qui ne manquent jamais d’assaillir les gouvernements prodigues. On n’a pas oublié que les dissipations qui eurent lieu sous la régence d’Anne d’Autriche, celles de la dernière moitié du règne de son fils, et, sous nos yeux, celles des derniers temps de la monarchie, ont produit les désordres de la fronde, les embarras honteux de la régence, la Révolution enfin, exemple terrible, fécond en grands résultats, mais en malheurs multipliés. Quand on ne veut pas écouter la raison, a dit Franklin, elle ne manque jamais de se faire sentir.
[II-408]
Dépenses d’administration civile et judiciaire.
Les frais d’administration civile ou judiciaire consistent soit dans le traitement des magistrats, soit dans la dépense de représentation qu’on suppose nécessaire pour l’accomplissement de leurs fonctions. Quand même la représentation, ou une partie de la représentation est payée par le magistrat, elle n’en retombe pas moins à la charge du public, puisqu’il faut bien que dans ce cas le traitement du magistrat soit proportionné à la somptuosité qu’on exige de lui. Ceci s’applique à tous les fonctionnaires publics, depuis le prince jusqu’à l’huissier. Un peuple qui ne sait respecter son prince que lorsqu’il est entouré de faste, de dorures, de gardes, de chevaux, de tout ce qu’il y a de plus dispendieux, paie en conséquence. Il économise au contraire, quand il accorde son respect à la simplicité plutôt qu’à l’étalage, et quand il obéit aux lois sans appareil. C’est ce qui rendait singulièrement médiocres les frais de gouvernement dans plusieurs cantons suisses avant la Révolution, et dans l’Amérique septentrionale dès avant son indépendance. Quoiqu’elles fussent sous la domination de l’Angleterre, on sait que les colonies de l’Amérique septentrionale avaient leur gouvernement à elles, dont elles supportaient les frais ; or toutes les dépenses du gouvernement de ces provinces, qui forment actuellement les ÉtatsUnis (à l’exception du Maryland et de la Caroline du nord), ne montaient par année qu’à la somme de 64 700 liv. sterling (1 552 800 fr.) « Exemple mémorable, dit Smith, qui montre avec combien peu de frais trois millions d’hommes peuvent être, non seulement gouvernés, mais bien gouvernés. [215] ».
Les causes purement politiques, et la forme du gouvernement qui en dérive, influent sur les frais de traitement des fonctionnaires civils et judiciaires, sur ceux de représentation, et enfin sur ceux qu’exigent les institutions et les établissements publics. Ainsi dans un pays despotique, où le prince dispose des biens de ses sujets, lui seul réglant son traitement, c’est-à-dire ce qu’il consomme de deniers publics pour son utilité personnelle, ses plaisirs, l’entretien de sa maison, ce traitement peut être fixé plus haut que dans les pays où il est débattu entre les représentants du prince et ceux des contribuables.
Le traitement des magistrats subalternes dépend également soit de leur influence particulière, soit du système général du gouvernement.
Les services qu’ils rendent sont chers ou bon marché, non seulement en proportion de ce qu’ils coûtent, mais encore selon que les fonctions sont moins bien ou mieux remplies. Un service mal rendu est cher quoique fort peu payé ; il est cher s’il est peu nécessaire. Il en est de cela comme d’un meuble qui ne remplit pas bien l’usage auquel il est destiné, ou dont on n’avait pas besoin, et qui embarrasse plutôt qu’il ne sert. Telles étaient, sous la monarchie, les charges de grand-amiral, de grand-maître, de grand-échanson, de grand-veneur, et une foule d’autres, qui ne servaient pas même à relever l’éclat de la couronne, et dont plusieurs n’étaient que des moyens pour répandre des gratifications et des faveurs.
Par la raison contraire un service public peut n’être pas cher quoiqu’il soit généreusement payé. Un faible salaire est perdu en totalité quand il est donné à un homme incapable de remplir son emploi ; les pertes que cause son impéritie vont même beaucoup au-delà de son salaire ; tandis que les services que rend un homme recommandable par ses connaissances et son jugement, sont un riche équivalent qu’il donne en échange ; et les pertes dont il préserve l’État, ou les avantages qu’il lui procure, excèdent bientôt la récompense qu’il en reçoit, quelque libérale qu’on la suppose.
On gagne toujours à n’employer, en toutes choses, que les bonnes qualités, dût-on les payer davantage. On n’a presque jamais des gens de mérite à très bas prix. Pourquoi ? c’est que le mérite s’applique à plus d’un emploi. Un homme qui peut faire un bon administrateur, s’il se consacre à une autre profession, a de l’étoffe pour faire ou un bon avocat, ou un bon médecin, ou un bon agriculteur, ou un bon négociant ; et ces différentes occupations présentent des emplois plus ou moins avantageux au mérite. Si la carrière de l’administration ne lui offre qu’un sort chétif, une autre lui présentera facilement un sort meilleur qu’il préférera.
Il en est de la probité comme du talent. On n’a des gens intègres qu’en les payant. Rien d’étonnant à cela : la probité est une qualité utile ; partant elle a une valeur, de même que la force ou l’adresse.
Le pouvoir qui accompagne ordinairement l’exercice des fonctions publiques est une espèce de salaire, qui dans bien des cas excède le salaire en argent qu’on pourrait leur attribuer quelque grand qu’il fût. Je sais que dans un État bien ordonné, les lois ayant le principal pouvoir, et peu de chose étant laissé à l’arbitraire de l’homme, il n’y trouve pas autant de moyens de satisfaire ses fantaisies et l’amour de la domination qu’il porte dans son cœur. Cependant la latitude que les lois ne peuvent manquer de laisser aux volontés de ceux qui les exécutent, surtout dans l’ordre administratif, et les honneurs qui accompagnent ordinairement les emplois éminents, ont une valeur véritable qui les fait rechercher avec ardeur, même dans les pays où ils ne sont pas lucratifs.
Les règles d’une stricte économie conseilleraient peut-être d’économiser le salaire en argent là où l’on reçoit un autre salaire suffisant pour exciter l’empressement de ceux qui prétendent aux charges, s’il n’y avait, à prendre ce parti, des inconvénients plus graves que la dépense. Il est à craindre qu’un homme qui donne gratuitement ses travaux, ne vende son pouvoir. Une grande fortune ne suffit pas pour préserver un fonctionnaire de la vénalité ; car les grands besoins marchent d’ordinaire avec une grande fortune et fréquemment la devancent ; surtout quand il faut joindre à la représentation de l’homme riche, celle du magistrat. Enfin en supposant qu’on puisse rencontrer, ce qui n’est pas rigoureusement impossible, avec une grande fortune, l’intégrité, et avec l’intégrité, l’activité nécessaire pour bien remplir un emploi utile, pourquoi ajouter à l’ascendant déjà trop grand des richesses, celui que donne l’autorité ? Quels comptes demander à l’homme qui peut se donner, soit avec le gouvernement, soit avec le peuple, l’air de la générosité ? Ce n’est pas que dans quelques occasions on ne puisse avec avantage employer les services gratuits des gens riches, surtout dans les emplois qui sont plutôt honorables qu’ils ne rendent puissants, comme l’administration des hôpitaux.
Sous l’Ancien régime, en France, le gouvernement, pressé par le besoin d’argent, vendait les places ; ce moyen-là est le pire de tous. Il a les inconvénients des fonctions qu’on exerce gratuitement, puisque les émoluments de la place ne sont plus que l’intérêt du capital payé par le titulaire ; et de plus il a l’inconvénient d’exiger non l’habileté dont on a besoin, mais la fortune dont on n’a pas besoin. C’est, dit Platon dans sa République, comme si dans un navire on faisait quelqu’un pilote pour son argent.
On a souvent confié des fonctions civiles telles que l’expédition des actes de naissance, de mariage, et de décès, à des prêtres qui, payés pour d’autres fonctions, pouvaient exercer gratuitement celle-là. Il y a toujours quelqu’imprudence à l’autorité civile à confier une partie de ses fonctions à des hommes qui se disent ministres d’une autorité supérieure à la sienne [216] .
Malgré toutes les précautions qu’on peut prendre (excepté dans le petit nombre de cas que j’ai cités) le public ni le prince ne peuvent jamais être ni si bien servis, ni à si bon marché que les particuliers. Les agents de l’administration ne sauraient être surveillés par leurs supérieurs avec le même soin que les agents des particuliers ; et les supérieurs eux-mêmes ne sont pas si directement intéressés à leur bonne conduite. Il est si facile d’ailleurs aux inférieurs d’en imposer à un chef qui, obligé d’étendre au loin son inspection, ne peut donner à chaque objet qu’une fort petite dose d’attention ; à un chef souvent bien plus sensible aux attentions qui flattent sa vanité, qu’aux soins que réclame le bien public ! Quant au prince et au peuple qui sont les plus intéressés à la bonne administration, puisqu’elle affermit le pouvoir de l’un et le bonheur de l’autre, une surveillance efficace et soutenue leur est presqu’impossible à exercer. Il faut nécessairement qu’ils s’en rapportent à leurs agents dans le plus grand nombre des cas, et qu’ils soient trompés quand on est intéressé à le faire ; ce qui arrive fréquemment.
« Les services publics ne sont jamais mieux exécutés, dit Smith, que lorsque la récompense est une conséquence de l’exécution et se proportionne à la manière dont le service a été exécuté ».
Il voudrait que les salaires des juges fussent payés à l’issue de chaque procès et proportionnellement aux peines que la procédure aurait occasionnées aux différents magistrats. Les juges alors s’occuperaient de leur affaire et les procès ne traîneraient pas en longueur. Il serait difficile d’étendre ce procédé à la plupart des actes de l’administration et il ouvrirait peut-être la porte à d’autres abus non moins nuisibles ; mais il aurait un grand avantage en ce que les agents de l’administration ne se multiplieraient pas au-delà de tous les besoins.
Non seulement le temps et les travaux des administrateurs sont parmi les plus chèrement payés, non seulement il y en a une grande partie gaspillée par leur faute sans qu’il soit possible de l’éviter, mais il y en a souvent beaucoup de perdus par une suite des usages du pays et de l’étiquette des cours. Qui pourrait calculer le temps perdu en toilettes ? Qui pourrait calculer ce qui, durant plus d’un siècle, a été perdu, sur la route de Paris à Versailles, d’heures chèrement payées ?
Les longues cérémonies qui s’observent dans les cours de l’Orient prennent de même un temps considérable aux principaux fonctionnaires de l’État. Quand le prince a consacré aux cérémonies d’usage et à ses plaisirs le temps qu’ils réclament, il lui en reste fort peu pour s’occuper de ses affaires ; aussi vont-elles fort mal. Le roi de Prusse Frédéric II, au contraire, en distribuant bien son temps et en le remplissant bien, avait trouvé le moyen de faire beaucoup par lui-même. Il a plus vécu que d’autres, morts plus âgés, et il a élevé son pays au rang d’une puissance du premier rang. Sans doute ses autres qualités étaient nécessaires pour cela. Mais ses autres qualités n’auraient pas suffi sans un bon emploi de son temps.
Les dépenses qu’occasionne la défense de l’État varient suivant les différents degrés de civilisation de la société. Chez les peuples chasseurs ou pasteurs comme sont les Tartares, les Arabes, les Canadiens et tous ceux de l’Amérique que les Européens n’ont pas subjugués, il reste à chaque homme, après qu’il a pourvu à ses besoins, beaucoup de loisir qu’il peut, quand les circonstances l’exigent, consacrer à la défense publique. Il le peut d’autant plus aisément que, même en corps d’armée, il continue à pourvoir à ses besoins : les peuplades de chasseurs poursuivent les animaux dont elles font leur proie, en même temps que leur ennemi ; mais elles ne sauraient se rassembler en corps bien considérables, parce que leur subsistance est trop rare et trop peu assurée. C’est ce qui les rend si peu redoutables : les habitants des ÉtatsUnis ont eu des guerres sans cesse renaissantes avec les sauvages ; elles ont été incommodes, souvent fatales à quelques bourgades éloignées, mais jamais elles n’ont fait courir un véritable risque à leurs établissements, même dans leur origine.
Les peuples pasteurs ne changent point non plus leur genre de vie lorsqu’ils se rassemblent en corps d’armée, ou plutôt ils ne cessent jamais d’être en corps d’armée. Leurs villes sont des camps ; leurs troupeaux sont leurs munitions de bouche. Quand ils ont épuisé les fourrages d’un canton ils transportent dans un autre leurs chariots, leurs tentes, leurs bestiaux et leur suite. Ils peuvent se réunir en corps bien plus considérables que les peuples chasseurs et même que les peuples civilisés ; leurs provisions les suivent toujours et s’entretiennent d’elles-mêmes pourvu qu’on ne s’arrête pas trop longtemps sur le même terrain. Et comme ces peuples mènent avec eux femmes, enfants, domestiques, tout ce qui leur est cher ou précieux, ils abandonnent sans regrets les régions où ils sont nés, et font aisément des transmigrations immenses. C’est ce qui les rend fort redoutables. Les Tartares ont envahi la Chine deux fois, et l’Inde, la Perse bien plus souvent. Les Goths, les Huns, les Vandales, qui étaient des peuples pasteurs, ont conquis successivement presque toutes les provinces de l’Empire romain ; et les Arabes sous Mahomet et ses successeurs ont, à l’exception des extrémités de l’Asie, achevé la conquête du monde connu.
Chez les peuples agriculteurs le service du guerrier peut encore être gratuit, mais seulement pendant une certaine époque de l’année, entre le temps des semailles et celui des récoltes, autrement la nation et l’armée perdraient tout moyen de subsister. C’est ainsi que les Grecs firent la guerre jusqu’à la seconde guerre des Perses, et les Romains jusqu’au siège de Veyes. C’est aussi de la même manière qu’elle se fit chez les nations d’Europe pendant une partie du Moyen-âge. Les peuples qui font ainsi la guerre ne peuvent former que les entreprises susceptibles d’être terminées dans le cours d’une campagne ; et attachés au sol par les semences qu’ils y ont déposées, par leurs femmes, leurs enfants, leurs vieillards, ils n’étendent leurs conquêtes que de proche en proche et ne font jamais de grandes transmigrations.
Dans toutes ces différentes situations, le service militaire ne coûte rien à la société ; il ne coûte aux individus que les travaux et les dangers qu’il leur impose. Le besoin de leur conservation, l’enthousiasme, l’avidité, sont les sentiments qui les portent à braver ces travaux et ces dangers. Mais lorsque les manufactures, le commerce et les arts se sont répandus chez un peuple, c’est tout autre chose.
Le cultivateur est forcé dès lors de travailler non seulement pour se nourrir avec sa famille, mais pour nourrir d’autres familles qui sont, ou propriétaires des terres et en partagent les produits sans rien faire, ou manufacturières et commerçantes, et qui lui fournissent des denrées dont lui-même ne peut plus se passer. Il faut en conséquence qu’il cultive plus de terres, qu’il varie ses cultures, qu’il soigne un plus grand nombre de bestiaux, qu’il se livre à une exploitation plus compliquée et qui l’occupe même dans les intervalles que lui laisse le développement des germes.
Le manufacturier, le commerçant, peuvent encore moins sacrifier un temps et des facultés dont chaque parcelle est nécessaire à la production qui soutient leur existence.
Les propriétaires des terres affermées pourraient encore à la vérité faire la guerre à leurs dépens, et c’est bien ce que font jusqu’à un certain point les nobles dans les monarchies ; mais la plupart des propriétaires, accoutumés aux douceurs de la civilisation, n’éprouvant jamais les besoins qui font concevoir et exécuter les grandes entreprises, peu susceptibles de cet enthousiasme qu’on n’éprouve jamais seul, et qui ne peut être général dans une nation nécessairement occupée ; les propriétaires, dis-je, ont dans cet ordre de choses toujours préféré de contribuer à la défense de la société plutôt par le sacrifice d’une partie de leurs revenus que par celui de leur repos et de leur vie. Les capitalistes partagent les goûts, les besoins et l’opinion des propriétaires fonciers.
De ces intérêts divers il résulte que chacun sacrifie une portion de son revenu quelle qu’en soit la source, pour mettre le prince ou la république en état de salarier des soldats dont tout le métier est de garder le pays, de le défendre contre les agressions des autres puissances, et trop souvent d’être les ministres des passions, et de la tyrannie de leurs chefs.
La guerre, devenue un métier, participe comme tous les autres arts aux progrès, qui résultent de la division du travail. Elle met à contribution toutes les connaissances humaines. On ne peut y exceller soit comme général, soit comme ingénieur, soit comme officier, soit même comme soldat, sans une instruction quelquefois fort longue et sans un exercice constant. Toute nation qui suivrait un différent système éprouverait le désavantage d’un art imparfait, mis en opposition avec un art perfectionné. C’est ce qu’on a vu dans toutes les occasions où des armées qui n’avaient pour elles que la bravoure ont été opposées à des troupes expérimentées ; celles-ci ont presque toujours eu la prépondérance [217] . Les Turcs, malgré leur mépris pour les arts des chrétiens, sont obligés d’être leurs écoliers dans l’art de la guerre, sous peine d’être exterminés. Toutes les armées de l’Europe ont été forcées d’imiter la tactique des Prussiens ; et lorsque le mouvement imprimé aux esprits par la Révolution française a perfectionné dans les armées de la république l’application des sciences aux opérations militaires, les ennemis des Français se sont vus dans la nécessité de s’approprier les mêmes avantages.
Tous ces progrès, ce déploiement de moyens, cette consommation de ressources, ont rendu la guerre bien plus dispendieuse qu’elle ne l’était autrefois. Il a fallu pourvoir d’avance les armées de tout ce qui leur était nécessaire pendant le cours au moins d’une campagne : armes, munitions de guerre et de bouche, attirails de toute espèce.
L’invention de la poudre à canon a rendu les armes bien plus compliquées et plus coûteuses, et leur transport, surtout celui des canons et des mortiers, plus difficile. Enfin les étonnants progrès de la tactique navale, ce nombre de vaisseaux de tous les rangs, pour chacun desquels il a fallu mettre en jeu toutes les ressources de l’industrie humaine ; les chantiers, les bassins, les usines, les magasins, etc., ont forcé les nations qui font la guerre, non seulement à faire pendant la paix à peu près la même consommation que pendant la guerre, non seulement à y dépenser une partie de leur revenu, mais à y placer une portion considérable de leurs capitaux.
Il en est résulté que la richesse est devenue aussi indispensable pour faire la guerre, que la bravoure, et qu’une nation pauvre ne peut plus résister à une nation riche. Or comme la richesse ne s’acquiert que par l’industrie et l’épargne, on peut prévoir que toute nation qui ruinera par de mauvaises lois ou par des impôts trop pesants, son agriculture, ses manufactures et son commerce, sera nécessairement subjuguée par d’autres nations plus prévoyantes. Il en résulte aussi que la force sera probablement à l’avenir du côté de la civilisation et des lumières ; car les nations civilisées sont les seules qui puissent avoir assez de produits pour entretenir des forces militaires imposantes ; ce qui éloigne pour l’avenir la probabilité de ces grands bouleversements, dont l’histoire est pleine, de peuples civilisés par des barbares.
La guerre coûte plus que ses frais. Elle coûte ce qu’elle empêche de gagner. Lorsqu’en 1672, Louis XIV, dominé par un ressentiment d’enfant, résolut de châtier la Hollande pour l’indiscrétion de ses gazetiers, Boreel, ambassadeur des ProvincesUnies, lui remit un mémoire qui lui prouvait que, par le canal de la Hollande, la France vendait annuellement aux étrangers pour 60 millions de ses marchandises, valeur d’alors, qui feraient environ 120 millions de ce temps-ci. Cela fut traité de bavardage par la cour.
Enfin ce serait apprécier imparfaitement les frais de la guerre, si l’on n’y comprenait aussi les ravages qu’elle commet, et il y a toujours un des deux partis, pour le moins, exposé à ses ravages : celui chez lequel s’établit le théâtre de la guerre. Plus un État est industrieux, et plus la guerre est pour lui destructive et funeste. Lorsqu’elle pénètre dans un pays bien cultivé, dans un pays riche de ses établissements agricoles, manufacturiers et commerciaux, alors c’est un feu qui gagne des lieux pleins de matières combustibles ; sa rage s’en augmente, et la dévastation est immense. Smith appelle le soldat un travailleur improductif ; plût à Dieu ! c’est bien plutôt un travailleur destructif ; non seulement il n’enrichit la société d’aucun produit, non seulement il consomme ceux qui sont nécessaires à son entretien, mais souvent il est appelé à détruire, inutilement pour lui-même, le fruit pénible des travaux d’autrui.
Telle est la guerre sous le rapport de l’économie politique. Je laisse au moraliste le soin d’apprécier ce qu’elle coûte à la morale et à l’humanité ; de peindre les regrets qu’un fils coûte à son père, un ami à son ami ; de montrer un père, l’appui de sa famille, l’amour de ses enfants, expirant dans tous les genres de souffrances, ou leur rapportant un corps mutilé ; de la représenter accompagnée de l’incendie, du pillage, du viol, du meurtre ; et de prouver enfin que quand elle n’est pas commandée par la nécessité impérieuse de se défendre, elle doit être regardée comme le plus exécrable des forfaits.
Le public est-il intéressé à ce qu’on cultive tous les genres de connaissances ? Est-il nécessaire qu’il enseigne à ses frais toutes celles qu’il est de son intérêt qu’on cultive ? Deux questions dont la solution peut être demandée à l’économie politique.
Quelle que soit notre position dans la société, nous sommes perpétuellement en rapports avec les trois règnes de la nature. Nos aliments, nos habits, nos médicaments, l’objet de nos occupations et de nos plaisirs, tout ce qui nous environne enfin, est soumis à des lois ; et mieux ces lois sont connues, plus sont grands les avantages dont jouit la société. Depuis l’ouvrier qui façonne le bois ou l’argile, jusqu’au ministre d’État, qui d’un coup de plume règle ce qui a rapport à l’agriculture, aux haras, aux mines, au commerce, chaque individu remplira mieux son emploi, s’il les connaît mieux.
Le perfectionnement des connaissances n’importe pas moins à la société. Un nouvel emploi du levier, la manière de diminuer un simple frottement, peuvent influer sur vingt arts différents. L’uniformité des mesures, auxquelles les sciences mathématiques ont fourni une base, serait utile au monde commerçant s’il avait la sagesse de l’adopter. La première découverte importante qu’on fera dans l’astronomie ou la géologie donnera peut-être le moyen de connaître exactement les longitudes en mer ; et cette facilité influera sur le commerce du globe. Une seule plante dont la botanique enrichira l’Europe peut influer sur le sort de plusieurs millions de familles [218] .
Parmi cette foule de connaissances, les unes de théorie, les autres d’application, dont la propagation et les progrès sont avantageux au public, il y en a heureusement beaucoup que les particuliers sont personnellement intéressés à acquérir et dont la société peut se dispenser de payer l’enseignement. Un entrepreneur de travaux quelconques est fortement intéressé à savoir ce qui a rapport à son art ; l’apprentissage de l’ouvrier se compose de l’habitude manuelle et en outre d’une foule de notions sans lesquelles il ne passerait jamais pour habile.
Mais tous les degrés de connaissances ne produisent pas pour l’individu un avantage proportionné à celui qu’en retire la société. En traitant des profits du savant, j’ai montré par quelle cause ses talents n’étaient point récompensés selon leur valeur [219] . Cependant les connaissances théoriques ne sont pas moins utiles à la société que les procédés d’exécution. Si l’on n’en conservait pas le dépôt, que deviendrait leur application aux besoins de l’homme ? Cette application ne serait bientôt plus qu’une routine aveugle qui dégénérerait promptement. Les arts tomberaient. La barbarie reparaîtrait.
Les académies et les sociétés savantes, un petit nombre d’écoles très fortes, où non seulement on conserve le dépôt des connaissances et les bonnes méthodes d’enseignement, mais où l’on étende sans cesse le domaine des sciences, sont donc une dépense bien entendue en tout pays où l’on sait apprécier les avantages attachés au développement des facultés humaines. Mais il faut que ces académies et ces écoles soient tellement organisées, qu’elles n’arrêtent pas les progrès des connaissances au lieu de les favoriser ; qu’elles n’étouffent pas les bonnes méthodes d’enseignement au lieu de les répandre. Longtemps avant la Révolution française, on s’était aperçu que la plupart des universités avaient cet inconvénient. Toutes les grandes découvertes ont été faites hors de leur sein ; et il en est peu auxquelles elles n’aient opposé le poids de leur influence sur la jeunesse et de leur crédit sur l’autorité.
Cette expérience montre combien il est essentiel de ne leur attribuer aucune juridiction. Un candidat est-il appelé à faire des preuves ? Il ne convient pas de consulter des professeurs qui sont juges et parties, qui doivent trouver bon tout ce qui sort de leur école et mauvais tout ce qui n’en vient pas. S’agit-il de juger le mérite d’un procédé quelconque ? Il faut de même se défier de l’esprit de corps. Par la même raison, il faut constater le mérite du candidat et non le lieu de ses études, ni le temps qu’il y a consacré ; car exiger qu’une certaine instruction, celle relative à la médecine, par exemple, soit reçue dans un lieu désigné, c’est empêcher une instruction qui pourrait être meilleure ; et prescrire un certain cours d’études, c’est prohiber toute autre marche plus expéditive.
Un encouragement qui n’aurait aucun danger et dont l’influence serait bien puissante, serait celui qu’on donnerait à la composition des bons ouvrages élémentaires [220] . L’honneur et le profit que procure un bon ouvrage de ce genre ne paient pas le travail, les connaissances, et les talents qu’il suppose. C’est une duperie de servir le public par ce moyen, parce que la récompense naturelle qu’on en reçoit n’est pas proportionnée au bien que le public en retire. On ne satisfera donc jamais complètement le besoin qu’on a de bons livres élémentaires, qu’autant qu’on fera pour les avoir des sacrifices extraordinaires capables de tenter des hommes du premier mérite. Il ne faut charger personne spécialement d’un pareil travail : l’homme du plus grand talent peut n’avoir pas celui qui serait propre à cela. Il ne faut pas proposer des prix : ils sont accordés quelquefois à des productions imparfaites ; et l’encouragement du prix cesse dès qu’il est accordé. Mais il faut payer proportionnellement au mérite, et toujours généreusement, tout ce qui se fait de bon. Une bonne production n’en exclut pas alors une meilleure ; et avec le temps on a dans chaque genre ce qu’on peut avoir de mieux. Je remarquerai qu’on ne risque jamais beaucoup en mettant un grand prix aux bonnes productions : elles sont toujours rares ; et ce qui est une récompense magnifique pour un particulier est un léger sacrifice pour une nation.
Tels sont les genres d’instruction favorables à la richesse nationale, et ceux qui pourraient déchoir si la société ne contribuait pas à leur entretien. Il y en a d’autres qui sont nécessaires à l’adoucissement des mœurs, et qui peuvent encore moins se soutenir sans son appui.
À une époque où tous les arts ont été perfectionnés et où la division du travail s’est introduite jusque dans leurs moindres embranchements, la plupart des ouvriers sont forcés de réduire toutes leurs actions et toutes leurs pensées à une ou deux opérations, ordinairement très simples et constamment répétées ; nulle circonstance nouvelle, imprévue, ne s’offre jamais à eux ; n’étant dans aucun cas appelés à faire usage de leurs facultés intellectuelles, elles s’énervent, s’abrutissent, et ils deviendraient bientôt eux-mêmes non seulement incapables de dire deux mots qui eussent le sens commun sur toute autre chose que leur outil, mais encore de concevoir ni même de comprendre aucun dessein généreux, aucun sentiment noble ; les idées un peu élevées tiennent à la vue de l’ensemble ; elles ne germent point dans un esprit incapable de saisir des rapports généraux ; un ouvrier stupide ne comprendra jamais comment le respect de la propriété est favorable à la prospérité publique, ni pourquoi lui-même est plus intéressé à cette prospérité que l’homme riche ; il regardera tous les grands biens comme une usurpation. Un certain degré d’instruction, un peu de lecture, quelques conversations avec d’autres personnes de son état, quelques réflexions pendant son travail suffiraient pour l’élever à cet ordre d’idées, et mettraient même plus de délicatesse dans ses relations de père, d’époux, de frère, de citoyen.
Mais la position du simple manouvrier dans la machine productive de la société réduit ses profits presqu’au niveau de ce qu’exige sa subsistance. C’est tout au plus s’il peut élever ses enfants ; il ne leur donnera pas ce degré d’instruction que nous supposons nécessaire au bienêtre de l’ordre social. Si la société veut jouir de l’avantage attaché à ce degré d’instruction dans cette classe, elle doit donc le donner à ses frais.
Ce but est rempli par l’institution des petites écoles où l’on apprend à lire, à écrire et à compter. Ces connaissances sont le fondement de toutes les autres, et suffisent pour civiliser le manœuvre le plus simple. À vrai dire, une nation n’est pas civilisée, et ne jouit pas par conséquent des avantages attachés à la civilisation, quand tout le monde n’y sait pas lire, écrire et compter. Sans cela elle n’est pas encore complètement tirée de l’état de barbarie. J’ajouterai qu’avec ces connaissances, nulle grande disposition, nul talent extraordinaire, et dont le développement serait hautement profitable à la société, ne peut rester enfoui. La seule faculté de lire, met, pour quelques sous, le dernier citoyen en rapport avec ce que le monde a produit de plus éminent dans le genre vers lequel il se sent appelé par son génie. Les femmes ne doivent pas demeurer étrangères à cette instruction élémentaire, parce qu’on n’est pas moins intéressé à leur civilisation, et qu’elles sont les premières, et trop souvent les seules institutrices de leurs enfants.
Ce sont donc les connaissances élémentaires et les connaissances relevées, qui moins favorisées que les autres par la nature des choses et la concurrence des besoins, doivent avoir recours à l’appui de l’autorité publique qui veille aux intérêts du corps social. Ce n’est pas que les particuliers ne soient intéressés au maintien et aux pro 771.grès de ces connaissances comme des autres ; mais ils n’y sont pas aussi directement intéressés ; le déclin qu’elles éprouvent ne les expose pas à une perte immédiate ; et un grand empire pourrait rétrograder jusqu’aux confins de la barbarie et du dénuement, avant que les particuliers se fussent aperçus de la cause qui les y pousse.
Je ne prétends pas au reste blâmer les établissements d’instruction qui embrassent des parties d’enseignement autres que celles que j’ai désignées ; j’ai seulement voulu montrer quel est l’enseignement que l’intérêt bien entendu d’une nation lui conseille de payer. Du reste, toute instruction fondée sur des faits constatés, toute instruction où l’on n’enseigne point des opinions comme des vérités, toute instruction qui orne l’esprit et forme le goût, étant bonne en elle-même, tout établissement qui la propage est bon aussi. Il faut seulement éviter lorsqu’il encourage d’un côté, qu’il ne décourage de l’autre. C’est l’inconvénient qui suit presque toutes les primes données par l’autorité : un maître, une institution privée, ne recevront pas un salaire convenable, dans un pays où l’on pourra trouver des maîtres et un enseignement plus médiocres pour rien. Le mieux sera sacrifié au pire ; et les efforts privés, sources de tant d’avantages en économie publique, seront étouffés.
La seule étude importante qui ne me paraisse pas pouvoir être l’objet d’un enseignement public, est l’étude de la morale. Faut-il que ce soit un maître qui nous dise ce que nous devons à notre père, à nos frères et sœurs, à nos amis ? La morale doit s’apprendre partout et ne s’enseigner nulle part. Les parents d’un enfant et ceux qui le soignent sont ses instituteurs de morale, parce que seuls ils peuvent diriger ses habitudes. S’ils remplissent mal cette noble fonction, c’est un malheur sans doute ; mais qui pourrait les suppléer ? Je n’ai jamais vu d’instruction publique qui ait suffi pour faire des hommes vertueux ; et je n’ai vu d’honnêtes gens que ceux qui avaient été élevés dans les habitudes du bien.
J’en dirai volontiers autant de la logique : qu’on n’enseigne rien qui ne soit conforme au bon sens et à la vérité, et la logique s’apprendra toute seule. Jamais un maître ne fera bien raisonner un élève qui n’aurait pas de justes idées des choses ; et s’il en a de justes idées, il n’a pas besoin de maître pour bien raisonner.
Parmi cette foule d’écoles publiques, dont les différents États de l’Europe nous fournissent des modèles, celles qu’on a le moins songé à établir en tout pays sont peut-être celles qui influeraient le plus directement, le plus vivement sur la prospérité nationale ; je veux dire celles où l’on enseignerait les principes de l’agriculture et la technologie, ou les principes des arts et métiers. Sans doute on n’apprend bien la pratique de ces arts-là que dans les fermes et dans les ateliers ; mais leurs principes, les lois naturelles sur lesquelles leur pratique est fondée, ne s’apprennent que par une routine et une tradition souvent imparfaites. Il ne serait pas inutile d’ailleurs que chaque personne instruite en eût une connaissance générale, qui ne serait pas suffisante pour les exercer, mais qui apprendrait à s’y connaître. Il n’y a presque pas de situation dans la société où quelques notions des arts les plus usuels ne produisît des commandements plus éclairés de la part de ceux qui ordonnent, et ne prévînt bien des tromperies de la part de ceux qui exécutent.
Au surplus, le total abandon où des instructions si directement, si évidemment utiles, ont été laissées dans les écoles publiques, et néanmoins la prospérité toujours croissante de la plupart des nations de l’Europe, montre combien l’on peut facilement se passer du secours du gouvernement pour l’enseignement, excepté dans les cas que j’ai indiqués.
Si je faisais un livre de politique, je considérerais l’instruction publique sous beaucoup d’autres points de vue. Il en est un bien important. Jadis les habitants de Mytilène voulant tenir dans l’asservissement quelques-uns de leurs alliés, leur défendirent de donner aucune éducation à leurs enfants.
Les malheureux ont-ils des droits aux secours de la société ? C’est une question qui a été quelquefois agitée. Il semble qu’ils n’en ont qu’autant que leurs malheurs sont une suite nécessaire de l’ordre social établi. Si le dénuement, les infirmités d’un malheureux, sont l’ouvrage des institutions sociales, la société lui doit des secours ; encore faudrait-il prouver que l’ordre social ne lui eût pas fourni en même temps des ressources pour échapper à ses maux.
Ce point de droit est au surplus indifférent à résoudre. L’utilité est de considérer les établissements de bienfaisance relativement à leur nature et à leurs effets.
La société, en formant aux dépens de ses contribuables des institutions de bienfaisance, établit des espèces de caisses de prévoyance où chacun apporte une légère part de son revenu pour acquérir le droit de recourir à leur aide dans des circonstances malheureuses.
L’homme riche croit qu’il est impossible que jamais il réclame les secours publics. Il devrait se défier un peu plus du sort. Les faveurs de la fortune ne sont pas une seule et même chose avec notre personne, comme nos infirmités et nos besoins. Elles peuvent s’évanouir : nos infirmités et nos besoins restent. Il suffit de savoir que ces choses ne sont pas inséparables, pour qu’on doive craindre de les voir séparées. Et si vous appelez l’expérience au secours du raisonnement, n’avez-vous jamais rencontré des infortunés qui ne s’attendaient pas à le devenir ?
Les hôpitaux pour les malades, les hospices pour les vieillards et les enfants, déchargeant la classe indigente de l’entretien d’une partie de ses membres, lui permettant de se multiplier un peu plus qu’elle ne ferait sans cela, ils causent par cette raison une légère baisse dans les salaires. Si les hôpitaux et les hospices se multipliaient au point de pourvoir à l’entretien de tous les malades, de tous les enfants, de tous les vieillards de cette classe, les salaires ne devant plus suffire qu’à l’entretien des travailleurs, tomberaient encore plus bas [221] . S’il n’y avait ni hospices, ni hôpitaux, les salaires remonteraient, mais non pas au point d’entretenir une classe indigente aussi nombreuse qu’avec des hospices, car la demande du travail des indigents ne resterait pas la même, leur travail étant plus cher.
Ces différentes suppositions montrent l’effet des sacrifices plus ou moins étendus qu’on fait en divers pays pour venir au secours des indigents. Elles montrent pourquoi les besoins en ce genre se multiplient avec les secours quoique ce ne soit pas tout à fait dans une même proportion.
La plupart des nations se tiennent, relativement aux secours publics, dans un point intermédiaire entre les deux suppositions extrêmes. Elles offrent des secours à une partie seulement de la classe indigente, infirme par enfance, vieillesse ou maladies. Les moyens qu’elles emploient pour écarter l’autre partie infirme de la classe indigente, sont de deux sortes. Ou bien elles prescrivent de certains titres d’admission, comme l’âge, la nature des infirmités, ou simplement la faveur ; ou bien elles écartent les demandes par la médiocrité des secours, la dureté de la condition à laquelle elles réduisent les personnes secourues.
À Paris ce sont des moyens du premier genre qui bornent le nombre des indigents secourus à l’hospice des Incurables, des Petites-maisons, de Saint Louis, de la Charité et dans beaucoup d’autres ; ce sont des moyens du second genre qui bornent seuls le nombre des indigents qu’on admet à l’HôtelDieu, à Bicêtre, à la Salpêtrière, aux Enfants-trouvés. Le nombre des personnes qui remplissent les conditions exigées pour l’admission dans les maisons du premier genre, excédant le nombre des places qui s’y trouvent, c’est toujours la faveur qui décide en dernière analyse des individus qu’on y admet.
Il est affligeant que le défaut de protection, ou la dureté du sort offert aux indigents, soient les deux seuls moyens qu’on ait d’écarter des secours publics les gens qui excèdent le nombre de ceux qu’on peut secourir. Il serait à désirer qu’au lieu de la faveur, ce fussent des malheurs non mérités qui donnassent accès aux hospices meilleurs que les autres ; et que ce titre fût constaté par un jury pour que ces places ne fussent pas usurpées par protection. Quant aux autres hospices peut-être n’y a-t-il de moyens conformes à l’humanité d’en écarter le trop grand nombre d’indigents, qu’en y maintenant une discipline équitable, mais sévère, qui les fasse considérer avec une sorte de terreur religieuse. La grande amélioration du sort des pauvres dans la plupart des hospices et hôpitaux de Paris depuis la Révolution, a probablement augmenté le nombre des personnes secourues bien plus que les malheurs de la guerre et de nos dissensions intestines.
Le même inconvénient ne se rencontre pas dans les hospices consacrés aux militaires invalides de terre et de mer. Ici le titre d’admission est tellement positif que le défaut de protection ne peut en fermer l’entrée à aucun de ceux qui y ont des droits, et la bonté du traitement qu’on y reçoit ne saurait en augmenter le nombre. Si les militaires invalides reçoivent dans leur hospice les soins qu’un citoyen trouverait dans sa famille ; s’ils y trouvent le repos et de plus les moyens d’y satisfaire quelques-unes des fantaisies du vieil âge, ils y seront sans doute plus nombreux, parce que les soins et les bons traitements prolongeront la vie de quelques-uns qu’aurait emportés la misère ; voilà tout le surcroît de dépense qui en résultera ; mais ce sont là de ces dépenses auxquelles la patrie et l’humanité applaudissent de concert [222] .
Ce sont de belles et bonnes institutions de bienfaisance que les maisons de travail qui se multiplient rapidement en Amérique, en Hollande, en Allemagne, en France. Ce sont des maisons où l’on fournit du travail à toute personne valide, selon sa capacité. Les unes sont libres : un ouvrier y va chercher de l’occupation quand il en manque. Les autres sont des espèces de lieux de correction : on y dépose pour un temps les vagabonds, les fainéants, qui vivent de mendicité. On a établi aussi des ateliers de travail pour les condamnés, dans des prisons ; par ce moyen on est parvenu à ne plus rendre ces établissements une charge pour la société et à réformer les habitudes des détenus au point de les changer, de malfaiteurs qu’ils étaient, en citoyens utiles.
Je ne sais pourquoi je mettrais ces maisons au nombre des charges de la communauté ; du moment qu’elles produisent autant qu’elles consomment, elles ne sont plus à charge à qui que ce soit.
Elles sont un bienfait immense dans une société nombreuse, où parmi la multitude des occupations il est impossible qu’il n’y en ait pas quelques-unes en souffrance. Un commerce qui change de cours, des procédés nouvellement introduits, des capitaux retirés des emplois productifs, des incendies et d’autres fléaux, peuvent laisser quelquefois sans ouvrage beaucoup d’ouvriers ; souvent avec la meilleure conduite un homme laborieux peut tomber au dernier degré du besoin. Il trouve dans une maison de travail les moyens de gagner sa subsistance, si ce n’est précisément dans la profession qu’il a apprise, au moins dans quelqu’autre travail analogue.
La principale difficulté qu’on rencontre à former des maisons de travail, c’est celle de rassembler les capitaux qu’elles exigent. Ce sont des entreprises industrielles ; partant il leur faut des machines, des outils très variés et des matières premières sur lesquelles l’industrie puisse s’exercer. Leurs frais ne sont remboursés qu’autant qu’elles gagnent assez pour payer, outre les dépenses de la maison, l’intérêt des capitaux qu’elles emploient.
Les faveurs dont elles sont l’objet de la part de l’administration publique qui, par exemple, leur fournit ordinairement des capitaux gratuits et des bâtiments, les rendraient des établissements préjudiciables à l’industrie privée, si d’un autre côté elles n’étaient pas sujettes à certains désavantages que n’éprouvent point les entreprises particulières. Elles sont forcées de travailler non aux produits qui sont les plus demandés, mais à ceux qui sont à la portée de la faiblesse et des talents, ordinairement médiocres, de leurs ouvriers. De plus, c’est une maxime d’ordre et de police, dans la plupart de ces maisons, d’accumuler régulièrement le tiers ou le quart du salaire pour préparer un petit capital à l’ouvrier au moment de sa sortie ; précaution excellente, mais qui empêche de fournir le travail à un prix tel que nulle autre entreprise ne puisse soutenir leur concurrence.
[II-449]
Il faut mettre au rang de la consommation publique celle que le public fait du service de ses capitaux et de ses fonds de terre. Ce service a une valeur : si le public l’emploie pour son usage, il en perd la valeur. Un capital employé à construire un pont, une caserne, un édifice public quelconque, est une propriété dont l’usage valait cinq pour cent chaque année plus ou moins ; le public, en consommant l’édifice, consomme donc chaque année cinq pour cent de sa valeur, indépendamment du capital lui-même qu’il consomme successivement ; car un édifice public, une grande route, ne durent pas éternellement ; et quand ils sont complètement détruits, le public a consommé les profits du capital et le capital.
Que si le public, sur son revenu annuel, entretient le capital productif d’utilité ou d’agrément dans sa valeur entière, alors il consomme seulement le service, ou ce qui est la même chose, la valeur du service de son capital, et il épargne sur ses revenus ce qui est nécessaire à l’entretien de ce capital. Ainsi, je suppose qu’une digue hollandaise ait coûté cent mille francs ; si l’entretien de cette digue coûte annuellement trois mille francs, ces trois mille francs sont une portion des revenus de Hollande, annuellement épargnée pour l’entretien de son capital ; et le public ne consomme plus que l’intérêt des cent mille francs que la digue a coûtés.
Le fonds de terre étant de sa nature inconsommable, il n’y a de consommé que le service du fonds, ou si l’on veut la valeur de ce service. Un terrain employé en rues, en jardins publics, en grandes routes, ne rapporte point le loyer ou le fermage qui représenterait le service de ce terrain. Son service est immédiatement consommé par le public ; mais ce service n’use pas la chose, et il n’est besoin par conséquent de rien prendre sur le revenu annuel pour en conserver la valeur.
Il ne serait pas possible de savoir si une consommation publique est bien ou mal entendue, si l’on ne commençait par analyser ainsi toutes les parties dont cette consommation se compose. Turgot [223] , en voyant le faste qui préside à la plupart des établissements publics, pense que ce serait quelquefois évaluer bien favorablement leur utilité que de l’estimer à un centième de ce qu’ils ont coûté. Mais on ne peut pas comparer une utilité constante à une dépense une fois faite. Il faut comparer la dépense courante ou annuelle, avec l’utilité courante ou annuelle. Or la dépense annuelle se compose non seulement des consommations de produits qui se font chaque année dans l’établissement, ainsi que du service des administrateurs et agents, dont la valeur est représentée par le salaire qu’on leur paie ; mais encore du service du sol que l’établissement occupe, service qu’on doit évaluer sur le loyer qu’on en retirerait : et encore du service du capital, service qu’on doit évaluer sur l’intérêt qu’on trouverait en prêtant la valeur capitale qui a été employée à créer tout l’établissement.
En joignant tous ces frais annuels on a la consommation annuelle de l’établissement, qu’on peut comparer avec l’utilité qu’on en retire dans le cours d’une année.
Appliquons cette méthode à une consommation publique bien connue.
Plusieurs des routes qui partent de Paris ont 180 pieds de large compris les bas côtés ; quand elles n’en auraient que 60, leur largeur excéderait encore tous les besoins et pourrait passer pour magnifique, même aux approches d’une grande capitale. Le surplus est un faste inutile. Je ne sais même si c’est un faste ; car une étroite chaussée au milieu d’une large avenue dont les côtés sont impraticables durant la majeure partie de l’année, semble accuser la mesquinerie non moins que le bon sens d’une nation. Il y a quelque chose de pénible, non seulement à voir un espace perdu, mais mal tenu ; il semble qu’on ait voulu avoir des routes superbes sans avoir les moyens de les entretenir unies, propres et soignées ; à l’exemple de ces seigneurs italiens qui ont pour maisons des palais qu’on ne balaie point.
Quoi qu’il en soit, il y a le long des routes dont je parle 120 pieds qu’on pourrait rendre à la culture, ce qui fait, pour chaque lieue commune, 50 arpents [224] . Maintenant qu’on mette ensemble le fermage de ces arpents, l’intérêt des frais de confection, et les frais annuels d’entretien de la largeur inutile (qui coûte quoique mal entretenue), et l’on saura à quel prix la France jouit de l’honneur qui n’en est pas un, d’avoir des routes deux ou trois fois trop larges pour arriver à une ville dont les rues sont deux ou trois fois trop étroites.
Mais ce n’est pas seulement près de la capitale qu’on voit éclater cette ostentation grevante. Dans presque toute l’étendue de la république les grands chemins enlèvent inutilement beaucoup d’arpents à la culture [225] ; et dans cette largeur inutile le voyageur à pied ne trouve pas un sentier privilégié et praticable en tout temps, où il puisse commodément poursuivre un voyage déjà si pénible ; point de bancs de pierre pour se reposer de distance en distance ; point de ces degrés qui servent au cavalier à remonter sur son cheval [226] ; tout pour une satisfaction vaine et creuse : rien ou presque rien pour l’utilité réelle.
On peut appliquer aux autres établissements publics cette mesure d’utilité comparée avec la consommation qu’ils occasionnent. Il me reste à examiner les principales sources où l’on puise les produits qui fournissent aux consommations publiques.
[II-455]
Il est rare, mais il n’est pas sans exemple de voir un citoyen faire les frais d’une consommation publique. Un hôpital fondé par lui, une route percée, un jardin public planté sur son terrain et à ses dépens, ne sont pas des munificences inconnues. Elles étaient beaucoup plus communes, mais bien moins méritoires chez les anciens. Leurs richesses étaient plus souvent le fruit des rapines exercées sur leurs concitoyens et sur les ennemis ; et les dépouilles même des ennemis n’avaient-elles pas été gagnées au prix du sang des citoyens ? Chez les modernes, quoique de pareils excès ne soient pas sans exemples, les richesses des particuliers sont bien plus généralement le fruit de leur industrie et de leurs épargnes. En Angleterre, où il y a tant d’établissements fondés et entretenus aux dépens des particuliers, la plupart des fortunes qui les soutiennent sont nées de l’industrie. Il y a bien plus de générosité à donner des biens amassés avec peine, et augmentés par des privations, qu’à répandre ceux dont on ne doit rendre grâce qu’à sa bonne fortune, ou tout au plus à quelques instants d’audace.
Une autre partie des consommations publiques chez les Romains se faisait immédiatement aux dépens des peuples vaincus. On leur imposait des tributs que les Romains consommaient.
Mais passons. La plus grande partie, la presque totalité des consommations publiques, surtout chez les modernes, se font aux dépens du public lui-même ; et quelques-unes aux dépens seulement de cette partie du public qui en jouit.
Celles qui se font aux dépens de tout le public sont prises dans le Trésor public, dans le Trésor où se rendent les contributions de tout l’État et ses autres revenus.
Celles qui se font aux dépens d’une partie du public sont de deux sortes : les unes sont prises sur les contributions fournies par tous les citoyens d’une province ou d’une ville, comme les dépenses provinciales et communales ; les autres sont prises sur les citoyens seulement qui jouissent de la consommation, comme les dépenses du monnayage [227] , de la poste aux lettres, de l’entretien des routes là où elles sont réparées sur le produit d’un péage, etc.
Si l’équité commande que les consommations soient payées par ceux qui en jouissent, les pays les mieux administrés sous ce rapport sont ceux où chaque classe de citoyens supporte les frais des consommations publiques proportionnellement à l’avantage qu’elle en retire.
La société toute entière jouit des bienfaits de l’administration centrale, ou si l’on veut du gouvernement ; elle jouit de même toute entière de la protection des forces militaires ; car une province a beau être à l’abri de toute invasion, si l’ennemi s’empare du chef-lieu, du lieu d’où l’on domine nécessairement sur tous les autres, il pourra imposer des lois aux provinces même qu’il n’aura pas envahies, et disposera de la vie et des biens de ceux mêmes qui n’auront jamais vu ses soldats. Par une suite nécessaire, les dépenses des places fortes, des ports militaires, des agents extérieurs de l’État, sont de nature à être supportées par la société toute entière.
L’administration de la justice paraît devoir être rangée dans la classe des dépenses générales, quoiqu’elle présente une protection, un avantage plus local. Un tribunal de Bordeaux qui saisit et qui juge un malfaiteur dont le crime a été commis à Nantes, ne travaille-t-il pas pour la sûreté des Nantais ? Les frais de prisons, de prétoires, suivent ceux des tribunaux. Smith veut que la justice civile soit payée par les plaideurs ; mais les tribunaux civils garantissent l’honneur et les biens de ceux qui ne plaident pas, autant et peut-être mieux que l’honneur et les biens de ceux qui plaident [228] .
Une province, une commune paraissent jouir seules des avantages que leur procurent leur administration locale, et les établissements d’utilité, d’agrément, d’instruction et de bienfaisance, qui sont à l’usage de cette portion de la société. Il convient donc que les dépenses de toutes ces choses soient à leur charge, et elles sont ainsi dans beaucoup de pays. Sans doute le pays tout entier retire bien quelqu’avantage de l’administration d’une de ses provinces ; un étranger est à la vérité admis dans ses lieux publics, dans ses bibliothèques, dans ses écoles, dans ses promenades, dans ses hôpitaux ; mais on ne peut nier que ce ne soit pourtant les gens du canton qui jouissent principalement de tous ces avantages.
Il y a une très grande économie à laisser l’administration des recettes et des dépenses locales aux autorités locales, surtout dans les pays où les administrateurs sont à la nomination des administrés. Quand les dépenses se font sous les yeux des personnes aux dépens de qui elles ont lieu et pour leur avantage, il se perd moins d’argent ; les dépenses sont mieux appropriées aux besoins. Si vous traversez un bourg, une ville, mal pavés et malpropres, si vous voyez un canal mal entretenu, ou un port qui se comble, vous pouvez en conclure que l’autorité qui administre les fonds levés pour ces dépenses ne réside pas sur les lieux.
C’est un avantage des petites nations sur les grandes. Elles jouissent mieux de toutes les choses d’utilité ou d’agrément publics, parce qu’elles voient de plus près si les frais qu’elles font pour un objet vont à cet objet.
En général, quand on veut éviter que les fonds affectés à certaines dépenses ne soient détournés pour d’autres usages par les préposés du gouvernement, il faut, autant qu’il est possible, que les dépenses, même celles qui sont à la charge de la société entière, se fassent sur les lieux où se font les recettes, sans que les fonds passent par les mains des agents supérieurs ; ceux-ci ne devraient avoir que le pouvoir de surveiller l’emploi de l’argent et les agents comptables. Les agents comptables ne peuvent point changer la destination d’une somme : les agents supérieurs le peuvent, et ne le font jamais sans qu’une partie du service ne demeure en souffrance.
Il reste les consommations publiques qui se font aux frais des seuls consommateurs. Communément le consommateur paie plus que les frais du service qu’on lui rend ; le gouvernement se prévaut du privilège exclusif qu’il s’est attribué pour porter le prix du service au-dessus de son taux naturel ; alors l’excédent est un impôt dont le produit s’applique à d’autres dépenses générales. La poste aux lettres rend actuellement en France au Trésor public, tous frais faits, 10 millions : c’est donc 10 millions d’impôts levés sur ceux qui s’écrivent des lettres. En parlant des impôts, j’examinerai la convenance de ceux de cette espèce. Ici je me borne à remarquer le produit consommé et par qui il est payé. Nous avons vu déjà plusieurs fois que le gouvernement ne peut pas économiser sur les frais de production autant que les particuliers que stimule l’intérêt personnel. Il est donc contraire à l’intérêt public que le gouvernement se réserve la production de services qui pourraient, sans trop d’inconvénients, être abandonnés à la concurrence des particuliers. La poste aux lettres paraît être néanmoins une des entreprises qu’un gouvernement est à portée de conduire avec plus de succès que des particuliers. Elle exige des relations avec tous les points d’un pays souvent très vaste, et même avec les pays étrangers ; la position d’un gouvernement lui donne à ces deux égards quelques avantages. Il est de plus obligé d’exécuter ce service régulièrement, sous peine de voir diminuer cette branche de revenu. Enfin l’établissement des postes est partout, je crois, entre les mains du gouvernement, sans qu’on y ait reconnu de grands inconvénients, si ce n’est l’abus des franchises de port, et celui de la violation du secret des lettres : mais l’entreprise serait conduite par des particuliers, qu’on n’éviterait pas ces abus du pouvoir dans les pays où ils ont lieu.
Les produits de ce genre sont payés par ceux qui en font usage ; mais quand ils sont libres de s’en servir ou de ne pas s’en servir, cette consommation rentre dans la classe des consommations particulières, qui sont de même offertes à tout le monde, mais auxquelles tout le monde ne se livre pas.
Pour ce qui est des capitaux et des fonds de terre dont l’usage est consommé par le public, il les possède au même titre que les particuliers ; ses capitaux sont le fruit de ses déprédations ou des épargnes faites sur le montant de ses contributions annuelles. Il dispose de ses fonds de terre soit par le droit de premier occupant, soit comme spoliateur d’un propriétaire précédent.
[II-463]
L’impôt est cette portion des produits de la société que le gouvernement reçoit pour subvenir aux consommations publiques.
Quel que soit le nom qu’on lui donne, qu’on l’appelle contribution, taxe, droit, subside, don gratuit, c’est une charge imposée aux particuliers, ou aux corps, par le souverain, peuple ou prince, pour fournir aux consommations qu’il juge à propos de faire à leurs dépens : c’est donc un impôt.
L’impôt consiste dans la valeur qu’on lève soit en argent, soit en denrée, soit en services personnels. Dès le moment qu’il est levé, cette valeur est perdue pour le contribuable. Dès le moment qu’il est consommé, la même valeur est perdue pour la société.
Cette remarque est importante. La plupart des gouvernements se font peu de scrupule de lever tout autant de contributions que les contribuables peuvent en payer ; ils croient ne faire aucun tort à leur nation parce qu’ils répandent d’un côté l’argent qu’ils lèvent de l’autre. Ils rendent à la circulation l’argent qu’ils ont reçu, c’est vrai ; mais ils ne lui rendent pas la valeur qu’ils ont achetée avec cet argent, puisqu’ils l’ont achetée pour la consommer, pour la détruire. Ils reçoivent gratuitement l’argent d’un côté, mais ne le donnent pas gratuitement de l’autre. L’opération de percevoir l’impôt fait passer une valeur de la poche du particulier dans le Trésor public ; mais l’opération d’acheter avec l’argent de l’impôt les denrées que le gouvernement doit consommer, ne fait pas passer une valeur du Trésor public dans la poche du fournisseur de bonne foi, puisque celui-ci donne valeur pour valeur.
Par les mêmes raisons qu’on s’est quelquefois imaginé qu’on pouvait enrichir une nation en l’excitant à consommer, on s’est figuré de même qu’on pouvait accroître son opulence par l’impôt. On a dit que la nécessité de le payer obligeait la classe industrieuse à un redoublement d’efforts, d’où résultait une augmentation de richesse. Mais comment n’a-t-on pas vu que la portion de valeur que l’industrie ne produit que pour acquitter l’impôt, n’enrichit pas, puisque l’impôt la ravit et la consomme ? En second lieu l’industrie et les efforts ne suffisent pas pour produire : il faut encore des capitaux. La production ne peut s’augmenter qu’autant que les capitaux s’augmentent ; or comment tireraient-ils quelqu’accroissement des produits qu’on fait naître, non pour augmenter son bien, mais pour payer l’impôt ?
« Plus on tire des peuples, disait Vauban avec beaucoup de raison, plus on ôte d’argent du commerce ; l’argent du royaume le mieux employé est celui qui demeure entre les mains des particuliers où il n’est jamais inutile ni oisif. [229] ».
Prétendre que l’impôt enrichit une nation par cela seul qu’il prélève une partie de ses produits, qu’il l’enrichit parce qu’il consomme une partie de ses richesses, c’est tout bonnement soutenir une absurdité.
Que si de ce que les pays les plus chargés d’impôts, comme l’Angleterre et la Hollande, sont les plus riches, on concluait qu’ils sont plus riches parce qu’ils paient plus d’impôts, on raisonnerait mal, on prendrait l’effet pour la cause. On n’est pas riche parce qu’on paie ; mais on paie parce qu’on est riche. Ce serait un plaisant moyen de s’enrichir pour un homme que de dépenser beaucoup, par la raison que tel autre particulier, qui est riche, dépense beaucoup. Il est évident que celui-ci dépense parce qu’il est riche, mais qu’il ne s’enrichit pas par sa dépense.
Il est facile de distinguer la cause de l’effet, quand l’effet précède la cause ; mais quand leur action est continue et leur existence simultanée, on est sujet à les confondre.
On voit par là que si l’impôt produit souvent un bien quant à son emploi, il produit toujours un mal quant à sa levée. C’est un mal que les bons princes et les bons gouvernements ont toujours cherché à rendre léger par leur économie ; ils ne lèvent pas sur les peuples tout ce qu’ils peuvent lever, mais seulement tout ce qu’ils ne peuvent se dispenser de consommer. Et si une économie sévère est une des vertus les plus rares dans un gouvernement, c’est qu’il est nécessairement entouré de gens qui sont intéressés à ce qu’ils ne l’aient pas. Les uns font entrevoir par des raisonnements spécieux que la magnificence est favorable à la chose publique, et qu’il convient à l’État de dépenser beaucoup. Ce qui vient d’être dit suffira peut-être pour apprécier un tel système. Les autres, sans prétendre que la dissipation des deniers publics soit un bien, prouvent, par des chiffres, que les peuples ne sont point chargés et qu’ils peuvent payer des contributions fort supérieures à celles qui leur sont imposées.
« Il est, dit Sully dans ses Mémoires [230] , il est une espèce de flatteurs donneurs d’avis, qui cherchent à faire leur cour au prince en lui fournissant sans cesse de nouvelles idées pour lui rendre de l’argent ; gens autrefois en place pour la plupart, à qui il ne reste de la situation brillante où ils se sont vus, que la malheureuse science de sucer le sang des peuples, dans laquelle ils cherchent à instruire le roi, pour leur intérêt. »
D’autres enfin apportent des plans de finance, et proposent des moyens de remplir les coffres du prince sans charger les sujets.
À moins qu’un plan de finance ne soit un projet d’entreprise industrielle, il ne peut donner au gouvernement que ce qu’il ôte au particulier, ou ce qu’il ôte au gouvernement lui-même sous une autre forme. On ne fait jamais quelque chose de rien. De quelque déguisement qu’on enveloppe une opération, quelques détours qu’on fasse prendre aux valeurs, quelques métamorphoses qu’on leur fasse subir, on n’a une valeur qu’en la créant ou en la prenant. Le meilleur de tous les plans de finance est de dépenser peu, et le meilleur de tous les impôts est le plus petit.
Quand une fois les besoins d’un État sont réduits autant que le comporte sa sûreté, son bienêtre et sa gloire, quatre autres circonstances contribuent à rendre l’impôt moins grevant pour la nation. Il est moins nuisible à la prospérité publique :
1° Quand il porte plutôt sur les revenus de la nation, sur ses produits annuels, que sur ses capitaux ou produits accumulés.
Un impôt qui enlève une portion d’un capital ravit à la nation non seulement la valeur qu’il enlève, mais le revenu annuel que ce capital aurait produit dans chacune des années suivantes, et de plus le revenu annuel qu’aurait produit l’industrie mise en jeu par ce capital.
2°. Quand l’impôt atteint tous les revenus qu’il est possible d’atteindre et tous les contribuables qui y sont soumis par la loi.
C’est un fardeau ; l’un des moyens pour qu’il pèse le moins possible sur chacun, c’est qu’il porte sur tous. L’impôt n’est pas seulement une surcharge directe pour l’individu, ou la branche d’industrie qui en porte plus que sa part, il est encore pour eux une surcharge indirecte : il ne leur permet pas de soutenir avec un avantage égal la concurrence des autres producteurs. On a vu en mainte occasion tomber plusieurs manufactures par une exemption accordée à une seule d’entre elles. Une faveur particulière est presque toujours une injustice générale.
Les vices de répartition ne sont pas moins préjudiciables au fisc qu’ils ne le sont aux particuliers. Le contribuable qui est trop peu imposé ne réclame pas pour qu’on augmente sa quote [231] ; et celui qui est surtaxé paie mal. Des deux parts le fisc éprouve un déficit.
3°. Quand la loi ne laisse aucune incertitude sur le montant de la contribution de chaque particulier, ni sur la manière dont elle doit être acquittée.
L’incertitude permet que les uns se soustraient à l’impôt et que les autres soient surtaxés. Elle a tous les inconvénients de l’inégalité de répartition, et de plus tous ceux de l’arbitraire dans la perception.
« Il y a lieu de croire, d’après l’expérience de toutes les nations, dit Smith, qu’un assez grand degré d’inégalité dans les charges imposées ne cause pas un mal à beaucoup près si funeste qu’un fort petit degré d’incertitude ».
4°. Quand l’impôt n’établit que le moins possible des charges qui ne sont pas un profit pour le public.
C’est un mal inhérent à la nature de l’impôt, que les frais de perception qui pèsent sur le contribuable sans être d’aucun profit pour le public.
On voit dans les Mémoires de Sully [232] que pour trente millions que produisaient au Trésor royal les contributions en 1598, il sortait de la bourse des particuliers cent cinquante millions. « La chose paraissait incroyable, ajoute Sully, mais à force de travail j’en assurai la vérité ».
Les besoins des princes, plus encore que l’amour des peuples, ont forcé, depuis ce temps, la plupart des États de l’Europe de mettre bien plus d’ordre dans leurs finances. Cependant sous le ministère de Necker, le fisc employait encore en France 250 mille personnes pour le recouvrement des impositions [233] . Il est vrai que la plupart avaient en même temps d’autres occupations.
Mais ce ne sont pas seulement les frais de perception qui sont une charge pour les peuples sans être un profit pour le Trésor public. Les poursuites, les frais de contrainte, n’augmentent pas d’un sol les recettes et sont une addition aux charges. C’est même une addition qui retombe sur les contribuables les plus nécessiteux ; les autres n’attendent pas la contrainte.
C’est par la même raison que tous les travaux qui se font par corvée, comme autrefois les grands chemins en France, sont de mauvais impôts. Le temps perdu pour se rendre de trois ou quatre lieues à l’endroit du travail ; celui qui se perd dans un ouvrage qui n’est pas payé et qu’on fait à contrecœur, est une perte pour le contribuable, sans être un profit pour le public. Souvent aussi la perte occasionnée par une interruption forcée de travail agricole est plus considérable que le produit du travail forcé qu’on y substitue, en supposant même qu’il fût bien fait. Turgot demanda aux ingénieurs des provinces un devis des dépenses qu’exigeraient année commune les routes pour leur entretien et en y ajoutant autant de constructions nouvelles qu’il en avait été fait jusqu’alors. On leur recommanda d’établir leurs calculs sur le pied de la plus forte dépense possible. Ils la portèrent à 10 millions pour tout le royaume. Turgot évaluait à 40 millions les pertes que la corvée occasionnait aux peuples [234] .
Les jours où le repos est imposé, soit par les lois, soit même par des usages qu’on n’ose enfreindre, sont encore des contributions dont il n’entre pas la moindre partie au Trésor de l’État.
L’impôt étant une espèce d’amende, de peine pécuniaire, a une influence morale et politique indépendante de ses conséquences économiques que nous avons considérées jusqu’ici. Il peut porter au mal et au bien ; avoir une utilité autre que de fournir aux consommations du public, et un inconvénient autre que de lui prendre de l’argent.
Il est doublement désastreux quand il attaque de préférence les actions utiles, comme le droit de centième denier qu’il y avait autrefois en France sur le rachat des rentes foncières. C’était faire payer une amende à ceux qui désiraient libérer leurs héritages : ils méritaient plutôt une prime d’encouragement. Aux barrières où l’on perçoit le droit pour l’entretien des routes, on fait payer aux voitures à deux roues la moitié du droit auquel sont taxées les voitures à quatre roues. Cependant les voitures à deux roues, outre plusieurs autres inconvénients, ont celui de dégrader les routes bien plus que les autres : au lieu de les taxer à la moitié, il fallait leur faire payer le double. Les loteries entretiennent une disposition funeste à la prospérité publique, une confiance trompeuse dans le hasard. La société s’enrichit d’un travail actif et dirigé avec intelligence ; mais que les récompenses de ce travail paraissent mesquines à côté d’un gros lot ! Les loteries et les jeux publics sont d’ailleurs un impôt qui, quoique volontaire, porte presqu’entièrement sur la classe nécessiteuse à qui le besoin seul fait braver la défaveur d’un jeu inégal. C’est presque toujours le pain de la misère qu’on porte chez le buraliste, quand ce n’est pas le fruit du crime.
En Angleterre, l’impôt sur les portes et les fenêtres a causé des maladies, des contagions. C’est un impôt funeste que celui qui taxe l’air et le jour, si nécessaires à la santé et aux travaux des hommes.
Mais si les consommations du luxe sont fatales à la prospérité et au bonheur des nations, ce sont des impôts utiles indépendamment de leurs produits que ceux qui les frappent principalement.
[II-475]
L’impôt se prélève sur les produits appartenant aux individus ou aux corps dont se compose la nation. Ces produits sont ou des fruits de la production annuelle destinés à la consommation annuelle, ou des valeurs accumulées sous différentes formes et remplissant l’office de capitaux.
L’impôt porte sur les produits faisant office de capitaux dans plusieurs circonstances ; et d’abord lorsqu’il est excessif et que les produits de l’année ne peuvent pas suffire à la fois et à la consommation propre de la nation et à l’acquittement de l’impôt. Ce que la production courante ne peut pas fournir se prend alors sur les capitaux, et chaque année l’impôt en absorbe quelques parties.
« J’ai vu, dit Mirabeau le père, couper le poignet par un huissier des tailles, à une pauvre femme qui défendait son chaudron, dernier ustensile de son ménage, dont elle arrêtait l’exécution.[235] »
Ce malheureux ustensile faisait partie du capital mobilier de la société.
L’impôt porte encore sur les capitaux lorsqu’il est de telle nature que le contribuable quoiqu’aisé ne puisse le payer sans faire une brèche à son capital. Tel est un impôt sur les successions. Un héritier qui entre en possession d’un héritage de cent mille francs, s’il est obligé de payer au fisc cinq pour cent, ne les prendra pas sur son revenu ordinaire, qui est déjà grevé de l’impôt ordinaire, mais bien sur l’héritage qui sera réduit pour lui à 95 mille francs. Or la fortune du défunt étant placée pour 100 mille francs et la même fortune ne l’étant par son successeur que pour 95 mille, le capital de la nation est diminué des 5 mille francs perçus par le fisc.
Il en est de même de tous les droits de mutation. Un propriétaire vend une terre de cent mille francs ; l’acquéreur étant tenu de payer un droit de cinq pour cent, je suppose, ne donnera que 95 mille francs de cette propriété. Le vendeur n’aura que cette somme à placer au lieu de cent mille francs que valait la terre : la masse du capital de la société est donc diminuée de cinq mille francs.
Si l’acquéreur calcule assez mal pour payer, outre l’impôt, la terre selon son entière valeur, il fait le sacrifice d’un capital de 105 mille francs pour acquérir une valeur de 100 mille ; la perte de cette portion du capital est toujours la même pour la société, mais c’est alors lui qui la supporte.
Les impôts sur les mutations, outre l’inconvénient d’être assis sur les capitaux, ont encore l’inconvénient de mettre un obstacle à la circulation des propriétés. On demandera peut-être quel intérêt a la société à ne pas gêner la circulation des propriétés ; que lui importe que telle propriété se trouve entre les mains d’une personne ou d’une autre, pourvu que la propriété subsiste ? — Il lui importe toujours que les propriétés aillent le plus facilement qu’il est possible où elles veulent aller, car c’est là qu’elles rapportent le plus. Pourquoi cet homme veut-il vendre sa terre ? C’est parce qu’il a en vue l’établissement d’une industrie dans laquelle ses fonds lui rapporteront davantage. Pourquoi cet autre veut-il acheter la même terre ? C’est pour placer des fonds qui lui rapportent trop peu, ou qui sont oisifs. La transmutation augmente le revenu général puisqu’elle augmente le revenu des deux contractants. Si les frais sont assez considérables pour empêcher l’affaire de se terminer, ils sont un obstacle à cet accroissement du revenu de la société.
On est très porté à étendre les impôts qui pèsent sur les capitaux. Ce sont ceux que les contribuables paient le plus facilement. Il est bien plus aisé de puiser sa contribution dans un capital qui est un amas de valeurs rassemblées pendant un grand nombre d’années, que dans un revenu qui n’est que le fruit de la production de l’année courante. C’est pour cela que le droit d’enregistrement a pu être porté si haut en France. Mais de tels impôts n’en sont pas moins funestes à la prospérité publique. On ne les paie guère sans retirer une partie des fonds d’un emploi productif. Ils occupaient donc des travailleurs qui demeurent sans ouvrage. De là diminution de profits et de salaires pour les années suivantes. Une telle levée fait tort de ce qu’elle prend et de ce qu’elle empêche de naître.
Les impôts sur les procédures et en général tous les frais qu’on paie aux gens de loi, sont pris de même sur les capitaux, car on ne plaide pas suivant le revenu qu’on a, mais suivant les circonstances où l’on se trouve jeté, les intérêts de famille où l’on est compliqué, et l’imperfection des lois. Les confiscations portent également sur les capitaux.
Quand le gouvernement, au lieu de dépenser le produit des contributions levées sur les capitaux, les emploie d’une façon reproductive, ou lorsque les particuliers rétablissent leurs capitaux par de nouvelles épargnes, alors ils balancent par un bien opposé le mal que fait l’impôt. Mais rien n’est plus rare qu’un gouvernement qui emploie comme capital une partie de l’argent levé comme contribution. Colbert le fit quand il prêta aux fabricants de Lyon. Les magistrats d’Hambourg et quelques princes allemands versaient des fonds dans des entreprises industrielles. L’ancien gouvernement de Berne pla 862.çait, diton, chaque année une partie de ses revenus. On n’en trouverait peut-être pas beaucoup d’autres exemples.
[II-480]
Les Économistes soutenaient que tout impôt est toujours en dernière analyse supporté en entier par le revenu du propriétaire foncier. Ils avaient été précédés dans cette opinion par Davenant, auteur anglais qui écrivait vers la fin du XVIIe siècle, et qui proposait comme eux de remplacer toutes les contributions par un impôt unique et direct sur les terres. D’autres personnes ont dit, et l’on a beaucoup répété depuis, que l’impôt tombe sur le consommateur des denrées, quelle que soit la source de son revenu. Ces deux opinions sont fondées sur des théories un peu vagues et démenties par les faits. L’impôt (j’entends celui qui n’est pas payé par un capital) est payé par un revenu ; mais il n’est point aisé de déterminer quels sont les revenus qui le supportent. Il paraît que cela dépend en grande partie de la nature de l’impôt et de la situation du contribuable.
On peut diviser tous les impôts qui portent sur les revenus, en deux grandes classes : ceux dont le montant est demandé aux personnes suivant le revenu qu’on leur suppose. On peut appeler cette sorte d’impôt, impôt personnel, parce qu’il adresse une demande à chaque personne nominativement ; ou direct parce qu’il passe directement du contribuable aux agents du fisc ; on peut l’appeler encore impôt domiciliaire, parce qu’il se demande au domicile du contribuable, ou forcé, parce qu’il n’y a rien de volontaire dans son acquittement.
L’autre espèce d’impôt se demande aux produits qui sont sous la puissance du prince ou de la république, quelles que soient les personnes auxquelles ils appartiennent. On peut l’appeler impôt sur les consommations, ou impôt indirect, ou impôt volontaire. Il se lève soit sur les produits étrangers au moment de leur entrée ; soit sur les produits indigènes, pendant qu’ils se fabriquent, au moment de leur transport, ou à celui de leur vente. On l’appelle impôt sur les consommations parce qu’il charge d’une augmentation de prix une denrée destinée à la consommation ; indirect en ce qu’on suppose qu’il n’est pas supporté par le producteur qui en fait l’avance ; volontaire en ce qu’on peut éviter de payer l’impôt en s’abstenant de la consommation sur laquelle il est assis.
Toutes les contributions territoriales, les impôts sur l’industrie, les capitations, sont des impôts personnels. Les douanes, les droits d’entrée aux villes, les péages, le timbre, les taxes sur le sel, le tabac, le transport des lettres, sont des impôts sur les consommations.
Quand un impôt personnel est demandé à un producteur, il cherche à s’en faire rembourser par le consommateur de la chose qu’il produit. Et remarquez qu’il est très peu de membres de la société qui ne soient ni propriétaires fonciers, ni capitalistes, ni industrieux, trois qualités sous lesquelles on concourt à la production. Quand le contribuable est entrepreneur d’industrie, il élève ses profits ; s’il est ouvrier il exige de plus forts salaires. C’est ainsi, par exemple, que la contribution personnelle et le droit de patente demandés à tous les producteurs de papier, manufacturiers et marchands, enchérissent un peu ce produit ; cependant on aurait tort de croire que les producteurs, les fabricants de papier, par exemple, puissent faire supporter la totalité de leur contribution à leurs consommateurs. Voici pourquoi :
Tout renchérissement d’une denrée diminue nécessairement le nombre de ceux qui sont à portée de se la procurer et la consommation qu’ils en font [236] . Il se consomme moins de papier à mesure que le papier devient plus cher. Or la demande de ce produit étant moins grande relativement aux moyens de production, les services productifs en ce genre doivent être un peu moins payés. La denrée est plus chère et cependant les profits que donne sa production sont moins forts. Le Trésor public profite de ce que le consommateur paie de plus et de ce que le producteur reçoit de moins. C’est l’effort de la poudre qui agit à la fois et sur le boulet qu’il chasse, et sur le canon qu’il fait reculer. De là, diminution de revenu, non seulement pour l’entrepreneur de la manufacture de papier, mais encore pour les ouvriers qu’il emploie, le capitaliste qui fournit des fonds, le propriétaire qui lui loue son terrain.
Le producteur peut d’autant moins décharger ses profits de cette part de l’impôt, que l’impôt personnel embrassant toutes les personnes, c’est-à-dire tous les producteurs, il ne peut pas appliquer ses moyens à un genre de production qui ne soit pas grevé ; partout l’impôt lui oppose un obstacle qu’il doit surmonter et qui se représente sans cesse sous ses pas. Le fabricant de papier ne peut pas dire : mes consommateurs paieront la totalité de ma contribution, autrement je fabriquerai des cuirs, puisque dans la fabrication des cuirs il aura de même des impôts personnels à supporter.
Parmi les producteurs celui qui peut le moins se soustraire à l’effet de l’impôt personnel est le propriétaire foncier. Il ne peut se rembourser d’aucune partie de cet impôt sur ses consommateurs ; lui seul le supporte en entier. La quantité de vin ou de blé produite par une terre est à peu près la même, quel que soit l’impôt dont la terre est grevée, pourvu toutefois qu’il n’emporte pas la totalité du produit net. La culture d’une terre n’est pas abandonnée quand l’impôt lui enlève la moitié au lieu du cinquième de son produit net. La quantité de denrées qui vont au marché reste donc la même. D’un autre côté la quantité de denrées qui sont demandées reste la même aussi ; le prix du produit ne peut donc pas augmenter : le consommateur ne paie donc aucune partie de cet impôt.
Les produits de la terre ont même cela de particulier que la demande baisse en même temps que la production baisse ; ils fournissent la majeure partie des denrées nourrissantes dont la quantité sert de borne à la population. En sorte que, dans la supposition où l’impôt forcerait à laisser des terres en friche et diminuerait la quantité des choses produites, leur prix n’augmenterait pas même encore ; car la demande diminuerait dans la même proportion ; et le propriétaire, même dans ce cas, porterait tout le fardeau de sa contribution personnelle.
Le propriétaire ne peut même, par la vente de son fonds, se soustraire au fardeau de l’impôt, car le fonds ne vaut en principal qu’à proportion de ce que l’impôt lui laisse valoir en revenu.
Que devient le système de ceux qui, en opposition avec les Économistes, croient que tous les impôts sont payés par le consommateur ? N’est-ce pas en proportion de ce qu’il produit, et nullement en proportion de ce qu’il consomme, que le propriétaire foncier paie sa contribution ?
Passons à l’impôt sur les consommations.
celui-ci porte sur le revenu du consommateur en élevant le prix des objets de consommation, et sur les profits du producteur en diminuant la demande qui en est faite. Cette demande étant moindre, les services productifs sont moins bien payés. Par conséquent les profits des terres, des capitaux, des travaux engagés dans la production, c’est-à-dire tout ce qui forme le revenu des producteurs, est moindre aussi.
Ainsi quand on met un droit sur les draps comme objet de consommation, la consommation des laines diminue, et l’agriculteur qui élève les moutons en voit son revenu affecté. Il peut se livrer à un autre genre de culture, dira-t-on ; mais il faut supposer que dans la situation et la nature de son terrain, l’élèvement des moutons était la culture qui lui rapportait le plus, puisqu’il l’avait préférée ; un changement de culture est donc pour lui une diminution de revenu. Ce qui n’empêche point au reste que le manufacturier de draps et le capitaliste dont les fonds sont engagés dans son entreprise ne supportent leur part du même impôt.
Chaque producteur ne supporte une part de l’impôt sur les consommations qu’en proportion de la part qu’il prend à la production de la chose imposée. Un propriétaire foncier qui, dans son jardin, a une carrière de terre-glaise, est peu affecté d’un impôt mis sur les faïences, parce qu’il fournit une très petite valeur à la valeur totale de ce produit. Dans la valeur d’un vase de cent sous, il y a peut-être un sou destiné à payer la terre-glaise. Si la partie de l’impôt qui tombe sur les producteurs va à un dixième, le propriétaire du fonds n’en sera affecté que pour un dixième de sou, tandis que le manufacturier et le marchand paieront 9 sous 9 dixièmes.
Mais si le propriétaire du fonds fournit la majeure partie de la valeur du produit, comme lorsque les produits peuvent être consommés sans beaucoup de préparation, alors le propriétaire foncier supporte presque entière cette part de l’impôt qui tombe sur les producteurs. Qu’on mette un droit d’entrée aux villes sur les volailles et les légumes, les cultivateurs en souffriront beaucoup. Qu’on mette un droit de marque même très fort sur les dentelles, les cultivateurs qui fournissent le lin s’en apercevront à peine. Mais à leur tour, les producteurs entre les mains de qui cette marchandise acquiert sa principale valeur, entrepreneurs, ouvriers et marchands, en seront violemment affectés.
Quand la valeur a été donnée partie par des producteurs étrangers, partie par des producteurs nationaux, ceux-ci supportent presque tout le fardeau de l’impôt, parce que la diminution de consommation qu’entraîne l’impôt est beaucoup plus sensible pour les producteurs nationaux (lesquels ne travaillent que pour la nation) que pour les producteurs étrangers qui travaillent à la fois pour toutes les nations. Qu’on mette un droit, par exemple, sur les cotonnades : la demande de ces produits devenant moins forte, les services productifs de nos fabricants seront moins payés ; ils porteront une part de cet impôt ; mais les services productifs de ceux qui cultivent le coton dans le Levant n’en seront presque pas affectés, car ils ont pour consommateurs, non seulement la nation où les cotons sont chargés d’un nouvel impôt, mais le monde entier.
L’impôt sur les consommations, par la même raison, ne pèse pas du tout sur les producteurs qui n’ont aucune part à la production de la chose imposée. Un propriétaire foncier qui, chez nous, ne prend point de thé, ne paie aucune partie des impôts qui sont mis sur cette denrée, soit lorsqu’on l’introduit, soit lorsqu’on la transporte, soit lorsqu’on la vend.
On voit par là, je pense, combien il est téméraire d’affirmer comme un principe général que tout impôt retombe sur telle classe de la société ou sur telle autre. Il tombe sur ceux qui ne peuvent pas s’y soustraire, parce que c’est une charge onéreuse que chacun éloigne de tout son pouvoir ; mais les moyens de s’y soustraire varient à l’infini suivant les différentes formes de l’impôt et suivant les fonctions qu’on exerce dans la machine sociale.
Il y a des impôts qui ne portent que sur les étrangers. Tels sont ceux que paient des denrées dont les producteurs et les consommateurs ne sont pas nationaux ; tel le péage que le roi du Danemark perçoit au passage du Sund. Mais quand le transit s’opère par terre, alors parmi les producteurs de la denrée il y a quelques nationaux, des voituriers, des aubergistes, et une partie des péages retombent sur eux, parce que les péages diminuent la demande qu’on fait de leurs services, par conséquent baisse le taux de leurs profits.
La partie de l’impôt sur les consommations qui tombe sur le consommateur affecte son revenu comme producteur, et en ce sens il produit sur lui l’effet de l’impôt personnel. Mais il en diffère en ce que l’impôt personnel est forcé : il faut payer la totalité de son montant ; tandis que l’impôt sur les consommations est d’autant moins forcé qu’il porte sur des denrées moins indispensables à l’entretien du producteur. Un producteur sensuel ou fastueux paie plus d’impôts sur les consommations qu’un autre producteur, qui produit autant, mais qui est plus économe ; et comme celui-ci vend en concurrence avec l’autre, le premier ne peut élever ses prix au-dessus des prix de son confrère ; il ne peut faire supporter à ses consommateurs aucune partie de l’impôt qu’il paie lui-même pour ses consommations superflues.
En conséquence, un impôt sur un produit n’élève le prix des autres produits que lorsqu’il porte sur un objet de première nécessité ; alors il est aussi forcé qu’un impôt personnel. Un droit d’octroi mis à l’entrée d’une ville sur la viande, les grains, les toiles et étoffes communes, fait renchérir tous les produits fabriqués dans cette ville ; mais un droit mis sur le tabac dans la même ville ne fait renchérir aucune autre denrée. Il ne porte que sur les producteurs et sur les consommateurs de tabac seulement.
Les effets que je fais remarquer et qui sont conformes à l’expérience aussi bien qu’expliqués par le raisonnement, sont permanents ; ils durent tout autant que les mêmes circonstances durent. Un propriétaire foncier supportera toujours la totalité de sa contribution personnelle, et non pas un manufacturier. La consommation d’une denrée, toutes choses d’ailleurs égales, sera constamment bornée par un impôt qui en élèvera le prix, et il y aura moins de gains faits dans sa production. Un homme qui n’est ni producteur ni consommateur d’une denrée de luxe, ne supportera jamais la moindre part d’un impôt mis sur cette denrée. Que penser en conséquence d’une doctrine [237] qui a obtenu l’approbation d’une société illustre, et où l’on établit qu’il importe peu que l’impôt pèse sur une branche de revenu ou sur une autre, pourvu qu’il soit anciennement établi ; que tout impôt, à la longue, se puise dans tous les revenus, comme le sang qu’on tire d’un bras se pompe sur tout le corps ? Cette comparaison n’est nullement analogue à la nature de l’impôt. Les richesses sociales ne sont point un fluide qui cherche son niveau. Une atteinte portée à l’une des branches de l’arbre social peut la tuer, sans que l’arbre en souffre ; elle est plus fâcheuse si elle porte sur une branche productive que sur une autre qui ne l’est pas. Si les blessures se multiplient, si l’arbre entier est attaqué, on le dévoue à la stérilité et bientôt à la mort.
Nous avons vu jusqu’à quel point l’impôt causait un renchérissement dans les denrées. Ce renchérissement n’est point nominal, il est réel [238] . C’est une augmentation de frais de production ; et il pourrait porter sur toutes les denrées à la fois ; de manière que, dans leurs échanges, les denrées conserveraient leurs rapports réciproques, et néanmoins seraient plus chères ; il faudrait alors, pour jouir de la même quantité de produits, une plus grande quantité de services productifs.
On peut, à ce sujet, chercher l’explication d’un phénomène assez singulier. Comment les impôts qui font renchérir toutes les denrées ne font-ils pas renchérir l’argent qui est une denrée aussi ? S’ils faisaient renchérir l’argent comme les autres denrées, on ne paierait pas plus cher les marchandises quand la masse entière des impôts en élève le prix ; car l’argent comme la marchandise vaudrait plus ; et par conséquent une même quantité de marchandise devrait s’échanger contre une même quantité d’argent.
Pour résoudre cette question épineuse, il suffit de se rappeler que l’argent n’est point une production annuelle, et que l’impôt qui porte sur les revenus, c’est-à-dire sur les produits annuels, ne porte point sur l’argent : la consommation des produits et leur quantité ont été réduites : l’argent ne l’a pas été ; voilà pourquoi on en donne davantage pour le même produit. Mais quand cet état dure, quand les impôts se perpétuent, l’argent s’en va ; car une denrée ne reste pas dans un lieu où elle vaut respectivement moins. Alors les prix, même en argent, se rétablissent au même niveau ; les denrées ne sont plus alors nominalement plus chères, mais elles restent ainsi de fait. Il y a dans la nation moins de denrées, et en même temps moins d’argent. On est moins bien pourvu de tout ; on est plus pauvre.
[II-495]
L’impôt en nature prélève sur le terrain même une partie de la récolte au profit du Trésor public.
Il a cela de bon qu’il ne demande au cultivateur qu’une valeur qu’il a, et sous la forme même où il la possède. La Belgique, depuis sa conquête, s’est trouvée, à certaines époques, hors d’état de payer ses contributions, quoiqu’elle eût de belles récoltes. La guerre et les défenses d’exporter l’empêchaient de vendre, et le fisc voulait qu’elle vendît puisqu’il demandait de l’argent. Elle aurait facilement supporté les charges publiques, si le gouvernement avait levé en nature les produits qu’il lui demandait.
Il a cela de bon que le gouvernement est aussi intéressé que le cultivateur aux bonnes récoltes, et par conséquent à favoriser l’agriculture. Et peut-être l’impôt en nature, perçu à la Chine, est-il l’origine de cette protection spéciale que le gouvernement de ce pays accorde au premier des arts. Mais tous les revenus ne méritent-ils pas la même protection ? Ne sont-ils pas tous des sources où les gouvernements puisent leurs subsides ?
Il a cela de bon que sa perception n’admet rien d’arbitraire ni d’injuste ; le particulier, une fois que sa récolte est faite, sait ce qu’il a à payer, le fisc ce qu’il a à recevoir.
Cette forme d’impôt paraît la plus équitable de toutes : il n’y en a pas qui le soit moins.
Deux agriculteurs ont des cultures différentes : l’un cultive de médiocres terres à blé ; ses frais de culture se montent, année commune, à 8 000 francs ; le produit brut de ses terres est de 12 000 francs. Il a donc 4 000 francs de revenu net.
Son voisin a des prairies ou des bois qui rendent brut, tous les ans, 12 000 francs également, mais qui ne lui coûtent d’entretien que 2 000 francs. C’est donc, année commune, 10 000 francs de revenu qui lui restent.
Une loi commande qu’on lève en nature un douzième des fruits de la terre quels qu’ils soient. On enlève en conséquence, au premier, des gerbes de blé pour une valeur de 1 000 francs ; et au second, des bottes de foin, des bestiaux, ou du bois, pour une valeur de 1 000 francs également. Qu’est-il arrivé ? c’est qu’on a pris à l’un le quart de son revenu qui se montait à 4 000 francs, et à l’autre le dixième seulement du sien qui se montait à 10 000 francs.
Il n’y a de revenu que le profit qu’on fait après que le capital, tel qu’il était, se trouve rétabli. Un marchand a-t-il pour revenu le montant de toutes les ventes qu’il fait dans une année ? Non, certes. Il n’a de revenu que l’excédent de ses rentrées sur ses avances, et c’est sur cet excédent seul que doit tomber l’impôt sur les revenus.
La dîme ecclésiastique, en France, n’avait qu’une partie de cet inconvénient. Elle ne se levait ni sur les prés, ni sur les bois, ni sur les jardins potagers, ni sur d’autres cultures. Elle se composait tantôt du 18e, tantôt du 15e, tantôt du 10e du produit brut. Ces inégalités apparentes corrigeaient l’inégalité réelle.
Le maréchal de Vauban, dans sa Dîme royale, ouvrage d’un bon citoyen, et qui mérite d’être étudié par tous les administrateurs de la fortune publique, propose une dîme du 20e des fruits de la terre, qu’on pourrait, à la rigueur et dans un cas de nécessité, élever jusqu’au 10e. Mais c’était pour remédier à une inégalité encore plus grande : les biens en roture payaient tout l’impôt ; les biens nobles et ecclésiastiques ne payaient rien. Vauban, qui, en sa qualité d’ingénieur, parcourait les différentes parties de la France, parle avec un cœur ulcéré des maux que faisait l’impôt de la taille [239] . À l’époque où il donna son plan, il n’est pas douteux que si on l’eût adopté la France n’en eût retiré un grand soulagement. Vauban ne fut pas écouté ; il n’y avait pas un homme de la cour dont il ne blessât les intérêts : ce beau pays fut plongé dans la détresse. La faim moissonna encore plus de Français que le fer, pendant la guerre de la succession d’Espagne.
La difficulté, les frais et les abus de la perception de l’impôt en nature, sont un nouvel obstacle à son établissement. Que d’agents à employer ; que de dilapidations à craindre ! Le gouvernement peut être trompé sur le montant de la contribution, trompé dans la conversion en argent qu’il en faut faire, trompé sur les denrées avariées, sur les frais d’emmagasinement, de conservation, de transport. Si l’impôt est affermé, que de fermiers, que de traitants dont les profits sont faits sur le public ! Les poursuites seules qu’il faudrait diriger contre les fermiers exigeraient une administration étendue.
« Un riche propriétaire, dit Smith, qui passerait sa vie dans la capitale, et qui toucherait en nature, dans diverses provinces éloignées, le prix de ses fermages, risquerait de perdre la plus grande partie de ses revenus. Et cependant les agents du plus négligent de tous les propriétaires, ne sauraient dilapider autant que ceux du plus vigilant des princes [240] . »
On a fait valoir encore d’autres considérations contre l’impôt en nature ; mais il serait peut-être inutile et sans doute fastidieux de les reproduire toutes. Qu’on me permette seulement de faire remarquer quel serait, sur les prix, l’effet de cette masse de denrées mises en vente par les préposés du fisc, qui, comme on sait, est aussi mauvais vendeur qu’il est mauvais acheteur. La nécessité de vider les magasins pour faire place à de nouvelles contributions, de subvenir aux besoins, toujours urgents, d’un Trésor public, ferait vendre les denrées au-dessous du taux où le fermage des terres, le salaire des ouvriers, et l’intérêt des fonds employés par l’agriculture devraient naturellement fixer leur prix. Concurrence impossible à soutenir. De sorte qu’un tel impôt, non seulement ôte aux cultivateurs une portion de leurs produits, mais les empêche de tirer parti de la portion qu’il ne leur ôte pas.
[II-501]
En 1692, quatre ans après la révolution qui plaça le prince d’Orange sur le trône d’Angleterre, on fit une évaluation générale des revenus territoriaux de ce royaume, et cette évaluation sert de base encore aujourd’hui à l’impôt territorial qu’on y lève ; de manière que quand l’impôt est fixé au cinquième des revenus fonciers, ce n’est pas le cinquième du revenu foncier actuel qu’on perçoit : c’est le cinquième du revenu évalué en 1692.
On sent qu’un tel impôt a dû être singulièrement favorable aux améliorations agricoles. Un fonds amélioré et qui rapporte un revenu double de ce qu’il rapportait dans l’origine ne paie point une double taxe. Si on l’a laissé se détériorer, il n’en paie pas moins comme si son revenu était resté le même. La négligence est condamnée à une amende.
Plusieurs écrivains attribuent à cette fixité d’évaluation la haute prospérité où l’agriculture est portée en Angleterre.
Qu’elle y ait beaucoup contribué, c’est ce dont il n’est pas permis de douter. Mais que dirait-on si le gouvernement, s’adressant à un petit négociant, lui tenait ce langage :
Vous faites, avec de faibles capitaux, un commerce borné, et votre contribution directe est, en conséquence, peu de chose. Empruntez et accumulez des capitaux ; étendez votre commerce ; et qu’il vous procure d’immenses profits ; vous ne paierez toujours que la même contribution. Bien plus : quand vos héritiers succéderont à vos profits, et les auront augmentés, on ne les évaluera que comme ils furent évalués pour vous ; et vos successeurs ne supporteront pas une plus forte part des charges publiques.
Sans doute ce serait un grand encouragement donné aux manufactures et au commerce ; mais serait-il équitable ? Leurs progrès ne pourraient-ils avoir lieu qu’à ce prix ? En Angleterre même, l’industrie manufacturière et commerçante n’at-elle pas, depuis la même époque, fait des pas plus rapides encore, sans jouir de cette injuste faveur ?
Un propriétaire, par ses soins, son économie, son intelligence, augmente son revenu annuel de cinq mille francs. Si l’État lui demande un cinquième de cette augmentation de revenu, ne lui reste-t-il pas quatre mille francs d’augmentation pour lui servir d’encouragement ?
On peut prévoir telles circonstances où la fixité de l’impôt ne se proportionnant pas aux facultés des contribuables et aux circonstances du sol, produirait autant de mal, qu’il a fait de bien dans d’autres cas. Il forcerait à abandonner la culture des terrains qui, soit par une cause, soit par une autre, ne pourraient plus fournir le même revenu. On en a vu un exemple en Toscane. On y fit en 1496 un recensement, ou cadastre, dans lequel on évalua peu les plaines et les vallons, où les inondations fréquentes et les ravages des torrents ne permettaient aucune culture profitable. Les coteaux qui étaient seuls cultivés y furent évalués fort haut. Les inondations, les torrents ont été contenus et les plaines fertilisées ; leurs produits peu chargés d’impôts ont pu être donnés à meilleur marché que ceux des coteaux ; ceux-ci n’ont pu soutenir la concurrence parce que l’impôt y est resté le même ; et ils sont devenus presqu’incultes et déserts [241] . Si l’impôt s’était prêté aux circonstances des deux terrains, ils auraient continué à être cultivés l’un et l’autre.
Si j’ai parlé d’un impôt particulier à un pays, c’est qu’il se lie à des principes généraux.
[II-505]
Les écrivains Économistes ne s’étant pas aperçus que la production, en économie politique, n’était autre chose qu’une production de valeur, n’ont vu aucune production après le moment où un produit était détaché du sol pour passer entre les mains de l’homme. Ils n’ont pas vu, ou voulu convenir, que dès ce moment le travail de l’homme pouvait ajouter beaucoup à sa valeur ; que la valeur était une richesse, et que l’impôt était une portion de cette richesse levée sur les particuliers.
Si les produits augmentent de valeur entre les mains de leurs divers producteurs, jusqu’au moment où ils passent entre les mains du consommateur pour être détruits, l’impôt qui leur demande une partie de leur valeur n’est donc assis sur la totalité de cette valeur que lorsqu’ils sont arrivés à l’état de produits parfaits et au point d’être consommés.
Si l’on met un impôt sur le lin en filasse, on met dans le fait un impôt sur les toiles ; mais on n’atteint que la portion de valeur de la toile qui consiste en filasse. Si l’on met l’impôt sur la toile fabriquée, alors on prélève une partie de la valeur de la filasse et de plus une partie de la valeur ajoutée par le tisserand. On voit par là que la matière imposable n’est parvenue à sa plus grande masse que lorsqu’elle a reçu toutes les façons qui lui sont destinées.
Que si l’on fait payer à la matière première une contribution proportionnée non pas à sa valeur actuelle, mais à celle qu’elle doit avoir lorsqu’elle sera complètement façonnée, alors on force le producteur entre les mains de qui elle se trouve, à faire l’avance de l’impôt, qui lui est alors remboursé par le producteur qui suit, et les autres en font autant jusqu’au dernier producteur qui est remboursé de son avance par le consommateur.
Ainsi de la simple définition bien faite du mot production, ou mieux reproduction, on peut tirer cette conséquence opposée à celle des Économistes, que la portion de l’impôt qui doit peser sur le revenu des consommateurs y retombe toujours, mais avec d’autant plus de surcharge, que l’impôt est levé plus près des premiers producteurs et plus loin du consommateur.
La surcharge vient de ce que chaque industrie réclame de plus gros capitaux, quand elle est obligée de faire, outre les avances nécessaires à la production, l’avance de l’impôt. Le consommateur rembourse alors les impôts mis sur les différents états de la marchandise, et en outre les intérêts de ces impôts jusqu’au moment où il achète la denrée.
Quand nous imposons l’indigo ou les bois de teinture, par exemple, à leur entrée en France, nous obligeons le fabricant de toiles peintes ou de draps à avancer la valeur de la drogue, plus l’impôt, et à payer l’intérêt du tout pendant le temps que dure sa fabrication. La fabrication achevée, le marchand achète la toile ou le drap, et paie le montant du même impôt, accru de l’intérêt ; et quand il vend au consommateur, il faut, à moins d’être dupe, qu’il lui fasse rembourser le montant de l’impôt, plus l’intérêt avancé par le fabricant, et l’intérêt de cet intérêt.
Les impôts qui frappent plus sur le consommateur que sur le producteur, sont par conséquent d’autant plus légers qu’ils sont perçus plus près de la consommation, et d’autant plus lourds qu’ils sont perçus plus près des premiers producteurs.
Les impôts directs et personnels qui font renchérir les denrées nécessaires, et les impôts qui portent sur les denrées nécessaires elles-mêmes, ont cet inconvénient au plus haut degré ; ils obligent chaque producteur à faire l’avance de l’impôt personnel de tous les producteurs qui l’ont précédé ; la même quantité de capitaux entretient dès lors une industrie moindre, et le consommateur paie l’impôt, accru d’un intérêt composé dont le fisc n’a point profité. C’est là, si je ne me trompe, la cause de la cherté de beaucoup de produits en France. On y fait des cotonnades et des quincailleries aussi bien qu’en Angleterre, et dans notre propre pays les Anglais fournissent les mêmes qualités à meilleur marché que nous ; c’est, en partie, parce que nos impôts personnels sont trop forts et rendent plus rares des capitaux qui sont déjà bien moins considérables que les leurs. Les impôts sur les consommations, très multipliés en Angleterre, ne tombent point sur les produits que les Anglais exportent, et tombent sur ceux qu’ils consomment sans beaucoup de surcharge, parce qu’ils sont perçus près du consommateur.
En Angleterre on a établi des impôts sur ceux qui portent de la poudre à cheveux, des montres, etc., ce sont des impôts sur les denrées quoique levés sur les personnes. Le contribuable pourrait les payer sans que son nom fût écrit ni prononcé, pourvu que la chose consommée portât une marque qui attestât qu’elle a payé l’impôt.
Les impôts assis sur les objets de consommation ont d’autres avantages importants.
Toute contribution est une dette pénible à acquitter parce que le prix de cette dette, la protection du gouvernement, est un avantage négatif dont on est peu touché. Un gouvernement est précieux plutôt par les maux dont il préserve, que par les jouissances qu’il procure.
Mais en payant un impôt sur les denrées, on ne croit pas payer la protection du gouvernement, laquelle touche peu ; on croit payer le prix de la denrée qu’on désire beaucoup, quoique ce prix soit indépendant de l’impôt. L’attrait de la consommation s’étend jusqu’à l’acquittement de la dette ; et l’on paie volontiers une valeur dont on croit que le prix est une jouissance.
C’est ce qui a fait considérer cet impôt comme volontaire. Les États-Unis, avant leur indépendance, le regardaient tellement comme volontaire, que tout en refusant au parlement britannique le droit de les imposer sans leur consentement, ils lui reconnaissaient pourtant celui de mettre des droits sur les consommations, chacun ayant la faculté de s’y soustraire en s’abstenant de la marchandise imposée [242] . Il n’en est pas ainsi de l’impôt sur les personnes ; il ressemble à une spoliation arbitraire.
Ce ne sont pas là les seuls avantages de l’impôt sur les consommations : il se perçoit par petites portions, insensiblement, à mesure que le contribuable a les moyens de l’acquitter. Il n’entraîne point d’embarras de répartition entre les provinces, entre les arrondissements, entre les particuliers. Il ne met point les intérêts divers en présence ; ce que l’un évite de payer n’est point une charge pour l’autre. Point d’inimitiés entre habitants de la même ville ; point de réclamations, point de contraintes.
Le même impôt permet de mettre un choix dans les consommations qu’on impose ; de ménager celles qui sont favorables à la prospérité de la société, comme toutes les consommations reproductives ; pour frapper celles qui ne sont favorables qu’à son appauvrissement comme toutes les consommations stériles ; celles qui procurent à grands frais au riche un plaisir insipide ou immoral, pour ménager celles qui font vivre à peu de frais les familles laborieuses. C’est ainsi qu’on peut taxer sans causer le moindre enchérissement d’aucune denrée nécessaire, les voitures et les chevaux de luxe, un nombreux domestique, des appartements magnifiques, les ajustements et les bijoux, les comestibles recherchés, les spectacles ; en descendant ainsi par degrés, selon les besoins de l’État aux denrées moins superflues ; mais sans oublier qu’à mesure qu’on fait entrer l’impôt dans les denrées nécessaires, plus nécessaires, indispensables, il prend plus des caractères d’un impôt forcé et personnel, et qu’en cette qualité il recommence à influer sur les prix de tous les autres produits non soumis à l’impôt, jusqu’à ce qu’enfin il réunisse tous les inconvénients de l’impôt sur les denrées et de l’impôt sur les personnes, lorsqu’il va, comme autrefois la gabelle, jusqu’à prescrire à chaque ménage la quantité de denrée qu’il doit consommer.
On a objecté contre les impôts assis sur les consommations, les frais de perception qu’ils entraînent ; ils exigent de nombreux bureaux, des commis, des employés, des gardes ; mais il faut observer qu’une grande partie de ces frais ne sont pas une suite nécessaire de l’impôt, et peuvent être prévenus par une bonne administration. L’accise et le timbre en Angleterre ne coûtaient plus que 3,25% de frais de perception en 1799 [243] . Il n’y a pas d’impôt direct en France qui ne coûte bien davantage.
On a dit que l’impôt sur les consommations n’était pas payé par celui qui tire son revenu de chez nous pour le consommer dans l’étranger ; c’est vrai, mais il est payé par tous ceux qui tirent leur revenu de l’étranger pour le manger chez nous.
On a dit que l’impôt, en frappant sur les consommations, les décourageait, les restreignait. Tant mieux si ce sont des consommations stériles. Il favorise alors l’accumulation et la consommation des capitaux productifs, de ceux-là qui renaissent perpétuellement de leurs cendres en apportant de nouveaux profits. La raison que les Économistes donnaient pour proscrire cet impôt, est un puissant motif de le préférer.
On a dit que l’impôt indirect ne promettait qu’une valeur variable, incertaine ; tandis que les dépenses publiques exigeaient des fonds assurés. Mais quels revenus publics sont plus assurés que celui des postes, du droit d’enregistrement, qui portent sur les actes les plus volontaires des particuliers ?
L’impôt sur les consommations provoque les fraudes, c’est un inconvénient, mais qui ne se fait sentir que lorsque l’impôt est excessif : alors le profit de la fraude surpasse son danger. Tous les impôts excessifs ont au reste le même vice : ils ne procurent plus de nouvelles rentrées, sans pour cela cesser d’entraîner de nouveaux malheurs.
[II-514]
Il y a cette grande différence entre les particuliers qui empruntent et les gouvernements qui empruntent, c’est que le plus souvent les premiers cherchent à se procurer des fonds pour les faire valoir, pour les employer d’une manière productive, et les seconds pour les dissiper sans retour. C’est afin de pourvoir à des besoins imprévus, et de repousser des périls imminents, qu’on fait des emprunts publics ; on accomplit, ou bien l’on n’accomplit pas son dessein ; mais dans tous les cas, la somme empruntée est une valeur consommée et perdue, et le revenu public se trouve grevé des intérêts de ce capital.
Melon dit que les dettes d’un État sont des dettes de la main droite à la main gauche dont le corps ne se trouve pas affaibli. À la vérité la richesse générale n’est point diminuée par le paiement des intérêts, ou arrérages, de la dette : les intérêts sont une valeur qui passe de la main du contribuable dans celle du rentier de l’État ; que ce soit le rentier ou le contribuable qui l’accumule ou la consomme, peu importe à la société, j’en conviens ; mais le principal de cette rente, où est-il ? Il n’est plus. La consommation qui a suivi l’emprunt a emporté un capital qui ne rapportera plus de revenu. La société est privée, non du montant des rentes, puisqu’il passe d’une main dans l’autre, mais du revenu d’un capital détruit. Ce capital, s’il avait été employé productivement par celui qui l’a prêté à l’État, lui aurait également procuré un intérêt ; mais cet intérêt aurait été fourni par une véritable production et ne serait pas sorti de la poche d’un concitoyen.
Cette opinion de Melon est encore professée par bien des gens ; c’est pour cela que je m’y suis arrêté ; je ne combats les erreurs des écrivains accrédités, que lorsqu’elles durent encore et sont en état de causer de nouveaux ravages.
Un gouvernement qui emprunte, promet, ou ne promet pas le remboursement du principal ; dans ce dernier cas il se reconnaît débiteur envers le prêteur d’une rente qu’on nomme perpétuelle. Quant aux emprunts remboursables ils ont été variés à l’infini. Quelquefois on a promis le remboursement par la voie du sort, sous la forme de lots ; ou bien on a payé chaque année, avec la rente, une portion du principal ; ou bien on a donné un intérêt plus fort que le taux courant, à condition que la rente serait éteinte par la mort du prêteur, comme dans les rentes viagères et les tontines. Dans les rentes viagères la rente de chaque prêteur s’éteint avec sa vie ; dans les tontines elle se répartit entre les prêteurs qui survivent, de manière que le dernier survivant jouit de la rente de tous les prêteurs avec lesquels il a été associé.
Les rentes viagères et les tontines sont des emprunts très onéreux pour l’emprunteur qui paie jusqu’à la fin le même intérêt quoiqu’il se libère chaque année d’une portion du principal. Elles sont, de plus, immorales : c’est le placement des égoïstes. Elles flattent et favorisent la dissipation des capitaux, en fournissant au prêteur un moyen de manger son fonds avec son revenu, sans risquer de mourir de faim.
Les gouvernements qui ont le mieux entendu la matière de l’emprunt et de l’impôt, n’ont fait, du moins dans les derniers temps, aucun emprunt remboursable. Les créanciers de l’État, quand ils veulent changer de placement, n’ont d’autre moyen que de vendre le titre de leur créance ; ce qu’ils font plus ou moins avantageusement, selon l’idée que l’acheteur a de la solidité du gouvernement débiteur de la rente. De tels emprunts ont toujours été fort difficiles à faire pour les princes despotiques ou héréditaires. Quand le pouvoir d’un prince est assez étendu pour violer ses engagements sans beaucoup de difficulté, quand c’est le prince qui contracte personnellement et qu’on peut craindre que ses obligations ne soient pas reconnues par son successeur, les prêteurs répugnent à toute avance de fonds lorsqu’elle n’a point de terme où leur imagination se repose.
Les créations d’offices où le titulaire est obligé de fournir une finance, ou un cautionnement dont le gouvernement lui paie un intérêt, sont des espèces d’emprunts perpétuels, mais ils sont forcés. C’était un des abus de l’ancien gouvernement de France de réduire en offices privilégiés presque toutes les professions, jusqu’à celles de charbonniers et de crocheteurs.
Les anticipations sont une autre espèce d’emprunts. Par anticipations, on entend la vente que fait un gouvernement, moyennant un sacrifice, de revenus qui ne sont pas encore exigibles. Des traitants en font l’avance et retiennent un intérêt proportionné aux risques que la nature du gouvernement ou l’incertitude de ses ressources leur font courir.
Toute espèce d’emprunt public a l’inconvénient de retirer des usages productifs des capitaux ou des portions de capitaux pour les dévouer à la consommation. Et de plus, quand ils ont lieu dans un État dont le gouvernement inspire peu de confiance, ils ont l’inconvénient de faire monter l’intérêt des capitaux. Qui voudrait prêter à 5% par an à l’agriculture, aux fabriques, au commerce, lorsqu’on trouve un emprunteur toujours prêt à payer un intérêt de 7 ou 8% ? Le genre de revenu qui se nomme profits des capitaux s’élève alors aux dépens du consommateur. La consommation se réduit par le renchérissement des produits, et les services productifs sont moins demandés, moins bien récompensés ; la société, les capitalistes exceptés, est dans un état de souffrance.
Le grand avantage qui résulte pour un État de la faculté d’emprunter, c’est de pouvoir répartir sur un grand nombre d’années les charges que réclament les besoins d’un moment. Aucun pays ne pourrait dans la situation où se trouvent les États modernes, avec les frais énormes que la guerre entraîne, soutenir une guerre au moyen des seules ressources courantes que les peuples sont en état de fournir. Les grandes nations paient à peu près tout ce qu’elles sont en état de payer d’impôts, car l’économie n’est pas leur vertu et les dépenses y montent toujours au niveau des facultés des peuples, ou très près de là. S’il faut doubler la dépense ou périr, elles n’ont guère d’autres ressources que l’emprunt ; car je ne mets pas au nombre des ressources la violation des engagements antérieurs et la dépouille d’une partie des sujets. Comment la nation anglaise aurait-elle pu fournir pendant les neuf années de la dernière guerre les 146 millions sterling que cette guerre lui a coûtés au-delà de ses dépenses ordinaires (environ trois milliards de nos francs), puisqu’elle a de la peine à payer ses dépenses ordinaires accrues de l’intérêt seulement de cette somme ? Les emprunts sont ainsi un moyen de défense et malheureusement aussi un moyen d’attaque. C’est une arme nouvelle, plus terrible que la poudre à canon, dont toutes les puissances doivent se servir sous peine d’infériorité manifeste, du moment qu’une d’entre elles est parvenue à l’accommoder à son usage.
On a voulu trouver à l’emprunt, aussi bien qu’à l’impôt, des avantages provenants de sa nature, autres que les ressources qu’il offre pour les consommations publiques ; mais ces prétendus avantages s’évanouissent devant un examen sévère.
On a dit que les contrats ou les titres de créance qui composent la dette publique devenaient dans l’État de véritables valeurs et que les capitaux représentés par ces contrats sont autant de richesses réelles qui prennent rang dans les fortunes [244] . Mais qui ne voit qu’un contrat donné en échange d’un capital fourni et dissipé n’est pas une richesse de plus dans l’État ? Le capital n’eût-il pas été dissipé, le contrat ne serait pas même encore une richesse de plus. Quand un particulier donne une reconnaissance d’un capital de cent mille francs qu’on lui prête, la valeur de ce capital devient-elle double ?
Y a-t-il dès ce moment dans la société deux cent mille francs de propriétés au lieu de cent [245] ?
C’est bien pis quand la valeur prêtée est reçue pour être détruite. Si un capital est emprunté pour être employé reproductivement, il n’y a point de perte de capital à la suite de cet emprunt ; quand il est emprunté pour être consommé, il y a perte de capital, quoiqu’il reste au prêteur un contrat, une reconnaissance de son prêt.
Qu’est-ce qu’un contrat dans ce cas ? C’est une délégation fournie par le gouvernement au prêteur sur le contribuable. Avec quoi le contribuable acquitte-t-il ? Avec les produits d’un fonds de terre, d’un capital, d’une industrie, qui sont toute autre chose que le capital livré par le prêteur et qui n’existe plus.
Et quand on dit [246] que la circulation annuelle s’enrichit du montant des arrérages que l’État y verse annuellement, on ne fait pas attention que ces arrérages ne sont autre chose que des produits annuels, une portion de revenus annuels, levés sur un contribuable et qui auraient été versés dans la circulation tout de même, quand il n’y aurait pas eu de dette publique. Le contribuable l’aurait dépensé ; au lieu de cela c’est le rentier.
L’achat des effets publics n’est point une circulation productive ; c’est la substitution d’un créancier de l’État à un autre. Quand il dégénère en agiotage, c’est-à-dire quand il a pour but de chercher des bénéfices dans les événements de la hausse et de la baisse, il devient très nuisible ; d’abord en occupant des capitaux d’une manière improductive ; et de plus, comme tous les autres jeux, en ne procurant pas un bénéfice qui ne soit une perte pour quelqu’un. L’industrie de l’agioteur ne donnant aucun produit utile, et ne fournissant aucune matière à l’échange, il vit non pas de ses revenus, mais aux dépens des joueurs moins adroits ou moins heureux que lui.
On a dit qu’une dette publique attachait au sort du gouvernement tous les créanciers de l’État, et que ceux-ci, associés à sa bonne, comme à sa mauvaise fortune, devenaient ses appuis naturels. C’est très vrai. Mais ce moyen de conservation s’appliquant à un mauvais ordre de chose comme à un bon, est précisément aussi dangereux pour une nation qu’il peut lui être utile.
On a dit que la dette publique fixait l’état de l’opinion sur la confiance que mérite le gouvernement, et que dès lors le gouvernement, jaloux de maintenir un crédit dont elle montre le degré, était plus intéressé à se bien conduire. Il convient de faire ici une distinction. Se bien conduire pour les créanciers de l’État, c’est payer exactement les arrérages de la dette ; se bien conduire pour le contribuable, c’est dépenser peu. Le prix courant des rentes offre à la vérité un gage de la première manière de se bien conduire, mais nullement de la seconde. Il ne serait peut-être pas même extravagant de dire que l’exact paiement de la dette, loin de garantir une bonne administration, y supplée en beaucoup de cas ; témoin l’Angleterre dont le gouvernement peut impunément prolonger une guerre, multiplier les taxes, pervertir par la corruption la morale publique, pourvu qu’il trouve les moyens de payer les intérêts de sa dette.
On a dit en faveur de la dette publique qu’elle offrait aux capitalistes qui ne trouvent point d’emploi avantageux de leurs fonds, un placement qui les empêche de les envoyer au-dehors. Tant pis. C’est une amorce qui attire les capitaux vers leur destruction, et grève la nation de l’intérêt que le gouvernement en paie : il vaudrait bien mieux que ce capital eût été prêté à l’étranger ; il en reviendrait tôt ou tard ; et en attendant ce serait l’étranger qui paierait les intérêts.
Qu’on emprunte donc selon l’exigence des temps, mais qu’on ne s’imagine pas travailler à la prospérité publique en empruntant. Quiconque emprunte, particulier ou prince, grève son revenu d’une rente et s’appauvrit de toute la valeur du principal s’il le consomme ; or c’est ce que font toujours les nations qui empruntent.
[II-526]
Le crédit public est la confiance qu’on a dans les engagements du souverain. Il est au plus haut point quand la dette publique ne rapporte pas aux prêteurs un intérêt supérieur aux placements les plus solides ; c’est une preuve que les prêteurs d’argent n’exigent aucune prime d’assurance pour couvrir le risque auquel leurs fonds sont exposés, et qu’ils regardent comme nul. Le crédit ne s’élève à ce haut degré que lorsque le gouvernement, par sa forme, ne peut pas aisément violer ses promesses, et lorsque d’ailleurs on lui connaît des ressources égales à ses besoins. C’est pour cette dernière raison que le crédit public est faible partout où les comptes financiers de la nation ne sont pas connus de tout le monde.
Là où le pouvoir réside entre les mains d’un seul homme, il est difficile que le gouvernement jouisse d’un grand crédit. Il ne peut offrir pour gage que la bonne volonté du monarque. Sous un gouvernement où le pouvoir législatif réside dans le peuple ou dans ses représentants, on a de plus pour garantie les intérêts du peuple qui est créancier comme particulier, en même temps qu’il est débiteur comme nation, et qui ne saurait recevoir ce qui lui est dû sous la première de ces qualités, à moins de le payer sous la seconde. Cette seule considération peut faire présumer qu’à une époque où rien de grand ne s’achève qu’à grands frais, et où de très grands frais ne peuvent être soutenus que par des emprunts, les gouvernements représentatifs prendront un ascendant marqué dans le système politique, à cause de leurs ressources financières et indépendamment de toute autre circonstance.
À considérer les ressources d’un gouvernement, il mérite plus de confiance qu’un particulier. Les revenus d’un particulier peuvent lui manquer tout à coup, ou du moins en si grande partie, qu’il demeure hors d’état d’acquitter ses engagements. Des faillites nombreuses dans le commerce, des événements majeurs, des fléaux, des procès, des injustices, peuvent ruiner un particulier ; tandis que les revenus d’un gouvernement se fondent sur des tributs imposés à un si grand nombre de contribuables, que les malheurs particuliers de ceux-ci ne peuvent compromettre qu’une faible portion du revenu public.
Sous d’autres rapports un gouvernement n’obtient jamais autant de crédit qu’un particulier solide. On ne peut exercer aucune contrainte contre lui, lorsqu’il est infidèle à ses engagements. Le soin que les particuliers prennent de leur fortune n’est jamais égalé par celui que les gouvernements prennent de la fortune publique. Enfin dans les bouleversements qui peuvent compromettre la fortune publique et les fortunes particulières, les particuliers ont quelques moyens de soustraire leurs biens que n’ont pas les gouvernements.
Le crédit public offre un moyen si aisé de dissiper de grands capitaux, que plusieurs publicistes l’ont regardé comme funeste aux nations. Un gouvernement puissant par la faculté d’emprunter, ont-ils dit, se mêle de tous les intérêts politiques. Il conçoit des entreprises gigantesques, couronnées, tantôt par la honte, tantôt par la gloire, mais toujours accompagnées de l’épuisement. Il fait la guerre, ou la fait faire ; achète tout ce qui peut s’acheter, jusqu’au sang et à la conscience des hommes, et les capitaux fruits de l’industrie et de la bonne conduite sont alors remis aux mains de l’ambition, de l’orgueil, de la perversité.
Si la nation qui a du crédit est politiquement faible, elle est mise à contribution par les grandes puissances ; elle les paie pour soutenir la guerre ; elle les paie pour avoir la paix ; elle les paie pour conserver son indépendance, et finit par la perdre ; ou bien elle leur prête, et on lui fait banqueroute.
Ce ne sont point là des suppositions gratuites, mais je laisse à faire les applications.
[II-530]
Si l’État emprunte cent millions à 5%, il faut qu’il se procure toutes les années une portion du revenu national égale à cinq millions pour acquitter les intérêts de cet emprunt. Il établit ordinairement un impôt dont le produit s’élève à cette somme chaque année.
Si l’État porte l’impôt à une somme un peu plus forte, à celle de 5 millions 462 400 francs, par exemple, et s’il charge une caisse particulière d’employer les 462 400 francs d’excédent à racheter chaque année sur la place une somme pareille de ses engagements ; si cette caisse emploie au rachat, non seulement le fonds annuel qui lui est affecté, mais, de plus, les arrérages des rentes dont elle a racheté le titre, au bout de cinquante ans elle aura racheté le principal tout entier de l’emprunt de cent millions.
Telle est l’opération qu’exécute une caisse d’amortissement.
L’effet qui en résulte est dû à la puissance de l’intérêt composé, c’est-à-dire à l’intérêt d’un capital auquel on ajoute, tous les six mois, l’intérêt qu’il a rapporté le semestre précédent [247] .
On voit que moyennant un sacrifice annuel égal, tout au plus, au dixième de l’intérêt, on peut, avant cinquante années, racheter un principal qui rapporte 5%. Mais comme la vente des contrats de rente est libre, si les possesseurs des contrats ne veulent pas s’en dessaisir au pair, c’est-à-dire sur le pied de vingt fois la rente, alors le rachat est un peu plus long ; mais cette difficulté même est un signe du bon état du crédit. Si au contraire le crédit chancèle, et que pour la même somme on puisse racheter une plus forte somme de contrats, alors l’amortissement peut avoir lieu à un terme plus rapproché. De façon que plus le crédit décline et plus une caisse d’amortissement a de ressources pour le remonter, et que les ressources qu’elle offre ne s’affaiblissent qu’autant que le crédit public a moins besoin de son secours.
C’est à l’institution d’une semblable caisse qu’on attribue le crédit soutenu de l’Angleterre, qui, malgré une dette de plus de treize milliards de nos francs, trouve encore des prêteurs qui lui confient leurs capitaux aux mêmes conditions qu’on prêterait à un bon débiteur. C’est sans doute ce qui a fait dire à Smith que les caisses d’amortissement, qui avaient été imaginées pour la réduction de la dette, ont été favorables à son accroissement. Les gouvernements sont heureusement portés à abuser de toutes les ressources : sans cela ils seraient trop puissants.
On sent que la première condition pour qu’une caisse d’amortissement produise l’effet qu’on en attend, c’est que le fonds qui lui est affecté soit invariablement employé à l’usage auquel il est destiné ; ce qui n’est pas toujours arrivé, même en Angleterre, dont le gouvernement est renommé pour son esprit de suite et sa fidélité à remplir ses engagements. Aussi les écrivains anglais ne comptent guère sur les caisses d’amortissement pour l’extinction de la dette, et Smith ajoute assez naïvement que jamais les dettes publiques n’ont été éteintes que par des banqueroutes.
[II-533]
Les princes qui désespèrent d’avoir un crédit comme les potentats d’Asie, cherchent à amasser un trésor.
Un trésor est la valeur présente d’un revenu passé, comme un emprunt est la valeur présente d’un revenu futur. L’un et l’autre servent à subvenir aux besoins extraordinaires.
Un trésor ne contribue pas toujours à la sûreté du gouvernement qui le possède. Il attire le danger. D’ailleurs il est rare qu’il remplisse le but pour lequel il a été amassé. Le trésor amassé par Charles V, roi de France, devint la proie de son frère le duc d’Anjou ; celui que Henri IV réservait à l’abaissement de l’Autriche servit aux profusions des favoris de la reine-mère ; celui que Frédéric II, roi de Prusse, avait destiné à l’affermissement de sa monarchie, a été dissipé de nos jours pour faire la guerre à la puissance qui pouvait le plus contribuer, et qui a le plus contribué en effet à la grandeur de cette monarchie.
Un trésor est préjudiciable aux nations, en ce qu’il faut, pour le former, retirer chaque année de la circulation une portion de capital qui dort improductive jusqu’au moment du besoin, moment auquel la valeur de toutes ces épargnes est anéantie ; tandis que l’emprunt ne retire de la circulation le capital dont on a besoin qu’au moment même de le consommer. Il ne faut jamais perdre de vue que les richesses d’un État ne sont jamais mieux placées qu’entre les mains des particuliers, car c’est là qu’elles fructifient.
[1] Oikos, maison ; nomos, loi. Mais Xénophon dit positivement au commencement de ses Économiques, que la signification du mot maison, dans ce cas, embrasse tous les biens qu’on possède, et qu’il faut entendre par biens tout ce qui peut contribuer à notre bienêtre. Ainsi, même d’après l’étymologie, le mot d’économie politique ne doit s’appliquer qu’aux biens, aux richesses de la société.
[2] Du latin status, état, situation.
[3] Voyez les Mémoires de Sully, Liv. XVI.
[4] Du commerce et du gouvernement, considérés l’un relativement à l’autre.
[5] La traduction de Smith par Garnier est la seule qui soit digne de l’original. Il est fâcheux que le traducteur, dans sa préface, dans ses notes, comme dans les Éléments qu’il avait publiés quelques années auparavant, ait reproduit les principales erreurs des Économistes ; ce qui n’empêche point que ses travaux ne soient extrêmement recommandables, et que je ne les aie moi-même consultés avec beaucoup de fruit.
[6] On appelle matière brute ou matière première, une matière qui n’a pas encore reçu toutes les préparations qui doivent la rendre propre à l’usage de l’homme.
[7] Voyez les Œuvres de Poivre, pages 77 et 78.
[8] Observations on the produce of the income tax.
[9] Pitt, qu’on soupçonne d’avoir exagéré la quantité du numéraire, l’évalue 44 millions pour l’or, et Price 3 millions pour l’argent, ce qui fait bien 47 millions.
[10] Le mot utilité, du latin uti, user, d’où l’on a fait utilitas, utilité, est pris ici dans son sens primitif, dans son sens le plus étendu. C’est la qualité de pouvoir servir. Dans ce sens il suffit qu’une chose puisse concourir à satisfaire des besoins, et même des caprices, pour qu’elle ait ce qu’on appelle ici une utilité.
[11] Histoire philosoph. des établ. des Européens dans les Indes.
[12] Le commerce et le gouvernement considérés relativement l’un à l’autre. Ire partie, chap. 6.
[13] On croit que les moulins à eau ne furent en usage que du temps d’Auguste. Les moulins à vent sont bien plus récents, et ne datent guère que du temps des croisades.
[14] Il n’est pas question ici de la mouture que les riches citoyens de Rome faisaient faire par leurs esclaves, mais de celle qui se faisait par entreprise.
[15] J’estime que 3 compositeurs peuvent composer une feuille ordinaire d’impression dans un jour ; 2 pressiers peuvent l’imprimer aussi dans un jour, au nombre de mille exemplaires. Voilà donc 5 journées d’ouvriers pour faire mille copies de cette feuille. J’estime qu’une copie manuscrite de cette même feuille, où l’on mettrait le même soin qu’on donnait aux livres manuscrits, occuperait un copiste pendant un jour. Il faudrait donc mille copistes pour faire la besogne qui a été exécutée par 5 imprimeurs, c’est-à-dire 200 pour faire la besogne d’un seul.
[16] Tom. IV, pag. 198.
[17] C’est à Eberfeld en Allemagne que sont faits la plupart des lacets, et de la manière que je dis.
[18] Il n’est pas très rare de voir, dans les manufactures riches, de simples ouvriers posséder une bibliothèque de dix à douze volumes ; et si l’on trouvait des moyens d’écarter de la bibliothèque des ouvriers et des laboureurs les sottises et les inutilités, si elles pouvaient se composer d’un ou deux bons ouvrages sur l’art qu’exerce l’ouvrier, ou les arts qui y tiennent de plus près, sur celui de conserver sa santé, et sur l’éducation des enfants, qui peut douter de l’immense influence que ces dix ou douze volumes exerceraient sur les facultés morales d’une nation ?
[19] Voyez ce Liv. I, ch. 3.
[20] Rich. des nat. Liv. II, ch. 3.
[21] Idem.
[22] Voltaire donne 200 millions de fortune à Mazarin.
[23] Cette augmentation dans les dépenses ne tient pas à une dégradation dans la valeur de l’argent, sa valeur, non pas nominale mais réelle, n’a presque pas changé depuis cent ans ; c’est-à-dire que pour le même poids d’argent, on a à peu près le même poids de blé. Si l’on dépense plus d’argent, on ne dépense donc pas une valeur plus grande de nom seulement ; mais une valeur plus grande de fait.
[24] Réflex. sur la form. et la distrib. des rich. §. 81.
[25] Il n’est question ici que du profit du capital, et non du profit de l’industrie de l’entrepreneur.
[26] Dupont, Physiocratie, pag. 114.
[27] Ordre naturel des sociétés politiques, tom. II, pag. 255.
[28] Le Monthly magazine (année 1801) estime que la valeur des objets de cuivre actuellement fabriqués en Angleterre, soit pour la consommation intérieure, soit pour la consommation extérieure, s’élève à 84 millions environ de nos francs, et qu’elle fait vivre une population de 60 mille personnes. Le même journal assure que, vers les années 1720 et 1730, presque tous les ustensiles de cuivre employés en Angleterre y venaient de Hollande et de Hambourg.
[29] Voyez Macartney, tom. V, pag. 74.
[30] Le comte de Veri est, à ma connaissance, le premier qui ait dit en quoi consistait le principe et le fondement du commerce. Jusqu’à lui et depuis, on a sans cesse répété que le commerce était un échange de l’excédent de denrée dont chaque peuple pouvait disposer. On a pris le moyen pour le principe. Le comte de Veri a dit, en 1772 : « Le commerce n’est réellement autre chose que le transport des marchandises d’un lieu à un autre ». (Réflex. sur l’écon. polit. ch. 4). En effet, ce n’est point l’échange qui produit, qui augmente la richesse, c’est l’accroissement de valeur donné à un produit par le transport d’un lieu à un autre.
[31] On voit que Steuart s’est totalement mépris sur la nature des richesses, lorsqu’il a dit (Liv. II, ch. 26) qu’une fois que le commerce extérieur cesse, la masse des richesses intérieures ne peut être augmentée. Il semblerait que la richesse ne peut venir que du dehors. Mais au dehors d’où vient-elle ? encore du dehors. Il faudrait donc, en la cherchant de dehors en dehors, sortir de notre globe ; ce qui est absurde. C’est sur ce principe évidemment faux qu’il bâtit son système sur le commerce.
[32] Physiocratie, page 116.
[33] Ibid., page 140.
[34] Rich. des nat. Liv. IV, ch. 2.
[35] Esp. des lois, Liv. XX, ch. 4 et suivants.
[36] Ibid., Liv. XX, ch. 6.
[37] Quelquefois le gouvernement paie une prime pour soutenir un commerce qui donne de la perte ; mais c’est une autre question. Voyez ci-après le Ch. 31 (Des primes d’encouragement).
[38] À en croire les tableaux de la balance du commerce d’Angleterre, il est entré dans ce pays, depuis le commencement du XVIIIe siècle, pour 347 millions sterling d’or et d’argent de plus qu’il n’en est sorti ; ce qui, joint à tout l’or et l’argent qui existaient déjà en Angleterre lorsque le siècle a commencé, donnerait au moins un total de 400 millions, pour la valeur des métaux précieux qui devraient s’y trouver à présent. Or on a déjà vu que Smith n’évalue qu’à 18 millions le numéraire existant en Angleterre ; mais comme Smith convient qu’on n’a aucune base satisfaisante pour cette évaluation, et comme il est à propos d’y comprendre le numéraire des trois royaumes, admettons celle de M. Pitt, qui était intéressé à représenter favorablement la situation de la Grande-Bretagne ; il évalue le numéraire en or qui s’y trouve maintenant, à la somme de 44 millions sterling. Le numéraire en argent n’a jamais excédé, suivant le docteur Price, 3 millions sterling ; et il a dû diminuer depuis cet écrivain, car il ne s’en est point introduit de nouveau dans la circulation, par des raisons que l’on verra au livre suivant : le cours forcé des billets de banque a dû réduire la masse de l’un et de l’autre. Il n’y a donc, au plus, que pour 47 millions de numéraire métallique dans la Grande-Bretagne. Et si l’on veut y joindre la valeur des métaux précieux employés en bijoux, en vaisselle, valeur que Beekles estime 50 millions sterling, on n’aura jamais que pour 97 millions de valeurs métalliques, au lieu de 400 millions indiqués par la balance du commerce. Les tableaux de la balance du commerce de France donnent des résultats analogues et non moins trompeurs.
[39] L’examen des moyens qu’ils ont employés sera l’objet de quelques autres chapitres.
[40] Tom. II, pag. 311.
[41] La reine Christine de Suède disait, à l’occasion de la révocation de l’Édit de Nantes, que Louis XIV s’était coupé le bras gauche avec le bras droit.
[42] Une association en commandite est une association où chaque intéressé n’est solidaire que jusqu’à concurrence de sa mise de fonds.
[43] Liv. IV, ch. 7, 3e part.
[44] Un commerce interlope est un commerce non permis.
[45] Ce fut sous le règne de Henri IV, en 1604, que fut établie en France la première compagnie pour le commerce des Indes orientales. Elle fut formée par un Flamand nommé Gérard-Leroi, et n’eut pas de succès.
[46] Taylor, Lettres sur l’Inde.
[47] Raynal, Hist. ph. et polit. des étab. des Européens dans les deux Indes, Liv. IV, §. 19.
[48] Siècle de Louis XV.
[49] Les nations européennes sont les seules, ce me semble, qui aient fondé des colonies. Il est, je crois, sans exemple, que l’Asie, l’Afrique ou l’Amérique, aient, en aucun temps, envoyé des colonies en Europe, si l’on en excepte les Carthaginois qui firent des établissements en Espagne. Mais les Carthaginois étaient une colonie de Phéniciens, qui étaient eux-mêmes une colonie d’Européens. Quant à l’opinion que la Grèce est une colonie d’Égyptiens, elle est trop incertaine.
[50] Voyez le ch. 16.
[51] Voyez plus loin ce qui a rapport à la population.
[52] J’en excepte toujours les fondateurs de plusieurs États dans l’Amérique septentrionale et quelques autres, parmi lesquels les fondateurs de la colonie de la Baie de Botanique peuvent être comptés.
[53] Voyez les aveux contenus dans un discours prononcé dans une assemblée des colons des Antilles anglaises, le 7 mars 1798, par Clément Caines, l’un des plus anciens colons de la Jamaïque.
[54] Steuart, Traité d’économie politique, Liv. II, ch. 6.
Turgot, Réflexions sur la formation et la distribution des richesses, §. 28.
Smith, Richesses des nations, Liv. I, ch. 8 ; et Liv. III, ch. 2.
[55] On leur confie cependant des travaux plus relevés, tels que la direction des autres esclaves, le soin des provisions, la tenue de quelques registres ; et il faut bien que dans ces occupations même ils montrent plus de diligence que des employés libres, puisque des chefs d’entreprise très éclairés et très vigilants les préfèrent à ces derniers.
[56] Œuvres de Poivre, pages 156 et 157.
[57] Je dis, même dans leurs intérêts actuels, parce qu’une nation peut d’autant mieux être chargée d’impôts par le gouvernement, qu’elle est moins chargée de dépenses pour ses consommations, et qu’une petite augmentation dans la contribution de tous les citoyens fait entrer au Trésor public plus d’argent que l’augmentation de contribution qu’on peut demander à quelques colons enrichis.
[58] Voyez dans les chapitres précédents en quoi consistent les profits du commerce extérieur : c’est le moins avantageux des commerces.
[59] Voyez les Œuvres de Poivre, page 209 ; et encore il ne comprend pas làdedans l’entretien des forces maritimes et militaires de la France, dont une partie au moins devait être mise sur le compte de cette colonie.
[60] Œuvres de Franklin, tome II, page 50.
[61] Lorsqu’Henri IV favorisa l’établissement des manufactures de Lyon et de Tours, d’autres professions adressaient à ce prince, contre les étoffes de soie, les mêmes réclamations que Tours et Lyon ont faites depuis contre les toiles peintes. Voyez les Mémoires de Sully.
[62] Richesse des nations, Liv. IV, ch. 5.
[63] Dans le langage du navigateur, un tonneau est un poids qui équivaut à 2 milliers pesant.
[64] Rich. des nat. Liv. IV, ch. 2.
[65] Je suis bien éloigné d’approuver également tous les encouragements donnés sous le même ministère, et surtout les dépenses faites en faveur de plusieurs établissements purement de faste, et qui, comme la manufacture des Gobelins, ont constamment plus dépensé qu’ils n’ont produit.
[66] Voyez les lois du 7 janvier et 25 mai 1791, du 20 septembre 1792, et l’arrêté du gouvernement du 5 vendémiaire an IX.
[67] Rich. des nat. Liv. IV, ch. 2.
[68] Mém. de Sully, Liv. II.
[69] Bulletin de la Société d’encouragement pour l’industrie nationale, n° 4.
[70] Richess. des nat. Liv. IV, ch. 5. Digression, etc.
[71] Tom. I, pag. 113.
[72] Cet ouvrage est cité deux fois par Smith comme très exact ; mais les choses doivent avoir beaucoup changé depuis qu’il est écrit, et l’importation des blés en Angleterre doit être bien plus considérable. Néanmoins eût-elle quintuplé, elle n’excéderait pas encore la 114e partie de la consommation de l’Angleterre, et ceci montre toujours que la consommation des blés étrangers dans chaque pays est fort inférieure à ce qu’on la suppose communément.
[73] Rich. des nat. Liv. I, ch. 10.
[74] Ibid. Liv. IV, ch. 7.
[75] Tableau de la Grande-Bretagne, par Baert, Tom. I, pag. 107.
[76] Remarques sur les avantages et les désavantages de la France et de la Grande-Bretagne.
[77] Liv. XIX.
[78] Traité sur le commerce, etc., pag. 504.
[79] On a faussement attribué cet effet à la liberté introduite par la Révolution ; on voit, dans le Tableau du commerce de la Grèce, par Beaujour, qu’il date de plus loin, malgré les règlements.
[80] Félix Beaujour, Tableau du commerce de la Grèce.
[81] Steuart, De l’économie politique, T. I, p. 146.
[82] Espr. des lois, Liv. V, ch. 8.
[83] Rich. des nat. Liv. IV, ch. 7.
[84] Ce ne fut qu’en 1720 que Declieux, officier d’infanterie, parvint à enrichir nos îles de la plante du café. On sait qu’il transporta un pied de cet arbuste des serres du Jardin des Plantes à la Martinique, et qu’il ne le conserva que par des soins vraiment paternels, tellement que, pendant la traversée, l’eau étant devenue rare, il partagea sa portion avec son jeune plant.
[85] Le commerce total d’un État comprend toutes les affaires faites sur les produits créés et consommés dans l’intérieur, depuis les herbes du marché jusqu’aux marchandises les plus recherchées.
[86] Voyez le ch. 23, qui montre en quoi le commerce extérieur est productif.
[87] Pendant la dernière guerre le principal de la dette d’Angleterre a été augmenté de 146 millions 500 mille livres sterling, ce qui fait plus de 3 milliards et demi ; et cette dépense n’embrasse point les produits des contributions mises en pays étrangers, des entretiens forcés de troupes, des pillages, etc., qui ont fourni à une partie des frais de la guerre. Ce que cette même guerre a coûté du côté de la France, il est impossible de l’évaluer même par approximation.
[88] Dans les tableaux de la balance du commerce publiés par Arnould, le total des échanges avec l’Italie et l’Allemagne excède cette somme ; mais sous ces dénominations d’Allemagne et d’Italie, l’auteur comprend plusieurs puissances ; et la masse des échanges avec chacune en particulier ne s’élève pas à 50 millions.
[89] J’avais d’abord eu l’intention de nommer ces produits indurables, et c’était sans doute le mot propre. Intransmissible l’est moins ; car ces produits se transmettent du producteur au consommateur. Transitoire signifie passager, mais n’exclut pas l’idée de toute espèce de durée. Immatériel a quelque chose de mystique, et qui, de plus, dans l’usage que j’en fais, s’applique bizarrement à quelques jouissances très sensuelles ; cependant j’ai mieux aimé employer ce dernier nom que d’en fabriquer un qui aurait pu paraître trop étrange.
[90] Garnier a déjà relevé cette erreur dans les notes instructives qu’il a jointes à l’excellente traduction qu’il a donnée de Smith.
[91] Traduction de Smith, note 20.
[92] Liv. 1, ch. 2.
[93] Les salaires du simple manouvrier se bornent à ce qui lui est nécessaire pour vivre, à ce qui est nécessaire pour que son travail se continue. Il ne reste rien pour l’intérêt d’aucun capital. Mais dans l’entretien du simple manouvrier se trouve compris celui de ses enfants jusqu’à l’âge où ils gagnent leur vie.
[94] Dans beaucoup de pays on croit trop aisément que les arbres nuisent aux autres produits. Il faut bien qu’ils augmentent plus qu’ils ne diminuent les revenus des terres, puisque les pays les mieux plantés, comme la cidevant Normandie, l’Angleterre, sont en même temps les plus productifs.
[95] Les feuilles des arbres absorbent le gaz acide carbonique qui compose en partie l’air que nous respirons, et qui n’est pas lui-même respirable. C’est ce gaz qui, lorsqu’il est trop abondant, jette l’homme dans l’asphyxie et le tue. Les plantes rendent au contraire de l’oxygène, qui est cette partie de l’air la plus propre à la respiration et à la santé.
[96] Voyez Steuart, De l’économie politique, Liv. I, ch. 4. Montesquieu, Esprit des lois, Liv. XVIII, ch. 10 et Liv. XXIII, ch. 10. Buffon, édition de Bernard, tom. IV, page 266. Forbonnais, Principes et observations, pages 39, 45. Hume, Essais. Partie II, essai 11. Poivre, le volume de ses œuvres, pages 145, 146. Condillac, Le Commerce et le Gouvernement, Partie I, ch. 24 et 25. Le comte de Veri, Réflexions sur l’économie politique, ch. 21. Mirabeau, Ami des hommes, Tom. I, page 40. Raynal, Histoire de l’établissement, etc. Liv. XI, §. 23. Chastellux, De la Félicité publique, Tom. II, pag. 205. Necker, Administration des Finances de France, ch. 9, et ses Notes sur l’Éloge de Colbert. Condorcet, Notes sur Voltaire, édit. de Kell, Tome 45, page 60. Smith, Rich. des nations, Liv. I, ch. 8 et 11. Garnier, Abrégé Élémentaire, Part. I, ch. 3, et dans la préface de sa traduction de Smith. Canard, Principes d’économie polit. page 135.
[97] Voyez Tite-Live, Liv. VI. Plutarque, Œuvres morales : Des Oracles qui ont cessé. Strabon, Liv. VII.
[98] Si la population dépend de la quantité des productions, c’est une estimation très imparfaite pour en juger que le nombre des naissances. Là où l’industrie et les produits augmentent, les naissances plus multipliées à proportion des habitants déjà existants, donnent une évaluation trop forte. Dans les pays qui déclinent, au contraire, la population excède le nombre indiqué par les naissances.
[99] Liv. I, ch. 17.
[100] Le lord Liverpool, d’ailleurs fort partisan du système anglais, disait au parlement en 1800 :
« Il est bien connu que, depuis plusieurs années, il ne croît plus dans ce pays assez de blé pour la nourriture de ses habitants, malgré les améliorations continuelles qui se sont faites et la grande quantité de biens communaux mis en culture chaque année.... Depuis 40 ans, j’ai observé que tous les cinq ans la quantité de blé importé était constamment plus considérable que les cinq années précédentes ».
L’Angleterre avait acheté au-dehors, l’année précédente, sept cent mille quarters de blé, qui lui avaient coûté 5 millions 60 mille livres sterling (environ 121 millions de francs).
[101] Raynal, Hist. ph. et polit. Liv. VI.
[102] Montesq. Esp. des lois.
[103] Rich. des nat. Liv. I, ch. 4.
[104] Les lois de Lacédémone offrent une preuve de ce que j’ai dit, que l’autorité de la loi ne peut suffire pour établir le cours de la monnaie. Lycurgue voulut que la monnaie fût de fer, précisément pour qu’on ne pût en amasser ni en transporter aisément une grande quantité ; mais comme cela même contrariait un des principaux usages de la monnaie, sa loi fut violée. Lycurgue fut pourtant le mieux obéi des législateurs.
[105] Garnier, Abrégé des principes d’économie publique, Ire partie, ch. 4, et dans l’avertissement.
[106] Je n’ai pas besoin d’avertir que, lorsque le numéraire sort d’un pays, le pays ne perd pas la valeur du numéraire ; car personne n’est disposé à faire cadeau de son argent à l’étranger ; on n’envoie une valeur que pour en recevoir une autre équivalente. Mais le pays perd la façon du numéraire. Quand les guinées sortent d’Angleterre, l’Angleterre ne reçoit en échange que la valeur du métal, et rien pour la façon.
[107] Smith, Richesse des nations, Liv. I, ch. 5.
[108] Excepté le gouvernement français qui, pendant dix années, sous le ministère de Colbert (de 1679 à 1689), et depuis le 9 frimaire jusqu’au 26 germinal an IV, n’a point retenu de frais de fabrication.
[109] La valeur que la commodité de l’empreinte ajoute à la monnaie peut se connaître par le moyen du prix que le commerce met au métal en lingot. Quand on payait, avant la Révolution, l’argent en lingots, de même titre que les écus, 48 livres le marc, on ne donnait réellement que 7 onces 5 gros 48 grains d’argent façonné, pour 8 onces ou un marc d’argent non façonné ; car 48 livres font 8 écus de 6 livres, qui pesaient chacun 555 grains, ou 7 gros 51 grains. On payait donc librement, pour la façon d’un marc d’argent, 2 gros 24 grains, c’est-à-dire à peu près 3,5%.
[110] La valeur provenant de la façon ne se perd pas entièrement dans l’exportation ; c’est un poinçon qui sert quelquefois hors du pays où on l’a imprimé.
[111] Abot de Bazinguen, Traité des monnaies, Tom. II, page 61.
[112] On voit dans les Prolégomènes de Leblanc, page 25, que le sol d’argent de SaintLouis pesait 1 gros 7,5 grains, ce qui, multiplié par 20, fait bien pour la livre 2 onces 6 gros 6 grains.
[113] C’est ce qu’avait déjà fait à Rome l’empereur Héliogabale, noté dans l’histoire pour ses épouvantables profusions. Les citoyens romains devant payer, non un certain poids en or, mais un certain nombre de pièces d’or (aurei), l’empereur, pour recevoir davantage, en fit fabriquer qui pesaient jusqu’à 2 livres (24 onces).
[114] Philippe de Valois, dans le mandement qu’il adressa aux officiers des monnaies en 1350, leur ordonne le secret sur l’affaiblissement des monnaies, et le leur fait jurer sur l’Évangile, afin que les marchands y soient trompés. « Faites savoir aux marchands, dit-il, le cours du marc d’or de la bonne manière ; en sorte qu’ils ne s’aperçoivent qu’il y a mutation de pied ». On voit, sous le roi Jean, plusieurs exemples semblables. Le Blanc, Traité historique des monnaies, page 251.
[115] Le Blanc, Traité historique des monnaies, p. 27.
[116] Mathieu Villani.
[117] Montesquieu, Esp. des lois, Liv. XXII, ch. 11.
[118] Smith, Rich. des nat. Liv. II, ch. 2.
[119] Steuart, Tom. I, pag. 553.
[120] Voyez l’ordonnance de Philippe-le--Bel de 1302 ; celles de Philippe de Valois de 1329 et de 1343 ; celle du roi Jean de 1354 ; celle de Charles VI de 1421.
[121] Smith, Richesse des nations, Liv. I, chap. 11, Partie 3e.
[122] Canard, Discours qui a remporté le prix, etc.
[123] On ne peut tirer avantage de ce qu’on joint à la valeur de la monnaie celle des papiers de crédit. L’agent de la circulation, qu’il soit sous forme d’espèces ou sous forme de papier de crédit, n’excède jamais les besoins de la circulation ; et la valeur que la circulation emploie comme agent de circulation est toujours peu de chose comparée avec l’ensemble des valeurs d’un pays. Voyez ci-après le chapitre des Billets de banque.
[124] Voyez Dupré de St. Maur, Variations dans les prix, etc., page 8.
[125] Rapport entre l’argent et les denrées, page 35.
[126] Ces évaluations sont puisées dans l’Essai sur les monnaies, et dans les Variations dans les prix, de Dupré de Saint-Maur.
[127] Esp. des lois, Liv. XXII, ch. 3.
[128] Voyez l’Esprit des lois, Liv. XXII, ch. 8.
[129] Tom. XVII, pag. 394, des Œuvres complètes.
[130] En Europe, jusqu’à l’époque dont il est ici question, 1 once d’or valait autant que 10 à 12 onces d’argent. Maintenant, chez la plupart des nations européennes, 1 once d’or vaut autant que 14 à 15 onces d’argent. En prenant pour terme moyen de la proportion de l’or à l’argent dans les temps anciens 11,25 à 1, et dans les temps modernes 15 à 1, l’once d’or a, relativement à l’argent, augmenté de valeur dans la proportion que j’établis ici de 3 à 4. Multiplier l’un par 3, donne donc la même valeur que de multiplier l’autre par 4.
[131] Les Anglais se servent pour les métaux du poids de Troy, dont la livre se divise en 12 onces, l’once en 20 pennies, et le penny en 24 grains.
[132] La livre sterling se divise en 20 sols ou shillings, et le shilling en 12 deniers ou pence.
[133] Je fonde ces calculs sur ce que dit Smith (Liv. I, ch. 5), qu’une once d’argent monnayé donne 5 shillings 2 pences, et que l’once d’argent en lingot se rend 5 shillings et 3 à 5 pences l’once ; prix commun 5 shillings et 4 pences.
[134] Il faudrait à la vérité double tarif pour les cas où un tarif est nécessaire, comme dans les douanes, les postes, etc., afin de procurer aux payeurs la faculté de s’acquitter, soit en argent, soit en or, suivant leur commodité ; à moins qu’une loi, qu’on renouvellerait quand on voudrait, ne fixât la quantité d’un métal qu’on serait autorisé à payer en remplacement d’un autre. Une loi de deux lignes suffirait pour cela, et porterait, par exemple : Toute espèce de taxe pourra être acquittée en or, moyennant un gramme d’or pour quinze grammes d’argent, plus ou moins. Il faudrait seulement que cette fixation fût un peu au-dessous du taux du commerce, pour qu’on pût exiger des comptables la réduction en métal tarifé, et des comptes rendus en une seule monnaie.
[135] Éginard dit positivement que Charlemagne ne savait pas écrire, qu’il tenta vainement de l’apprendre dans un âge avancé, et que ce fut pour cette cause qu’il se servit, pour sa signature, du monogramme, figure composée des principales lettres de son nom, et qui lui parut plus facile à former. Les successeurs de Charlemagne, et même beaucoup d’évêques de ce temps là, étaient obligés de se servir du monogramme pour la même raison.
[136] On appelle billon un alliage dans lequel il entre un quart ou moitié d’argent fin, et où le reste est du cuivre.
[137] Mongez, Considérations sur les monnaies, pag. 31.
[138] Qu’on fasse bien attention que je dis seulement dans ce qui a rapport au commerce avec l’étranger ; car les gains que font les négociants sur leurs compatriotes, comme ceux qu’ils font dans le commerce exclusif des colonies, ne sont pas en totalité des gains pour l’État. Dans le commerce entre compatriotes, il n’y a de gain pour tout le monde que la valeur d’une utilité produite. Le surplus des prix, qu’élève souvent très haut la faculté de faire exclusivement un certain commerce, est une valeur qui passe d’une poche dans une autre, de celle du consommateur dans celle du négociant.
[139] Il n’est nullement question ici de l’argent enfoui, dont il ne faut pas plus s’occuper que de celui qui est encore dans la mine.
[140] Smith, Liv. II, ch. 2.
[141] Cet écrit, traduit en français pendant que Law était contrôleur général de France, est intitulé : Considérations sur le commerce et sur l’argent.
[142] Voyez dans Dutot, vol. II, pag. 200, quels furent les magnifiques résultats du système dans ses commencements.
[143] Économie politique, Tom. II, pag. 245. Steuart lui-même ne se faisait pas des idées parfaitement justes de la théorie des monnaies ; témoins les longs raisonnements qu’il fait sur la monnaie de banque, qu’il représente comme une monnaie fictive, tandis qu’elle ne l’est pas.
[144] Je ne dis pas du fermage, parce que ces profits se perçoivent, que la terre soit louée, ou qu’elle soit mise en valeur par son propriétaire. J’en dis autant des profits du capital, qui ne portent le nom d’intérêts que lorsque le capital est prêté.
[145] Smith, Richesse des nations. Liv. I, ch. 6.
[146] Ibid., Liv. I, ch. 7.
[147] Auteur du Voyage sentimental, de Tristram Shandy, et de quelques autres ouvrages.
[148] Esp. des lois, Liv. XXII, ch. 7.
[149] Physiocratie, pag. 117.
[150] On verra, quand il sera question de la consommation, que ce qui est consommé par l’État ou par les particuliers, est aussi bien détruit que ce qui est enlevé par la grêle.
[151] Économie politique, Tom. I, pag. 337.
[152] Considérations sur la baisse de l’intérêt.
[153] Je dis deux fois et demie, parce que le quart contient 25% ou 2 dixièmes et demi.
[154] Rich. des nat. Liv. I, ch. 11. La consommation de la manufacture de Birmingham a fort augmenté depuis que Smith écrivait.
[155] J’excepte les ÉtatsUnis qui, par la nature de leurs relations et de leur commerce, sont plus Européens qu’Américains.
[156] Si quelqu’un s’avisait de dire en cet endroit : Comment doutet-on que l’argent soit devenu plus rare, quand on convient de la diminution des capitaux ? ce ne pourrait être qu’une personne qui lirait le milieu de cet ouvrage, avant d’en avoir lu le commencement.
[157] Rich. des nat. Liv. I, ch. 5.
[158] Smith, Richesse des nations, Liv. I, chap. XI, Partie 3e.
[159] On a quelquefois appelé revenu d’une nation le montant de ses contributions. Cette expression n’est pas exacte. Les contributions se paient avec les revenus, mais ne sont pas un revenu.
[160] Un produit consommé par son auteur est un produit qui a été offert et demandé par la même personne. Il fait partie du total des produits offerts et du total des produits demandés.
[161] Nous verrons d’ailleurs plus tard que la partie épargnée sur les revenus et ajoutée aux capitaux est également consommée chaque année, mais d’une autre façon, j’entends d’une façon reproductive.
[162] Il n’est ici question que de la consommation improductive, et nullement de celle qu’on fait d’un capital pour le rétablir avec profits.
[163] Note 27.
[164] Rich. des nat. Liv. I, ch. 9.
[165] Smith, Rich. des nat. Liv. I, ch. 9.
[166] Ibid. Liv. I, ch. 9.
[167] Smith (Liv. I, ch. 5.) prétend que la valeur des produits est toujours proportionnée au travail nécessaire pour les créer. Si je ne me suis pas trompé, il se trompe ; puisqu’à égalité de travail, la valeur peut varier à raison de la demande.
[168] Voyez ce que Smith en dit, d’après Fresier et Ulloa. Rich. des nat. Liv. I, ch. 11, part. 2.
[169] Je ne prétends pas dire qu’elles se soient enrichies par le seul commerce de l’Orient, mais seulement qu’il a beaucoup contribué à leurs richesses.
[170] Voyez Raynal, Hist. philosoph., et les Voyages de Tavernier.
[171] Voyez liv. I, ch. 2 de cet ouvrage.
[172] Les lecteurs qui seraient tentés de croire que la valeur totale de la production du pays est plus considérable en raison de ce que le prix est maintenu plus haut qu’il ne devrait l’être, sont priés de consulter ce que j’ai dit liv. III, ch. 4, De la cherté et du bon marché.
[173] Smith (Liv. I, ch. 8) s’est jeté dans un grand embarras, faute d’avoir séparé les profits de l’entrepreneur d’industrie des profits de son capital. Il les confond sous le nom de profits du fonds (profits of stock) ; et malgré sa profonde sagacité, il a grand’peine à démêler les causes qui influent sur leurs variations. Je le crois bien. Leur valeur se règle d’après des principes différents. Les profits de l’industrie dépendent du degré d’habileté, de la longueur des études nécessaires, etc. ; les profits du capital dépendent de l’abondance ou de la rareté des capitaux, de la sûreté du placement, etc.
[174] Voyez liv. I, ch. 2 de cet ouvrage.
[175] Les caisses de prévoyance ou d’épargnes ont réussi dans plusieurs cantons d’Angleterre, de Hollande et d’Allemagne, là surtout où le gouvernement a été assez sage pour ne s’en pas mêler, et où les associations se sont formées, non par entreprises, mais au sein de chaque profession. Ici ce sont tous les garçons serruriers, là tous les garçons tailleurs, etc., qui nomment entre eux, parmi les plus sages, des syndics chargés de recevoir les épargnes et de les placer à intérêt. Il résulte un autre avantage de coutumes semblables : c’est qu’elles augmentent la masse des capitaux productifs, et par suite les moyens d’alimenter une industrie plus étendue. De sorte que les ouvriers, qui n’y voient que des ressources pour l’âge avancé, y trouvent, sans qu’ils s’en doutent, une demande plus considérable de leurs facultés industrielles, et une plus grande abondance de produits. Aussi remarque-t-on, dans les lieux dont je parle, les indices d’une prospérité réelle et solide.
[176] Rich. des nat. Liv. I, ch. 9.
[177] Rich. des nat. Liv. I, ch. 8.
[178] Rich. des nat. Liv. I, ch. 10.
[179] Ibid.
[180] C’est même plus qu’un intérêt viager des sommes consacrées à l’éducation de la personne qui reçoit le salaire ; c’est, à la rigueur, l’intérêt viager de toutes les sommes consacrées au même genre d’étude, que les talents soient venus ou non à maturité. Ainsi le total des salaires des médecins doit payer, outre l’intérêt des sommes consacrées à leurs études, celles des sommes consacrées à l’instruction des étudiants morts pendant leur éducation, ou qui n’ont pas répondu aux soins qu’on a pris d’eux ; car la masse actuellement existante des travaux médicinaux n’a pu exister sans qu’il y ait eu perte d’une partie des avances consacrées à l’instruction des médecins. Au surplus, une trop minutieuse exactitude dans les appréciations de l’économie politique est sans utilité, et se trouve fréquemment démentie par les faits, à cause de l’influence des considérations morales dans les faits d’économie politique, considérations qui n’admettent pas une précision mathématique. C’est pourquoi l’application des formules algébriques à cette science est tout à fait superflue, et ne sert qu’à la hérisser de difficultés sans objet. Smith ne les a pas employées une seule fois.
[181] Le paiement des gros bénéficiers s’élève très haut, mais par des causes qui tiennent à l’ordre politique.
[182] On lowering of interest, 1691.
[183] Du latin usura, qui veut dire usage, jouissance.
[184] Esp. des lois, Liv. XXI, ch. 20.
[185] Voyage d’Anach. Tom. IV, pag. 371.
[186] Raynal, Histoire philosophique, Tom. I.
[187] Voyez les Essais de Hume, 2e partie, Essai 4 ; Smith, Rich. des nat. Liv. II, ch. 4.
[188] J’ai dit tout à l’heure que l’augmentation de la masse du numéraire faisait peu baisser les intérêts ; il semblerait que la diminution de cette masse, par l’effet des enfouissements, ne devrait pas les faire monter. Mais une société a toujours besoin d’une certaine quantité de numéraire pour ses circulations, quantité qui s’introduit naturellement ; si une cause quelconque en anéantit ou fait cacher une partie, il faut qu’elle soit remplacée par d’autre numéraire venant du dehors, lequel ne peut s’acheter qu’au prix d’une portion du capital national. On dira peut-être que le numéraire qui reste se borne à augmenter de valeur ; mais c’est précisément ce renchérissement qui en fait venir d’autre.
[189] Smith, Rich. des nat. Liv. I, ch. 9.
[190] Voyez liv. III, ch. 4, comment la cherté des produits et leur petite quantité sont précisément la même chose.
[191] Réflex. sur la form. et la distrib. des rich. §. 89.
[192] Rich. des nat. Liv. II, ch. 4.
[193] Smith dit (Liv. I, ch. 5) :
« Que le travail est le prix originel payé pour toutes choses ; que ce n’est point avec de l’or et de l’argent, mais avec du travail, que toute la richesse du monde a été acquise ».
Ce que je dis ici me semble prouver qu’il donne à cette opinion trop d’extension. La nature a une part active dans la production ; quelquefois cette part se paie, et ce paiement, qui compose le revenu foncier, fait partie de la valeur échangeable ou prix des choses. Le capital productif lui-même peut bien être considéré, ainsi que le fait Smith, comme du travail accumulé ; mais le profit qu’il rapporte est autre chose que ce travail accumulé. D’ailleurs le capital est une accumulation du travail de la nature comme de celui de l’homme. L’homme a donc des produits autres que ceux qu’il a payés de son travail.
[194] On verra dans le livre suivant que les intérêts étaient aussi bien perdus, soit qu’ils fussent dépensés en France, soit qu’ils le fussent dans l’étranger.
[195] Bonhomme Richard.
[196] Voyez Mercier de la Rivière, Ordre essentiel des sociétés polit. Tom. II, pag. 138, et les autres écrits des Économistes.
[197] On pourrait croire qu’il y a ici un double emploi, et que les profits de l’entrepreneur et de ses ouvriers remplacent seulement les profits qu’auraient faits le bijoutier, le cuisinier, dans la supposition de la consommation improductive ; mais il n’y a réellement pas double emploi : les profits du bijoutier, du cuisinier, et de tous les fournisseurs de la consommation improductive, sont remplacés par les profits des fournisseurs de la consommation productive. Des fournisseurs ont vendu à la manufacture ou ses ouvriers pour 20 mille francs de marchandises, en remplacement de la même somme de marchandises qui auraient été vendues au riche consommateur, et en outre il y a eu 5 000 fr. de revenus, dont la consommation de l’année a pu être augmentée, c’est-à-dire qu’avec 20 mille francs et de l’industrie on a fait pour 25 000 fr. de mouchoirs. On ne doit pas s’étonner que j’évalue le produit brut d’une manufacture à 25% en sus du capital : le produit net lui-même atteint quelquefois cette proportion.
[198] J’ai connu un jeune homme qui faisait voler par la fenêtre les flacons de cristal à mesure qu’il les vidait : il faut, disait-il, encourager les manufactures. Il diminuait ainsi la somme des richesses sociales, précisément autant que le manufacturier l’avait accrue en fabriquant le flacon. Il fallait le donner à un ménage trop pauvre pour pouvoir s’en procurer la jouissance. Il aurait alors procuré aux habitants un des agréments de la richesse, et à la manufacture un avantage pareil à celui qu’elle aurait reçu des progrès de l’opulence générale.
[199] Steuart, Économ. polit. Tom. I, pag. 500.
[200] Tom. I, pag. 152.
[201] Les Anglais comme les Latins n’ont qu’un mot, luxury, pour correspondre aux deux nôtres, et je ne serais pas étonné que ce fût en partie la cause de l’extension qu’ils donnent à sa signification.
[202] S’il y a eu des seigneurs qui ont entretenu l’abondance en résidant sur leurs terres, c’est en y faisant des dépenses productives plutôt que des dépenses fastueuses ; alors ils étaient de véritables entrepreneurs de cultures, et accumulaient des capitaux en améliorations.
[203] « Si les riches ne dépensent pas beaucoup, les pauvres mourront de faim ». Montesquieu, Esp. des lois, Liv. VII, ch. 4.
[204] Les terres sont difficilement cultivées, et valent moins, là où les capitaux manquent.
[205] Du latin sumptus, dépense.
[206] Lettre à Malestroit.
[207] Je me souviens qu’étant à la campagne, j’eus un exemple de ces petites pertes qu’un ménage est exposé à supporter par sa négligence. Faute d’un loquet de peu de valeur, la porte d’une bassecour qui donnait sur les champs se trouvait souvent ouverte. Chaque personne qui sortait, tirait la porte, mais n’ayant aucun moyen extérieur de la fermer, la porte restait battante ; plusieurs animaux de bassecour avaient été perdus de cette manière. Un jour un jeune et beau porc s’échappa et gagna les bois. Aussitôt voilà tous les gens en campagne, le jardinier, la cuisinière, la femme de bassecour sortirent chacun de leur côté en quête de l’animal fugitif. Le jardinier fut le premier qui l’aperçut, et en sautant un fossé pour lui barrer un passage, il se fit une dangereuse foulure qui le retint plus de quinze jours dans son lit. La cuisinière trouva brûlé du linge qu’elle avait abandonné près du feu pour le faire sécher ; et la femme de bassecour ayant quitté l’étable sans se donner le temps d’attacher les bestiaux, une des vaches, en son absence, cassa la jambe d’un poulain qu’on élevait dans la même écurie. Les journées perdues du jardinier valaient bien vingt écus, le linge et le poulain en valaient bien autant : voilà donc, en peu d’instants, faute d’une fermeture à la porte d’une bassecour, une perte de quarante écus, supportée par des gens qui avaient besoin de la plus stricte économie ; sans parler des souffrances causées par la maladie, ni de l’inquiétude et des autres inconvénients étrangers à la dépense. Ce n’étaient pas de grands malheurs ni de grosses pertes ; cependant quand on saura que le défaut de soin renouvelait de pareils accidents tous les jours, et qu’il consomma enfin la ruine d’une famille honnête, on conviendra qu’il valait la peine d’y faire attention.
[208] Garnier, Abrégé des principes de l’économie politique.
[209] Voyez sa Dîme royale.
[210] J’appelle gouvernement les chefs des divers pouvoirs, quelle que soit la forme du gouvernement. C’est à tort qu’on n’applique ce nom qu’aux chefs du pouvoir exécutif : on gouverne en donnant des lois, comme en les faisant exécuter.
[211] Quoiqu’une nation puisse consommer au-delà de son revenu, ce n’est probablement pas le cas de l’Angleterre, puisque son opulence a évidemment augmenté jusqu’à ce jour. Ses consommations vont donc, au plus, au niveau de ses revenus. Le revenu total de la Grande-Bretagne, en 1799, est estimé au plus haut par Henry Beeke, écrivain estimé, à 218 millions sterling, en y comprenant pour 100 millions de revenus industriels ; supposons que les consommations totales de l’Angleterre s’élèvent à cette somme. Or, pendant la même année 1799, son gouvernement a dépensé, suivant l’état présenté au parlement par M. Pitt, 59 389 202 liv. sterling ; ce qui fait plus du quart des consommations totales ; et encore les dépenses faites par les mains du gouvernement central ne comprennent pas la totalité des dépenses publiques, puisqu’elles ne comprennent pas les dépenses communales, etc. On n’a aucune donnée certaine sur le revenu et les consommations totales de la France ; mais il est probable que ses consommations publiques vont au cinquième, si ce n’est au quart de son revenu total, et par conséquent de ses consommations totales, en supposant encore que celles-ci s’élèvent aussi haut que ses revenus.
[212] Esp. des lois, Liv. XXXI, ch. 18.
[213] Necker subvint aux dépenses de la guerre d’Amérique sans mettre de nouveaux impôts ; ses ennemis lui reprochèrent les emprunts qu’il fit ; mais qui ne voit que du moment qu’il n’établit pas d’impôts pour payer les intérêts de ces emprunts, ils ne furent point une charge pour le peuple, et que leurs intérêts durent être payés sur des économies ?
[214] Voyez l’Histoire des établ. des Européens dans les Indes, par Raynal, Tom. II, pag. 56.
[215] Il est vrai que la défense du pays, si ce n’est contre les sauvages, ne lui coûtait rien. Elle reposait sur les forces navales d’Angleterre.
[216] À plusieurs époques du siècle dernier, malgré le gouvernement, les prêtres molinistes refusèrent les fonctions de leur ministère aux jansénistes, sous prétexte qu’il valait mieux obéir à Dieu qui s’exprimait par l’organe du pape, qu’au roi.
[217] Je sais fort bien que, lorsque les Suisses fondèrent leur liberté, les armées des ducs d’Autriche furent presque constamment battues par les milices des cantons, mais les armées des ducs d’Autriche n’étaient point des armées disciplinées ; c’étaient des réunions formées à la hâte par une foule de seigneurs qui marchaient chacun à la tête de leur troupe, et où il ne se trouvait ni subordination, ni aucun système général de tactique.
[218] Si, comme on l’espère, on parvient à naturaliser le lin de la Nouvelle Zélande, qui donne des filaments plus longs, plus fins et beaucoup plus abondants que notre lin actuel, il n’est pas impossible que le linge fin ne devienne aussi bon marché que notre toile la plus grossière ; ce qui influera sur la propreté et la santé de tous les ménages indigents.
[219] Liv. IV, ch. 7.
[220] Sous cette dénomination je comprends les fondements de toutes les connaissances, jusqu’aux instructions familières et détachées pour chaque profession ; de manière qu’un chapelier, un fondeur, un potier, un teinturier, ou tout autre artisan, puissent, pour quelques sous, connaître les principes fondamentaux de leur art. Ce serait une communication perpétuellement ouverte entre le savant et l’artisan, où celui-ci s’éclairerait des connaissances théoriques du premier, et le premier des connaissances pratiques du second.
[221] Je soupçonne que le bon marché des marchandises qui viennent d’Angleterre tient en partie à la multitude d’établissements de bienfaisance qui existent dans ce pays.
[222] Ces considérations n’empêchent point qu’on n’examine s’il ne conviendrait pas mieux au Trésor public et au bonheur des militaires de payer leur entretien dans leur province, soit en leur attribuant une rente, soit en les mettant en pension chez d’autres citoyens. L’abbé de SaintPierre, qui n’était resté étranger à aucune vue de bien public, avait calculé que l’entretien de chaque militaire coûtait à l’État, dans le fastueux hôpital que Louis XIV leur a élevé à Paris, trois fois ce qu’il en coûterait pour l’entretenir dans son village. Voyez ses Annales politiques, pag. 209.
[223] Encyclopédie, article Fondation.
[224] L’arpent de Paris a 30 toises en tout sens, ou 900 toises carrées : 20 toises perdues sur la largeur et 45 sur la longueur, font un arpent.
[225] « Dans le Languedoc, dit Arthur Young, j’ai passé sur un nombre incroyable de ponts et de chaussées superbes, qui ne prouvaient autre chose que l’absurdité et l’oppression du gouvernement royal. Des ponts qui coûtent 1 500 000 liv. ou 2 millions, et de vastes chaussées pour aller à des villes qui n’ont que de mauvaises auberges, signe de peu de communications, sont des absurdités grossières. Pour l’usage des habitants le quart de la dépense remplissait le même but. » Voyage en France, Tom. I, pag. 111.
« À la Chine, selon Poivre, les chemins ressemblent à nos sentiers. Les canaux sont plus profitables que les grands chemins ; ils portent la fertilité dans les terres ; fournissent au peuple une partie de sa subsistance en poisson. Il n’y a aucune proportion entre le fardeau que porte un bateau, et celui qu’on peut charger sur une voiture de terre. »
[226] Il y en avait sur les voies romaines, et il y en a dans plusieurs pays de l’Europe, de même qu’un trottoir pour les piétons.
[227] Excepté en Angleterre, où elle se fait aux dépens du Trésor public.
[228] C’est une idée très ingénieuse de Garnier. Voyez sa note 33e, à la suite de sa traduction de Smith.
[229] Dîme royale.
[230] Liv. XX.
[231] Du latin quot, combien.
[232] Liv. XX.
[233] Administration des finances, tom. I, ch. 8. Les frais de recouvrement, sous ce ministère, ne se montaient plus qu’à 58 millions, sur 557 millions 500 mille livres de contributions.
[234] Necker n’évalue la corvée qu’à 20 millions. Mais il considère peut-être plus la valeur des journées de travail fournies que le tort résultant de cette charge.
[235] Ami des hommes, Tom. III, pag. 571.
[236] Voyez Liv. III, ch. 3. Que l’étendue de la demande est bornée par le prix des produits.
[237] Celle du cit. Canard : Princip. d’économ. polit.
[238] Voyez Liv. III, ch. 4, De la cherté et du bon marché.
[239] « Il est assez ordinaire de pousser les exécutions jusqu’à dépendre les portes des maisons après avoir vendu ce qui est dedans ; et on en a vu démolir pour en tirer les poutres, les solives et les planches, qui ont été vendues cinq ou six fois moins qu’elles ne valaient, en déduction de la taille. » Dîme royale, pag. 24.
[240] Rich. des nat. Liv. V, ch. 2.
[241] Forbonnais, Principes et observations, etc. Tom II, pag. 247.
[242] Voyez l’interrogatoire subi en 1766, par Franklin, à la barre de la chambre des communes.
[243] Garnier, traduction de Smith, Tom. IV, pag. 438.
[244] Considérations sur les avantages de l’existence d’une dette publique, pag. 8.
[245] La faculté qu’ont les contrats de rente de pouvoir circuler d’une main dans l’autre, ne leur donne pas une valeur pareille à celle de la monnaie, parce qu’ils n’en remplissent pas l’office. Des billets de confiance, en servant de monnaie, augmentent véritablement la masse des capitaux, parce que s’ils ne servaient pas à la circulation des autres biens, il faudrait employer à cette circulation des capitaux véritables, de l’argent ; mais des contrats de rentes emploient pour leur circulation de la monnaie, loin qu’ils en tiennent lieu.
[246] Même ouvrage, pag. 13.
[247] Costaz, Rapp. sur la dette publ. du 16 floréal an X.
[539]
LE chiffre romain I désigne le premier volume. Le chiffre II désigne le second.
Le chiffre arabe désigne la page.
Le petit chiffre romain désigne les pages du Discours préliminaire.
La page indiquée est celle où la matière commence à être traitée : elle s'étend souvent sur les pages suivantes.
Le sujet est traité soit dans le texte, soit dans les notes de la page indiquée.
ACADÉMIES, ne sont point un faste inutile: I, 344, et II, 430.
Accaparement des blés, est difficile: I, 297, et n'est pas sans utilité: 302.
Accumulation, seule manière de former des capitaux: I, 85. Ne se fait pas nécessairement sous forme d'argent: 87 et 94. L'une des causes de la grande supériorité de l'homme sur les animaux: 9o. Elle est lente de sa nature: 91. Ses heureux effets: 95, 104 et 106. Vue autrefois de mauvais œil, parce qu'on en ignorait l'utilité: II, 275.
Accumuler, c'est retrancher sur les consommations stériles pour ajouter aux consommations productives: I, 90.
Acte de Navigation, des Anglais; leur est utile militairement et non pas commercialement: I, 171.
Administration, quand elle est bonne, elle accroît la valeur du pays tout entier II, 317.
Administration ( dépenses d') en quoi elles consistent: II, 408.1
Administration ( mauvaise) fait tort à la population: I, 394.
Agiotage, contraire à la circulation: II, 136.
Agiotage des effets publics; en quoi funeste à la société : II, 522.
Agnels d'or, nom d'une monnaie de S. Louis, fort estimée : I, 565.
Agricole, Voyez Industrie agricole.
Agriculteur (l'), en quoi il concourt à la production: I, 6.
[540]
Agriculture, exige de moins grands capitaux que les autres industries: I, 114. Est encouragée par la multiplicité des villes. 410. N'a pas beaucoup dégénéré à aucune époque: II, 124.
Aisance (air d'), moyen de Je donner à un pays: II, 354.
Alliage, compté pour rien dans la valeur intrinsèque des monnaies: I, 427.
Altération des monnaies, comment elle a lieu: I, 453. Celles que fesaient les rois de France n'étaient pas toujours. avouées: 456. Tous les gouvernemens et même les républiques en ont été coupables: 458. Ses conséquences: 461. Désordres dont elle est suivie : 464.
Améliorations au fonds de terre, dans quels cas les profits remboursent les capitaux qui y ont été employés; et dans quels cas ils ne les remboursent pas: I, 109, 110.
Amsterdam, sûreté de sa banque II, 16.
Anglais, le plus souple des peuples dans ce qui a rapport à l'industrie: I, 131. Cherchent, découvrent et suivent les meilleurs procédés dans leurs fabrications: 132. Savent éviter également la routine et la versatilité: 133. Étaient fort peu industrieux il y a 150 ans : 135. Leur politique pour n'être pas supplantés dans les choses d'industrie : 358. Pourquoi ils vendent leurs marchandises à bon marché sans y perdre: II, 97.
Angleterre, un journalier a de la peine à y subsister de son travail: I, 81. Tirait naguère ses quincailleries d'Allemagne : 135. Ne fabriquoit point de Cotonnade au 17° siècle: ibid. Evaluation de son numéraire : 178. A gagné en perdant ses colonies: 240. Ses sacrifices pour les conserver: ibid. Quelles sont les véritables causes de sa prospérité: 318. A des lieux de franchise et ce sont ceux où l'industrie prospère le plus : 319. La justice y est promptement et équitablement administrée : 342. Ce que lui a coûté la dernière guerre: 354. Mieux pourvue depuis qu'elle est devenue plus populeuse: 396. Dépend des étrangers pour sa nourriture: 400. Situation violente où elle s'est mise: 401. Moyens qui lui restent de s'en tirer: 402. Fabrique gratuitement les monnaies : 439. Conséquences de cette mesure: 440. Vend à bon marché afin de vendre davantage: II, 78.
Anticipations, espèces d'emprunts: II, 518.
Application des principes, demande une grande sagacité : II, 227.
Apprentissages, leurs effets: I, 313. Ne procurent pas une exécution plus parfaite des produits: 316.
Apothicaires, leur industrie ne saurait être libre: I, 323.
Arbres, ne sont pas assez multipliés: I, 383. C'est un préjugé de croire qu'ils diminuent le revenu des terres:ibid.
Argent, pourquoi, à valeur égale, il est plus estimé que la marchandise: I, 176. Variations que sa valeur a éprouvée: 475. Pourquoi n'est pas employé dans les payemens en Angleterre: 492. Ce qui détermine sa valeur échangeable II, 105. Pourquoi sa valeur n'a pas baissé en proportion de son abondance: ibid. Est une des marchandises dont les débouchés sont le plus étendus: 109. N'aurait pas baissé de valeur s'il avait pu servir de nourriture: 110. Ses usages plus étendus dans les pays riches: 111. Il s'en produit environ vingt fois [541] davantage qu'il ne se produit d'or: 112. Vaut plus en Europe qu'en Amérique, et plus en Asie qu'en Europe: 114. Voy. l'article Métaux précieux pour les qualités qui lui sont communes avec l'or.
Armateur; en quoi consiste son industrie : I, 148.
Articles courans, procurent les profits les plus considérables et les plus sûrs: II, 205.
Artisan, apporte une valeur dans la masse des richesses sociales I, 126.
Arts agricoles, ne peuvent être exercés par un nombre d'hommes considérable réunis sur le même point: I, 405.
Arts industriels, pourquoi exercés de préférence dans les bourgs et les villes : I, 406. On y perdait autrefois plus de tems et de matières que de nos jours: II, 343.
Asie, engloutira à l'avenir moins de métaux précieux que par le passé : II, 211.
Assignats, pourquoi ils n'ont pas perdu leur valeur sur-le-laient moins qu'un autre papier-monnaie: 49 Leur discrédit occasionna une circulation prodigieuse: II, 137.
Augmentation des monnaies, nom ridicule donné par les ordonnances à l'altération des monnaies: I, 454.
Avances, le meilleur des encouragemens: I, 259.
Avarice (l') caractérisée : II, 388.
BAISSE des prix, est relative: II, 77, ou réelle: 79. Celle-ci ne diminue pas la valeur totale des produits, mais elle augmente leur quantité: 83 et 85. Seule elle répand l'usage des produits parmi les classes plus pauvres : 86. Peut être générale sur toutes les denrées: 88.
Balance du commerce qu'on entend par ce mot: I, 173. Est-ce un avantage de l'avoir pour soi? 175. Ses tableaux démentis par les faits: 178.
Banques de dépôt; leur objet: II, 11. On est intéressé à y laisser perpétuellement les sommes déposées: 15. D'où elles tirent leur bénéfice: ibid. Si elles peuvent exister sous un gouvernement arbitraire : 17.
Banques de circulation; leur objet II, 18. Pourquoi elles ne doivent escompter que des effets à courtes échéances: ibid. Sources de leurs bénéfices: 19. Plusieurs valent mieux qu'une seule : 21. Manière dont elles émettent leurs billets: ibid. Ce qui arrive lorsqu'elles en émettent trop : 30. Pourquoi les effets à longue échéance ne sont pas un bon gage de leurs billets: 31. Ne peuvent prêter des capitaux destinés à être engagés dans des entreprises industrielles 32. Quel est le secours réel qu'elles offrent : 56.
Banque d'Angleterre ; ses subterfuges pour retarder l'acquittement de ses billets: If, 19. Reçoit et paye pour les particuliers: 20. Ce qui sera la cause de sa subversion: ibid. Et ce qui cause déjà sa détresse:36.
Banques d'Ecosse, font des avances à découvert : II, 21.
Banque de France; en quoi consistent ses opérations:II,20.
Banque de Law, d'abord fondée sur de bons principes: II, 46.
Banqueroute publique, non [542] moins fâcheuse lorsqu'elle se fait par l'altération des monnaies que de toute autre manière : I, 463.
Banquier; en quoi consiste son industrie : I, 148.
Bas-clergé, pourquoi fort peu payé: II, 257.
Baux (longs) favorables à l'amélioration des terres II, 322; de même que leur solidité: 326.
Berne; comment ce canton s'était délivré du ravage des hannetons: I, 329.
Besoin d'argent; expédiens honteux qu'il suggère aux gouvernemens II, 406.
Besoins des hommes; leur diversité a donné lieu aux échanges: I, 415. Les échanges ont donné lieu à la monnaie : 416. Influent sur la demande qu'on fait des produits : II, 73. Varient selon les lieux et les circonstances politiques, 74.
Bibliothèques publiques, ne sont point un faste inutile à la production :I, 344.
Bijoux, sont peu de chose dans le capital d'une nation: I, 373.
Billets de banque, ou de confiance; leur gage est aussi sûr en bons effets qu'en argent: II, 18. Manière dont ils sont mis en émission: 21. En quoi ils diffèrent du papier-monnaie: 22. S'ils ajoutent quelque chose à la masse des richesses sociales: 23. Comment ils font fuir la monnaie d'argent : 25. Ne remplacent plus la monnaie du moment qu'on ne peut plus les recevoir à bureau ouvert : 27. Ne sauraient remplacer une trop grande partie de la monnaie métallique: ibid. Quel est l'accroissement de valeur ou de richesses qu'ils procurent, 28. Pourquoi les effets à longue échéance, ne leur servent pas de gage: 31. Leur danger: 38. Redoutent plus que les espèces la contrefaçon: 40. Moyen d'empêcher leur trop grande multiplication: ibid.
Billon (monnaie de), ce que c'est: I, 509. Redoute les contrefacteurs: 513.
Birmingham; ce que cette ville consomme de métaux précieux en dorures et argentures: II, 113.
Blé, le plus considérable de tous les produits : I, 293; et le plus généralement consommé : ibid. Irremplaçable jusqu'à un certain point: 294. Son prix influe sur celui de tous les autres produits ibid. Sujet de grandes disputes entre les Economistes et les partisans du systême mercantile : ibid. Les entraves à sa circulation de province à province, absurdes: 295; et coupables: 296. Est la marchandise la plus difficile à accaparer: 297. La persécution des spéculateurs en grains a augmenté leurs profits: 298. Son commerce ne peut être fait à bon compte ni par le fermier: 299; ni par le consommateur: 300; ni par l'administration: 301. Les accaparemens qu'on en fait ont leur utilité : 303. Celui que procure l'administration fait fuir l'autre : 304. Quand sa sortie peut être prohibée: 311. Sa valeur subit des variations à de petits et non à de grands intervalles : 474. Si sa quantité décuplait, sa valeur ne baisserait pas : II, 110. Pourquoi sa valeur est la meilleure mesure des autres valeurs: 125. Pourquoi son prix règle celui de la viande : 311. Sa culture n'était pas la plus profitable chez les Romains : 312.
Bon-marché, voyez Baisse des prix.
Brésil (mines du), voy. Pérou.
Brevets d'invention, empruntés des Anglais : I, 262. [543] Ne sont pas injustes comme les autres priviléges exclusifs: 263. Pourvu que leur durée soit limitée: ibid.
Buckels, hollandais, apprend à ses compatriotes à encaquer les harengs: I,399.
CAISSES d'amortissement; en quoi consistent leurs opérations: II, 630. Sont favorables à l'accroissement de la dette, 632.
Caisses de prévoyance, favorables à l'accumulation des capitaux: I, 89. Utiles à l'humanité: II, 240. Moyens pour qu'elles réussissent: ibid.
Campagnes; pourquoi plus riches dans le voisinage des villes: I, 352.
Campagnes (industrie des). Voyez Industrie agricole.
Čanard; doctrine de cet auteur combattue: II, 491.
Capital d'une nation, ce qu'il faut entendre par ce mot: I, 15.
Capital productif; indispensable pour la production: I, 12. En quoi il consiste: ibid. Les monnaies en font partie 13. Mais il ne consiste pas dans les monnaies seulement 14. Estimation de celui de la Grande-Bretagne, selon Beeke: 16. Son étendue borne la quantité d'industrie qui peut être mise en activité 35. Il est nécessaire même à la production des produits immatériels: 366. Exceptions: 368. Source de l'erreur qui ne considère comme tel qu'une somme d'argent: II, 271. C'est une propriété plus avantageuse, à certains égards, qu'un fonds de terre: 316. Il est susceptible de se consommer: 340.
Capital productif d'utilité ou d'agrémens; en quoi il consiste: I, 371. Se confond quelquefois, chez l'homme industrieux, avec le capital productif: 373. Jamais chez le capitaliste: 374. Comment il s'entretient: 375. Diminue la masse des capitaux productifs 378. Et par conséquent celle des salaires : 379.
Capitalistes, profitent des monopoles établis en faveur des producteurs: I, 275. Pourquoi se réunissent dans les villes : 406.
Capitaux. Il y a plus de capitaux que de travaux perdus, pour la production: I, 18. Leur analogie avec les fonds de terre : 19. Leur différence: 20. Se confondent avec les fonds de terre où ils se trouvent répandus: 20. Ont toujours été rares en France: 36. Là où ils ne manquent pas, nul être laborieux ne reste désœuvré:47. Jusqu'à quel point de gros capitaux servent pour la division du travail : 74. Sont composés de produits : 83. Comment ils commencent à se former: ibid; et ensuite s'accroissent: 85. Ceux qui appartiennent au public sont les moins ménagés: 96. Peu de motifs pour en amasser là où il y a peu d'industrie: 102. L'encouragement le plus réel à leur accumulation, c'est de les respecter inviolablement: 103. Comment ils se divisent à mesure qu'ils s'accroissent, et comment ils répandent l'aisance dans toute la société 105. Comment ils s'entretiennent 107. Engagés dans un fonds de terre, sont les plus solidement acquis à une nation: 110. Leurs profits sont proportionnés au tems où ils [544] sont occupés dans la production: 111. Ne s'obtiennent que par de longues épargnes et une constante activité: 128. Sont ce que les individus et les nations peuvent le moins suppléer quand ils en manquent: 129. Quels sont les plus mal employés pour les intérêts d'une nation 192. Manquent aux colonies naissantes: 211. S'y forment rapidement: 212. Leur emploi est dans beaucoup de lieux une affaire de routine : 258. Comment ils sont consommés sans qu'on s'en doute: 375. Ce qui détermine la part qu'ils retirent de la valeur des produits: II, 173. Pourquoi moins offerts en général que l'industrie: 182. De quelle façon leur rareté ou leur abondance influe sur les profits de l'industrie et des terres : 183. Pourquoi se forment vite dans les pays neufs: 187. Ce qui arrive quand ils sont très-offerts: 189. Leurs profits se composent du profit proprement dit, et d'une prime d'assurance qui couvre le risque de les perdre : 266. Le profit ne varie pas suivant les emplois, mais bien la prime : 269. Comment ils sortent d'un emploi pour entrer dans un autre: 271. Plus abondans dans les villes que dans les campagnes: 295. Quels sont leurs emplois les plus avantageux pour la société : 329.
Capitaux en circulation; ne comprennent pas les capitaux engagés: II, 270.
Capitaux engagės; leurs profits ne suivent aucune règle: II, 270.
Capitaux improductifs; ce que c'est: I, 17.
Caravannes (le commerce par), appartient à un état encore peu avancé de prospérité publique: I, 70.
Catherine II, de Russie; ce qu'elle a oublié en fondant plu sieurs villes: I, 412.
Cauris; coquillage servant de monnaie: I, 423. Sa valeur fondée uniquement sur cet usage: 431.
Cautionnemens; espèces d'emprunts: II, 517.
Célébrité; à quels noms elle s'attachera désormais: I, 146.
Cévennes; offrent l'exemple d'une culture ingénieuse : ÎI, 330.
Changes; pourquoi leur cours est altéré par la monnaie de cuivre et de billon: I, 512. Causes générales de leurs variations: II, 8.
Chanvre, cultivé de préférence dans les pays de petite culture, pourquoi: I, 123.
Chapeaux feutrage des), mieux entendu en Angleterre qu'en France: I, 132. Chapeaux de paille; meuble utile et peu cher, qui devrait être adopté par tous les villageois: I, 139.
Char à trois chevaux ; image sous laquelle on peut se représenter la production : II, 181.
Charlemagne ; altérations successivement subies par sa livre d'argent: I, 451. Son économie au milieu de ses grandes entreprises: II, 404.
Charrue; la plus utile des machines, n'est point indispensable: I, 43. Cherté; pourquoi plus grande en France depuis la révolu tion: II, 115.
Cherté réelle, distinguée de la cherté relative: II, 79.
Chiffres; il n'y a pas de mauvaise opération qu'ils ne puissent servir à justifier: I, 207.
Child (Josias); ses conseils aux Anglais relativement à l'industrie: I, 525.
Chine; la division du travail y est poussée plus loin qu'ailleurs [545] dans la production du sucre: I, 66. Possède exclusivement des denrées devenues nécessaires pour nous: 196. Si la concurrence de nos marchands peut y faire sensiblement monter le prix des marchandises : 198. A plus de commerce intérieur et moins de commerce extérieur que la plupart des autres nations: II, 332.
Chirurgiens; leur industrie ne saurait être libre: I, 323.
Christine, reine de Suède; son mot sur la révocation de l'édit de Nantes: I, 189.
Circulation de l'argent et des marchandises; véritable sens de cette expression: II, 64. On a souvent attaché trop d'importance à son activité: 150. Nuisible quand elle ne sert pas à une production véritable: 133. Quel est le maximum de sa rapidité: 134. La marche des saisons s'oppose à son activité dans l'agriculture: 135. Il n'y a aucune différence entre celle de l'argent et celle des autres marchandises: ibid. Causes qui la ralentissent: 136. Comment l'agiotage lui est nuisible: ibid. Pourquoi son activité fut prodigieuse dans le discrédit des assignats: 137.
Circulation des propriétés, est dans l'intérêt de la société : II, 477.
Circulation (lettres de change de); ce que c'est: II,5. Pour quoi ne peuvent pas être escomptées avec sûreté par les banques, 34.
Colbert, multipliait les ressources plus vite que Louis XIV ne les dissipait: I, 100. Le meilleur encouragement qu'il donna, fut des avances aux manufacturiers 259. Origine de sa partialité en faveur des manufactures: 322. Résultats de son systême: ibid.
Colonies; en quoi elles diffèrent des comptoirs: I, 208. Deux motifs principaux pour en fonder: 209. Rapides progrès de celles des anciens: 211. Čelles des modernes fondées par des aventuriers : 214. Causes de leur mauvaise administration: 228. Occasionnent de fortes dépenses à la métropole : 230. Les rendre indépendantes ne serait pas les donner aux ennemis: 239. La perte que les Anglais ont faite des leurs a été un avantage pour eux: 240. Sont considérées en économie politique, comme des nations étrangères: 404.
Colons des iles; ont leurs raisons pour être invinciblement attachés à l'esclavage: I, 223. Causes de leurs gains énormes: ibid.
Comédien (le); se fait payer en argent le mépris qu'on a pour sa profession: II, 251.
Commandite; ce que c'est : I, 191.
Commerçant (le); en quoi il concourt à la production: I, 2.
Commerçans en grains injustement poursuivis par l'aversion populaire : I, 64.
Commerce; ses profits ne sont point fondés sur une perte équivalente, mais sur une production véritable : I, 29. Différentes manières de le faire, 147. Erreur sur ce qui en fait le fondement: ibid. Est une source qu'on tarit quelquefois quand on détourne son cours: 245. Ne peut être fait avec avantage par un gouvernement : 533. Si le plus lucratif de tous suffit pour payer les frais de la plus heureuse des guerres: 354. Il est difficile de perdre totalement et brusquement les avantages qu'on a coutume d'en obtenir: 356. A quoi il se réduisait dans les grands états de l'Europe jusqu'au dix-septième [546] siècle : I, 409. N'a pas besoin de connaître la valeur absolue des marchandises, mais bien leur valeur relative: II, 126. Voy. Industrie commerçante.
Commerce des grains; aussi utile que tout autre: I, 296. Ses gains accrus par les persécutions dont il a été l'objet 298. Ne peut être fait à bon compte par le fermier: 299; ni par le consommateur: 300. Est quelquefois utile même par ses accaparemens: 303.
Commerce de transport; en quoi il consiste: I, 167. Pourquoi les Hollandais le font à meilleur marché que d'autres: ibid. Dans quels cas il convient à une nation de le laisser faire pour elle à une autre: 169. Offre l'emploi de capitaux le moins avantageux à une nation: II, 331.
Commerce extérieur; comment il produit: I,157. N'est pas si important qu'on le suppose: 348. Les gouvernemens ne font pas usage du meilleur de tous les moyens de l'encourager: ibid. Offre un emploi de capitaux peu avantageux pour une nation II, 331.
Commerce lointain, ne convient pas aux nations qui ont peu de capitaux: I, 192.
Commerce maritime des anciens; preuve du risque énorme dont il était accompagné: II, 283.
Commodité (la) mieux entendue par les Anglais que par les autres nations: I, 133. Comment les goûts de pure fantaisie lui sont contraires : 136.
Compagnies de commerce; leur utilité: I, 191.
Compagnies des Indes françaises; réponse que fit la Bourdonnais à un de ses directeurs: I, 203. La première de toutes formée sous Henri iv: ibid. Se ruinent toutes en France, malgré les secours qu'on leur accorde: 205.
Compagnie d'Ostende : son originé: I, 204.
Compagnies privilégiées déterminent un emploi de capitaux qui ne convient pas aux circonstances de la nation: 194. Sont perdues quand le gouvernement devient leur associé : ibid. Raisons données pour justifier leurs priviléges exclusifs : 195. Ne sont pas plus propres que les particuliers à entretenir la bonne harmonie entre les nations: 196; ni à obtenir de meilleures conditions: 199. Si elles en obtiennent, ce n'est pas la nation qui en profite: 200. Devraient faire des gains immenses, et ne les font pas; pourquoi: 202. Font fuir dans l'étranger les capitaux et l'industrie: 204.
Comptoirs; ce que c'est : I, 208.
Confiscations, diminuent le capital de la société : II, 479.
Connaissances humaines, se tiennent toutes: I, 543. En quoi la société est intéressée à leur perfectionnement: II, 428. Si elle en doit payer l'enseignement: 429.
Consommation; n'est point destruction de matières, mais destruction d'utilité : I, 30. Met des bornes à la division du travail: 67. Faite au-delà des revenus est nécessairement prise sur les capitaux: 92. Fait sortir de l'argent du pays : 93. Comment elle diminue en tems de disette, quoique le nombre des hommes ne diminue pas: 302. A presque toujours lieu à la suite d'un échange: 415. 'Peut se représenter sous l'image d'une pyramide : II, 72. La signification de ce mot développée : 338. Est toujours un mal, quelquefois balancé par un avantage : 342, Autrefois [547] plus grande que de nos jours dans les manufactures: 343. Ne doit jamais se faire dans le seul but de consommer: 346. Le gouvernement y a une grande influence: 356. Si elle contribue à la prospérité des nations: 558. S'il convient de l'encourager: 367. Ne doit pas être réglée par les lois: 384. Est sous l'influence de la plupart des passions: 386.
Consommation improductive, la seule qui dissipe les capitaux I, 89. Quelle est la mieux entendue : II, 348.
Consommations publiques, quelles sont celles que désigne cette expression: II, 395. Entraînent, comme toute autre consommation, une destruction de richesses: 396. Comprennent la consommation du service des capitaux et des terres du public: 449. Par qui les frais en sont payés : 455.
Consommation reproductive; quelle est la mieux entendue II, 343.
Consommateur (le), est celui qui détruit l'utilité d'un produit: I, 31. Profite de la division du travail plus que le producteur 61. Pourquoi il ne lui convient pas de fabriquer lui-même ce qu'il consomme: 62. Le mérite des produits ne dépend pas moins de ses goûts que du génie du producteur: 135. Profite seul de la baisse des denrées : II, 91. Paye une partie de l'impôt avancé par le producteur: 482. Il la paye avec une surcharge considérable : 508.
Consommateurs; l'Angleterre est réduite à livrer des guerres pour en avoir : I, 400. Il y aurait pour cela un autre moyen trop sage pour être adopté : 402. Ce mot embrasse tous les hommes : II, 347.
Contraintes contre les débiteurs, favorables à ceux qui ont besoin d'emprunter : II, 287.
Contrefaçon des ouvrages littéraires, dans quel but a été tolérée : II, 151. Nous a privés de plusieurs bons ouvrages: 154.
Contrôle de l'or et de l'argent, opération difficile et coûteuse, dont le gouvernement s'acquitte mieux que les particuliers: I, 528.
Corps d'arts et métiers; ce dont ils s'occupent le plus et ce dont ils s'occupent le moins: I, 513. Moyens de police disproportionnés avec le but: 314. Prospérité des villes d'Angleterre qui n'en ont point: 320.
Corvées, pourquoi sont un mauvais impôt : II, 472.
Cotonnades; évaluation du produit de cette industrie en Angleterre : I, 135. Quelles réclamations excitèrent les premières qu'on fit en France: 247.
Cours, pourquoi elles sont toujours entourées d'une atmosphère de misère : II, 374. que
Cours du change, ce c'est : II, 3. Favorable aux pays qui ont des banques de dépôt, et pourquoi: 14.
Courtier en quoi consiste son industrie : I, 148.
Couvens, ne font pas tort à la population parce qu'ils ne produisent pas d'enfans: I,395.
Créanciers de l'état; dommage qu'ils éprouvent d'une altération des monnaies : I, 463.
Crédit : signification de ce mot: II, 285. Ce qui le fonde: ibid.
Crédit public; sur quoi il se fonde: II. 526. S'il est funeste aux nations: 528.
Cuirs (tannage des) occupe long-tems les capitaux employés à cette industrie : I, 112.
Cuivre (monnaies de), voy. Monnaie.
[548]
Culture (grande), ce que signifie cette expression : I, 117. Donne un excédant plus considérable des produits sur les consommations: 118. Admet moins les améliorations: 120. Est au total moins favorable à la population: 122.
Culture (petite), ce que signifie cette expression: I, 117. Met le terrain à profit : 118. Embellit la face d'un pays: ibid. Donne réellement plus de produits; mais une partie de ses produits est consommée sur les lieux: 120. Est plus favorable à la population totale que la grande culture : 122.
Cyrus, fit beaucoup de plantations: I, 384.
DANSE (la), est un travail productif dont le producteur est en même tems le consommateur: I, 369.
Débit; ce qui le procure: I, 359.
Débouchés, signification de ce mot: I, 152. Ils augmentent pour chaque produit en proportion que les autres produits se multiplient: 154.
Découvertes, ne sont pas autant qu'on le croit l'ouvrage du hasard: I, 59.
Demande d'une marchandise, véritable sens de cette expression: IJ, 68. Est bornée par le prix naturel de la marchandise: 69. La demande totale est toujours égale à la production totale: 176.
Denrées, signification de ce mot: I, 149. Se partagent en trois grandes classes: 385. Sont réellement moins chères en Europe qu'elles n'étaient il y a trois siècles: II, 89.
Denrées nourrissantes, avantage d'en multiplier le nombre plutôt que la quantité: I, 309. Sont les plus nécessaires de toutes: 385. Ce qui arrive lorsqu'on se met dans la dépendance de l'étranger pour en avoir: 399.
Denrées vêtissantes et meublantes, on en a toujours assez quand on a assez de denrées nourrissantes: I, 386.
Dépense (la) distinguée de la consommation: II, 341.
Dépenses, ont augmenté depuis 150 ans, non pas de nom seulement, mais de fait : I, 100.
Dépenses publiques, distinguées en générales et particulières: II, 457. Les fonds qui y sont affectés ne devraient pas passer entre les mains des agens supérieurs: 459.
Dépopulation, quelle est la moins réparable: 394.
Désordre (le), entraîne la ruine : II, 391.
Dette publique, sa nature et ses effets généraux : II, 514. Résumé des apologies qu'on en a faites: 523.
Dime ecclésiastique, aurait été très-inéquitable si elle avait été également perçue: II, 497.
Disettes, rares dans le cours naturel des choses: I, 307. Par quels moyens on pourrait les rendre plus rares encore: 309. Quels sont leurs effets sur la population : 396.
Dissipateur (un), est un fléau public: I, `95.
Distribution des habitans, déterminée par la nature de leurs productions: I, 405.
Distribution des richesses, n'est que la distribution de la valeur des produits : I, 414.
Division du travail, existe dans les sciences comme dans les manufactures et la [549] main-d'oeuvre: I, 54. Augmente la dextérité:56. Evite le tems perdu: ibid. fait découvrir les meilleures méthodes et les machines les plus expéditives: 57. Origine de plusieurs découvertes dans les sciences: 59. Comment elle a lieu dans le commerce: ibid. Ne doit pas être poussée trop loin: 60. plus favorable au consommateur qu'au producteur : 61. Et néanmoins favorable au producteur: 62. N'est pas poussée assez loin dans l'approvisionnement de certaines grandes villes: 63. Est bornée par l'étendue de la consommation: 67. Ne peut pas s'introduire dans la production des objets d'un grand prix, et pourquoi: 72. Est fort peu de chose dans l'industrie agricole : 73. Exige souvent de gros capitaux: 74. Mais non de gros capitalistes: 76. Ses inconvéniens: 78: Est cause de la maladresse des gens en tout ce qui ne tient pas à leur métier: 79. Rend plus dure la condition des travailleurs : 80. Avec de bonnes lois on jouirait de ses avantages et l'on se garantirait de ses inconvéniens: ibid.
Droits d'entrées, circonstance où ils sont utiles: F, 282. Nécessaires à la France plus qu'à l'Angleterre: 284. Sont un équivalent des impôts directs dont les produits indigènes sont grevés: 286. Et par cette raison ne doivent pas être excessifs: ibid. Voyez Prohibitions.
Dupont-de-Nemours accuse à tort Colbert d'avoir ruiné la France: I, 125.
ECHANGES; leur nécessité démontrée: I,415. Facilités que leur donne la monnaie: 416. Plus nécessaires et plus compliqués dans une société avancée: 417
Ecoles publiques, ne sont point un faste inutile à la production: I, 344.
Économie (l'), vertu également éloignée de la prodigalité et de l'avarice: II, 388. Son éloge: ibid. Plus belle encore dans un gouvernement que dans les particuliers: 403. N'est pas incompatible avec le génie qui fait entreprendre de grandes choses: 404.
Économie politique, longtems confondue avec la politique : I, j. Cette science a suivi les progrès des autres : iii. Son objet et ses moyens: v et suiv. jusqu'à xi. Ses principes méconnus des anciens et des modernes, jusqu'à ces derniers tems: xii. Histoire de ses progrès dans le 18e siècle: xiii. Tout le monde est intéressé à la connaître : xxvii. Choses qui ne sont pas de son domaine : I, 2. Ne considère les limites politiques des états que comme des accidens: 404. Doit être plus exacte dans ses raisonnemens que dans ses exemples: 481,
Économistes (secte des), son origine: I, xvi. Sa méthode de raisonner: ibid. Quel bien et quel mal elle a produit: xvii. Quel est le principal fondement de ses erreurs: I, 27. A donné la préférence à la grande culture parce qu'elle fournis sait un produit net plus considérable: 120. Se trompe quand elle dit que le commerce et les manufactures ne produisent rien: 126. Ses erreurs relativement au commerce extérieur: 160. Les campagnes resteraient [550] pauvres et dépeuplées si l'on suivait ses conseils: 411. A cru mal-à-propos que le bon marché des denrées diminuait la masse des richesses: II, 83.
Ecoulement (défaut d'), ne vient pas de ce qu'il y a trop de produits, mais de ce qu'il n'y en a pas assez : II, 177.
Eden, son adresse en négociant un traité de commerce avec la France: II, 205.
Effets publics, la faculté de les vendre à volonté permet aux gouvernemens modernes d'emprunter à de meilleures conditions: II, 284. Ceux qui ne sont pas négociables portent un intérêt plus fort: 285.
Egypte (Français en), les plus grands, obstacles qu'ils rencontrent proviennent du peu de capitaux accumulés dans ce pays: I, 91.
Empreinte des monnaies, son utilité: I, 436. Ajoute une valeur au métal: 438. Quelles sont les qualités qu'elle doit avoir: 517. Conserve son entière valeur jusqu'au dernier moment: 521. 288.
Emprisonnement; moyen injuste pour contraindre les débiteurs : II, Emprunts particuliers, quel était principalement leur but dans le moyen âge: II, 277.
Emprunts publics, leur montant ordinairement consommé: II, 514. Entraînent la destruction d'un revenu : 515. Ils sont ou non remboursables: ibid. Dans quels cas ils font monter l'intérêt de l'argent: 518. N'ont point d'avantages autres que ses ressources qu'ils procurent: 520.
Encouragemens; il n'en est aucun qui puisse porter l'industrie d'une nation au-delà du pouvoir de ses capitaux: I, 257. Celui que Colbert donna en fesant des avances, excellent: 259. Abus dont ils sont en général suivis : 160.
Enfans; la difficulté n'est pas de les faire, mais de les élever: I, 392.
Entrepreneurs d'industrie (les): possèdent ordinairement en propre une partie au moins de leur capital: I, 35; et II, 221. Ce qui réduit la concurrence de leur genre de travail: 223. Sont les intermédiaires entre tous les producteurs et entre ceux-ci et le consommateur: 227. Avantage de leur position relativement à l'ouvrier: 242.
Épargne (1), dans un pays est favorable à tout le monde, et principalement à ceux qui vivent de leur travail : II, 362. Seul bon moyen de l'encourager: 368.
Épiceries (commerce exclusif des), quoiqu'entre les mains des Hollandais, n'en a pas rendu le prix exorbitant pour les autres nations: I, 238. Sur le point de leur échapper: ibid.
Esclavage, dans les colonies, à quoi il doit être attribué: I, 215. Est favorable à la production: 216. Pourquoi si vivement défendu par les colons des îles: 225.
Esclaves, dans les colonies; le produit de leur travail offre un excédant sur leur consommation plus grand que celui du travail des hommes libres : I, 219. Leur revenu est égal au montant de leur consommation: II, 247. Leur classe ne se recrute pas à ses propres frais : ibid.
Espagne, n'a pas été dépeuplée par le Nouveau-Monde : Î, 393. Moins bien pourvue depuis que le nombre de ses habitans a diminué : 396.
Esprit (1'), est paresseux comme le corps: I, 56.
Esprit de suite; l'un des [551] principaux élémens de la prospérité, par quoi contrarié: I, xxix.
Essais, leur danger: I, 141. Sur-tout en agriculture: ibid. En quoi ils consistent dans l'industrie commerçante : 142. Sont moins dangereux dans l'industrie manufacturière : 143. Quels momens et quels capitaux il convient d'y consacrer: 145.
Établissemens de bienfesance, s'ils sont une dette de la société II, 440. Ils contribuent à la baisse des salaires : 442. Deux seuls moyens d'en écarter les indigens: 443.
Établissemens publics, comment il faut faire le calcul de ce qu'ils coûtent: II, 451.
Etats, voyez Nations.
États-Unis d'Amérique, civilisent les Creeks pour profiter de leurs productions: I, 352. Économie de leur administration: II, 409.
Etiquette des cours, coûteuse pour les peuples II, 417;
Etoffes de soie; singulier motif qui fit révoquer la prohibition de leur introduction sous Henri IV: I, 276.
Étrangers, ne font pas tort à une nation en exportant le revenu des terres qu'ils y ont acquises: II, 185. Comment on les attire: 186.
Êtres animés, peuvent se multiplier plus rapidement que l'ordre de la nature ne les détruit: I, 387.
Europe, mieux pourvue depuis qu'elle est devenue plus populeuse : II, 396.
Européens, ont seuls fondé des colonies: I, 208. Leur ascendant sur l'Asie diminuera la quantité d'argent qu'on y porte: II, 211.
Evaluation des valeurs, pourquoi se fait en argent plutôt qu'en une autre marchandise: I, 480.
Examens; dans quels cas ils retardent la marche des connaissances: II, 431.
Expatriation; ses effets sur le pays qu'on adopte et sur celui qu'on quitte : I, 187. Les lois ne sauraient l'empêcher : 189. Mais il est d'autres moyens pour cela : ibid.
Expériences, voyez Essais.
Exportation; signification de ce mot: I, 149. Les nations qui en font le fondement de leurs profits sont tracassières, et pourquoi: 150. Dans quels cas celle de l'argent monnayé est profitable : 445.
FABRICATION des monnaies; valeur qu'elle y ajoute: I, 436. Le gouvernement pour l'ordinaire se la réserve exclusivement: 437; et en tire un bénéfice: 442. Peut être l'objet d'un commerce avec l'étranger: 445. De quelle manière ce bénéfice est perçu: 446.
Faits. Il y en a de deux sortes dans les sciences: I, iv. Un fait particulier ne saurait détruire un fait général viii. Comment on s'égare en consultant les faits: ix.
Famines. Une de leurs principales causes, ont été les soins mêmes qu'on a pris pour s'en garantir: I, 305. Seraient fort rares si les choses étaient abandonnées à leur cours naturel : 306. Par quels moyens on pourrait les rendre plus rares encore: 309.
Favoriser le commerce; ce [552] que signifie cette expression: I, 227.
Femmes; pourquoi leur travail est si peu payé II, 233. Ne doivent pas rester étrangères à l'instruction élémentaire : 436.
Fermage; ; c'est le payement d'un fonds de terre prêté: I, 33. Est réglé par les profits du terrain: II, 318. Se compose quelquefois de l'intérêt d'un capital: 320.
Fermiers; sont soumis à une grande concurrence: II, 318. Ne sont pas intéressés à améliorer le fonds: 321. En Angleterre, bâtissent sur leurs fermes: 326.
Fertilité; ne doit pas être confondue avec les améliorations répandues sur le terrain: II, 310.
Fileurs de coton; s'ils avaient continué à briser les moulins à filatures, seraient demeurés encore bien plus dépourvus d'ouvrage : I, 49.
Finances publiques; n'ont jamais été administrées avec succès que lorsqu'elles ont été administrées avec économie : II.405.
Fixation du rapport entre l'or et l'argent; ses effets en France: I, 491. En Angleterre: 492. Pourquoi elle n'a pas le même inconvénient par rapport à la monnaie de cuivre: 495.
Fléaux qui détruisent beaucoup d'hommes ne portent pas une atteinte durable à la population: I, 394.
Fonctions publiques, toujours chères, dès qu'elles sont inutiles: I, 410. Toujours à bon marché quand elles sont bien remplies: 411. Danger qui accompagne leur exercice gratuit: 413.
Fonds de terre; son analogie avec un capital: I, 19 et 380. N'est autre chose qu'une machine admirable: 19. Est quelquefois improductif, ou seulement indirectement productif: ibid. Ou productif d'utilité et de plaisirs personnels 20. Se confond souvent avec le capital qui s'y trouve répandu: ibid. Embrasse toutes les richesses naturelles d'une nation: 21. Quelquefois susceptible d'appartenir à un propriétaire, quelquefois non: 22. L'industrie et la population d'un état ne sont pas bornées par ses fonds de terre: 35. On ne peut savoir à quels titres ils sont possédés: II, 140. Ce qui détermine la part qu'ils retirent de la valeur des produits : 173. Ce qu'ils gagnent à être cultivés par leurs propriétaires: 322.
Forbonnais; son erreur sur les ventes et les achats faits à l'étranger: I, 156.
Formules algébriques; Pourquoi ne peuvent pas s'appliquer utilement aux calculs de l'Économie politique : I, xxxix. N'ont pas été employées une seule fois par Smith: II. 256.
Forte-monnaie; ce que c'était et dans quel but on y revenait I, 455.
Fortune publique, est de même nature que les fortunes particulières : I, 397.
Frai des monnaies, ce que c'est I, 515. Par qui doit être supportée la perte qui en résulte: 518.
Frais de contrainte, sont une addition aux impôts sans profit pour le public: II, 471.
Frais d'établissemens, écrasent beaucoup de manufacturiers: II, 346.
Frais de fabrication des monnaies, ne doivent pas être retenus par le gouvernement quand il fait un payement: I, 446.
[553]
Frais de recouvrement des impôts; à combien ils se montaient sous le ministère de Sully et sous celui de Necker: II, 471.
Franc, dénomination qui n'est le nom de rien: I, 501.
Français; pourquoi ils fesaient le commerce de transport de la Turquie : I, 168.
France (la) a toujours eu trop peu de capitaux; effet de cette pénurie: I, 36. Pourquoi ses richesses allèrent en croissant durant la première moitié du règne de Louis XIV, malgré les profusions du gouvernement: 99. Une des causes qui font que les fabrications y sont chères: II, 508.
Franklin; disposition pleine d'utilité dans son testament: II, 182.
Frédéric II, économisait le tems: II, 418.
Frugalité utile à la société, pourquoi: I, 95. Forcée dans la plupart des individus : 97.
GARNIER, croit à tort qu'il convient de multiplier les produits immatériels: I. 365. Combattu dans ses idées sur les monnaies : 433. Se trompe en soutenant que les consommations enrichissent: II, 398.
Gens de loi; une nation ne s'enrichit pas du gain qu'ils font: I, 365.
Geoffrin (Mad.) était libérale avec économie : II, 391.
Gobelins (manufacture des); cause une perte constante à la nation : I, 334.
Gouvernement (le); quelle sorte de produits mérite le mieux ses encouragemens: I, 140. Il n'est aucun de ses actes qui n'ait quelqu'influence sur la production: 241. Son intérêt est de voir se multiplier les produits: ibid. Ne saurait subvenir à l'ignorance du producteur: 244. De quelle fermeté il a besoin pour résister aux suggestions de l'intérêt personnel: 249. Il ne lui convient de se déclarer pour aucun systême 250. Prévoit des événemens que les particuliers ne peuvent pas prévoir: 251. Est nécessairement trompé quand il veut se mêler des affaires des particuliers: ibid. Quand il est à propos qu'il favorise certains emplois de capitaux: 259. Jusqu'où doit s'étendre son intervention dans ce qui regarde l'industrie: 327. Très- utile dans le contrôle de l'or et de l'argent 328. Peut aller jusqu'à réprimer la négligence des particuliers, quand les effets de cette négligence sont de nature à se propager: 329. Seul moyen pour que ses mesures soient bien exécutées : 532. Pourquoi il ne peut avec avantage exercer une industrie : 333. N'agit jamais que par procureur 335. Doit prêter ses capitaux plutôt que de les faire valoir: ibid. Sa concurrence nuisible aux efforts des particuliers: 336. Dérange toute concurrence quand il se fait producteur : 537. De quelles productions convient-il qu'il s'occupe: 338. Favorise plus la production en protégeant la propriété qu'il ne lui est nuisible par les réglemens et les entraves dont il la charge: 340. La favorise en étendant les connaissances: 343. Se réserve, avec raison, la fabrication exclusive des monnaies : 457; et en tire un bénéfice : 442. Bornes de ce bénéfice: [554] ibid. A toujours eu la prétention de pouvoir désigner la marchandise servant de monnaie 450; et sa valeur : 451. Ne perd pas un avantage précieux en perdant le pouvoir de tromper sur les monnaies: 460. Exerce une grande influence sur les consommations d'un pays: II, 356. En quoi le systême économique qu'il embrasse a une grande influence sur les progrès on la décadence de la nation : 402. Toujours moins économe que les particuliers: 403. Ses prodigalités toujours suivies d'une catastrophe: 407. Ne dépense presque jamais reproductivement le produit des levées qu'il fait: 479. S'il doit comme emprunteur inspirer plus de confiance qu'un particulier : 527.
Gouvernement anglais a tout fait pour faire pencher en sa faveur la balance du commerce: I, 181.
Gouvernemens (les) ne peuvent manquer de sentir que le systême colonial actuel, est une sottise: I, 227. Ont enrichi l'Europe d'une foule de produits et en préparent de nouveaux à nos descendans 346. Attachent trop de prix au commerce extérieur : 347. Ont entre leurs mains le meilleur moyen de l'encourager et n'en font pas usage: 348. Peuvent enrichir leur pays par le pillage des autres nations: 349.
Gouvernemens représentatifs; motif purement économique de présumer que leur influence croîtra : II, 527.
Grecques (colonies): leurs progrès étonnans: I, 212.
Grenier d'abondance : les plus utiles sont ceux que font les marchands de grains: I, 300.
Guerre; s'il faut la faire pour reconquérir un commerce qui échappe I, 353. Ce qu'une seule coûte de dépense perpétuelle à une seule grande nation d'Europe, 354. Ne coûte rien aux peuples chasseurs et pasteurs: 418. Comment elle est soutenue par les peuples agriculteurs: 420; et par les nations industrieuses et commerçantes: 421. Admet en se perfectionnant la division du travail : 423. Plus dispendieuse qu'elle n'était autrefois: 424. Coûte de plus ce qu'elle empêche de gagner: 426. D'autant plus fatale à un pays que l'industrie y est plus active: ibid.
HABITANS, causes qui influent fondamentalement et accidentellement sur leur distribution: I, 405.
Harengs; pourquoi l'art de les encaquer est une importante découverte : I, 399.
Héliogabale; opération qu'il fit sur les monnaies pour recevoir de plus fortes contributions: I, 455.
Henri IV, prohibe les étoffes de soie étrangères; mais ses courtisans s'apperçoivent que l'inconvénient en retombe sur eux: I, 276. Evaluation de la somme qu'il avait amassée pour abaisser la maison d'Autriche: 489. Sa loi sur le luxe : II, 385.
Historiens; erreur qu'ils commettent en évaluant les sommes dont il est fait mention dans l'histoire : I, 483. Pourquoi donnent les idées les plus fausses des revenus, du commerce et de toute l'économie des anciens: 487.
Hollandais; pourquoi ils [555] font le commerce de transport à meilleur marché que les autres nations: I, 168. Le Roi d'Espagne leur donne le commerce de l'Inde par une sotte prohibition: 288. Pourquoi sont rarement inoccupés: II, 190. Hommes, ne sont pas plus mal pourvus parce qu'ils sont plus nombreux : I, 395. Doivent toujours tendre à rendre leur condition meilleure ; II, 393.
Honneur (l'); fait partie du payement de certaines professions: II, 251.
IGNORANCE, en quoi contraire à la production: I, 9.
Ile-de-France; ce qu'avait coûté sa conservation, quand Poivre en fut nommé intendant I, 231. A résisté seule aux Anglais : 239.
Iles à Sucre; ce qu'elles seront un jour: I, 225.
Immigrations, causent un double profit à une nation: I, 187.
Importation; signification entier par le propriétaire fonde ce mot: I, 149. Effets des entraves mises à celle des produits extérieurs : I, 266,
Impôt ; sa définition: II, 463. Appauvrit une nation de son montant: ibid. Dans quels cas il expose les producteurs aux plus fortes avances : 506. A une influence morale comme peine pécuniaire : 473.
Impôts; les moins mauvais sont ceux qui portent sur les revenus : IÎ, 468. Qui atteignent tous les revenus: 469. Qui déterminent les quotes avec certitude: 470. Quand ils sont les moins dispendieux à percevoir: ibid. Quels portent sur des capitaux: 475. Sur quels revenus ils pèsent: 480. Quels sont ceux qui tombent sur les producteurs ou les consommateurs, les étrangers qu les nationaux 482. Ne deviennent pas équitables par leur ancienneté 491. Causent un renchérissement, non pas nominal, mais réel: 493. Pourquoi le renchérissement est quelquefois nominal en même tems que réel : ibid. Pourquoi moins funestes à la production quand ils sont assis sur des superfluités: 512. Provoquent la fraude quand ils sont excessifs: 513.
Impôt direct; comment il se lève II, 481. Porte en partie sur le revenu de celui qui paye, et en partie sur le consommateur: 482. Est supporté tout entier par le propriétaire foncier: 484. Dans quel cas il retombe avec une surcharge considérable sur les consommateurs : 508.
Impôt en nature; ce qu'il a de bon: II, 495. Il pèse inégalement sur les différens revenus: 496. Difficultés, frais et abus de sa perception: 499.
Impôt indirect; comment il se lève : II, 481. Dans quel cas il produit le même effet que l'impôt personnel ou direct : 490 et 511. Il convient de le lever le plus près possible des consommateurs: 506. Pourquoi il se paye plus volontiers que les autres: 50g. Objections qu'on élève contre ce genre d'impôt : 512.
Impôt personnel; est quelquefois un impôt indirect: II, 509. Voyez Impôt direct.
Impôt volontaire; voy. Impot indirect.
Impôts d'Angleterre ; rendent nécessaires de nombreux secours aux indigens: I, 81.
[556]
Impôt sur les consommations; porte en partie sur le producteur: II, 486.
Impôt sur les monnaies, n'est pas payé par tous ceux qui en font usage: I, 444.
Imprimerie, emploie beaucoup plus d'ouvriers que la copie manuscrite des livres ne fesait autrefois : I, 50.
Improductif (capital); ce que c'est I, 17.
Inde (l'), n'a pas assez de capitaux pour faire l'avance de ses matières premières et de son travail : I, 37.
Indemnités, n'empêchent pas qu'il y ait violation de proprié. té: II, 144
Indiennes; voy. Toiles peintes.
Indigens, sont plus attachés à leurs habitudes que les riches: I, 140.
Indoux; leur loi contre les débiteurs insolvables: II, 288.
Industrie, en général; se divise en trois branches: I, 2. Toute industrie se compose de trois opérations distinctes: 5 et suiv. Elle est le seul moyen de pourvoir à l'existence d'un certain nombre d'hommes: 10. Ses prodiges: ibid. Peut produire avec un capital et un fonds de terre empruntés: 32. Bornée par l'étendue du capital d'une nation, et non par l'étendue de ses fonds de terre : 35. En quoi consistent ses vrais perfectionnemens: 138. Celle qui a besoin d'être encouragée n'en vaut pas la peine: 255. Prospère dans les lieux de franchise: 319. Celle qui donne des produits immatériels se compose des mêmes opérations que les autres : 567. Ce qui détermine la part qu'elle retire de la valeur des produits: II, 173. Pourquoi plus offerte en général que les capitaux: 182, Pour quoi ses profits dans les pays neufs se soutiennent plus longtems que ceux des capitaux: 189. Son grand accroisssement au xv siècle, rend l'or et l'argent plus précieux : 208.
Industrie agricole; son objet: I, 2. Comprend les préparations faites sur le lieu où elle récolte ses produits: 4. Admet peu la division du travail : 73. Exige de moins grands capitaux que les autres industries: 114. Une partie de ses ouvriers et de ses outils sont eux-mêmes des produits : 115. Pourquoi elle est en tout pays la première cultivée: ibid. Les nations qui ne la cultivent pas ne sont pas pour cela salariées : 124. Les essais y sont dangereux : 141. Ses agrémens: II, 322. Avait peu de capitaux au tems de la féodalité: 328. Offre l'emploi de capitaux le plus avantageux à une nation: 329.
Industrie commerçante; son objet : I, 2. Productive précisément comme l'industrie agricole: 27. Erreur de Raynal à ce sujet : 28, et de Condillac, 29. Donne un produit net quoi qu'en disent les Economistes: 126. Pourquoi les essais y sont moins hasardeux que dans l'industrie agricole: 142. Quelles sont ses différentes branches: 147. Voyez Commerce.
Industrie manufacturière ; son objet I, 2. Productive précisément comme l'industrie agricole : 27. Donne un produit net, quoi qu'en disent les Economistes: 126. Les essais y sont moins hasardeux que dans les deux autres: 143. Et par conséquent les perfectionnemens plus rapides: 144. Origine de la prédilection que Colbert lui accorda : 322. Voyez Manufactures.
Industrie nautique, est liée à la sûreté de l'état : I, 171.
Inégalité des fortunes, [557] préjudiciable à la population: I, 394. Contraire à tous les genres de consommations bien entendues: II, 355.
Innovations; les meilleures ont des inconvéniens; il ne faut pas pour cela les rejeter: I, 47.
Intérêt de l'argent, est un produit net, aussi bien que le fermage de la terre: I, 127. Pourquoi il hausse quelquefois quand la paix se fait : II, 191. Pourquoi considéré par les chrétiens comme une usure répréhensible: 277. Se compose de deux parties: 278. Elevé par les lois, qui ont pour but de le réduire 280. Pourquoi il était énorme dans Ron ancienne, et pourquoi il l'est encore en Turquie: ibid. Principalement accru par la prime d'assurance qui s'y joint: 281. Plus bas lorsqu'on peut réaliser à volonté : 284. Dépend en partie de la bonne administration du pays où l'on est : 286. Ce qu'il est, dégagé de la primé d'assurance qui couvre le risque du prêteur: 288. N'est pas exactement pareil aux profits des capitaux: 289. La quantité du numéraire n'influe pas sur son taux: 290. Causes qui les font hausser: 293. Les lois ne doivent pas le fixer: 301.
Intérêt légal; ce qu'il doit être : II, 302. Devrait porter un autre nom : 303.
Interlope (commerce); ce que c'est, et son utilité: I, 201.
Intrigue ; industrie ruineuse pour les nations: II, 377.
Invalides (militaires); les hospices où ils trouvent des secours n'ont point les inconvéniens des autres hospices: II, 445.
JARDINIERS, ne sont assujétis à aucuns réglemens d'apprentissage, et n'en sont pas moins habiles: I, 317.
Jardins; éloge de ceux qui réunissent l'utile à l'agréable: I, 381.
Jouissances; on sait se les procurer à moins de frais qu'autrefois: I, 101. Pourquoi on paraît en être plus avide dans les tems de désordre: II, 287.
Juges; Smith veut qu'on les paye à l'issue de chaque affaire et proportionnellement aux peines qu'elle leur a données : II, 416.
Joseph II, empereur; son mot sur les villes fondées par Catherine 11: I, 412.
Juifs; pourquoi ils ont prêté à usure dans tout le moyen âge : II, 280.
Jura; les gorges de cette montagne, infertiles et cependant productives: I, 36.
Justice, prompte et impartiale utile à la prospérité des nations: I, 342.
LA BOURDONNAIS; sa réponse à un directeur de la compagnie des Indes: I, 203.
Land-tax; impôt anglais fort loué, et inéquitable: II, 501.
Law; les maux causés par son papier-monnaie ne doivent pas lui être imputés : II, 45.
Législation; ce qu'on perd à la compliquer : I, 364.
[558]
Legs utiles; ne se rencontrent guère chez les nations frivoles: II, 183.
Lettres-de-change, offrent trois choses à considérer : II, 1. Comment se règle leur prix: 2. Si elles peuvent suffire pour s'acquitter avec l'étranger: 4.
Levant (commerce du); entrave superflue mise à ce commerce: I, 330.
Liberté; favorable à la prospérité des nations: I, 341.
Limites des états; ne sont que des accidens aux yeux de l'Economie politique : I, 404.
Livres ; quels sont ceux qui nous manquent : II, 151. Difficultés qui accompagnent ce genre de production : 152.
Livres élémentaires; pourquoi les bons ouvrages de ce genre sont rares: II, 432. Devraient s'étendre jusqu'à décrire les meilleurs procédés pour chaque profession: ibid. Moyens d'en avoir : 433.
Livre tournois; altérations qu'elle a successivement subies: I, 451.
Locke; son ouvrage sur l'intérêt de l'argent porte sur un fondement faux : ÌI, 273.
Logique; ne peut pas être l'objet d'un enseignement public: II, 458.
Lois; elles n'empêchent de sortir ni les personnes, ni les biens I, 189. Celles qui gênent l'industrie toujours vivement sollicitées et pourquoi : 247.
Lois du monde physique concourent avec l'homme à la création des produits : I, 3g.
Lois somptuaires, sont inutiles: II, 384; à moins qu'elles ne soient une satire du faste: 585.
Loisirs, sont nécessaires pour l'entier développement des facultés de l'homme : I, 81.
Lollia Paulina; son luxe : II, 378.
Loteries; pourquoi un mauvais impôt : II, 474.
Louis XIV, consommait plus de valeurs en fêtes, que les étrangers n'en laissaient dans le royaume I, 185. Inutilité de ses lois pour favoriser la population: 393. S'il est vrai qu'il n'ait point appauvri la France par ses bâtimens : II, 399.
Luxe idée qu'il convient d'attacher à ce mot: II, 370. C'est un grand consommateur: 372. S'il excite à produire, 376. Il enfante le vice et le crime: 377. Ne diminue pas l'inégalité des fortunes: 378. Ses causes : 380.
Lyon (municipalité de); fit en 1775 augmenter la cherté des grains en voulant la diminuer: I, 304.
MACHINES, Secondent le travail de l'homme ou bien y suppléent: I, 42. Sont un avantage pour les nations qui en font usage et même pour celles qui ne s'en servent pas : 43. Inconvénient de celles qui suppléent au travail de l'homme: 44. Elles sont plus favorables au consommateur qu'à l'entrepreneur qui en fait usage : 45. N'emploient pas autant de capitaux que les hommes: ibid. Elles finissent quelquefois par procurer aux ouvriers plus d'ouvrage qu'elles ne leur en ont ravi: 49. Donnent aux produits plus d'uniformité que la main de l'homme : 52.
Macute; terme dont se servent [559] les Africains dans leurs évaluations: I, 481.
Main-d'oeuvre; pourquoi peu chère en Orient: II, 125. Celle des femmes pourquoi si peu payée: 233. Fâcheux effets des variations de son prix: ibid.
Maisons de travail; leur utilité: II, 446. Difficulté de leur établissement: 447. Leurs inconvéniens: 448.
Maîtrises des arts et métiers, leurs effets: I, 313. Ont des inconvéniens positifs et des avantages incertains: 314. L'industrie, en Angleterre, n'a un grand éclat que là où il n'y en a point: 319.
Malesherbes; en quoi il a été utile à son pays: I, 145.
Mandats; nom d'un papier-monnaie employé par le gouvernement de la République française: II, 51. ressources
Manufactures; dangereuses pour nourrir un peuple: I, 399. Leur état dans les grands pays de l'Europe jusqu'au xviie siècle: 40g. Sont un grand encouragement pour l'agriculture: 410. Voyez Industrie manufacturière.
Manufacturier (le); en quoi il concourt à la production: I, 6. D'où naissent ses gros profits en Angleterre : II, 192.
Marchandises; signification de ce mot: I, 149. Quand on peut dire qu'elles sont dans la circulation: II, 64.
Marchands de blés; leurs profits n'augmentent pas le prix du blé: I, 65. Plus promptement avertis des besoins et plus à portée d'y pourvoir que qui que ce soit : 301. Ne peuvent pas accaparer long-tems: 302.
Marchés de village, n'ont, lieu que parce que la division du travail n'y est pas applicable: I, 70. Appartiennent à un état peu avancé de prospérité publique ibid. Les nôtres grossièrement approvisionnés: 71.
Mariages; plus féconds là où les enfans s'élèvent à moins de frais: I, 389.
Matières brutes, ou matières premières; ce qu'il faut entendre par ces mots-là: I, 4.
Matière imposable; d'autant plus étendue qu'on la prend plus près de la consommation; II, 505.
Maximum, voyez Taxes des denrées.
Mazarin; sommes qu'il avait amassées par ses rapines: I, 99.
Médecins ; leur industrie ne saurait être libre: I, 323. Elle donne un produit réel quoiqu'immatériel: 360. Ce produit suppose l'emploi d'un capital dont le médecin doit retirer un intérêt viager: 367.
Melon se trompe quand il regarde les spectacles comme un objet de gain: I, 187. Donne une fausse idée des dettes publiques: II, 515.
Mesure; il n'y en a point pour les valeurs: II, 121.
Métaux précieux; comment ils s'usent: II, 113. Raisons qui pourraient élever leur valeur échangeable: 114. Sont la mesure la moins imparfaite des valeurs à de grandes distances: 126. Sont un des produits qui donnent les moindres profits: 198 et 207. L'ascendant que prennent les Européens sur l'Asie, les rendra moins nécessaires: 211. Leur usage s'étendra comme ustensiles : 212.
Métayers; appartiennent à un état grossier de l'agriculture: II, 327.
Métier à bas; inventé en France et d'abord employé en Angleterre; pourquoi: I, 36.
Métropole, se réserve un monopole de vente et d'achat avec ses colonies: I, 233. Mais [560] il n'en résulte aucun avantage pour le consommateur: 34.
Meubles d'or et d'argent massifs; pourquoi devenus rares: I, 430.
Mexicains n'avaient point de monnaie: I, 418.
Mines; les règlemens qui y ont rapport sont d'utiles atteintes à la propriété : II, 143.
Misère; comment elle cause la mort d'un certain nombre d'hommes: I, 390. Est compagne inséparable du luxe : II, 369. C'est à tort qu'on l'a cru nécessaire à l'ordre social: 381.
Mobilier (le), est un capital productif d'utilité et d'agrémens: I, 371.
Mode (la), est quelquefois par hasard conforme au bon sens: I, 139. A peu d'empire sur les villageois et sur les indigens: 140. Appauvrit un état de ce qu'elle consomme et de ce qu'elle ne consomme pas: II, 351.
Modernes (les); leurs vues en fondant des colonies: I, 209. N'ont su s'y faire que des sujets, c'est-à-dire des ennemis: 228.
Moluques; leur commerce exclusif entre les mains des Hollandais, n'a pas été à charge aux autres nations: I, 238.
Monarchie française, a été renversée par des chiffres: I, 207.
Monnaie; fait partie du capital productif de la société : I, 14. Mais elle n'en fait qu'une petite partie 15. Offre une estimation inexacte de la valeur des produits: 26. N'ajoute rien aux débouchés: 152. Son usage fondé sur la nécessité des échanges qui est elle-même fondée sur la diversité des besoins 416. D'autant plus nécessaire que le pays est plus civilisé: 418. Ses fonctions fondées sur la coutume et non sur les lois: 419. Doit être divisible: 422. Précieuse : 423. Peu variable dans sa quantité : ibid. Doit être d'un usage très-répandu: 424. Augmente la valeur intrinsèque de la marchandise servant de monnaie: 429. Fait partie des richesses sociales : 433. Le gouvernement s'en réserve la fabrication : 457. Et en tire un bénéfice: 442. Difficultés qui enveloppent sa théorie: 449. Peut donner du profit comme marchandise d'exportation : 445. Manières dont on l'altère: 453. Plusieurs rois ont augmenté le métal fin qui y est contenu : 454. Leur intérêt pour le faire: 455. Origine du jargon barbare employé dans leur fabrication: 456. Seul moyen de détruire les abus qui s'y introduisent: 460. Ne serait un signe qu'autant qu'elle n'aurait point de valeur intrinsèque : 466. Sa valeur totale n'est point égale à la valeur totale des autres marchandises: 469. N'est point une mesure des valeurs: 470. Sa valeur ne saurait être fixée même par l'autorité arbitraire: 472. Elle varie relativement aux temps et aux lieux: 474. Le nom des diverses monnaies n'est le nom de rien: 497. Quelle légère rectification dans leur systême serait suivie d'importans résultats : 498. Avantages d'un bon systême monétaire: 604. Comment elles pourraient offrir une branche d'industrie lucrative : 505. Pourquoi plus mêlée et dégradée dans les petits états que dans les grands: II, 11. Comment sa quantité est naturellement bornée en chaque pays: 24. Est toujours presqu'entière dans la circulation: 110. Pourquoi il y en a moins à proportion dans les pays riches que dans les pays pauvres: 111. Ne fait point partie du revenu d'une [561] nation: 160. Elle achète beaucoup plus que sa valeur dans le cours d'une année: 161. Elle n'est pas le seul capital disponible: 273. On ne fait point baisser le taux de l'intérêt en la multipliant: 292. Ne fait point partie des consommations annuelles: 399. Voyez Pièces de monnaie.
Monnaie de banque, ce que c'est : II, 12.
Monnaie de cuivre, n'est pas proprement de la monnaie: 1, 50g. Seul moyen de s'assurer qu'il n'y en a pas trop dans la circulation: ibid. Quel effet fâcheux résulte de sa surabondance: 510. Moyen d'y faire un profit sans altérer la valeur des monnaies : 513. Redoute les contrefacteurs : ibid.
Monnaies anciennes, seul moyen de les évaluer: I, 487.
Monopoles, leurs profits ne sont pas équitablement partagés entre les producteurs: I, 277. Leur destruction n'entraîne pas nécessairement la destruction de la branche d'industrie qu'ils maintiennent: 289.
Montesquieu distinction frivole qu'il fait entre le commerce de luxe, et le commerce d'économie : I, 164. Soutient qu'un commerce qui donne de la perte donne des bénéfices: 165. A renfermé trois erreurs en deux lignes relativement aux monnaies: 479. Son erreur sur le fondement du prix des choses : II, 65. Renverse lui-même ses raisonnemens sur le luxe : 380.
Montre, prise pour exemple de la distribution de la valeur d'un produit entre les producteurs: II, 170.
Morale, ne peut pas être l'objet d'un enseignement public: II, 438.
Moulins, remplacés par des hommes chez les anciens : I, 40. Ceux que le vent fait aller ne remontent qu'au tems des croisades: ibid.
Moyens de production; voy. Services productifs.
Multiplication de l'espèce humaine; ses bornes: I, 388. Toujours supérieure aux moyens de subvenir à ses besoins: 389.
Munificences publiques; pourquoi elles étaient plus communes autrefois que de nos jours: II, 455.
Muséum d'Histoire naturelle, a procuré des richesses à la France en lui donnant le café: I, 344.
Mutations (impôt sur les ) en quoi vicieux : ÎI, 476.
Mytilène; sa politique pour tenir les peuples dans l'esclavage: H, 440.
NAISSANCES; plus multipliées à Marseille après la peste de 1720: I, 394.
Nation (une) peut toujours, par sa bonne conduite, accroître ses capitaux et sa richesse: I, 36. Ne peut pas toujours faire l'avance de ses matières premières et de son travail: 37. Ne gagne pas le montant des ventes et ne perd pas le montant des achats qu'elle fait à l'étranger: 156. Ce qu'elle gagne au commerce extérieur: 157. Si elle doit acheter au-dehors ce qu'elle ne peut produire pour le même prix: 161. N'est pas intéressée à recevoir de l'argent plutôt que d'autres marchandises: 176. En quoi consistent ses véritables intérêts: 179. Doit desirer d'avoir pour [562] voisines des nations riches: 351. Ne peut faire de profits que par les mains des particuliers: 255. Il lui convient d'établir à un aussi bas prix qu'elle peut, même les objets de son commerce pour lesquels elle n'a point de concurrens: 358. Signes auxquels on peut connaître sa richesse: 373. A toujours de quoi acheter tout ce qu'elle produit: II, 180. Il lui convient que les étrangers achètent ses terres, dussent-ils en sortir le revenu: 185. Effets de ses emprunts ou de ses prêts à une autre nation 298. Peut être plus riche par le fait seul de sa législation: 3:7.Il lui convient d'emprunter aux étrangers plutôt qu'à ses propres citoyens 336. Quand ses consommations sont bien entendues 349. Comment elle se donne un air d'aisance: 353. Si elle s'enrichit par ses consommations: 358. Ce qui arrive quand elle mange plus que ses revenus: 360. Moins que ses revenus: 361. Celle qui décliné peut avoir pendant quelque tems l'apparence de la prospérité : 579.
Nations; quelles sont celles qui seules méritent de passer pour parfaitement industrieuses : I, 8. Sont caractérisées chacune par un génie différent: 151. Elles peuvent acquérir le génie de l'industrie quand il leur manque 134. Pourquoi celles qui fondent leurs profits sur le commerce extérieur méprisent les autres nations: 150. Pourquoi celles qui ont peu de capitaux ne doivent pas faire le commerce lointain: 193. Sont soutenues par un principe de vie qui cicatrise les plaies qu'on leur fait : 278. La prospérité de l'une nuit-elle à l'autre: 350. Il est impossible de fixer le terme de l'opulence qu'elles peuvent atteindre : II, 393.
Nations barbares, ne peuvent plus subjuguer les peuples policés: II, 425.
Nations européennes, croissent en opulence : I, 97. Si cela vient de ce qu'on a perfectionné l'art d'épargner plutôt que celui de produire : 98.
Nations modernes (les) sont encore bien misérables: I, xlii; et bien barbares: xliv. Restent en l'état où elles sont quand leurs gouvernemens sont renversés: II, 164.
Nature; l'homme la force à concourir avec lui à la création des produits : I, 39. Elle accomplit le travail de dixhuit hommes dans un moulin à vent : 40.
Nécessité (objets de premières). Les impôts qu'ils supportent retombent en partie sur le consommateur avec une forte surcharge: II, 508.
Négocians; d'où viennent leurs gros profits en Angleterre et en Hollande: II, 192. Connaissances qui leur sont nécessaires: 225.
Nègres; ce que coûte leur entretien aux Antilles : I, 218. Leur travail donne plus d'excédant sur leur consommation que celui des hommes libres: 219. Se tirent fort bien des travaux qui exigent de l'intelligence: 221. Idée générale de leur sort : 225.
Nickols John); à quoi il attribue la prospérité de certaines villes en Angleterre : I, 320.
Numa, le premier qui frappa des monnaies pour les Romains: I, 450
Numéraire; voy. Monnaie.
[563]
OLIVIER de Serres; le premier qui ait eu une ferme expérimentale I, 145.
Opéra de Paris, n'est pas ce qui attire tant d'étrangers dans cette grande capitale : I, 186.
Opulence des nations modernes; si elle est le fruit d'une plus grande frugalité ou d'une plus grande production: I, 98.
Or; il s'en produit annuellement vingt fois moins que d'argent: II, 112 Pourquoi il ne vaut pas vingt fois plus: 113. Voyez Métaux précieux.
Ouvriers; en quoi ils contribuent à la production: I, 6. Quelle espèce de tort leur fait l'introduction de nouvelles ma 'chines; 44. Circonstances qui atténuent ce mal: 46. On ne l'évite pas en repoussant les nouvelles machines: 48. Moyen de le rendre plus supportable: ibid. Leur travail n'a point autant de régularité que celui des machines: 52. Sont plus dépendans en Angleterre, pourquoi: 81. Ce qu'ils pourraient être sous un bon régime: ibid. Quels livres il faudrait mettre entre leurs mains: 82. Ont peu de facilités pour placer à profit leurs épargnes: 89. Pourquoi l'offre de leur travail s'élève toujours au niveau de la demande : II, 229. La subsistance de leurs enfans est une partie de la leur : 230. Pourquoi il convient qu'ils soient mariés: 231. Effet de la prospérité et du déclin des états sur cette classe: 232. Attention qu'il faut avoir dans les secours qu'on leur donne : 235. Leurs besoins varient avec les pays : 237. Quel est le sort dont l'humanité veut qu'ils jouissent; 238. Leurs vieillards souvent misérables: 239. Leurs orgies affligeantes pour le philosophe 241. Désavantage de leur position relativement à leurs chefs d'entreprise : 242. S'ils travailleraient moins étant mieux payės: 245 et 382.
PAIR du change, ce que signifie cette expression: II, 3.
Papier; éloge de ce produit: II, 344.
Papier - monnaie; ce qu'il faut entendre par ce mot: II, 22. Ne peut exister que par l'autorité du souverain: 42. Ce qui en soutient la valeur dans les conventions libres : 43. Comment il pourrait être fondé sur des principes raisonnables: 51.
Papiers-tentures; objet d'une consommation bien entendue: I, 101.
Paris (commerce de); ses réclamations quand on fit les premières toiles peintes: I, 248.
Pêche; seule production nourrissante qui ne soit pas bornée par l'étendue du territoire: I, 398.
Pensée; la matière première d'un livre: II, 150.
Pérou (mines du ), donnent de médiocres profits: II, 198. Causes de ce phénomène: 207. Sont d'un produit nécessairement borné: 213. Et qui se répartit mal: 215.
Petites villes; pourquoi le même homme y fait souvent l'office de barbier, de chirurgien et d'apothicaire: I, 68.
Peuples pasteurs; très-redoutables dans leurs guerres:II,419.
[564]
Philippe de Valois, fait jurer sur l'évangile à ses officiers des monnaies de tromper les marchands: I, 456.
Philippe le Bel, fait déserter nos marchés par ses opérations sur les monnaies: I,457.
Philippe II, roi d'Espagne; sa haine contre les Hollandais fit leur richesse: I, 288.
Pièces de monnaie; pourquoi il convient qu'elles soient plutôt épaisses qu'étendues : I, 515. Quelle doit être leur empreinte 516. N'ont pas une valeur individuelle, 520.
Pierres précieuses; leur extraction ne devient profitable qu'au moyen d'un monopole: II, 201.
Plans de finance; idée qu'il faut s'en faire: Il, 467.
Poissons de mer; sont un produit qui s'obtient sans payer aucun revenu foncier : II, 55.
Pologne, reste pauvre et dépeuplée quoiqu'elle fasse ce qui, selon les Economistes, enrichit le plus une nation: I, 128. Pomme-de-terre conquête précieuse faite sur l'Amérique septentrionale: I, 345.
Pompe à feu; origine d'un des perfectionnemens importans de cette machine: I, 57.
Population: tous les ans il en périt une portion.de besoin: I, 389. Se proportionne à la quantité des produits : 391. Conséquence de ce fait: 392. Dans quels lieux elle pullule: 393. N'est pas long-tems affectée par les fléaux qui détruisent beaucoup d'hommes: 394. L'est par une mauvaise administration: ibid. Par l'inégalité des fortunes: ibid. De quelle manière diminuée par les couvens: 395.. N'est pas plus mal pourvue quand elle est nombreuse: ibid. Ce qu'elle devient en tems de disette: 396. · Poste aux lettres; entreprise qui est de nature à être mieux conduite par le gouvernement que par les particuliers : II, 461.
Pouvoir (le), forme une portion du salaire des gens en place: II, 412.
Prairies; leur culture favorable aux arts industriels: I, 408. Pourquoi plus multipliées dans les pays riches et populeux: II, 312.
Préjugés; en quoi contraires à la production: I, 9.
Prêt à intérêt, pourquoi vu de mauvais œil autrefois : II, 275. Sa proscription, l'une des causes de la décadence du commerce 277. Comment il est considéré de nos jours: ibid. Circonstances d'où dépend sa sûreté: 282.
Prime d'assurance, forme une partie importante des profits des capitaux: il, 266. Et de l'intérêt de l'argent: 282. Ce qui détermine le taux de cette prime: ibid.
Primes d'encouragement : Ce que c'est : I, 252. Sont des cadeaux faits à l'étranger: 253. Ou bien au consommateur national: 254. Ou bien enfin au producteur: ibid. Font quelquefois créer un produit qui coûte plus qu'il ne vaut : ibid. Quand elles doivent être tolérées: 256.
Prince, ses prédilections non moins funestes que ses aversions: I, 250. Difficulté de cet emploi: II, 259.
Principe de vie: soutient les états comme le corps humain : I, 278.
Priviléges exclusifs: raisons données pour justifier ceux des compagnies de commerce: I, 195. Leurs résultats ordinaires: 201. Dans quels cas sont justifiables: 2 6.
Prix des choses, funeste dans [565] ses variations: I, 337. S'élève quand les espèces d'argent s'usent: 467. Sur quoi il se règle II, 58. Ne peut être évalué qu'autant que les ventes et achats sont d'un usage courant: 59. Est troublé par les présomptions de ce qui doit arriver: 66. Idées confuses qu'on a sur les causes de ses variations: 79. Paye plus ou moins largement les services productifs : 197.
Prix courant d'une chose, est sa valeur échangeable exprimée en argent: II, 57. Tend toujours à se mettre au niveau du prix naturel : 60.
Prix et récompenses, n'ont pas les inconvéniens des autres espèces d'encouragemens: I, 261.
Probité; veut être bien payée : II, 412.
Procédures (impôt sur les ); est payé avec des capitaux: II, 479.
Procureurs, maladroits dans tout ce qui ne tient pas leur profession, et pourquoi: I, 79.
Prodigalité, se prive du véritable avantage des richesses: II, 387. Peu conforme â la dignité de l'homme: 388. Voyez Luxe.
Producteurs, sont plus intéressés que le gouvernement à la multiplication des produits: I, 242. Souffrent des monopoles quant à leurs consommations: 271. Pourquoi cet inconvénient les touche peu: 272. Veulent quelquefois éloigner la concurrence des produits même qu'ils ne fabriquent pas : I, 277. De quelle manière ils se partagent Ja valeur des produits : II, 168. Se déchargent sur le consommateur d'une partie de leurs impôt sur les consommations: 486.
Production, n'est dans le fait qu'une reproduction: I, 23. Ou bien c'est une production d'utilité 24. S'apprécie par la valeur échangeable des choses produites: 25. Ne s'augmente pas quand la valeur des choses produites s'élève par des moyens violens : 26. Remplace les capitaux qu'elle consomme: 107. Elle est entravée par le systême réglémentaire, mais totalement supprimée par le défaut de sûreté: 341. Elle influe sur la distribution des habitans: 405. N'est autre chose qu'un grand échange: II, 80. Plus elle est rapide et plus elle est économique : 131. N'a de bornes que celles des moyens de produire: 177. Peut se représenter sous l'image d'un char à trois chevaux: 181.
Produits; ce qu'il faut entendre par ce mot: I, 2. Une chose peut être le produit d'une, de deux, ou bien de trois industries: 3. Il y faut le concours d'un capital: 12. Mais pas toujours celui d'un fonds de terre: 34. Leur valeur remplace avec profits la valeur du capital employé à leur production: 108. Ce qui constitue leur mérite: 135. Pourquoi ceux de l'industrie manufacturière se perfectionnent plus rapidement: 144. Chez tous les peuples policés sont la propriété du producteur: 242. La population se proportionne à leur quantité: 391. Comment leur valeur se distribue entre les producteurs: II, 168. La demande qui en est faite égale à la totalité des choses produites: 176. Ne sont jamais trop abondans: 179. Peuvent n'être pas chers quoique leur prix soit considérable: 196. Comment s'opère leur consommation: 339. Ceux qui servent aux consommations publiques sont de même nature que les autres: 395.
[566]
Produits agricoles, n'exigent pas les soins constans des travailleurs: I, 114. Les uns s'accommodent mieux de la grande, les autres de la petite culture. 123. Ne sont pas les seuls qui donnent des richesses: 125.
Produits durables, les seuls qu'on puisse accumuler: II, 165.
Produits immatériels, sont consommés au moment de la production: I, 360. Smith leur refuse le nom de produits: 361. Ne sauraient contribuer à l'accroissement du capital: 363. On en multiplie la consommation quand on en multiplie la production: 364.Sont le fruit d'une industrie et d'un capital:366.On y découvre les trois opérations de toute espèce d'industrie : 367. Exceptions: 368. On en est quelquefois producteur et consommateur tout ensemble: 369. Peuvent toujours se multiplier au-delà des besoins: 386. N'ajoutent rien aux revenus d'une nation: II, 164.
Produits manufacturés; il y a pour eux un privilége de terroir, comme pour les produits territoriaux : 356.
Produits territoriaux; quels donnent les plus gros profits: II, 311.
Professions mécaniques, s'apprennent vite quand on est intéressé à les savoir: I, 316. La plus difficile de toutes, celle de jardinier, se pratique sans apprentissage: 317.
Profits; causes générales de leur inégalité II, 198. Ceux qu'on fait sur l'extraction de l'argent et sur-tout de l'or sont excessivement médiocres: 199. Il en est de même de ceux qu'on fait sur l'extraction des pierres précieuses 201. Pourquoi ils sont plus forts sur les denrées communes et nécessaires: 202.
Profits du capital, sont proportionnés au tems où le capital a été employé dans la production: I, 112. Ne sont pas exactement pareils à l'intérêt de l'argent: II, 289. Peuvent se percevoir par une nation chez une autre: 335.
Profits du fonds de terre; en quoi ils different du fermage: II, 304. Quel est leur fondement: ibid. Ce qui les fait varier: 507. Reçoivent un grand accroissement du commerce : 309. Sont réduits par l'impôt: 314. Dépendent en grande partie du systême que suit le gouvernement: 317.
Profits industriels ; influence qu'exerce sur eux le genre de la production: II, 250. Sont plus élevés quand la profession est méprisés: 251. Quand l'emploi n'en est pas constant: 252, Quand il exige de la probité : 253. Quand ses résultats sont incertains: ¿bid Quand il suppose beaucoup d'habileté : 255, Ne peuvent se percevoir par une nation sur une autre nation: 334.
Prohibitions; leurs effets: I, 268. Pourquoi sollicitées par les administrés, quoiqu'elles ne leur conviennent pas: 269. Le haut intérêt de l'argent ne les excuse pas:270. Fécondes en injustices: 273. Pèsent principalement sur les gouvernemens et leurs agens: 275. Privent quelquefois les producteurs de produits autres que ceux en faveur desquels elles sont établies 277. Leurs inconvéniens portés au plus haut point dans les prohibitions absolues:278. Circonstances où elles peuvent être bonnes 282. Sont des représailles coûteuses : 287. Il est dangereux de les abolir brusquement: 289. Ce danger moins grand qu'on ne l'imagine: 290. Voyez Droits d'entrée.
Propriétaires de terres ; ont [567] peu de facilités pour placer à profit leurs petites accumulations: I, 88. Pourquoi se réunissent dans les villes: 406. Dans quels cas sont obligés de cultiver eux-mêmes: II, 186. Exercent une espèce de mono pole: 319. Profitent, à l'exclusion des fermiers, des circonstances favorables à la terre: 320. Sont capitalistes par rapport aux améliorations qu'ils y répandent: ibid. Les terres gagnent beaucoup à être cultivées par eux: 322. Paient la totalité de l'impôt direct mis sur les terres : 484. Ne paient aucune portion de celui sur les consommations, quand il porte sur des objets dont ils ne font pas usage: 489.
Propriété (droit de ); sur quoi se fonde: II, 139. Inutile à discuter: 141. Utile à conserver: 142 Dans quels cas il doit être permis d'y attenter: 145.
Propriétés; comment elles sont considérées par la législation civile: II, 145. Comment elles se transmettent: 146. Sorte de transmutation qui n'a lieu que de nation à nation: ibid. Quelles sont susceptibles de s'altérer, et quelles ne le sont pas: 147.
Propriétés industrielles; ne doivent pas être moins respectées que les autres: II, 148. Les levées d'hommes y portent atteinte: 149.
Propriétés littéraires; leur nature mal comprise: II, 149. Pourquoi leur violation est un mal: 151. Doivent elles être transmissibles: 155.
Propriétés publiques ; ce que signifie cette expression: Il, 145.
Prospérité publique ; se compose des prospérités particulières: II, 368.
Public (le), ne peut jamais être servi à si bon marché que les particuliers: II, 415.
RAPPORT entre la valeur des différens métaux, impossible a fixer: I, 491. Effets de cette prétendue fixation en France ibid. En Angleterre : 492.
Raynal, se trompe en évaluant le revenu public sous Louis XIII, 485.
Récoltes, moins inégales qu'on ne pense: I, 396.
Réfugiés français; quel bien ils firent à la Prusse: I, 188.
Règlemens, flattent la vanité des gens en pouvoir: I, 314. S'ils procurent une exécution plus parfaite des produits 315. Toujours éludés: ibid. Ne sont pas cause de la prospérité de l'Angleterre : 318. Dans quels cas sont bons et utiles: 526. Doivent être le moins gênans qu'il est possible 330. Dans quels cas sont déplorables: 351. Portent quelquefois d'utiles atteintes à la propriété particulière: II, 145.
Religieux travailleurs, funestes à la classe des ouvriers: II, 233.
Rémouleur un), est à-la-fois entrepreneur, capitaliste et ouvrier: I, 33.
Renchérissement; pourquoi il est un mal, même quand toutes les denrées renchérissent à-la-fois : II, 88. Si le renchérissement des denrées est un accroissement de richesse: 94.
Représentation des magistrats, payée par le peuple: II, 408.
Réquisitions personnelles, sont des lésions de propriétés : [568] II, 149. Causent la perte d'un capital: ibid.
Respect des propriétés, existe plus en paroles qu'en effets: II, 368.
Revenu; ce qu'il faut entendre par ce mot II, 160. Les monnaies n'en font point partie: ibid. Mais il peut être évalué en monnaie: 161. Pourquoi il ne faut jamais le dépenser tout entier : 392. Il est bon de n'en pas laisser voir les bornes: 394.
Revenu d'une nation, est la réunion des revenus des particuliers II, 160. La majeure partie s'en consomme dans l'année: 162. Pourquoi les produits immatériels ne sauraient en faire partie : 164.
Revenus industriels, ont changé la politique des nations: II, 262.
Révolutions modernes, plutôt favorables que nuisibles aux progrès de l'opulence des nations, I, 97.
Riches; les produits à leur usage sont toujours assez tôt perfectionnés : I, 138. Leur dépense n'est pas une ressource pour le pauvre II, 366 et 379.
Richesses; leur formation est presqu'entièrement l'ouvrage des individus: I, ii. Ne consistent pas dans la matière,. mais dans la valeur de la matière: I, 28. Ne sont point bornées par l'étendue du territoire 36. Ne se composent pas de la valeur naturelle, mais de la valeur échangeable : II, 76; et pourtant n'augmentent ni ne diminuent par une variation dans les valeurs échangeables: 77 et 92. Non moins nécessaires que la bravoure, pour faire la guerre avec succès: 425.
Roland de la Plâtière, ses réflexions sur les chambres de commerce: I, 249.
Rollin; quatre sources d'erreurs dans les évaluations que renferme son histoire : I, 486.
Romains (les anciens), enrichirent leur pays par le pillage des autres nations: I, 349. Ce qu'il fallait qu'ils fissent pour rendre leur puissance durable: ibid. Inutilité de leurs lois pour réparer leur population : 392. Pourquoi ils quittèrent la monnaie de cuivre: 424. Firent banqueroute en altérant leurs monnaies, 458. Leurs plébéiens n'avaient de revenus d'aucune espèce : II, 262.
Roulier; quelle est son industrie: I, 148.
Routes (grandes ), trop larges dans les environs de Paris: II, 452. A la Chine elles ressemblent à nos sentiers: 454.
Routine; écueil opposé à la versatilité: I, 133. Décide en plusieurs endroits de l'emploi des capitaux: 258.
Russie (la) n'a pas assez de capitaux pour faire l'avance de ses matières premières et de son travail : I, 37.
SALAIRE ; c'est le payement d'une industrie prêtée: I, 33. Voyez Profit de l'industrie.
Salaires des ouvriers; ne s'élèvent qu'au taux nécessaire pour les entretenir et les recruter: II, 229.
Salariées (nations): expression créée par les Economistes et fondée sur une erreur : I, 124.
Savant (le); en quoi il concourt à la production : I, 6. Met à la fois dans la circulation [569] une immense quantité de sa marchandise II, 217. Mérite d'être dédommagé par des faveurs spéciales: 218.
Sciences; leur utilité : I, S. Admettent la division du travail 54. Comment la division du travail dans les sciences est favorable à la production: 59.
Services productifs; en quoi ils consistent: II, 173. Rendus plus considérables par un bon emploi: 174. Ce qui détermine la demande qui en est faite 175 et 180. Quels sont payés de préférence: 193. Dans quel ordre se retirent quand ils cessent d'être suffisamment payés: ibid. Sont plus ou moins largement payés: 197. Ne peuvent pas toujours aisément changer d'emploi: ibid.
Smith (Adam), auteur de la Richesse des Nations, a souvent confondu l'Économie politique avec la statistique: I, vi. A créé la science de l'Economie politique: xx. Quels sont les défauts de son livre : xxiv. Cite la fabrication des épingles comme une preuve du prodigieux pouvoir de la division du travail : 55. Son opinion sur la prodigalité et la frugalité : 95. Croit qu'en tout pays la profusion est plus que compensée par l'épargne: 96. Ne veut pas qu'une nation fabrique ce qu'elle peut se procurer à meilleur marché par l'importation: 163. Pense que le commerce des Indes ne convient point à la Suède, ni au Danemarck, ni à aucune nation qui a peu de capitaux: 192. A tort de soutenir que le travail du nègre esclave revient plus cher que celui de l'homme libre: 219. Ses raisons 220. Réfutées: 221. Son opinion sur les primes d'encouragement: 252. Ne veut pas qu'on encourage une production à cause des avantages futurs qu'elle promet : 257. N'admet que deux circonstances où les droits d'entrée sont justifiables: 282. Devrait en admettre d'autres: 284. Met la prompte et impartiale administration de la justice au nombre des causes de prospérité de la Grande-Bretagne : 342. Quel sens il attache au mot de richesse: 361. Ce qu'il dit sur le danger des billets de confiance: II, 58. Son opinion que le travail est la meilleure mesure des valeurs, combattue : 117. Est dans l'erreur lorsqu'il croit que la valeur des produits est tou jours proportionnée au travail nécessaire pour les créer : 196. A confondu les profits de l'entrepreneur d'industrie avec ceux de son capital: 221. A tort d'approuver la fixation du taux de l'intérêt en Angleterre: 302. Quelle idée il se forme du luxe : 370.
Société; comment elle se procure ses premiers capitaux: I, 83; et les multiplie : 84. Est intéressée au perfectionnement des connaissances relevées : II, 428; et à la propagation des connaissances simples : 434.
Soldats, devraient s'occuper utilement dans l'oisiveté de la paix : I, 138.
Sommes historiques; comment elles doivent être évaluées : I, 487.
Sources de production: Voy. Services productifs.
Spectacles; leur magnificence n'est point une source de gains pour une nation: I, 185.
Spéculateur (négociant). Son industrie fait baisser le prix des marchandises: I, 150.
Statistique, en quoi elle diffère de l'Economie politique: I, v. C'est une science nécessairement incomplète vii.
Steuart, auteur anglais d'un [570] Traité d'Économie politique; s'il est vrai que Smith lui ait de grandes obligations: I, xxi. Ne veut pas qu'on rejette une bonne innovation en raison des inconvéniens qu'elle entraine: 47. S'est totalement mépris sur la nature des richesses, lorsqu'il a cru que pour chaque nation elles ne pouvaient venir que du dehors: 155. A tort de soutenir que le travail du nègre esclave revient plus cher que celui de l'homme libre 219. Ses raisons: 220; réfutées 221. Son erreur relativement à l'argent de banque: II, 48. Comment il définit le superflu: 369.
Successions (impôt sur les); en quoi vicieux: II, 476.
Sucre; d'où on le tirera quand les Antilles n'en fourniront plus: I, 226. Les Anglais commencent à en apporter de l'Asie ibid.
Sully; son opinion sur la multiplicité des règlemens: I, 321. A planté beaucoup d'arbres: 384. Peinture qu'il fait des donneurs d'avis: II, 467.
Superflu (le), n'est séparé du nécessaire que par des nuances insensibles: II, 369.
Superfluités; leur production donne en général les moindres profits: II, 203. Peuvent être imposées sans faire renchérir les autres denrées : 489.
Superstition (la) est nuisible à l'industrie : I, 9: Elle entasse des capitaux improductifs : 18.
Sûreté, est plus favorable à la production que le systême réglémentaire ne lui est nuisible: I, 540. Ne consiste pas seulement à être préservé des voleurs de grands chemins: 342.Commande quelquefois des atteintes à la propriété particulière: II, 144.
Systême réglémentaire, cause du mal par son établissement et par son extirpation: I, 292.
Systême colonial, des modernes différent de celui des anciens : I, 209.
TABLE de marbre; Steuart attribue à cette jurisdiction le peu d'arbres qu'on voit en France: I, 331.
Taxes des denrées, réduisent la quantité de la production: Il ,99. Sont cause d'une mauvaise répartition des produits existans: 100.
Technologie, ou connaissance des arts et métiers, devrait être enseignée dans les écoles publiques: il, 459.
Terrains productifs d'utilité et d'agrément, distingués des terrains improductifs: I, 380. Peuvent en même tems donner des produits matériels: 381.
Terrains confisqués faute de culture; rigueur inutile: II, 315.
Terres; pourquoi il y en a qui ne sont pas mises en valeur : II, 62. Attirent leurs propriétaires: 185. Leur appropriation favorable à leur culture: 305. A quel point leur situation influe sur leur produit: 307. A quel point leur fertilité: 310. A quel point les charges dont elles sont grevées: 313. Si elles sont une propriété préférable à un capital: 316.
Territoire; son étendue borne la quantité de produits agricoles qu'une nation peut recueillir, mais non la quantité totale de sa production: I, 35.
Termes inexacts; leur danger: I, 482.
Thé; origine de son usage:!; 142. Quantité de cette denrée [571] que l'Europe consomme actuellement: ibid. De quoi se compose sa valeur naturelle: II, 56.
Toiles peintes; quelles réclamations excitèrent les premières qu'on fit en France: 247.
Toscane; comment un impôt territorial fixe y fit abandonner la culture des terres : II, 503.
Traité d'Économie politique but de cet ouvrage : I, xxiv. Motifs de la forme qu'on lui a donnée : xxvi.
Transit droits de); ne sont pas payés en totalité par les étrangers: ii, 490.
Travail de l'homme; sa définition: I, 38. on utilité: 39. Ne peut complètement suppléer celui des machines, 53. Sa valeur n'est pas une bonne mesure des autres valeurs: II, 117. N'est pas ainsi que l'établit Smith, le fondement de la valeur de toute chose: 305. Voyez Division du travail.
Travail improductif, de Smith, ne l'est réellement pas: I, 361.
Travail productif; c'est celui qui concourt, ne fût-ce qu'en partie, à créer un produit: I, 38. L'homme gagne à en rejeter le plus qu'il peut sur les forces de la nature: 3g.
Travestissemens; pourquoi leur loyer est cher : II, 253.
Trésor (un): est une précaution dangereuse: II, 534. Ne remplit jamais le but pour lequel il a été amassé : ibid. Absorbe un capital avant le moment du danger: 535.
Turgot, n'adoptait pas en entier la doctrine des Économistes: I, xix. Croit qu'on épargne plus qu'on ne fesait autrefois: 101. Pense que le travail du nègre esclave revient plus cher que celui de l'homme libre: 219. Belle image par laquelle il représente les heureux effets de la baisse de l'intérêt: II, 300.
Turquie; pourquoi la France était en possession de faire son commerce de transport:I, 168.
USURE, mot ancien et regret. table pour exprimer l'intérêt de l'argent Ii, 275.
Utilité; seule véritable mesure de la production: I, 24. S'apprécie par la valeur échangeable des produits : 25. Sa destruction est ce qu'on nomme consommation: 30. Varie selon les lieux: II, 73.
VALEUR chose réelle et échangeable, quoiqu'abstraite: I, 563.
Valeur des monnaies; varie relativement aux lieux et aux tems: 1.474.
Valeur des produits, constitue la richesse: I, 414. Comment elle se distribue entre les producteurs: 168.
Valeur échangeable d'un produit, distinguée de sa valeur naturelle : I, 57.
Valeur naturelle des choses, sens de cette expression: II, 54. Comment elle borne la demande qu'on fait des produits : 69.
Variations dans les prix, leurs causes: II, 101. Occasionnent des bénéfices sans production et des pertes sans consommations 102. Pourquoi celles qui arrivent dans la valeur de l'argent sont lentes et considérables: 110.
Variations réelles dans les valeurs, n'affectent que le [572] consommateur, mais cette classe embrasse toute la société II, 91.
Variations relatives dans les valeurs, n'influent pas sur la fortune des sociétés, mais sur celle des individus : II, 77.
Vauban reproche aux Français de n'entendre rien à l'économie II, 400. Apologie de sa dîme royale: 498.
Vénalité des charges, ridicule et dangereuse : II, 514.
Ventes ; quelles sont les plus profitables que puisse faire une nation: I, 154.
Verre (le); un des plus admirables produits de l'industrie humaine: I, 10.
Versatilité, écueil opposé à la routine: I, 133.
Viagères (rentes) en quoi sont immorales: II, 516.
Vie de la campagne, charmes II, 322. ses
Vieillards, souvent misérables dans la classe des ouvriers: II, 239.
Villages, à quoi tient leur malpropreté: II, 353.
Villageois, pourraient apporter moins péniblement leurs denrées dans les villes : I, 62. X.
Villes; causes qui déterminent leur formation: I, 406. Quel nombre d'habitans peut y subsister: 407.Pourquoi celles des grands états de l'Europe ont eu un faible éclat jusqu'au XVIIe siècle : 408. Tout ce qu'on y voit de magnifique est très-moderne: 409. Favorables à l'agriculture: 410. Servent à répandre au loin la valeur des produits agricoles : 411. Précaution à prendre pour en fonder avec succès: 412.
Voitures à deux roues, devraient payer un impôt double de celui des voitures à quatre roues: II, 473.
Voltaire donne une évaluation imparfaite de l'apanage du fils de Charles : I, 483. Excuse à tort la prodigalité de Louis XIV: 400.
Voyages de découvertes; utiles à la production: I, 345.
Voyageurs jusqu'à quel point ils enrichissent le pays où ils voyagent: I, 182. Leur consommation moins favorable que celles des indigènes : 183. Presque toujours dupės: 184. Motifs qui les portent à voyager: 186.
XENOPHON conseille aux Athéniens d'être justes d'attirer le commerce dans leurs ports: I, 343. Son erreur afin sur la valeur de l'argent : II, dans 109.
YOUNG (Arthur); ses observations sur les routes de France: II, 453.
ZALEUCUS; sa loi sur le luxe : II, 385.