[Created: 4 June, 2023]
[Updated: June 4, 2023 ] |
This is an e-Book from |
De l' Esprit ses Lois. Nouvelle Édition, Revue, corrigée, & considérablement augmenté par l' Auteur. (Londres, MDCCLXXVII (1777). Vol. 1.http://davidmhart.com/liberty/Books/1777-Montesquieu_EspritLois/Montesquieu_EspritLois1-ebook.html
,Charles Louis de Secondat baron Montesquieu, De l' Esprit ses Lois. Nouvelle Édition, Revue, corrigée, & considérablement augmentéé par l' Auteur. (Londres, MDCCLXXVII (1777). Vol. 1.
To make this edition useful to scholars and to make it more readable, I have done the following:
... Prolem sine matre creatum.
OVID.
[I-11]
Le Livre de l’Esprit des Lois a enfin franchi tous les obstacles que l’envie & la superstition avoient entrepris de lui opposer : toute l’Europe retentit des justes louanges dues à cet Ouvrage immortel ; il est pour les nations éclairées un motif de jalousie contre la France, qui a eu le bonheur de voir naître M. de Montesquieu dans son sein, & de l’y conserver jusqu’au fatal instant où la terre a perdu ce grand homme. Par-tout son Livre est cité avec vénération ; & si un Auteur croit devoir, en quelque circonstance particuliere, penser autrement que cet illustre Écrivain, il le fait avec une réserve [I-12] respectueuse ; il demande, pour ainsi dire, pardon de ce qu’il ose trouver une faute dans un Livre, que le genre humain a choisi pour y puiser ses instructions sur la saine politique.
Ce n’est point un aveugle enthousiasme qui produit des louanges si générales & si unanimes ; elles sont le juste tribut de la reconnoissance que l’univers doit à cet illustre Auteur. C’est lui qui nous a éclairés sur les vrais principes du droit public : c’est à son flambeau que se sont éclipsés les ouvrages les plus renommés sur cette matière ; c’est avec le secours de sa lumière que nous avons enfin substitué la raison & la vérité aux systèmes fondés sur les préjugés qui s’étoient transmis d’âge en âge, & que de célèbres écrivains n’avoient fait que recueillir, développer & appuyer par de nouveaux sophismes. Le Livre de [I-13] l’Esprit des Lois fait une époque à jamais mémorable dans l’histoire des connoissances humaines.
M. de Montesquieu jouit, dès son vivant, des éloges des plus grands hommes de l’Europe ; & il s’est procuré lui-même, par la Défense de l’Esprit des Lois, le triomphe le plus complet sur ces Auteurs obscurs d’ouvrages éphemères qui avoient osé s’attacher à lui, comme ces vils insectes qui nous importunent, & qu’on écrase sans effort.
Tout étoit resté dans le silence ; l’envie n’osa plus se remontrer ; elle craignit de nouveaux coups. La mort lui enleva enfin un adversaire si redoutable. Quand elle crut n’avoir plus rien à craindre, elle emprunta, pour reparoître, la plume de M. Crévier, Professeur de l’Université de Paris.
Cet écrivain, dans ses Observations sur le Livre de l’Esprit des [I-14] Lois, s’est efforcé de décrier, par tous les moyens possibles, un ouvrage qu’il n’entendoit pas, puisqu’il ne le trouvoit blâmable que par quelques détails. Il a consacré une grande partie de son libelle à chercher des inexactitudes, soit dans les faits historiques cités ou rapportés par M. de Montesquieu, soit dans l’interprétation de quelques textes des anciens écrivains. M. Crévier traite cette partie de sa critique avec cette discussion minutieuse, qui est toujours l’apanage des génies étroits, qui étouffe le goût, & arrête dans leur course ceux qui cherchent les connoissances utiles.
Il s’est délecté dans ce travail : il y a trouvé un double moyen de satisfaire sa vanité : d’un côté, il croyoit abattre un ouvrage qui fait l’objet de la vénération publique ; il se croyoit le pédagogue du genre humain ; & s’imaginoit qu’il alloit [I-15] lui seul enseigner à tous les hommes qu’ils sont ignorans, puisqu’ils ne s’étoient pas apperçus que le guide qu’ils avoient choisi pour la politique entendoit mal le Grec & le Latin. En se livrant d’ailleurs à la discussion d’une vérité qui lui paroissoit si importante, il ne manque aucune occasion de faire un fastidieux étalage d’un genre d’érudition qui convient sans doute aux personnes de sa profession ; mais dont ceux qui l’exercent avec goût, se donnent bien de garde de faire parade aux yeux du public.
Cette affectation seroit sans doute ridicule, quand celui qui se l’est permise l’auroit appuyée de l’exactitude la plus scrupuleuse : mais qu’en doit-on penser, si ce point tout essentiel qu’il est, manque à notre prétendu critique ? On ne le suivra point ici dans tous les détails auxquels il s’est livré : ce seroit [I-16] l’imiter dans le défaut qu’on lui reproche : qu’il soit seulement permis d’examiner un ou deux traits de sa critique.
« La tentation de faire une jolie phrase, dit-il, page 34 de son libelle, est un piege pour bien des écrivains ; & la supériorité du génie de M. de Montesquieu ne l’en a pas toujours garanti. Cette séduction l’a écarté de la vérité historique dans l’endroit que je vais citer. Rome, dit-il, livre III, chap. III, au lieu de se réveiller après César, Tibere, Caïus, Claude, Néron, Domitien, fut toujours plus esclave : tous les coups porterent sur les tyrans, aucun sur la tyrannie. Voilà qui est agréablement dit, reprend M. Crévier ; mais le fait est-il vrai ? Je ne considere ici que Domitien. Assurément le coup qui renversa ce tyran, porta sur la tyrannie ; elle ne [I-17] parut plus dans Rome pendant un espace de plus de 80 ans. Nerva, Trajan, Adrien, Tite, Antonin, Marc-Aurele, forment la plus belle chaîne de Princes sages & modérés, qu’aucune histoire nous fournisse. Je sais qu’Adrien fut mêlé de bien & de mal ; mais si l’on excepte son entrée dans la souveraine puissance, & les deux ou trois dernieres années de sa vie, pendant lesquelles il ne jouit pas de toute sa raison, le reste de son regne peut être cité pour modele d’un bon gouvernement. »
M. Crévier vouloit-il rappeler à ses lecteurs qu’il connoissoit l’histoire des Empereurs Romains ? Il auroit peut-être agi plus sagement, s’il eût évité de réveiller l’idée de celle qu’il a écrite : mais il auroit dû au moins choisir une autre occasion d’étaler son savoir ; il se seroit épargné la honte d’une critique [I-18] qui prouve qu’il n’entend pas M. de Montesquieu.
Cet Auteur, dans l’endroit d’où M. Crévier a tiré son passage, établit que, quand la vertu, qui est le principe de la démocratie, a fait place à la corruption, l’état est perdu ; il ne peut y avoir de liberté, & jamais elle ne peut se rétablir. Ce grand homme, dont le génie pénetre les causes politiques des événemens occasionnés par la marche ordinaire des circonstances, apporte pour preuve ce qui est arrivé aux Anglois, quand ils voulurent établir parmi eux la démocratie. Tous leurs efforts furent impuissans : ceux qui avoient part aux affaires, n’avoient point de vertu ; leur ambition étoit irritée par le succès de Cromwel qui avoit tout osé : l’esprit d’une faction n’étoit réprimé que par celui d’une autre. Ainsi on avoit beau chercher la [I-19] démocratie, on ne la trouvoit nulle part ; & après bien des mouvemens, des chocs & des secousses, il fallut se reposer dans la monarchie que l’on avoit proscrite.
Rome fournit encore un exemple plus frappant. Quand la vertu commença à s’y éclipser, il se forma des factions ; Sylla réussit enfin à s’emparer de la souveraine puissance : ce coup acheva de détruire la vertu dans Rome : il n’y eut point d’ambitieux qui ne se flattât d’obtenir le même succès. Le tyran abdiqua, mais la démocratie ne put reprendre place dans un etat où il n’y avoit plus de vertu ; & comme il y en eut toujours moins, à mesure que la domination des Empereurs se prolongea, il devint de plus en plus impossible de rendre à Rome la liberté. Quelques Auteurs ont été étonnés que les Romains, excédés des injustices & des cruautés de cette chaîne de [I-20] monstres qui se sont succédés sur le trône impérial, ne se soient pas déterminés à se garantir désormais de ces fléaux, & à reprendre l’état républicain, sur-tout quand ils n’avoient pas craint de massacrer le tyran. La chose n’étoit plus possible ; la vertu, sans laquelle la démocratie ne peut exister, étoit entiérement bannie de Rome : on faisoit tomber le tyran, mais on ne détruisoit pas la tyrannie, puisque sa place existoit toujours, & se trouvoit occupée sur le champ par un successeur. Si le hasard faisoit monter sur le trône un Prince digne de l’occuper, tels qu’ont été Trajan, Tite, &c. le peuple jouissoit des douceurs de son gouvernement ; mais pour cela, la tyrannie n’étoit pas détruite : l’état étoit privé de la liberté dont il avoit joui autrefois ; un regne atroce pouvoit suivre, & suivoit quelquefois en effet celui qui [I-21] avoit procuré un bonheur momentané.
Ces vues que M. de Montesquieu a exprimées avec beaucoup de clarté, ont échappé à M. Crévier, qui, tout savant qu’il étoit en Grec & en Latin, a cru que le mot tyrannie ne signifie autre chose qu’un gouvernement injuste & cruel.
On vient de voir que le critique de M. de Montesquieu n’est pas fort intelligent, ou du moins qu’il connoît peu la véritable signification des termes : on va voir qu’il ne donne pas une grande preuve de jugement.
M. de Montesquieu, livre V, chap. XIX, met en question si l’on doit déposer sur une même tête les emplois civils & militaires. Il répond qu’il faut les unir dans la république, & les séparer dans la monarchie. Il prouve la premiere partie de cette réponse par l’intérêt [I-22] de la liberté ; & la seconde, par l’intérêt de la puissance du monarque, qui pourroit lui être ravie s’il confioit les deux emplois à la même personne. Il établit ses preuves sur les grandes vues qui sont la base de son ouvrage ; & ses preuves sont une démonstration : mais ses raisonnemens sont souvent trop élevés, pour que certaines ames y puissent atteindre.
La seconde partie de la décision de M. de Montesquieu n’a pas plu à M. Crévier ; & sans parler des raisons qui ont déterminé cette décision, voici comment il la combat, dans une note, page 42. « Il n’est point de mon plan de m’arrêter ici à prouver la fausseté de systême. Mais, comment M. de Montesquieu pouvoit-il avancer que, par la nature du gouvernement monarchique, les fonctions civiles & militaires doivent être séparées & confiées à [I-23] des ordres différens ; lui qui savoit si bien que, dans la monarchie Françoise, elles ont été pendant plusieurs siecles exercées par les mêmes personnes ; & que, suivant la loi de la féodalité, le premier engagement du vassal envers son seigneur, étoit de le servir en guerre & en plaids, dans les expéditions militaires & dans le jugement des procès ? Il nous reste encore des vestiges de l’ancien usage dans les grands baillis & les sénéchaux, qui sont tous gens d’épée. »
Si M. Crévier avoit entrepris de fortifier, par une nouvelle preuve, le systême de son adversaire, il n’auroit peut-être pas eu le bonheur de réussir aussi bien. Tout le monde sait que, tant que le gouvernement féodal a été en vigueur dans la France, l’autorité de nos Rois, quant à l’exercice, étoit presque nulle ; parce que chaque [I-24] seigneur avoit dans sa terre tout à la fois le pouvoir militaire & le pouvoir civil. Tout le monde sait encore que la puissance du monarque n’a repris son état naturel, que quand elle a pu venir à bout de diviser l’exercice de ces deux fonctions.
Si M. Crévier avoit borné sa critique à ce genre de reproches, on n’auroit fait nulle mention de son ouvrage, & on l’auroit laissé dans l’oubli qu’il mérite. Mais il n’est pas possible de lire de sang-froid les imputations atroces dont cet écrivain a essayé de charger un homme respectable pour lui à tous égards, dans un temps où nous n’étions pas encore accoutumés à soutenir les regrets que sa perte nous avoit causés, & où la mort lui avoit ôté la faculté de faire rentrer ce téméraire dans le devoir.
Il dénonce au public l’Auteur [I-25] de l’Esprit des Lois comme un petit-maître, un homme vain, mauvais citoyen, ennemi de la saine morale & de toute religion. Si les siecles passés ne fournissoient pas des exemples de pareils prodiges, pourroit-on croire que la France eût produit, en même temps, M. de Montesquieu & M. Crévier ? Mais si la Grece eut un Platon, elle eut un Zoïle.
M. de Montesquieu est un petit-maître ! Et pourquoi l’est-il ? Il a commencé son livre XXIII, par l’invocation que Lucrece adresse à Vénus. Cette déesse fabuleuse est l’emblême de la fécondité ; tous les animaux sont appelés à la population par l’attrait du plaisir. L’Auteur de l’Esprit des Lois, au lieu de rendre, par ses propres expressions, cette pensée qui entre dans son plan, a emprunté celles d’un poëte : il n’a pas cru qu’il fût indigne de son sujet d’égayer [I-26] l’imagination de son lecteur, par une image riante, sans être indécente ; & pour cela, il est un petit-maître. On riroit de l’idée ridicule de ce Professeur, s’il n’avoit excité l’indignation par les injures grossieres dont il a chargé son adversaire.
M. de Montesquieu est un homme vain ! L’Auteur de l’Esprit des Lois étoit-il donc un homme vain, pour avoir écrit cette phrase à la fin de sa préface : « Quand j’ai vu ce que tant de grands hommes, en France, en Angleterre & en Allemagne, ont écrit avant moi, j’ai été dans l’admiration, mais je n’ai point perdu le courage. Et moi aussi je suis peintre, ai-je dit avec le Correge ». Un Auteur, ne peut donc sans vanité, croire que ses ouvrages ne sont pas sans mérite ? Mais tous ceux qui ont publié leurs écrits, sans en excepter les plus grands Saints, sont donc coupables de vanité : [I-27] car, qui a jamais donné ses productions au public, sans croire qu’elles avoient au moins un degré de bonté ? Si M. Crévier n’avoit pas eu cette vanité, il ne se seroit pas érigé en censeur d’un ouvrage que tous les grands hommes ont admiré & admirent.
C’est encore, suivant M. Crévier, un trait de vanité dans M. de Montesquieu, d’avoir dit qu’il finissoit le traité des fiefs où la plupart des Auteurs l’ont commencé. Mais M. de Montesquieu a dit une vérité ; pour M. Crévier, il a prouvé son ignorance. La plupart des Auteurs qui ont écrit sur les fiefs, n’ont examiné que les droits féodaux, tels qu’ils existent aujourd’hui. Ils ont cherché les motifs de décision, sur les contestations que cette matiere occasionne, dans les dispositions recueillies par les rédacteurs des coutumes, & se sont peu [I-28] embarrassés de connoître la source de ce genre de possessions. M. de Montesquieu l’a cherchée cette source ; il a ouvert les archives des premiers âges de notre monarchie ; il a suivi graduellement les révolutions que les fiefs ont essuyées, & a descendu jusqu’au moment où ils ont commencé à prendre la forme à laquelle les coutumes les ont fixés. Il est donc vrai qu’il a fini le traité des fiefs où la plupart des Auteurs l’ont commencé ; & c’est par vanité qu’il l’a dit ! De quelle faute M. Crévier s’est-il rendu coupable, quand il a parlé en pédagogue d’une chose qu’il ne connoissoit pas ?
C’est ainsi que notre satirique prouve que M. de Montesquieu est petit-maître & vain. On s’attend sans doute que les preuves qu’il va donner des deux autres reproches, ont une force proportionnée à la nature de l’accusation.
[I-29] Personne ne se permet de déférer un citoyen comme ennemi du gouvernement & de la religion, s’il n’a en main de quoi le convaincre à la face de l’univers de deux crimes qui méritent l’animadversion de toutes les sociétés & les peines les plus graves.
Voyons comment il établit le premier. « L’opposition décidée de l’Auteur au despotisme, dit-il, sentiment louable en soi, l’emporte au-delà des bornes. À force d’être ami des hommes, il cesse d’aimer, autant qu’il le doit, sa patrie. Toute son estime, disons mieux, toute son admiration est pour le gouvernement d’une nation voisine, digne rivale de la nation Françoise ; mais qu’il n’est pas à souhaiter pour nous de prendre pour modèle à bien des égards. L’Anglois doit être flatté, en lisant l’ouvrage de l’Esprit des [I-30] Lois ; mais cette lecture n’est capable que de mortifier les bons François. »
Il faut s’arrêter sur le raisonnement de M. Crévier. Il accuse M. de Montesquieu de ne pas aimer sa patrie autant qu’il le doit, parce qu’il a une opposition décidée pour le despotisme, & parce qu’il aime beaucoup les hommes. Mais si ce grand homme étoit moins opposé au despotisme, & s’il aimoit moins les hommes, M. Crévier jugeroit donc alors qu’il aimeroit sa patrie autant qu’il la doit aimer. N’usons pas de représailles contre cet écrivain ; croyons qu’il n’a pas entendu ce qu’il a voulu dire ; & c’est une justice qu’il faut souvent lui rendre.
Mais voyons donc ce que M. de Montesquieu pense effectivement de sa patrie. Il dit, liv. XX, chap. XX, à la fin : « Si, depuis deux ou trois siecles, la France [I-31] a augmenté sans cesse sa puissance, il faut attribuer cela à la bonté de ses lois, non pas à la fortune, qui n’a pas ces sortes de confiance. »
Rapprochons de ce passage celui où il exprime ses véritables sentimens sur le gouvernement Anglois. « Ce n’est point à moi, dit-il, à examiner si les Anglois jouissent actuellement de cette liberté, ou non. Il me suffit de dire qu’elle est établie par leurs lois, & je n’en cherche pas davantage. Je ne prétends point par là ravaler les autres gouvernemens, ni dire que cette liberté politique extrême doive mortifier ceux qui n’en ont qu’une modérée. Comment dirois-je cela, moi qui crois que l’excès même de la raison n’est pas toujours désirable, & que les hommes s’accommodent toujours mieux des milieux, que des extrémités ? »
[I-32]
Ces deux passages ainsi placés dans le point de comparaison, font disparoître l’accusation dont M. Crévier a voulu noircir M. de Montesquieu, & ne laissent que de l’étonnement sur l’atrocité de la calomnie.
Mais il ne faut pas encore se lasser de la surprise ; l’Auteur du libelle a porté l’attentat jusqu’au comble. Si on l’en croit, M. de Montesquieu est ennemi de la religion ; mais il n’est pas de ces ennemis ordinaires qui, contens de s’affranchir eux-mêmes de son joug, s’inquietent peu des sentimens que les autres ont pour elle. Il veut la détruire : & pour mieux réussir, il l’attaque par la ruse ; mais écoutons M. Crévier. « Cet ouvrage, dit-il dans son avant-propos, prive la vertu de son motif, & délivre le vice de la terreur la plus capable de le réprimer. Il détruit les devoirs dans leur [I-33] source ; & en anéantissant ceux qui se rapportent à l’Auteur de notre être, quelle force laisse-t-il a ceux qui ne regardent que nos compagnons ?
» Et l’Auteur, continue le libelle, exécute tout cela sourdement, & sans déclarer une guerre ouverte à l’orthodoxie. Ceux qui l’ont suivi dans le même plan funeste, devenus plus audacieux par les succès de leur précurseur, ont levé le masque. Mais, par leur témérité même, ils sont de moins dangereux ennemis ; parce que, … en prenant les armes, ils nous ont avertis de les prendre de notre côté. L’Auteur de l’Esprit des Lois conduit son entreprise plus adroitement : il ne livre point l’assaut à la religion ; il va à la sappe, & mine la religion sans bruit. »
M. Crévier entre, à cet égard, dans quelques détails : ils [I-34] contiennent la moitié de son Livre. Mais, qui le croiroit ! Les prétendues preuves du crime affreux dont il charge son ennemi, ne sont que la répétition des calomnies que le Nouvelliste Ecclésiastique avoit vomies contre l’Auteur de l’Esprit des Lois, au mois d’Octobre 1749. Cet affreux libelle fut foudroyé par M. de Montesquieu lui-même dans sa Défense de l’Esprit des Lois. Il ne resta à cet Écrivain que la honte d’avoir attaqué un grand homme qui ne méritoit que des éloges, & le chagrin d’avoir fourni la matiere d’un opuscule qui transmettra cette honte à la postérité.
Tout le monde lut, & tous les gens de goût admirerent cet ouvrage ; mais il paroît qu’il est demeuré inconnu à M. Crévier. Aussi nous dit-il qu’il a travaillé sur l’édition de l’Esprit des lois de 1749. Son ouvrage est cependant de 1764, postérieur de six ans à [I-35] l’édition de 1758. Elle a été faite d’après les corrections que M. de Montesquieu avoit lui-même remises aux Libraires avant sa mort. S’il eût eu soin de se la procurer, comme il le devoit, il y auroit trouvé quelques changemens dont plusieurs tendent à éclaircir certains passages sur lesquels le Nouvelliste avoit cru trouver prise ; & que M. Crévier a relevés d’après lui, quoiqu’ils ne soient plus tels qu’ils étoient. Il y auroit lu la Défense de l’Esprit des Lois, & y auroit appris le respect qu’il devoit aux talens, aux vues de l’Auteur & à l’ouvrage.
En 1764, parut dans les pays étrangers un critique de l’Esprit des Lois d’un autre genre. Il a respecté, comme il le devoit, les qualités du cœur de M. de Montesquieu ; la calomnie n’a point sali ses écrits ; il a seulement prétendu trouver des erreurs dans l’ouvrage, & il a renfermé ses observations [I-36] dans des notes insérées dans une édition contrefaite des Œuvres de M. Montesquieu, en Hollande. L’examen d’une ou de deux de ces notes suffira pour les apprécier toutes ; & l’on va choisir entre celles qui sont les plus importantes.
M. de Montesquieu, après avoir établi la distinction qui caractérise les trois genres de gouvernement, fait voir que dans chacun de ces gouvernemens les lois doivent être relatives à leur nature ; c’est-à-dire à ce qui les constitue ; ainsi dans la démocratie, le peuple doit être, à certains égards, le monarque ; à d’autres, le sujet. Il faut, par exemple, qu’il élise ses magistrats, & qu’il les juge. Si les magistrats cessent d’être électifs, ou si quelqu’autre que le peuple a le droit de leur demander compte de leur conduite, dès lors ce n’est plus une démocratie ; les magistrats, ou les juges des magistrats, ravissent la [I-37] puissance au peuple, & se l’attribuent.
Il est de la nature de la monarchie que la nation soit gouvernée par un prince, dont le pouvoir soit modéré par les lois. Pour que ce gouvernement ne change pas de nature, & ne dégénere pas en despotisme, il faut qu’il y ait entre le monarque & le peuple beaucoup de rangs, beaucoup de pouvoirs intermédiaires. Si les ordres passoient du trône immédiatement au peuple, la terreur les feroit exécuter, & l’arbitraire s’introduiroit sur les débris des lois. Si les ordres, au contraire, ne parviennent aux extrémités de la nation que par degrés, la sphere de ceux qui les font arriver touchant immédiatement à ceux qui les doivent exécuter, la crainte ne fait plus d’impression ; c’est la loi qui parle par la bouche de ses émissaires ; ce n’est plus le monarque.
[I-38]
Il faut encore, dans une monarchie, un corps dépositaire des lois, médiateur entre les sujets & le prince. S’il n’existe point de dépôt pour les lois, si elles ne sont pas sous la main de gardiens fideles, qui pour arrêter l’effet des volontés momentanées du souverain, les placent à propos entre la nation & lui ; elles n’ont plus de stabilité ; elles n’ont plus d’effet, & le despotisme les anéantit.
Il est de la nature du gouvernement despotique, que la volonté, les caprices du tyran soient la seule loi : il faut donc qu’il exerce son autorité, ou par lui seul, ou par un seul qui le représente. Prend-il des mesures pour faire exécuter ses volontés ? se prescrit-il des regles ? ou souffre-t-il qu’on lui en rappelle ? Sa volonté n’est pas la seule loi ; il cesse d’être despote, & monte à la monarchie.
Tels sont, en général, les [I-39] établissemens que doit former un législateur qui songe à fonder ou à introduire l’un de ces trois gouvernemens. Mais s’il veut que son ouvrage soit durable, après avoir réglé la nature de son gouvernement, il faut aussi qu’il s’occupe de son principe ; c’est-à-dire, de ce qui le soutiendra & le fera agir. Ainsi il faut que, pour une république, il trouve le secret d’insinuer & de perpétuer dans le cœur des citoyens l’amour de la république, c’est-à-dire, l’amour de l’égalité ; en sorte que les magistratures n’y soient pas regardées comme un objet d’ambition, mais comme une occasion de signaler son attachement pour la patrie, & de se livrer tout entier au maintien de la liberté des citoyens & de l’égalité entr’eux.
Pour le mouvement & le maintien d’un état monarchique, il faut que le cœur des sujets soit animé par [I-40] l’honneur ; c’est-à-dire, par l’ambition & par l’amour de l’estime : ces deux passions sont nécessaires, mais elles se temperent mutuellement. Le monarque est le seul dispensateur des distinctions & des récompenses : il faut donc que l’ambition de les obtenir, inspire le désir de le servir utilement pour l’état, & de se signaler assez pour qu’il apperçoive ces services, & les récompense. Si les graces & les récompenses dépendoient d’un autre pouvoir que de celui du monarque, son autorité seroit nulle ; il n’auroit aucun ressort dans la main pour faire agir les différentes parties de l’état, soit pour les affaires du dehors, soit pour celles du dedans. Si les graces & les récompenses n’étoient pas le fruit du mérite ; si elles étoient subordonnées à l’arbitraire, & jetées au hasard, il seroit inutile de chercher à les mériter, & chacun [I-41] resteroit dans l’inertie : on ne seroit pas réveillé par la vertu, c’est-à-dire par l’amour de la patrie ; parce que dans les monarchies on est accoutumé à confondre l’état avec le monarque. On ne seroit donc rien pour un homme de qui on n’attendroit aucun retour.
Mais il faut que cette ambition soit réglée par l’amour de l’estime. Si le monarque est subjugué par ses passions ; si pour mériter les graces qu’il dispense, il faut servir ses caprices contre les lois, on craindra le mépris public, on s’abstiendra des places auxquelles sont attachées les fonctions qu’il veut faire employer à l’exécution de ses injustices, où l’on abdiquera ces places, & l’on restera dans une glorieuse oisiveté.
Si ces deux passions ne sont pas combinées dans le cœur des sujets, ou le monarque perd sa puissance, ou il devient despote.
[I-42]
Quant au gouvernement despotique, son principe est la crainte. Si les ordres du maître étoient reçus de sang-froid ; si cette passion n’interceptoit pas au moindre signal de sa volonté toute faculté de raisonner, on pourroit faire attention à leur injustice, remonter à celle qui maintient un tyran sur le trône : comme ce n’est que la loi du plus fort, en tournant ses propres forces contre lui, on l’extermineroit. Si d’ailleurs l’amour de la liberté s’emparoit subitement du peuple, comme il arriva à Rome sous Tarquin, le coup qui abattroit le tyran, abattroit la tyrannie ; le despotisme seroit anéanti, & l’on verroit naître une république.
Ces principes sont lumineux ; ils sont puisés dans l’essence même des choses. M. de Montesquieu, à l’occasion de ces réflexions, entre dans quelques détails, pour indiquer les routes qui peuvent conduire à [I-43] l’établissement & au maintien de la nature & du principe de chaque gouvernement. Mais il traite ces détails en grand homme ; il écarte toutes les minuties qui caractérisent le génie étroit.
Le faiseur de notes n’a point apperçu tout cela. Il en a placé une fort longue à la fin du quatrième Livre. Il y dit que M. de Montesquieu s’est lourdement trompé, soit qu’il ait voulu nous développer ce qui est, soit qu’il ait voulu nous développer ce qui doit être.
Dans le premier cas, cet Auteur, dit le censeur, est contredit par l’expérience. On voit, dit-il, que chaque nation, chaque souverain, est conduit par un objet particulier, vers lequel ils tournent le systême de leur gouvernement. Les uns vivent aux richesses, les autres à la conquête, les autres au commerce, &c. ; & les systêmes politiques sont plus ou moins stables, à mesure que le souverain est plus [I-44] ou moins despote ; parce que le successeur substitue ses idées à celles de celui qui l’a précédé, & change par conséquent tout le plan de gouvernement qu’il a établi. Les républiques sont moins sujettes à ces variations, qui ne peuvent arriver qu’autant que l’esprit de la nation entiere viendroit à changer.
Ces réflexions, qui sont répétées dans tous nos livres, & qu’un coup d’œil sur le cœur humain & sur son histoire nous font appercevoir, sont de la plus grande vérité ; mais que la passion dominante d’une république soit l’amour des richesses, ou la jalousie contre les états qui l’environnent ; qu’elle tourne tant qu’elle voudra ses opérations du côté de cet objet, cela fera-t-il que, pour qu’elle soit république, il soit indispensable que le peuple soit libre ; & pour qu’il reste libre, qu’il ait & qu’il conserve le droit d’élire & de juger ses magistrats ?
Qu’un monarque tourne ses vues [I-45] du côté de la conquête, ou du côté du commerce ; que son successeur change d’objet, ces variations feront-elles que l’on puisse concevoir une monarchie sans un souverain dont le pouvoir soit tempéré par les lois, si ces lois ne sont confiées à des dépositaires qui puissent les faire valoir en faveur de la nation, & s’il n’y a enfin dans l’état différens canaux qui transmettent successivement les ordres du souverain aux extrémités du peuple ? En sera-t-il moins vrai que cette sorte de gouvernement ne se maintiendra point, si le monarque n’a dans sa main des motifs qui excitent les sujets à se livrer au service de l’état ; & si ceux-ci n’en ont un qui les arrête, quand ces motifs leur sont présentés comme un appât pour se prêter à des injustices, ou pour les exécuter ?
On doit dire la même chose du despotisme. Quelles que soient les vues du despote, il ne le fera pas, [I-46] s’il y a dans ses états d’autres lois que sa volonté ; & il cessera de l’être, dès que la crainte ne sera pas la cause de l’obéissance.
Si M. de Montesquieu a voulu nous peindre ce qui doit être, le critique trouve que son erreur est encore plus grossiere ; & pour établir cette erreur, il appelle à son secours la théorie & l’expérience. Elles nous apprennent, dit-il, que la vertu, par laquelle il entend toutes les vertus morales qui nous portent à la perfection, est le seul principe de conduite pour tous les gouvernemens, quels qu’ils soient, & qui ait fait fleurir & qui fera fleurir les états.
Cette maxime est encore de toute vérité. Quand le peuple & ceux qui le gouvernent sont doués de toutes les vertus morales, l’état est nécessairement florissant : on évite avec prudence tout ce qui peut nuire, & l’on exécute de même tout ce qui est utile. Ceux [I-47] qui gouvernent sont justes envers le peuple ; le peuple est juste envers eux ; & tous sont justes envers les étrangers : on exécute avec fermeté les résolutions que la prudence a inspirées ; on oppose la même vertu à la violence & aux injustices, & toujours avec prudence ; enfin on ne désire que ce qui est possible, & on s’abstient de tout excès.
Un état ainsi composé, est sans doute une belle chimere ; & si elle se réalisoit, elle résisteroit à l’inconstance du temps. Mais, pour cela, un état où il n’y auroit point de liberté, & où les magistrats seroient indépendans du peuple, soit quant à leur élection, soit quant à leur conduite, seroit-il une république ? Un état où le prince pourroit tout ce qu’il voudroit, où aucun frein n’arrêteroit ceux qu’il chargeroit de l’exécutions de ses caprices, où l’on chercheroit à l’envi à s’en rendre l’agent aveugle [I-48] par l’espoir des récompenses ; un tel état seroit-il une monarchie ? enfin seroit-ce un despote que celui qui ne pourroit pas tout ce qu’il voudroit, & dont on pourroit examiner & discuter les volontés ?
Au surplus, en lisant la Défense de l’Esprit des Lois, on verra que cet annotateur ne connoît pas cet ouvrage, ou n’a pas voulu le connoître. Il y auroit appris à ne pas faire une crime à M. de Montesquieu d’employer les mots vertu & honneur, comme il les emploie. Il y auroit appris que l’Auteur ne s’en est servi qu’après les avoir définis : il y auroit appris que, quand un écrivain a défini un mot dans son ouvrage, quand il a donné son dictionnaire, il faut entendre ses paroles suivant la signification qu’il leur a donnée. C’est cependant d’après cette équivoque, que l’Auteur des notes a fait à M. de Montesquieu plusieurs reproches, qui, sans être exprimés sur le ton que [I-49] M. Crévier a choisi, ne laissent pas de produire le même effet.
Cet exemple suffiroit peut-être pour mettre le lecteur en état d’apprécier l’ouvrage dont on l’entretient ici : mais examinons encore comment l’Auteur entend un autre des principes fondamentaux de l’Esprit des Lois.
M. de Montesquieu, livre XI, chap. VI, dit qu’il y a dans chaque état trois sortes de pouvoirs ; la puissance législative, la puissance exécutrice des choses qui dépendent du droit des gens, & la puissance exécutrice de celles qui dépendent du droit civil.
Par la premiere, le prince ou le magistrat fait des lois pour un temps ou pour toujours, & corrige ou abroge celles qui sont faites. Par la seconde, il fait la paix ou la guerre, envoie ou reçoit des ambassadeurs, établit la sureté, prévient les invasions. Par la troisieme, il punit les crimes, ou juge les [I-50] différens des particuliers. M. de Montesquieu avertit qu’il appellera cette derniere, la puissance de juger ; & l’autre simplement, la puissance exécutrice de l’état. Il est assurément le maître de ses expressions, quand il en a fixé le sens.
Rien n’est plus exact que cette distribution. Tout état, quant à son administration, est considéré sous deux points de vue : il est considéré relativement aux autres états qui l’environnent, & relativement aux sujets qui le composent. Sous le premier rapport, ce sont les lois du droit des gens qui le gouvernent : mais comme ces lois lui sont communes avec les autres états, & qu’il n’a point d’empire sur eux, il ne les peut faire exécuter, en ce qui le concerne, que par la voie de la négociation ; c’est ce qu’il fait par le canal des ambassadeur qu’il envoie & qu’il reçoit ; ou par la force, si la négociation ne suffit pas : c’est ce qu’il fait encore par le secours [I-51] des troupes qui s’opposent aux invasions que la négociation n’a pu prévenir, ou qui vont attaquer & arracher par les armes la justice que les représentations des ambassadeurs n’ont pu obtenir.
Tout état a donc essentiellement, quant au droit des gens, une puissance exécutrice, qui consiste à négocier, à se défendre, ou à attaquer. Mais dans ce sens, il n’a pas la puissance législative, parce que les lois qui forment le droit des gens régissent tous les états, & ne dépendent d’aucun.
Il n’en est pas ainsi du droit civil : tout état, quant à ce droit, a la puissance civile, parce que tout état a le droit exclusif de former les lois de son administration intérieure. Mais ce droit seroit illusoire, s’il n’étoit accompagné du pouvoir de faire exécuter ces lois. Elles sont de deux sortes ; les unes répriment les crimes ; les autres reglent les propriétés. Pour [I-52] les mettre à exécution, il faut être revêtu du pouvoir de punir les crimes, & de terminer impérativement les contestations qui naissent à l’occasion des propriétés.
M. de Montesquieu avoit présenté ces principes d’une maniere assez lumineuse pour ceux qui savent lire ; mais on a cru devoir les développer pour l’auteur des notes. Celui de l’Esprit des Lois, qui examine en quoi consiste la plus grande liberté possible des sujets, dit que, lorsque dans la même personne, ou dans le même corps de magistrature, la puissance législative est réunie à la puissance exécutrice, il n’y a point de liberté, parce qu’on peut craindre que le même monarque, ou le même sénat, ne fasse des lois tyranniques, pour les exécuter tyranniquement.
Cette maxime est encore de la plus grande évidence : Si celui qui fait les lois, tient en même temps dans sa main les forces nécessaires [I-53] pour procurer à l’état l’exécution du droit des gens, & si les précautions requises par la nature du gouvernement monarchique ne dirigent pas ses volontés ; il n’y aura pas de liberté, puisqu’il pourra tout ce qu’il voudra. En effet, s’il dépendoit d’un tel prince de faire des lois de ses caprices, il tourneroit ses forces exécutrices contre ses propres sujets, & seroit un vrai despote.
C’est ainsi que raisonne M. de Montesquieu ; & il n’est pas possible de se refuser à l’évidence de ses raisonnemens. Mais l’annotateur dit qu’il faut corriger tout cela. Il n’y a point, dit-il, trois pouvoirs dans un état ; mais il y a trois especes de pouvoirs dans le pouvoir de gouverner, qui sont la puissance législative, la puissance judiciaire & la puissance exécutrice. Par la premiere, le prince ou le magistrat font des lois ; par la [I-54] seconde, il juge les actions des citoyens suivant ces lois ; par la troisieme, il exécute ses jugemens. Cet écrivain nous assure ensuite que M. de Montesquieu traite sa matiere conformément à cette division, & qu’il s’est mis en contradiction avec lui-même, lorsqu’il a distingué une puissance exécutrice des choses qui dépendent du droit des gens, & une puissance exécutrice de celles qui dépendent du droit civil.
Il est plaisant ce voir comment ce critique prouve la contradiction qu’il annonce : il faut copier ses propres termes : « De grace, dit-il, quelle connexion la puissance de faire des lois a-t-elle avec celle d’envoyer des ambassadeurs, pour qu’on puisse regarder celle-ci comme exécutrice de ce que le législateur établit ? Comment l’acte d’envoyer des ambassadeurs peut-il opérer tyranniquement sur les lois auxquelles il ne [I-55] s’étend point ? La puissance législative dénonce une peine contre les assemblées ; supposons que ce soit une loi tyrannique, l’acte d’envoyer des ambassadeurs peut-il être un moyen d’exécuter tyranniquement cette loi ? »
II prétend ensuite que ces ridicules idées sont celles de M. de Montesquieu, qui s’est mal énoncé ; mais qui a voulu dire, que « la puissance législative défend les assemblées privées ; cette loi est supposée tyrannique. Si la puissance législative se trouvoit jointe à l’exécutrice, celle-ci pourroit exécuter tyranniquement les peines portées par cette loi ; parce qu’en ce cas la volonté se trouveroit combinée à la force. De même, si la puissance judiciaire se trouvoit jointe à la législative, les jugemens ne suivroient pas tant l’esprit de la loi, ou son équité mais la [I-56] volonté & les vues particulieres de celui qui l’a faite, le juge seroit législateur. Voilà, dit ensuite cet interprete, comment il faut entendre M. de Montesquieu ; & ce qu’il dit, prouve évidemment qu’on ne peut l’expliquer d’une autre façon, à moins d’en ôter tout le sens & de tomber dans l’absurde ».
Ainsi notre critique, pour relever M. de Montesquieu de l’absurde dans lequel il prétend que ce grand homme étoit tombé, fait disparoître la puissance qui appartient à chaque état, de se rendre ou de se faire rendre la justice qui lui est due en conséquence du droit des gens; & pour cet effet y il confond le droit des gens avec le droit civil. Il dit que, « suivant que l’objet des affaires étrangeres se rapporte à la simple volonté, ou à l’exécution, il tombe sous la puissance législative, ou sous [I-57] l’exécutrice. Par exemple, faire la paix, en tant que contracter, est un acte de simple volonté, qui ne peut tomber sous la puissance exécutrice ».
Sous quelle puissance cet acte tombe-t-il donc ? Ce n’est pas sous celle qu’il plaît à l’annotateur d’appeller judiciaire. Est-ce sous la puissance législative ? Mais elle ne peut jamais être relative qu’au droit civil. Un souverain, quel qu’il soit, ne peut jamais faire des lois que pour ses états. Reste donc la puissance exécutrice, dans le sens que Monsieur de Montesquieu l’a définie. Deux souverains contractent ensemble : ce n’est pas à l’autorité du droit civil qu’ils soumettent leur contrat : il n’y a point de lois civiles qui leur soient communes ; c’est donc le droit des gens qui doit inspirer & maintenir leurs accords : ils font donc, en traitant ensemble, usage de la puissance [I-58] exécutrice dont parle M. de Montesquieu, & dont chaque souverain est revêtu. Si l’un des deux manque à ses engagemens, celui sera lésé appellera à son secours les autres moyens qu’il tient de la puissance exécutrice.
Ces deux passages suffisent pour faire connoître l’ouvrage dont il est ici question, & pour persuader aux Libraires que le public leur saura gré de n’avoir pas chargé cette édition de notes ridicules.
Au reste, elle est entiérement conforme, quant au corps de l’ouvrage, à celle de 1758, qui avoit été faite sur les corrections de M. de Montesquieu lui-même.
[I-59]
L’Intérêt que les bons citoyens prennent à l’Encyclopédie, & le grand nombre de gens de lettres qui lui consacrent leurs travaux, semblent nous permettre de la regarder comme un des monumens les plus propres à être dépositaires des sentimens de la patrie, & des hommages qu’elle doit aux hommes célebres qui l’ont honorée. Persuadés néanmoins que M. de Montesquieu étoit en droit d’attendre d’autres panégyristes que nous, & que la douleur publique eût mérité des interpretes plus éloquens, nous eussions renfermé au-dedans de nous-mêmes nos justes regrets & notre respect pour sa mémoire : mais [I-60] l’aveu de ce que nous lui devons nous est trop précieux pour en laisser le soin à d’autres. Bienfaiteur de l’humanité par ses écrits, il a daigné l’être aussi de cet ouvrage ; & notre reconnoissance ne veut que tracer quelques lignes au pied de sa statue.
CHARLES DE SECONDAT, BARON DE LA BREDE ET DE MONTESQUIEU, ancien président à mortier au parlement de Bordeaux, de l’académie Françoise, de l’académie royale des sciences & des belles lettres de Prusse, & de la société royale de Londres, naquit au château de la Brede, près de Bordeaux, le 18 Janvier 1689, d’une famille noble de Guyenne. Son trisaïeul, Jean de Secondat, maître d’hôtel de Henri II, roi de Navarre, & ensuite de Jeanne, fille de ce roi, qui épousa Antoine de Bourbon, acquit la terre de Montesqueiu, d’une somme de 10000 liv. que cette princesse lui donna par un acte authentique, en récompense de sa probité & de ses services. Henri III, roi de Navarre, depuis Henri IV, roi de France, érigea en baronnie la terre de Montesquieu, en faveur de Jacob de Secondat, fils de Jean, d’abord gentilhomme ordinaire de la chambre de ce prince, & ensuite mestre du camp du régiment de Châtillon. Jean Gaston de Secondat, son second fils, ayant épousé la fille du premier président du [I-61] parlement de Bordeaux, acquit dans cette compagnie une charge de président à mortier. Il eut plusieurs enfans, dont un entra dans le service, s’y distingua, & le quitta de fort bonne heure : ce fut le pere de Charles de Secondat, auteur de l’esprit des lois. Ces détails paroîtront peut-être déplacés à la tête de l’éloge d’un philosophe, dont le nom a si peu besoin d’ancêtres : mais n’envions point à leur mémoire l’éclat que ce som répand sur elle.
Les succès de l’enfance, présage quelquefois si trompeur, ne le furent point dans Charles de Secondat : il annonça de bonne heure ce qu’il devoit être ; & son pere donna tous ses soins à cultiver ce génie naissant, objet de son espérance & de sa tendresse. Dès l’âge de vingt ans, le jeune Montesquieu préparoit déjà les matériaux de l’esprit des lois, par un extrait raisonné des immenses volumes qui composent le corps du droit civil : ainsi autrefois Newton avoit jeté, dès sa premiere jeunesse, les fondemens des ouvrages qui l’ont rendu immortel. Cependant l’étude de la jurisprudence, quoique moins aride pour M. de Montesquieu que pour la plupart de ceux qui s’y livrent, parce qu’il la cultivoit en philosophe, ne suffisoit pas à l’étendue & à l’activité de son génie. Il approfondissoit, dans le même temps, des [I-62] matieres encore plus importantes & plus délicates [1] , & les discutoit dans le silence avec la sagesse, la décence & l’équité qu’il a depuis montrées dans ses ouvrages.
Un oncle paternel, président à mortier au parlement de Bordeaux, juge éclairé & citoyen vertueux, l’oracle de sa compagnie & de sa province, ayant perdu un fils unique, & voulant conserver dans son corps l’esprit d’élévation qu’il avoit tâché d’y répandre, laissa ses biens & sa charge à M. de Montesquieu. Il étoit conseiller au parlement de Bordeaux depuis le 24 février 1714, & fut reçu président à mortier le 13 juillet 1716. Quelques années après, en 1722, pendant la minorité du roi, sa compagnie le chargea de présenter des remontrances à l’occasion d’un nouvel impôt. Placé entre le trône & le peuple, il remplit, en sujet respectueux & en magistrat plein de courage, l’emploi si noble & si peu envié, de faire parvenir au souverain le cri des malheureux : & la misere publique, représentée avec autant d’habileté que de force, obtint la justice qu’elle demandoit. Ce succès, il est vrai, par malheur pour l’état bien plus que pour lui, fut aussi passager que s’il eût été injuste : [I-63] à peine la voix des peuples eut-elle cessé de se faire entendre, que l’impôt supprimé fut remplacé par un autre : mais le citoyen avoit fait son devoir.
Il fut reçu le 3 avril 1716 dans l’académie de Bordeaux, qui ne faisoit que de naître. Le goût pour la musique & pour les ouvrages de pur agrément, avoit d’abord rassemblé les membres qui la formoient. M. de Montesquieu crut, avec raison, que l’ardeur naissante & les talens de ses confreres pourroient s’exercer avec encore plus d’avantages sur les objets de la physique. Il étoit persuadé que la nature, si digne d’être observée par-tout, trouvoit aussi par-tout des yeux dignes de la voir ; qu’au contraire les ouvrages de goût ne souffrant point de médiocrité, & la capitale étant en ce genre le centre des lumieres & des secours, il étoit trop difficile de rassembler loin d’elle un assez grand nombre d’écrivains distingués. Il regardoit les sociétés de bel esprit si étrangement multipliées dans nos provinces, comme une espece, ou plutôt comme une ombre de luxe littéraire, qui nuit à l’opulence réelle, sans même en offrir l’apparence. Heureusement M. le duc de la Force, par un prix qu’il venoit de fonder à Bordeaux, avoit secondé des vues si éclairées & si justes. On jugea qu’une [I-64] expérience bien faite seroit préférable à un discours foible ou à un mauvais poëme ; & Bordeaux eut une académie des sciences.
M. de Montesquieu, nullement empressé de se montrer au public, sembloit attendre, selon l’expression d’un grand génie, un âge mûr pour écrire. Ce ne fut qu’en 1721, c’est-à-dire, âgé de trente-deux ans, qu’il mit au jour les Lettres persanes. Le Siamois des amusemens sérieux & comiques pouvoit lui en avoir fourni l’idée ; mais il surpassa son modèle. La peinture des mœurs orientales, réelles ou supposées, de l’orgueil & du flegme de l’amour asiatique, n’est que le moindre objet de ces lettres ; elle n’y sert, pour ainsi dire, que de prétexte à une satire fine de nos mœurs, & à des matieres importantes que l’auteur approfondit, en paroissant glisser sur elles. Dans cette espece de tableau mouvant, Usbek expose sur-tout, avec autant de légéreté que d’énergie, ce qui a le plus frappé parmi nous ses yeux pénétrans ; notre habitude de traiter sérieusement les choses les plus futiles, & de tourner les plus importantes en plaisanterie ; nos conversations si bruyantes & si frivoles ; notre ennui dans le sein du plaisir même ; nos préjugés & nos actions en contradiction continuelle avec nos lumieres ; tant d’amour pour la gloire, joint [I-65] à tant de respect pour l’idole de la saveur ; nos courtisans si rampans & si vains ; notre politesse extérieure, & notre mépris réel pour les étrangers, ou notre prédilection affectée pour eux ; la bizarrerie de nos goûts, qui n’a rien au-dessous d’elle, que l’empressement de toute l’Europe à les adopter ; notre dédain barbare pour deux des plus respectables occupations d’un citoyen, le commerce & la magistrature ; nos disputes littéraires si vives & si inutiles ; notre fureur d’écrire avant que de penser, & de juger avant que de connoître. À cette peinture vive, mais sans fiel, il oppose dans l’apologue des Troglodites, le tableau d’un peuple vertueux, devenu sage par le malheur : morceau digne du portique. Ailleurs, il montre la philosophie long-temps étouffée, reparoissant tout-à-coup, regagnant par ses progrès, le temps qu’elle a perdu, pénétrant jusques chez les Russes à la voix d’un génie qui l’appelle ; tandis que, chez d’autres peuples de l’Europe, la superstition, semblable à une atmosphère épaisse, empêche la lumiere qui les environne de toutes parts d’arriver jusqu’à eux. Enfin, par les principes qu’il établit sur la nature des gouvernemens anciens & modernes, il présente le germe de ses idées lumineuses, développées depuis par l’auteur dans son grand ouvrage.
[I-66]
Ces différens sujets, privés aujourd’hui des graces de la nouveauté qu’ils avoient dans la naissance des lettres persanes, y conserveront toujours le mérite du caractere original qu’on a su leur donner : mérite d’autant plus réel, qu’il vient ici du génie seul de l’écrivain, & non du voile étranger dont il s’est couvert ; car Usbek a pris, durant son séjour en France, non-seulement une connoissance si parfaite de nos mœurs, mais une si forte teinture de nos manieres mêmes, que son style fait souvent oublier son pays. Ce léger défaut de vraisemblance peut n’être pas sans dessein & sans adresse : en relevant nos ridicules & nos vices, il a voulu sans doute aussi rendre justice à nos avantages. Il a senti toute la fadeur d’un éloge direct ; & il nous a plus finement loués, en prenant si souvent notre ton pour médire plus agréablement de nous.
Malgré le succès de cet ouvrage, M. de Montesquieu ne s’en étoit point déclaré ouvertement l’auteur. Peut-être croyoit-il échapper plus aisément par ce moyen à la satire littéraire, qui épargne plus volontiers les écrits anonymes, parce que c’est toujours la personne, & non l’ouvrage, qui est le but de ses traits. Peut-être craignoit-il d’être attaqué sur le prétendu contraste des lettres persanes avec [I-67] l’austérité de sa place ; espece de reproche, disoit-il, que les critiques ne manquent jamais, parce qu’il ne demande aucun effort d’esprit. Mais son secret étoit découvert, & déjà le public le montroit à l’académie françoise. L’événement fit voir combien le silence de M. de Montesquieu avoit été sage. Usbek s’exprime quelquefois assez librement, non sur le fond du christianisme, mais sur des matieres que trop de personnes affectent de confondre avec le christianisme même ; sur l’esprit de persécution dont tant de chrétiens ont été animés ; sur les usurpations temporelles de la puissance ecclésiastique ; sur la multiplication excessive des monasteres, qui enlevent des sujets à l’état, sans donner à Dieu des adorateurs ; sur quelques opinions qu’on a vainement tenté d’ériger en dogmes ; sur nos disputes de religion, toujours violentes, & souvent funestes. S’il paroît toucher ailleurs à des questions plus délicates, & qui intéressent de plus près la religion chrétienne, ses réflexions, appréciées avec justice, sont en effet très-favorables à la révélation ; puisqu’il se borne à montrer combien la raison humaine, abandonnée à elle-même, est peu éclairés sur ces objets. Enfin, parmi les véritables lettres de M. de Montesquieu, l’imprimeur étranger en avoit inséré quelques-unes [I-68] d’une autre main : & il eût fallu du moins, avant que de condamner l’auteur, démêler ce qui lui appartenoit en propre. Sans égard à ces considérations, d’un côté la haine sous le nom de zele, de l’autre le zele sans discernement ou sans lumieres, se souleverent & se réunirent contre les Lettres persanes. Des délateurs, espece d’hommes dangereuse & lâche, que même dans un gouvernement sage on a quelquefois le malheur d’écouter, alarmerent, par un extrait infidele, la piété du ministere. M. de Montesquieu, par le conseil de ses amis, soutenu de la voix publique, s’étant présenté pour la place de l’académie françoise, vacante par la mort de M. de Sacy, le ministre écrivit à cette compagnie, que sa majesté ne donneroit jamais son agrément à l’auteur des lettres persanes : qu’il n’avoit point lu ce livre ; mais que des personnes en qui il avoit confiance lui en avoient fait connoître le poison & le danger. M. de Montesquieu sentit le coup qu’une pareille accusation pouvoit porter à sa personne, à sa famille, à la tranquillité de sa vie. Il n’attachoit pas assez de prix aux honneurs littéraires, ni pour les rechercher avec avidité, ni pour affecter de les dédaigner quand ils se présenteroient à lui, ni enfin pour en regarder la simple privation comme un malheur : mais [I-69] l’exclusion perpétuelle, & sur-tout les motifs de l’exclusion, lui paroissoient une injure. Il vit le ministre, lui déclara que, par des raisons particulieres, il n’avouoit point les lettres persanes ; mais qu’il étoit encore plus éloigné de désavouer un ouvrage dont il croyoit n’avoir point à rougir ; & qu’il devoit être jugé d’après une lecture, & non sur une délation. Le ministre prit enfin le parti par où il auroit dû commencer ; il lut le livre, aima l’auteur, & apprit à mieux placer sa confiance. L’académie françoise ne fut point privée d’un de ses plus beaux ornemens ; & la France eut le bonheur de conserver un sujet que la superstition & la calomnie étoient prêtes à lui faire perdre : car M. de Montesquieu avoit déclaré au gouvernement, qu’après l’espece d’outrage qu’on alloit lui faire, il iroit chercher chez les étrangers qui lui tendoient les bras, la sureté, le repos, & peut-être les récompenses qu’il auroit dû espérer dans son pays. La nation eût déploré cette perte, & la honte en fût pourtant retombée sur elle.
Feu M. le Maréchal d’Estrées, alors directeur de l’académie françoise, se conduisit dans cette circonstance en courtisan vertueux, & d’une ame vraiment élevée : il ne craignit, ni d’abuser de son crédit, ni de le compromettre ; il soutint [I-70] son ami, & justifia Socrate. Ce trait de courage, si précieux aux lettres, si digne d’avoir aujourd’hui des imitateurs, & si honorable à la mémoire de M. de maréchal d’Estrées, n’auroit pas dû être oublié dans son éloge.
M. de Montesquieu fut reçu le 24 janvier 1728. Son discours est un des meilleurs qu’on ait prononcés dans une pareille occasion : le mérite en est d’autant plus grand, que les récipiendaires, gênés jusqu’alors par ces formules & ces éloges d’usage, ausquels une espece de prescription les assujettit, n’avoient encore osé franchir ce cercle pour traiter d’autres sujets, ou n’avoient point pensé du moins à les y renfermer. Dans cet état même de contrainte, il eut l’avantage de réussir. Entre plusieurs traits dont brille son discours [2] , on reconnoîtroit l’écrivain qui pense, au seul portrait du cardinal de Richelieu, qui apprit à la France le secret de ses forces, & à l’Espagne celui de sa foiblesse, qui ôta à l’Allemagne ses chaînes, & lui en donna de nouvelles. Il faut admirer M. de Montesquieu d’avoir su vaincre la difficulté de son sujet, & pardonner à ceux qui n’ont pas eu le même succès.
Le nouvel académicien étoit d’autant plus digne de ce titre, qu’il avoit, peu de [I-71] temps auparavant, renoncé à tout autre travail, pour se livrer entiérement à son génie & à son goût. Quelque importante que fût la place qu’il occupoit, avec quelques lumieres & quelqu’intégrité qu’il en eût rempli les devoirs, il sentoit qu’il y avoit des objets plus dignes d’occuper ses talens ; qu’un citoyen est redevable à sa nation & à l’humanité de tout le bien qu’il peut leur faire ; & qu’il seroit plus utile à l’une & à l’autre, en les éclairant par ses écrits, qu’il ne pouvoit l’être en discutant quelques contestations particulieres dans l’obscurité. Toutes ces réflexions le déterminerent à vendre sa charge. Il cessa d’être magistrat, & ne fut plus qu’homme de lettres.
Mais, pour se rendre utile par des ouvrages aux différentes nations, il étoit nécessaire qu’il les connût. Ce fut dans cette vue qu’il entreprit de voyager. Son but étoit d’examiner par tout le physique & le morale ; d’étudier les lois & la constitution de chaque pays ; de visiter les savants, les écrivains, les artistes célebres ; de chercher sur-tout ces hommes rares & singuliers, dont le commerce supplée quelquefois à plusieurs années d’observations & de séjour. M. de Montesquieu eût pu dire, comme Démocrite : « Je n’ai rien oublié pour m’instruire : j’ai quitté mon pays, & parcouru l’univers, pour mieux [I-72] connoître la vérité : j’ai vu tous les personnages illustres de mon temps ». Mais il y eut cette différence entre le Démocrite françois & celui d’Abdere, que le premier voyageoit pour instruire les hommes, & le second pour s’en moquer.
Il alla d’abord à Vienne, où il vit souvent le célebre Prince Eugene. Ce héros si funeste à la France (à laquelle il auroit pu être si utile), après avoir balancé la fortune de Louis XIV, & humilié la fierté ottomane, vivoit sans faste durant la paix, aimant & cultivant les lettres dans une cour où elles sont peu en honneur, & donnant à ses maîtres l’exemple de les protéger. M. de Montesquieu crut entrevoir dans ses discours quelques restes d’intérêt pour son ancienne patrie. Le prince Eugene en laissoit voir sur-tout, autant que le peut faire un ennemi, sur les suites funestes de cette division intestine qui trouble depuis si long temps l’église de France : l’homme d’état en prévoyoit la durée & les effets, & les prédit au philosophe.
M. de Montesquieu partit de Vienne pour voir la Hongrie, contrée opulente & fertile, habitée par une nation fiere & généreuse, le fléau de ses tyrans, & l’appui de ses souverains. Comme peu de personnes connoissent bien ce pays, il a écrit avec soin cette partie de ses voyages.
[I-73]
D’Allemagne, il passa en Italie. Il vit à Venise le fameux Law, à qui il ne restoit, de sa grandeur passée, que des projets heureusement destinés à mourir dans sa tête, & un diamant qu’il engageoit pour jouer aux jeux de hasard. Un jour la conversation rouloit sur le fameux systême que Law avoit inventé ; époque de tant de malheurs & de fortunes, & sur-tout d’une dépravation remarquable dans nos mœurs. Comme le parlement de Paris, dépositaire immédiat des lois dans les temps de minorité, avoit fait éprouver au ministre écossois quelque résistance dans cette occasion, M. de Montesquieu lui demanda pourquoi on n’avoit pas essayé de vaincre cette résistance par un moyen presque toujours infaillible en Angleterre, par le grand mobile des actions des hommes, en un mot, par l’argent ? Ce ne sont pas, répondit Law, des génies aussi ardens & aussi généreux que mes compatriotes ; mais ils sont beaucoup plus incorruptibles. Nous ajouterons, sans aucun préjugé de vanité nationale, qu’un corps libre pour quelques instans doit mieux résister à la corruption, que celui qui l’est toujours : le premier en vendant sa liberté, la perd ; le second ne fait, pour ainsi dire, que la prêter, & l’exerce même en l’engageant. Ainsi les circonstances & la nature du gouvernement sont les vices & les vertus des nations.
[I-74]
Un autre personnage non moins fameux, que M. de Montesquieu vit encore plus souvent à Venise, fut le comte de Bonneval. Cet homme si connu par les aventures qui n’étoient pas encore à leur terme, & flatté de converser avec un juge digne de l’entendre, lui faisoit avec plaisir le détail singulier de sa vie, le récit des actions militaires où il s’étoit trouvé, le portrait des généraux & des ministres qu’il avoit connus. M. de Montesquieu se rappelloit souvent ces conversations, & en racontoit différens traits à ses amis.
Il alla de Venise à Rome. Dans cette ancienne capitale du monde, qui l’est encore à certains égards, il s’appliqua sur-tout à examiner ce qui la distingue aujourd’hui le plus ; les ouvrages des Raphaël, des Titien, & des Michel-Ange. Il n’avoit point fait une étude particuliere des beaux arts ; mais l’expression, dont brillent les chefs-d’œuvres en ce genre, saisit infailliblement tout homme de génie. Accoutumé à étudier la nature, il la reconnoît quand elle est imitée, comme un portrait ressemblant frappa tous ceux à qui l’original est familier. Malheur aux productions de l’art dont toute la beauté n’est que pour les artistes !
Après avoir parcouru l’Italie, M. de Montesquieu vint en Suisse. Il examina [I-75] soigneusement les vastes pays arrosés par le Rhin. Et il ne lui resta plus rien à voir en Allemagne, car Frédéric ne régnoit pas encore. Il s’arrêta ensuite quelque temps dans les Provinces-Unies, monument admirable de ce que peut l’industrie humaine, animée par l’amour de la liberté. Enfin il se rendit en Angleterre, où il demeura deux ans. Digne de voir & d’entretenir les plus grands hommes, il n’eut à regretter que de n’avoir pas fait plutôt ce voyage. Locke & Newton étoient morts. Mais il eut souvent l’honneur de faire sa cour à leur protectrice, la célebre reine d’Angleterre, qui cultivoit la philosophie sur le trône, & qui goûta, comme elle le devoit, M. de Montesquieu. Il ne fut pas moins accueilli par la nation, qui n’avoit pas besoin, sur cela, de prendre le ton de ses maîtres. Il forma à Londres des liaisons intimes avec des hommes exercés à méditer, & à se préparer aux grandes choses par des études profondes. Il s’instruisit avec eux de la nature du gouvernement, & parvint à le bien connoître. Nous parlons ici d’après les témoignages publics que lui ont rendu les Anglois eux-mêmes, si jaloux de nos avantages, & si peu disposés à reconnoître en nous aucune supériorité.
Comme il n’avoit rien examiné, ni avec la prévention d’un enthousiaste, ni avec [I-76] l’austérité d’un cynique ; il n’avoit remporté de ses voyages, ni un dédain outrageant pour les étrangers, ni un mépris encore plus déplacé pour son propre pays. Il résultoit, de ses observations, que l’Allemagne étoit faite pour y voyager, l’Italie pour y séjourner, l’Angleterre pour y penser, & la France pour y vivre.
De retour enfin dans sa patrie, M. de Montesquieu se retira pendant deux ans à sa terre de la Brede. Il y jouit en paix de cette solitude que le spectacle & le tumulte du monde sert à rendre plus agréable : il vécut avec lui-même, après en être sorti si long-temps : & ce qui nous intéresse le plus, il mit la derniere main à son ouvrage sur la cause de la grandeur & de la décadence des Romains, qui parut en 1734.
Les empires, ainsi que les hommes, doivent croître, dépérir & s’éteindre. Mais cette révolution nécessaire a souvent des causes cachées, que la nuit des temps nous dérobe, & que le mystere ou leur petitesse apparente a même quelquefois voilées aux yeux des contemporains. Rien ne ressemble plus sur ce point à l’histoire moderne, que l’histoire ancienne. Celle des Romains mérite néanmoins, à cet égard, quelques exception : elle présente une politique raisonnée, un systême suivi d’agrandissement, qui ne permet pas d’attribuer la [I-77] fortune de ce peuple à des ressorts obscurs & subalternes. Les causes de la grandeur romaine se trouvent donc dans l’histoire ; & c’est au philosophe à les y découvrir. D’ailleurs, il n’en est pas des systêmes dans cette étude, comme dans celle de la Physique. Ceux-ci sont presque toujours précipités, parce qu’une observation nouvelle & imprévue peut les renverser en un instant ; au contraire, quand on recueille avec soin les faits que nous transmet l’histoire ancienne d’un pays, si on ne rassemble pas toujours tous les matériaux qu’on peut désirer, on ne sauroit du moins espérer d’en avoir un jour davantage. L’étude réfléchie de l’histoire, étude si importante & si difficile, consiste à combiner, de la maniere la plus parfaite, ces matériaux défectueux : tel seroit le mérite d’un architecte, qui, sur des ruines savantes, traceroit, de la maniere la plus vraisemblable, le plan d’un édifice antique ; en suppléant, par le génie & par d’heureuses conjectures, à des restes informes & tronqués.
C’est sous ce point de vue qu’il faut envisager l’ouvrage de M. de Montesquieu. Il trouve les causes de la grandeur des Romains dans l’amour de la liberté, du travail & de la patrie, qu’on leur inspiroit dès l’enfance ; dans ces dissentions intestines, qui donnoient du ressort aux esprits, [I-78] & qui cessoient tout-à-coup à la vue de l’ennemi ; dans cette constance après le malheur, qui ne désespéroit jamais de la république ; dans le principe où ils furent toujours de ne jamais faire la paix qu’après des victoires ; dans l’honneur du triomphe, sujet d’émulation pour les généraux ; dans la protection qu’ils accordoient aux peuples révoltés contre leurs rois ; dans l’excellente politique de laisser aux vaincus leurs dieux & leurs coutumes ; dans celle de n’avoir jamais deux puissans ennemis sur les bras, & de tout souffrir de l’un, jusqu’à ce qu’ils eussent anéanti l’autre. Il trouve les causes de leur décadence dans l’agrandissement même de l’état, qui changea en guerres civiles les tumultes populaires ; dans les guerres éloignées, qui, forçant les citoyens à une trop longue absence, leur faisoient perdre insensiblement l’esprit républicain ; dans le droit de bourgeoisie accordé à tant de nations, & qui ne fit plus, du peuple romain, qu’une espece de monstre à plusieurs têtes ; dans la corruption introduite par le luxe de l’Asie ; dans les proscriptions de Sylla, qui avilirent l’esprit de la nation, & la préparerent à l’esclavage ; dans la nécessité où les Romains se trouverent de souffrir des maîtres, lorsque leur liberté leur fut devenue à charge ; dans l’obligation où ils furent de [I-79] changer de maximes en changeant de gouvernement ; dans cette suite de monstres qui régnerent, presque sans interruption, depuis Tibere jusqu’à Nerva, & depuis Commode jusqu’à Constantin ; enfin, dans la translation & le partage de l’empire, qui périt d’abord en occident par la puissance des barbares ; & qui, après avoir langui plusieurs siecles en orient sous des empereurs imbécilles ou féroces, s’anéantit insensiblement, comme ces fleuves qui disparoissent dans des sables.
Un assez petit volume à suffi à M. de Montesquieu pour développer un tableau si intéressant & si vaste. Comme l’auteur ne s’appesantit point sur les détails, & ne saisit que les branches fécondes de son sujet, il a su renfermer en très-peu d’espace un grand nombre d’objets distinctement apperçus, & rapidement présentés, sans fatigue pour le lecteur. En laissant beaucoup voir, il laisse encore plus à penser : & il auroit pu intituler son livre, histoire romaine à l’usage des hommes d’état & des philosophes.
Quelque réputation que M. de Montesquieu se fût acquise par ce dernier ouvrage & par ceux qui l’avoient précédé, il n’avoit fait que se frayer le chemin à une plus grande entreprise, à celle qui doit immortaliser son nom, & le rendre respectable aux siecles futurs. Il en avoit dès [I-80] long-temps formé le dessein : il en médita pendant vingt ans l’exécution ; ou pour parler plus exactement, toute sa vie en avoit été la méditation continuelle. D’abord il s’étoit fait en quelque façon, étranger dans son propre pays, afin de le mieux connoître. Il avoit ensuite parcouru toute l’Europe, & profondément étudié les différens peuples qui l’habitent. L’île fameuse, qui se glorifie tant de ses lois, & qui en profite si mal, avoit été pour lui, dans ce long voyage, ce que l’île de Crete fut autrefois pour Lycurgue, une école où il avoit su s’instruire sans tout approuver. Enfin, il avoit, si on peut parler ainsi, interrogé & jugé les nations & les hommes célebres qui n’existent plus aujourd’hui que dans les annales du monde. Ce fut ainsi qu’il s’éleva par degrés au plus beau titre qu’un sage puisse mériter, celui de législateur des nations.
S’il étoit animé par l’importance de la matiere, il étoit effrayé en même temps par son étendue : il l’abandonna, & y revint à plusieurs reprises. Il sentit plus d’une fois, comme il l’avoue lui-même, tomber les mains paternelles. Encouragé enfin par ses amis, il ramassa toutes ses forces, & donna l’Esprit des Lois.
Dans cet important ouvrage, M. de Montesquieu, sans s’appesantir, à l’exemple de [I-81] ceux qui l’ont précédé, sur des discussions métaphysiques relatives à l’homme supposé dans un état d’abstraction ; sans se borner, comme d’autres, à considérer certains peuples dans quelques relations ou circonstances particulieres, envisage les habitans de l’univers dans l’état réel où ils sont, & dans tous les rapports qu’ils peuvent avoir entr’eux. La plupart des autres écrivains en ce genre sont presque toujours, ou de simples moralistes, ou de simples jurisconsultes, ou même quelquefois de simples théologiens. Pour lui, l’homme de tous les pays & de toutes les nations, il s’occupe moins de ce que le devoir exige de nous, que des moyens par lesquels on peut nous obliger de le remplir ; de la perfection métaphysique des lois, que de celle dont la nature humaine les rend susceptibles ; des lois qu’on a faites, que de celles qu’on a dû faire ; des lois d’un peuple particulier, que de celles de tous les peuples. Ainsi, en se comparant lui-même à ceux qui ont couru avant lui cette grande & noble carriere, il a pu dire, comme le Correge, quand il eut vu les ouvrages de ses rivaux, Et moi aussi, je suis peintre [3] .
Rempli & pénétré de son objet, l’auteur de l’esprit des lois y embrasse un si grand [I-82] nombre de matieres, & les traite avec tant de briéveté & de profondeur, qu’une lecture assidue & méditée peut seule faire sentir le mérite de ce livre. Elle servira sur-tout, nous osons le dire, à faire disparoître le prétendu défaut de méthode dont quelques lecteurs ont accusé M. de Montesquieu ; avantage qu’ils n’auroient pas dû le taxer légérement d’avoir négligé dans une matiere philosophique, & dans un ouvrage de vingt années. Il faut distinguer le désordre réel de celui qui n’est qu’apparent. Le désordre est réel quand l’analogie & la suite des idées n’est pas observée ; quand les conclusions sont érigées en principes, ou les précedent ; quand le lecteur, après des détours sans nombre, se trouve au point d’où il est parti. Le désordre n’est qu'apparent, quand l’auteur, mettant à leur véritable place les idées dont il fait usage, laisse à suppléer aux lecteurs les idées intermédiaires. Et c’est ainsi que M. de Montesquieu a cru pouvoir & devoir en user dans un livre destiné à des hommes qui pensent, dont le génie doit suppléer à des omissions volontaires & raisonnées.
L’ordre qui se fait appercevoir dans les grandes parties de l’esprit des lois ne regne pas moins dans les détails : nous croyons que plus on approfondira l’ouvrage, plus on en sera convaincu. Fidele à ses divisions [I-83] générales, l’auteur rapporte à chacune les objets qui lui appartiennent exclusivement ; & à l’égard de ceux qui par différentes branches appartiennent à plusieurs divisions à la fois, il a placé sous chaque division la branche qui lui appartient en propre. Par-là on apperçoit aisément & sans confusion l’influence que les différentes parties du sujet ont les unes sur les autres ; comme dans un arbre ou systême bien entendu des connoissances humaines, on peut voir le rapport mutuel des sciences & des arts. Cette comparaison d’ailleurs est d’autant plus juste, qu’il en est du plan qu’on peut se faire dans l’examen philosophique des lois comme de l’ordre qu’on peut observer dans un arbre encyclopédique que des sciences : il y restera toujours de l’arbitraire ; & tout ce qu’on peut exiger de l’auteur, c’est qu’il suive, sans détour & sans écart, le systême qu’il s’est une fois formé.
Nous dirons de l’obscurité que l’on peut se permettre dans un tel ouvrage, la même chose que du défaut d’ordre. Ce qui seroit obscur pour des lecteurs vulgaires ne l’est pas pour ceux que l’auteur a eus en vue. D’ailleurs, l’obscurité volontaire n’en est pas une. M. de Montesquieu ayant à présenter quelquefois des vérités importantes dont l’énoncé absolu & direct auroit [I-84] pu blesser sans fruit, a eu la prudence de les envelopper, & par cet innocent artifice, les a voilées à ceux à qui elles seroient nuisibles, sans qu’elles fussent perdues pour les sages.
Parmi les ouvrages qui lui ont fourni des secours, & quelquefois des vues pour le sien, on voit qu’il a sur-tout profité des deux historiens qui ont pensé le plus, Tacite & Plutarque : mais, quoiqu’un philosophe qui a fait ces deux lectures soit dispensé de beaucoup d’autres, il n’avoit pas cru devoir en ce genre, rien négliger ni dédaigner de ce qui pouvoit être utile à son objet. La lecture que suppose l’esprit des lois est immense ; & l’usage raisonné que l’auteur a fait de cette multitude prodigieuse de matériaux paroîtra encore plus surprenant, quand on saura qu’il étoit presqu’entiérement privé de la vue & obligé d’avoir recours à des yeux étrangers. Cette vaste lecture contribue non-seulement à l’utilité, mais à l’agrément de l’ouvrage. Sans déroger à la majesté de son sujet, monsieur de Montesquieu sait en tempérer l’austérité, & procurer aux lecteurs des momens de repos, soit par des faits singuliers & peu connus, soit par des allusions délicates, soit par ces coups de pinceau énergiques & brillans, qui peignent d’un seul trait les peuples & les hommes.
[I-85]
Enfin, car nous ne voulons pas jouer ici le rôle des commentateurs d’Homere, il y a sans doute des fautes dans l’esprit des lois, comme il y en a dans tout ouvrage de génie, dont l’auteur a le premier osé se frayer des routes nouvelles. M. de Montesquieu a été parmi nous pour l’étude des lois ce que Descartes a été pour la philosophie : il éclaire souvent & se trompe quelquefois ; & en se trompant même, il instruit ceux qui savent lire. Cette nouvelle édition montrera, par les additions & corrections qu’il y a faites, que s’il est tombé de temps en temps, il a su le reconnoître & se relever. Par là il acquerra du moins le droit à un nouvel examen dans les endroits où il n’aura pas été de l’avis de ses censeurs ; peut-être même ce qu’il aura jugé le plus digne de correction leur a-t-il absolument échappé, tant l’envie de nuire est ordinairement aveugle !
Mais ce qui est à la portée de tout le monde dans l’esprit des lois, ce qui doit rendre l’auteur cher à toutes les nations, ce qui serviroit même à couvrir des fautes plus grandes que les siennes, c’est l’esprit de citoyen qui l’a dicté. L’amour du bien public, le désir de voir les hommes heureux s’y montrent de toutes parts ; & n’eût-il que ce mérite si rare & si précieux, il seroit digne, par cet endroit seul, d’être la [I-86] lecture des peuples & des Rois. Nous voyons déjà par une heureuse expérience, que les fruits de cet ouvrage ne se bornent pas dans ses lectures à des sentimens stériles. Quoique M. de Montesquieu ait peu survécu à la publication de l’esprit des lois, il a eu la satisfaction d’entrevoir les effets qu’il commence à produire parmi nous ; l’amour naturel des François pour leur patrie, tourné vers son véritable objet ; ce goût pour le commerce, pour l’agriculture & pour les arts utiles, qui se répand insensiblement dans notre nation ; cette lumiere générale sur les principes du gouvernement, qui rend les peuples plus attachés à ce qu’il doivent aimer. Ceux qui on si indécemment attaqué cet ouvrage, lui doivent peut-être plus qu’ils ne s’imaginent. L’ingratitude au reste est le moindre reproche qu’on ait à leur faire. Ce n’est pas sans regret & sans honte pour notre siecle que nous allons les dévoiler : mais cette histoire importe trop à la gloire de M. de Montesquieu & à l’avantage de la philosophie, pour être passée sous silence. Puisse l’opprobre qui couvre enfin ses ennemis leur devenir salutaire !
À peine l’Esprit des Lois parut-il, qu’il fut recherché avec empressement sur la réputation de l’auteur : mais quoique M. de Montesquieu eût écrit pour le bien du [I-87] peuple, il ne devoit pas avoir le peuple pour juge : la profondeur de l’objet étoit une suite de son importance même. Cependant les traits qui étoient répandus dans l’ouvrage, & qui auroient été déplacés s’ils n’étoient pas nés du fond du sujet, persuaderent à trop de personnes qu’il étoit écrit pour elles. On cherchoit un livre agréable, & on ne trouvoit qu’un livre utile, dont on ne pouvoit d’ailleurs, sans quelque attention, saisir l’ensemble & les détails. On traita légérement l’esprit des lois, le titre même fut un sujet de plaisanterie ; enfin, l’un des plus beaux monumens littéraires qui soient sortis de notre nation fut regardé d’abord par elle avec assez d’indifférence. Il fallut que les véritables juges eussent eu le temps de lire : bientôt ils ramenerent la multitude toujours prompte à changer d’avis. La partie du public qui enseigne dicta à la patrie qui écoute ce qu’elle devoit penser & dire ; & le suffrage des hommes éclairés, joint aux échos qui le répéterent, ne forma plus qu’une voix dans toute l’Europe.
Ce fut alors que les ennemis publics & secrets des lettres & de la philosophie (car elles en ont de ces deux especes) réunirent leurs traits contre l’ouvrage. De là, cette foule de brochures qui lui furent lancées de toutes parts, & que nous ne tirerons pas de l’oubli où elles sont déjà plongées. Si [I-88] les auteurs n’avoient pris de bonnes mesures pour être inconnus à la postérité, elle croiroit que l’esprit des lois a été écrit au milieu d’un peuple de barbares.
M. de Montesquieu méprisa sans peine les critiques ténébreuses de ces auteurs sans talent qui, soit par une jalousie qu’ils n’ont pas droit d’avoir, soit pour satisfaire la malignité du public qui aime la satire & la méprise, outragent ce qu’ils ne peuvent atteindre ; & plus odieux par le mal qu’ils veulent faire, que redoutables par celui qu’ils font, ne réussissent pas même dans un genre d’écrire que sa facilité & son objet rendent également vil. Il mettoit les ouvrages de cette espece sur la même ligne que ces nouvelles hebdomadaires de l’Europe dont les éloges sont sans autorité & les traits sans effet, que des lecteurs oisifs parcourent sans y ajouter fois, & dans lesquelles les souverains sont insultés sans le savoir, ou sans daigner s’en venger. Il ne fut pas aussi indifférent sur les principes d’irréligion qu’on l’accusa d’avoir semé dans l’esprit des lois. En méprisant de pareils reproches, il auroit cru les mériter ; & l’importance de l’objet lui ferma les yeux sur la valeur de ses adversaires. Ces hommes également dépourvus de zele, & également empressés d’en faire paroître, également effrayés de la lumiere que les [I-89] lettres répandent, non au préjudice de la religion, mais à leur désavantage, avoient pris différentes formes pour lui porter atteinte. Les uns par un stratagême aussi puéril que pusillanime, s’étoient écrit à eux-mêmes ; les autres, après l’avoir déchiré sous le masque de l’anonyme, s’étoient ensuite déchirés entr’eux à son occasion. M. de Montesquieu, quoique jaloux de les confondre, ne jugea pas à propos de perdre un temps précieux à les combattre les uns après les autres : il se contenta de faire un exemple sur celui qui s’étoit le plus signalé par ses excès.
C’étoit l’auteur d’une feuille anonyme & périodique, qui croit avoir succédé à Pascal, parce qu’il a succédé à ses opinions ; panégyriste d’ouvrages que personne ne lit, & apologiste de miracles que l’autorité séculiere a fait cesser dès qu’elle l’a voulu ; qui appelle impiété & scandale le peu d’intérêt que les gens de lettres prennent à ses querelles, & s’est aliéné, par une adresse digne de lui, la partie de la nation qu’il avoit le plus d’intérêt de ménager. Les coups de ce redoutable athlete furent dignes des vues qui l’inspirerent : il accusa M. de Montesquieu de spinosisme & de déisme (deux imputations incompatibles) ; d’avoir suivi le systême de Pope (dont il n’y avoit pas un mot dans [I-90] l’ouvrage ; ) d’avoir cité Plutarque, qui n’est pas un auteur chrétien ; de n’avoir point parlé du péché originel & de la grace. Il prétendit enfin que l’esprit des lois étoit une production de la constitution unigenitus ; idée qu’on nous soupçonnera peut-être de prêter par dérision au critique. Ceux qui ont connu M. de Montesquieu, l’ouvrage de Clément XI. & le sien, peuvent juger, par cette accusation, de toutes les autres.
Le malheur de cet écrivain dut bien le décourager : il vouloit perdre un sage par l’endroit le plus sensible à tout citoyen, il ne fit que lui procurer une nouvelle gloire, comme homme de lettres : la défense de l’esprit des lois parut. Cet ouvrage, par la modération, la vérité, la finesse de plaisanterie qui y regnent, doit être regardé comme un modele en ce genre. M. de Montesquieu, chargé par son adversaire d’imputations atroces, pouvoit le rendre odieux sans peine ; il fit mieux, il le rendit ridicule. S’il faut tenir compte à l’agresseur d’un bien qu’il a fait sans le vouloir, nous lui devons une éternelle reconnoissance de nous avoir procuré ce chef-d’œuvre. Mais, ce qui ajoute encore au mérité de ce morceau précieux, c’est que l’auteur s’y est peint lui même sans y penser : ceux qui l’ont connu croient l’entendre ; & la postérité s’assurera, en lisant sa [I-91] défense, que sa conversation n’étoit pas inférieure à ses écrits ; éloge que bien peu de grands hommes ont mérité.
Une autre circonstance lui assure pleinement l’avantage dans cette dispute. Le critique, qui, pour preuve de son attachement à la religion, en déchire les ministres, accusoit hautement le clergé de France, & sur-tout la faculté de théologie, d’indifférence pour la cause de Dieu, en ce qu’ils ne proscrivoient pas authentiquement un si pernicieux ouvrage. La faculté étoit en droit de mépriser le reproche d’un écrivain sans aveu : mais il s’agissoit de la religion ; une délicatesse louable lui a fait prendre le parti d’examiner l’esprit des lois. Quoiqu’elle s’en occupe depuis plusieurs années elle n’a rien prononcé jusqu’ici ; &, fût-il échappé à M. de Montesquieu quelques inadvertances légeres, presque inévitables dans une carriere si vaste, l’attention longue & scrupuleuse qu’elles auroient demandé de la part du corps le plus éclairé de l’église, prouveroit au moins combien elles seroient excusables. Mais ce corps, plein de prudence, ne précipitera rien dans une si importante matiere. Il connoît les bornes de la raison & de la foi : il sais que l’ouvrage d’un homme de lettres ne doit point être examiné comme celui d’un théologien ; que les mauvaises conséquences, [I-92] auxquelles une proposition peut donner lieu par des interprétations odieuses, ne rendent point blâmable la proposition en elle-même ; que d’ailleurs nous vivons dans un siecle malheureux, où les intérêts de la religion ont besoin d’être ménagés, & qu’on peut lui nuire auprès des simples, en répandant mal-à-propos sur des génies du premier ordre, le soupçon d’incrédulité ; qu’enfin, malgré cette accusation injuste, M. de Montesquieu fut toujours estimé, recherché & accueilli par tout ce que l’église a de plus respectable & de plus grand. Eût-il conservé auprès des gens de bien la considération dont il jouissoit, s’ils l’eussent regardé comme un écrivain dangereux ?
Pendant que des insectes le tourmentoient dans son propre pays, l’Angleterre élevoit un monument à sa gloire. En 1752 M. Dassier, célebre par les médailles qu’il a frappées à l’honneur de plusieurs hommes illustres, vint de Londres à Paris pour frapper la sienne. M. de la Tour, cet artiste si supérieur par son talent, & si estimable par son désintéressement & l’élévation de son ame, avoit ardemment désiré de donner un nouveau lustre à son pinceau, en transmettant à la postérité le portrait de l’auteur de l’esprit des lois ; il ne vouloit que la satisfaction de le peindre ; & il méritoit, comme Appelle, que cet [I-93] honneur lui fût réservé : mais M. de Montesquieu, d’autant plus avare du temps de M. de la Tour que celui-ci en étoit plus prodigue, se refusa constamment & poliment à ses pressantes sollicitations. M. Dassier essuya d’abord des difficultés semblables. « Croyez-vous, dit-il enfin à M. de Montesquieu, qu’il n’y ait pas autant d’orgueil à refuser ma proposition qu’à l’accepter ? Désarmé par cette plaisanterie, il laissa faire à M. Dassier tout ce qu’il voulut.
L’auteur de l’esprit des lois jouissoit enfin paisiblement de sa gloire, lorsqu’il tomba malade au commencement de février. Sa santé, naturellement délicate, commençoit à s’altérer depuis long-temps, par l’effet lent & presque infaillible des études profondes, par les chagrins qu’on avoit cherché à lui susciter sur son ouvrage, enfin par le genre de vie qu’on le forçoit de mener à Paris, & qu’il sentoit lui être funeste. Mais l’empressement avec lequel on recherchoit sa société étoit trop vif, pour n’être pas quelquefois indiscret ; on vouloit, sans s’en appercevoir, jouir de lui aux dépens de lui-même. À peine la nouvelle du danger où il étoit se fut-elle répandue, qu’elle devint l’objet des conversations & de l’inquiétude publique. Sa maison ne désemplissoit pas de personnes de tout rang qui venoient s’informer de [I-94] son état ; les unes par un intérêt véritable, les autres pour s’en donner l’apparence, ou pour suivre la foule. Sa Majesté, pénétrée de la perte que son royaume alloit faire, en demanda plusieurs fois des nouvelles ; témoignage de bonté & de justice, qui n’honore pas moins le monarque que le sujet. La fin de M. de Montesquieu ne fut point indigne de sa vie. Accable de douleurs cruelles, éloigné d’une famille à qui il étoit cher, & qui n’a pas eu la consolation ne lui fermer les yeux, entouré de quelques amis, & d’un plus grand nombre de spectateurs, il conserva, jusqu’au dernier moment, la paix & l’égalité de son ame. Enfin, après avoir satisfait avec décence à tous les devoirs, plein de confiance en l’être éternel auquel il alloit se rejoindre, il mourut avec la tranquillité d’un homme de bien, qui n’avoit jamais consacré ses talens qu’à l’avantage de la vertu & de l’humanité. La France & l’Europe le perdirent le 10 février 1755, à l’âge de soixante-six ans révolus.
Toutes les nouvelles publiques ont annoncé cet événement comme une calamité. On pourroit appliquer à M. de Montesquieu ce qui a été dit autrefois d’un illustre Romain ; que personne, en apprenant sa mort, n’en témoigna de joie ; que personne même ne l’oublia dès qu’il ne fut [I-95] plus. Les étrangers s’empresserent de faire éclater leurs regrets, & milors Chesterfield, qu’il suffit de nommer, fit imprimer, dans un des papiers publics de Londres, un article en son honneur, article digne de l’un & de l’autre ; c’est le portrait d’Anaxagore, tracé par Périclès. [4] [I-96] L’académie royale des sciences & des belles-lettres de Prusse, quoiqu’on n’y soit point dans l’usage de prononcer l’éloge des associés étrangers, a cru devoir lui faire cet honneur, qu’elle n’a fait encore qu’à l’illustre Jean Bernoulli. M. de Maupertuis, tout malade qu’il étoit, a rendu lui-même à son ami ce dernier devoir, & n’a voulu se reposer sur personne d’un soin si cher & si triste. À tant se suffrages éclatans en faveur de M. de Montesquieu, nous croyons pouvoir joindre, sans indiscrétion, les éloges que lui a donnés en présence de l’un de nous, le monarque même auquel cette académie célebre doit son lustre, prince fait pour sentir les pertes de la philosophie, & pour l’en consoler.
Le 17 février, l’académie françoise lui fit, selon l’usage, un service solennel, auquel, malgré la rigueur de la saison, presque tous les gens de lettres de ce corps, qui n’étoient point absens de Paris, se firent un devoir d’assister. On auroit dû, dans cette triste cérémonie, placer l’esprit des lois sur son cercueil, comme on exposa autrefois, vis-à-vis le cercueil de Raphaël, son dernier tableau de la [I-97] transfiguration. Cet appareil simple & touchant eût été une belle oraison funebre.
Jusqu’ici nous n’avons considéré monsieur de Montesquieu que comme écrivain & philosophe : ce seroit lui dérober la moitié de sa gloire, que de passer sous silence ses agrémens & ses qualités personnelles.
Il étoit dans le commerce, d’une douceur & d’une gaieté toujours égales. Sa conversation étoit légère, agréable & instructive par le grand nombre d’hommes & de peuples qu’il avoit connus. Elle étoit coupée, comme son style, pleine de sel & de saillies, sans amertume & sans satire. Personne ne racontoit plus vivement, plus promptement, avec plus de grace & moins d’apprêt. Il savoit que la fin d’une histoire plaisante en est toujours le but ; il se hâtoit donc d’y arriver, & produisoit l’effet sans l’avoir promis.
Ses fréquentes distractions ne le rendoient que plus aimable ; il en sortoit toujours par quelque trait inattendu, qui réveilloit la conversation languissante : d’ailleurs, elles n’étoient jamais, ni jouées, ni choquantes, ni importunes. Le feu de son esprit, le grand nombre d’idées dont il étoit plein, les faisoient naître ; mais il n’y tomboit jamais au milieu d’un entretien intéressant ou sérieux : le désir de plaire à [I-98] ceux avec qui il se trouvoit, le rendoit alors à eux sans affectation & sans effort.
Les agrémens de son commerce tenoient non seulement à son caractere & à son esprit, mais à l’espece de régime qu’il observoit dans l’étude. Quoique capable d’une méditation profonde & soutenue, il n’épuisoit jamais ses forces ; il quittoit toujours le travail avant que d’en ressentir la moindre impression de fatigue [5] .
Il étoit sensible à la gloire ; mais il ne vouloit y parvenir qu’en la méritant. Jamais il n’a cherché à augmenter la sienne par ces manœuvres sourdes, par ces voies obscures & honteuses, qui déshonorent la personne, sans ajouter au nom de l’auteur.
Digne de toutes les distinctions & de toutes les récompenses, il ne demandoit [I-99] rien, & ne s’étonnoit point d’être oublié : mais il a osé, même dans des circonstances délicates, protéger à la cour des hommes de lettres persécutés, célebres & malheureux, & leur a obtenu des graces.
Quoiqu’il vécût avec les grands, soit par nécessité, soit par convenance, soit par goût, leur société n’étoit pas nécessaire à son honneur. Il fuyoit, dès qu’il le pouvoit, à sa terre ; il y retrouvoit, avec joie sa philosophie, ses livres, & le repos. Entouré des gens de la campagne dans ses heures de loisir, après avoir étudié l’homme dans le commerce du monde & dans l’histoire des nations, il l’étudioit encore dans ces ames simples que la nature seule a instruites, & il y trouvoit à apprendre ; il conversoit gaiement avec eux ; il leur cherchoit de l’esprit, comme Socrate ; il paroissoit se plaire autant dans leur entretien, que dans les sociétés les plus brillantes, sur-tout quand il terminoit leurs différents, & soulageoit leurs peines par ses bienfaits.
Rien n’honore plus sa mémoire que l’économie avec laquelle il vivoit, & qu’on a osé trouver excessive, dans un monde avare & fastueux, peu fait pour en pénétrer les motifs, & encore moins pour les sentir. Bienfaisant, & par conséquent juste, monsieur de Montesquieu ne vouloit [I-100] rien prendre sur sa famille, ni des secours qu’il donnoit aux malheureux, ni des dépenses considérables auxquelles ses longs voyages, la foiblesse de sa vue, & l’impression de ses ouvrages, l’avoient obligé. Il a transmis à ses enfans, sans diminution ni augmentation, l’héritage qu’il avoit reçu de ses peres ; il n’y a rien ajouté que la gloire de son nom & l’exemple de sa vie.
Il avoit épousé en 1715, demoiselle Jeanne de Lartigue, fille de Pierre de Lartigue, Lieutenant-Colonel au régiment de Maulévrier : il en a eu deux filles & un fils, qui par son caractere, ses mœurs & ses ouvrages, s’est montré digne d’un tel pere.
Ceux qui aiment la vérité & la patrie, ne seront pas fâchés de trouver ici quelques-unes de ses maximes : il pensoit,
Que chaque portion de l’état doit être également soumise aux lois ; mais que les privileges de chaque portion de l’état doivent êtres respectés, lorsque leurs effets n’ont rien de contraire au droit naturel, qui oblige tous les citoyens à concourir également au bien public : que la possession ancienne étoit, en ce genre, le premier des titres, & le plus inviolable des droits, qu’il étoit toujours injuste, & quelquefois dangereux de vouloir ébranler.
Que les magistrat, dans quelque [I-101] circonstance, & pour quelque grand intérêt de corps que ce puisse être, ne doivent jamais être que magistrats, sans parti & sans passion, comme les lois, qui absolvent & punissent sans aimer ni haïr.
Il disoit enfin, à l’occasion des disputes ecclésiastiques qui ont tant occupé les empereurs & les chrétiens grecs, que les querelles théologiques, lorsqu’elles cessent d’être renfermées dans les écoles, déshonorent infailliblement une nation aux yeux des autres : en effet, le mépris même des sages pour ces querelles ne la justifie pas ; parce que les sages faisant par-tout le moins de bruit & le plus petit nombre, ce n’est jamais sur eux qu’une nation est jugée.
L’importance des ouvrages dont nous avons eu à parler dans cet éloge, nous en a fait passer sous silence de moins considérables, qui servoient à l’auteur comme de délassement, & qui auroient suffi pour l’éloge d’un autre. Le plus remarquable est le temple de Gnide, qui suivit d’assez près les lettres persanes. M. de Montesquieu, après avoir été, dans celles-ci, Horace, Théophraste & Lucien, fut Ovide & Anacréon dans ce nouvel essai. Ce n’est plus l’amour despotique de l’orient qu’il se propose de peindre ; c’est la délicatesse & la naïveté de l’amour pastoral, tel qu’il est [I-102] dans une ame neuve que le commerce des hommes n’a point encore corrompue. L’auteur craignant peut-être qu’un tableau si étranger à nos mœurs, ne parût trop languissant & trop uniforme, a cherché à l’animer par les peintures les plus riantes. Il transporte le lecteur dans des lieux enchantés, dont à la vérité le spectacle intéresse peu l’amant heureux, mais dont la description flatte encore l’imagination, quand les désirs sont satisfaits. Emporté par son sujet, il a répandu dans sa prose ce style animé, figuré & poëtique, dont le roman de Télémaque a fourni parmi nous le premier modele. Nous ignorons pourquoi quelques censeurs du temple de Gnide ont dit à cette occasion, qu’il auroit eu besoin d’être en vers. Le style poëtique, si on entend, comme on le doit par ce mot, un style plein de chaleur & d’images, n’a pas besoin, pour être agréable, de la marche uniforme & cadencée de la versification : mais, si on ne fait consister ce style que dans une diction chargée d’épithetes oisives, dans les peintures froides & triviales des ailes & du carquois de l’amour, & de semblables objets, la versification n’ajoutera presqu’aucun mérite à ces ornemens usés : on y cherchera toujours en vain l’ame & la vie. Quoi qu’il en soit, le temple de Gnide étant une espece de poëme en prose, [I-103] c’est à nos écrivains les plus célebres en ce genre à fixer le rang qu’il doit occuper : il mérite de pareils juges. Nous croyons du moins que les peintures de cet ouvrage soutiendroient avec succès une des principales épreuves des descriptions poétiques, celle de les représenter sur la toile. Mais ce qu’on doit sur-tout remarquer dans le temple de Gnide, c’est qu’Anacréon même y est toujours observateur & philosophe. Dans le quatrieme chant, il paroît décrire les mœurs des Sibarites ; & on s’aperçoit aisément que ces mœurs sont les nôtres. La préface porte sur-tout l’empreinte de l’auteur des lettres persanes. En présentant le temple de Gnide comme la traduction d’un manuscrit grec, plaisanterie défigurée depuis par tant de mauvais copistes, il en prend occasion de peindre d’un trait de plume l’ineptie des critiques & le pédantisme des traducteurs, & finit par ces paroles dignes d’être rapportés : « Si les gens graves désiroient de moi quelque ouvrage moins frivole, je suis en état de les satisfaire. Il y a trente ans que je travaille à un livre de douze pages, qui doit contenir tout ce que nous savons sur la métaphysique, la politique & la morale, & tout ce que de très-grands auteur ont oublié dans les volumes qu’ils ont donnés sur ces sciences-là ».
[I-104]
Nous regardons comme une des plus honorables récompenses de notre travail, l’intérêt particulier que M. de Montesquieu prenoit à l’encyclopédie, dont toutes les ressources ont été jusqu’à présent dans le courage & l’émulation de ses auteurs. Tous les gens de lettres, selon lui, devoient s’empresser de concourir à l’exécution de cette entreprise utile. Il en a donné l’exemple, avec M. de Voltaire, & plusieurs autres écrivains célebres. Peut-être les traverses que cet ouvrage a essuyées, & qui lui rappelloient les siennes propres, l’intéressoient-elles en notre faveur. Peut-être étoit-il sensible, sans s’en apercevoir, à la justice que nous avions osé lui rendre dans le premier volume de l’encyclopédie, lorsque personne n’osoit encore élever sa vois pour le défendre. Il nous destinoit un article sur le goût, qui a été trouvé imparfait dans ses papiers : nous le donnerons en cet état au public, & nous le traiterons avec le même respect que l’antiquité témoigna autrefois pour les dernieres paroles de Séneque. La mort l’a empêché d’étendre plus loin ses bienfaits à notre égard, & en joignant nos propres regrets à ceux de l’Europe entiere, nous pourrions écrire sur son tombeau :
Finis vitæ ejus nobis luctuosus, PATRIÆ tristis,
extraneis etiam ignotisque non sine curâ suit.Tacit. in Agricol. c. 430
[↑] C’étoit un ouvrage en forme de lettres, dont le but étoit de prouver que l’idolâtrie de la plupart des païens ne paroissoit pas mériter une damnation éternelle.
[↑] On le trouvera à la fin de cet éloge.
[↑] On trouvera à la suite de cet éloge, l’analyse de l’Esprit des Lois, par le même auteur.
[↑] Voici cet éloge en Anglois, tel qu’on le lit dans la gazette appellée evening-post, ou poste du soir :
On the tenth of this month, died at Paris, universally and sincerely regretted, Charles Secondat, baron of Montesquieu, and President a mortier of the Parliament of Bourdeaux. His virtues did honour to human nature, his writings justice. A friend to mankind, he asserted their undoubted and inalienable rights with freedom, even in his own country, whose prejudices in matters of religion and government, (il faut se ressouvenir que c’est un Anglois qui parle) he had long lamented, and endeavoured (not without some success) to remove. He well know, and justly admired the happy constitution of this country, where fix’d and known laws equally restrain monarchy from tyranny, and liberty from licentiousness. His works will illustrate his name, and survive him as long as right reason, moral obligation, and the true spirit of laws, shall be underflood, respected and maintained. C’EST-À-DIRE :
Le 10 de février, est mort à Paris, universellement & sincérement regretté, Charles de Secondat, Baron de Montesquieu, Président à mortier au Parlement de Bordeaux. Ses vertus ont fait honneur à la nature humaine ; ses écrits lui ont rendu & fait rendre justice. Ami de l’humanité, il en soutint avec force & avec vérité les droits indubitables & inaliénables… Il connoissoit parfaitement bien, & admiroit avec justice, l’heureux gouvernement de ce pays, dont les lois fixes & connues sont un frein contre la monarchie qui tendroit à la tyrannie, & contre la liberté qui dégénéreroit en licence. Ses ouvrages rendront son nom célèbre ; & lui survivront aussi long-temps que la droite raison, les obligations morales, & le vrai esprit des lois seront entendus, respectés & conservés.
[↑] L’auteur de la feuille anonyme & périodique, dont nous avons parlé ci dessus, prétend trouver une contradiction manifeste, entre ce que nous disons ici & ce que nous avons dit un peu plus haut, que la santé de M. de Montesquieu s’étoit altérée par l’effet lent & presque infaillible des études profondes. Mais pourquoi, en rapprochant les deux endroits, a-t-il supprimé les mots lent & presque infaillible, qu’il avoit sous les yeux ? C’est évidemment parce qu’il a senti qu’un effet lent n’est pas moins réel, pour n’être pas ressenti sur le champ ; & que par conséquent ces mots détruisoient l’apparence de la contradiction qu’on prétendoit faire remarquer. Telle est la bonne foi de cet auteur dans des bagatelles, & à plus forte raison dans des matieres plus sérieuses. Note tirée de l’avertissement du sixieme volume de l’Encyclopédie.
[I-105]
La plupart des gens de lettres qui ont parlé de l’esprit des lois, s’étant plus attachés à le critiquer, qu’à en donner une juste idée, nous allons tâcher de suppléer à ce qu’ils auroient dû faire, & d’en développer le plan, le caractere & l’objet. Ceux qui en trouveront l’analyse trop longue, jugeront peut-être, après l’avoir lue, qu’il n’y avoit que ce seul moyen de bien faire saisir la méthode de l’auteur. On doit se souvenir, d’ailleurs, que l’histoire des écrivains célebres n’est que celle de leurs pensées & de leurs travaux ; & que cette partie de leur éloge en est la plus essentielle & la plus utile.
Les hommes, dans l’état de nature, abstraction faite de toute religion, ne connoissant, dans les différents qu’ils peuvent avoir, d’autre loi que celle des animaux, le droit du plus fort, on doit regarder l’établissement des sociétés comme une [I-106] espece de traité contre ce droit injuste ; traité destiné à établir entre les différentes parties du genre humain une sorte de balance. Mais il en est de l’équilibre moral comme du physique ; il est rare qu’il soit parfait & durable, & les traités du genre humain sont comme les traités entre nos Princes, une semence continuelle de divisions. L’intérêt, le besoin & le plaisir ont rapproché les hommes. Mais ces mêmes motifs les poussent sans cesse à vouloir jouir des avantages de la société sans en porter les charges ; & c’est en ce sens qu’on peut dire, avec l’auteur, que les hommes, dès qu’ils sont en société, sont en état de guerre. Car la guerre suppose, dans ceux qui se la font, sinon l’égalité de force, au moins l’opinion de cette égalité ; d’où naît le désir & l’espoir mutuel de se vaincre : or dans l’état de société, si la balance n’est jamais parfaite entre les hommes, elle n’est pas non plus trop inégale : au contraire : ou ils n’auroient rien à se disputer dans l’état de nature ; ou si la nécessité les y obligeoit, on ne verroit que la foiblesse fuyant devant la force, des oppresseurs sans combat, & des opprimés sans résistance.
Voilà donc les hommes réunis & armés tout à la fois, s’embrassant d’un côté, si on peut parler ainsi ; & cherchant de l’autre à se blesser mutuellement. Les lois sont [I-107] le lien plus ou moins efficace, destiné à suspendre ou à retenir leurs coups. Mais l’étendue prodigieuse du globe que nous habitons, la nature différente des régions de la terre & des peuples qui la couvrent, ne permettant pas que tous les hommes vivent sous un seul & même gouvernement, le genre humain a dû se partager en un certain nombre d’États, distingués par la différence des lois auxquelles ils obéissent. Un seul gouvernement n’auroit fait du genre humain qu’un corps exténué & languissant, étendu sans vigueur sur la surface de la terre : les différens états sont autant de corps agiles & robustes, qui, en se donnant la main les uns aux autres, n’en forment qu’un, & dont l’action réciproque entretient par-tout le mouvement & la vie.
On peut distinguer trois sortes de gouvernemens ; le républicain, le monarchique, le despotique. Dans le républicain, le peuple en corps a la souveraine puissance. Dans le monarchique un seul gouverne par des lois fondamentales. Dans le despotique, on ne connoît d’autre loi que la volonté du maître, ou plutôt du tyran. Ce n’est pas à dire qu’il n’y ait dans l’univers que ces trois especes d’états ; ce n’est pas à dire même qu’il y ait des états qui appartiennent uniquement & rigoureusement à quelqu’une de ces formes ; la plupart sont, [I-108] pour ainsi dire, mi-partis ou nuancés les uns des autres. Ici, la monarchie incline au despotisme ; là, le gouvernement monarchique est combiné avec le républicain ; ailleurs, ce n’est pas le peuple entier, c’est seulement une partie du peuple qui fait les lois. Mais la division précédente n’en est pas moins exacte & moins juste. Les trois especes de gouvernement qu’elle renferme sont tellement distinguées, qu’elles n’ont proprement rien de commun ; & d’ailleurs, tous les états que nous connoissons participent de l’une & de l’autre. Il étoit donc nécessaire de former, de ces trois especes, des classes particulieres, & de s’appliquer à déterminer les lois qui leur sont propres. Il sera facile ensuite de modifier ces lois dans l’application à quelque gouvernement que ce soit, selon qu’il appartiendra plus ou moins à ces différentes formes.
Dans les divers états, les lois doivent être relatives à leur nature, c’est-à-dire, à ce qui les constitue ; & à leur principe, c’est-à-dire, à ce qui les soutient & les fait agir : distinction importante, la clef d’une infinité de lois, & dont l’auteur tire bien des conséquences.
Les principales lois relatives à la nature de la démocratie sont que le peuple y soit, à certains égards, le monarque ; à [I-109] d’autres, le sujet ; qu’il élise & juge ses magistrats ; & que les magistrats, en certaines occasions, décident. La nature de la monarchie demande qu’il y ait, entre le monarque & le peuple, beaucoup de pouvoirs & de rangs intermédiaires, & un corps dépositaire des lois, médiateur entre les sujets & le prince. La nature du despotisme exige que le tyran exerce son autorité, ou par lui seul, ou par un seul qui le représente.
Quant au principe des trois gouvernemens, celui de la démocratie est l’amour de la république, c’est-à-dire de l’égalité : dans les monarchies, où un seul est le dispensateur des distinctions & des récompenses, où l’on s’accoutume à confondre l’état avec ce seul homme, le principe est l’honneur, c’est-à-dire, l’ambition & l’amour de l’estime : sous le despotisme enfin, c’est la crainte. Plus ces principes sont en vigueur, plus le gouvernement est stable ; plus ils s’alterent & se corrompent, plus il incline à sa destruction. Quand l’auteur parle de l’égalité dans les démocraties, il n’entend pas une égalité extrême, absolue, & par conséquent chimérique ; il entend cet heureux équilibre qui rend tous les citoyens également soumis aux lois, & également intéressés à les observer.
Dans chaque gouvernement, les lois de [I-110] l’éducation doivent être relatives au principe. On entend ici par éducation, celle qu’on reçoit en entrant dans le monde ; & non celle des parens & des maîtres, qui souvent y est contraire, sur-tout dans certains états. Dans les monarchies, l’éducation doit avoir pour objet l’urbanité & les égards réciproques ; dans les états despotiques, la terreur & l’avilissement des esprits ; dans les républiques, on a besoin de toute la puissance de l’éducation ; elle doit inspirer un sentiment noble, mais pénible, le renoncement à soi-même, d’où naît l’amour de la patrie.
Les lois que le législateur donne doivent être conformes au principe de chaque gouvernement ; dans la république, entretenir l’égalité & la frugalité ; dans la monarchie, soutenir la noblesse, sans écraser le peuple ; sous le gouvernement despotique, tenir également tous les états dans le silence. On ne doit point accuser M. de Montesquieu d’avoir ici tracé aux souverains les principes du pouvoir arbitraire, dont le nom seul est odieux aux princes justes, & à plus forte raison, au citoyen sage & vertueux. C’est travailler à l’anéantir, que de montrer ce qu’il faut faire pour le conserver ; la perfection de ce gouvernement en est la ruine ; & le code exact de la tyrannie, tel que l’auteur le donne, est [I-111] en même temps la satire & le fléau le plus redoutable des tyrans. À l’égard des autres gouvernemens, ils ont chacun leurs avantages : Le républicain est plus propre aux petits états, le monarchique aux grands ; le républicain plus sujet aux excès, le monarchique aux abus ; le républicain apporte plus de maturité dans l’exécution des lois, le monarchique plus de promptitude.
La différence des principes des trois gouvernemens doit en produire dans le nombre & l’objet des lois, dans la forme des jugemens, & la nature des peines. La constitution des monarchies étant invariable & fondamentale, exige plus de lois civiles & de tribunaux, afin que la justice soit rendue d’une maniere plus uniforme & moins arbitraire. Dans les états modérés, soit monarchies, soit républiques, on ne sauroit apporter trop de formalités aux lois criminelles. Les peines doivent non-seulement être en proportion avec le crime, mais encore les plus douces qu’il est possible, sur-tout dans la démocratie : l’opinion attachée aux peines fera souvent plus d’effet que leur grandeur même. Dans les républiques, il faut juger selon la loi, parce qu’aucun particulier n’est le maître de l’altérer. Dans les monarchies, la clémence du souverain peut quelquefois l’adoucir ; mais les crimes ne doivent jamais y être [I-112] jugés que par les Magistrats expressément chargés d’en connoître. Enfin, c’est principalement dans les démocraties que les lois doivent être séveres contre le luxe, le relâchement des mœurs, la séduction des femmes. Leur douceur, leur foiblesse même les rend assez propres à gouverner dans les monarchies ; & l’histoire prouve que souvent elles ont porté la couronne avec gloire.
M. de Montesquieu ayant ainsi parcouru chaque gouvernement en particulier, les examine ensuite dans le rapport qu’ils peuvent avoir les uns aux autres, mais seulement sous le point de vue le plus général, c’est-à-dire, sous celui qui est uniquement relatif à leur nature & à leur principe. Envisagés de cette maniere, les états ne peuvent avoir d’autres rapports que celui de se défendre ou d’attaquer. Les républiques devant, par leur nature, renfermer un petit état, elles ne peuvent se défendre sans alliance ; mais c’est avec des républiques qu’elles doivent s’allier. La force défensive de la monarchie consiste principalement à avoir des frontieres hors d’insulte. Les états ont, comme les hommes, le droit d’attaquer pour leur propre conservation : du droit de la guerre dérive celui de conquête ; droit nécessaire, légitime & malheureux, qui laisse toujours à payer une dette immense pour s’acquitter envers la [I-113] nature humaine, & dont la loi générale est de faire aux vaincus le moins de mal qu’il est possible. Les républiques peuvent moins conquérir que les monarchies : des conquêtes immenses supposent le despotisme ou l’assurent. Un des grands principes de l’esprit de conquête doit être de rendre meilleure, autant qu’il est possible, la condition du peuple conquis : c’est satisfaire tout à la fois, la loi naturelle & la maxime d’état. Rien n’est plus beau que le traité de paix de Gélon avec les Carthaginois, par lequel il leur défendit d’immoler à l’avenir leurs propres enfans. Les Espagnols, en conquérant le Pérou, auroient dû obliger de même les habitans à ne plus immoler des hommes à leurs dieux ; mais ils crurent plus avantageux d’immoler ces peuples même. Ils n’eurent plus pour conquête qu’un vaste désert ; ils furent forcés à dépeupler leur pays, & s’affoiblirent pour toujours par leur propre victoire. On peut être obligé quelquefois de changer les lois du peuple vaincu ; rien ne peut jamais obliger de lui ôter ses mœurs, ou même ses coutumes, qui sont souvent toutes ses mœurs. Mais le moyen le plus sûr de conserver une conquête, c’est de mettre, s’il est possible, le peuple vaincu au niveau du peuple conquérant, de lui accorder les mêmes droits & les [I-114] mêmes privileges : c’est ainsi qu’en ont souvent usé les Romains ; c’est ainsi sur-tout qu’en usa César à l’égard des Gaulois.
Jusqu’ici, en considérant chaque gouvernement, tant en lui-même, que dans son rapport aux autres, nous n’avons eu égard ni à ce qui doit leur être commun, ni aux circonstances particulieres, tirées, ou de la nature du pays, ou du génie des peuples : C’est ce qu’il faut maintenant développer.
La loi commune de tous les gouvernemens, du moins des gouvernemens modérés, & par conséquent justes, est la liberté politique dont chaque citoyen doit jouir. Cette liberté n’est point la licence absurde de faire tout ce qu’on veut, mais le pouvoir de faire tout ce que les lois permettent. Elle peut être envisagée, ou dans son rapport à la constitution, ou dans son rapport au citoyen.
Il y a, dans la constitution de chaque état, deux sortes de pouvoirs, la puissance législative & l’exécutrice ; & cette derniere a deux objets, l’intérieur de l’état, & le dehors. C’est de la distribution légitime & de la répartition convenable de ces différentes especes de pouvoirs, que dépend la plus grande perfection de la liberté politique, par rapport à la constitution. M. de Montesquieu en apporte pour [I-115] preuve la constitution de la république romaine, & celle de l’Angleterre. Il trouve le principe de celle-ci dans cette loi fondamentale dans le gouvernement des anciens Germains, que les affaires peu importantes y étoient décidées par les chefs, & que les grandes étoient portées au tribunal de la nation, après avoir auparavant été agitées par les chefs. M. de Montesquieu n’examine point si les Anglois jouissent ou non, de cette extrême liberté politique que leur constitution leur donne : il lui suffit qu’elle soit établie par leurs lois. Il est encore plus éloigné de vouloir faire la satire des autres états : il croit, au contraire, que l’excès, même dans le bien, n’est pas toujours désirable ; que la liberté extrême a ses inconvéniens, comme l’extrême servitude ; & qu’en général la nature humaine s’accommode mieux d’un état moyen.
La liberté politique, considérée par rapport au citoyen, consiste dans la sureté où il est, à l’abri des lois ; ou du moins, dans l’opinion de cette sureté, qui fait qu’un citoyen n’en craint point un autre. C’est principalement par la nature & la proportion des peines, que cette liberté s’établit ou se détruit. Les crimes contre la religion doivent être punis par la privation des biens que la religion procure ; les crimes [I-116] contre les mœurs, par la honte ; les crimes contre la tranquillité publique, par la prison ou l’exil ; les crimes contre la sureté, par les supplices. Les écrits doivent être moins punis que les actions ; jamais les simples pensées ne doivent l’être. Accusations non juridiques, espions, lettres anonymes, toutes ces ressources de la tyrannie, également honteuses à ceux qui en sont l’instrument & à ceux qui s’en servent, doivent être proscrites dans un bon gouvernement monarchique. Il n’est permis d’accuser qu’en face de la loi, qui punit toujours ou l’accusé ou le calomniateur. Dans tout autre cas, ceux qui gouvernent doivent dire, avec l’empereur Constance : Nous ne saurions soupçonner celui à qui il a manqué un accusateur, lorsqu’il ne lui manquoit pas un ennemi. C’est une très-bonne institution que celle d’une partie publique qui se charge, au nom de l’état, de poursuivre les crimes ; & qui ait toute l’utilité des délateurs, sans en avoir les vils intérêts, les inconvéniens & l’infamie.
La grandeur des impôts doit être en proportion directe avec la liberté. Ainsi, dans les démocraties, ils peuvent être plus grands qu’ailleurs, sans être onéreux ; parce que chaque citoyen les regarde comme un tribut qu’il se paye à lui même, & qui [I-117] assure la tranquillité & le sort de chaque membre. De plus, dans un état démocratique, l’emploi infidelle des derniers publics est plus difficile, parce qu’il est plus aisé de le connoître & de le punir ; le dépositaire en devant compte, pour ainsi dire, au premier citoyen qui l’exige.
Dans quelque gouvernement que ce soit, l’espece de tribut la moins onéreuse est celle qui est établie sur les marchandises ; parce que le citoyen paye sans s’en appercevoir. La quantité excessive de troupes en temps de paix, n’est qu’un prétexte pour charger le peuple d’impôts, un moyen d’énerver l’état, & un instrument de servitude. La régie des tributs, qui en fait rentrer le produit en entier dans le fisc public, est sans comparaison moins à charge au peuple, & par conséquent plus avantageuse, lorsqu’elle peut avoir lieu, que la ferme de ces mêmes tributs, qui laisse toujours entre les mains de quelques particuliers une partie des revenus de l’état. Tout est perdu, sur-tout (ce sont ici les termes de l’auteur) lorsque la profession de traitant devient honorable ; & elle le devient dès que le luxe est en vigueur. Laisser quelques hommes se nourrir de la substance publique pour les dépouiller à leur tour, comme on l’a autrefois pratiqué dans certains états, c’est [I-118] réparer une injustice par une autre, & faire deux maux au lieu d’un.
Venons maintenant, avec M. de Montesquieu, aux circonstances particulieres indépendantes de la nature du gouvernement, & qui doivent en modifier les lois. Les circonstances qui viennent de la nature du pays sont de deux sortes ; les unes ont rapport au climat, les autres au terrain. Personne ne doute que le climat n’influe sur la disposition habituelle des corps, & par conséquent sue les caracteres ; c’est pourquoi les lois doivent se conformer au physique du climat dans les choses indifférentes, & au contraire le combattre dans les effets vicieux : Ainsi, dans les pays où l’usage du vin est nuisible, c’est une très-bonne loi que celle qui l’interdit : dans les pays où la chaleur du climat porte à la paresse, c’est une très-bonne loi que celle qui encourage au travail. Le gouvernement peut donc corriger les effets du climat : & cela suffit pour mettre l’esprit des lois à couvert du reproche très-injuste qu’on lui a fait d’attribuer tout au froid & à la chaleur ; car, outre que la chaleur & le froid ne sont pas la seule chose par laquelle les climats soient distingués, il seroit aussi absurde de nier certains effets du climat, que de vouloir lui attribuer tout.
L’usage des esclaves établi dans les pays [I-119] chauds de l’Asie & de l’Amérique, & réprouvé dans les climats tempérés de l’Europe, donne sujet à l’auteur de traiter de l’esclavage civil. Les hommes n’ayant pas plus de droit sur la liberté que sur la vie les uns des autres, il s’ensuit que l’esclavage, généralement parlant, est contre la loi naturelle. En effet, le droit d’esclavage ne peut venir ni de la guerre, puisqu’il ne pourroit être alors fondé que sur le rachat de la vie, & qu’il n’y a plus de droit sur la vie de ceux qui n’attaquent plus ; ni de la vente qu’un homme fait de lui-même à un autre, puisque tout citoyen, étant redevable de sa vie à l’état, lui est, à plus forte raison, redevable de sa liberté, & par conséquent n’est pas le maître de la vendre. D’ailleurs, quel seroit le prix de cette vente ? Ce ne peut être l’argent donné au vendeur, puisqu’au moment qu’on se rend esclave, toutes les possessions appartiennent au maître : or une vente sans prix est aussi chimérique qu’un contrat sans condition. Il n’y a peut-être jamais eu qu’une loi juste en faveur de l’esclavage ; c’étoit la loi romaine, qui rendoit le débiteur esclave du créancier : encore cette loi, pour être équitable, devoit borner la servitude quant au degré & quant au temps. L’esclavage peut, tout au plus, être toléré dans les [I-120] états despotiques, où les hommes libres, trop foibles contre le gouvernement, cherchent à devenir, pour leur propre utilité, les esclaves de ceux qui tyrannisent l’état ; ou bien dans les climats dont la chaleur énerve si fort le corps & affoiblit tellement le courage, que les hommes n’y sont portés à un devoir pénible que par la crainte du châtiment.
À côté de l’esclavage civil, on peut placer la servitude domestique, c’est-à-dire celle où les femmes sont dans certains climats. Elle peut avoir lieu dans ces contrées de l’Asie où elles sont en état d’habiter avec les hommes avant que de pouvoir faire usage de leur raison ; nubiles par la loi du climat, enfans par celle de la nature. Cette sujétion devient encore plus nécessaire dans les pays où la polygamie est établie : usage que M. de Montesquieu ne prétend par justifier dans ce qu’il a de contraire à la religion ; mais qui, dans les lieux où il est reçu (& à ne parler que politiquement) peut être fondée jusqu’à un certain point, ou sur la nature du pays, ou sur le rapport du nombre des femmes au nombre des hommes. M. de Montesquieu parle, à cette occasion, de la répudiation & du divorce ; & il établit, sur de bonnes raisons, que la répudiation, une fois admise, devroit être [I-121] permise aux femmes comme aux hommes.
Si le climat a tant d’influence sur la servitude domestique & civile, il n’en a pas moins sur la servitude politique, c’est-à-dire sur celle qui soumet un peuple à un autre. Les peuples du nord sont plus forts & plus courageux que ceux du midi : ceux-ci doivent donc, en général, être subjugués, ceux-là conquérans ; ceux-ci esclaves, ceux-là libres. C’est aussi ce que l’histoire confirme : l’Asie a été conquise onze fois par les peuples du nord ; l’Europe a souffert beaucoup moins de révolutions.
À l’égard des lois relatives à la nature du terrain, il est clair que la démocratie convient mieux que la monarchie aux pays stériles, où la terre a besoin de toute l’industrie des hommes. La liberté d’ailleurs est, en ce cas, une espece de dédommagement de la dureté du travail. Il faut plus de lois pour un peuple agriculteur que pour un peuple qui nourrit des troupeaux ; pour celui-ci, que pour un peuple chasseur ; pour un peuple qui fait usage de la monnoie, que pour celui qui l’ignore.
Enfin, on doit avoir égard au génie particulier de la nation. La vanité, qui grossit les objets, est un bon ressort pour le gouvernement ; l’orgueil, qui les [I-122] déprise, est un ressort dangereux. Le législateur, doit respecter, jusqu’à un certain point, les préjugés, les passions, les abus. Il doit imiter Solon, qui avoit donné aux Athéniens, non les meilleures lois en elles-mêmes, mais les meilleures qu’ils pussent avoir : le caractere gai de ces peuples demandoit des lois plus faciles ; le caractere dur des Lacédémoniens, des lois plus séveres. Les lois sont un mauvais moyen pour changer les manieres & les usages ; c’est par les récompenses & l’exemple qu’il faut tâcher d’y parvenir. Il est pourtant vrai, en même temps, que les lois d’un peuple, quand on n’affecte pas d’y choquer grossiérement & directement ses mœurs, doivent influer insensiblement sur elles, soit pour les affermir, soit pour les changer.
Après avoir approfondi de cette maniere la nature & l’esprit des lois par rapport aux différentes especes de pays & de peuples, l’auteur revient de nouveau à considérer les états, les uns par rapport aux autres. D’abord, en les comparant entr’eux d’une maniere générale, il n’avoit pu les envisager que par rapport au mal qu’ils peuvent se faire ; ici, il les envisage par rapport aux secours mutuels qu’ils peuvent se donner : or ces secours sont principalement fondés sur le [I-123] commerce. Si l’esprit de commerce produit naturellement un esprit d’intérêt opposé à la sublimité des vertus morales, il rend aussi un peuple naturellement juste, & en éloigne l’oisiveté & le brigandage. Les nations libres, qui vivent sous des gouvernemens modérés, doivent s’y livrer plus que les nations esclaves. Jamais une nation ne doit exclure de son commerce une autre nation, sans de grandes raisons. Au reste, la liberté en ce genre n’est pas une faculté absolue accordée aux négocians de faire ce qu’ils veulent, faculté qui leur seroit souvent préjudiciable ; elle consiste à ne gêner les négocians qu’en faveur du commerce. Dans la monarchie, la noblesse ne doit point s’y adonner, encore moins le prince. Enfin, il est des nations auxquelles le commerce est désavantageux : Ce ne sont pas celles qui n’ont besoin de rien, mais celles qui ont besoin de tout : paradoxe que l’auteur rend sensible par l’exemple de la Pologne, qui manque de tout, excepté de blé, & qui, par le commerce qu’elle en fait, prive les paysans de leur nourriture, pour satisfaire au luxe des seigneurs. M. de Montesquieu, à l’occasion des lois que le commerce exige, fait l’histoire de ces différentes révolutions ; & cette partie de son livre n’est ni la moins intéressante, ni la moins [I-124] curieuse. Il compare l’appauvrissement de l’Espagne, par la découverte de l’Amérique, au sort de ce prince imbécille de la fable prêt à mourir de faim, pour avoir demandé aux dieux, que tout ce qu’il toucheroit se convertît en or. L’usage de la monnoie étant une partie considérable de l’objet du commerce, & son principal instrument, il a cru devoir en conséquence traiter des opérations sur la monnoie, du change, du payement des dettes publiques, du prêt à intérêt, dont il fixe les lois & les limites, & qu’il ne confond nullement avec les excès si justement condamnés de l’usure.
La population & le nombre des habitans ont avec le commerce un rapport immédiat ; & les mariages ayant pour objet la population, M. de Montesquieu approfondit ici cette importante matiere. Ce qui favorise le plus la propagation est la continence publique : l’expérience prouve que les conjonctions illicites y contribuent peu, & même y nuisent. On a établi avec justice, pour les mariages, le consentement des peres : cependant on y doit mettre des restrictions ; car la loi doit, en général, favoriser les mariages. La loi qui défend le mariage des meres avec les fils, est (indépendamment des préceptes de la religion) une très-bonne [I-125] loi civile ; car, sans parler de plusieurs autres raisons, les contractans étant d’âge très-différent, ces sortes de mariages peuvent rarement avoir la propagation pour objet. La loi qui défend le mariage du pere avec la fille, est fondée sur les mêmes motifs : cependant (à ne parler que civilement) elle n’est pas si indispensablement nécessaire que l’autre à l’objet de la population, puisque la vertu d’engendrer finit beaucoup plus tard dans les hommes ; aussi l’usage contraire a-t-il eu lieu chez certains peuples, que la lumiere du christianisme n’a point éclairés. Comme la nature porte d’elle-même au mariage, c’est un mauvais gouvernement que celui où on aura besoin d’y encourager. La liberté, la sureté, la modération des impôts, la proscription du luxe, sont les vrais principes & les vrais soutiens de la population : cependant on peut avec succès faire des lois pour encourager les mariages, quand, malgré la corruption, il reste encore des ressorts dans le peuple qui l’attachent à sa patrie. Rien n’est plus beau que les lois d’Auguste pour favoriser la propagation de l’espece. Par malheur, il fit ces lois dans la décadence, ou plutôt dans la chute de la république ; & les citoyens découragés devoient prévoir qu’ils ne mettroient plus au monde que des esclaves : aussi [I-126] l’exécution de ces lois fut-elle bien foible durant tout le temps des empereurs païens. Constantin enfin les abolit en se faisant chrétien ; comme si le christianisme avoit pour but de dépeupler la société, en conseillant à un petit nombre la perfection du célibat.
L’établissement des hôpitaux, selon l’esprit dans lequel il est fait, peut nuire à la population, ou la favoriser. Il peut, & il doit même y avoir des hôpitaux dans un état dont la plupart des citoyens n’ont que leur industrie pour ressource, parce que cette industrie peut quelquefois être malheureuse ; mais les secours, que ces hôpitaux donnent, ne doivent être que passagers, pour ne point encourager la mendicité & la fainéantise. Il faut commencer par rendre le peuple riche, & bâtir ensuite des hôpitaux pour les besoins imprévus & pressans. Malheureux les pays où la multitude des hôpitaux & des monasteres, qui ne sont que des hôpitaux perpétuels, fait que tout le monde est à son aise, excepté ceux qui travaillent !
M. de Montesquieu n’a encore parlé que des lois humaines. Il passe maintenant à celles de la religion, qui, dans presque tous les états sont un objet si essentiel du gouvernement. Par-tout il fait l’éloge du christianisme ; il en montre les avantages & la grandeur ; il cherche à le [I-127] faire aimer ; il soutient qu’il n’est pas impossible, comme Bayle l’a prétendu, qu’une société de parfaits chrétiens forme un état subsistant & durable. Mais il s’est cru permis aussi d’examiner ce que les différentes religions (humainement parlant) peuvent avoir de conforme ou de contraire au génie & à la situation des peuples qui les professent. C’est dans ce point de vue qu’il faut lire tout ce qu’il a écrit sur cette matiere, & qui a été l’objet de tant de déclamations injustes. Ils est surprenant sur-tout que, dans un siecle qui en appelle tant d’autres barbares, on lui ait fait un crime de ce qu’il dit de la tolérance ; comme si c’étoit approuver une religion, que de la tolérer ; comme si enfin l’évangile même ne proscrivoit pas tout autre moyen de la répandre, que la douceur & la persuasion. Ceux en qui la superstition n’a pas éteint tout sentiment de compassion & de justice, ne pourront lire, sans être attendris, la remontrance aux inquisiteurs, ce tribunal odieux, qui outrage la religion en paroissant la venger.
Enfin, après avoir traité en particulier des différentes especes de lois que les hommes peuvent avoir, il ne reste plus qu’à les comparer toutes ensemble, & à les examiner dans leur rapport avec les [I-128] choses sur lesquelles elles statuent. Les hommes sont gouvernés par différentes especes de lois ; par le droit naturel, commun à chaque individu ; par le droit divin, qui est celui de la religion ; par le droit ecclésiastique, qui est celui de la police de la religion ; par le droit civil, qui est celui des membres d’une même société ; par le droit politique, qui est celui du gouvernement de cette société ; par le droit des gens, qui est celui des sociétés les unes par rapport aux autres. Ces droits ont chacun leurs objets distingués, qu’il faut bien se garder de confondre. On ne doit jamais régler par l’un ce qui appartient à l’autre, pour ne point mettre de désordre ni d’injustice dans les principes qui gouvernent les hommes. Il faut enfin que les principes qui prescrivent le genre des lois, & qui en circonscrivent l’objet, regnent aussi dans la maniere de les composer. L’esprit de modération doit, autant qu’il est possible, en dicter toutes les dispositions. Des lois bien faites seront conformes à l’esprit du législateur, même en paroissant s’y opposer. Telle étoit la fameuse loi de Solon, par laquelle tous ceux qui ne prenoient point de part dans les séditions étoient déclarés infames. Elle prévenoit les séditions, ou les rendoit utiles, en forçant tous les membres de la république à [I-129] s’occuper de ses vrais intérêts. L’ostracisme même étoit une très-bonne loi : car, d’un côté, elle étoit honorable au citoyen qui en étoit l’objet ; & prévenoit, de l’autre, les effets de l’ambition : il falloit d’ailleurs un très-grand nombre de suffrages, & on ne pouvoit bannir que tous les cinq ans. Souvent les lois qui paroissent les mêmes n’ont ni le même motif, ni le même effet, ni la même équité ; la forme du gouvernement, les conjonctures & le génie du peuple changent tout. Enfin le style des lois doit être simple & grave. Elles peuvent se dispenser de motiver, parce que le motif est supposé exister dans l’esprit du législateur ; mais quand elles motivent, ce doit être sur des principes évidens : elles ne doivent pas ressembler à cette loi qui, défendant aux aveugles de plaider, apporter pour raison qu’ils ne peuvent pas voir les ornemens de la magistrature.
M. de Montesquieu, pour montrer par des exemples l’application de ses principes, a choisi deux différens peuples, le plus célebre de la terre, & celui dont l’histoire nous intéresse le plus, les Romains & les François. Il ne s’attache qu’à une partie de la jurisprudence du premier, celle qui regarde les successions. À l’égard des François, il entre dans le [I-130] plus grand détail sur l’origine & les révolutions de leurs lois civiles, & sur les différens usages, abolis ou subsistans, qui en ont été la suite. Il s’étend principalement sur les lois féodales, cette espece de gouvernement inconnu à toute l’antiquité, qui le sera peut-être pour toujours aux siecles futurs, & qui a fait tant de biens & tant de maux. Il discute sur-tout ces lois dans le rapport qu’elles ont avec l’établissement & aux révolutions de la monarchie françoise. Il prouve, contre M. l’Abbé Dubos, que les Francs sont réellement entrés en conquérans dans les Gaules ; & qu’il n’est pas vrai, comme cet Auteur le prétend, qu’ils ayent été appellés par les peuples pour succéder aux droits des Empereurs romains qui les opprimoient : détail profond, exact & curieux, mais dans lequel il nous est impossible de le suivre.
Telle est l’analyse générale, mais très-informe & très-imparfaite, de l’ouvrage de M. de Montesquieu. Nous l’avons séparée du reste de son éloge, pour ne pas trop interrompre la suite de notre récit.
[I-131]
MESSIEURS,
En m’accordant la place de M. de Sacy, vous avez moins appris au public ce que je suis, que ce que je dois être.
Vous n’avez pas voulu me comparer à lui, mais me le donner pour modele.
Fait pour la société, il y étoit aimable, il y étoit utile ; il mettoit la douceur dans les manieres, & la sévérité dans les mœurs.
Il joignoit à un beau génie une ame plus belle encore : les qualités de l’esprit n’étoient chez lui que dans le second ordre : elles ornoient le mérite, mais ne le faisoient pas.
[I-132]
Il écrivoit pour instruire ; & en instruisant, il se faisoit toujours aimer. Tout respire dans ses ouvrages, la candeur & la probité ; le bon naturel s’y fait sentir ; le grand homme ne s’y montre jamais qu’avec l’honnête homme.
Il suivoit la vertu par un penchant naturel, & il s’y attachoit encore par ses réflexions. Il jugeoit qu’ayant écrit sur la morale, il devoit être plus difficile qu’un autre sur ses devoirs ; qu’il n’y avoit point pour lui de dispenses, puisqu’il avoit donné les regles ; qu’il seroit ridicule qu’il n’eût pas la force de faire des choses dont il avoit cru tous les hommes capables ; qu’il abandonnât ses propres maximes ; & que dans chaque action, il eût en même-temps à rougir de ce qu’il auroit fait & de ce qu’il auroit dit.
Avec quelle noblesse n’exerçoit-il pas sa profession ? Tous ceux qui avoient besoin de lui devenoient ses amis. Il ne trouvoit presque pour récompense à la fin de chaque jour que quelques bonnes actions de plus. Toujours moins riche, & toujours plus désintéressé, il n’a presque laissé à ses enfans que l’honneur d’avoir eu un si illustre pere.
Vous aimez, Messieurs, les hommes vertueux ; vous ne faites grace au plus beau génie d’aucune qualité du cœur ; [I-133] & vous regardez les talens, sans la vertu, comme des présens funestes, uniquement propres à donner de la force ou un plus grand jour à nos vices.
Et par-là, vous êtes bien dignes de ces grands protecteurs qui vous ont confié leur gloire, qui ont voulu aller à la postérité, mais qui ont voulu y aller avec vous.
Bien des orateurs & des poëtes les ont célébrés ; mais il n’y a que vous qui ayez été établis pour leur rendre, pour ainsi dire, un culte réglé.
Plein de zele & d’admiration pour ces grands hommes, vous les rappellez sans cesse à notre mémoire. Effet surprenant de l’art ! vos chants sont continuels, & ils nous paroissent toujours nouveaux.
Vous nous étonnez toujours, quand vous célébrez ce grand ministre, qui tira du chaos les regles de la monarchie ; qui apprit à la France le secret de ses forces, à l’Espagne celui de sa foiblesse ; ôta à l’Allemagne ses chaînes, lui en donna de nouvelles ; brisa tour à tour toutes les puissances ; & destina, pour ainsi dire, Louis le Grand aux grandes choses qu’il fit depuis.
Vous ne vous ressemblez jamais dans les éloges que vous faites de ce Chancelier, qui n’abusa ni de la confiance des Rois, ni de l’obéissance des peuples ; & [I-134] qui dans l’exercice de la magistrature ; fut sans passion, comme les lois, qui absolvent & qui punissent sans aimer ni haïr.
Mais on aime sur-tout à vous voir travailler à l’envi au portrait de Louis le Grand, ce portrait toujours commencé, & jamais fini, tous les jours plus avancé, & tous les jours plus difficile.
Nous concevons à peine le regne merveilleux que vous chantez. Quand vous nous faites voir les sciences par-tout encouragées, les arts protégés, les belles-lettres cultivées, nous croyons vous entendre parler d’un regne paisible & tranquille. Quand vous chantez les guerres & les victoires, il semble que vous nous racontiez l’histoire de quelque peuple sorti du nord, pour changer la face de la terre. Ici, nous voyons le Roi ; là, le Héros. C’est ainsi qu’un fleuve majestueux va se changer en un torrent, qui renverse tout ce qui s’oppose à son passage ; c’est ainsi que le ciel paroît au laboureur pur & serein, tandis que dans la contrée voisine il se couvre de feux, d’éclairs & de tonnerres.
Vous m’avez, Messieurs, associé à vos travaux, vous m’avez élevé jusqu’à vous ; & je vous rends graces de ce qu’il m’est permis de vous connoître mieux, & de vous admirer de plus près.
[I-135]
Je vous rends graces de ce que vous m’avez donné un droit particulier d’écrire la vie & les actions de notre jeune Monarque. Puisse-t-il aimer à entendre les éloges que l’on donne aux Princes pacifiques ! Que le pouvoir immense, que Dieu a mis entre ses mains, soit le gage du bonheur de tous ! que toute la terre repose sous son trône ! qu’il soit le Roi d’une nation & le protecteur de toutes les autres ! que tous les peuples l’aiment ; que ses sujets l’adorent ; & qu’il n’y ait pas un seul homme dans l’univers qui s’afflige de son bonheur & craigne ses prospérités ! Périssent enfin ces jalousies fatales qui rendent les hommes ennemis des hommes ! Que le sang humain, ce sang qui souille toujours la terre, soit épargné ! & que, pour parvenir à ce grand objet, ce Ministre nécessaire au monde, ce Ministre, tel que le peuple François auroit pu le demander au ciel, ne cesse de donner ces conseils, qui vont au cœur du Prince, toujours prêt de faire le bien qu’on lui propose, ou à réparer le mal qu’il n’a point fait, & que le temps a produit !
LOUIS nous a fait voir que, comme les peuples sont soumis aux lois, les Princes le sont à leur parole sacrée : que les grands Rois, qui ne sauroient être liés par une autre puissance, le sont [I-136] invinciblement par les chaînes qu’ils se sont faites, comme le Dieu qu’ils représentent, qui est toujours indépendant & toujours fidele dans ses promesses.
Que de vertus nous présage une foi si religieusement gardée ! Ce sera le destin de la France, qu’après avoir été agitée sous les Valois, affermie sous Henri, agrandie sous son successeur, victorieuse & indomptable sous Louis le Grand, elle sera entiérement heureuse sous le regne de celui qui ne sera point forcé à vaincre, & qui mettra toute sa gloire à gouverner.
[I-137]
Pour l’intelligence des quatre premiers Livres de cet Ouvrage, il faut observer que ce que j’appelle la vertu dans la République, est l’amour de la patrie, c’est-à-dire, l’amour de l’égalité. Ce n’est point une vertu morale, ni une vertu chrétienne ; c’est la vertu politique ; & celle-ci est le ressort qui fait mouvoir le gouvernement républicain, comme l’honneur est le ressort qui fait mouvoir la Monarchie. J’ai donc appellé vertu politique l’amour de la patrie & [I-138] de l’égalité. J’ai eu des idées nouvelles ; il a bien fallu trouver de nouveaux mots, ou donner aux anciens de nouvelles acceptions. Ceux qui n’ont pas compris ceci, m’ont fait dire des choses absurdes, & qui seroient révoltantes dans tous les pays du monde, parce que, dans tous les pays du monde, on veut de la morale.
2°. Il faut faire attention qu’il y a une très-grande différence entre dire qu’une certaine qualité, modification de l’ame, ou vertu, n’est pas le ressort qui fait agir un gouvernement, & dire qu’elle n’est point dans ce gouvernement. Si je disois, telle roue, tel pignon, ne sont point le ressort qui fait [I-139] mouvoir cette montre ; en concluroit-on qu’ils ne sont point dans la montre ? Tant s’en faut que les vertus morales & chrétiennes soient exclues de la Monarchie, que même la vertu politique ne l’est pas. En un mot, l’honneur est dans la République, quoique la vertu politique en soit le ressort ; la vertu politique est dans la Monarchie, quoique l’honneur en soit le ressort.
Enfin l’homme de bien, dont il est question dans le Livre III, chapitre V, n’est pas l’homme de bien chrétien, mais l’homme de bien politique, qui a la vertu politique dont j’ai parlé. C’est l’homme qui aime les lois de son pays, & qui agit par l’amour des lois de [I-140] son pays. J’ai donné un nouveau jour à toutes ces choses dans cette édition-ci, en fixant encore plus les idées ; &, dans la plupart des endroits où je me suis servi du mot de vertu, j’ai mis vertu politique.
[I-141]
Si dans le nombre infini de choses qui sont dans ce Livre, il y en avoit quelqu’une qui, contre mon attente, pût offenser, il n’y en a pas du moins qui y ait été mise avec mauvaise intention. Je n’ai point naturellement l’esprit désapprobateur. Platon remercioit le ciel de ce qu’il étoit né du temps de Socrate ; & moi je lui rends graces de ce qu’il m’a fait naître dans le gouvernement où je vis, & de ce qu’il a voulu que j’obéisse à ceux qu’il m’a fait aimer.
Je demande une grace que je crains qu’on ne m’accorde pas ; [I-142] c’est de ne pas juger, par la lecture d’un moment, d’un travail de vingt années ; d’approuver ou de condamner le livre entier, & non pas quelques phrases. Si l’on veut chercher le dessein de l’Auteur, on ne le peut bien découvrir que dans le dessein de l’ouvrage.
J’ai d’abord examiné les hommes, & j’ai cru que, dans cette infinie diversité de lois & de mœurs, ils n’étoient pas uniquement conduits par leurs fantaisies.
J’ai posé les principes, & j’ai vu les cas particuliers s’y plier comme d’eux-mêmes ; les histoires de toutes les nations n’en être que les suites ; & chaque loi particuliere liée avec une autre loi, ou dépendre d’une autre plus générale.
[I-143]
Quand j’ai été rappellé à l’antiquité, j’ai cherché à en prendre l’esprit, pour ne pas regarder comme semblables des cas réellement différens ; & ne pas manquer les différences de ceux qui paroissent semblables.
Je n’ai point tiré mes principes de mes préjugés, mais de la nature des choses.
Ici, bien des vérités ne se feront sentir qu’après qu’on aura vu la chaîne qui les lie à d’autres. Plus on réfléchira sur les détails, plus on sentira la certitude des principes. Ces détails même, je ne les ai pas tous donnés ; car, qui pourroit dire tout sans un mortel ennui ?
On ne trouvera point ici ces traits saillans qui semblent caractériser les ouvrages d’aujourd’hui.
[I-144]
Pour peu qu’on voie les choses avec une certaine étendue, les saillies s’évanouissent ; elles ne naissent d’ordinaire, que parce que l’esprit se jette tout d’un côté, & abandonne tous les autres.
Je n’écris point pour censurer ce qui est établi dans quelque pays que ce soit. Chaque nation trouvera ici les raisons de ses maximes ; & on en tirera naturellement cette conséquence, qu’il n’appartient de proposer des changemens qu’à ceux qui sont assez heureusement nés pour pénétrer d’un coup de génie toute la constitution d’un état.
Il n’est pas indifférent que le peuple soit éclairé. Les préjugés des magistrats ont commencé par être les préjugés de la nation. Dans un temps d’ignorance, on [I-145] n’a aucun doute, même lorsqu’on fait les plus grands maux ; dans un temps de lumiere, on tremble encore, lorsqu’on fait les plus grands biens. On sent les abus anciens, on en voit la correction ; mais on voit encore les abus de la correction même. On laisse le mal, si l’on craint le pire ; on laisse le bien, si on est en doute du mieux. On ne regarde les parties que pour juger du tout ensemble ; on examine toutes les causes, pour voir les résultats.
Si je pouvois faire en sorte que tout le monde eût de nouvelles raisons pour aimer ses devoirs, son prince, sa patrie, ses lois ; qu’on pût mieux sentir son bonheur dans chaque pays, dans chaque gouvernement, dans chaque poste où l’on se trouve ; je me [I-146] croirois le plus heureux des mortels.
Si je pouvois faire en sorte que ceux qui commandent augmentassent leurs connoissances sur ce qu’ils doivent prescrire, & que ceux qui obéissent trouvassent un nouveau plaisir à obéir, je me croirois le plus heureux des mortels.
Je me croirois le plus heureux des mortels, si je pouvois faire que les hommes pussent se guérir de leurs préjugés. J’appelle ici préjugés, non pas ce qui fait que l’on ignore de certaines choses, mais ce qui fait qu’on s’ignore soi-même.
C’est en cherchant à instruire les hommes, que l’on peut pratiquer cette vertu générale qui comprend l’amour de tous. L’homme, cet être flexible, se pliant dans la société aux pensées & aux impressions des autres, est [I-147] également capable de connoître sa propre nature, lorsqu’on la lui montre ; & d’en perdre jusqu’au sentiment, lorsqu’on la lui dérobe.
J’ai bien des fois commencé, & bien des fois abandonné cet ouvrage ; j’ai mille fois envoyé aux vents [1] les feuilles que j’avois écrites ; je sentois tous les jours les mains paternelles tomber [2] ; je suivois mon objet sans former de dessein ; je ne connoissois ni les regles ni les exceptions ; je ne trouvois la vérité que pour la perdre. Mais quand j’ai découvert mes principes, tout ce que je cherchois est venu à moi ; & dans le cours de vingt années, j’ai vu mon ouvrage commencer, croître, s’avancer & finir.
[I-148]
Si cet ouvrage a du succès, je le devrai beaucoup à la majesté de mon sujet ; cependant je ne crois pas avoir totalement manqué de génie. Quand j’ai vu ce que tant de grands hommes en France, en Angleterre & en Allemagne, ont écrit avant moi, j’ai été dans l’admiration ; mais je n’ai point perdu le courage : Et moi aussi, je suis peintre [3] , ai-je dit avec le Correge.
[I-175]
LES Lois, dans la ſignification la plus étendue, ſont les rapports néceſſaires qui dérivent de la nature des choſes ; & dans ce ſens tous les êtres ont leurs lois, la divinité [1] a ſes lois, le monde [I-176] matériel a ſes lois, les intelligences ſupérieures à l’homme ont leurs lois, les bêtes ont leurs lois, l’homme a ſes lois.
Ceux qui ont dit qu’une fatalité aveugle a produit tous les effets que nous voyons dans le monde, ont dit une grande abſurdité ; car quelle plus grande abſurdité, qu’une fatalité aveugle qui auroit produit des êtres intelligens ?
Il y a donc une raiſon primitive ; & les lois ſont les rapports qui ſe trouvent entr’elle & les différens êtres, & les rapports de ces divers êtres entr’eux.
Dieu a du rapport avec l’univers, comme créateur & comme conſervateur : les lois ſelon leſquelles il a créé, ſont celles ſelon leſquelles il conſerve. Il agit ſelon ces regles, parce qu’il les connoît ; il les connoît, parce qu’il les a faites ; il les a faites, parce qu’elles ont du rapport avec ſa ſageſſe & ſa puiſſance.
Comme nous voyons que le monde, formé par le mouvement de la matiere, & privé d’intelligence ſubſiſte toujours, il faut que ſes mouvemens ayent des lois invariables : & ſi l’on pouvoit imaginer un autre monde que celui-ci, il auroit des regles conſtantes ; ou il ſeroit détruit.
[I-177]
Ainsi la création, qui paroît être un acte arbitraire, suppose des regles aussi invariables que la fatalité des athées. Il seroit absurde de dire que le créateur, sans ces regles, pourroit gouverner le monde, puisque le monde ne subsisteroit pas sans elles.
Ces regles sont un rapport constamment établi. Entre un corps mu & un autre corps mu, c’est suivant les rapports de la masse & de la vîtesse que tous les mouvemens sont reçus, augmentés, diminués, perdus ; chaque diversité est uniformité, chaque changement est constance.
Les êtres particuliers intelligens peuvent avoir des lois qu’ils ont faites : mais ils en ont aussi qu’ils n’ont pas faites. Avant qu’il y eût des êtres intelligens, ils étoient possibles, ils avoient donc des rapports possibles, & par conséquent des lois possibles. Avant qu’il y eût des lois faites, il y avoit des rapports de justice possibles. Dire qu’il n’y a rien de juste ni d’injuste que ce qu’ordonnent ou défendent les lois positives ; c’est dire qu’avant qu’on eût tracé de cercle, tous les rayons n’étoient pas égaux.
[I-178]
Il faut donc avouer des rapports d’équité antérieurs à la loi positive qui les établit : comme par exemple, que supposé qu’il y eût des sociétés d’hommes, il seroit juste de se conformer à leurs lois ; que s’il y avoit des êtres intelligens qui eussent reçu quelque bienfait d’un autre être, ils devroient en avoir de la reconnoissance ; que si un être intelligent avoit créé un être intelligent, le crée devroit rester dans la dépendance qu’il a eue dès son origine ; qu’un être intelligent qui a fait du mal à un être intelligent, mérite de recevoir le même mal ; & ainsi du reste.
Mais il s’en faut bien que le monde intelligent soit aussi bien gouverné que le monde physique. Car quoique celui-là ait aussi des lois qui par leur nature sont invariables, il ne les suit pas constamment comme le monde physique suit les siennes. La raison en est, que les êtres particuliers intelligens sont bornés par leur nature, & par conséquent sujets à l’erreur ; & d’un autre côté, il est de leur nature qu’ils agissent par eux-mêmes. Ils ne suivent donc pas constamment leurs lois primitives, & celles même qu’ils se [I-179] donnent, ils ne les suivent pas toujours.
On ne sait si les bêtes sont gouvernées par les lois générales du mouvement, ou par une motion particuliere. Quoi qu’il en soit, elles n’ont point avec Dieu de rapport plus intime que le reste du monde matériel ; & le sentiment ne leur sert que dans le rapport qu’elles ont entr’elles, ou avec elles-mêmes.
Par l’attrait du plaisir, elles conservent leur être particulier ; & par le même attrait, elles conservent leur espece. Elles ont des lois naturelles, parce qu’elles sont unies par le sentimens ; elles n’ont point de lois positives, parce qu’elles ne sont point unies par la connoissance. Elles ne suivent pourtant pas invariablement leurs lois naturelles ; les plantes, en qui nous ne remarquons ni connoissance, ni sentiment, les suivent mieux. Les bêtes n’ont point les suprêmes avantages que nous avons ; elles en ont que nous n’avons pas. Elles n’ont point nos espérances, mais elles n’ont pas nos craintes ; elles subissent comme nous la mort, mais c’est sans la connoître ; la plupart même se conservent mieux que nous, & ne font pas un aussi mauvais usage de leurs passions.
[I-180]
L’homme, comme être physique, est ainsi que les autres corps, gouverné par des lois invariables : comme être intelligent, il viole sans cesse les lois que Dieu a établies, & change celles qu’il établit lui-même. Il faut qu’il se conduise ; & cependant il est un être borné ; il est sujet à l’ignorance & à l’erreur, comme toutes les intelligences finies ; les foibles connoissances qu’il a, il les perd encore : comme créature sensible, il devient sujet à mille passions. Un tel être pouvoit à tous les instans oublier son créateur ; Dieu l’a rappelé à lui par les lois de la religion : un tel être pouvoit à tous les instans s’oublier lui-même ; les philosophes l’ont averti par les lois de la morale : Fait pour vivre dans la société, il y pouvoit oublier les autres ; les législateurs l’ont rendu à ses devoirs par les lois politiques & civiles.
[↑] La loi, dit Plutarque, eſt la reine de tous mortels & immortels. Au traité, Qu’il eſt requis qu’un Prince ſoit ſavant.
[I-180]
Avant toutes ces lois, sont celles de la nature ; ainsi nommées, parce qu’elles dérivent uniquement de la [I-181] constitution de notre être. Pour les connoître bien, il faut considérer un homme avant l’établissement des sociétés. Les lois de la nature seront celles qu’il recevroit dans un état pareil.
Cette loi, qui en imprimant dans nous-mêmes l’idée d’un créateur, nous porte vers lui, est la premiere des lois naturelles par son importance, & non pas dans l’ordre de ces lois. L’homme dans l’état de nature auroit plutôt la faculté de connoître, qu’il auroit des connoissances. Il est clair que ses premieres idées ne seroient point des idées spéculatives : il songeroit à la conservation de son être, avant de chercher l’origine de son être. Un homme pareil ne sentiroit d’abord que sa foiblesse ; sa timidité seroit extrême : & si l’on avoit là-dessus besoin de l’expérience, l’on a trouvé dans les forêts des hommes sauvages [1] ; tout les fait trembler, tout les fait fuir.
Dans cet état, chacun se sent inférieur ; à peine chacun se sent-il égal. On ne chercheroit donc point à s’attaquer, [I-182] & la paix seroit la premiere loi naturelle.
Le désir que Hobbes donne d’abord aux hommes, de se subjuguer les uns les autres, n’est pas raisonnable. L’idée de l’empire & de la domination est si composée, & dépend de tant d’autres idées, que ce ne seroit pas celle qu’il auroit d’abord.
Hobbes demande pourquoi, si les hommes ne sont pas naturellement en état de guerre, ils vont toujours armés ? & pourquoi ils ont des clefs pour fermer leurs maisons ? Mais on ne sent pas que l’on attribue aux hommes avant l’établissement des sociétés, ce qui ne peut leur arriver qu’après cet établissement, qui leur fait trouver des motifs pour s’attaquer & pour se défendre.
Au sentiment de sa foiblesse, l’homme joindroit le sentiment de ses besoins. Ainsi une autre loi naturelle seroit celle qui lui inspireroit de chercher à se nourrir.
J’ai dit que la crainte porteroit les hommes à se fuir : mais les marques d’une crainte réciproque les engageroient bientôt à s’approcher. D’ailleurs ils y seroient portés avec le plaisir qu’un animal sent à l’approche d’un animal de [I-183] son espece. De plus, ce charme que les deux sexes s’inspirent par leur différence, augmenteroit ce plaisir ; & la priere naturelle qu’ils se font toujours l’un à l’autre, seroit une troisieme loi.
Outre le sentiment que les hommes ont d’abord, ils parviennent encore à avoir des connoissances ; ainsi ils ont un second lien que les autres animaux n’ont pas. Ils ont donc un nouveau motif de s’unir, & le désir de vivre en société est une quatrieme loi naturelle.
[↑] Témoin le sauvage qui fut trouvé dans les forêts d’Hanover, & que l’on vit en Angleterre sous le regne de George I.
[I-183]
Si-tôt que les hommes sont en société, ils perdent le sentiment de leur foiblesse ; l’égalité qui étoit entr’eux cesse, & l’état de guerre commence.
Chaque société particuliere vient à sentir sa force ; ce qui produit un état de guerre de nation à nation. Les particuliers dans chaque société commencent à sentir leur force ; ils cherchent à tourner en leur faveur les principaux [I-184] avantages de cette société, ce qui fait entr’eux un état de guerre.
Ces deux sortes d’état de guerre font établir les lois parmi les hommes. Considérés comme habitans d’une si grande planete, qu’il est nécessaire qu’il y ait différens peuples, ils ont des lois dans le rapport que ces peuples ont entr’eux, & c’est le droit des gens. Considérés comme vivant dans une société qui doit être maintenue, ils ont des lois dans le rapport qu’ont ceux qui gouvernent avec ceux qui sont gouvernés ; & c’est le droit politique. Ils en ont encore dans le rapport que tous les citoyens ont entr’eux ; & c’est le droit civil.
Le droit des gens est naturellement fondé sur ce principe ; que les diverses nations doivent se faire dans la paix le plus de bien, & dans la guerre le moins de mal qu’il est possible, sans nuire à leurs véritables intérêts.
L’objet de la guerre, c’est la victoire ; celui de la victoire, la conquête ; celui de la conquête, la conservation. De ce principe & du précédent doivent dériver toutes les lois qui forment le droit des gens.
[I-185]
Toutes les nations ont un droit des gens ; & les Iroquois même, qui mangent leurs prisonniers, en ont un. Ils envoient & reçoivent des ambassades ; ils connoissent des droits de la guerre & de la paix : le mal est que ce droit des gens n’est pas fondé sur les vrais principes.
Outre le droit des gens qui regarde toutes les sociétés, il y a un droit politique pour chacune. Une société ne sauroit subsister sans un gouvernement. La réunion de toutes les forces particulieres, dit très-bien Gravina, forme ce qu’on appelle l’état politique.
La force générale peut être placée entre les mains d’un seul, ou entre les mains de plusieurs. Quelques-uns ont pensé que la nature ayant établi le pouvoir paternel, le gouvernement d’un seul étoit le plus conforme à la nature. Mais l’exemple du pouvoir paternel ne prouve rien. Car si le pouvoir du pere a du rapport au gouvernement d’un seul, après la mort du pere, le pouvoir des freres, ou après la mort des freres, celui des cousins germains, ont du rapport au gouvernement de plusieurs. La puissance politique comprend [I-186] nécessairement l’union de plusieurs familles.
Il vaut mieux dire que le gouvernement le plus conforme à la nature, est celui dont la disposition particuliere se rapporte mieux à la disposition du peuple pour lequel il est établi.
Les force particulieres ne peuvent se réunir, sans que toutes les volontés se réunissent. La réunion de ces volontés, dit encore très-bien Gravina, est ce qu’on appelle l’état civil.
La loi, en général, est la raison humaine, en tant qu’elle gouverne tous les peuples de la terre, & les lois politiques & civiles de chaque nation, ne doivent être que les cas particuliers où s’applique cette raison humaine.
Elles doivent être tellement propres au peuple pour lequel elles sont faites, que c’est un très-grand hasard si celles d’une nation peuvent convenir à une autre.
Il faut qu’elles se rapportent à la nature & au principe du gouvernement qui est établi, ou qu’on veut établir ; soit qu’elles le forment, comme font les lois politiques ; soit qu’elles le maintiennent, comme font les lois civiles.
[I-187]
Elles doivent être relatives au physique du pays, au climat glacé, brûlant ou tempéré ; à la qualité du terrain, à sa situation, à sa grandeur ; au genre de vie des peuples, laboureurs, chasseurs, ou pasteurs : elles doivent se rapporter au degré de liberté, que la constitution peut souffrir ; à la religion des habitans, à leurs inclinations, à leurs richesses, à leur nombre, à leur commerce, à leurs mœurs, à leurs manieres. Enfin, elles ont des rapports entr’elles ; elles en ont avec leur origine, avec l’objet du législateur, avec l’ordre des choses sur lesquelles elles sont établies. C’est dans toutes ces vues qu’il faut les considérer.
C’est ce que j’entreprends de faire dans cet ouvrage. J’examinerai tous ces rapports : ils forment tous ensemble ce que l’on appelle l’esprit des Lois.
Je n’ai point séparé les lois politiques des civiles : Car comme je ne traite point des lois, mais de l’esprit des lois ; & que cet esprit consiste dans les divers rapports que les lois peuvent avoir avec diverses choses ; j’ai dû moins suivre l’ordre naturel des lois, que [I-188] celui de ces rapports & de ces choses.
J’examinerai d’abord les rapports que les lois ont avec la nature & avec le principe de chaque gouvernement : & comme ce principe a sur les lois une suprême influence, je m’attacherai à le bien connoître ; & si je puis une fois l’établir, on en verra couler les lois comme de leur source. Je passerai ensuite aux autres rapports, qui semblent être plus particuliers.
[I-189]
Il y a trois especes de gouvernement, le républicain, le monarchique, & le despotique. Pour en découvrir la nature, il suffit de l’idée qu’en ont les hommes les moins instruits. Je suppose trois définitions, ou plutôt trois faits : l’un que le gouvernement républicain est celui où le peuple en corps, ou seulement une partie du peuple, a la souveraine puissance : le monarchique, celui où un seul gouverne, mais par des lois fixes & établies ; au lieu que dans le despotique, un seul, sans loi & sans regle, entraîne tout par sa volonté & par ses caprices.
[I-190]
Voilà ce que j’appelle la nature de chaque gouvernement. Il faut voir quelles sont les lois qui suivent directement de cette nature, & qui par conséquent sont les premieres lois fondamentales.
[I-190]
Lorsque dans la république, le peuple en corps a la souveraine puissance, c’est une démocratie. Lorsque la souveraine puissance est entre les mains d’une partie du peuple, cela s’appelle une aristocratie.
Le peuple, dans la démocratie, est à certains égards le monarque ; à certains autres, il est le sujet.
Il ne peut être monarque que par ses suffrages qui sont ses volontés. La volonté du souverain est le souverain lui-même. Les lois qui établissent le droit de suffrage, sont donc fondamentales dans ce gouvernement. En effet, il est aussi important d’y régler comment, par qui, à qui, sur quoi les suffrages [I-191] doivent être donnés, qu’il l’est dans une monarchie de savoir quel est le monarque, & de quelle maniere il doit gouverner.
Libanius [1] dit, qu’à Athenes un étranger qui se mêloit dans l’assemblée du peuple, étoit puni de mort. C’est qu’un tel homme usurpoit le droit de souveraineté.
Il est essentiel de fixer le nombre des citoyens qui doivent former les assemblées ; sans cela on pourroit ignorer si le peuple a parlé, ou seulement une partie du peuple. À Lacédémone, il falloit dix mille citoyens. À Rome, née dans la petitesse pour aller à la grandeur ; à Rome, faite pour éprouver toutes les vicissitudes de la fortune ; à Rome, qui avoit tantôt presque tous ses citoyens hors de ses murailles, tantôt toute l’Italie & une partie de la terre dans ses murailles, on n’avoit point fixé ce nombre [2] ; & ce fut une des grandes causes de sa ruine.
Le peuple qui a la souveraine puissance, doit faire par lui-même tout ce qu’il peut bien faire ; & ce qu’il ne [I-192] peut pas bien faire, il faut qu’il le fasse par ses ministres.
Ses ministres ne sont point à lui, s’il ne les nomme : c’est donc une maxime fondamentale de ce gouvernement, que le peuple nomme ses ministres, c’est-à-dire ses magistrats.
Il a besoin, comme les monarques, & même plus qu’eux, d’être conduit par un conseil ou sénat. Mais pour qu’il y ait confiance, il faut qu’il en élise les membres ; soit qu’il les choisisse lui-même, comme à Athenes ; ou par quelque magistrat qu’il a établit pour les élire, comme cela se pratiquoit à Rome dans quelques occasions.
Le peuple est admirable pour choisir ceux à qui il doit confier quelque partie de son autorité. Il n’a à se déterminer que par des choses qu’il ne peut ignorer, & des faits qui tombent sous les sens. Il sait très-bien qu’un homme a été souvent à la guerre, qu’il y a eu tels ou tels succès : il est donc très-capable d’élire un général. Il sait qu’un juge est assidu, que beaucoup de gens se retirent de son tribunal contens de lui, qu’on ne l’a pas convaincu de corruption ; en voilà assez pour qu’il élise un [I-193] préteur. Il a été frappé de la magnificence ou des richesses d’un citoyen ; cela suffit pour qu’il puisse choisir un édile. Toutes ces choses sont des faits dont il s’instruit mieux dans la place publique, qu’un monarque dans son palais. Mais, saura-t-il conduire une affaire, connoître les lieux, les occasions, les momens, en profiter ? Non : il ne le saura pas.
Si l’on pouvoit douter de la capacité naturelle qu’a le peuple pour discerner le mérite, il n’y auroit qu’à jeter les yeux sur cette suite continuelle de choix étonnans que firent les Athéniens & les Romains ; ce qu’on n’attribuera pas sans doute au hasard.
On sait qu’à Rome, quoique le peuple se fût donné le droit d’élever aux charges les plébéiens, il ne pouvoit se résoudre à les élire ; & quoiqu’à Athenes on pût, par la loi d’Aristide, tirer les magistrats de toutes les classes, il n’arriva jamais, dit Xénophon [3] , que le bas-peuple demandât celles qui pouvoient intéresser son salut ou sa gloire.
Comme la plupart des citoyens, qui [I-194] ont assez de suffisance pour élire, n’en ont pas assez pour être élus ; de même le peuple, qui a assez de capacité pour se faire rendre compte de la gestion des autres, n’est pas propre à gérer par lui-même.
Il faut que les affaires aillent, & qu’elles ayent un certain mouvement qui ne soit ni trop lent ni trop vîte. Mais le peuple a toujours trop d’action, ou trop peu. Quelquefois avec cent mille bras il renverse tout ; quelquefois avec cent mille pieds il ne va que comme les insectes.
Dans l’état populaire, on divise le peuple en de certaines classes. C’est dans la maniere de faire cette division, que les grands législateurs se sont signalés ; & c’est de-là qu’ont toujours dépendu la durée de la démocratie, & sa prospérité.
Servius-Tullius suivit dans la composition de ses classes, l’esprit de l’aristocratie. Nous voyons dans Tite-Live [4] & dans Denys d’Halicarnasse [5] , comment il mit le droit de suffrage entre les mains des principaux citoyens. Il avoit [I-195] divisé le peuple de Rome en cent quatre-vingt-treize centuries, qui formoient six classes. Et mettant les riches, mais en plus petit nombre, dans les premieres centuries ; les moins riches, mais en plus grand nombre, dans les suivantes ; il jeta toute la foule des indigens dans la derniere : & chaque centurie n’ayant qu’une voix [6] , c’étoient les moyens & les richesses qui donnoient le suffrage, plutôt que les personnes.
Solon divisa le peuple d’Athenes en quatre classes. Conduit par l’esprit de la démocratie, il ne les fit pas pour fixer ceux qui devoient élire, mais ceux qui pouvoient être élus : & laissant à chaque citoyen le droit d’élection, il voulut [7] que dans chacune de ces quatre classes on pût élire des juges ; mais que ce ne fût que dans les trois premieres, où étoient les citoyens aisés, qu’on pût prendre les magistrats.
Comme la division de ceux qui ont droit de suffrage, est dans la [I-196] république une loi fondamentale ; la maniere de le donner est une autre loi fondamentale.
Le suffrage par le sort est de la nature de la démocratie ; le suffrage par choix est de celle de l’aristocratie.
Le sort est une façon d’élire qui n’afflige personne ; il laisse à chaque citoyen une espérance raisonnable de servir sa patrie.
Mais, comme il est défectueux par lui-même, c’est à le régler & à le corriger que les grands législateurs se sont surpassés.
Solon établit à Athenes, que l’on nommeroit par choix à tous les emplois militaires, & que les sénateurs & les juges seroient élus par le sort.
Il voulut que l’on donnât par choix les magistratures civiles qui exigeoient une grande dépense, & que les autres fussent données par le sort.
Mais pour corriger le sort, il régla qu’on ne pourroit élire que dans le nombre de ceux qui se présenteroient ; que celui qui auroit été élu, seroit examiné par des juges [8] , & que chacun [I-197] pourroit l’accuser d’en être indigne [9] : cela tenoit en même temps du sort & du choix. Quand on avoit fini le temps de sa magistrature, il falloit essuyer un autre jugement sur la maniere dont on s’étoit comporté. Les gens sans capacité devoient avoir bien de la répugnance à donner leur nom pour être tirés au sort.
La loi qui fixe la maniere de donner les billets de suffrage, est encore une loi fondamentale dans la démocrate. C’est une grande question, si les suffrages doivent être publics ou secrets. Cicéron [10] écrit que les lois [11] qui les rendirent secrets dans les derniers temps de la république Romaine, furent une des grandes causes de sa chute. Comme ceci se pratique diversement dans différentes républiques, voici, je crois, ce qu’il en faut penser.
Sans doute que, lorsque le peuple [I-198] donne ses suffrages, ils doivent être publics [12] ; & ceci doit être regardé comme une loi fondamentale de la démocratie. Il faut que le petit peuple soit éclairé par les principaux & contenu par la gravité de certains personnages. Ainsi dans la république Romaine, en rendant les suffrages secrets, on détruisit tout ; il ne fut plus possible d’éclairer une populace qui se perdoit. Mais lorsque dans une aristocratie le corps des nobles donne les suffrages [13] , ou dans une démocratie le sénat [14] ; comme il n’est là question que de prévenir les brigues, les suffrages ne sauroient être trop secrets.
La brigue est dangereuse dans un sénat, elle est dangereuse dans un corps de nobles : elle ne l’est pas dans le peuple, dont la nature est d’agir par passion. Dans les états où il n’a point de part au gouvernement, il s’échauffera pour un acteur, comme il auroit fait pour les affaires. Le malheur d’une république, [I-199] c’est lorsqu’il n’y a plus de brigues ; & cela arrive, lorsqu’on a corrompu le peuple à prix d’argent : il devient de sang-froid, il s’affectionne à l’argent ; mais il ne s’affectionne plus aux affaires : sans souci du gouvernement, & de ce qu’on y propose, il attend tranquillement son salaire.
C’est encore une loi fondamentale de la démocratie, que le peuple seul fasse des lois. Il y a pourtant mille occasions où il est nécessaire que le sénat puisse statuer ; il est même souvent à propos d’essayer une loi avant de l’établir. La constitution de Rome & celle d’Athenes étoient très-sages. Les arrêts du sénat [15] avoient force de loi pendant un an ; ils ne devenoient perpétuels que par la volonté du peuple.
[↑] Déclamations 17 & 18.
[↑] Voyez les considérations sur les causes de la grandeur des Romains & de leur décadence, chap. IX, Paris, 1755.
[↑] Pages 691 & 692, édition de Wechelius, de l’an 1596.
[↑] Liv. I.
[↑] Liv. IV, art. 15 & suiv.
[↑] Voyez dans les considérations sur les causes de la grandeur des Romains & de leur décadence, c. IX. comment cet esprit de Servius-Tullius se conserva dans la république.
[↑] Denys d’Halicarnasse, éloge d’Isocrate, p. 97. tome 2. édition de Wechelius. Pollus, liv. VIII, chap. X, art. 130.
[↑] Voyez l’oraison de Démosthene, de falsâ legat. & l’oraison contre Timarque.
[↑] On tiroit même pour chaque place deux billets ; l’un qui donnoit la place, l’autre qui nommoit celui qui devoit succéder, en cas que le premier fût rejeté.
[↑] Liv. I & III des Lois.
[↑] Elles s’appeloient lois tabulaires ; on donnoit à chaque citoyen deux tables ; la premiere marquée d’un A, pour dire antiquo ; l’autre d’un U & d’une R, uti rogas.
[↑] À Athenes on levoit les mains.
[↑] Comme à Venise.
[↑] Les trente tyrans d’Athenes voulurent que les suffrages des Aréopagites fussent publics, pour les diriger à leur fantaisie. Lysias, orat. contra Agorat. cap. VIII.
[↑] Voyez Denys d’Halicarnasse, liv. IV & IX.
[I-199]
Dans l’aristocratie, la souveraine puissance est entre les mains d’un certain nombre de personnes. Ce sont [I-200] elles qui font les lois & qui les font exécuter ; & le reste du peuple n’est tout au plus à leur égard, que comme dans une monarchie les sujets sont à l’égard du monarque.
On n’y doit point donner le suffrage par sort ; on n’en auroit que les inconvéniens. En effet, dans un gouvernement qui a déjà établi les distinctions les plus affligeantes, quand on seroit choisi par le sort, on n’en seroit pas moins odieux ; c’est le noble qu’on envie, & non pas le magistrat.
Lorsque les nobles sont en grand nombre, il faut un sénat qui regle les affaires que le corps des nobles ne sauroit décider, & qui prépare celles dont il décide. Dans ce cas, on peut dire que l’aristocratie est en quelque sorte dans le sénat, la démocratie dans le corps des nobles, & que le peuple n’est rien.
Ce sera une chose très-heureuse dans l’aristocratie, si par quelque voie indirecte on fait sortir le peuple de son anéantissement ; ainsi à Genes la banque de Saint Georges, qui est administrée en grande partie par les principaux du peuple, donne à celui-ci une certaine [I-201] influence dans le gouvernement, qui en fait toute la prospérité [1] .
Les sénateurs ne doivent point avoir le droit de remplacer ceux qui manquent dans le sénat ; rien ne seroit plus capable de perpétuer les abus. A Rome, qui fut dans les premiers temps une espece d’aristocratie, le sénat ne se suppléoit pas lui-même ; les sénateurs nouveaux étoient nommés [2] par les censeurs.
Une autorité exorbitante, donnée tout-à-coup à un citoyen dans une république, forme une monarchie, ou plus qu’une monarchie. Dans celle-ci les lois ont pourvu à la constitution, ou s’y sont accommodées ; le principe du gouvernement arrête le monarque : mais, dans une république où un citoyen se fait donner [3] un pouvoir exorbitant, l’abus de ce pouvoir est plus grand, parce que les lois, qui ne l’ont point prévu, n’ont rien fait pour l’arrêter.
[I-202]
L’exception à cette regle, est lorsque la constitution de l’état est telle qu’il a besoin d’une magistrature qui ait un pouvoir exorbitant. Telle étoit Rome avec ses dictateurs, telles est Venise avec ses inquisiteurs d’état ; ce sont des magistratures terribles, qui ramenent violemment l’état à la liberté. Mais, d’où vient que ces magistratures se trouvent si différentes dans ces deux républiques ? C’est que Rome défendoit les restes de son aristocratie contre le peuple ; au lieu que Venise se sert de ses inquisiteurs d’état pour maintenir son aristocratie contre les nobles. De-là il suivoit, qu’à Rome la dictature ne devoit durer que peu de temps, parce que le peuple agit par sa fougue & non pas par ses desseins. Il falloit que cette magistrature s’exerçat avec éclat, parce qu’il s’agissoit d’intimider le peuple, & non pas de la punir ; que le dictateur ne fût créé que pour une seule affaire, & n’eût une autorité sans bornes qu’à raison de cette affaire, parce qu’il étoit toujours créé pour un cas imprévu. À Venise, au contraire, il faut une magistrature permanente : c’est-là que les desseins peuvent être commencés, [I-203] suivis, suspendus, repris ; que l’ambition d’un seul devient celle d’une famille, & l’ambition d’une famille celle de plusieurs. On a besoin d’une magistrature cachée, parce que les crimes qu’elle punit, toujours profonds, se forment dans le secret & dans le silence. Cette magistrature doit avoir une inquisition générale, parce qu’elle n’a pas à arrêter les maux que l’on connoît, mais à prévenir même ceux qu’on ne connoît pas. Enfin cette derniere est établie pour venger les crimes qu’elle soupçonne ; & la premiere employoit plus les menaces que les punitions pour les crimes, même avoués par leurs auteurs.
Dans toute magistrature, il faut compenser la grandeur de la puissance par la briéveté de sa durée. Un an est le temps que la plupart des législateurs ont fixé ; un temps plus long seroit dangereux, un plus court seroit contre la nature de la chose. Qui est-ce qui voudroit gouverner ainsi ses affaires domestiques ? À Raguse [4] le chef de la république change tous les mois, les autres officiers toutes les semaines, le gouverneur du château tous les jours.
[I-204] Ceci ne peut avoir lieu que dans une petite république [5] environnée de puissances formidables, qui corromproient aisément de petits magistrats.
La meilleure aristocratie est celle où la partie du peuple qui n’a point de part à la puissance, est si petite & si pauvre, que la partie dominante n’a aucun intérêt à l’opprimer. Ainsi, quand Antipater [6] établit à Athenes que ceux qui n’auroient pas deux mille drachmes, seroient exclus du droit de suffrage, il forma la meilleure aristocratie qui fût possible, parce que ce cens étoit si petit, qu’il n’excluoit que peu de gens, & personne qui eût quelque considération dans la cité.
Les familles aristocratiques doivent donc être peuple, autant qu’il est possible. Plus une aristocratie approchera de la démocratie, plus elle sera parfaite ; & elle le deviendra moins, à mesure qu’elle approchera de la monarchie.
La plus imparfaite de toutes est celle où la partie du peuple qui obéit est dans l’esclavage civil de celle qui [I-205] commande, comme l’aristocratie de Pologne, où les paysans sont esclaves de la noblesse.
[↑] Voyez M. Adisson, voyage d’Italie, p. 16.
[↑] Ils le furent d’abord par les consuls.
[↑] C’est ce qui renversa la république Romaine. Voyez les Considérations sur les causes de la grandeur des Romains & de leur décadence. Paris, 1755.
[↑] Voyages de Tournesort.
[↑] À Luques, les magistrats ne sont établis que pour deux mois.
[↑] Diodore, liv. XVIII, pag. 601. édition de Rhodoman.
[I-205]
Les pouvoirs intermédiaires subordonnés & dépendans constituent la nature du gouvernement monarchique, c’est-à-dire de celui où un seul gouverne par des lois fondamentales. J’ai dit les pouvoirs intermédiaires, subordonnés & dépendans : en effet dans la monarchie, le prince est la source de tout pouvoir politique & civil. Ces lois fondamentales supposent nécessairement des canaux moyens par où coule la puissance : car s’il n’y a dans l’état que la volonté momentanée & capricieuse d’un seul, rien ne peut être fixe, & par conséquent aucune loi fondamentale.
Le pouvoir intermédiaire subordonné le plus naturel, est celui de la noblesse. Elle entre en quelque façon dans l’essence de la monarchie, dont la maxime [I-206] fondamentale est, point de monarque, point de noblesse ; point de noblesse, point de monarque ; mais on a un despote.
Il y a des gens qui avoient imaginé dans quelques états en Europe, d’abolir toutes les justices des seigneurs. Ils ne voyoient pas qu’ils vouloient faire ce que le parlement d’Angleterre a fait. Abolissez dans une monarchie les prérogatives des seigneurs, du clergé, de la noblesse & des villes ; vous aurez bientôt un état populaire, ou bien un état despotique.
Les tribunaux d’un grand état en Europe frappent sans cesse depuis plusieurs siecles, sur la juridiction patrimoniale des seigneurs & sur l’ecclésiastique. Nous ne voulons pas censurer des magistrats si sages : mais nous laissons à décider jusqu’à quel point la constitution en peut être changée.
Je ne suis point entêté des privileges des ecclésiastiques : mais je voudrois qu’on fixât bien une fois leur juridiction. Il n’est point question de savoir si on a eu raison de l’établir : mais si elle est établie ; si elle fait une partie des lois du pays, & si elle y est par-tout relative ; si [I-207] entre deux pouvoirs que l’on reconnoît indépendans, les conditions ne doivent pas être réciproques ; & s’il n’est pas égal à un bon sujet de défendre la justice du prince, ou les limites qu’elle s’est de tout temps prescrites.
Autant que le pouvoir du clergé est dangereux dans une république, autant est-il convenable dans une monarchie, sur-tout dans celles qui vont au despotisme. Où en seroient l’Espagne & le Portugal depuis la perte de leurs lois, sans ce pouvoir qui arrête seul la puissance arbitraire ? Barriere toujours bonne, lorsqu’il n’y en a point d’autre : car, comme le despotisme cause à la nature humaine des maux effroyables, le mal même qui le limite est un bien.
Comme la mer, qui semble vouloir couvrir toute la terre, est arrêtée par les herbes & les moindres graviers qui se trouvent sur le rivage ; ainsi les monarques, dont le pouvoir paroît sans bornes, s’arrêtent par les plus petits obstacles, & soumettent leur fierté naturelle à la plainte & à la priere.
Les Anglois, pour favoriser la liberté, ont ôté toutes les puissances intermédiaires qui formoient leur monarchie.
[I-208] Ils ont bien raison de conserver cette liberté ; s’ils venoient à la perdre, ils seroient un des peuples les plus esclaves de la terre.
M. Law, par une ignorance égale de la constitution républicaine & de la monarchique, fut un des plus grands promoteurs du despotisme que l’on eût encore vu en Europe. Outre les changemens qu’il fit si brusques, si inusités, si inouis ; il vouloit ôter les rangs intermédiaires, & anéantir les corps politiques : il dissolvoit [1] la monarchie par ses chimériques remboursemens, & sembloit vouloir racheter la constitution même.
Il ne suffit pas qu’il y ait dans une monarchie des rangs intermédiaires ; il faut encore un dépôt de lois. Ce dépôt ne peut être que dans les corps politiques, qui annoncent les lois lorsqu’elles sont faites, & les rappellent lorsqu’on les oublie. L’ignorance naturelle à la noblesse, son inattention, son mépris pour le gouvernement civil, exigent qu’il y ait un corps qui fasse sans cesse sortir les lois de la poussiere où elles [I-209] seroient ensevelies. Le conseil du prince n’est pas un dépôt convenable. Il est par sa nature le dépôt de la volonté momentanée du prince qui exécute, & non pas le dépôt des lois fondamentales. De plus, le conseil du monarque change sans cesse ; il n’est point permanent ; il ne sauroit être nombreux ; il n’a point à un assez haut degré la confiance du peuple ; il n’est donc pas en état de l’éclairer dans les temps difficiles, ni de le ramener à l’obéissance.
Dans les états despotiques, où il n’y a point de lois fondamentales, il n’y a pas non plus de dépôt de lois. De-là vient que dans ces pays la religion a ordinairement tant de force ; c’est qu’elle forme une espece de dépôt & de permanence : Et si ce n’est pas la religion, ce sont les coutumes qu’on y vénere au lieu des lois.
[↑] Ferdinand, Roi d’Arragon, se fit grand-maître des ordres ; & cela seul altéra la constitution.
[I-210]
Il résulte de la nature du pouvoir despotique, que l’homme seul qui l’exerce, le fasse de même exercer par un seul. Un homme à qui ses cinq sens disent sans cesse qu’il est tout, & que les autres ne sont rien, est naturellement paresseux, ignorant, voluptueux. Il abandonne donc les affaires. Mais, s’il les confioit à plusieurs, il y auroit des disputes entr’eux ; on feroit des brigues pour être le premier esclave ; le prince seroit obligé de rentrer dans l’administration. Il est donc plus simple qu’il l’abandonne à un vizir [1] qui aura d’abord la même puissance que lui. L’établissement d’un vizir est dans cet état une loi fondamentale.
On dit qu’un pape, à son élection, pénétré de son incapacité, fit d’abord des difficultés infinies. Il accepta enfin, & livra à son neveu toutes les affaires.
[I-211] Il étoit dans l’admiration, & disoit : « Je n’aurois jamais cru que cela eût été si aisé ». Il en est de même des princes d’Orient. Lorsque de cette prison, où des eunuques leur ont affoibli le cœur & l’esprit, & souvent leur ont laissé ignorer leur état même, on les tire pour les placer sur le trône, ils sont d’abord étonnés : mais quand ils ont fait un vizir, & que dans leur sérail ils se sont livrés aux passions les plus brutales ; lorsqu’au milieu d’une cour abattue, ils ont suivi leurs caprices les plus stupides, ils n’auroient jamais cru que cela eût été si aisé.
Plus l’empire est étendu, plus le sérail s’agrandit, & plus par conséquent le prince est enivré de plaisirs. Ainsi dans ces états, plus le prince a de peuples à gouverner, moins il pense au gouvernement ; plus les affaires y sont grandes, & moins on y délibere sur les affaires.
[↑] Les rois d’Orient ont toujours des vizirs, dit M. Chardin.
[I-212]
Après avoir examiné quelles sont les lois relatives à la nature de chaque gouvernement, il faut voir celles qui le sont à son principe.
Il y a cette différence [1] entre la nature du gouvernement & son principe, que sa nature est ce qui le fait être tel, & son principe, ce qui le fait agir. L’une est sa structure particuliere, & l’autre les passions humaines qui le font mouvoir.
Or les lois ne doivent pas être moins relatives au principe de chaque gouvernement, qu’à sa nature. Il faut donc chercher quel est ce principe. C’est ce que je vais faire dans ce livre-ci.
[↑] Cette distinction est très importante, & j’en tirerai bien des consequences ; elle est la clef d’une infinité de lois.
[I-213]
J’ai dit que la nature du gouvernement républicain, est que le peuple en corps, ou de certaines familles, y ayent la souveraine puissance : celle du gouvernement monarchique, que le prince y ait la souveraine puissance, mais qu’il l’exerce selon les lois établies : celle du gouvernement despotique, qu’un seul y gouverne selon ses volontés & ses caprices. Il ne m’en faut pas davantage pour trouver leurs trois principes ; ils en dérivent naturellement. Je commencerai par le gouvernement républicain, & je parlerai d’abord du démocratique.
[I-213]
Il ne faut pas beaucoup de probité, pour qu’un gouvernement monarchique ou un gouvernement despotique se maintiennent ou se soutiennent. La [I-214] force des lois dans l’un, le bras du prince toujours levé dans l’autre, reglent ou contiennent tout. Mais, dans un état populaire, il faut un ressort de plus qui est la vertu.
Ce que je dis est confirmé par le corps entier de l’histoire, & est très-conforme à la nature des choses. Car il est clair que dans une monarchie, où celui qui fait exécuter les lois se juge au-dessus des lois, on a besoin de moins de vertu que dans un gouvernement populaire, où celui qui fait exécuter les lois sent qu’il y est soumis lui-même, & qu’il en portera le poids.
Il est clair encore que le monarque qui, par mauvais conseil ou par négligence, cesse de faire exécuter les lois, peut aisément réparer le mal ; il n’a qu’à changer de conseil, ou se corriger de cette négligence même. Mais lorsque, dans un gouvernement populaire, les lois ont cessé d’être exécutées, comme cela ne peut venir que de la corruption de la république, l’état est déjà perdu.
Ce fut un assez beau spectacle dans le siecle passé, de voir les efforts impuissans des Anglois pour établir parmi eux la démocratie. Comme ceux qui avoient [I-215] part aux affaires n’avoient point de vertu, que leur ambition étoit irritée par le succès de celui qui avoit le plus osé [1] , que l’esprit d’une faction n’étoit réprimé que par l’esprit d’une autre ; le gouvernement changeoit dans cesse ; le peuple étonné cherchoit la démocratie, & ne la trouvoit nulle part. Enfin, après bien des mouvemens, des chocs & des secousses, il fallut se reposer dans le gouvernement même qu’on avoit proscrit.
Quand Sylla voulut rendre à Rome la liberté, elle ne put plus la recevoir ; elle n’avoit plus qu’un foible reste de vertu : & comme elle en eut toujours moins, au lieu de se réveiller après César, Tibere, Caïus, Claude, Néron, Domitien, elle fut toujours plus esclave ; tous les coups porterent sur les tyrans, aucun sur la tyrannie.
Les politiques Grecs qui vivoient dans le gouvernement populaire, ne reconnoissoient d’autre force qui pût le soutenir, que celle de la vertu. Ceux d’aujourd'hui ne nous parlent que de manufactures, de commerce, de finances, de richesses & de luxe même.
[I-216]
Lorsque cette vertu cesse, l’ambition entre dans les cœurs qui peuvent la recevoir, & l’avarice entre dans tous. Les désirs changent d’objets ; ce qu’on aimoit, on ne l’aime plus ; on étoit libre avec les lois, on veut être libre contr’elles ; chaque citoyen est comme un esclave échappé de la maison de son maître ; ce qui étoit maxime, on l’appelle rigueur ; ce qui étoit regle, on l’appelle gêne ; ce qui étoit attention, on l’appelle crainte. C’est la frugalité qui y est l’avarice, & non pas le désir d’avoir. Autrefois le bien des particuliers faisoit le trésor public, mais pour lors le trésor public devient le patrimoine des particuliers. La république est une dépouille ; & la force n’est plus que le pouvoir de quelques citoyens & la licence de tous.
Athenes eut dans son sein les mêmes forces pendant qu’elle domina avec tant de gloire, & pendant qu’elle servit avec tant de honte. Elle avoit vingt mille citoyens [2] , lorsqu’elle défendit les Grecs contre les Perses, qu’elle disputa l’empire à Lacédémone, & qu’elle attaqua la Sicile. Elle en avoit vingt [I-217] mille, lorsque Demetrius de Phalere les dénombra [3] , comme dans un marché l’on compte les esclaves. Quand Philippe osa dominer dans la Grece, quand il parut aux portes d’Athenes [4] , elle n’avoit encore perdu que le temps. On peut voir dans Démosthene quelle peine il fallut pour la réveiller : on y craignoit Philippe, non pas comme l’ennemi de la liberté, mais des plaisirs [5] . Cette ville, qui avoit résisté à tant de défaites, qu’on avoit vu renaître après ses destructions, fut vaincue à Chéronée, & le fut pour toujours. Qu’importe que Philippe renvoie tous les prisonniers ? Il ne renvoie pas des hommes. Il étoit toujours aussi aisé de triompher des forces d’Athenes, qu’il étoit difficile de triompher de sa vertu.
Comment Carthage auroit-elle pu se soutenir ? Lorsque Annibal, devenu préteur, voulut empêcher les magistrats de piller la république, n’allerent-ils pas [I-218] l’accuser devant les Romains ? Malheureux, qui vouloient être citoyens sans qu’il y eût de cité, & tenir leurs richesses de la main de leurs destructeurs ! Bientôt Rome leur demanda pour ôtages trois cents de leurs principaux citoyens ; elle se fit livrer les armes & les vaisseaux, & ensuite leur déclara la guerre. Par les choses que fit le désespoir dans Carthage désarmée [6] , on peut juger de ce qu’elle auroit pu faire avec sa vertu, lorsqu’elle avoit ses forces.
[↑] Cromwell.
[↑] Plutarque, in Pericle. Platon, in Critiâ.
[↑] Il s’y trouva vingt-un mille citoyens, dix milles étrangers, quatre cents mille esclaves. Voyez Athenée, liv. VI.
[↑] Elle avoit vingt mille citoyens. Voyez Démosthene, in Aristog.
[↑] Ils avoient fait une loi pour punir de mort celui qui proposeroit de convertir aux usages de la guerre l’argent destiné pour les théâtres.
[↑] Ce guerre dura trois ans.
[I-218]
Comme il faut de la vertu dans le gouvernement populaire, il en faut aussi dans l’aristocratique. Il est vrai qu’elle n’y est pas absolument requise.
Le peuple qui est à l’égard des nobles ce que les sujets sont à l’égard du monarque, est contenu par leurs lois. Il a donc moins besoin de vertu que le peuple de la démocratie. Mais, comment les nobles seront-ils contenus ? [I-219] Ceux qui doivent faire exécuter les lois contre leurs collegues, sentiront d’abord qu’ils agissent contre eux-mêmes. Il faut donc de la vertu dans ce corps, par la nature de la constitution.
Le gouvernement aristocratique a par lui-même une certaine force que la démocratie n’a pas. Les nobles y forment un corps, qui, par sa prérogative & pour son intérêt particulier, réprime le peuple : il suffit qu’il y ait des lois, pour qu’à cet égard elles soient exécutées.
Mais autant qu’il est aisé à ce corps de réprimer les autres, autant est-il difficile qu’il se réprime lui-même [1] . Telle est la nature de cette constitution, qu’il semble qu’elle mette les mêmes gens sous la puissance des lois, & qu’elle les en retire.
Or un corps pareil ne peut se réprimer que de deux manieres ; ou par une grande vertu, qui fait que les nobles se trouvent en quelque façon égaux à leur peuple, ce qui peut former une grande république ; ou par une vertu moindre, [I-220] qui est une certaine modération qui rend les nobles au moins égaux à eux-mêmes ; ce qui fait leur conservation.
La modération est donc l’ame de ces gouvernemens. J’entens celle qui est fondée sur la vertu, non pas celle qui vient d’une lâcheté & d’une paresse de l’ame.
[↑] Les crimes publics y pourront être punis, parce que c’est l’affaire de tous : les crimes particuliers n’y seront pas punis, parce que l’affaire de tous est de ne les pas punir.
[I-220]
Dans les monarchies, la politique sait faire les grandes choses avec le moins de vertu qu’elle peut ; comme dans les plus belles machines, l’art emploie aussi peu de mouvemens, de forces & de roues qu’il est possible.
L’état subsiste indépendamment de l’amour pour la patrie, du désir de la vraie gloire, du renoncement à soi-même, du sacrifice de ses plus chers intérêts, & de toutes ces vertus héroïques que nous trouvons dans les anciens, & dont nous avons seulement entendu parler.
Les lois y tiennent la place de toutes ces vertus, dont on n’a aucun besoin ; [I-221] l’état vous en dispense : une action qui se fait sans bruit y est en quelque façon sans conséquence.
Quoique tous les crimes soient publics par leur nature, on distingue pourtant les crimes véritablement publics d’avec les crimes privés, ainsi appellés, parce qu’ils offensent plus un particulier, que la société entiere.
Or, dans les républiques, les crimes privés sont plus publics ; c’est-à-dire, choquent plus la constitution de l’état que les particuliers : & dans les monarchies, les crimes publics sont plus privés ; c’est-à-dire, choquent plus les fortunes particulieres que la constitution de l’état même.
Je supplie qu’on ne s’offense pas de ce que j’ai dit ; je parle après toutes les histoires. Je sais très-bien qu’il n’est pas rare qu’il y ait des princes vertueux ; mais je dis que dans une monarchie il est très-difficile que le peuple le soit [1] .
Qu’on lise ce que les historiens de tous les temps ont dit sur la cour des [I-222] monarques ; qu’on se rappelle les conversations des hommes de tous les pays sur le misérable caractere des courtisans : ce ne sont point des choses de spéculation, mais d’une triste expérience.
L’ambition dans l’oisiveté, la bassesse dans l’orgueil, le désir de s’enrichir sans travail, l’aversion pour la vérité, la flatterie, la trahison, la perfidie, l’abandon de tous ses engagemens, le mépris des devoirs du citoyen, la crainte de la vertu du prince, l’espérance de ses foiblesses, & plus que tout cela, le ridicule perpétuel jeté sur la vertu, forment, je crois, le caractere du plus grand nombre des courtisans, marqué dans tous les lieux & dans tous les temps. Or il est très-mal-aisé que la plupart des principaux d’un état soient mal-honnêtes gens ; & que les inférieurs soient gens de bien ; que ceux-là soient trompeurs, & que ceux-ci consentent à n’être que dupes.
Que si dans le peuple il se trouve quelque malheureux honnête homme [2] , le cardinal de Richelieu, dans son testament politique, insinue qu’un monarque [I-223] doit se garder de s’en servir [3] . Tant il est vrai que la vertu n’est pas le ressort de ce gouvernement ! Certainement elle n’en est point exclue ; mais elle n’en est pas le ressort.
[↑] Je parle ici de la vertu politique, qui est la vertu morale dans le sens qu’elle se dirige au bien général, sort peu des vertus morales particulieres, & point du tout de cette vertu qui a du rapport aux vérités révélées. On verra bien ceci au liv. V. ch. II.
[↑] Entendez ceci dans le sens de la note précédente.
[↑] Il ne faut pas, y est-il dit, se servir de gens de bas lieu ; il sont trop austeres & trop difficiles.
[I-223]
Je me hâte & je marche à grands pas, afin qu’on ne croie pas que je fasse une satire du gouvernement monarchique. Non : s’il manque d’un ressort, il en a un autre. L’honneur, c’est-à-dire, le préjugé de chaque personne & de chaque condition, prend la place de la vertu politique dont j’ai parlé, & la représente par-tout. Il y peut inspirer les plus belles actions ; il peut, joint à la force des lois, conduire au but du gouvernement comme la vertu même.
Ainsi dans les monarchies bien réglées, tout le monde sera à peu près bon citoyen, & on trouvera rarement [I-224] quelqu’un qui soit homme de bien ; car, pour être homme de bien [1] , il faut avoir intention de l’être [2] , & aimer l’état moins pour soi que pour lui-même.
[↑] Ce mot, homme de bien, ne s’entend ici que dans un sens politique.
[↑] Voyez la note de la page 47.
[I-224]
Le gouvernement monarchique suppose, comme nous avons dit, des prééminences, des rangs, & même une noblesse d’origine. La nature de l’honneur est de demander des préférences & des distinctions ; il est donc, par la chose même, placé dans ce gouvernement.
L’ambition est pernicieuse dans une république. Elle a de bons effets dans la monarchie ; elle donne la vie à ce gouvernement ; & on y a cet avantage, qu’elle n’y est pas dangereuse, parce qu’elle y peut être sans cesse réprimée.
Vous diriez qu’il en est comme du systême de l’univers, où il y a une force [I-225] qui éloigne sans cesse du centre tous les corps, & une force de pesanteur qui les y ramene. L’honneur fait mouvoir toutes les parties du corps politique ; il les lie par son action même ; & il se trouve que chacun va au bien commun, croyant aller à ses intérêts particuliers.
Il est vrai que, philosophiquement parlant, c’est un honneur faux qui conduit toutes les parties de l’état ; mais cet honneur faux est aussi utile au public, que le vrai se feroit aux particuliers qui pourroient l’avoir.
Et n’est-ce pas beaucoup d’obliger les hommes à faire toutes les actions difficiles, & qui demandent de la force, sans autre récompense que le bruit de ces actions ?
[I-225]
Ce n’est point l’honneur qui est le principe des états despotiques : les hommes y étant tous égaux, on n’y peut se préférer aux autres ; les hommes y [I-226] étant tous esclaves, on n’y peut se préférer à rien.
De plus, comme l’honneur a ses lois & ses regles, & qu’il ne sauroit plier ; qu’il dépend bien de son propre caprice, & non pas de celui d’un autre ; il ne peut se trouver que dans des états où la constitution est fixe, & qui ont des lois certaines.
Comment seroit-il souffert chez le despote ? Il fait gloire de mépriser la vie, & le despote n’a de force que parce qu’il peut l’ôter. Comment pourroit-il souffrir le despote ? Il a des regles suivies, & des caprices soutenus ; le despote n’a aucune regle, & ses caprices détruisent tous les autres.
L’honneur inconnu aux états despotiques, où même souvent on n’a pas de mot pour l’exprimer [1] , regne dans les monarchies ; il y donne la vie à tout le corps politique, aux lois, & aux vertus même.
[↑] Voyez Perry, page 447.
[I-227]
Comme il faut de la vertu dans une république, & dans une monarchie de l’honneur, il faut de la crainte dans un gouvernement despotique : pour la vertu, elle n’y est point nécessaire ; & l’honneur y seroit dangereux.
Le pouvoir immense du prince y passe tout entier à ceux à qui il le confie. Des gens capables de s’estimer beaucoup eux-mêmes, seroient en état d’y faire des révolutions. Il faut donc que la crainte y abatte tous les courages, & y éteigne jusqu’au moindre sentiment d’ambition.
Un gouvernement modéré peut, tant qu’il veut, & sans périr, relâcher ses ressorts. Il se maintient par ses lois & par sa force même. Mais lorsque, dans le gouvernement despotique, le prince cesse un moment de lever le bras ; quand il ne peut pas anéantir à l’instant ceux qui ont les premieres places [1] , tout est perdu : [I-228] car le ressort du gouvernement, qui est la crainte, n’y étant plus, le peuple n’a plus de protecteur.
C’est apparemment dans ce sens que des cadis ont soutenu que le grand-seigneur n’étoit point obligé de tenir sa parole ou son serment, lorsqu’il bornoit par-là son autorité [2] .
Il faut que le peuple soit jugé par les lois, & les grands par la fantaisie du prince ; que la tête du dernier sujet soit en sureté, & celle des bachas toujours exposée. On ne peut parler sans frémir de ces gouvernemens monstrueux. Le sophi de Perse détrôné de nos jours par Mirivéis, vit le gouvernement périr avant la conquête, parce qu’il n’avoit pas versé assez de sang [3] .
L’histoire nous dit que les horribles cruautés de Domitien effrayerent les gouverneurs, au point que le peuple se rétablit un peu sous son regne [4] . C’est ainsi qu’un torrent qui ravage tout d’un côté, laisse de l’autre des campagnes où l’œil voit de loin quelques prairies.
[↑] Comme il arrive souvent dans l’aristocratie militaire.
[↑] Ricault, de l’Empire Ottoman.
[↑] Voyez l’histoire de cette révolution, par le P. Ducerceau.
[↑] Son gouvernement étoit militaire : ce qui est une des especes du gouvernement despotique.
[I-229]
Dans les états despotiques, la nature du gouvernement demande une obéissance extrême ; & la volonté du prince une fois connue, doit avoir aussi infailliblement son effet, qu’une boule jetée contre une autre doit avoir le sien.
Il n’y a point de tempérament, de modification, d’accomodement, de termes, d’équivalens, de pourparlers, de remontrances ; rien d’égal ou de meilleur à proposer. L’homme est une créature qui obéit à une créature qui veut.
On n’y peut pas plus représenter ses craintes sur un événement futur, qu’excuser ses mauvais succès sur le caprice de la fortune. Le partage des hommes, comme des bêtes, y est l’instinct, l’obéissance, le châtiment.
Il ne sert de rien d’opposer les sentimens naturels, le respect pour un pere, [I-230] la tendresse pour ses enfans & ses femmes, les lois de l’honneur, l’état de sa santé ; on a reçu l’ordre, & cela suffit.
En Perse, lorsque le roi a condamné quelqu’un, on ne peut plus lui en parler, ni demander grace. S’il étoit ivre ou hors de sens, il faudroit que l’arrêt s’exécutât tout de même [1] ; sans cela il se contrediroit, & la loi ne peut se contredire. Cette maniere de penser y a été de tout temps : l’ordre que donna Assuérus d’exterminer les Juifs ne pouvant être révoqué, on prit le parti de leur donner la permission de se défendre.
Il y a pourtant une chose que l’on peut quelquefois opposer à la volonté du prince [2] ; c’est la religion. On abandonnera son pere, on le tuera même, si le prince l’ordonne : mais on ne boira pas du vin, s’il le veut & s’il l’ordonne. Les lois de la religion sont d’un précepte supérieur, parce qu’elles sont données sur la tête du prince comme sur celles des sujets. Mais quant au droit naturel, il n’en est pas de même ; le prince est supposé n’être plus un homme.
[I-231]
Dans les états monarchiques & modérés, la puissance est bornée par ce qui en est le ressort, je veux dire l’honneur, qui regne, comme un monarque, sur le prince & sur le peuple. On n’ira point lui alléguer les lois de la religion ; un courtisan se croiroit ridicule : on lui alléguera sans cesse celles de l’honneur. De-là résultent des modifications nécessaires dans l’obéissance ; l’honneur est naturellement sujet à des bizarreries, & l’obéissance les suivra toutes.
Quoique la maniere d’obéir soit différente dans ces deux gouvernemens, le pouvoir est pourtant le même. De quelque côté que le monarque se tourne, il emporte & précipite la balance, & est obéi. Toute la différence est que, dans la monarchie, le prince a des lumieres, & que les ministres y sont infiniment plus habiles & plus rompus aux affaires que dans l’état despotique.
[I-232]
Tels sont les principes des trois gouvernemens : ce qui ne signifie pas que, dans une certaine république, on soit vertueux ; mais qu’on devroit l’être. Cela ne prouve pas non plus que, dans une certaine monarchie, on ait de l’honneur : & que, dans un état despotique particulier, on ait de la crainte ; mais qu’il faudroit en avoir : sans quoi le gouvernement sera imparfait.
[I-233]
Les lois de l’éducation sont les premieres que nous recevons. Et comme elles nous préparent à être citoyens, chaque famille particuliere doit être gouvernée sur le plan de la grande famille qui les comprend toutes.
Si le peuple en général a un principe, les parties qui le composent, c’est-à-dire, les familles l’auront aussi. Les lois de l’éducation seront donc différentes dans chaque espece de gouvernement. Dans les monarchies, elles auront pour objet l’honneur ; dans les républiques, la vertu ; dans le despotisme, la crainte.
[I-234]
Ce n’est point dans les maisons publiques où l’on instruit l’enfance, que l’on reçoit dans les monarchies la principale éducation ; c’est lorsque l’on entre dans le monde, que l’éducation en quelque façon commence. Là est l’école de ce que l’on appelle l’honneur, ce maître universel qui doit par-tout nous conduire.
C’est là que l’on voit & que l’on entend toujours dire trois choses ; qu’il faut mettre dans les vertus une certaine noblesse, dans les mœurs une certaine franchise, dans les manieres une certaine politesse.
Les vertus qu’on nous y montre, sont toujours moins ce que l’on doit aux autres, que ce que l’on se doit à soi-même : elles ne sont pas tant ce qui nous appelle vers nos concitoyens, que ce qui nous en distingue.
On n’y juge pas les actions des hommes comme bonnes, mais comme belles ; comme justes, mais comme grandes ; [I-235] comme raisonnables, mais comme extraordinaires.
Dès que l’honneur y peut trouver quelque chose de noble, il est ou le juge qui les rend légitimes, ou le sophiste qui les justifie.
Il permet la galanterie, lorsqu’elle est unie à l’idée des sentimens du cœur, ou à l’idée de conquête : Et c’est la vraie raison pour laquelle les mœurs ne sont jamais si pures dans les monarchies, que dans les gouvernemens républicains.
Il permet la ruse, lorsqu’elle est jointe à l’idée de grandeur de l’esprit ou de la grandeur des affaires ; comme dans la politique, dont les finesses ne l’offensent pas.
Il ne défend l’adulation, que lorsqu’elle est séparée de l’idée d’une grande fortune, & n’est jointe qu’au sentiment de sa propre bassesse.
À l’égard des mœurs, j’ai dit que l’éducation des monarchies doit y mettre une certaine franchise. On y veut donc de la vérité dans les discours. Mais est-ce par amour pour elle ? point du tout. On la veut, parce qu’un homme qui est accoutumé à la dire, paroît être hardi & libre. En effet, un tel homme semble ne [I-236] dépendre que des choses, & non pas de la maniere dont un autre les reçoit.
C’est ce qui fait qu’autant qu’on y recommande cette espece de franchise, autant on y méprise celle du peuple, qui n’a que la vérité & la simplicité pour objet.
Enfin, l’éducation dans les monarchies exige dans les manieres une certaine politesse. Les hommes nés pour vivre ensemble, sont nés aussi pour se plaire ; & celui qui n’observeroit pas les bienséances, choquant tous ceux avec qui il vivroit, se décréditeroit au point qu’il deviendroit incapable de faire aucun bien.
Mais ce n’est pas d’une source si pure que la politesse a coutume de tirer son origine. Elle naît de l’envie de se distinguer. C’est par orgueil que nous sommes polis : nous nous sentons flattés d’avoir des manieres qui prouvent que nous ne sommes pas dans la bassesse, & que nous n’avons pas vécu avec cette sorte de gens que l’on a abandonnés dans tous les âges.
Dans les monarchies, la politesse est naturalisée à la cour. Un homme excessivement grand, rend tous les autres [I-237] petits. De-là les égards que l’on doit à tout le monde ; de-là naît la politesse, qui flatte autant ceux qui sont polis, que ceux à l’égard de qui ils le sont ; parce qu’elle fait comprendre qu’on est de la cour, ou qu’on est digne d’en être.
L’air de la cour consiste à quitter sa grandeur propre pour une grandeur empruntée. Celle-ci flatte plus un courtisan que la sienne même. Elle donne une certaine modestie superbe qui se répand au loin, mais dont l’orgueil diminue insensiblement à proportion de la distance où l’on est de la source de cette grandeur.
On trouve à la cour une délicatesse de goût en toutes choses, qui vient d’un usage continuel des superfluités d’une grande fortune, de la variété, & sur-tout de la lassitude des plaisirs, de la multiplicité, de la confusion même des fantaisies, qui, lorsqu’elles sont agréables, y sont toujours reçues.
C’est sur toutes ces choses que l’éducation se porte, pour faire ce que l’on appelle l’honnête-homme, qui a toutes les qualités & toutes les vertus que l’on demande dans ce gouvernement.
Là, l’honneur se mêlant par-tout, entre dans toutes les façons de penser [I-238] & toutes les manieres de sentir, & dirige même les principes.
Cet honneur bisarre fait que les vertus ne sont que ce qu’il veut, & comme il les veut ; il met de son chef des regles à tout ce qui nous est prescrit ; il étend ou il borne nos devoirs à sa fantaisie, soit qu’ils aient leur source dans la religion, dans la politique, ou dans la morale.
Il n’y a rien dans la monarchie que les lois, la religion & l’honneur prescrivent tant que l’obéissance aux volontés du prince : mais cet honneur nous dicte, que le prince ne doit jamais nous prescrire une action qui nous déshonore, parce qu’elle nous rendroit capable de le servir.
Crillon refusa d’assassiner le duc de Guise, mais il offrit à Henri III de se battre contre lui. Après la saint Barthelemi, Charles IX ayant écrit à tous les gouverneurs de faire massacrer les huguenots, le vicomte Dorte qui commandoit dans Bayonne, écrivit au Roi [1] : « Sire, je n’ai trouvé parmi les habitans & les gens de guerre, que de bons citoyens, de braves soldats, & pas un bourreau : ainsi, eux & moi [I-239] supplions votre Majesté d’employer nos bras & nos vies à choses faisables ». Ce grand & généreux courage regardoit une lâcheté comme une chose impossible.
Il n’y a rien que l’honneur prescrive plus à la noblesse, que de servir le prince à la guerre. En effet, c’est la profession distinguée, parce que ses hasards, ses succès & ses malheurs même conduisent à la grandeur. Mais, en imposant cette loi, l’honneur veut en être l’arbitre ; & s’il se trouve choqué, il exige ou permet qu’on se retire chez soi.
Il veut qu’on puisse indifféremment aspirer aux emplois ou les refuser ; il tient cette liberté au-dessus de la fortune même.
L’honneur a donc ses regles suprêmes, & l’éducation est obligée de s’y conformer [2] . Les principales sont, qu’il nous est bien permis de faire cas de notre fortune, mais qu’il nous est souverainement défendu d’en faire aucun de notre vie.
La seconde est, que lorsque nous [I-240] avons été une fois placés dans un rang, nous ne devons rien faire ni souffrir qui fasse voir que nous nous tenons inférieurs à ce rang même.
La troisieme, que les choses que l’honneur défend, sont plus rigoureusement défendues, lorsque les lois ne concourent point à les prescrire ; & que celles qu’il exige sont plus fortement exigées, lorsque les lois ne les demandent pas.
[↑] Voyez l’histoire de d’Aubigné.
[↑] On dit ici ce qui est, & non pas ce qui doit être : L’honneur est un préjugé, que la religion travaille tantôt à détruire, tantôt à régler.
[I-240]
Comme l’éducation dans les monarchies ne travaille qu’à élever le cœur, elle ne cherche qu’à l’abaisser dans les états despotiques. Il faut qu’elle y soit servile. Ce sera un bien, même dans le commandement, de l’avoir eue telle ; personne n’y étant tyran, sans être en même temps esclave.
L’extrême obéissance suppose de l’ignorance dans celui qui obéit ; elle en suppose même dans celui qui [I-241] commande : il n’a point à délibérer, à douter, ni à raisonner ; il n’a qu’à vouloir.
Dans les états despotiques, chaque maison est un empire séparé. L’éducation qui consiste principalement à vivre avec les autres, y est donc très-bornée : elle se réduit à mettre la crainte dans le cœur, & à donner à l’esprit la connoissance de quelques principes de religion fort simples. Le savoir y sera dangereux, l’émulation funeste ; & pour les vertus, Aristote ne peut croire qu’il y en ait quelqu’une de propre aux esclaves [1] ; ce qui borneroit bien l’éducation dans ce gouvernement.
L’éducation y est donc en quelque façon nulle. Il faut ôter tout, afin de donner quelque chose ; & commencer par faire un mauvais sujet, pour faire un bon esclave.
Eh ! pourquoi l’éducation s’attacherait-elle à y former un bon citoyen qui prît part au malheur public ? S’il aimoit l’état, il seroit tenté de relâcher les ressorts du gouvernement : s’il ne réussisoit pas, il se perdroit ; s’il réussissoit, il courroit risque de se perdre, lui, le prince & l’empire.
[↑] Politiq. liv. I.
[I-242]
La plupart des peuples anciens vivoient dans des gouvernemens qui ont la vertu pour principe ; & lorsqu’elle y étoit dans sa force, on y faisoit des choses que nous ne voyons plus aujourd’hui, & qui étonnent nos petites ames.
Leur éducation avoit un autre avantage sur la nôtre ; elle n’étoit jamais démentie. Epaminondas, la derniere année de sa vie, disoit, écoutoit, voyoit, faisoit les mêmes choses que dans l’âge où il avoit commencé d’être instruit.
Aujourd'hui, nous recevons trois éducations différentes, ou contraires ; celle de nos peres, celle de nos maîtres, celle du monde. Ce qu’on nous dit dans la derniere, renverse toutes les idées des premieres. Cela vient en quelque partie du contraste qu’il y a parmi nous entre les engagements de la religion & ceux du monde ; choses que les anciens de connoissoient pas.
[I-243]
C’est dans le gouvernement républicain que l’on a besoin de toute la puissance de l’éducation. La crainte des gouvernemens despotiques naît d’elle-même parmi les menaces & les châtimens ; l’honneur des monarchies est favorisé par les passions, & les favorise à son tour : mais la vertu politique est un renoncement à soi-même, qui est toujours une chose très-pénible.
On peut définir cette vertu, l’amour des lois & de la patrie. Cet amour demandant une préférence continuelle de l’intérêt public au sien propre, donne toutes les vertus particulieres ; elles ne sont que cette préférence.
Cet amour est singuliérement affecté aux démocraties. Dans elles seules, le gouvernement est confié à chaque citoyen. Or le gouvernement est comme toutes les choses du monde ; pour le conserver, il faut l’aimer.
On n’a jamais oui dire que les rois [I-244] n’aimassent pas la monarchie, & que les despotes haïssent le despotisme.
Tout dépend donc d’établir dans la république cet amour ; & c’est à l’inspirer, que l’éducation doit être attentive. Mais pour que les enfants puissent l’avoir, il y a un moyen sûr ; c’est que les peres l’ayent eux-mêmes.
On est ordinairement le maître de donner à ses enfans ses connoissances ; on l’est encore plus de leur donner ses passions.
Si cela n’arrive pas, c’est que ce qui a été fait dans la maison paternelle, est détruit pas les impressions du dehors.
Ce n’est point le peuple naissant qui dégénere ; il ne se perd que lorsque les hommes faits sont déjà corrompus.
[I-244]
Les anciens Grecs, pénétrés de la nécessité que les peuples qui vivoient sous un gouvernement populaire fussent élevés à la vertu, firent pour l’inspirer des institution singulieres. Quand vous voyez dans la vie de Lycurgue, les lois [I-245] qu’il donna aux Lacédémoniens, vous croyez lire l’histoire des Sévarambes. Les lois de Crete étoient l’original de celles de Lacédémone ; & celles de Platon en étoient la correction.
Je prie qu’on fasse un peu d’attention à l’étendue de génie qu’il fallut à ces législateurs, pour voir qu’en choquant tous les usages reçus, en confondant toutes les vertus, ils montreroient à l’univers leur sagesse. Lycurgue, mêlant le larcin avec l’esprit de justice, le plus dur esclavage avec l’extrême liberté, les sentimens les plus atroces avec la plus grande modération, donna de la stabilité à sa ville. Il sembla lui ôter toutes les ressources, les arts, le commerce, l’argent, les murailles : on y a de l’ambition sans espérance d’être mieux : on y a les sentimens naturels ; & on n’y est ni enfant, ni mari, ni pere : la pudeur même est ôtée à la chasteté. C’est par ces chemins que Sparte est menée à la grandeur & à la gloire ; mais avec une telle infaillibilité de ses institutions, qu’on n’obtenoit rien contr’elle en gagnant des batailles, si on ne parvenoit à lui ôter sa police [1] .
[I-246]
La Crete & la Laconie furent gouvernées par ces lois. Lacédémone céda la derniere aux Macédoniens, & la Crete [2] fut la derniere proie des Romains. Les Samnites eurent ces mêmes institutions, & elles furent pour ces Romains le sujet de vingt-quatre triomphes [3] .
Cet extraordinaire que l’on voyoit dans les institutions de la Grece, nous l’avons vu dans la lie & la corruption de nos temps modernes [4] . Un législateur honnête homme a formé un peuple, où la probité paroît aussi naturelle que la bravoure chez les Spartiates. M. Pen est un véritable Lycurgue ; & quoique le premier ait eu la paix pour objet, comme l’autre a eu la guerre, ils se ressemblent dans la voie singuliere où ils ont mis leur peuple, dans l’ascendant qu’ils ont eu sur des hommes libres, dans les préjugés qu’ils ont vaincus, dans les passions qu’ils ont soumises.
[I-247]
Le Paraguay peut nous fournir un autre exemple. On a voulu en faire un crime à la Société, qui regarde le plaisir de commander comme le seul bien de la vie : mais il sera toujours beau de gouverner les hommes en les rendant plus heureux [5] .
Il est glorieux pour elle d’avoir été la premiere qui ait montré, dans ces contrées, l’idée de la religion jointe à celle de l’humanité. En réparant les dévastations des Espagnols, elle a commencé à guérir une des grandes plaies qu’ait encore reçues le genre humain.
Un sentiment exquis qu’a cette Société pour tout ce qu’elle appelle honneur, son zele pour une religion qui humilie bien plus ceux qui l’écoutent que ceux qui la prêchent, lui ont fait entreprendre de grandes choses, & elle y a réussi. Elle a retiré des bois des peuples dispersés, elle leur a donné une subsistance assurée, elle les a vêtus ; & quand elle n’auroit fait par-là qu’augmenter l’industrie parmi les hommes, elle auroit beaucoup fait.
[I-248]
Ceux qui voudront faire des institutions pareilles, établiront la communauté des biens de la république de Platon, ce respect qu’il demandoit pour les dieux, cette séparation d’avec les étrangers pour la conservation des mœurs, & la cité faisant le commerce & non pas les citoyens ; ils donneront nos arts sans notre luxe, & nos besoins sans nos désirs.
Ils proscriront l’argent, dont l’effet est de grossir la fortune des hommes au-delà des bornes que la nature y avoit mises, d’apprendre à conserver inutilement ce qu’on avoit amassé de même, de multiplier à l’infini les désirs, & de suppléer à la nature, qui nous avoit donné des moyens très-bornés d’irriter nos passions, & de nous corrompre les uns les autres.
« Les Epidamniens [6] sentant leurs mœurs se corrompre par leur communication avec les barbares, élurent un magistrat pour faire tous les marchés au nom de la cité & pour la cité. » Pour lors le commerce ne corrompt pas la constitution, & la constitution ne prive pas la société des avantages du commerce.
[↑] Philopœmen contraignit les Lacédémoniens d’abandonner la maniere de nourrir leurs enfans, sachant bien que sans cela ils auroient toujours une ame grande & le cœur haut. Plutarq vie de Philopœmen. Voyez Tite Live, liv. XXXVIII.
[↑] Elle défendit pendant trois ans ses lois & sa liberté. Voyez les liv. XCVIII. XCIX. & C. de Tite-Live, dans l’épiteme de Florus. Elle fit plus de résistance que les plus grands rois.
[↑] Florus, liv. I.
[↑] In sece Romuli, Cicéron.
[↑] Les Indiens du Paraguay ne dépendent point d’un seigneur particulier, ne payent qu’un cinquieme des tributs & ont des armes à feu pour se défendre.
[↑] Plutarque, demande des choses Grecques.
[I-249]
Ces sortes d’institutions peuvent convenir dans les républiques, parce que la vertu politique en est le principe : mais pour porter à l’honneur dans les monarchies, ou pour inspirer de la crainte dans les états despotiques, il ne faut pas tant de soins.
Elles ne peuvent d’ailleurs avoir lieu que dans un petit état [1] , où l’on peut donner une éducation générale, & élever tout un peuple comme une famille.
Les lois de Minos, de Lycurgue & de Platon, supposent une attention singuliere de tous les citoyens les uns sur les autres. On ne peut se promettre cela dans la confusion, dans les négligences, dans l’étendue des affaires d’un grand peuple.
Il faut, comme on l’a dit, bannir l’argent dans ces institutions. Mais dans les grandes sociétés, le nombre, la [I-250] variétés, l’embarras, l’importance des affaires, la facilité des achats, la lenteur des échanges, demandent une mesure commune. Pour porter par-tout sa puissance, ou la défendre par-tout, il faut avoir ce à quoi les hommes ont attaché par-tout la puissance.
[↑] Comme étoient les villes de la Grece.
[I-250]
Polybe, le judicieux Polybe, nous dit que la Musique étoit nécessaire pour adoucir les mœurs des Arcades, qui habitoient un pays où l’air est triste & froid ; que ceux de Cynete, qui négligerent la musique, surpasserent en cruauté tous les Grecs, & qu’il n’y a point de ville où l’on ait vu tant de crimes. Platon ne craint point de dire que l’on ne peut faire de changement dans la musique, qui n’en soit un dans la constitution de l’état. Aristote, qui semble n’avoir fait sa politique que pour opposer ses sentimens à ceux de Platon, est pourtant d’accord avec lui touchant la puissance de la musique sur les mœurs.
[I-251] Théophraste, Plutarque [1] , Strabon [2] , tous les anciens, ont pensé de même. Ce n’est point une opinion jetée sans réflexion ; c’est un des principes de leur politique [3] . C’est ainsi qu’ils donnoient des lois, c’est ainsi qu’ils vouloient qu’on gouvernât les cités.
Je crois que je pourrois expliquer ceci. Il faut se mettre dans l’esprit que dans les villes Grecques, sur-tout celles qui avoient pour principal objet la guerre, tous les travaux & toutes les professions qui pouvoient conduire à gagner de l’argent, étoient regardées comme indignes d’un homme libre. « La plupart des arts, dit Xénophon [4] , corrompent le corps de ceux qui les exercent ; ils obligent de s’asseoir à l’ombre ou près du feu : on n’a de temps ni pour ses amis, ni pour la république. » Ce ne fut que dans la corruption de quelques démocraties que [I-252] les artisans parvinrent à être citoyens. C’est ce qu’Aristote [5] nous apprend ; & il soutient qu’une bonne république ne leur donnera jamais le droit de cité [6] .
L’agriculture étoit encore une profession servile, & ordinairement c’étoit quelque peuple vaincu qui l’exerçoit ; les Ilotes chez les Lacédémoniens, les Périéciens chez les Crétois, les Pénestes chez les Thessaliens, d’autres [7] peuples esclaves dans d’autres républiques.
Enfin tout bas commerce [8] étoit infame chez les Grecs ; il auroit fallu qu’un citoyen eût rendu des services à un esclave, à un locataire, à un étranger : cette idée choquoit l’esprit de la liberté Grecque ; aussi Platon [9] [I-253] veut-il dans ses lois qu’on punisse un citoyen qui feroit le commerce.
On étoit donc fort embarrassé dans les républiques Grecques. On ne vouloit pas que les citoyens travaillassent au commerce, à l’agriculture, ni aux arts ; on ne vouloit pas non plus qu’ils fussent oisifs [10] . Ils trouvoient une occupation dans les exercices qui dépendoient de la gymnastique, & dans ceux qui avoient du rapport à la guerre [11] . L’institution ne leur en donnoit point d’autres. Il faut donc regarder les Grecs comme une société d’athletes & de combattans. Or, ces exercices si propres à faire des gens durs & sauvages [12] , avoient besoin d’être tempérés par d’autres qui pussent adoucir les mœurs. La musique, qui tient à l’esprit par les organes du corps, étoit très-propre à cela. C’est un milieu entre les exercices du corps qui rendent les hommes durs, & les sciences de [I-254] spéculation qui les rendent sauvages. On ne peut pas dire que la musique inspirât la vertu ; cela seroit inconcevable : mais elle empêchoit l’effet de la férocité de l’institution, & faisoit que l’ame avoit dans l’éducation une part qu’elle n’y aurait point eue.
Je suppose qu’il y ait parmi nous une société de gens si passionnés pour la chasse, qu’ils s’en occupassent uniquement ; il est sûr qu’ils en contracteroient une certaine rudesse. Si ces mêmes gens venoient à prendre encore du goût pour la musique, on trouveroit bientôt de la différence dans leurs manieres & dans leurs mœurs. Enfin les exercices des Grecs n’excitoient en eux qu’un genre de passions, la rudesse, la colere, la cruauté. La musique les excite toutes, & peut faire sentir à l’ame la douceur, la pitié, la tendresse, le doux plaisir. Nos auteurs de morale, qui parmi nous, proscrivent si fort les théâtres, nous font assez sentir le pouvoir que la musique a sur nos ames.
Si à la société dont j’ai parlé, on ne donnoit que des tambours & des airs de trompette, n’est-il pas vrai que l’on parviendroit moins à son but, que si [I-255] l’on donnoit une musique tendre ? Les anciens avoient donc raison, lorsque dans certaines circonstances, ils préféroient pour les mœurs un mode à un autre.
Mais, dira-t-on, pourquoi choisir la musique par préférence ? C’est que, de tous les plaisirs des sens, il n’y en a aucun qui corrompe moins l’ame. Nous rougissons de lire dans Plutarque [13] , que les Thébains, pour adoucir les mœurs de leurs jeunes gens, établirent par les lois un amour qui devroit être proscrit par toutes les nations du monde.
[↑] Vie de Pélopidas.
[↑] Liv. I.
[↑] Platon, liv. IV. des lois, dit que les préfectures de la musique & de la gymnastique sont les plus importans emplois de la cité ; & dans sa république, liv. III. « Damon vous dira, dit-il, quels sont les sons capables de faire naître la bassesse de l’ame, l’insolence, & les vertus contraires. »
[↑] Liv. V. Dits mémorables.
[↑] Politiq. liv. III. chap. IV.
[↑] Diophante, dit Aristote, Polit. ch. VII. établit autrefois à Athenes, que les artisans seroient esclaves du public.
[↑] Aussi Platon & Aristote veulent-ils que les esclaves cultivent les terres. Lois, liv. VIII. Polit. liv. VII. ch. X. Il est vrai que l’agriculture n’étoit pas par-tout exercée par des esclaves : au contraire, comme dit Aristote, les meilleures républiques étoient celles où les citoyens s’y attachoient ; mais cela n’arriva que par la corruption des anciens gouvernemens devenus démocratiques ; car dans les premiers temps, les villes de Grece vivoient dans l’aristocratie.
[↑] Cauponatio.
[↑] Liv. II.
[↑] Aristote, Politiq. liv. X.
[↑] Ars corporum exercendorum gymnastica, variis certaminibus rerendorum pœdotribica. Aristore, Politiq. liv. VIII. ch. III.
[↑] Aristote dit que les enfans des Lacédémoniens qui commençoient ces exercices dès l’âge le plus tendre en contractoient trop de férocité, Polit. liv. VIII. chap. IV.
[↑] Vie de Pélopidas
[I-256]
Nous venons de voir que les lois de l’éducation doivent être relatives au principe de chaque gouvernement. Celles que le législateur donne à toute la société, sont de même. Ce rapport des lois avec ce principe, tend tous les ressorts du gouvernement, & ce principe en reçoit à son tour une nouvelle force. C’est ainsi que, dans les mouvemens physiques, l’action est toujours suivie d’une réaction.
Nous allons examiner ce rapport dans chaque gouvernement ; & nous commencerons par l’état républicain, qui a la vertu pour principe.
[I-257]
La vertu dans une république est une chose très-simple ; c’est l’amour de la république ; c’est un sentiment, & non une suite de connoissances : le dernier homme de l’état peut avoir ce sentiment comme le premier. Quand le peuple a une fois de bonnes maximes, il s’y tient plus long-temps, que ce que l’on appelle les honnêtes gens. Il est rare que la corruption commence par lui ; souvent il a tiré de la médiocrité de ses lumieres un attachement plus fort pour ce qui est établi.
L’amour de la patrie conduit à la bonté des mœurs, & la bonté des mœurs mene à l’amour de la patrie. Moins nous pouvons satisfaire nos passions particulieres, plus nous nous livrons aux générales. Pourquoi les moines aiment-ils tant leur ordre ? C’est justement par l’endroit qui fait qu’il leur est insupportable. Leur regle les prive de toutes les choses sur lesquelles [I-258] les passions ordinaires s’appuient : reste donc cette passion pour la regle même qui les afflige. Plus elle est austere, c’est-à-dire, plus elle retranche de leurs penchans, plus elle donne de force à ceux qu’elle leur laisse.
[I-258]
L’amour de la république dans une démocratie est celui de la démocratie ; l’amour de la démocratie est celui de l’égalité.
L'amour de la démocratie est encore l'amour de la frugalité. Chacun devant y avoir le même bonheur & les mêmes avantages, y doit goûter les mêmes plaisirs & former les mêmes espérances ; chose qu'on ne peut attendre que de la frugalité générale.
L'amour de l'égalité dans une démocratie borne l'ambition au seul désir, au seul bonheur de rendre à sa patrie de plus grands services que les autres citoyens. Ils ne peuvent pas lui rendre tous des services égaux : [I-259] mais ils doivent tous également lui en rendre. En naissant, on contracte envers elle une dette immense, dont on ne peut jamais s’acquitter.
Ainsi les distinctions y naissent du principe de l’égalité, lors même qu’elle paroît ôtée par des services heureux ou par des talens supérieurs.
L’amour de la frugalité borne le désir d’avoir à l’attention que demande le nécessaire pour sa famille & même le superflu pour sa patrie. Les richesses donnent une puissance dont un citoyen ne peut pas user pour lui, car il ne seroit pas égal. Elles procurent des délices, dont il ne doit pas jouir non plus, parce qu’elles choqueroient l’égalité tout de même.
Aussi les bonnes démocraties, en établissant la frugalité domestique, ont-elles ouvert la porte aux dépenses publiques, comme on fit à Athenes & à Rome. Pour lors la magnificence & la profusion naissoient du fond de la frugalité même ; & comme la religion demande qu’on ait les mains pures pour faire des offrandes aux dieux, les lois vouloient des mœurs frugales pour que l’on pût donner à sa patrie.
[I-260]
Le bon sens & le bonheur des particuliers consiste beaucoup dans la médiocrité de leurs talens & de leurs fortunes. Une république où les lois auront formé beaucoup des gens médiocres, composée de gens sages, se gouvernera sagement ; composée de gens heureux, elle sera très-heureuse.
[I-260]
L’amour de l’égalité & celui de la frugalité sont extrêmement excités par l’égalité & la frugalité mêmes, quand on vit dans une société où les lois ont établi l’une et l’autre.
Dans les monarchies & les états despotiques, personne n’aspire à l’égalité ; cela ne vient pas même dans l’idée ; chacun y tend à la supériorité. Les gens des conditions les plus basses ne désirent d’en sortir, que pour être les maîtres des autres.
Il en est de même de la frugalité. Pour l’aimer, il faut en jouir. Ce ne seront point ceux qui sont corrompus [I-261] par les délices, qui aimeront la vie frugale ; & si cela avoit été naturel & ordinaire, Alcibiade n’auroit pas fait l’admiration de l’univers. Ce ne seront pas non plus ceux qui envient ou qui admirent le luxe des autres, qui aimeront la frugalité ; des gens qui n’ont devant les yeux que des hommes riches ou des hommes misérables comme eux, détestent leur misere, sans aimer ou connoître ce qui fait le terme de la misere.
C’est donc une maxime très-vraie, que pour que l’on aime l’égalité & la frugalité dans une république, il faut que les lois les y ayent établies.
[I-261]
Quelque législateurs anciens, comme Lycurgue & Romulus, partagerent également les terres. Cela ne pouvoit avoir lieu que dans la fondation d’une république nouvelle ; ou bien lorsque l’ancienne étoit si corrompue & les esprits dans une telle disposition, que les pauvres se croyoient [I-262] obligés de chercher, & les riches obligés de souffrir un pareil remede.
Si, lorsque le législateur fait un pareil partage, il ne donne pas des lois pour le maintenir, il ne fait qu’une constitution passagere ; l’inégalité entrera par le côté que les lois n’auront pas défendu, & la république sera perdue.
Il faut donc que l’on regle dans cet objet les dots des femmes, les donations, les successions, les testamens ; enfin toutes les manieres de contracter. Car s’il étoit permis de donner son bien à qui on voudroit & comme on voudroit, chaque volonté particuliere troubleroit la disposition de la loi fondamentale.
Solon, qui permettoit à Athenes de laisser son bien à qui on vouloit par testament, pourvu qu’on n’eût point d’enfans [1] , contredisoit les lois anciennes qui ordonnoient que les biens restassent dans la famille du testateur [2] . Il contredisoit les siennes propres ; car, en supprimant les dettes, il avoit cherché l’égalité.
[I-263]
C’étoit une bonne loi pour la démocratie, que celle qui défendoit d’avoir deux hérédités [3] . Elle prenoit son origine du partage égal des terres & des portions données à chaque citoyen. La loi n’avoit pas voulu qu’un seul homme eût plusieurs portions.
La loi qui ordonnoit que le plus proche parent épousât l’héritiere, naissoit d’une source pareille. Elle est donnée chez les Juifs après un pareil partage. Platon [4] , qui fonde ses lois sur ce partage, la donne de même ; & c’étoit une loi Athénienne.
Il y avoit à Athenes une loi, dont je ne sache pas que personne ait connu l’esprit. Il étoit permis d’épouser sa sœur consanguine, & non pas sa sur utérine [5] . Cet usage tiroit son origine des républiques, dont l’esprit étoit de ne pas mettre sur la même tête deux portions de fonds de terre, & [I-264] par conséquent deux hérédités. Quand un homme épousoit sa sœur du côté du pere, il ne pouvoit avoir qu’une hérédité, qui étoit celle de son pere : mais quand il épousoit sa sœur utérine, il pouvoit arriver que le pere de cette sœur n’ayant pas d’enfans mâles, lui laissât sa succession ; & que par conséquent son frere, qui l’avoit épousée, en eût deux.
Qu’on ne m’objecte pas ce que dit Philon [6] , que quoiqu’à Athenes on épousât sa sœur consanguine, & non pas sa sœur utérine, on pouvoit à Lacédémone épouser sa sœur utérine, & non pas sa sœur consanguine. Car je trouve dans Strabon [7] , que quand à Lacédémone une sœur épousoit son frere, elle avoit pour sa dot la moitié de la portion du frere. Il est clair que cette seconde loi étoit faite pour prévenir les mauvaises suites de la premiere. Pour empêcher que le bien de la famille de la sœur ne passât dans celle du frere, on donnoit en dot à la sœur la moitié du bien du frere.
[I-265]
Seneque [8] parlant de Silanus, qui avoit épousé sa sœur, dit qu’à Athenes la permission étoit restreinte, & qu’elle étoit générale à Alexandrie. Dans le gouvernement d’un seul, il n’étoit guere question de maintenir le partage des biens.
Pour maintenir ce partage des terres dans la démocratie, c’étoit une bonne loi que celle qui vouloit qu’un pere qui avoit plusieurs enfans, en choisît un pour succéder à sa portion [9] , & donnât les autres en adoption à quelqu’un qui n’eût point d’enfans, afin que le nombre des citoyens pût toujours se maintenir égal à celui des partages.
Phaléas de Calcédoine [10] avoit imaginé une facon de rendre égales les fortunes dans une république où elles ne l’étoient pas. Il vouloit que les riches donnassent des dots aux pauvres, & n’en reçussent pas ; & que les pauvres reçussent de l’argent pour leurs filles, & n’en donnassent pas. Mais je ne sache point qu’aucune république se soit [I-266] accommodée d’un réglement pareil. Il met les citoyens sous des conditions dont les différences sont si frappantes, qu’ils haïroient cette égalité même que l’on chercheroit à introduire. Il est bon quelquefois que les lois ne paroissent pas aller si directement au but qu’elles se proposent.
Quoique dans la démocratie l’égalité réelle soit l’ame de l’état, cependant elle est si difficile à établir, qu’une exactitude extrême à cet égard ne conviendroit pas toujours. Il suffit que l’on établisse un cens [11] qui réduise ou fixe les différences à un certain point ; après quoi c’est à des lois particulieres à égaliser, pour ainsi dire, les inégalités, par les charges qu’elles imposent aux riches, & le soulagement qu’elles accordent aux pauvres. Il n’y a que les richesses médiocres qui puissent donner ou souffrir ces sortes de compensations ; car, pour les fortunes immodérées, tout ce qu’on ne leur accorde pas de puissance [I-267] & d’honneur, elles le regardent comme une injure.
Toute inégalité dans la démocratie, doit être tirée de la nature de la démocratie & du principe même de l’égalité. Par exemple, on y peut craindre que des gens qui auroient besoin d’un travail continuel pour vivre, ne fussent trop appauvris par une magistrature, ou qu’ils n’en négligeassent les fonctions ; que des artisans ne s’enorgueillissent ; que des affranchis trop nombreux ne devinssent plus puissans que les anciens citoyens. Dans ces cas, l’égalité entre les citoyens [12] peut être ôtée dans la démocratie, pour l’utilité de la démocratie. Mais ce n’est qu’une égalité apparente que l’on ôte : car un homme ruiné par une magistrature, seroit dans une pire condition que les autres citoyens ; & ce même homme qui seroit obligé d’en négliger les fonctions, mettroit les autres citoyens dans une condition pire que la sienne ; & ainsi du reste.
[↑] Plutarque, vie de Solon.
[↑] Ibid.
[↑] Philolaüs de Corinthe établit à Athenes, que le nombre des portions de terre & celui des hérédités seroit toujours le même. Aristote, Polit. liv. II. ch. XII.
[↑] République, liv. VIII.
[↑] Cornelius Nepos, in prœsat. Cet usage étoit des premiers temps. Aussi Abraham dit-il de Sara : Elle est ma sœur, fille de mon pere, & non de ma mere. Les mêmes raisons avoient fait établir une même loi chez différens peuples.
[↑] De specialibus legibus quæ pertinent ad præcepta decalogi.
[↑] Lib. X.
[↑] Athenis dimidium licet, Alexandria totum. Seneque, de morte Claudii.
[↑] Platon fait une pareille loi, liv. III. des lois.
[↑] Aristote, Politique, liv. II. chap. VII.
[↑] Solon fit quatre classes ; la premiere, de ceux qui avoient cinq cents mines de revenu, tant en grains qu’en fruits liquides ; la seconde, de ceux qui en avoient trois cents, & pouvoient entretenir un cheval ; la troisieme, de ceux qui n’en avoient que deux cents ; la quatrieme, de tous ceux qui vivoient de leurs bras. Plutarque, vie de Solon.
[↑] Solon exclut des charges tous ceux du quatrieme cens.
[I-268]
Il ne suffit pas, dans une bonne démocratie, que les portions de terres soient égales ; il faut qu’elles soient petites, comme chez les Romains. « À Dieu ne plaise, disoit Curius à ses soldats [1] , qu’un citoyen estime peu de terre, ce qui est suffisant pour nourrir un homme. »
Comme l’égalité des fortunes entretient la frugalité, la frugalité maintient l’égalité des fortunes. Ces choses, quoique différentes, sont telles qu’elles ne peuvent subsister l’une sans l’autre ; chacune d’elles est la cause & l’effet ; si l’une se retire de la démocratie, l’autre la suit toujours.
Il est vrai que lorsque la démocratie est fondée sur le commerce, il peut fort bien arriver que des particuliers y ayent de grandes richesses, & que les [I-269] mœurs n’y soient pas corrompues. C’est que l’esprit de commerce entraine avec soi celui de frugalité, d’économie, de modération, de travail, de sagesse, de tranquillité, d’ordre & de regle. Ainsi tandis que cet esprit subsiste, les richesses qu’il produit n’ont aucun mauvais effet. Le mal arrive, lorsque l’excès des richesses détruit cet esprit de commerce ; on voit tout à coup naître les désordres de l’inégalité, qui ne s’étoient pas encore fait sentir.
Pour maintenir l’esprit de commerce, il faut que les principaux citoyens le fassent eux-mêmes ; que cet esprit regne seul, & ne soit point croisé par un autre ; que toutes les lois le favorisent ; que ces mêmes lois, par leurs dispositions, divisant les fortunes à mesure que le commerce les grossit, mettent chaque citoyen pauvre dans une assez grande aisance, pour pouvoir travailler comme les autres ; & chaque citoyen riche dans une telle médiocrité, qu’il ait besoin de son travail pour conserver ou pour acquérir.
C’est une très-bonne loi dans une république commerçante, que celle qui donne à tous les enfans une portion [I-270] égale dans la succession des peres. Il se trouve par-là que, quelque fortune que le pere ait faite, ses enfans, toujours moins riches que lui, sont portés à fuir le luxe, & à travailler comme lui. Je ne parle que des républiques commerçantes ; car pour celles qui ne le sont pas, le législateur a bien d’autres réglemens à faire [2] .
Il y avoit dans la Grece deux sortes de républiques. Les unes étoient militaires, comme Lacédémone ; d’autres étoient commerçantes, comme Athenes. Dans les unes, on vouloit que les citoyens fussent oisifs ; dans les autres, on cherchoit à donner de l’amour pour le travail. Solon fit un crime de l’oisiveté, & voulut que chaque citoyen rendît compte de la maniere dont il gagnoit sa vie. En effet, dans une bonne démocratie où l’on ne doit dépenser que pour le nécessaire, chacun doit l’avoir ; car de qui le recevroit-on ?
[↑] Ils demandoient une plus grande portion de la terre conquise. Plutarque, œuvres morales, vies des anciens Rois & Capitaines.
[↑] On y doit borner beaucoup les dots des femmes.
[I-271]
On ne peut pas établir un partage égal des terres dans toutes les démocraties. Il y a des circonstances où un tel arrangement seroit impraticable, dangereux, & choqueroit même la constitution. On n’est pas toujours obligé de prendre les voies extrêmes. Si l’on voit dans une démocratie que ce partage, qui doit maintenir les mœurs, n’y convienne pas, il faut avoir recours à d’autres moyens.
Si l’on établit un corps fixe qui soit par lui-même la regle des mœurs, un sénat où l’âge, la vertu, la gravité, les services donnent entrée ; les sénateurs, exposés à la vue du peuple comme les simulacres des dieux, inspireront des sentimens qui seront portés dans le sein de toutes les familles.
Il faut sur-tout que ce sénat s’attache aux institutions anciennes, & fasse en sorte que le peuple & les magistrats ne s’en départent jamais.
[I-272]
Il y a beaucoup à gagner, en fait de mœurs, à garder les coutumes anciennes. Comme les peuples corrompus font rarement de grandes choses, qu’ils n’ont guere établi de sociétés, fondé de villes, donne de lois, & qu’au contraire, ceux qui avoient des mœurs simples & austeres, ont fait la plupart des établissemens ; rappeler les hommes aux maximes anciennes, c’est ordinairement les ramener à la vertu.
De plus, s’il y a eu quelque révolution, & que l’on ait donné à l’état une forme nouvelle, cela n’a guere pu se faire qu’avec des peines & des travaux infinis, & rarement avec l’oisiveté & des mœurs corrompues. Ceux mêmes qui ont fait la révolution ont voulu la faire goûter, & ils n’ont guere pu y réussir que par de bonnes lois. Les institutions anciennes sont donc ordinairement des corrections, & les nouvelles des abus. Dans le cours d’un long gouvernement, on va au mal par une pente insensible, & on ne remonte au bien que par un effort.
On a douté si les membres du sénat dont nous parlons, doivent être à vie, ou choisis pour un temps. Sans doute qu’ils doivent être choisis pour la vie, [I-273] comme cela se pratiquoit à Rome [1] , à Lacédémone [2] & à Athenes même. Car il ne faut pas confondre ce qu’on appeloit le sénat à Athenes, qui étoit un corps qui changeoit tous les trois mois, avec l’aréopage, dont les membres étoient établis pour la vie, comme des modèles perpétuels.
Maxime générale : Dans un sénat fait pour être la regle, & pour ainsi dire le dépôt des mœurs, les sénateurs doivent être élus pour la vie ; dans un sénat fait pour préparer les affaires, les sénateurs peuvent changer.
L’esprit, dit Aristote, vieillit comme le corps. Cette réflexion n’est bonne qu’à l’égard d’un magistrat unique, & ne peut être appliquée à une assemblée de sénateurs.
Outre l’aréopage, il y avoit à Athenes des gardiens des mœurs & des gardiens des lois [3] . À Lacédémone, tous les [I-274] vieillards étoient censeurs. À Rome, deux magistrats particuliers avoient la censure. Comme le sénat veille sur le peuple, il faut que des censeurs ayent les yeux sur le peuple & sur le sénat. Il faut qu’ils rétablissent dans la république tout ce qui a été corrompu, qu’ils notent la tiédeur, jugent les négligences, & corrigent les fautes, comme les lois punissent les crimes.
La loi Romaine qui vouloit que l’accusation de l’adultere fût publique, étoit admirable pour maintenir la pureté des mœurs ; elle intimidoit les femmes, elle intimidoit aussi ceux qui devoient veiller sur elles.
Rien ne maintient plus les mœurs qu’une extrême subordination des jeunes gens envers les vieillards. Les uns & les autres seront contenus ; ceux-là par le respect qu’ils auront pour les vieillards, & ceux-ci par le respect qu’ils auront pour eux-mêmes.
Rien ne donne plus de force aux lois, que la subordination extrême des citoyens aux magistrats. « La grande différence que Lycurgue a mise entre Lacédémone & les autres cités, dit [I-275] Xénophon [4] , consiste en ce qu’il a sur-tout fait que les citoyens obéissent aux lois ; ils courent lorsque le magsitrat les appelle. Mais à Athenes un homme riche seroit au désespoir que l’on crût qu’il dépendît du magistrat ».
L’autorité paternelle est encore très-utile pour maintenir les mœurs. Nous avons déjà dit que dans une république il n’y a pas une force si réprimante que dans les autres gouvernemens. Il faut donc que les lois cherchent à y suppléer : elles le font par l’autorité paternelle.
À Rome, les peres avoient droit de vie & de mort sur leurs enfans [5] . A Lacédémone, chaque pere avoit droit de corriger l’enfant d’un autre.
La puissance paternelle se perdit à Rome avec la république. Dans les monarchies où l’on n’a que faire de mœurs si pures, on veut que chacun vive sous la puissance des magistrats.
[I-276]
Les lois de Rome qui avoient accoutumé les jeunes gens à la dépendance, établirent une longue minorité. Peut-être avons-nous eu tort de prendre cet usage : dans une monarchie, on n’a pas besoin de tant de contrainte.
Cette même subordination dans la république, y pourroit demander que le pere restât pendant sa vie le maître des biens de ses enfans, comme il fut réglé à Rome. Mais cela n’est pas de l’esprit de la monarchie.
[↑] Les magistrats y étoient annuels, & les sénateurs pour la vie.
[↑] Lycurgue, dit Xénophon, de republ. Laedam voulut « qu’on élût les sénateurs parmi les vieillards, pour qu’ils ne se négligeassent pas même à la fin de la vie ; & en les établissant juges du courage des jeunes gens, il a rendu la vieillesse de ceux-là plus honorable que la force de ceux ci ».
[↑] L’aréopage lui-même étoit soumis à la censure.
[↑] Répub. de Lacédémone.
[↑] On peut voir dans l’histoire Romaine, avec quel avantage pour la république on se servit de cette puissance. Aulus Fulvius s’étoit mis en chemin pour aller trouver Catilina ; son pere le rappela & le fit mourir. Salluste, de bello Catil. Plusieurs autres citoyens firent de même. Dion, liv. XXXVII.
[I-276]
Si dans l’aristocratie le peuple est vertueux, on y jouira à peu près du bonheur du gouvernement populaire, & l’état deviendra puissant. Mais comme il est rare que là où les fortunes des hommes sont inégales, il y ait beaucoup de vertu ; il faut que les lois tendent à donner autant qu’elles peuvent un esprit de modération, & cherchent à rétablir cette égalité que la constitution de l’état ôte nécessairement.
[I-277]
L’esprit de modération est ce qu’on appelle la vertu dans l’aristocratie ; il y tient la place de l’esprit d’égalité dans l’état populaire.
Si le faste & la splendeur qui environnent les Rois, font une partie de leur puissance, la modestie & la simplicité des manieres font la force des nobles aristocratiques [1] . Quand ils n’affectent aucune distinction, quand ils se confondent avec le peuple, quand ils sont vêtus comme lui, quand ils lui font partager tous leurs plaisirs, il oublie sa foiblesse.
Chaque gouvernement a sa nature & son principe. Il ne faut donc pas que l’aristocratie prenne la nature & le principe de la monarchie ; ce qui arriveroit, si les nobles avoient quelques prérogatives personnelles & particulieres, distinctes de celles de leur corps : les privileges doivent être pour le sénat, & le simple respect pour les sénateurs.
Il y a deux sources principales de [I-278] désordres dans les états aristocratiques : l’inégalité extrême entre ceux qui gouvernent & ceux qui sont gouvernés ; & la même inégalité entre les différens membres du corps qui gouverne. De ces deux inégalités résultent des haines & des jalousies que les lois doivent prévenir ou arrêter.
La premiere inégalité se trouve principalement lorsque les principes des principaux ne sont honorables que parce qu’ils sont honteux au peuple. Telle fut à Rome la loi qui défendoit aux Patriciens de s’unir par mariage aux Plébéiens [2] ; ce qui n’avoit d’autre effet que de rendre d’un côté les Patriciens plus superbes, & de l’autre plus odieux. Il faut voir les avantages qu’en tirerent les tribuns dans leurs harangues.
Cette inégalité se trouvera encore, si la condition des citoyens est différente par rapport aux subsides ; ce qui arrive de quatre manieres : lorsque les nobles se donnent le privilege de n’en point payer ; lorsqu’ils font des fraudes pour s’en exempter [3] ; lorsqu’ils les [I-279] appellent à eux sous prétexte de rétributions ou d’appointemens pour les emplois qu’ils exercent ; enfin quand ils rendent le peuple tributaire, & se partagent les impôts qu’ils levent sur eux. Ce dernier cas est rare ; une aristocratie en pareil cas est le plus dur de tous les gouvernemens.
Pendant que Rome inclina vers l’aristocratie, elle évita très-bien ces inconvéniens. Les magistrats ne tiroient jamais d’appointemens de leur magistrature. Les principaux de la république furent taxés comme les autres ; ils le furent même plus, & quelquefois ils le furent seuls. Enfin, bien loin de se partager les revenus de l’état, tout ce qu’ils purent tirer du trésor public, tout ce que la fortune leur envoya de richesses, ils le distribuerent au peuple pour se faire pardonner leurs honneurs [4] .
C’est une maxime fondamentale, qu’autant que les distributions faites au peuple ont de pernicieux effets dans la démocratie, autant en ont-elles de bons dans le gouvernement [I-280] aristocratique. Les premieres font perdre l’esprit de citoyen, les autres y ramenent.
Si l’on ne distribue point les revenus au peuple, il faut lui faire voir qu’ils sont bien administrés : les lui montrer, c’est en quelque maniere l’en faire jouir. Cette chaîne d’or que l’on tendoit à Venise, les richesse que l’on portoit à Rome dans les triomphes, les trésors que l’on gardoit dans le temple de Saturne, étoient véritablement les richesses du peuple.
Il est sur-tout essentiel dans l’aristocratie, que les nobles ne levent pas les tributs. Le premier ordre de l’état ne s’en mêloit point à Rome ; on en chargea le second, & cela même eut dans la suite de grands inconvéniens. Dans une aristocratie où les nobles leveroient les tributs, tous les particuliers seroient à la discrétion des gens d’affaires ; il n’y auroit point de tribunal supérieur qui les corrigeât. Ceux d’entr’eux préposés pour ôter les abus, aimeroient mieux jouir des abus. Les nobles feroient comme les princes des états despotiques, qui confisquent les bien de qui il leur plaît.
Bientôt les profits qu’on y feroit, [I-281] seroient regardés comme un patrimoine, que l’avarice étendroit à sa fantaisie. On feroit tomber les fermes, on réduiroit à rien les revenus publics. C’est par-là que quelques états, sans avoir reçu d’échec qu’on puisse remarquer, tombent dans une foiblesse dont les voisins sont surpris, & qui étonne les citoyens mêmes.
Il faut que les lois leur défendent aussi le commerce : des marchands si accrédités feroient toutes sortes de monopoles. Le commerce est la profession des gens égaux : & parmi les états despotiques, les plus misérables sont ceux où le prince est marchand.
Les lois de Venise [5] défendent aux nobles le commerce, qui pourroit leur donner, même innocemment, des richesses exorbitantes.
Les lois doivent employer les moyens les plus efficaces pour que les nobles rendent justice au peuple. Si elles n’ont point établi un tribun, il faut qu’elles soient un tribun elles-mêmes.
Toute sorte d’asile contre l’exécution [I-282] des lois perd l’aristocratie ; & la tyrannie en est tout près.
Elles doivent mortifier dans tous les temps l’orgueil de la domination. Il faut qu’il y ait pour un temps ou pour toujours un magistrat qui fasse trembler les nobles, comme les éphores à Lacédémone, & les inquisiteurs d’état à Venise ; magistratures qui ne sont soumises à aucunes formalités. Ce gouvernement a besoin de ressorts bien violens. Une bouche de pierre [6] s’ouvre à tout délateur à Venise ; vous diriez que c’est celle de la tyrannie.
Ces magistratures tyranniques dans l’aristocratie, ont du rapport à la censure de la démocratie, qui par sa nature n’est pas moins indépendante. En effet, les censeurs n’y doivent point être recherchés sur les choses qu’ils ont faites pendant leur censure ; il faut leur donner de la confiance, jamais du découragement. Les Romains étoient admirables ; on pouvoit faire rendre à tous les magistrats [7] raison [I-283] de leur conduite, excepté aux censeurs [8] .
Deux choses sont pernicieuses dans l’aristocratie ; la pauvreté extrême des nobles, & leurs richesses exorbitantes. Pour prévenir leur pauvreté, il faut sur-tout les obliger de bonne heure à payer leurs dettes. Pour modérer leurs richesses, il faut des dispositions sages & insensibles ; non pas des confiscations, des lois agraires, des abolitions de dettes, qui sont des maux infinis.
Les lois doivent ôter le droit d’aînesse entre les nobles [9] , afin que par le partage continuel des successions, les fortunes se remettent toujours dans l’égalité.
Il ne faut point de substitutions, de retraits lignagers, de majorats, d’adoptions. Tous les moyens inventés pour perpétuer la grandeur des familles dans les états monarchiques, ne sauroient être d’usage dans l’aristocratie [10] .
[I-284]
Quand les lois ont égalisé les familles, il leur reste à maintenir l’union entr’elles. Les différens des nobles doivent être promptement décidés ; sans cela, les contestations entre les personnes deviennent des contestations entre les familles. Des arbitres peuvent terminer les procès, ou les empêcher de naître.
Enfin, il ne faut point que les lois favorisent les distinctions que la vanité met entre les familles, sous prétexte qu’elles sont plus nobles ou plus anciennes ; cela doit être mis au rang des petitesses des particuliers.
On n’a qu’à jeter les yeux sur Lacédémone ; on verra comment les éphores surent mortifier les foiblesses des rois, celles des grands & celles du peuple.
[↑] De nos jours les Vénitiens, qui, à bien des égards, se sont conduits très-sagement, déciderent sur une dispute entre un noble Vénitien & un gentilhomme de Terre ferme, pour une préférence dans une église, que hors de Venise un noble Vénitien n’avoit point de prééminence sur un autre citoyen.
[↑] Elle fut mise par les décemvirs dans les deux dernieres tables. Voyez Denys d’Halicarnasse, liv. X.
[↑] Comme dans quelques aristocraties de nos jours. Rien n’affoiblit tant l’état.
[↑] Voyez dans Strabon, liv. XIV, comment les Rhodiens se conduisirent à cet égard.
[↑] Amelot de la Houssaye, du gouvernement de Venise, part. III. La loi Claudia défendoit aux sénateurs d’avoir en mer aucun vaisseau qui tînt plus de quarante muids. Tite-Live, liv. XXI.
[↑] Les délateurs y jettent leurs billets.
[↑] Voyez Tite-Live, liv. XLIX. Un censeur ne pouvoit pas même être troublé par un censeur : chacun faisoit sa note sans prendre l’avis de son collegue ; & quand on fit autrement, la censure fut pour ainsi dire renversée.
[↑] À Athenes, les logistes, qui faisoient rendre compte à tous les magistrats, ne rendoient point compte à eux-mêmes.
[↑] Cela est ainsi établi à Venise. Amelot de la Houssaye, pag. 30 & 31.
[↑] Il semble que l’objet de quelques aristocraties, soit moins de maintenir l’état, que ce qu’elles appellent leur noblesse.
[I-284]
L’honneur étant le principe de ce gouvernement, les lois doivent s’y rapporter.
Il faut qu’elles y travaillent à [I-285] soutenir cette noblesse, dont l’honneur est pour ainsi dire l’enfant & le pere.
Il faut qu’elles la rendent héréditaire, non pas pour être le terme entre le pouvoir du prince & la foiblesse du peuple, mais le lien de tous les deux.
Les substitutions qui conservent les biens dans les familles, seront très-utiles dans ce gouvernement, quoiqu’elles ne conviennent pas dans les autres.
Le retrait lignager rendra aux familles nobles les terres que la prodigalité d’un parent aura aliénées.
Les terres nobles auront des privileges comme les personnes. On ne peut pas séparer la dignité du monarque de celle du royaume ; on ne peut guere séparer non plus la dignité du noble de celle de son fief.
Toutes ces prérogatives seront particulieres à la noblesse, & ne passeront point au peuple, si l’on ne veut choquer le principe du gouvernement, si l’on ne veut diminuer la force de la noblesse & celle du peuple.
Les substitutions gênent le commerce ; le retrait lignager fait une infinité de proces nécessaires ; & tous les fonds du royaume vendus, sont au [I-286] moins en quelque façon sans maître pendant un an. Des prérogatives attachées à des fiefs, donnent un pouvoir très à charge à ceux qui les souffrent. Ce sont des inconvéniens particuliers de la noblesse, qui disparoissent devant l’utilité générale qu’elle procure. Mais quand on les communique au peuple, on choque inutilement tous les principes.
On peut dans les monarchies permettre de laisser la plus grande partie de ses biens à un seul de ses enfans ; cette permission n’est même bonne que là.
Il faut que les lois favorisent tout le commerce [1] que la constitution de ce gouvernement peut donner ; afin que les sujets puissent sans périr satisfaire aux besoins toujours renaissans du prince & de sa cour.
Il faut qu’elles mettent un certain ordre dans la maniere de lever les tributs, afin qu’elle ne soit pas plus pesante que les charges mêmes.
La pesanteur des charges produit d’abord le travail, le travail l’accablement, l’accablement l’esprit de paresse.
[↑] Elle ne le permet qu’au peuple. Voyez la loi troisieme, au code de comm. & mercatoribus, qui est pleine de bon sens.
[I-287]
Le gouvernement monarchique a un grand avantage sur le républicain : les affaires étant menées par un seul, il y a plus de promptitude dans l’exécution. Mais comme cette promptitude pourroit dégénérer en rapidité, les lois y mettront une certaine lenteur. Elles ne doivent pas seulement favoriser la nature de chaque constitution, mais encore remédier aux abus qui pourroient résulter de cette même nature.
Le cardinal de Richelieu [1] veut que l’on évite dans les monarchies les épines des compagnies qui forment des difficultés sur tout. Quand cet homme n’auroit pas eu le despotisme dans le cœur, il l’auroit eu dans la tête.
Les corps qui ont le dépôt des lois, n’obéissent jamais mieux que quand ils vont à pas tardifs, & qu’ils apportent dans les affaires du prince cette réflexion qu’on ne peut guere attendre [I-288] du défaut de lumieres de la cour sur les lois de l’état, ni de la précipitation de ses conseils [2] .
Que seroit devenue la plus belle monarchie du monde, si les magistrats, par leurs lenteurs, par leurs plaintes, par leurs prieres, n’avoient arrêté le cours des vertus mêmes de ses Rois, lorsque ces monarques, ne consultant que leur grande ame, auroient voulu récompenser sans mesure des services rendus avec un courage & une fidélité aussi sans mesure ?
[↑] Testament politique.
[↑] Barbaris candatio servilis, statim exequi regium videtur. Tacite, Annal. LV. V.
[I-288]
Le gouvernement monarchique a un grand avantage sur le despotique. Comme il est de sa nature qu’il y ait sous le prince plusieurs ordres qui tiennent à la constitution, l’état est plus fixe, la constitution plus inébranlable, la personne de ceux qui gouvernent plus assurée.
[I-289]
Cicéron [1] croit que l’établissement des tribuns de Rome fut le salut de la république. « En effet, dit-il, la force du peuple qui n’a point de chef est plus terrible. Un chef sent que l’affaire roule sur lui, il y pense : mais le peuple dans son impétuosité ne connoît point le péril où il se jette. » On peut appliquer cette réflexion à un état despotique, qui est un peuple sans tribuns, & à une monarchie où le peuple a en quelque façon des tribuns.
En effet, on voit par-tout que dans les mouvemens du gouvernement despotique, le peuple mené par lui-même porte toujours les choses aussi loin qu’elles peuvent aller ; tous les désordres qu’il commet sont extrêmes : Au lieu que dans les monarchies, les choses sont très-rarement portées à l’excès. Les chefs craignent pour eux-mêmes, ils ont peur d’être abandonnés ; les puissances intermédiaires dépendantes [2] ne veulent pas que le peuple prenne trop le dessus. Il est rare que les ordres de l’état soient entiérement corrompus.
[I-290] Le prince tient à ces ordres ; & les séditieux qui n’ont ni la volonté ni l’espérance de renverser l’état, ne peuvent ni ne veulent renverser le prince.
Dans ces circonstances, les gens qui ont de la sagesse & de l’autorité s’entremettent ; on prend des tempéramens, on s’arrange, on se corrige ; les lois reprennent leur vigueur & se font écouter.
Aussi toutes nos histoires sont-elles pleines de guerres civiles sans révolutions ; celles des états despotiques sont pleines de révolutions sans guerres civiles.
Ceux qui ont écrit l’histoire des guerres civiles de quelques états, ceux mêmes qui les ont fomentées, prouvent assez combien l’autorité que les princes laissent à de certains ordres pour leur service, leur doit être un peu suspecte ; puisque dans l’égarement même, ils ne soupiroient qu’après les lois & leur devoir, & retardoient la fougue & l’impétuosité des factieux plus qu’ils ne pouvoient la servir [3] .
Le cardinal de Richelieu, pensant peut-être qu’il avoit trop avili les ordres [I-291] de l’état, a recours pour le soutenir aux vertus du prince & de ses ministres [4] ; & il exige d’eux tant de choses, qu’en vérité il n’y a qu’un ange qui puisse avoir tant d’attention, tant de lumieres, tant de fermeté, tant de connoissances ; & on peut à peine se flatter que d’ici à la dissolution des monarchies, il puisse y avoir un prince & des ministres pareils.
Comme les peuples qui vivent sous une bonne police, sont plus heureux que ceux qui, sans regle & sans chefs, errent dans les forêts ; aussi les monarques qui vivent sous les lois fondamentales de leur état sont-ils plus heureux que les princes despotiques, qui n’ont rien qui puisse régler le cœur de leurs peuples ni le leur.
[↑] Liv. III des lois.
[↑] Voyez ci-dessus la premiere note du liv. II. chap. IV.
[↑] Mémoires du cardinal de Retz, & autres histoires.
[↑] Testament politique.
[I-291]
Qu’on n’aille point chercher de la magnanimité dans les états despotiques ; le prince n’y donneroit point [I-292] une grandeur qu’il n’a pas lui-même : chez lui il n’y a pas de gloire.
C’est dans les monarchies que l’on verra autour du prince les sujets recevoir ses rayons ; c’est là que chacun tenant, pour ainsi dire, un plus grand espace, peut exercer ces vertus qui donnent à l’ame, non pas de l’indépendance, mais de la grandeur.
[I-292]
Quand les sauvages de la Louisiane veulent avoir du fruit, il coupent l’arbre au pied, & cueillent le fruit. [1] . Voilà le gouvernement despotique.
[↑] Lettres édif. Recueil II, pag. 315.
[I-292]
Le gouvernement despotique a pour principe la crainte ; mais à des peuples timides, ignorans, abattus, il ne faut pas beaucoup de lois.
[I-293]
Tout y doit rouler sur deux ou trois idées ; il n’en faut donc pas de nouvelles. Quand vous instruisez une bête, vous vous donnez bien de garde de lui faire changer de maître, de leçon & d’allure ; vous frappez son cerveau par deux ou trois mouvemens, & pas davantage.
Lorsque le prince est enfermé, il peut sortir du séjour de la volupté sans désoler tous ceux qui l’y retienent. Ils ne peuvent souffrir que sa personne & son pouvoir passent en d’autres mains. Il fait donc rarement la guerre en personne, & il n’ose guere la faire par ses lieutenans.
Un prince pareil, accoutumé dans son palais à ne trouver aucune résistance, s’indigne de celle qu’on lui fait les armes à la main ; il est donc ordinairement conduit pas la colere ou par la vengeance. D’ailleurs il ne peut avoir d’idée de la vraie gloire. Les guerres doivent donc s’y faire dans toute leur fureur naturelle, & le droit des gens y avoir moins d’étendue qu’ailleurs.
Un tel prince a tant de défauts, qu’il faudroit craindre d’exposer au grand jour sa stupidité naturelle. Il est caché, & l’on ignore l’état où il se trouve. Par [I-294] bonheur, les hommes sont tels dans ces pays, qu’ils n’ont besoin que d’un nom qui les gouverne.
Charles XII étant à Bender, trouvant quelque résistance dans le sénat de Suede, écrivit qu’il leur enverroit une de ses bottes pour commander. Cette botte auroit commandé comme un roi despotique.
Si le prince est prisonnier, il est censé être mort, & un autre monte sur le trône. Les traités que fait le prisonnier sont nuls, son successeur ne le ratifieroit pas. En effet, comme il est les lois, l’état & le prince, & que si-tôt qu’il n’est plus le prince, il n’est rien ; s’il n’étoit pas censé mort, l’état seroit détruit.
Une des choses qui détermina le plus les Turcs à faire leur paix séparée avec Pierre I, fut que les Moscovites dirent au vizir, qu’en Suede on avoit mis un autre roi sur le trône [1] .
La conservation de l’état n’est que la conservation du prince, ou plutôt du palais où il est enfermé. Tout ce qui ne menace pas directement ce palais ou la ville capitale, ne fait point d’impression sur [I-295] des esprits ignorans, orgueilleux & prévenus : & quant à l’enchaînement des événemens, ils ne peuvent le suivre, le prévoir, y penser même. La politique, ses ressorts & ses lois, y doivent être très-bornés ; & le gouvernement politique y est aussi simple que le gouvernement civil [2] .
Tout se réduit à concilier le gouvernement politique & civil avec le gouvernement domestique, les officiers de l’état avec ceux du sérail.
Un pareil état sera dans la meilleure situation, lorsqu’il pourra se regarder comme seul dans le monde, qu’il sera environné de déserts, & séparé des peuples qu’il appellera barbares. Ne pouvant compter sur la milice, il sera bon qu’il détruise une partie de lui-même.
Comme le principe du gouvernement despotique est la crainte, le but en est la tranquillité : mais ce n’est point une paix, c’est le silence de ces villes que l’ennemi est prêt d’occuper.
La force n’étant pas dans l’état, mais dans l’armée qui l’a fondé ; il faudroit, [I-296] pour défendre l’état, conserver cette armée : mais elle est formidable au prince. Comment donc concilier la sureté de l’état avec la sureté de la personne ?
Voyez, je vous prie, avec quelle industrie le gouvernement Moscovite cherche à sortir du despotisme, qui lui est plus pesant qu’aux peuples même. On a cassé les grands corps de troupes, on a diminué les peines des crimes, on a établi des tribunaux, on a commencé à connoître les lois, on a instruit les peuples. Mais il y a des causes particulieres, qui le rameneront peut-être au malheur qu’il vouloit fuir.
Dans ces états, la religion a plus d’influence que dans aucun autre ; elle est une crainte ajoutée à la crainte. Dans les empires Mahométans, c’est de la religion que les peuples tirent en partie le respect étonnant qu’ils ont pour leur prince.
C’est la religion qui corrige un peu la constitution Turque. Les sujets qui ne sont pas attachés à la gloire & à la grandeur de l’état par honneur, le sont par la force & par le principe de la religion.
De tous les gouvernemens despotiques, il n’y en a point qui s’accable plus [I-297] lui-même, que celui où le prince se déclare propriétaire de tous les fonds de terre & l’héritier de tous ses sujets. Il en résulte toujours l’abandon de la culture des terres ; & si d’ailleurs le prince est marchand, toute espece d’industrie est ruinée.
Dans ces états, on ne répare, on n’améliore rien [3] . on ne bâtit de maisons que pour la vie ; on ne fait point de fossés, on ne plante point d’arbres ; on tire tout de la terre, on ne lui rend rien ; tout est en friche, tout est désert.
Pensez-vous que des lois qui ôtent la propriété des fonds de terre & la succession des biens, diminueront l’avarice & la cupidité des grands ? Non : elles irriteront cette cupidité & cette avarice. On sera porté à faire mille vexations, parce qu’on ne croira avoir en propre que l’or ou l’argent que l’on pourra voler ou cacher.
Pour que tout ne soit pas perdu, il est bon que l’avidité du prince soit modérée par quelque coutume. Ainsi en Turquie, le prince se contente ordinairement de prendre trois pour cent sur [I-298] les successions [4] des gens du peuple. Mais comme le grand-seigneur donne la plupart des terres à sa milice, & en dispose à sa fantaisie ; comme il se saisit de toutes les successions des officiers de l’empire ; comme lorsqu’un homme meurt sans enfans mâles, le grand-seigneur a la propriété, & que les filles n’ont que l’usufruit ; il arrive que la plupart des biens de l’état sont possédés d’une maniere précaire.
Par la loi de Bantam [5] , le roi prend toute la succession, même la femme, les enfans & la maison. On est obligé, pour éluder la plus cruelle disposition de cette loi, de marier les enfans à huit, neuf ou dix ans, & quelquefois plus jeunes, afin qu’ils ne se trouvent pas faire une malheureuse partie de la succession du pere.
Dans les états où il n’y a point de lois fondamentales, la succession à l’empire ne sauroit être fixe. La couronne y est élective par le prince dans sa famille ou [I-299] hors de sa famille. En vain seroit-il établi que l’aîné succéderoit ; le prince en pourroit toujours choisir un autre. Le successeur est déclaré par le prince lui-même, ou par ses ministres, ou par une guerre civile. Ainsi cet état a une raison de dissolution de plus qu’une monarchie.
Chaque prince de la famille royale ayant une égale capacité pour être élu, il arrive que celui qui monte sur le trône fait d’abord étrangler ses freres, comme en Turquie ; ou les fait aveugler, comme en Perse ; ou les rend fous, comme chez le Mogol ; ou si l’on ne prend point ces précautions, comme à Maroc, chaque vacance du trône est suivie d’une affreuse guerre civile.
Par les constitutions de Moscovie [6] , le czar peut choisir qui il veut pour son successeur, soit dans sa famille, soit hors de sa famille. Un tel établissement de succession cause mille révolutions, & rend le trône aussi chancelant que la succession est arbitraire. L’ordre de succession étant une des choses qu’il importe le plus au peuple de savoir, le [I-300] meilleur est celui qui frappe le plus les yeux, comme la naissance, & un certain ordre de naissance. Une telle disposition arrête les brigues, étouffe l’ambition ; on ne captive plus l’esprit d’un prince foible, & l’on ne fait point parler les mourans.
Lorsque la succession est établie par une loi fondamentale, un seul prince est le successeur, & ses freres n’ont aucun droit réel ou apparent de lui disputer la couronne. On ne peut présumer ni faire valoir une volonté particuliere du pere. Il n’est donc pas plus question d’arrêter ou de faire mourir le frere du roi, que quelqu’autre sujet que ce soit.
Mais dans les états despotiques, où les freres du prince sont également ses esclaves & ses rivaux, la prudence veut que l’on s’assure de leurs personnes ; sur-tout dans les pays Mahométans, où la religion regarde la victoire ou le succès comme un jugement de Dieu ; de sorte que personne n’y est souverain de droit, mais seulement de fait.
L’ambition est bien plus irritée dans des états où des princes du sang voient que, s’ils ne montent par sur le trône, [I-301] ils seront enfermés ou mis à mort, que parmi nous où les princes du sang jouissent d’une condition qui, si elle n’est pas si satisfaisante pour l’ambition, l’est peut-être plus pour les désirs modérés.
Les princes des états despotiques ont toujours abusé du mariage. Ils prennent ordinairement plusieurs femmes, sur-tout dans la partie du monde où le despotisme est, pour ainsi dire, naturalisé, qui est l’Asie. Ils en ont tant d’enfans, qu’ils ne peuvent guere avoir d’affection pour eux, ni ceux-ci pour leurs freres.
La famille régnante ressemble à l’état ; elle est trop foible, & son chef est trop fort ; elle paroît étendue, & elle se réduit à rien. Artaxerxès [7] fit mourir tous ses enfans pour avoir conjuré contre lui. Il n’est pas vraisemblable que cinquante enfans conspirent contre leur pere ; & encore moins qu’ils conspirent, parce qu’il n’a pas voulu céder sa concubine à son fils aîné. Il est plus simple de croire qu’il y a là quelque intrigue de ces sérails d’Orient ; de ces lieux où l’artifice, la méchanceté, la ruse regnent dans le silence, & le couvrent d’une épaisse nuit ; où un vieux [I-302] prince, devenu tous les jours plus imbécille, est le premier prisonnier du palais.
Après tout ce que nous venons de dire, il sembleroit que la nature humaine se souleveroit sans cesse contre le gouvernement despotique. Mais, malgré l’amour des hommes pour la liberté, malgré leur haine contre la violence, la plupart des peuples y sont soumis. Cela est aisé à comprendre. Pour former un gouvernement modéré, il faut combiner les puissances, les régler, les tempérer, les faire agir, donner, pour ainsi dire, un lest à l’une, pour la mettre en état de résister à une autre ; c’est un chef-d’œuvre de législation, que le hasard fait rarement, & que rarement on laisse faire à la prudence. Un gouvernement despotique au contraire, saute, pour ainsi dire, aux yeux ; il est uniforme par tout ; comme il ne faut que des passions pour l’établir, tout le monde est bon pour cela.
[↑] Suite de Pussendorf, histoire universelle, au traité de la Suede, chap. X.
[↑] Selon M. Chardin, il n’y a point de conseil d’état en Perse.
[↑] Voyez Ricaut, état de l’empire Ottoman, page. 196.
[↑] Voyez, sur les successions des Turs, Lacédém0ne ancienne & moderne. Voyez aussi Ricaut, de l’empire Ottoman.
[↑] Recueil des voyages qui ont servi à l’établissement de la compagnie des Indes, tom. I. La loi de Pégu est moins cruelle ; si l’on a des enfans, le roi ne succede qu’aux deux tiers. Ibid. tom. III. p. 1.
[↑] Voyez les différentes constitutions, sur-tout celle de 1722.
[↑] Voyez Justin.
[I-303]
Dans les climats chauds, où regne ordinairement le despotisme, les passions se font plutôt sentir, & elles sont aussi plutôt amorties [1] ; l’esprit y est plus avancé ; les périls de la dissipation des biens y sont moins grands ; il y a moins de facilité de se distinguer, moins de commerce entre les jeunes gens renfermés dans la maison ; on s’y marie de meilleure heure. On y peut donc être majeur plutôt que dans nos climats d’Europe. En Turquie, la majorité commence à quinze ans [2] .
La cession de biens n’y peut avoir lieu ; dans un gouvernement où personne n’a de fortune assurée, on prête plus à la personne qu’aux biens.
Elle entre naturellement dans les gouvernements modérés [3] , & sur-tout dans les républiques, à cause de la plus [I-304] grande confiance que l’on doit avoir dans la probité des citoyens, & de la douceur que doit inspirer une forme de gouvernement que chacun semble s’être donnée lui-même.
Si dans la république Romaine les législateurs avoient établi la cession de biens [4] , on ne seroit pas tombé dans tant de séditions & de discordes civiles, & on n’auroit point essuyé les dangers des maux, ni les périls des remedes.
La pauvreté & l’incertitude des fortunes dans les états despotiques, y naturalisent l’usure, chacun augmentant le prix de son argent à proportion du péril qu’il y a à le pénétrer. La misere vient donc de toutes parts dans ces pays malheureux ; tout y est ôté, jusqu’à la ressource des emprunts.
Il arrive de-là qu’un marchand n’y sauroit faire un grand commerce ; il vit au jour la journée : s’il se chargeoit de beaucoup de marchandises, il perdroit plus par les intérêts qu’il donneroit pour les payer, qu’il ne gagneroit sur les marchandises. Aussi les lois sur [I-305] le commerce n’y ont-elles guere de lieu ; elles se réduisent à sa simple police.
Le gouvernement ne sauroit être injuste, sans avoir des mains qui exercent ses injustices : or il est impossible que ces mains ne s’emploient pour elles-mêmes. Le péculat est donc naturel dans les état despotiques.
Ce crime y étant le crime ordinaire, les confiscations y sont utiles. Par-là on console le peuple ; l’argent qu’on en tire est un tribut considérable, que le prince leveroit difficilement sur des sujets abymés : il n’y a même dans ce pays aucune famille qu’on veuille conserver.
Dans les états modérés, c’est toute autre chose. Les confiscations rendroient la propriété des biens incertaine ; elle dépouilleroient des enfans innocens ; elles détruiroient une famille, lorsqu’il ne s’agiroit que de punir un coupable. Dans les républiques, elles seroient le mal d’ôter l’égalité qui en fait l’ame, en privant un citoyen de son nécessaire physique [5] [I-306]
Une loi Romaine veut [6] qu’on ne confisque que dans le cas du crime de lese-Majesté au premier chef. Il seroit souvent très-sage de suivre l’esprit de cette loi, & de borner les confiscations à de certains crimes. Dans les pays où une coutume locale a disposé des propres, Bodin [7] dit très-bien qu’il ne faudroit confisquer que les acquêts.
[↑] Voyez le livre des lois, dans le rapport avec la nature du climat.
[↑] La Guilletiere, Lacédémone ancienne & nouvelle, pag. 463.
[↑] Il en est de mêmes des atermoyemens dans les banqueroutes de bonne foi.
[↑] Elle ne fut établie que par la loi Julie, De cessione bonorum. On évitoit la prison & la section ignominieuse des biens.
[↑] Il me semble qu’on aimoit trop les confiscations dans la république d’Athenes.
[↑] Authent. Bona damnatorum. Cod. de bon. proscript. feu damn.
[↑] Liv. V. ch. III.
[I-306]
Dans le gouvernement despotique, le pouvoir passe tout entier dans les mains de celui à qui on le confie. Le vizir est le despote lui-même ; & chaque officier particulier est le vizir. Dans le gouvernement monarchique, le pouvoir s’applique moins immédiatement ; le monarque en le donnant le tempere [1] . Il fait une telle distribution de son autorité, qu’il n’en donne jamais une [I-307] partie, qu’il n’en retienne une plus grande.
Ainsi, dans les états monarchiques, les gouverneurs particuliers des villes ne relevent pas tellement du gouverneur de la province, qu’ils ne relevent du prince encore davantage ; & les officiers particuliers des corps militaires ne dépendent pas tellement du général, qu’ils ne dépendent du prince encore plus.
Dans la plupart des états monarchiques, on a sagement établi, que ceux qui ont un commandement un peu étendu, ne soient attachés à aucun corps de milice ; de sorte que n’ayant de commandement que par une volonté particuliere du prince, pouvant être employés & ne l’être pas, ils sont en quelque façon dans le service, & en quelque façon dehors.
Ceci est incompatible avec le gouvernement despotique. Car si ceux qui n’ont pas un emploi actuel, avoient néanmoins des prérogatives & des titres, il y auroit dans l’état des hommes grands par eux-mêmes ; ce qui choqueroit la nature de ce gouvernement.
Que si le gouverneur d’une ville étoit [I-308] indépendant du bacha, il faudroit tous les jours des tempéramens pour les accommoder ; chose absurde dans un gouvernement despotique. Et de plus, le gouverneur particulier pouvant ne pas obéir, comment l’autre pourroit-il répondre de sa province sur sa tête ?
Dans ce gouvernement, l’autorité ne peut être balancée ; celle du moindre magistrat ne l’est pas plus que celle du despote. Dans les pays modérés, la loi est par-tout sage, elle est par-tout connue, & les plus petits magistrats peuvent la suivre. Mais dans le despotisme, où la loi n’est que la volonté du prince, quand le prince seroit sage, comment un magistrat pourroit-il suivre une volonté qu’il ne connoît pas ? Il faut qu’il suive la sienne.
Il y a plus : c’est que la loi n’étant que ce que le prince veut, & le prince ne pouvant vouloir que ce qu’il connoît, il faut bien qu’il y ait une infinité de gens qui veuillent pour lui & comme lui.
Enfin, la loi étant la volonté momentanée du prince, il est nécessaire que ceux qui veulent pour lui, veuillent subitement comme lui.
[↑] Ut esse Phoebi dulcius lumen folet iamjam cadentis.
[I-309]
C’est un usage dans les pays despotiques, que l’on n’aborde qui que ce soit au-dessus de soi, sans lui faire un présent, pas même les rois. L’empereur du Mogol [1] ne reçoit point les requêtes de ses sujets, qu’il n’en ait reçu quelque chose. Ces princes vont jusqu’à corrompre leurs propres graces.
Cela doit être ainsi dans un gouvernement où personne n’est citoyen ; dans un gouvernement où l’on est plein de l’idée, que le supérieur ne doit rien à l’inférieur ; dans un gouvernement où les hommes ne se croient liés que par les châtimens que les uns exercent sur les autres ; dans un gouvernement où il y a peu d’affaires, & où il est rare que l’on ait besoin de se présenter devant un grand, de lui faire des demandes, & encore moins des plaintes.
Dans une république, les présens sont une chose odieuse, parce que la vertu [I-310] n’en a pas besoin. Dans une monarchie, l’honneur est un motif plus fort que les présens. Mais dans l’état despotique, où il n’y a ni honneur ni vertu, on ne peut être déterminé à agir que par l’espérance des commodités de la vie.
C’est dans les idées de la république, que Platon [2] vouloit que ceux qui reçoivent des présens pour faire leur devoir, fussent punis de mort. Il n’en faut prendre, disoit-il, ni pour les choses bonnes ni pour les mauvaises.
C’étoit une mauvaise loi que cette loi Romaine [3] qui permettoit aux magistrats de prendre de petits présens, [4] pourvu qu’ils ne passassent pas cent écus dans toute l’année. Ceux à qui on ne donne rien, ne désirent rien ; ceux à qui on donne un peu, désirent bientôt un peu plus, & ensuite beaucoup. D’ailleurs, il est plus aisé de convaincre celui qui, ne devant rien prendre, prend quelque chose, que celui qui prend plus, lorsqu’il devroit prendre moins, & qui trouve toujours pour cela des prétextes, des excuses, des causes & des raisons plausibles.
[↑] Recueil des voyages qui ont servi à l’établissement de la compagnie des Indes, tom. I. p. 80.
[↑] Liv. XII. des lois.
[↑] Leg. 6. §. 2. ss. ad Leg. Jul. reper.
[↑] Munuscula.
[I-311]
Dans les gouvernemens despotiques, où, comme nous l’avons dit, on n’est déterminé à agir que par l’espérance des commodités de la vie, le prince qui récompense n’a que de l’argent à donner. Dans une monarchie, où l’honneur regne seul, le prince ne récompenseroit que par des distinctions, si les distinctions que l’honneur établit n’étoient jointes à un luxe qui donne nécessairement des besoins : le prince y récompense donc par des honneurs qui menent à la fortune. Mais dans une république où la vertu regne, motif qui se suffit à lui-même, & qui exclut tous les autres, l’état ne récompense que par des témoignages de cette vertu.
C’est une regle générale, que les grandes récompenses, dans une monarchie & dans une république, sont un signe de leur décadence ; parce qu’elles prouvent que leurs principes sont corrompus ; que d’un côté l’idée de l’honneur n’y a plus tant de force, que de [I-312] l’autre la qualité de citoyen s’est affoiblie.
Les plus mauvais empereurs Romains ont été ceux qui ont le plus donné, par exemple, Caligula, Claude, Néron, Othon, Vitellius, Commode, Héliogabale & Caracalla. Les meilleurs, comme Auguste, Vespasien, Antonin Pie, Marc-Aurele & Pertinax, ont été économes. Sous les bons empereurs l’état reprenoit ses principes ; le trésor de l’honneur suppléoit aux autres trésors.
[I-312]
Je ne puis me résoudre à finir ce livre, sans faire encore quelques applications de mes trois principes.
Premiere question. Les lois doivent-elles forcer un citoyen à accepter les emplois publics ? Je dis qu’elles le doivent dans le gouvernement républicain, & non pas dans le monarchique. Dans le premier, les magistratures sont des témoignages de vertu, des dépôts que la partie confie à un citoyen, qui ne [I-313] doit vivre, agir & penser que pour elle ; il ne peut donc pas les refuser [1] . Dans le second, les magistratures sont des témoignages d’honneur : or telle est la bizarrerie de l’honneur, qu’il se plaît à n’en accepter aucun que quand il veut, & de la maniere qu’il veut.
Le feu roi de Sardaigne [2] punissoit ceux qui refusoient les dignités & les emplois de son état ; il suivoit, sans le savoir, des idées républicaines. Sa maniere de gouverner d’ailleurs prouve assez que ce n’étoit pas là son intention.
Seconde question. Est-ce une bonne maxime, qu’un citoyen puisse être obligé d’accepter dans l’armée une place inférieure à celle qu’il a occupée ? On voyoit souvent chez les Romains le capitaine servir l’année d’après sous son lieutenant [3] . C’est que, dans les républiques, la vertu demande qu’on fasse à [I-314] l’état un sacrifice continuel de soi-même & de ses répugnances. Mais dans les monarchies, l’honneur vrai ou faux ne peut souffrir ce qu’il appelle se dégrader.
Dans les gouvernemens despotiques, où l’on abuse également de l’honneur, des postes & des rangs, on fait indifféremment d’un prince un goujat, & d’un goujat un prince.
Troisieme question. Mettra-t-on sur une même tête les emplois civils & militaires ? Il faut les unir dans les républiques, & les séparer dans la monarchie. Dans les républiques, il seroit bien dangereux de faire de la profession des armes un état particulier, distingué de celui qui a les fonctions civiles ; & dans les monarchies, il n’y auroit pas moins de péril à donner les deux fonctions à la même personne.
On ne prend les armes dans la république qu’en qualité de défenseur des lois & de la patrie ; c’est parce que l’on est citoyen que l’on se fait pour un temps soldat. S’il y avoit deux états distingués, on feroit sentir à celui qui sous les armes se croit citoyen, qu’il n’est que soldat.
Dans les monarchies, les gens de [I-315] guerre n’ont pour objet que la gloire, ou du moins l’honneur ou la fortune. On doit bien se garder de donner les emplois civils à des hommes pareils : il faut au contraire qu’ils soient contenus par les magistrats civils ; & que les mêmes gens n’ayent pas en même temps la confiance du peuple, & la force pour en abuser [4] .
Voyez dans une nation où la république se cache sous la forme de la monarchie, combien l’on craint un état particulier de gens de guerre ; & comment le guerrier reste toujours citoyen, ou même magistrat, afin que ces qualités soient un gage pour la patrie, & qu’on ne l’oublie jamais.
Cette division de magistratures en civiles & militaires, faite par les Romains après la perte de la république, ne fut pas une chose arbitraire. Elle fut une suite du changement de la constitution de Rome : elle étoit de la nature du gouvernement monarchique ; & ce qui ne fut que commencé sous Auguste [5] [I-316] les empereurs suivans [6] furent obligés de l’achever, pour tempérer le gouvernement militaire.
Ainsi Procope, concurrent de Valens à l’empire, n’y entendoit rien, lorsque donnant à Hormisdas, prince su sang-royal de Perse, la dignité de proconsul [7] , il rendit à cette magistrature le commandement des armées qu’elle avoit autrefois ; à moins qu’il n’eût des raisons particulieres. Un homme qui aspire à la souveraineté, cherche moins ce qui est utile à l’état, que ce qui l’est à sa cause.
Quatrieme question. Convient-il que les charges soient vénales ? Elles ne doivent pas l’être dans les états despotiques, où il faut que les sujets soient placés ou déplacés dans un instant par le prince.
Cette vénalité est bonne dans les états monarchiques, parce qu’elle fait faire comme un métier de famille ce que l’on ne voudroit pas entreprendre pour la vertu ; qu’elle destine chacun à son devoir, & rend les ordres de l’état plus permanens. Suidas [8] dit très-bien [I-317] qu’Anastase avoit fait de l’empire une espece d’aristocratie, en vendant toutes les magistratures.
Platon [9] ne peut souffrir cette vénalité. « C’est, dit-il, comme si dans un navire on faisoit quelqu’un pilote ou matelot pour son argent. Seroit-il possible que la regle fût mauvaise dans quelqu’autre emploi que ce fût de la vie, & bonne seulement pour conduire une république ? » Mais Platon parle d’une république fondée sur la vertu, & nous parlons d’une monarchie. Or dans une monarchie où, quand les charges ne se vendroient pas par un réglement public, l’indigence & l’avidité des courtisans les vendroient tout de même ; le hasard donnera de meilleurs sujets que le choix du prince. Enfin, la maniere de s’avancer par les richesses inspire & entretient l’industrie [10] ; chose dont cette espece de gouvernement a grand besoin.
Cinquième question. Dans quel gouvernement faut-il des censeurs ? Il en faut dans une république, où le prince [I-318] du gouvernement est la vertu. Ce ne sont pas seulement les crimes qui détruisent la vertu ; mais encore les négligences, les fautes, une certaine tiédeur dans l’amour de la patrie, des exemples dangereux, des semences de corruption ; ce qui ne choque point les lois, mais les élude ; ce qui ne les détruit pas, mais les affoiblit ; tout cela doit être corrigé par les censeurs.
On est étonné de la punition de cet Aréopagite, qui avoit tué un moineau qui, poursuivi par un épervier, s’étoit réfugié dans son sein. On est surpris que l’Aréopage ait fait mourir un enfant qui avoit crevé les yeux à son oiseau. Qu’on fasse attention qu’il ne s’agit point là d’une condamnation pour crime, mais d’un jugement de mœrs dans une république fondée sur les mœrs.
Dans les monarchies il ne faut point des censeurs : elles sont fondées sur l’honneur, & la nature de l’honneur est d’avoir pour censeur tout l’univers. Tout homme qui y manque, est soumis aux reproches de ceux mêmes qui n’en ont point.
Là, les censeurs seroient gâtés par ceux mêmes qu’ils devroient corriger.
[I-319] Ils ne seroient pas bons contre la corruption d’une monarchie ; mais la corruption d’une monarchie seroit trop forte contr’eux.
On sent bien qu’il ne faut point de censeurs dans les gouvernemens despotiques. L’exemple de la Chine semble déroger à cette regle : mais nous verrons, dans la suite de cet ouvrage, les raisons singulieres de cet établissement.
[↑] Platon, dans sa république, liv. VIII. met ces refus au nombre des marques de la corruption de la république. Dans ces lois, liv. VI. il veut qu’on les punisse par une amende. A Venise, on les punit par l’exil.
[↑] Victor Amédée.
[↑] Quelques centurions ayant appellé au peuple pour demander l’emploi qu’ils avoient eu : Il est juste, mes compagnons, dit un centurion, que vous regardiez comme honorables tous les postes où vous défendriez la république. Tite-Live, liv. XLII.
[↑] Ne imperium ad optimos nobilium transferretur, senatum militiâ vetuit Gallienus, etiam adire exercirum. Aurelius victor, de viris illustrib.
[↑] Auguste ôta aux sénateurs, proconsuls & gouverneurs, le droit de porter les armes. Dion, liv. XXXIII.
[↑] Constantin. Voyez Zozime. liv. II.
[↑] Ammien Marcellin, liv. XXVI. More veterum & bella recturo.
[↑] Fragmens tirés des ambassades de Constantin-Porphyrogenete.
[↑] Répub. liv. VIII.
[↑] Paresse de l’Espagne ; on y donne tous les emplois.
[I-320]
Le gouvernement monarchique ne comporte pas des lois aussi simples que le despotique. Il y faut des tribunaux. Ces tribunaux donnent des décisions ; elles doivent être conservées ; elles doivent être apprises, pour que l’on y juge aujourd’hui comme l’on y jugea hier, & que la propriété & la vie des citoyens y soient assurées & fixes comme la constitution même de l’état.
Dans une monarchie, l’administration d’une justice qui ne décide pas seulement de la vie & des biens, mais aussi de [I-321] l’honneur, demande des recherches scrupuleuses. La délicatesse du juge augmente à mesure qu’il a un plus grand dépôt, & qu’il prononce sur de plus grands intérêts.
Il ne faut donc pas être étonné de trouver dans les lois de ces états tant de regles, de restrictions, d’extensions, qui multiplient les cas particuliers, & semblent faire un art de la raison même.
La différence de rang, d’origine, de condition, qui est établie dans le gouvernement monarchique, entraîne souvent des distinctions dans la nature des biens ; & des lois, relatives à la constitution de cet état, peuvent augmenter le nombre de ces distinctions. Ainsi parmi nous, les biens sont propres, acquêts, ou conquêts ; dotaux, paraphernaux ; paternels & maternels ; meubles de plusieurs especes ; libres, substitués ; du lignage ou non ; nobles, en franc-aleu, ou roturiers ; rentes foncieres, ou constituées à prix d’argent. Chaque sorte de bien est soumise à des regles particulieres ; il faut les suivre pour en disposer : ce qui ôte encore de la simplicité.
Dans nos gouvernemens, les fiefs sont devenus héréditaires. Il a fallu que la [I-322] noblesse eût une certaine consistance, afin que le propriétaire du fief fût en état de servir le prince. Cela a dû produire bien des variétés : par exemple, il y a des pays où l’on n’a pu partager les fiefs entre les freres ; dans d’autres, les cadets ont pu avoir leur subsistance avec plus d’étendue.
Le monarque, qui connoît chacune de ses provinces, peut établir diverses lois, ou souffrir différentes coutumes. Mais le despote ne connoît rien, & ne peut avoir d’attention sur rien ; il lui faut une allure générale ; il gouverne par une volonté rigide qui est par-tout la même ; tout s’applanit sous ses pieds.
À mesure que les jugemens des tribunaux se multiplient dans les monarchies, la jurisprudence se charge de décisions, qui quelquefois se contredisent ; ou parce que les juges qui se succedent pensent différemment ; ou parce que les affaires sont tantôt bien, tantôt mal défendues ; ou enfin par une infinité d’abus qui se glissent dans tout ce qui passe par la main des hommes. C’est un mal nécessaire, que le législateur corrige de temps en temps, comme contraire même à l’esprit des gouvernemens modérés.
[I-323] Car quand on est obligé de recourir aux tribunaux, il faut que cela vienne de la nature de la constitution, & non pas des contradictions & de l’incertitude des lois.
Dans les gouvernemens où il y a nécessairement des distinctions dans les personnes, il faut qu’il y ait des privileges. Cela diminue encore la simplicité, & fait mille exceptions.
Un des privileges le moins à charge à la société, & sur-tout à celui qui le donne, c’est de plaider devant un tribunal, plutôt que devant un autre. Voilà de nouvelles affaires ; c’est-à-dire, celles où il s’agit de savoir devant quel tribunal il faut plaider.
Les peuples des états despotiques sont dans un cas bien différent. Je ne sais sur quoi, dans ces pays, le législateur pourroit statuer, ou le magistrat juger. Il suit, de ce que les terres appartiennent au prince, qu’il n’y a presque point de lois civiles sur la propriété des terres. Il suit, du droit que le souverain a de succéder, qu’il n’y en pas non plus sur les successions. Le négoce exclusif qu’il fait dans quelques pays, rend inutiles toutes sortes de lois sur le commerce. Les [I-324] mariages que l’on y contracte avec des filles esclaves, font qu’il n’y a guere de lois civiles sur les dots & sur les avantages des femmes. Il résulte encore de cette prodigieuse multitude d’esclaves, qu’il n’y a presque point de gens qui ayent une volonté propre, & qui par conséquent doivent répondre de leur conduite devant un juge. La plupart des actions morales, qui ne sont que les volontés du pere, du mari, du maître, se reglent par eux, & non par les magistrats.
J’oubliois de dire que ce que nous appellons l’honneur, étant à peine connu dans ces états, toutes les affaires qui regardent cet honneur, qui est un si grand chapitre parmi nous, n’y ont point de lieu. Le despotisme se suffit à lui-même ; tout est vide autour de lui.
Aussi, lorsque les voyageurs nous décrivent les pays où il regne, rarement nous parlent-ils des lois civiles [1] .
[I-325]
Toutes les occasions de dispute & de procès y sont donc ôtées. C’est ce qui fait en partie qu’on y maltraite si fort les plaideurs : l’injustice de leur demande paroît à découvert, n’étant pas cachée, palliée, ou protegée par une infinité de lois.
[↑] Au Mazulipatan, on n’a pu découvrir qu’il y eût de loi écrite. Voyez le recueil des voyages qui ont servi à l’établissement de la compagn. des Indes, tom. IV, part. I, p. 391. Les Indiens ne se reglent, dans les jugemens, que sur de certaines coutumes. Le Vedan & autres livres pareils, ne contiennent point de lois civiles, mais des préceptes religieux. Voyez lettres édif. quatorzieme recueil.
[I-325]
On entend dire sans cesse qu’il faudroit que la justice fût rendue par-tout comme en Turquie. Il n’y aura donc que les plus ignorans de tous les peuples, qui auront vu clair dans la chose du monde qu’il importe le plus aux hommes de savoir ?
Si vous examinez les formalités de la justice, par rapport à la peine qu’a un citoyen à se faire rendre son bien ou à obtenir satisfaction de quelque outrage, vous en trouverez sans doute trop : Si vous les regardez dans le rapport qu’elles ont avec la liberté & la sureté des citoyens, vous en trouverez souvent trop peu ; & vous verrez que les peines, [I-326] les dépenses, les longueurs, les dangers même de la justice, sont le prix que chaque citoyen donne pour sa liberté.
En Turquie, où l’on fait très-peu d’attention à la fortune, à la vie, à l’honneur des sujets, on termine promptement d’une façon ou d’une autre toutes les disputes. La maniere de les finir est indifférente, pourvu qu’on les finisse. Le bacha d’abord éclairci, fait distribuer à sa fantaisie des coups de bâton sur la plante des pieds des plaideurs, & les renvoie chez eux.
Et il seroit bien dangereux que l’on y eût les passions des plaideurs ; elles supposent un désir ardent de se faire rendre justice, une haine, une action dans l’esprit, une confiance à poursuivre. Tout cela doit être évité dans un gouvernement où il ne faut avoir d’autre sentiment que la crainte, & où tout mene tout-à-coup, & sans qu’on le puisse prévoir à des révolutions. Chacun doit connoître qu’il ne faut point que le magistrat entende parler de lui, & qu’il ne tient sa sureté que de son anéantissement.
Mais dans les états modérés, où la tête du moindre citoyen est [I-327] considérable, on ne lui ôte son honneur & ses biens qu’après un long examen : on ne le prive de la vie que lorsque la patrie elle-même l’attaque ; & elle ne l’attaque qu’en lui laissant tous les moyens possibles de la défendre.
Aussi, lorsqu’un homme se rend plus absolu [1] , songe-t-il d’abord à simplifier les lois. On commence dans cet état à être plus frappé des inconvéniens particuliers, que de la liberté des sujets dont on ne se soucie point du tout.
On voit que dans les républiques il faut pour le moins autant de formalités que dans les monarchies. Dans l’un & dans l’autre gouvernement, elles augmentent en raison du cas que l’on y fait de l’honneur, de la fortune, de la vie, de la liberté des citoyens.
Les hommes sont tous égaux dans le gouvernement républicain ; ils sont égaux dans le gouvernement despotique : dans le premier, c’est parce qu’ils sont tout ; dans le second, c’est parce qu’ils ne sont rien.
[↑] César, Cromwell, & tant d’autres.
[I-328]
Plus le gouvernement approche de la république, plus la maniere de juger devient fixe ; & c’étoit un vice de la république de Lacédémone, que les éphores jugeassent arbitrairement, sans qu’il y eût des lois pour les diriger. À Rome, les premiers consuls jugerent comme les éphores ; on en sentit les inconvéniens, & l’on fit des lois précises.
Dans les états despotiques, il n’y a point de loi ; le juge est lui-même sa regle. Dans les états monarchiques, il y a une loi ; & là où elle ne l’est pas, il en cherche l’esprit. Dans le gouvernement républicain, il est de la nature de la constitution, que les juges suivent la lettre de la loi. Il n’y a point de citoyen contre qui on puisse interpréter une loi, quand il s’agit de ses biens, de son honneur, ou de sa vie.
À Rome, les juges prononçoient [I-329] seulement que l’accusé étoit coupable d’un certain crime, & la peine se trouvoit dans la loi, comme on le voit dans diverses lois qui furent faites. De même, en Angleterre, les jurés décident si l’accusé est coupable ou non du fait qui a été porté devant eux ; & s’il est déclaré coupable, le juge prononce la peine que la loi inflige pour ce fait : & pour cela, il ne lui faut que des yeux.
[I-329]
De là suivent les différentes manieres de former les jugemens. Dans les monarchies, les juges prennent la maniere des arbitres ; ils déliberent ensemble, ils se communiquent leurs pensées, ils se concilient ; on modifie son avis, pour le rendre conforme à celui d’un autre ; les avis les moins nombreux sont rappellés aux deux plus grands. Cela n’est point de la nature de la république. À Rome, & dans les villes Grecques, les juges ne se communiquoient point : chacun donnoit son avis d’une de ces trois manieres, J’absous, [I-330] je condamne, il ne me paroît pas [1] : c’est que le peuple jugeoit, ou étoit censé juger. Mais le peuple n’est pas jurisconsulte, toutes ces modifications & tempéramens des arbitres ne sont pas pour lui ; il faut lui présenter un seul objet, un fait & un seul fait, & qu’il n’ait qu’à voir s’il doit condamner, absoudre, ou remettre le jugement.
Les Romains, à l’exemple des Grecs, introduisirent des formules d’actions, [2] & établirent la nécessité de diriger chaque affaire par l’action qui lui étoit propre. Cela étoit nécessaire dans leur maniere de juger ; il falloit fixer l’état de la question, pour que le peuple l’eût toujours devant les yeux. Autrement, dans le cours d’une grande affaire, cet état de la question changeroit continuellement, & on ne le reconnoîtroit plus.
De-là il suivoit que les juges, chez les Romains, n’accordoient que la demande précise, sans rien augmenter, diminuer ni modifier. Mais les préteurs imaginerent d’autres formules d’actions [I-331] qu’on appella de bonne foi [3] , où la maniere de prononcer étoit plus dans la disposition du juge. Ceci étoit plus conforme à l’esprit de la monarchie. Aussi les jurisconsultes François disent-ils : En France [4] toutes les actions sont de bonne foi.
[↑] Non liquet.
[↑] Quas actiones ne populus prout vellet instituerce, certas solemnesque esse voluerunt. Leg. 2. §. 6. digest. de orig. jar.
[↑] Dans lesquelles on mettoit ces mots : ex bonâ fide.
[↑] On y condamne aux dépens de celui-là même à qui on demande plus qu’il ne doit, s’il n’a offert & consigné ce qu’il doit.
[I-331]
Machiavel [1] attribue la perte de la liberté de Florence à ce que le peuple ne jugeoit pas en corps, comme à Rome, des crimes de lese-majesté commis contre lui. Il y avoit pour cela huit juges établis : Mais, dit Machiavel, peu sont corrompus par peu. J’adopterois bien la maxime de ce grand homme : mais comme dans ces cas, l’intérêt politique force, pour ainsi dire, [I-332] l’intérêt civil, (car c’est toujours un inconvénient, que le peuple juge lui-même ses offenses ;) il faut, pour y remédier, que les lois pourvoient autant qu’il est en elles à la sureté des particuliers.
Dans cette idée, les législateurs de Rome firent deux choses ; ils permirent aux accusés de s’exiler [2] avant le jugement [3] : & ils voulurent que les biens des condamnés fussent consacrés, pour que le peuple n’en eût pas la confiscation. On verra dans le livre XI les autres limitations que l’on mit à la puissance que le peuple avoit de juger.
Solon sut bien prévenir l’abus que le peuple pourroit faire de sa puissance dans le jugement des crimes : il voulut que l’Aréopage revît l’affaire ; que, s’il croyoit l’accusé injustement absous [4] , il l’accusât de nouveau devant le peuple ; que, s’il le croyoit injustement condamné [5] , il arrêtât l’exécution, & lui fit rejuger l’affaire : Loi admirable, [I-333] qui soumettoit le peuple à la censure de la magistrature qu’il respectoit le plus, & à la sienne même !
Il sera bon de mettre quelque lenteur dans des affaires pareilles, sur-tout du moment que l’accusé sera prisonnier, afin que le peuple puisse se calmer & juger de sang froid.
Dans les états despotiques, le prince peut juger lui-même. Il ne le peut dans les monarchies : la constitution seroit détruite ; les pouvoirs intermédiaires dépendans, anéantis ; on verroit cesser toutes les formalités des jugemens ; la crainte s’empareroit de tous les esprits ; on verroit la pâleur sur tous les visages ; plus de confiance, plus d’honneur, plus d’amour, plus de sureté, plus de monarchie.
Voici d’autres réflexions. Dans les états monarchiques, le prince est la partie qui poursuit les accusés, & les fait punir ou absoudre ; s’il jugeoit lui-même, il seroit le juge & la partie.
Dans ces mêmes états, le prince a souvent des confiscations ; s’il jugeoit les crimes, il seroit encore le juge & la partie.
De plus, il perdroit le plus bel attribut [I-334] de sa souveraineté, qui est celui de faire grace [6] : il seroit insensé qu’il fît & défît ses jugemens : il ne voudroit pas être en contradiction avec lui-même.
Outre que cela confondroit toutes les idées, on ne sauroit si un homme seroit absous ou s’il recevroit sa grace.
Lorsque Louis XIII voulut être juge dans le procès du duc de la Valette [7] , & qu’il appella, pour cela, dans son cabinet quelques officiers du parlement & quelques conseillers d’état ; le roi les ayant forcés d’opiner sur le décret de prise de corps, le président de Believre dit : « Qu’il voyoit dans cette affaire une chose étrange, un prince opiner au procès d’un de ses sujets ; que les rois ne s’étoient réservé que les graces, & qu’ils renvoyoient les condamnations vers leurs officiers. Et votre majesté voudroit bien voir sur la sellette un homme devant elle, qui, par son jugement, iroit dans une heure à la mort ! Que la face du prince, qui porte les [I-335] graces, ne peut soutenir cela ; que sa vue seule levoit les interdits des églises ; qu’on ne devoit sortir que content de devant le prince. » Lorsqu’on jugea le fond, le même président dit dans son avis : « Cela est un jugement sans exemple, voie contre tous les exemples du passé jusqu’à huy, qu’un Roi de France ait condamné en qualité de juge, par son avis, un gentilhomme à mort [8] . »
Les jugemens rendus par le prince, seroient une source intarissable d’injustices & d’abus ; les courtisans extorqueroient, par leur importunité, ses jugemens. Quelques empereurs Romains eurent la fureur de juger ; nul regnes n’étonnerent plus l’univers par leurs injustices.
« Claude, dit Tacite [9] , ayant attiré à lui le jugement des affaires & les fonctions des magistrats, donna occasion à toutes sortes de rapines. » Aussi Néron, parvenant à l’empire après Claude, voulant se concilier les esprits, déclara-t-il : « Qu’il se garderoit bien d’être [I-336] le juge de toutes les affaires, pour que les accusateurs & les accusés, dans les murs d’un palais, ne fussent pas exposés à l’unique pouvoir de quelques affranchis [10] .
« Sous le regne d’Arcadius, dit Zozime [11] , la nation des calomniateurs se répandit, entoura la cour, & l’infecta. Lorsqu’un homme étoit mort, on supposoit qu’il n’avoit point laissé d’enfans [12] ; on donnoit ses biens par un rescrit. Car comme le prince étoit étrangement stupide, & l’impératrice entreprenante à l’excès, elle servoit l’insatiable avarice de ses domestiques & de ses confidentes ; de sorte que, pour les gens modérés, il n’y avoit rien de plus désirable que la mort.
« Il y avoit autrefois, dit Procope [13] , fort peu de gens à la cour : mais sous Justinien, comme les juges n’avoient plus la liberté de rendre justice, leurs tribunaux étoient déserts, tandis que le palais du prince retentissoit des clameurs des parties qui y sollicitoient leurs affaires. » Tout le monde sait [I-337] comment on y vendoit les jugemens & même les lois.
Les lois sont les yeux du prince ; il voit par elles ce qu’il ne pourroit pas voir sans elles. Veut-il faire la fonction des tribunaux ? Il travaille non pas pour lui, mais pour ses séducteurs contre lui.
[↑] Discours sur la premiere décade de Tite-Live, liv. I. chap. VII.
[↑] Cela est bien expliqué dans l’oraison de Cicéron pro Ccinnâ, à la fin.
[↑] C’étoit une loi d’Athenes, comme il paroît par Démosthene. Socrate refusa de s’en servir.
[↑] Démosthene, sur la couronne, pag. 494. édit. de Francfort, de l’an 1604.
[↑] Voyez Philostrate, vie des sophistes, liv. I. vie d’Eschines.
[↑] Platon ne pense pas que les rois, qui sont, dit-il, prêtres, puissent assister au jugement où l’on condamne à la mort, à l’exil, à la prison.
[↑] Voyez la relation du procès fait à M. de duc de la Vallette. Elle est imprimée dans les mémoires de Montresor, tom. II. pag. 62.
[↑] Cela fut changé dans la suite. Voyez la même relation.
[↑] Annal. liv. XI.
[↑] Ibid. liv. XIII.
[↑] Hist. liv. V.
[↑] Même désordre sous Théodose le jeune.
[↑] Histoire secrette.
[I-337]
C’est encore un grand inconvénient dans la monarchie, que les ministres du prince jugent eux-mêmes les affaires contentieuses. Nous voyons encore aujourd’hui des états où il y a des juges sans nombre pour décider les affaires fiscales, & où les ministres, qui le croiroit ! veulent encore les juger. Les réflexions viennent en foule, je ne ferai que celle-ci.
Il y a par la nature des choses, une espece de contradiction entre le conseil du monarque & de ses tribunaux. Le conseil des rois doit être composé de peu de personnes, & les tribunaux de judicature en demandent beaucoup. La raison en est que dans le premier, on doit prendre les affaires avec une certaine passion, [I-338] & les suivre de même ; ce qu’on ne peut guere espérer que de quatre ou cinq hommes qui en font leur affaire. Il faut au contraire des tribunaux de judicature de sang froid, & à qui toutes les affaires soient en quelque façon indifférentes.
[I-338]
Un tel magistrat ne peut avoir lieu que dans le gouvernement despotique. On voit dans l’histoire Romaine, à quel point un juge unique peut abuser de son pouvoir. Comment Appius, sur son tribunal, n’auroit-il pas méprisé les lois, puisqu’il viola même celle qu’il avoit faite [1] ? Tite-Live nous apprend l’inique distinction du décemvir. Il avoit aposté un homme qui réclamoit devant lui Virginie comme son esclave ; les parens de Virginie lui demanderent qu’en vertu de la loi on la leur remît jusqu’au jugement définitif. Il déclara que sa loi n’avoit été faite qu’en faveur du pere ; & que Virginius étant absent, elle ne pouvoit avoir d’application [2]
[↑] Voyez la loi II. §. 24. ff. de orig. jur.
[↑] Quod pater puellœ abessez, locum injuriœ esse ratus. Tite-Live, décade I. liv. III.
[I-339]
À Rome [1] , il étoit permis à un citoyen d’en accuser un autre ; cela étoit établi selon l’esprit de la république, où chaque citoyen doit avoir pour le bien public un zele sans bornes, où chaque citoyen est censé tenir tous les droits de la patrie dans ses mains. On suivit sous les empereurs les maximes de la république ; & d’abord on vit paroître un genre d’hommes funestes, une troupe de délateurs. Quiconque avoit bien des vices & bien des talens, une ame bien basse & un esprit ambitieux, cherchoit un criminel dont la condamnation pût plaire au prince ; c’étoit la voie pour aller aux honneurs & à la fortune [2] , chose que nous ne voyons point parmi nous.
Nous avons aujourd’hui une loi admirable ; c’est celle qui veut que le prince établi pour faire exécuter les lois, prépose un officier dans chaque tribunal, [I-340] pour poursuivre en son nom tous les crimes : de sorte que la fonction des délateurs est inconnue parmi nous ; & si ce vengeur public étoit soupçonné d’abuser de son ministere, on l’obligeroit de nommer son dénonciateur.
Dans les lois de Platon [3] , ceux qui négligent d’avertir les magistrats, ou de leur donner du secours, doivent être punis. Cela ne conviendroit point aujourd’hui. La partie publique veille pour les citoyens ; elle agit, & ils sont tranquilles.
[↑] Et dans bien d’autres cités.
[↑] Voyez dans Tacite les récompenses accordées à ces délateurs.
[↑] Liv. IX.
[I-340]
La sévérité des peines convient mieux au gouvernement despotique, dont le principe est la terreur, qu’à la monarchie & à la république, qui ont pour ressort l’honneur & la vertu.
Dans les états modérés, l’amour de la patrie, la honte & la crainte du blâme, sont des motifs réprimans, qui peuvent arrêter bien des crimes. La plus grande [I-341] peine d’une mauvaise action, sera d’en être convaincu. Les lois civiles y corrigeront donc plus aisément, & n’auront pas besoin de tant de force.
Dans ces états, un bon législateur s’attachera moins à punir les crimes, qu’à les prévenir ; il s’appliquera plus à donner des mœurs, qu’à infliger des supplices.
C’est une remarque perpétuelle des auteurs Chinois [1] , que plus dans leur empire on voyoit augmenter les supplices, plus la révolution étoit prochaine. C’est qu’on augmentoit les supplices à mesure qu’on manquoit de mœurs.
Il seroit aisé de prouver que, dans tous ou presque tous les états d’Europe, les peines ont diminué ou augmenté à mesure qu’on s’est plus approché ou plus éloigné de la liberté.
Dans les pays despotiques, on est si malheureux, que l’on y craint plus la mort qu’on ne regrette la vie ; les supplices y doivent donc être plus rigoureux. Dans les états modérés, on craint plus de perdre la vie qu’on ne redoute [I-342] la mort en elle-même ; les supplices qui ôtent simplement la vie y sont donc suffisans.
Les hommes extrêmement heureux, & les hommes extrêmement malheureux, sont également portés à la dureté ; témoins les moines & les conquérans. Il n’y a que la médiocrité & le mélange de la bonne & de la mauvaise fortune, qui donnent de la douceur & de la pitié.
Ce que l’on voit dans les hommes en particulier, se trouve dans les diverses nations. Chez les peuples sauvages qui menent une vie très-dure, & chez les peuples des gouvernemens despotiques où il n’y a qu’un homme exorbitamment favorisé de la fortune, tandis que tout le reste en est outragé, on est également cruel. La douceur regne dans les gouvernemens modérés.
Lorsque nous lisons dans les histoires les exemples de la justice atroce des sultans, nous sentons avec une espece de douleur les maux de la nature humaine.
Dans les gouvernemens modérés, tout pour un bon législateur, peut servir à former des peines. N’est-il pas bien [I-343] extraordinaire qu’à Sparte, une des principales fût de ne pouvoir prêter sa femme à un autre, ni recevoir celle d’un autre, de n’être jamais dans sa maison qu’avec des vierges ? En un mot, tout ce que la loi appelle une peine, est effectivement une peine.
[↑] Je ferai voir dans la suite que la Chine, à cet égard, est dans le cas d’une république, ou d’une monarchie.
[I-343]
C’est bien dans les anciennes lois françoises que l’on trouve l’esprit de la monarchie. Dans le cas où il s’agit de peines pécuniaires, les non-nobles sont moins punis que les nobles [1] . C’est tout le contraire dans les crimes [2] ; le noble perd l’honneur & réponse en cour, pendant que le vilain qui n’a point d’honneur est puni en son corps.
[↑] « Si comme pour briser un arrêt, les non-nobles doivent une amende de quarante sous, & les nobles de soixante livres ». Somme rurale. liv. II. pag. 198. égit. got. de l’an 1512 ; & Beaumanoir, chap. 61. pg. 309.
[↑] Voyez le conseil de Pierre Desfontaines. chap. XIII. sur-tout l’art. 22.
[I-344]
Le peuple Romain avoit de la probité. Cette probité eut tant de force, que souvent le législateur n’eut besoin que de lui montrer le bien pour le lui faire suivre ; il sembloit qu’au lieu d’ordonnances, il suffisoit de lui donner des conseils.
Les peines des lois royales & celles des lois des douze tables furent presque toutes ôtées dans la république, soit par une suite de la loi Valérienne [1] , soit par une conséquence de la loi Porcie [2] . On ne remarqua pas que la république en fût plus mal réglée, & il n’en résulta aucune lésion de police.
Cette loi Valérienne, qui défendoit aux magistrats toute voie de fait contre [I-345] un citoyen qui avoit appellé au peuple, n’infligeoit à celui qui y contreviendroit, que la peine d’être réputé méchant [3] .
[↑] Elle fut faite pas Valerius Publicola, bientôt après l’expulsion des rois ; elle fut renouvellée deux fois, toujours par des magistrats de la même famille, comme le dit Tite-Live, liv. X. Il n’étoit pas question de lui donner plus de force, mais d’en perfectionner les dispositions. diligentius sanctum, dit Tite-Live, ibid.
[↑] Lex Porcia pro tergo civium lata ; elle fut faite en 454 de la fondation de Rome.
[↑] Nihil ultrà quàm improbè factum adjecit, Tite-Live.
[I-345]
L’expérience a fait remarquer que dans les pays où les peines sont douces, l’esprit du citoyen en est frappé, comme il l’est ailleurs par les grandes.
Quelqu’inconvénient se fait-il sentir dans un état ? un gouvernement violent veut soudain le corriger ; & au lieu de songer à faire exécuter les anciennes lois, on établit une peine cruelle qui arrête le mal sur le champ. Mais on use le ressort du gouvernement ; l’imagination se fait à cette grande peine, comme elle s’étoit faite à la moindre ; & comme on diminue la crainte pour celle-ci, l’on est bientôt forcé d’établir l’autre dans tous les cas. Les vols sur les grands chemins étoient communs dans quelques états ; on voulut les arrêter : on inventa le supplice de la roue, qui les suspendit pendant quelque temps.
[I-346] Depuis ce temps, on a volé comme auparavant sur les grands chemins.
De nos jours, la désertion fut très-fréquente ; on établit la peine de mort contre les déserteurs, & la désertion n’est pas diminuée. La raison en est bien naturelle : un soldat accoutumé tous les jours à exposer sa vie, en méprise ou se flatte d’en mépriser le danger. Il est tous les jours accoutumé à craindre la honte ; il falloit donc laisser une peine [1] qui faisoit porter une flétrissure pendant la vie ; on a prétendu augmenter la peine, & on l’a réellement diminuée.
Il ne faut point mener les hommes par les voies extrêmes ; on doit être ménager des moyens que la nature nous donne pour les conduire. Qu’on examine la cause de tous les relâchemens, on verra qu’elle vient de l’impunité des crimes, & non pas de la modération des peines.
Suivons la nature, qui a donné aux hommes la honte comme leur fléau ; & que la plus grande partie de la peine, soit l’infamie de la souffrir.
Que s’il se trouve des pays où la honte ne soit pas une suite du supplice, [I-347] cela vient de la tyrannie, qui a infligé les mêmes peines aux scélérats & aux gens de bien.
Et si vous en voyez d’autres, où les hommes ne sont retenus que par des supplices cruels, comptez encore que cela vient en grande partie de la violence du gouvernement, qui a employé ces supplices pour des fautes légeres.
Souvent un législateur, qui veut corriger un mal, ne songe qu’à cette correction ; ses yeux sont ouverts sur cet objet, & fermés sur les inconvéniens. Lorsque le mal est une fois corrigé, on ne voit plus que la dureté du législateur : mais il reste un vice dans l’état que cette dureté a produit ; les esprits sont corrompus, ils se sont accoutumés au despotisme.
Lysandre [2] ayant remporté la victoire sur les Athéniens, on jugea les prisonniers ; on accusa les Athénienes d’avoir précipité tous les captifs de deux galeres, & résolu en pleine assemblée de couper le poing aux prisonniers qu’ils feroient. Ils furent tous égorgés, excepté Adymante, qui s’étoit opposé à ce décret. Lysandre reprocha à [I-348] Philoclès, avant de le faire mourir, qu’il avoit dépravé les esprits, & fait des leçons de cruauté à toute la Grece.
« Les Argiens, dit Plutarque [3] , ayant fait mourir quinze cens de leurs citoyens, les Athéniens firent apporter les sacrifices d’expiation, afin qu’il plût aux dieux de détourner du cœur des Athéniens une si cruelle pensée. »
Il y a deux genres de corruption ; l’un, lorsque le peuple n’observe point les lois ; l’autre, lorsqu’il est corrompu par les lois : mal incurable, parce qu’il est dans le remede même.
[↑] On fendoit le nez, on coupoit les oreilles.
[↑] Xénophon, hist. liv. II.
[↑] Œuvres morales, de ceux qui manient les affaires d’état.
[I-348]
Les peines outrées peuvent corrompre le despotisme même. Jetons les yeux sur le Japon.
On y punit de mort presque tous les crimes [1] , parce que la désobéissance à un si grand empereur que celui du Japon, est un crime énorme. Il n’est pas [I-349] question de corriger le coupable, mais de venger le prince. Ces idées sont tirées de la servitude, & viennent sur-tout de ce que l’empereur étant propriétaire de tous les biens, presque tous les crimes se font directement contre ses intérêts.
On punit de mort les mensonges qui se font devant les magistrats [2] ; chose contraire à la défense naturelle.
Ce qui n’a point l’apparence d’un crime, est là sévérement puni ; par exemple, un homme qui hasarde de l’argent au jeu, est puni de mort.
Il est vrai que le caractere étonnant ce ce peuple opiniâtre, capricieux, déterminé, bizarre, & qui brave tous les périls & tous les malheurs, semble à la premiere vue absoudre les législateurs de l’atrocité de leurs lois. Mais des gens qui naturellement méritent la mort, & qui s’ouvrent le ventre pour la moindre fantaisie, sont-ils corrigés ou arrêtés par la vue continuelle des supplices ? & ne s’y familiarisent-ils pas ?
Les relations nous disent, au sujet de l’éducation des Japonois, qu’il faut [I-350] traiter les enfans avec douceur, parce qu’ils s’obstinent contre les peines ; que les esclaves ne doivent point être trop rudement traités, parce qu’ils se mettent d’abord en défense. Par l’esprit qui doit régner dans le gouvernement domestique, n’auroit-on pas pu juger de celui qu’on devoit porter dans le gouvernement politique & civil ?
Un législateur sage auroit cherché à ramener les esprits par un juste tempérament des peines & des récompenses ; par des maximes de philosophie, de morale & de religion assorties à ces caractères ; par la juste application des regles de l’honneur ; par le supplice de la honte ; par la jouissance d’un bonheur constant & d’une douce tranquillité. Et s’il avoit craint que les esprits, accoutumés à n’être arrêtés que par une peine cruelle, ne pussent plus l’être pas une plus douce, il auroit agit [3] d’une maniere sourde & insensible ; il auroit dans les cas particuliers les plus graciables modéré la peine du crime, jusqu’à ce qu’il eût pu parvenir à la modifier dans tous les cas.
[I-351]
Mais le despotisme ne connoît point ces ressorts ; il ne mene pas par ces voies ; il peut abuser de lui, mais c’est tout ce qu’il peut faire : au Japon il a fait un effort, il est devenu plus cruel que lui-même.
Des ames par-tout effarouchées & rendues plus atroces, n’ont pu être conduites que par une atrocité plus grande.
Voilà l’origine, voilà l’esprit des lois du Japon. Mais elles ont eu plus de fureur que de force. Elles ont réussi à détruire le christianisme ; mais des efforts si inouis sont une preuve de leur impuissance. Elles ont voulu établir une bonne police, & leur foiblesse a paru encore mieux.
Il faut lire la relation de l’entrevue de l’empereur & du deyro à Meaco [4] . Le nombre de ceux qui y furent étouffés, ou tués par des garnemens, fut incroyable ; on enleva les jeunes filles & les garçons ; on les retrouvoit tous les jours exposés dans des lieux publics à des heures indues, tous nuds, cousus dans des sacs de toile, afin qu’ils ne connussent pas les lieux par où ils avoient [I-352] passé ; on vola tout ce qu’on voulut ; on fendit le ventre à des chevaux pour faire tomber ceux qui les montoient ; on renversa des voitures pour dépouiller les dames. Les Hollandois à qui l’on dit qu’ils ne pouvoient passer la nuit sur des échafauds, sans être assassinés, en descendirent, &c.
Je passerai vîte sur un autre trait. L’empereur adonné à des plaisirs infames, ne se marioit point ; il couroit risque de mourir sans successeur. Le deyro lui envoya deux filles très-belles. Il en épousa une par respect, mais il n’eut aucun commerce avec elle. Sa nourrice fit chercher les plus belles femmes de l’empire ; tout étoit inutile : la fille d’un armurier étonna son goût [5] ; il se détermina, il en eut un fils. Les dames de la cour, indignées de ce qu’il leur avoit préféré une personne d’une si basse naissance, étoufferent l’enfant. Ce crime fut caché à l’empereur, il auroit versé un torrent de sang. L’atrocité des lois en empêche donc l’exécution. Lorsque la peine est sans mesure, on est souvent obligé de lui préférer l’impunité.
[↑] Voyez Kempfer.
[↑] Recueil des voyages qui ont servi à l’établissement de la Compagnie des Indes, tomme III. part. 2. pag. 428.
[↑] Remarquez bien ceci comme une maxime de pratique, dans les cas où les esprits ont été gâtés par des peines trop rigoureuses.
[↑] Recueil des voyages qui ont servi à l’établissement de la Compagnie des Indes, tome V. p. 2.
[↑] Ibid.
[I-353]
Sous le consulat d’Acilius Glabrio & de Pison, on fit la loi Acilia [1] pour arrêter les brigues. Dion dit [2] que le sénat engagea les consuls à la proposer, parce que le tribun C. Cornelius avoit résolu de faire établir des peines terribles contre ce crime, à quoi le peuple étoit fort porté. Le Sénat pensoit que des peines immodérées jetteroient bien la terreur dans les esprits ; mais qu’elles auroient cet effet, qu’on ne trouveroit plus personnes pour accuser, ni pour condamner ; au lieu qu’en proposant des peines modiques, on auroit des juges & des accusateurs.
[↑] Les coupables étoient condamnés à une amende ; ils ne pouvoient plus être admis dans l’ordre des sénateurs & nommés à aucune magistrature : Dion, liv. XXXVI.
[↑] Ibid.
[I-354]
Je me trouve fort dans mes maximes, lorsque j’ai pour moi les Romains ; & je crois que les peines tiennent à la nature du gouvernement, lorsque je vois ce grand peuple changer à cet égard de lois civiles, à mesure qu’il changeoit de lois politiques.
Les lois royales, faites pour un peuple composé de fugitifs, d’esclaves & de brigands, furent très-séveres. L’esprit de la république auroit demandé que les décemvirs n’eussent pas mis ces lois dans leurs douze tables ; mais des gens qui aspiroient à la tyrannie, n’avoient garde de suivre l’esprit de la république.
Tite-live [1] dit, sur le supplice de Métius Suffétius, dictateur d’Albe, qui fut condamné par Tullus Hostilius à être tiré par deux chariots, que ce fut le premier & le dernier supplice où l’on témoigna avoir perdu la mémoire de [I-355] l’humanité. Il se trompe : la loi des douze tables est pleine de dispositions très-cruelles [2] .
Celle qui découvre le mieux le dessein des décemvirs, est la peine capitale prononcée contre les auteurs des libelles & les poëtes. Cela n’est guere du génie de la république, où le peuple aime à voir les grands humiliés. Mais des gens qui vouloient renverser la liberté, craignoient des écrits qui pouvoient rappeller l’esprit de la liberté [3] .
Après l’expulsion des décemvirs, presque toutes les lois qui avoient fixé les peines furent ôtées. On ne les abrogea pas expressément : mais la loi Porcia ayant défendu de mettre à mort un citoyen Romain, elles n’eurent plus d’application.
Voilà le temps auquel on peut rapporter ce que Tite-Live [4] dit des Romains, que jamais peuple n’a plus aimé la modération des peines.
Que si l’on ajoute à la douceur des [I-356] peines, le droit qu’avoit un accusé de se retirer avant le jugement, on verra bien que les Romains avoient suivi cet esprit que j’ai dit être naturel à la république.
Sylla, qui confondit la tyrannie, l’anarchie & la liberté, fit les lois Cornéliennes. Il sembla ne faire des réglemens que pour établir des crimes. Ainsi qualifiant une infinité d’actions du nom de meurtre, il trouva par-tout des meurtriers, & par une pratique qui ne fut que trop suivie, il tendit des pieges, sema des épines, ouvrit des abymes sur le chemin de tous les citoyens.
Presque toutes les lois de Sylla ne portoient que l’interdiction de l’eau & du feu. César y ajouta la confiscation des biens, parce que les riches gardant dans l’exil leur patrimoine, ils étoient plus hardis à commettre des crimes.
Les empereurs ayant établi un gouvernement militaire, ils sentirent bientôt qu’il n’étoit pas moins terrible contr’eux que contre les sujets ; ils chercherent à le tempérer ; ils crurent avoir [I-357] besoin des dignités & du respect qu’on avoit pour elles.
On s’approcha un peu de la monarchie, & l’on divisa les peines en trois classes [5] ; celles qui regardoient les premieres personnes de l’état [6] , & qui étoient assez douces ; celles qu’on infligeoit aux personnes d’un rang [7] inférieur, & qui étoient plus séveres ; enfin celles qui ne concernoient que les conditions basses [8] , & qui furent les plus rigoureuses.
Le féroce & insensé Maximin irrita pour ainsi dire le gouvernement militaire qu’il auroit fallu adoucir. Le sénat apprenoit, dit Capitolin [9] , que les uns avoient été mis en croix, & les autres exposés aux bêtes, ou enfermés dans des peaux de bêtes récemment tuées, sans aucun égard pour les dignités. Il sembloit vouloir exercer la discipline militaire, sur le modele de laquelle il prétendoit régler les affaires civiles.
[I-358]
On trouvera dans les Considérations sur la grandeur des Romains & leur décadence, comment Constantin changea le despotisme militaire en un despotisme militaire & civil, & s’approcha de la monarchie. On y peut suivre les diverses révolutions de cet état ; & voir comment on y passa de la rigueur à l’indolence, & de l’indolence à l’impunité.
[↑] Livre I.
[↑] On y trouve le supplice du feu, des peines presque toujours capitales, le vol puni de mort, &c.
[↑] Sylla, animé du même esprit que les décemvirs, augmenta comme eux les peines contre les écrivains satiriques.
[↑] Livre I.
[↑] Voyez la loi 3. §. legis ad leg. Cornel. de sicarris, & un très-grand nombre d’autres au digeste & au code.
[↑] Sublimiores.
[↑] Medios.
[↑] Infimos. Leg. 3. §. legis ad leg. Cornell. de sicariis.
[↑] Jul. Cap. Maximini duo.
[I-358]
Il est essentiel que les peines ayent de l’harmonie entr’elles, parce qu’il est essentiel que l’on évite plutôt un grand crime qu’un moindre ; ce qui attaque plus la société, que ce qui la choque moins.
« Un imposteur [1] , qui se disoit Constantin Ducas, suscita un grand soulevement à Constantinople. Il fut pris & condamné au fouet ; mais ayant accusé des personnes considérables, il fut condamné, comme calomniateur, à être brûlé ». Il est singulier [I-359] qu’on eût ainsi proportionné les peines entre le crime de lese-majesté & celui de calomnie.
Cela fait souvenir d’un mot de Charles II, roi d’Angleterre. Il vit en passant un homme au pilori : il demanda pourquoi il étoit là. Sire, lui dit-on, c’est parce qu’il fait des libelles contre vos ministres. Le grand sot, dit le roi, que ne les écrivoit-il contre moi ? on ne lui auroit rien fait.
« Soixante-dix personnes conspirerent contre l’empereur Basile [2] ; il les fit fustiger ; on leur brûla les cheveux & le poil. Un cerf l’ayant pris avec son bois par la ceinture, quelqu’un de sa suite tira son épée, coupa sa ceinture, & le délivra. Il lui fit trancher la tête, parce qu’il avoit, disoit-il, tiré l’épée contre lui ». Qui pourroit penser que sous le même prince ont eût rendu ces deux jugemens ?
C’est un grand mal parmi nous de faire subir la même peine à celui qui vole sur un grand chemin, & à celui qui vole & assassine. Il est visible, que pour la sureté publique, il faudroit mettre quelque différence dans la peine.
[I-360]
À la Chine, les voleurs cruels sont coupés en morceaux [3] , les autres non : cette différence fait que l’on y vole ; mais que l’on n’y assassine pas.
En Moscovie, où la peine des voleurs & celle des assassins sont les mêmes, on assassine [4] toujours. Les morts, y dit-on, ne racontent rien.
Quand il n’y a point de différence dans la peine, il faut en mettre dans l’espérance de la grace. En Angleterre, on n’assassine point, parce que les voleurs peuvent espérer d’être transportés dans les colonies, non pas les assassins.
C’est un grand ressort des gouvernemens modérés, que les lettres de grace. Ce pouvoir que le prince a de pardonner, exécuté avec sagesse, peut avoir d’admirables effets. Le principe du gouvernement despotique, qui ne pardonne pas, & à qui on ne pardonne jamais, le prive de ces avantages.
[↑] Histoire de Nicéphore, patriarche de Constantinople.
[↑] Idem, ibid.
[↑] Du Halde, tom. I. p. 6.
[↑] État présent de la grande Russie, par Perry.
[I-361]
Parce que les hommes sont méchans, la loi est obligée de les supposer meilleurs qu’ils ne sont. Ainsi la déposition de deux témoins suffit dans la punition de tous les crimes. La loi les croit, comme s’ils parloient par la bouche de la vérité. L’on juge aussi que tout enfant conçu pendant le mariage, est légitime : la loi a confiance en la mere, comme si elle étoit la pudicité même. Mais la question contre les criminels n’est pas dans un cas forcé comme ceux-ci. Nous voyons aujourd’hui une nation [1] très-bien policée la rejeter sans inconvénient. Elle n’est donc pas nécessaire par sa nature [2] .
[I-362]
Tant d’habiles gens & tant de beaux génies ont écrit contre cette pratique, que je n’ose parler après eux. J’allois dire qu’elle pourroit convenir dans les gouvernemens despotiques, où tout ce qui inspire la crainte entre plus dans les ressorts du gouvernement : j’allois dire que les esclaves, chez les Grecs & chez les Romains... Mais j’entends la voix de la nature qui crie contre moi.
[↑] La nation Angloise.
[↑] Les citoyens d’Athenes ne pouvoient être mis à la question, (Lysias, orat. in Argorat.) excepté dans le crime de lese-majesté. On donnoit la question trente jours après la condamnation, (Curius Fortunatus, rethor. schol. lib. II.) Il n’y avoit pas de question préparatoire. Quant aux Romains, la loi 3 & 4 ad leg. Juliam majest. fait voir que la naissance, la dignité, la profession de la milice garantissoient de la question, si ce n’est dans le cas de crime de lese-majesté. Voyez les sages restrictions que les lois des Wisigoths mettoient à cette pratique.
[I-362]
Nos peres les Germains n’admettoient guere que des peines pécuniaires. Ces hommes guerriers & libres estimoient que leur sang ne devoit être versé que les armes à la main. Les Japonois [1] , au contraire, rejettent ces sorte de peines, sous prétexte que les gens riches éluderoient la punition. Mais les gens riches ne craignent-ils pas de perdre leurs biens ? les peines pécuniaires ne peuvent-elles pas se [I-363] proportionner aux fortunes ? Et enfin, ne peut-on pas joindre l’infamie à ces peines ?
Un bon législateur prend un juste milieu ; il n’ordonne pas toujours des peines pécuniaires, il n’inflige pas toujours des peines corporelles.
[↑] Voyez Kempfer.
[I-363]
Les états despotiques qui aiment les lois simples, usent beaucoup de la loi du talion [1] . Les états modérés la reçoivent quelquefois ; mais il y a cette différence, que les premiers la font exercer rigoureusement, & que les autres lui donnent presque toujours des tempéramens.
La loi des douze tables en admettoit deux ; elle ne condamnoit au talion que lorsqu’on n’avoit pu appaiser celui qui se plaignoit [2] . On pouvoit, après la condamnation, payer les dommages & intérêts [3] , & la peine corporelle se convertissoit en peine pécuniaire [4] .
[↑] Elle est établie dans l’alcoran. Voyez le chapitre de la vache.
[↑] Si membrum rupit, ni cum co pacit, talio esto. Aulugelle, liv. XX. chap. I.
[↑] Ibid.
[↑] Voyez aussi la loi des Wisigoths, liv. VI., tit. 4. §. 3 & 5.
[I-364]
On punit à la Chine les peres pour les fautes de leurs enfans. C’étoit l’usage du Pérou [1] . Ceci est encore tiré des idées despotiques.
On a beau dire qu’on punit à la Chine le pere pour n’avoir pas fait usage de ce pouvoir paternel que la nature a établi, & que les lois même y ont augmenté. Cela suppose toujours qu’il n’y a point d’honneur chez les Chinois. Parmi nous les peres dont les enfans sont condamnés au supplice, & les enfans [2] dont les peres ont subi le même sort, sont aussi punis par la honte, qu’ils le feroient à la Chine par la perte de la vie.
[↑] Voyez Garcillosso, histoire des guerres civiles des Espagnols.
[↑] Au lieu de les punir, disoit Platon, il faut les louer de ne pas ressembler à leur pere. Lix. IX. des Lois.
[I-364]
La clémence est la qualité distinctive des monarques. Dans la république où l’on a pour principe la vertu, elle [I-365] est moins nécessaire. Dans l’état despotique où regne la crainte, elle est moins en usage, parce qu’il faut contenir les grands de l’état par des exemples de sévérité. Dans les monarchies où l’on est gouverné par l’honneur, qui souvent exige ce que la loi défend, elle est plus nécessaire. La disgrace y est un équivalent à la peine : les formalités même des jugemens y sont des punitions. C’est là que la honte vient de tous côtés pour former des genres particuliers de peine.
Les grands y sont si fort punis par la disgrace, par la perte souvent imaginaire de leur fortune, de leur crédit, de leurs habitudes, de leurs plaisirs, que la rigueur à leur égard est inutile ; elle ne peut servir qu’à ôter aux sujets l’amour qu’ils ont pour la personne du prince, & le respect qu’ils doivent avoir pour les places.
Comme l’instabilité des grands est de la nature du gouvernement despotique, leur sureté entre dans la nature de la monarchie.
Les monarques ont tant à gagner par la clémence, elle est suivie de tant d’amour, ils en tirent tant de gloire, que [I-366] c’est presque toujours un bonheur pour eux d’avoir l’occasion de l’exercer ; & on le peut presque toujours dans nos contrées.
On leur disputera peut-être quelque branche de l’autorité, & presque jamais l’autorité entiere ; & si quelquefois ils combattent pour la couronne, ils ne combattent point pour la vie.
Mais, dira-t-on, quand faut-il punir ? quand faut-il pardonner ? C’est une chose qui se fait mieux sentir qu’elle ne peut se prescrire. Quand la clémence a des dangers, ces dangers sont très-visibles ; on la distingue aisément de cette foiblesse qui mene le prince au mépris, & à l’impuissance même de punir.
L’empereur Maurice [1] prit la résolution de ne verser jamais le sang de ses sujets. Anastase [2] ne punissoit point les crimes. Isaac l’Ange jura que de son regne il ne feroit mourir personne. Les empereurs Grecs avoient oublié que ce n’étoit pas en vain qu’ils portoient l’épée.
[I-367]
Le luxe est toujours en proportion avec l’inégalité des fortunes. Si, dans un état, les richesses sont également partagées, il n’y aura point de luxe ; car il n’est fondé que sur les commodités qu’on se donne par le travail des autres.
Pour que les richesses restent également partagées, il faut que la loi ne donne à chacun que le nécessaire physique. Si l’on a au-delà, les uns dépenseront, les autres acquerront, & l’inégalité s’établira.
Supposant le nécessaire physique égal à une somme donnée, le luxe de ceux [I-368] qui n’auront que le nécessaire, sera égal à zéro ; celui qui aura le double, aura un luxe égal à un ; celui qui aura le double du bien de ce dernier, aura un luxe égal à trois ; quand on aura encore le double, on aura un luxe égal à sept : de sorte que le bien du particulier qui suit, étant toujours supposé double de celui du précédent, le luxe croîtra du double plus une unité, dans cette progression 0, 1, 3, 7, 15, 31, 63, 127.
Dans la république de Platon [1] , le luxe auroit pu se calculer au juste. Il y avoit quatre sortes de cens établis. Le premier étoit précisément le terme où finissoit la pauvreté, le second étoit double, le troisieme triple, le quatrieme quadruple du premier. Dans le premier cens le luxe étoit égal à zéro ; il étoit égal à un dans le second, à deux dans le troisieme, à trois dans le quatrieme ; & il suivoit ainsi la proportion arithmétique.
En considérant le luxe des divers peuples, les uns à l’égard des autres, il est dans chaque état en raison composée de l’inégalité des fortunes qui est entre [I-369] les citoyens, & de l’inégalité des richesses des divers états. En Pologne, par exemple, les fortunes sont d’une inégalité extrême ; mais la pauvreté du total empêche qu’il n’y ait autant de luxe que dans un état plus riche.
Le luxe est encore en proportion avec la grandeur des villes, & sur-tout de la capitale ; en sorte qu’il est en raison composée des richesses de l’état, de l’inégalité des fortunes des particuliers, & du nombre d’hommes qu’on assemble dans de certains lieux.
Plus il y a d’hommes ensemble, plus ils sont vains & sentent naître en eux l’envie de se signaler par de petites choses [2] . S’ils sont en si grand nombre, que la plupart soient inconnus les uns aux autres, l’envie de se distinguer redouble, parce qu’il y a plus d’espérance de réussir. Le luxe donne cette espérance ; chacun prend les marques de la condition qui précede la sienne. Mais à force de vouloir se distinguer, tout [I-370] devient égal, & on ne se distingue plus : comme tout le monde veut se faire regarder, on ne remarque personne.
Il résulte de tout cela une incommodité générale. Ceux qui excellent dans une profession mettent à leur art le prix qu’ils veulent ; les plus petits talens suivent cet exemple ; il n’y a plus d’harmonie entre les besoins & les moyens. Lorsque je suis forcé de plaider, il est nécessaire que je puisse payer un avocat ; lorsque je suis malade, il faut que je puisse avoir un médecin.
Quelques gens ont pensé qu’en assemblant tant de peuple dans une capitale, on diminuoit le commerce, parce que les hommes ne sont plus à une certaine distance les uns des autres. Je ne le crois pas ; on a plus de désirs, plus de besoins, plus de fantaisies quand on est ensemble.
[↑] Le premier cens étoit le sort héréditaire en terre ; & Platon ne vouloit pas qu’on pût avoir en autres effets plus du triple du sort héréditaire. Voyez ses Lois, liv. IV.
[↑] Dans une grande ville, dit l’auteur de la fable des abeilles, tom. I. pag. 133. on s’habille au-dessus de sa qualité, pour être estimé plus qu’on n’est par la multitude. C’est un plaisir pour un esprit foible, presqu’aussi grand que celui de l’accomplissement de ses désirs.
[I-370]
Je viens de dire que dans les républiques, où les richesses sont également partagées, il ne peut point y avoir de luxe ; & comme on a vu au livre [I-371] cinquieme [1] , que cette égalité de distribution faisoit l’excellence d’une république, il suit que moins il y a de luxe dans une république, plus elle est parfaite. Il n’y en avoit point chez les premiers Romains ; il n’y en avoit point chez les Lacédémoniens ; & dans les républiques où l’égalité n’est pas tout-à-fait perdue, l’esprit de commerce, de travail & de vertu, fait que chacun y peut & que chacun y veut vivre de son propre bien, & que par conséquent il y a peu de luxe.
Les lois du nouveau partage des champs, demandées avec tant d’instance dans quelques républiques, étoient salutaires par leur nature. Elles ne sont dangereuses que comme action subite. En ôtant tout-à-coup les richesses aux uns, & augmentant de même celles des autres, elles font dans chaque famille une révolution, & en doivent produire une générale dans l’état.
À mesure que le luxe s’établit dans une république, l’esprit se tourne vers l’intérêt particulier. À des gens à qui il ne faut rien que le nécessaire, il ne reste à désirer que la gloire de la patrie & la [I-372] sienne propre. Mais une ame corrompue par le luxe a bien d’autres désirs. Bientôt elle devient ennemie des lois qui la gênent. Le luxe que la garnison de Rhege commença à connoître, fit qu’elle en égorgea les habitans.
Si-tôt que les Romains furent corrompus, leurs désirs devinrent immenses. On en peut juger par le prix qu’ils mirent aux choses. Une cruche de vin de Falerne [2] se vendoit cent deniers Romains ; un baril de chair salée du Pont en coûtoit quatre cents ; un bon cuisinier quatre talens ; les jeunes garçons n’avoient point de prix. Quand par une impétuosité [3] générale tout le monde se portoit à la volupté, que devenoit la vertu ?
[↑] Chap. III & IV.
[↑] Fragment du livre 365 de Diodore, rapporté par Const. Porphyrog. Extrait des vertus & des vices.
[↑] Cùm maximus omnium impétus ad luxuriam esset, ibid.
[I-372]
L’aristocratie mal constituée a ce malheur, que les nobles y ont les richesses, & que cependant ils ne [I-373] doivent pas dépenser ; le luxe contraire à l’esprit de modération en doit être banni. Il n’y a donc que des gens très-pauvres qui ne peuvent pas recevoir, & des gens très-riches qui ne peuvent pas dépenser.
À Venise, les lois forcent les nobles à la modestie. Il se sont tellement accoutumés à l’épargne, qu’il n’y a que les courtisanes qui puissent leur faire donner de l’argent. On se sert de cette voie pour entretenir l’industrie ; les femmes les plus méprisables y dépensent sans danger, pendant que leurs tributaires y menent la vie du monde la plus obscure.
Les bonnes républiques Grecques avoient à cet égard des institutions admirables. Les riches employoient leur argent en fêtes, en chœurs de musique, en chariots, en chevaux pour la course, en magistrature onéreuse. Les richesses y étoient aussi à charge que la pauvreté.
[I-374]
« Les Suions, nation Germanique, rendent honneur aux richesses, dit Tacite [1] ; ce qui fait qu’ils vivent sous le gouvernement d’un seul ». Cela signifie bien que le luxe est singuliérement propre aux monarchies, & qu’il n’y faut point de lois somptuaires.
Comme par la constitution des monarchies, les richesses y sont inégalement partagées, il faut bien qu’il y ait du luxe. Si les riches n’y dépensent pas beaucoup, les pauvres mourront de faim. Il faut même que les riches y dépensent à proportion de l’inégalité des fortunes ; & que, comme nous avons dit, le luxe y augmente dans cette proportion. Les richesses particulieres n’ont augmenté, que parce qu’elles ont ôté à une partie des citoyens le nécessaire physique ; il faut donc qu’il leur soit rendu.
Ainsi, pour que l’état monarchique se soutienne, le luxe doit aller en croissant [I-375] du laboureur à l’artisan, au négociant, aux nobles, aux magistrats, aux grands seigneurs, aux traitans principaux, aux princes, sans quoi tout seroit perdu.
Dans le sénat de Rome, composé de graves magistrats, de jurisconsultes & d’hommes pleins de l’idée des premiers temps, on proposa sous Auguste la correction des mœurs & du luxe des femmes. Il est curieux de voir dans Dion [2] avec quel art il éluda les demandes importunes de ces sénateurs. C’est qu’il fondoit une monarchie, & dissolvoit une république.
Sous Tibere, les édiles proposerent dans le sénat le rétablissement des anciennes lois somptuaires [3] . Ce prince, qui avoit des lumieres, s’y opposa : « L’état ne pourroit subsister, disoit-il, dans la situation où sont les choses. Comment Rome pourroit-elle vivre ? comment pourroient vivre les provinces ? Nous avions de la frugalité, lorsque nous étions citoyens d’une seule ville ; aujourd’hui nous consommons les richesses de tout l’univers ; on fait travailler pour nous les maîtres & les esclaves ». Il voyoit bien qu’il [I-376] ne falloit plus de lois somptuaires.
Lorsque sous le même empereur, on propora au sénat de défendre aux gouverneurs de mener leurs femmes dans les provinces, à cause des déréglemens qu’elles y apportoient, cela fut rejeté. On dit, que les exemples de la dureté des anciens avoient été changés en une façon de vivre plus agréable [4] . On sentit qu’il falloit d’autres mœurs.
Le luxe est donc nécessaire dans les états monarchiques ; il l’est encore dans les états despotiques. Dans les premiers, c’est un usage que l’on fait de ce qu’on possede de liberté : dans les autres, c’est un abus qu’on fait des avantages de sa servitude, lorsqu’un esclave choisi par son maître pour tyranniser ses autres esclaves, incertain pour le lendemain de la fortune de chaque jour, n’a d’autre félicité que celle d’assouvir l’orgueil, les désirs & les voluptés de chaque jour.
Tout ceci mene à une réflexion. Les républiques finissent par le luxe ; les monarchies par la pauvreté [5]
[↑] De morib. German.
[↑] Dion Cassius, liv. LIV.
[↑] Tacite, Ann. liv. III.
[↑] Multa duritici veterum meliùs & lœtiùs mutate. Tacit. A nal. liv. III.
[↑] Opulentia peritura mox egcstatem. Florus, liv. III.
[I-377]
Ce fut dans l’esprit de la république, ou dans quelques cas particuliers, qu’au milieu du treizieme siecle on fit en Arragon des lois somptuaires. Jacques I ordonna que le roi ni aucun de ses sujets ne pourroient manger plus de deux sortes de viandes à chaque repas, & que chacune ne seroit préparée que d’une seule maniere, à moins que ce ne fût du gibier qu’on eût tué soi-même [1] .
On a fait aussi de nos jours, en Suede, des lois somptuaires ; mais elles ont un objet différent de celles d’Arragon.
Un état peut faire des lois somptuaires dans l’objet d’une frugalité absolue ; c’est l’esprit des lois somptuaires des républiques ; & la nature de la chose fait voir que ce fut l’objet de celles d’Arragon.
Les lois somptuaires peuvent avoit aussi pour objet une frugalité relative ; lorsqu’un état, sentant que des marchandises étrangeres d’un trop haut prix [I-378] demanderoient une telle exportation des siennes, qu’il se priveroit plus de ses besoins par celles-ci qu’il n’en satisferoit par celles-là, en défend absolument l’entrée : & c’est l’esprit des lois que l’on a faites de nos jours en Suede [2] . Ce sont les seules lois somptuaires qui conviennent aux monarchies.
En général, plus un état est pauvre, plus il est ruiné par son luxe relatif, & plus par conséquent il lui faut de lois somptuaires relatives. Plus un état est riche, plus son luxe relatif l’enrichit, & il faut bien se garder d’y faire des lois somptuaires relatives. Nous expliquerons mieux ceci dans le livre sur le commerce [3] . Il n’est ici question que du luxe absolu.
[↑] Constitution de Jacques I, de l’an 1234, art. 6, dans Marco-Il spanica, p. 1429.
[↑] On y a défendu les vins exquis, & autres marchandises précieuses.
[↑] Voyez tom. II, liv. XX, chap. XX.
[I-378]
Des lois particulieres demandent des lois somptuaires dans quelques états. Le peuple, par la force du climat, [I-379] peut devenir si nombreux, & d’un autre côté les moyens de le faire subsister peuvent être si incertains, qu’il est bon de l’appliquer tout entier à la culture des terres. Dans ces états le luxe est dangereux, & les lois somptuaires y doivent être rigoureuses. Ainsi pour savoir s’il faut encourager le luxe ou le proscrire, on doit d’abord jeter les yeux sur le rapport qu’il y a entre le nombre du peuple, & la facilité de le faire vivre. En Angleterre, le sol produit beaucoup plus de grains qu’il ne faut pour nourrir ceux qui cultivent les terres, & ceux qui procurent les vêtemens : il peut donc y avoir des arts frivoles, & par conséquent du luxe. En France il croît assez de blé pour la nourriture des laboureurs & de ceux qui sont employés aux manufactures. De plus, le commerce avec les étrangers peut rendre pour des choses frivoles tant de choses nécessaires, qu’on n’y doit guere craindre le luxe.
À la Chine, au contraire, les femmes sont si fécondes, & l’espece humaine s’y multiplie à un tel point, que les terres, quelque cultivées qu’elles soient, suffisent à peine pour la nourriture des habitans. Le luxe y est donc pernicieux, & [I-380] l’esprit de travail & d’économie y est aussi requis que dans quelques républiques que ce soit [1] . Il faut qu’on s’attache aux arts nécessaires ; & qu’on fuie ceux de la volupté.
Voilà l’esprit des belles ordonnances des empereurs Chinois. « Nos anciens, dit un empereur de la famille des Tang [2] , tenoient pour maxime, que s’il y avoit un homme qui ne labourât point, une femme qui ne s’occupât point à filer, quelqu’un souffroit le froid ou la faim dans l’empire » ... Et sur ce principe il fit détruire une infinité de monasteres de bonzes.
Le troisieme empereur de la vingt-unieme dynastie [3] , à qui on apporta des pierres précieuses trouvées dans une mine, la fit fermer, ne voulant pas fatiguer son peuple à travailler pour une chose qui ne pouvoit ni le nourrir ni le vêtir.
« Notre luxe est si grand, dit Kiayventi [4] , que le peuple orne de broderies les souliers des jeunes garçons [I-381] & des filles, qu’il est obligé de vendre ». Tant d’hommes étant occupés à faire des habits pour un seul, le moyen qu’il n’y ait bien des gens qui manquent d’habits ? Il y a dix hommes qui mangent le revenu des terres, contre un laboureur : le moyen qu’il n’y ait bien des gens qui manquent d’alimens ?
[↑] Le luxe y a toujours été arrêté.
[↑] Dans une ordonnance rapportée par le P. du Halde, tom. II, p. 497.
[↑] Hist. de la Chine, vingt-unieme dynastie, dans l’ouvrage du P. du Halde, tom. I.
[↑] Dans un discours rapporté par le P. du Halde, tom. III, p. 418.
[I-381]
On voit dans l’histoire de la Chine, qu’elle a eu vingt-deux dynasties qui se sont succédées, c’est-à-dire, qu’elle a éprouvé vingt-deux révolutions générales, sans compter une infinité de particulieres. Les trois premieres dynasties durerent assez long-temps, parce qu’elles furent sagement gouvernées, & que l’empire étoit moins étendu qu’il ne le fut depuis. Mais on peut dire en général que toutes ces dynasties commencerent assez bien. La vertu, l’attention, la vigilance sont nécessaires à la Chine ; elles y étoient dans le commencement des dynasties, & elles manquoient à la fin. En effet, il étoit naturel [I-382] que des empereurs nourris dans les fatigues de la guerre, qui parvenoient à faire descendre du trône une famille noyée dans les délices, conservassent la vertu qu’ils avoient éprouvée si utile, & craignissent les voluptés qu’ils avoient vues si funestes. Mais après ces trois ou quatre premiers princes, la corruption, le luxe, l’oisiveté, les délices, s’emparerent des successeurs ; ils s’enferment dans le palais, leur esprit s’affoiblit, leur vie s’accourcit, la famille décline ; les grands s’élevent, les eunuques s’accréditent, on ne met sur le trône que des enfans, le palais devient ennemi de l’empire, un peuple oisif qui l’habite ruine celui qui travaille, l’empereur est tué ou détruit par un usurpateur, qui fonde une famille, dont le troisieme ou quatrieme successeur va dans le même palais se renfermer encore.
[I-382]
Il y a tant d’imperfections attachées à la perte de la vertu dans les femmes, toute leur ame est si fort dégradée, [I-383] ce point principal ôté en fait tomber tant d’autres, que l’on peut regarder dans un état populaire l’incontinence publique comme le dernier des malheurs & la certitude d’un changement dans la constitution.
Aussi les bons législateurs y ont-ils exigés des femmes une certaine gravité de mœurs. Ils ont proscrit de leurs républiques non-seulement le vice, mais l’apparence même du vice. Ils ont banni jusqu’à ce commerce de galanterie qui produit l’oisiveté, qui fait que les femmes corrompent avant même d’être corrompues, qui donne un prix à tous les riens, & rabaisse ce qui est important, & qui fait que l’on ne se conduit plus que sur les maximes du ridicule que les femmes entendent si bien à établir.
[I-383]
Les femmes ont peu de retenue dans les monarchies ; parce que la distinction des rangs les appelant à la cour, elles y vont prendre cet esprit de liberté [I-384] qui est à peu près le seul qu’on y tolere. Chacun se sert de leurs agrémens & de leurs passions pour avancer sa fortune ; & comme leur foiblesse ne leur permet pas l’orgueil, mais la vanité, le luxe y regne toujours avec elles.
Dans les états despotiques les femmes n’introduisent point le luxe ; mais elles sont elles-mêmes un objet de luxe. Elles doivent être extrêmement esclaves. Chacun suit l’esprit du gouvernement, & porte chez soi ce qu’il voit établi ailleurs. Comme les lois y sont séveres & exécutées sur le champ, on a peur que la liberté des femmes n’y fasse des affaires. Leurs brouilleries, leurs indiscrétions, leurs répugnances, leurs penchans, leurs jalousies, leurs piques, cet art qu’ont les petites ames d’intéresser les grandes, n’y sauroient être sans grande conséquence.
De plus, comme dans ces états les princes se jouent de la nature humaine, ils ont plusieurs femmes, & mille considérations les obligent de les renfermer.
Dans les républiques les femmes sont libres par les lois, & captivées par les mœurs ; le luxe en est banni, & avec lui la corruption & les vices.
[I-385]
Dans les villes Grecques, où l’on ne vivoit pas sous cette religion qui établit que chez les hommes même la pureté des mœurs est une partie de la vertu ; dans les villes Grecques, où un vice aveugle régnoit d’une maniere effrenée, où l’amour n’avoit qu’une forme que l’on n’ose dire, tandis que la seule amitié s’étoit retire dans les mariages [1] ; la vertu, la simplicité, la chasteté des femmes y étoient telles, qu’on n’a guere jamais vu de peuple qui ait eu à cet égard une meilleure police [2] .
[↑] Quant au vrai amour, dit Plutarque, les femmes n’y ont aucune part ». Œuvres morales, traité de l’amour, p. 600. Il parloit comme son siecle. Voyez Xénophon, au dialogue intitulé, Hieron.
[↑] À Athenes il y avoit un magistrat particulier, qui veilloit sur la conduite des femmes.
[I-385]
Les Romains n’avoient pas, comme les Grecs, des magistrats particuliers qui eussent inspection sur la conduite des femmes. Les censeurs n’avoient l’œil sur elles que comme sur le reste de la [I-386] république. L’institution du tribunal domestique [1] suppléa à la magistrature établie chez les Grecs [2] .
Le mari assembloit les parens de la femme ; & la jugeoit devant eux [3] . Ce tribunal maintenoit les mœurs dans la république. Mais ces mêmes mœurs maintenoient ce tribunal. Il devoit juger non-seulement de la violation des mœurs. Or pour juger de la violation des mœurs, il faut en avoir.
Les peines de ce tribunal devoient être arbitraires, & l’étoient en effet ; car tout ce qui regarde les mœurs, tout ce qui regarde les regles de la modestie, ne peut guere être compris sous un code de lois. Il est aisé de régler par des lois [I-387] ce qu’on doit aux autres ; il est difficile d’y comprendre tout ce qu’on se doit à soi-même.
Le tribunal domestique regardoit la conduite générale des femmes : mais il y avoit un crime, qui, outre l’animadversion de ce tribunal, étoit encore soumis à une accusation publique : c’étoit l’adultere ; soit que dans une république une si grande violation de mœurs intéressât le gouvernement, soit que le déréglement de la femme pût faire soupçonner celui du mari, soit enfin que l’on craignît que les honnêtes-gens même n’aimassent mieux cacher ce crime que le punir, l’ignorer que le venger.
[↑] Romulus institua ce tribunal, comme il paroît par Denys d’Halicarnasse, liv. II, p. 96.
[↑] Voyez dans Tite-Live, liv. XXXIX, l’usage que l’on fit de ce tribunal, lors de la conjuration des bacchanales : on appela conjuration contre la république, des assemblées où l’on corrompoit les mœurs des femmes & des jeunes gens.
[↑] Il paroît par Denys d’Halicarnasse, liv. II, que par l’institution de Romulus, le mari, dans les cas ordinaires, jugeoit seul devant les parens de la femme ; & que dans les grands crimes, il la jugeoit avec cinq d’entr’eux. Aussi Ulpien, au titre 6. §. 9, 12 & 13, distingue-t-il dans les jugemens des mœurs, celles qu’il appelle grave d’avec celles qui l’étoient moins, mores graviores, mores leviores.
[I-387]
Comme le tribunal domestique supposoit des mœurs, l’accusation publique en supposoit aussi, & cela fit que ces deux choses tomberent avec les [I-388] mœurs & finirent avec la république [1] .
L’établissement des questions perpétuelles, c’est-à-dire, du partage de la juridiction entre les préteurs, & la coutume qui s’introduisit de plus en plus que ces préteurs jugeassent eux-mêmes [2] toutes les affaires, affoiblirent l’usage du tribunal domestique ; ce qui paroît par la surprise des historiens, qui regardent comme des faits singuliers & comme un renouvellement de la pratique ancienne, les jugemens que Tibere fit rendre par ce tribunal.
L’établissement de la monarchie & le changement des mœurs firent encore cesser l’accusation publique. On pouvoit craindre qu’un mal honnête homme piqué des mépris d’une femme, indigné de ses refus, outré de sa vertu même, ne formât le dessein de la perdre. La loi Julie ordonna qu’on ne pourroit accuser une femme d’adultere, qu’après avoir accusé son mari de favoriser ses déréglemens ; ce qui restreignit beaucoup [I-389] cette accusation, & l’anéantit pour ainsi dire [3] .
Sixte-Quint sembla vouloir renouveller l’accusation publique [4] . Mais il ne faut qu’un peu de réflexion pour voir que cette loi, dans une monarchie telle que la sienne, étoit encore plus déplacée que dans toute autre.
[↑] Judicio de moribus (quòd antcà quidem in antiquis legibus positum erat, non autem frequentabatur penitùs abolito. Leg. II, cod. de repud.
[↑] Judicia extraordinaria.
[↑] Constantin l’ôta entiérement : « C’est une chose indigne, disoit-il, que des mariages tranquilles soient troublés par l’audace des étrangers ».
[↑] Sixte V ordonna qu’un mari qui n’iroit point se plaindre à lui des débauches de sa femme, seroit puni de mort. Voyez Leti.
[I-389]
Les institutions des Romains mettoient les femmes dans une perpétuelle tutelle, à moins qu’elles ne fussent sous l’autorité d’un mari [1] . Cette tutelle étoit donnée au plus proche des parens par mâles ; & il paroît, par une expression vulgaire [2] , qu’elles étoient très-gênées. Cela étoit bon pour la [I-390] république, & n’étoit point nécessaire dans la monarchie [3] .
Il paroît, par les divers codes des lois des barbares, que les femmes chez les premiers Germains étoient aussi dans une perpétuelle tutelle [4] . Cet usage passa dans les monarchies qu’ils fonderent ; mais il ne subsista pas.
[↑] Nisi convenissent in manum viri.
[↑] Ne sis mihi patruus oro.
[↑] La loi Papienne ordonna, sous Auguste, que les femmes qui auroient eu trois enfans, seroient hors de cette tutelle.
[↑] Cette tutelle s’appeloit chez les Germains, Mundeburdium.
[I-390]
La loi Julie établit une peine contre l’adultere. Mais bien loin que cette loi, & celle que l’on fit depuis là-dessus, fussent une marque de la bonté des mœurs, elles furent au contraire une marque de leur dépravation.
Tout le systême politique à l’égard des femmes changea dans la monarchie. Il ne fut plus question d’établir chez elles la pureté des mœurs, mais de punir leurs crimes. On ne faisoit de nouvelles [I-391] lois pour punir ces crimes, que parce qu’on ne punissoit plus les violations, qui n’étoient point ces crimes.
L’affreux débordement des mœurs obligeoit bien les empereurs de faire des lois pour arrêter à un certain point l’impudicité : mais leur intention ne fut pas de corriger les mœurs en général. Des faits positifs rapportés par les historiens prouvent plus cela que toutes ces lois ne sauroient prouver le contraire. On peut voir dans Dion la conduite d’Auguste à cet égard ; & comment il éluda, & dans sa préture & dans sa censure, les demandes qui lui furent faites [1] .
On trouve bien dans les historiens des jugemens rigides, rendus sous Auguste & sous Tibere, contre l’impudicité de quelques dames Romaines : mais en [I-392] nous faisant connoître l’esprit de ces regnes, ils nous font connoître l’esprit de ces jugemens.
Auguste & Tibere songerent principalement à punir les débauches de leurs parentes. Ils ne punissoient point le déréglement des mœurs, mais un certain crime d’impiété ou de lese-majesté [2] qu’ils avoient inventé, utile pour le respect, utile pour leur vengeance. De-là vient que les auteurs Romains s’élevent si fort contre cette tyrannie.
La peine de la loi Julie étoit légere [3] . Les empereurs voulurent que dans les jugemens on augmentât la peine de la loi qu’ils avoient faite. Cela fut le sujet des invectives des historiens. Ils n’examinoient pas si les femmes méritoient d’être punies, mais si l’on avoit violé la loi pour les punir.
Une des principales tyrannies de Tibere [4] fut l’abus qu’il fit des anciennes [I-393] lois. Quand il voulut punir quelque dame Romaine au-delà de la peine portée par la loi Julie, il rétablit contre elles le tribunal domestique [5] .
Ces dispositions à l’égard des femmes ne regardoient que les familles des sénateurs, & non pas celles du peuple. On vouloit des prétextes aux accusations contre les grands, & les déportemens des femmes en pouvoient fournir sans nombre.
Enfin ce que j’ai dit, que la bonté des mœurs n’est pas le principe du gouvernement d’un seul, ne se vérifia jamais mieux que sous ces premiers empereurs ; & si l’on en doutoit, on n’auroit qu’à lire Tacite, Suétone, Juvenal & Martial.
[↑] Comme on lui eut amené un jeune homme qui avoit épousé une femme, avec laquelle il avoit eu auparavant un mauvais commerce, il hésita longtemps, n’osant ni approuver, ni punir ces choses. Enfin reprenant ses esprits : « les séditions ont été cause de grands maux, dit-il, oublions-les ». Dion, liv. LIV. Les sénateurs lui ayant demandé des réglemens sur les mœurs des femmes, il éluda cette demande, en leur disant qu’ils corrigeassent leurs femmes, comme il corrigeoit la sienne : sur quoi ils le prierent de leur dire comment il en usoit avec sa femme : question, ce me semble, fort indiscrete.
[↑] Culpam inter viros & feminas vulgatam gravi nomine lsarum religionum appeliando, clementiam majorum suasque ipse leges egrediebatur. Tacite, Annal. liv. III.
[↑] Cette loi est rapportée au digeste ; mais on n’y a pas mis la peine. On juge qu’elle n’étoit que de la relégation, puisque celle de l’inceste n’étoit que de la déportation. Leg. si quis viduam, ss. de quest.
[↑] Proprium id Tiberio suit, sceiera nuper reperto priscis verbis obtegere, Tacit.
[↑] Adulterii graviorem pœnam deprecatus, ut exemplo majorum, propinquis suis ultra ducentesimum lapidem removeretus, suafit. Adultero Manlio Italiâ atque Africâ interdictum est. Tacite, Annal. liv. II.
[I-393]
Nous avons parlé de l’incontinence publique, parce qu’elle est jointe avec le luxe, qu’elle en est toujours suivie, & qu’elle le fuit toujours. Si [I-394] vous laissez en liberté les mouvemens du cœur, comment pourrez-vous gêner les foiblesses de l’esprit ?
À Rome, outre les institutions générales, les censeurs firent faire par les magistrats plusieurs lois particulieres, pour maintenir les femmes dans la frugalité. Les lois Fanniene, Lycinienne & Oppienne eurent cet objet. Il faut voir dans Tite Live [1] comment le sénat fut agité, lorsqu’elles demanderent la révocation de la loi Oppienne. Valere-Maxime met l’époque du luxe chez les Romains à l’abrogation de cette loi.
[↑] Décade IV, liv. IV.
[I-394]
Les dots doivent être considérables dans les monarchies, afin que les maris puissent soutenir leur rang & le luxe établi. Elles doivent être médiocres dans les républiques, où le luxe ne doit pas régner [1] . Elles doivent être [I-395] à peu près nulles dans les états despotiques, où les femmes sont en quelque façon esclaves.
La communauté des biens introduite par les lois Françoises entre le mari & la femme, est très-convenable dans le gouvernement monarchique ; parce qu’elle intéresse les femmes aux affaires domestiques, & les rappelle comme malgré elles au soin de leur maison. Elle l’est moins dans la république, où les femmes ont plus de vertu. Elle seroit absurde dans les états despotiques, où presque toujours les femmes sont elles-mêmes une partie de la propriété du maître.
Comme les femmes, par leur état, sont assez portées au mariage, les gains que la loi leur donne sur les biens de leur mari sont inutiles. Mais ils seroient très-pernicieux dans une république, parce que leurs richesses particulieres produisent le luxe. Dans les états despotiques, les gains de noces doivent être leur subsistance, & rien de plus.
[↑] Marseille fut la plus sage des républiques de son temps ; les dots ne pouvoient passer cent écus en argent, & cinq en habits, dit Strabon, liv. IV.
[I-396]
Les Samnites avoient une coutume, qui, dans une petite république, & sur-tout dans la situation où étoit la leur, devoit produire d’admirables effets. On assembloit tous les jeunes gens, & on les jugeoit. Celui qui étoit déclaré le meilleur de tous, prenoit pour sa femme la fille qu’il vouloit ; celui qui avoit les suffrages après lui choisissoit encore ; & ainsi de suite [1] . Il étoit admirable de ne regarder entre les biens des garçons que les belles qualités & les services rendus à la patrie. Celui qui étoit le plus riche de ces sortes de biens choisissoit une fille dans toute la nation. L’amour, la beauté, la chasteté, la vertu, la naissance, les richesses même, tout cela étoit, pour ainsi dire, la dot de la vertu. Il seroit difficile d’imaginer une récompense plus noble, plus grande, moins à charge à un petit état, plus capable d’agir sur l’un & l’autre sexe.
[I-397]
Les Samnites descendoient des Lacédémoniens ; & Platon, dont les institutions ne sont que la perfection des lois de Lycurgue, donna à peu près une pareille loi [2] .
[↑] Fragm. de Nicolas de Damas, toré de Stobée dans le recueil de Constantin Porphyrogenete.
[↑] Il leur permet même de se voir plus fréquemment.
[I-397]
Il est contre la raison & contre la nature, que les femmes soient maîtresses dans la maison, comme cela étoit établi chez les Egyptiens : mais il ne l’est pas qu’elles gouvernent un empire. Dans le premier cas, l’état de foiblesse où elles sont ne leur permet pas la prééminence ; dans le second, leur foiblesse même leur donne plus de douceur & de modération ; ce qui peut faire un bon gouvernement, plutôt que les vertus dures & féroces.
Dans les Indes on se trouve très-bien du gouvernement des femmes; & il est établi, que si les mâles ne viennent pas d’une mere du même sang, les filles qui ont une mere du sang royal [I-398] succedent [1] . On leur donne un certain nombre de personnes pour les aider à porter le poids du gouvernement. Selon M. Smith [2] , on se trouve aussi très-bien du gouvernement des femmes en Afrique. Si l’on ajoute à cela l’exemple de la Moscovie & de l’Angleterre, on verra qu’elles réussissent également & dans le gouvernement modéré & dans le gouvernement despotique.
[↑] Lettres édifiantes, recueil 14.
[↑] Voyage de Guinée, seconde partie, pag. 165, de la traduction, sur le royaume d’Angona sur la Côte d’Or.
[I-399]
La corruption de chaque gouvernement commence presque toujours par celle des principes.
[I-399]
Le principe de la démocratie se corrompt, non-seulement lorsqu’on perd l’esprit d’égalité, mais encore quand on prend l’esprit d’égalité extrême, & que chacun veut être égal à ceux qu’il choisit pour lui commander. Pour lors le peuple ne pouvant souffrir le pouvoir [I-400] même qu’il confie, veut tout faire par lui-même, délibérer pour le sénat, exécuter pour les magistrats, & dépouiller tous les juges.
Il ne peut plus y avoir de vertu dans la république. Le peuple veut faire les fonctions des magistrats ; on ne les respecte donc plus. Les délibérations du sénat n’ont plus de poids ; on n’a donc plus d’égard pour les sénateurs, & par conséquent pour les vieillards. Que si l’on n’a pas du respect pour les vieillards, on n’en aura pas non plus pour les peres ; les maris ne méritent pas plus de déférence, ni les maîtres plus de soumission. Tout le monde parviendra à aimer ce libertinage ; la gêne du commandement fatiguera comme celle de l’obéissance. Les femmes, les enfans, les esclaves, n’auront de soumission pour personne. Il n’y aura plus de mœurs, plus d’amour de l’ordre, enfin plus de vertu.
On voit dans le banquet de Xénophon, une peinture bien naïve d’une république où le peuple a abusé de l’égalité. Chaque convive donne à son tour la raison pourquoi il est content de lui. « Je suis content de moi, dit Chamides, à cause de ma pauvreté. Quand [I-401] j’étois riche, j’étois obligé de faire ma cour aux calomniateurs, sachant bien que j’étois plus en état de recevoir du mal d’eux que de leur en faire. La république me demandoit toujours quelque nouvelle somme ; je ne pouvois m’absenter. Depuis que je suis pauvre, j’ai acquis de l’autorité ; personne ne me menace, je menace les autres ; je puis m’en aller ou rester. Déjà les riches se levent de leurs places & me cedent le pas. Je suis un roi, j’étois esclave ; je payois un tribut à la république, aujourd’hui elle me nourrit ; je ne crains plus de perdre, j’espere d’acquérir.
Le peuple tombe dans ce malheur, lorsque ceux à qui il se confie, voulant cacher leur propre corruption, cherchent à le corrompre. Pour qu’il ne voie pas leur ambition, ils ne lui parlent que de sa grandeur ; pour qu’ils n’apperçoive pas leur avarice, ils flattent sans cesse la sienne.
La corruption augmentera parmi les corrupteurs ; & elle augmentera parmi ceux qui sont déjà corrompus. Le peuple se distribuera tous les deniers [I-402] publics ; & comme il aura joint à sa paresse la gestion des affaires, il voudra joindre à sa pauvreté les amusemens du luxe. Mais avec sa paresse & son luxe, il n’y aura que le trésor public qui puisse être un objet pour lui.
Il ne faudra pas s’étonner si l’on voit les suffrages se donner pour de l’argent. On ne peut donner beaucoup au peuple, sans retirer encore plus de lui : mais pour retirer de lui, il faut renverser l’état. Plus il paroîtra tirer d’avantage de sa liberté, plus il s’approchera du moment où il doit la perdre. Il se forme de petits tyrans, qui ont tous les vices d’un seul. Bientôt ce qui reste de liberté devient insupportable ; un seul tyran s’éleve, & le peuple perd tout jusqu’aux avantages de sa corruption.
La démocratie a donc deux excès à éviter ; l’esprit d’inégalité, qui la mene à l’aristocratie, ou au gouvernement d’un seul ; & l’esprit d’égalité extrême, qui la conduit au despotisme d’un seul, comme le despotisme d’un seul finit par la conquête.
Il est vrai que ceux qui corrompirent les républiques Grecques ne devinrent pas toujours tyrans. C’est qu’ils étoient [I-403] plus attachés à l’éloquence qu’à l’art militaire : outre qu’il y avoit dans le cœur de tous les Grecs une haine implacable contre ceux qui renversoient le gouvernement républicain ; ce qui fit que l’anarchie dégénéra en anéantissement, au lieu de se changer en tyrannie.
Mais Syracuse, qui se trouva placée au milieu d’un grand nombre de petites oligarchies changées en tyrannie [1] ; Syracuse qui avoit un Sénat [2] dont il n’est presque jamais fait mention dans l’histoire, essuya des malheurs que la corruption ordinaire ne donne pas. Cette ville toujours dans la licence [3] ou dans l’oppression, également travaillée par sa liberté & par sa servitude, recevant toujours l’une & l’autre comme une tempête ; & malgré sa puissance [I-404] au dehors, toujours déterminée à une révolution par la plus petite force étrangere, avoit dans son sein un peuple immense, qui n’eut jamais que cette cruelle alternative de se donner un tyran, ou de l’être lui-même.
[↑] Voyez Plutarque, dans les vies de Timoléon & de Dion.
[↑] C’est celui des six cents, donc parle Diodore.
[↑] Ayant chassé les tyrans, ils firent citoyens des étrangers & des soldats mercenaires, ce qui causa des guerres civiles : Aristote, Politiq. liv. V, ch. III. Le peuple ayant été cause de la victoire sur les Athéniens, la république fut changée, ibid. ch. IV. La passion de deux jeunes magistrats, dont l’un enleva à l’autre un jeune garçon, & celui-ci débaucha sa femme, fit changer la forme de cette république : ibid. Liv. VII, chap. IV.
[I-404]
Autant que le ciel est éloigné de la terre, autant le véritable esprit d’égalité l’est-il de l’esprit d’égalité extrême. Le premier ne consiste point à faire en sorte que tout le monde commande, ou que personne ne soit commandé ; mais à obéir & à commander à ses égaux. Il ne cherche pas à n’avoir point de maître, mais à n’avoir que ses égaux pour maîtres.
Dans l’état de nature les hommes naissent bien dans l’égalité : mais ils n’y sauroient rester. La société la leur fait perdre, & ils ne redeviennent égaux que par les lois.
Telle est la différence entre la démocratie réglée & celle qui ne l’est pas ; que dans la premiere, on n’est égal que [I-405] comme citoyen ; & que dans l’autre, on est encore égal comme magistrat, comme sénateur, comme juge, comme pere, comme mari, comme maître.
La place naturelle de la vertu est auprès de la liberté : mais elle ne se trouve pas plus auprès de la liberté extrême, qu’auprès de la servitude.
[I-405]
Les grands succès, sur-tout ceux auxquels le peuple contribue beaucoup, lui donnent un tel orgueil, qu’il n’est plus possible de le conduire. Jaloux des magistrats, il le devient de la magistrature ; ennemi de ceux qui gouvernent, il l’est bientôt de la constitution. C’est ainsi que la victoire de Salamine sur les Perses corrompit la république d’Athenes [1] ; c’est ainsi que la défaite des Athéniens perdit la république de Syracuse [2] .
Celle de Marseille n’éprouva jamais [I-406] ces grands passages de l’abaissement à la grandeur : aussi se gouverna-t-elle toujours avec sagesse, aussi conserva-t-elle ses principes.
[I-406]
L’aristocratie se corrompt lorsque le pouvoir des nobles devient arbitraire : il ne peut plus y avoir de vertu dans ceux qui gouvernent, ni dans ceux qui sont gouvernés.
Quand les familles régnantes observent les lois, c’est une monarchie qui a plusieurs monarques, & qui est très-bonne par sa nature ; presque tous ces monarques sont liés par les lois. Mais quand elles ne les observent pas, c’est un état despotique qui a plusieurs despotes.
Dans ce cas la république ne subsiste qu’à l’égard des nobles, & entr’eux seulement. Elle est dans le corps qui gouverne, & l’état despotique est dans le corps qui est gouverné ; ce qui fait les deux corps du monde les plus désunis.
[I-407]
L’extrême corruption est lorsque les nobles deviennent héréditaires [1] ; ils ne peuvent plus guere avoir de modération. S’ils sont en petit nombre, leur pouvoir est plus grand, mais leur sureté diminue ; s’ils sont en plus grand nombre, leur pouvoir est moindre, & leur sureté plus grande : en sorte que le pouvoir va croissant, & la sureté diminuant, jusqu’au despote sur la tête duquel est l’excès du pouvoir & du danger.
Le grand nombre des nobles dans l’aristocratie héréditaire rendra donc le gouvernement moins violent : mais comme il y aura peu de vertu, on tombera dans un esprit de nonchalance, de paresse, d’abandon, qui fera que l’état n’aura plus de force ni de ressort [2] .
Une aristocratie peut maintenir la force de son principe, si les lois sont telles qu’elles fassent plus sentir aux nobles les périls & les fatigues du commandement que ses délices ; & si l’état est dans une telle situation, qu’il ait quelque chose à redouter ; & que la sureté vienne du dedans, & l’incertitude du dehors.
[I-408]
Comme une certaine confiance fait la gloire & la sureté d’une monarchie, il faut au contraire qu’une république redoute quelque chose [3] . La crainte des Perses maintint les lois chez les Grecs. Carthage & Rome s’intimiderent l’une l’autre, & s’affermirent. Chose singuliere ! plus ces états ont de sureté, plus, comme des eaux trop tranquilles, ils sont sujets à se corrompre.
[↑] L’aristocratie se change en oligarchie.
[↑] Venise est une des républiques qui a le mieux corrigé par ses lois les inconvéniens de l’arsitocratie héréditaire.
[↑] Justin attribue à la mort d’Epaminondas l’extinction de la vertu à Athenes. N’ayant plus d’émulation, ils dépenserent leurs revenus en fêtes : frequentius cœnam quàm castra visentes. Pour lors les Macédoniens sortirent de l’obscurité. Liv. VI.
[I-408]
Comme les démocraties se perdent lorsque le peuple dépouille le sénat, les magistrats & les juges de leurs fonctions ; les monarchies se corrompent lorsqu’on ôte peu à peu les prérogatives des corps, ou les privileges des villes. Dans le premier cas, on va au despotisme de tous ; dans l’autre, au despotisme d’un seul.
[I-409]
« Ce qui perdit les dynasties de Tsin & de Soüi, dit un auteur Chinois, c’est qu’au lieu de se borner comme les anciens, à une inspection générale, seule digne du souverain, les princes voulurent gouverner immédiatement pas eux-mêmes [1] ». L’auteur Chinois nous donne ici la cause de la corruption de presque toutes les monarchies.
La monarchie se perd lorsqu’un prince croit qu’il montre plus sa puissance, en changeant l’ordre des choses qu’en le suivant, lorsqu’il ôte les fonctions naturelles des uns, pour les donner arbitrairement à d’autres, & lorsqu’il est plus amoureux de ses fantaisies que de ses volontés.
La monarchie se perd, lorsque le prince rapportant tout uniquement à lui, appelle l’état à sa capitale, la capitale à sa cour, & la cour à sa seule personne.
Enfin elle se perd, lorsqu’un prince méconnoît son autorité, sa situation, l’amour de ses peuples, & lorsqu’il ne sent pas bien qu’un monarque doit se juger en sureté comme un despote doit se croire en péril.
[↑] Compilation d’ouvrages fait sous les Ming rapportés par le Pere du Halde.
[I-410]
Le principe de la monarchie se corrompt, lorsque les premieres dignités sont les marques de la premiere servitude, lorsqu’on ôte aux grands le respect des peuples, & qu’on les rend de vils instrumens du pouvoir arbitraire.
Il se corrompt encore plus, lorsque l’honneur a été mis en contradiction avec les honneurs, & que l’on peut être à la fois couvert d’infamie [1] & de dignités.
Il se corrompt lorsque le prince change sa justice en sévérité ; lorsqu’il met, comme les empereurs Romains, [I-411] une tête de Méduse sur sa poitrine [2] lorsqu’il prend cet air menaçant & terrible que Commode faisoit donner à ses statues [3] .
Le principe de la monarchie se corrompt, lorsque des ames singuliérement lâches, tirent vanité de la grandeur que pourroit avoir leur servitude ; & qu’elles croient que ce qui fait que l’on doit tout au prince, fait que l’on ne doit rien à sa patrie.
Mais, s’il est vrai (ce que l’on a vu dans tous les temps), qu’à mesure que le pouvoir du monarque devient immense, sa sureté diminue ; corrompre ce pouvoir, jusqu’à le faire changer de nature, n’est-ce pas un crime de lese-majesté contre lui ?
[↑] Sous le regne de Tibere on éleva des statues & l’on donna les ornemens triomphaux aux délateurs ; ce qui avilit tellement ces honneurs, que ceux qui les avoient mérités les dédaignerent. Fragm. de dion, Liv. LVIII, tiré de l’extrait des vertus & des vices de Constant. Porphyrog. Voyez dans Tacite, comment Néron, sur la découverte & la punition d’une prétendue conjuration, donna à Petronius Turpilianus, à Nerva, à Tigellinus, les ornemens triomphaux. Annal. Liv. XIV. Voyez aussi comment les généraux dédaignerent de faire la guerre, parce qu’ils en méprisoient les honneurs, pervulgatis triumphi insignibus, Tacit. Annal. Liv. XIII.
[↑] Dans cet état, le prince savoit bien quel étoit le principe de son gouvernement.
[↑] Hérodien.
[I-411]
L’inconvénient n’est pas lorsque l’état passe d’un gouvernement modéré à un gouvernement modéré ; [I-412] comme de la république à la monarchie, ou de la monarchie à la république ; mais quand il tombe & se précipite du gouvernement modéré au despotisme.
La plupart des peuples d’Europe sont encore gouvernés par les mœurs. Mais, si par un long abus du pouvoir, si par une grande conquête, le despotisme s’établissoit à un certain point, il n’y auroit pas de mœurs ni de climat qui tinssent ; & dans cette belle partie du monde la nature humaine souffriroit, au moins pour un temps, les insultes qu’on lui fait dans les trois autres.
[I-412]
La noblesse Angloise s’ensevelit avec Charles premier sous les débris du trône ; & avant cela, lorsque Philippe second fit entendre aux oreilles des François le mot de liberté, la couronne fut toujours soutenue par cette noblesse, qui tient à honneur d’obéir à un roi, mais qui regarde comme la souveraine infamie de partager la puissance avec le peuple.
[I-413]
On a vu la maison d’Autriche travailler sans relâche à opprimer la noblesse Hongroise. Elle ignoroit de quel prix elle lui seroit quelque jour. Elle cherchoit chez ces peuples de l’argent qui n’y étoit pas ; elle ne voyoit pas des hommes qui y étoient. Lorsque tant de princes partageoit entr’eux ses états, toutes les pieces de sa monarchie immobiles & sans action tomboient, pour ainsi dire, les unes sur les autres. Il n’y avoit de vie que dans cette noblesse qui s’indigna, oublia tout pour combattre, & crut qu’il étoit de sa gloire de périr & de pardonner.
[I-413]
Le principe du gouvernement despotique se corrompt sans cesse, parce qu’il est corrompu par sa nature. Les autres gouvernemens périssent, parce que des accidens particuliers en violent le principe ; celui-ci périt par son vice intérieur, lorsque quelques causes accidentelles n’empêchent point son principe [I-414] de se corrompre. Il ne se maintient donc que dans des circonstances tirées du climat, de la religion, de la situation, ou du génie du peuple, le forcent à suivre quelque ordre & à souffrir quelque regle. Ces choses forcent sa nature, sans la changer ; sa férocité reste ; elle est pour quelque temps apprivoisée.
[I-414]
Lorsque les principes du gouvernement sont une fois corrompus, les meilleures lois deviennent mauvaises, & se tournent contre l’état ; lorsque les principes en sont sains, les mauvaises ont l’effet des bonnes ; la force du principe entraîne tout.
Les Crétois, pour tenir les premiers magistrats dans la dépendance des lois, employoient un moyen bien singulier ; c’étoit celui de l’insurrection. Une partie des citoyens se soulevoit [1] , mettoit en fuite les magistrats, & les obligeoit [I-415] de rentrer dans la condition privée. Cela étoit censé fait en conséquence de la loi. Une institution pareille, qui établissoit la sédition pour empêcher l’abus du pouvoir, sembloit devoir renverser quelque république que ce fût ; elle ne détruisit pas celle de Crete. Voici pourquoi [2] .
Lorsque les anciens vouloient parler d’un peuple qui avoit le plus grand amour pour la patrie, ils citoient les Crétois : La patrie, disoit Platon [3] , nom si tendre aux Crétois. Ils l’appeloient d’un nom qui exprime l’amour d’une mere pour ses enfans [4] . Or l’amour de la patrie corrige tout.
Les lois de Pologne ont aussi leur insurrection. Mais les inconvéniens qui en résultent, font bien voir que le seul peuple de Crete étoit en état d’employer avec succès un pareil remede.
Les exercices de la gymnastique établis chez les Grecs ne dépendirent pas moins de la bonté du principe du [I-416] gouvernement. « Ce furent les Lacédémoniens & les Crétois, dit Platon [5] , qui ouvrirent ces académies fameuses, qui leur firent tenir dans le monde un rang si distingué. La pudeur s’alarma d’abord ; mais elle céda à l’utilité publique ». Du temps de Platon, ces institutions étoient admirables [6] ; elles se rapportoient à un grand objet, qui étoit l’art militaire. Mais lorsque les Grecs n’eurent plus de vertu, elles détruisirent l’art militaire même ; on ne descendit plus sur l’arene pour se former, mais pour se corrompre [7] .
Plutarque nous dit [8] que de son temps les Romains pensoient que ces jeux avoient été la principale cause de [I-417] la servitude où étoient tombés les Grecs. C’étoit au contraire la servitude des Grecs qui avoit corrompu ces exercices. Du temps de Plutarque [9] , les parcs où l’on combattoit à nud, & les jeux de la lutte, rendoient les jeunes gens lâches, les portoient à un amour infame, & n’en faisoient que des baladins. Mais du temps d’Epaminondas, l’exercice de la lutte faisoit gagner aux Thébains la bataille de Leuctres [10] .
Il y a peu de lois qui ne soient bonnes, lorsque l’état n’a point perdu ses principes ; &, comme disoit Epicure en parlant des richesses, ce n’est point la liqueur qui est corrompue, c’est le vase.
[↑] Aristote, Politiq. Liv. II, ch. X.
[↑] On se réunissoit toujours d’abord contre les ennemis du dehors, ce qui s’appeloit syncrétismes. Plutarque, Moral. p. 88.
[↑] Répub. liv. IX.
[↑] Plutarq. Morales, au Traité, si l’homme d’âge doit se mêler des affaires publiques.
[↑] Républ. Liv. V.
[↑] La gymnastique se divisoit en deux parties, la danse & la lutte. On voyoit en Crete les danses armées de Curettes, à Lacédémone celles de Castor & de Pollux ; à Athenes, les danses armées de Pallas, très-propres pour ceux qui ne sont pas encore en âge d’aller à la guerre. La lutte est l’image de la guerre, dit Platin, des lois, liv. VII. Il loue l’antiquité de n’avoir établi que deux danses, la pacifique & la Pyrrhique. Voyez comment cette derniere danse s’appliquoit à l’art militaire. Platon, ibid.
[↑] Aut libidinosœ
Ledœas Lacedœmonis palœstras
Martial, lib. IV. epig. 55.
[↑] Œuvres morales, au Traité des demandes des choses Romaines.
[↑] Plutarque, ibid.
[↑] Plutarque, Morales, propos de tables, liv. II.
[I-417]
On prenoit à Rome les juges dans l’ordre des sénateurs. Les Gracques transporterent cette prérogative aux chevaliers. Drufus la donna aux sénateurs & aux chevaliers ; Sylla aux sénateurs seuls ; Cotta aux sénateurs, aux [I-418] chevaliers & aux trésoriers de l’épargne. César exclut ces derniers. Antoine fit des décuries de sénateurs, de chevaliers & de centurions.
Quand une république est corrompue, on ne peut remédier à aucun des maux qui naissent, qu’en ôtant la corruption & en rappellant les principes : toute autre correction est ou inutile ou un nouveau mal. Pendant que Rome conserva ses principes, les jugemens purent être sans abus entre les mains des sénateurs : mais quand elle fut corrompue, à quelque corps que ce fût qu’on transportât les jugemens, aux sénateurs, aux chevaliers, aux trésoriers de l’épargne, à deux de ces corps, à tous les trois ensemble, à quelqu’autre corps que ce fût, on étoit toujours mal. Les chevaliers n’avoient pas plus de vertu que les sénateurs, les trésoriers de l’épargne pas plus que les chevaliers, & ceux-ci aussi peu que les centurions.
Lorsque le peuple de Rome eut obtenu qu’il auroit part aux magistratures patriciennes, il étoit naturel de penser que ses flatteurs alloient être les arbitres du gouvernement. Non : l’on vit ce peuple, qui rendoit les magistratures [I-419] communes aux plébéiens, élire toujours des patriciens. Parce qu’il étoit vertueux, il étoit magnanime ; parce qu’il étoit libre, il dédaignoit le pouvoir. Mais lorsqu’il eut perdu ses principes, plus il eut de pouvoir, moins il eut de ménagemens ; jusqu’à ce qu’enfin, devenu son propre tyran & son propre esclave, il perdit la force de la liberté pour tomber dans la foiblesse de la licence.
[I-419]
Il n’y a point eu de peuple, dit Tite-Live [1] , où la dissolution se soit plus tard introduite que chez les Romains, & où la modération & la pauvreté aient été plus long-temps honorées.
Le serment eut tant de force chez ce peuple, que rien ne l’attacha plus aux lois. Il fit bien des fois pour l’observer, ce qu’il n’auroit jamais fait pour la gloire ni pour la patrie.
Quintius Cincinnatus, consul, ayant voulu lever une armée dans la ville [I-420] contre les Eques & les Volsques, les tribuns s’y opposerent. « Eh bien, dit-il, que tous ceux qui ont fait serment au consul de l’année précédente marchent sous mes enseignes [2] ». En vain les tribuns s’écrierent-ils qu’on n’étoit plus lié par ce serment ; que quand on l’avoit fait, Quintius étoit un homme privé : le peuple fut plus religieux que ceux qui se mêloient de le conduire ; il n’écouta ni les distinctions ni les interprétations des tribuns.
Lorsque le même peuple voulut se retirer sur le Mont-sacré, il se sentit retenir par le serment qu’il avoit fait aux consuls de les suivre à la guerre [3] . Il forma le dessein de les tuer : on lui fit entendre que le serment n’en subsisteroit pas moins. On peut juger de l’idée qu’il avoit de la violation du serment, par le crime qu’il vouloit commettre.
Après la bataille de Cannes, le peuple effrayé voulut se retirer en Sicile ; Scipion lui fit jurer qu’il resteroit à Rome ; la crainte de violer leur serment surmonta toute autre crainte. Rome étoit un vaisseau tenu par deux ancres dans la tempête, la religion & les mœurs.
[I-421]
Aristote nous parle de la république de Carthage, comme d’une république très-bien réglée. Polybe nous dit qu’à la seconde guerre punique [1] il y avoit à Carthage cet inconvénient, que le sénat avoit perdu presque toute son autorité. Tite-Live nous apprend que lorsqu’Annibal retourna à Carthage, il trouva que les magistrats & les principaux citoyens détournoient à leur profit les revenus publics, & abusoient de leur pouvoir. La vertu des magistrats tomba donc avec l’autorité du sénat ; tout coula du même principe.
On connoît les prodiges de la censure chez les Romains. Il y eut un temps où elle devint pesante ; mais on la soutint, parce qu’il y avoit plus de luxe que de corruption. Claudius l’affoiblit ; & par cet affoiblissement, la corruption devint encore plus grande que le luxe ; & la [I-422] censure [2] s’abolit, pour ainsi dire, d’elle-même. Troublée, demandée, reprise, quittée, elle fut entiérement interrompue jusqu’au temps où elle devint inutile, je veux dire les regnes d’Auguste & de Claude.
[↑] Environ cent ans après.
[↑] Voyez Dion, liv. XXXVIII. la vie de Cicéron dans Plutarque : Cicéron à Atticus, liv. IV. lett. 10 & 15 : Asconius sur Cicéron De Divinatione.
[I-422]
Je ne pourrai me faire entendre, que lorsqu’on aura lu les quatre chapitres suivans.
[I-422]
Il est de la nature d’une république, qu’elle n’ait qu’un petit territoire : sans cela elle ne peut guere subsister. Dans une grande république, il y a de grandes fortunes, & par conséquent peu de modération dans les esprits ; il y a de trop grands dépôts à mettre entre les [I-423] mains d’un citoyen ; les intérêts se particularisent ; un homme sent d’abord qu’il peut être heureux, grand, glorieux dans sa patrie ; & bientôt, qu’il peut être seul grand sur les ruines de sa patrie.
Dans une grande république, le bien commun est sacrifié à mille considérations ; il est subordonné à des exceptions ; il dépend des accidens. Dans une petite, le bien public est mieux senti, mieux connu, plus près de chaque citoyen ; les abus y sont moins étendus, & par conséquent moins protégés.
Ce qui fit subsister si long-temps Lacédémone, c’est qu’après toutes ses guerres, elle resta toujours avec son territoire. Le seul but de Lacédémone étoit la liberté ; le seul avantage de sa liberté, c’étoit la gloire.
Ce fut l’esprit des Républiques Grecques de se contenter de leurs terres, comme de leurs lois. Athenes prit de l’ambition, & en donna à Lacédémone : mais ce fut plutôt pour commander à des peuples libres, que pour gouverner des esclaves ; plutôt pour être à la tête de l’union, que pour la rompre. Tout fut perdu lorsqu’une monarchie s’éleva ; gouvernement dont [I-424] l’esprit est le plus tourné vers l’agrandissement.
Sans des circonstances particulieres [1] , il est difficile que tout autre gouvernement que le républicain puisse subsister dans une seule ville. Un prince d’un si petit état chercheroit naturellement à opprimer, parce qu’il auroit une grande puissance, & peu de moyens pour en jouir ou pour la faire respecter : il fouleroit donc beaucoup ses peuples. D’un autre côté, un tel prince seroit aisément opprimé par une force étrangere, ou même par une force domestique ; le peuple pourroit à tous les instans s’assembler & se réunir contre lui. Or quand un prince d’une ville est chassé de sa ville, le procès est fini ; s’il a plusieurs villes, le procès n’est que commencé.
[↑] Comme quand un petit souverain se maintient entre deux grands états par leur jalousie mutuelle ; mais il n’existe que précairement
[I-424]
Un état monarchique doit être d’une grandeur médiocre. S’il étoit petit, il se formeroit en république. S’il étoit [I-425] fort étendu, les principaux de l’état, grands par eux-mêmes, n’étant point sous les yeux du prince, ayant leur cour hors de sa cour, assurés d’ailleurs contre les exécutions promptes par les lois & par les mœurs, pourroient cesser d’obéir ; ils ne craindroient pas une punition trop lente & trop éloignée.
Aussi Charlemagne eut-il à peine fondé son empire, qu’il fallut le diviser, soit que les gouverneurs des provinces n’obéissent pas ; soit que, pour les faire mieux obéir, il fût nécessaire de partager l’empire en plusieurs royaumes.
Après la mort d’Alexandre, son empire fut partagé. Comment ces grands de Grece & de Macédoine, libres, ou du moins chefs des conquérans répandus dans cette vaste conquête, auroient-ils pu obéir ?
Après la mort d’Attila, son empire fut dissous : tant de rois qui n’étoient plus contenus, ne pouvoient point reprendre des chaînes.
Le prompt établissement du pouvoir sans bornes, est le remede qui dans ces cas peut prévenir la dissolution ; nouveau malheur après celui de l’agrandissement ! [I-426]
Les fleuves courent se mêler dans la mer ; les monarchies vont se perdre dans le despotisme.
[I-426]
Qu’on ne cite point l’exemple de l’Espagne ; elle prouve plutôt ce que je dis. Pour garder l’Amérique, elle fit ce que le despotisme même ne fait pas, elle en détruisit les habitans ; il fallut, pour conserver sa colonie, qu’elle la tînt dans la dépendance de sa subsistance même.
Elle essaya le despotisme dans les Pays-Bas ; & sitôt qu’elle l’eut abandonné, ses embarras augmenterent. D’un côté, les Wallons ne vouloient pas être gouvernés par les Espagnols ; & de l’autre, les soldats Espagnols ne vouloient pas obéir aux officiers Wallons [1] .
Elle ne se maintint dans l’Italie, qu’à force de l’enrichir & de se ruiner : car ceux qui auroient voulu se défaire du [I-427] roi d’Espagne, n’étoient pas pour cela d’humeur à renoncer à son argent.
[↑] Voyez l’histoire des Provinces-Unies, par M. de Clerc.
[I-427]
Un grand empire suppose une autorité despotique dans celui qui gouverne. Il faut que la promptitude des résolutions supplée à la distance des lieux où elles sont envoyées ; que la crainte empêche la négligence du gouverneur ou du magistrat éloigné ; que la loi soit dans une seule tête ; & qu’elle change sans cesse, comme les accidens, qui se multiplient toujours dans l’état à proportion de sa grandeur.
[I-427]
Que si la propriété naturelle des petits états est d’être gouvernés en république, celle des médiocres d’être soumis à un monarque, celle des grands empires d’être dominés par [I-428] un despote ; il suit que, pour conserver les principes du gouvernement établi, il faut maintenir l’état dans la grandeur qu’il avoit déjà ; & que cet état changera d’esprit, à mesure qu’on rétrécira ou qu’on étendra ses limites.
[I-428]
Avant de finir ce Livre, je répondrai à une objection qu’on peut faire sur tout ce que j’ai dit jusqu’ici.
Nos missionnaires nous parlent du vaste empire de la Chine, comme d’un gouvernement admirable, qui mêle ensemble dans son principe la crainte, l’honneur et la vertu. J’ai donc posé une distinction vaine, lorsque j’ai établi les principes des trois gouvernemens.
J’ignore ce que c’est que cet honneur dont on parle, chez des peuples à qui on ne sait rien faire qu’à coups de bâton [1] .
De plus, il s’en faut beaucoup que nos commerçans nous donnent l’idée [I-429] de cette vertu dont nous parlent nos missionnaires : on peut les consulter sur les brigandages des mandarins. [2] Je prends encore à témoin le grand homme milord Anson.
D’ailleurs, les lettres du P. Parennin sur le procès que l’empereur fit faire à des princes du sang néophytes [3] qui lui avoient déplu, nous font voir un plan de tyrannie constamment suivi, & des injures faites à la nature humaine avec regle, c’est-à-dire de sang-froid.
Nous avons encore des lettres de M. de Mairan & du même P. Parennin sur le gouvernement de la Chine. Après des questions & des réponses très-sensées, le merveilleux s’est évanoui.
Ne pourroit-il pas se faire que les missionnaires auroient été trompés par une apparence d’ordre ; qu’ils auroient été frappés de cet exercice continuel de la volonté d’un seul, par lequel ils sont gouvernés eux-mêmes, & qu’ils aiment tant à trouver dans les cours des rois des Indes ! parce que n’y allant que pour y faire de grands changemens, il leur est plus aisé de convaincre les princes qu’ils [I-430] peuvent tout faire, que de persuader aux peuples qu’ils peuvent tout souffrir [4] .
Enfin, il y a souvent quelque chose de vrai dans les erreurs mêmes. Des circonstances particulieres, & peut-être uniques, peuvent faire que le gouvernement de la chine ne soit par aussi corrompu qu’il devroit l’être. Des causes, tirées la plupart du physique du climat, ont pu forcer les causes morales dans ce pays, & faire des especes de prodiges.
Le climat de la Chine est tel, qu’il favorise prodigieusement la propagation de l’espece humaine. Les femmes y sont d’une fécondité si grande, que l’on ne voit rien de pareil sur la terre. La tyrannie la plus cruelle n’y arrête point le progrès de la propagation. Le prince n’y peut pas dire, comme Pharaon, Opprimons-les avec sagesse. Il seroit plutôt réduit à former le souhait de Néron, que le genre humain n’eût qu’une tête. Malgré la tyrannie, la Chine, par la force du climat, se peuplera toujours, & triomphera de la tyrannie.
[I-431]
La Chine, comme tous les pays où croît le riz [5] , est sujette à des famines fréquentes. Lorsque le peuple meurt de faim, il se disperse pour chercher de quoi vivre ; il se forme de toutes parts des bandes de trois, quatre ou cinq voleurs. La plupart sont d’abord exterminées ; d’autres se grossisent, & sont exterminées encore. Mais dans un si grand nombre de provinces, & si éloignées, il peut arriver que quelque troupe fasse fortune. Elle se maintient, se fortifie, se forme en corps d’armée, va droit à la capitale, & le chef monte sur le trône.
Telle est la nature de la chose, que le mauvais gouvernement y est d’abord puni. Le désordre y naît soudain, parce que ce peuple prodigieux y manque de subsistance. Ce qui fait que dans d’autres pays on revient si difficilement des abus, c’est qu’ils n’y ont pas des effets sensibles ; le prince n’y est pas averti d’une maniere prompte & éclatante, comme il l’est à la Chine.
Il ne sentira point, comme nos princes, que s’il gouverne mal, il sera moins heureux dans l’autre vie, moins puissant & moins riche dans celle-ci. Il saura [I-432] que si son gouvernement n’est pas bon, il perdra l’empire & la vie.
Comme, malgré les expositions d’enfans, le peuple augmente toujours à la Chine [6] , il faut un travail infatigable pour faire produire aux terres de quoi le nourrir : cela demande une grande attention de la part du gouvernement. Il est à tous les instans intéressé à ce que tout le monde puisse travailler sans crainte d’être frustré de ses peines. Ce doit moins être un gouvernement civil, qu’un gouvernement domestique.
Voilà ce qui a produit les réglemens dont on parle tant. On a voulu faire régner les lois avec le despotisme : mais ce qui est joint avec le despotisme n’a plus de force. En vain ce despotisme, pressé par ses malheurs, a-t-il voulu s’enchaîner ; il s’arme de ses chaînes, & devient plus terrible encore.
La Chine est donc un état despotique, dont le principe est la crainte. Peut-être que dans les premieres dynasties, l’empire n’étant pas si étendu, le gouvernement décloinoit un peu de cet esprit. Mais aujourd’hui cela n’est pas.
[↑] C’est le bâton qui gouverne la Chine, dit le P. du Halde.
[↑] Voyez entr’autres la relation de Lange.
[↑] De la famille de Sourniama, Lettres édis. 18e. Recueil
[↑] Voyez dans le P. du Halde, comment les Missionnaires se servirent de l’autorité de Canhi, pour faire taire les Mandarins, qui disoient toujours que, par les lois du pays, un culte étranger ne pouvoit être établi dans l’empire.
[↑] Voyez ci-dessous, liv. XXIII. chap. 14.
[↑] Voyez le mémoire d’un Tsongtou, pour qu’on défriche. Lettres édif. recueil 21.
[I-433]
Si une république est petite, elle est détruite pas une force étrangere ; si elle est grande, elle se détruit par un vice intérieur.
Ce double inconvénient infecte également les démocraties & les aristocraties, soit qu’elles soient bonnes, soit qu’elles soient mauvaises. Le mal est dans la chose même, il n’y a aucune forme qui puisse y remédier.
Ainsi il y a grande apparence que les hommes auroient été à la fin obligés de vivre toujours sous le gouvernement d’un seul, s’ils n’avoient imaginé une maniere de constitution qui a tous les avantages intérieurs du gouvernement républicain & la force extérieure du [I-434] monarchique. Je parle de la république fédérative.
Cette forme de gouvernement est une convention, par laquelle plusieurs corps politiques consentent à devenir citoyens d’un état plus grand qu’ils veulent former. C’est une société de sociétés, qui en font une nouvelle, qui peut s’agrandir par de nouveaux associés qui se sont unis.
Ce furent ces associations qui firent fleurir si long-temps le corps de la Grece. Par elles les Romains attaquerent l’univers, & par elles seules l’univers se défendit contr’eux ; & quand Rome fut parvenue au comble de sa grandeur, ce fut par des associations derriere le Danube & le Rhin, associations que la frayeur avoit fait faire, que les Barbares purent lui résister.
C’est par-là que la Hollande [1] , l’Allemagne, les Ligues Suisses, sont regardées en Europe comme des républiques éternelles.
Les associations des villes étoient autrefois plus nécessaires, qu’elles ne le [I-435] sont aujourd’hui. Une cité sans puissance couroit de plus grands périls. La conquête lui faisoit prendre, non-seulement la puissance exécutrice & la législative, comme aujourd’hui, mais encore tout ce qu’il y a de propriété parmi les hommes [2] .
Cette sorte de république, capable de résister à la force extérieure, peut se maintenir dans sa grandeur, sans que l’intérieur se corrompe. La forme de cette société prévient tous les inconvéniens.
Celui qui voudroit usurper ne pourroit guere être également accrédité dans tous les états confédérés. S’il se rendoit trop puissant dans l’un, il alarmeroit tous les autres ; s’il subjuguoit une partie, celle qui seroit libre encore pourroit lui résister avec des forces indépendantes de celles qu’il auroit usurpées, & l’accabler avant qu’il eût achevé de s’établir.
S’il arrive quelque sédition chez un des membres confédérés, les autres peuvent l’apaiser. Si quelques abus s’introduisent quelque part, ils sont [I-436] corrigés par les parties saines. Cet état peut périr d’un côté, sans périr de l’autre ; la confédération peut être dissoute, & les confédérés rester souverains.
Composé de petites républiques, il jouit de la bonté du gouvernement intérieur de chacune ; & à l’égard du dehors, il a par la force de l’association tous les avantages des grandes monarchies.
[↑] Elle est formée par environ cinquante républiques, toutes différentes les unes des autres. État des Provinces-Unies, par M. Janisson.
[↑] Liberté civile, biens, femmes, enfans, temples & sépultures même.
[I-436]
Les Cananéens furent détruits, parce que c’étoient de petites monarchies qui ne s’étoient point confédérés, & qui ne se défendirent pas en commun. C’est que la nature des petites monarchies n’est pas la confédération.
La république fédérative d’Allemagne est composée de villes libres & de petits états soumis à des princes. L’expérience fait voir qu’elle est plus imparfaite que celle de Hollande & de Suisse.
[I-437]
L’esprit de la monarchie est la guerre & l’agrandissement ; l’esprit de la république est la paix & la modération. Ces deux sortes de gouvernement ne peuvent, que d’une maniere forcée, subsister dans une république fédérative.
Aussi voyons-nous dans l’histoire Romaine, que lorsque les Véiens eurent choisi un roi, toutes les petites républiques de Toscane les abandonnerent. Tout fut perdu en Grece, lorsque les rois de Macédoine obtinrent une place parmi les amphictions.
La république fédérative d’Allemagne, composée de princes & de villes libres, subsiste parce que’elle a un chef, qui est en quelque façon le magistrat de l’union, & en quelque façon le monarque.
[I-437]
Dans la république de Hollande, une province ne peut faire une alliance sans le consentement des autres. Cette loi est très-bonne, & même [I-438] nécessaire, dans la république fédérative. Elle manque dans la constitution Germanique, où elle préviendroit les malheurs qui y peuvent arriver à tous les membres, par l’imprudence, l’ambition ou l’avarice d’un seul. Une république qui s’est unie par une confédération politique, s’est donnée entiere, & n’a plus rien à donner.
Il est difficile que les états qui s’associent, soient de même grandeur, & aient une puissance égale. La république des Lyciens [1] étoit une association de vingt-trois villes ; les grandes avoient trois voix dans le conseil commun ; les médiocres, deux ; les petites, une. La république de Hollande est composée de sept provinces, grandes ou petites, qui ont chacune une voix.
Les villes de Lycie [2] payoient les charges selon la proportion des suffrages. Les provinces de Hollande ne peuvent suivre cette proportion ; il faut qu’elles suivent celle de leur puissance.
En Lycie [3] , les juges & les [I-439] magistrats des villes étoient élus par le conseil commun, & selon la proportion que nous avons dite. Dans la république de Hollande, ils ne sont point élus par le conseil commun, & chaque ville nomme ses magistrats. S’il falloit donner un modele d’une belle république fédérative, je prendrois la république de Lycie.
[I-439]
Comme les républiques pourvoient à leur sureté en s’unissant, les états despotiques le font en se séparant, & en se tenant pour ainsi dire seuls. Ils sacrifient une partie du pays, ravagent les frontieres & les rendent désertes ; le corps de l’empire devient inaccessible.
Il est reçu en géométrie, que plus les corps ont d’étendue, plus leur circonférence est relativement petite. Cette pratique, de dévaster les frontieres, est donc plus tolérable dans les grands états que dans les médiocres.
[I-440]
Cet état fait contre lui-même tout le mal que pourroit faire un cruel ennemi, mais un ennemi qu’on ne pourroit arrêter.
L’état despotique se conserve par une autre sorte de séparation, qui se fait en mettant les provinces éloignées entre les mains d’un prince qui soit feudataire. Le Mogol, la Perse, les empereurs de la Chine ont leurs feudataires ; & les Turcs se sont très-bien trouvés d’avoir mis, entre leurs ennemis & eux, les Tartares, les Moldaves, les Valaques, & autrefois les Transilvains.
[I-440]
La monarchie ne se détruit pas elle-même comme l’état despotique : mais un état d’une grandeur médiocre pourroit être d’abord envahi. Elle a donc des places fortes qui défendent ses frontieres, & des armées pour défendre ses places fortes. Le plus petit terrain s’y dispute avec art, avec courage, avec opiniâtreté. Les états [I-441] despotiques font entr’eux des invasions ; il n’y a que les monarchies qui fassent la guerre.
Les places fortes appartiennent aux monarchies ; les états despotiques craignent d’en avoir. Ils n’osent les confier à personne ; car personne n’y aime l’état & le prince.
[I-441]
Pour qu’un état soit dans sa force, il faut que sa grandeur soit telle, qu’il y ait un rapport de la vîtesse avec laquelle on peut exécuter contre lui quelqu’entreprise, & la promptitude qu’il peut employer pour la rendre vaine. Comme celui qui attaque peut d’abord paroître par-tout, il faut que celui qui défend puisse se montrer par-tout aussi ; & par conséquent que l’étendue de l’état soit médiocre, afin qu’elle soit proportionnée au degré de vîtesse que la nature a donné aux hommes pour se transporter d’un lieu à un autre.
La France & l’Espagne sont [I-442] précisément de la grandeur requise. Les forces se communiquent si bien, qu’elles se portent d’abord là où l’on veut ; les armées s’y joignent & passent rapidement d’une frontiere à l’autre, & l’on n’y craint aucune des choses qui ont besoin d’un certain temps pour être exécutées.
En France, par un bonheur admirable, la capitale se trouve plus près des différentes frontieres justement à proportion de leur foiblesse ; & le prince y voit mieux chaque partie de son pays, à mesure qu’elle est plus exposée.
Mais lorsqu’un vaste état, tel que la Perse, est attaqué, il faut plusieurs mois pour que les troupes dispersées puissent s’assembler ; & on ne force pas leur marche pendant tant de temps, comme on fait pendant quinze jours. Si l’armée qui est sur la frontiere est battue, elle est surement dispersée, parce que ses retraites ne sont pas prochaines. L’armée victorieuse, qui ne trouve pas de résistance, s’avance à grandes journées, paroît devant la capitale, & en forme le siege, lorsqu’à peine les gouverneurs des provinces peuvent être avertis d’envoyer du secours. Ceux qui [I-443] jugent la révolution prochaine, la hâtent en n’obéissant pas. Car des gens fideles, uniquement parce que la punition est proche, ne le sont plus dès qu’elle est éloignée ; ils travaillent à leurs intérêts particuliers. L’empire se dissout, la capitale est prise, & le conquérant dispute les provinces avec les gouverneurs.
La vraie puissance d’un prince ne consiste pas tant dans la facilité qu’il y a à conquérir, que dans la difficulté qu’il y a à l’attaquer ; & si j’ose parler ainsi, dans l’immutabilité de sa condition. Mais l’agrandissement des états leur fait montrer de nouveaux côtés par où on peut les prendre.
Ainsi comme les monarques doivent avoir de la sagesse pour augmenter leur puissance, ils ne doivent pas avoir moins de prudence, afin de la borner. En faisant cesser les inconvéniens de la petitesse, il faut qu’ils ayent toujours l’œil sur les inconvéniens de la grandeur.
[I-444]
Les ennemis d’un grand prince qui a si long-temps régné, l’ont mille fois accusé, plutôt, je crois, sur leurs craintes que sur leurs raisons, d’avoir formé & conduit le projet de la monarchie universelle. S’il y avoit réussi, rien n’auroit été plus fatal à l’europe, à ses anciens sujets, à lui, à sa famille. Le ciel, qui connoît les vrais avantages, l’a mieux servi par des défaites, qu’il n’auroit fait par des victoires. Au lieu de le rendre le seul roi de l’Europe, il le favorisa plus, en le rendant le plus puissant de tous.
Sa nation, qui dans les pays étrangers, n’est jamais touchée que de ce qu’elle a quitté ; qui en partant de chez elle, regarde la gloire comme le souverain bien, & dans les pays éloignés comme un obstacle à son retour ; qui indispose par ses bonnes qualités même, parce qu’elle paroît y joindre du mépris ; qui peut supporter les blessures, les périls & les fatigues, & non pas la [I-445] perte de ses plaisirs ; qui n’aime rien tant que sa gaieté, & se console de la perte d’une bataille lorsqu’elle a chanté le général, n’auroit jamais été jusqu’au bout d’une entreprise qui ne peut manquer dans un pays sans manquer dans tous les autres, ni manquer un moment sans manquer pour toujours.
[I-445]
C’étoit le mot du sire de Coucy au roi Charles V, « que les Anglois ne sont jamais si foibles, ni si aisés à vaincre que chez eux. » C’est ce qu’on disoit des Romains ; c’est ce qu’éprouverent les Carthaginois ; c’est ce qui arrivera à toute puissance qui a envoyé au loin des armées, pour réunir par la force de la discipline & du pouvoir militaire ceux qui sont divisés chez eux par des intérêts politiques ou civils. L’état se trouve foible à cause du mal qui reste toujours, & il a été encore affoibli par le remede.
[I-446]
La maxime du sire de Coucy est une exception à la regle générale, qui veut qu’on n’entreprenne point des guerres lointaines. Et cette exception confirme bien la regle, puisqu’elle n’a lieu que contre ceux qui ont eux-mêmes violé la regle.
[I-446]
Toute grandeur, toute force, toute puissance est relative. Il faut bien prendre garde qu’en cherchant à augmenter la grandeur réelle, on ne diminue la grandeur relative.
Vers le milieu du regne de Louis XIV, la France fut au plus haut point de sa grandeur relative. L’Allemagne n’avoit point encore les grands monarques qu’elle a eus depuis. L’Italie étoit dans le même cas. L’Ecosse & l’Angleterre ne formoient point un corps de monarchie. L’Arragon n’en formoit pas un avec la Castille ; les parties séparées de l’Espagne en étoient affoiblies, & l’affoiblissoient. La Moscovie n’étoit pas plus connue en Europe que la Crimée.
[I-447]
Lorsqu’on a pour voisin un état qui est dans sa décadence, on doit bien se garder de hâter sa ruine ; parce qu’on est à cet égard dans la situation la plus heureuse où l’on puisse être ; n’y ayant rien de si commode pour un prince que d’être auprès d’un autre qui reçoit pour lui tous les coups & tous les outrages de la fortune. Et il est rare que par la conquête d’un pareil état, on augmente autant en puissance réelle, qu’on a perdu en puissance relative.
[I-448]
La force offensive est réglée par le droit des gens, qui est la loi politique des nations considérées dans le rapport qu’elles ont les unes avec les autres.
[I-448]
La vie des états est comme celle des hommes. Ceux-ci ont droit de tuer dans le cas de la défense naturelle ; ceux-là ont droit de faire la guerre pour leur propre conservation.
Dans le cas de la défense naturelle, j’ai droit de tuer ; parce que ma vie est [I-449] à moi, comme la vie de celui qui m’attaque est à lui : de même un état fait la guerre, parce que sa conservation est juste comme toute autre conservation.
Entre les citoyens, le droit de la défense naturelle n’emporte point avec lui la nécessité de l’attaque. Au lieu d’attaquer, il n’ont qu’à recourir aux tribunaux. Ils ne peuvent donc exercer le droit de cette défense, que dans les cas momentanés, où l’on seroit perdu si l’on attendoit le secours des lois. Mais entre les sociétés, le droit de la défense naturelle entraîne quelquefois la nécessité d’attaquer, lorsqu’un peuple voit qu’une plus longue paix en mettroit un autre en état de le détruire ; & que l’attaque est, dans ce moment, le seul moyen d’empêcher cette destruction.
Il suit de-là que les petites sociétés ont plus souvent le droit de faire la guerre que les grandes, parce qu’elles sont plus souvent dans le cas de craindre d’être détruites.
Le droit de la guerre dérive donc de la nécessité & du juste rigide. Si ceux qui dirigent la conscience, ou les conseils des princes, ne se tiennent pas là, tout est perdu ; & lorsqu’on se fondera [I-450] sur des principes arbitraires de gloire, de bienséances, d’utilité, des flots de sang inonderent la terre.
Que l’on ne parle pas sur-tout de la gloire du prince ; sa gloire seroit son orgueil ; c’est une passion, & non pas un droit légitime.
Il est vrai que la réputation de sa puissance pourroit augmenter les forces de son état ; mais la réputation de sa justice les augmenteroit tout de même.
[I-450]
Du droit de la guerre dérive celui de conquête, qui en est la conséquence ; il en doit donc suivre l’esprit.
Lorsqu’un peuple est conquis, le droit que le conquérant a sur lui, suit quatre sortes de lois ; la loi de la nature, qui fait que tout tend à la conservations des especes ; la loi de la lumiere naturelle, qui veut que nous fassions à autrui ce que nous voudrions qu’on nous fît ; la loi qui forme les sociétés politiques, qui sont telles que la nature n’en a point borné la durée ; enfin la [I-451] loi tirée de la chose même. La conquête est une acquisition ; l’esprit d’acquisition porte avec lui l’esprit de conservation & d’usage, & non pas celui de destruction.
Un état qui en a conquis un autre, le traite d’une des quatre manieres suivantes. Il continue à le gouverner selon ses lois, & ne prend pour lui que l’exercice du gouvernement politique & civil ; ou il lui donne un nouveau gouvernement politique & civil, ou il détruit la société & la disperse dans d’autres, ou enfin il extermine tous les citoyens.
La premiere maniere est conforme au droit des gens que nous suivons aujourd’hui ; la quatrieme est plus conforme au droit des gens des Romains : sur quoi je laisse à juger à quel point nous sommes devenus meilleurs. Il faut rendre ici hommage à nos temps modernes, à la raison présente, à la religion d’aujourd’hui, à notre philosophie, à nos mœurs.
Les auteurs de notre droit public, fondés sur les histoires anciennes, étant sortis des cas rigides, sont tombés dans de grandes erreurs. Ils ont donné dans [I-452] l’arbitraire ; ils ont supposé dans les conquérans un droit, je ne sais quel, de tuer : ce qui leur a fait tirer des conséquences terribles comme le principe ; & établir des maximes que les conquérans eux-mêmes, lorsqu’ils ont eu le moindre sens, n’ont jamais prises. Il est clair que, lorsque la conquête est faite, le conquérant n’a plus le droit de tuer ; puisqu’il n’est plus dans le cas de la défense naturelles, & de sa propre conservation.
Ce qui les a fait penser ainsi, c’est qu’ils ont cru que le conquérant avoit droit de détruire la société : d’où ils ont conclu qu’il avoit celui de détruire les hommes qui la composent ; ce qui est une conséquence faussement tirée d’un faux principe. Car de ce que la société seroit anéantie, il ne s’en suivroit pas que les hommes qui la forment dussent aussi être anéantis. La société est l’union des hommes, & non pas les hommes ; le citoyen peut périr, & l’homme rester.
Du droit de tuer dans la conquête, les politiques ont tiré le droit de réduire en servitude ; mais la conséquence est aussi mal fondée que le principe.
[I-453]
On n’a droit de réduire en servitude, que lorsqu’elle est nécessaire pour la conservation de la conquête. L’objet de la conquête est la conservation : la servitude n’est jamais l’objet de la conquête ; mais il peut arriver qu’elle soit un moyen nécessaire pour aller à la conservation.
Dans ce cas, il est contre la nature de la chose, que cette servitude soit éternelle. Il faut que le peuple esclave puisse devenir sujet. L’esclavage dans la conquête est une chose d’accident. Lorsqu’après un certain espace de temps, toutes les parties de l’état conquérant se sont liées avec celles de l’état conquis, par des coutumes, des mariages, des lois, des associations, & une certaine conformité d’esprit, la servitude doit cesser. Car les droits du conquérant ne sont fondés que sur ce que ces choses-là ne sont pas, & qu’il y a un éloignement entre les deux nations, tel que l’une ne peut pas prendre confiance en l’autre.
Ainsi le conquérant qui réduit le peuple en servitude, doit toujours se réserver des moyens (& ces moyens sont sans nombre) pour l’en faire sortir.
[I-454]
Je ne dis point ici des choses vagues. Nos peres qui conquirent l’empire Romain en agirent ainsi. Les lois qu’ils firent dans le feu, dans l’action, dans l’impétuosité, dans l’orgueil de la victoire, ils les adoucirent ; leurs lois étoient dures, ils les rendirent impartiales. Les Bourguignons, les Goths & les Lombards vouloient toujours que les Romains fussent le peuple vaincu ; les lois d’Euric, de Gondebaud & de Rhotaris, firent du Barbare & du Romain des concitoyens [1] .
Charlemagne, pour dompter les Saxons, leur ôta l’ingénuité & la propriété des biens. Louis le Débonnaire les affranchit [2] : il ne fit rien de mieux dans tout son regne. Le temps & la servitude avoient adouci leurs mœurs ; ils lui furent toujours fideles.
[↑] Voyez le code des lois des Barbares, & le livre XXVIII ci-dessous.
[↑] Voyez l’Auteur incertain de la vie de Louis le Débonnaire, dans le recueil de Duchesne, tome 2, page 296.
[I-455]
Au lieu de tirer du droit de conquête des conséquences si fatales, les politiques auroient mieux fait de parler des avantages que ce droit peut quelquefois apporter au peuple vaincu. Ils les auroient mieux sentis, si notre droit des gens étoit exactement suivi, & s’il étoit établi dans toute la terre.
Les états que l’on conquiert ne sont pas ordinairement dans la force de leur institution. La corruption s’y est introduite ; les lois y ont cessé d’être exécutées ; le gouvernement est devenu oppresseur. Qui peut douter qu’un état pareil ne gagnât & ne tirât quelques avantages de la conquête même, si elle n’étoit pas destructrice ? Un gouvernement parvenu au point où il ne peut plus se réformer lui-même, que perdroit-il à être refondu ? Un conquérant qui entre chez un peuple, où par mille ruses & mille artifices, le riche s’est insensiblement pratiqué une infinité de moyens d’usurper ; où le malheureux [I-456] qui gémit, voyant ce qu’il croyoit des abus, devenir des lois, est dans l’oppression, & croit avoir tort de la sentir ; un conquérant, dis-je, peut dérouter tout, & la tyrannie sourde est la premiere chose qui souffre la violence.
On a vu par exemple, des états opprimés par les traitans, être soulagés par le conquérant, qui n’avoit ni les engagemens ni les besoins qu’avoit le prince légitime. Les abus se trouvoient corrigés, sans même que le conquérant les corrigeât.
Quelquefois la frugalité de la nation conquérante, l’a mise en état de laisser aux vaincus le nécessaire, qui leur étoit ôté sous le prince légitime.
Une conquête peut détruire les préjugés jugés nuisibles ; & mettre, si j’ose parler ainsi, une nation sous un meilleur génie.
Quel bien les Espagnols ne pouvoient-ils pas faire aux Mexicains ? Ils avoient à leur donner une religion douce ; ils leur apporterent une superstition furieuse. Ils auroient pu rendre libres les esclaves, & ils rendirent esclaves les hommes libres. Ils pouvoient les éclairer sur l’abus des sacrifices humains ; au lieu de cela, ils les exterminerent. Je n’aurois [I-457] jamais fini, si je voulois raconter tous les biens qu’ils ne firent pas, & tous les maux qu’ils firent.
C’est à un conquérant à réparer une partie des maux qu’il a faits. Je définis ainsi le droit de conquête ; un droit nécessaire, légitime & malheureux, qui laisse toujours à payer une dette immense, pour s’acquitter envers la nature humaine.
[I-457]
Le plus beau traité de paix dont l’histoire ait parlé, est je crois celui que Gélon fit avec les Carthaginois. Il voulut qu’ils abolissent la coutume d’immoler leurs enfans [1] . Chose admirable ! Après avoir défait trois cents mille Carthaginois, il exigeoit une condition qui n’étoit utile qu’à eux, ou plutôt il stipuloit pour le genre humain.
Les Bactriens faisoient manger leurs peres vieux à de grands chiens. Alexandre le leur défendit [2] ; & ce fut un triomphe qu’il remporta sur la superstition.
[I-458]
Il est contre la nature de la chose, que dans une constitution fédérative, un état confédéré conquiere sur l’autre, comme nous avons vu de nos jours chez les Suisses [1] . Dans les républiques fédératives mixtes, où l’association est entre de petites républiques & de petites monarchies, cela choque moins.
Il est encore contre la nature de la chose, qu’une république démocratique conquiere des villes qui ne sauroient entrer dans la sphere de la démocratie. Il faut que le peuple conquis puisse jouir des privileges de la souveraineté, comme les Romains l’établirent au commencement. On doit borner la conquête au nombre des citoyens que l’on fixera pour la démocratie.
Si une démocratie conquiert un peuple pour le gouverner comme sujet, elle exposera sa propre liberté ; parce qu’elle confiera une trop grande puissance aux magistrats qu’elle enverra dans l’état conquis.
[I-459]
Dans quel danger n’eût pas été la république de Carthage, si Annibal avoit pris Rome ? Que n’eût-il pas fait dans sa ville après la victoire, lui qui y causa tant de révolutions après sa défaite [2] ?
Hannon n’auroit jamais pu persuader au sénat de ne point envoyer de secours à Annibal, s’il n’avoit fait parler que sa jalousie. Ce sénat qu’Aristote nous dit avoir été si sage, (chose que la prospérité de cette république nous prouve si bien) ne pouvoit être déterminé que par des raisons sensées. Il auroit fallu être trop stupide pour ne pas voir qu’une armée à trois cents lieues de-là, faisoit des pertes nécessaires, qui devoient être réparées.
Le parti d’Hannon vouloit qu’on livrât Annibal aux Romains [3] . On ne pouvoit pour lors craindre les Romains ; on craignoit donc Annibal.
On ne pouvoit croire, dit-on, les succès d’Annibal : mais comment en douter ? Les Carthaginois répandus par toute la terre, ignoroient-ils ce qui se [I-460] passoit en Italie ? C’est parce qu’ils ne l’ignoroient pas, qu’on ne vouloit pas envoyer de secours à Annibal.
Hannon devient plus ferme après Trebies, après Trasimenes, après Cannes : ce n’est point son incrédulité qui augmente, c’est sa crainte.
[↑] Pour le Tockembourg.
[↑] Il étoit à la tête d’une faction.
[↑] Hannon vouloit livrer Annibal aux Romains, comme Caton vouloit qu’on livrât César aux Gaulois.
[I-460]
Il y a encore un inconvénient aux conquêtes faites par les démocraties. Leur gouvernement est toujours odieux aux états assujettis. Il est monarchique par la fiction ; mais dans la vérité, il est plus dur que le monarchique, comme l’expérience de tous les temps & de tous les pays l’a fait voir.
Les peuples conquis y sont dans un état triste ; ils ne jouissent ni des avantages de la république, ni de ceux de la monarchie.
Ce que j’ai dit de l’état populaire, se peut appliquer à l’aristocratie.
[I-461]
Ainsi, quand une république tient quelque peuple sous sa dépendance, il faut qu’elle cherche à réparer les inconvéniens qui naissent de la nature de la chose, en lui donnant un bon droit politique & de bonnes lois civiles.
Une république d’Italie tenoit des insulaires sous son obéissance ; mais son droit politique & civil à leur égard étoit vicieux. On se souvient de cet acte [1] d’amnistie, qui porte qu’on ne les condamneroit plus à des peines afflictives sur la conscience informée du gouverneur. On a vu souvent des peuples demander des privileges : ici le souverain accorde le droit de toutes les nations.
[↑] Du 18 Octobre 1738, imprimé à Genes, chez Franchelli. Vetiamo al nostro general-governato e in detta isola, do condanare in avenire salamente ex informatâ conscientiâ persona alcuna nazionale in pena afflitiva : potrà ben si sar arrestare ed incarcerare le persone che gli seranno sosperte ; salvo di renderne poi à noi sollecitamente, art. VI.
[I-462]
Si une monarchie peut agir long-temps avant que l’agrandissement l’ait affoiblie, elle deviendra redoutable, & sa force durera tout autant qu’elle sera pressée par les monarchies voisines.
Elle ne doit donc conquérir que pendant qu’elle reste dans les limites naturelles à son gouvernement. La prudence veut qu’elle s’arrête, sitôt qu’elle passe ces limites.
Il faut dans cette sorte de conquête laisser les choses comme on les a trouvées ; les mêmes tribunaux, les mêmes lois, les mêmes coutumes, les mêmes privileges, rien ne doit être changé, que l’armée & le nom du souverain.
Lorsque la monarchie a étendu ses limites par la conquête de quelques provinces voisines, il faut qu’elle les traite avec une grande douceur.
Dans une monarchie qui a travaillé long-temps à conquérir, les provinces [I-463] de son ancien domaine seront ordinairement très foulées. Elles ont à souffrir les nouveaux abus & les anciens ; & souvent une vaste capitale, qui engloutit tout, les a dépeuplées. Or si après avoir conquis autour de ce domaine, on traitoit les peuples vaincus comme on fait ses anciens sujets, l’état seroit perdu ; ce que les provinces conquises enverroient de tributs à la capitale, ne leur reviendroit plus ; les frontieres seroient ruinées, & par conséquent plus foibles ; les peuples en seroient mal affectionnés ; la subsistance des armées, qui doivent y rester & agir, seroit plus précaire.
Tel est l’état nécessaire d’une monarchie conquérante ; un luxe affreux dans la capitale, la misere dans les provinces qui s’en éloignent, l’abondance aux extrémités. Il en est comme de notre planete ; le feu est au centre, la verdure à la surface, une terre aride, froide & stérile, entre les deux.
[I-464]
Quelquefois une monarchie en conquiert une autre. Plus celle-ci sera petite, mieux on la contiendra par des forteresses ; plus elle sera grande, mieux on la conservera par des colonies.
[I-464]
Dans ces conquêtes, il ne suffit pas de laisser à la nation vaincue ses lois ; il est peut-être plus nécessaire de lui laisser ses mœurs, parce qu’un peuple connoît, aime & défend toujours plus ses mœurs que ses lois.
Les François ont été chassés neuf fois de l’Italie, à cause, disent les historiens [1] , de leur insolence à l’égard des femmes & des filles. C’est trop pour une nation, d’avoir à souffrir la fierté du [I-465] vainqueur, & encore son incontinence, & encore son indiscrétion, sans doute plus fâcheuse, parce qu’elle multiplie à l’infini les outrages.
[↑] Parcourez l’histoire de l’univers, par M. Pusendorff.
[I-465]
Je ne regarde pas comme une bonne loi, celle que fit Cyrus, pour que les Lydiens ne pussent exercer que des professions viles, ou des professions infames. On va au plus pressé ; on songe aux révoltes, & non pas aux invasions. Mais les invasions viendront bientôt ; les deux peuples s’unissent, ils se corrompent tous les deux. J’aimerois mieux maintenant par les lois la rudesse du peuple vainqueur, qu’entretenir par elles la mollesse du peuple vaincu.
Aristodeme, tyran de Cumes [1] , chercha à énerver le courage de la jeunesse. Il voulut que les garçons laissassent croître leurs cheveux, comme les filles ; qu’ils les ornassent de fleurs, & portassent des robes de différentes couleurs jusqu’aux talons ; que, lorsqu’ils [I-466] alloient chez leurs maîtres de danse & de musique, des femmes leur portassent des parasols, des parfums & des éventails ; que, dans le bain, elles leur donnassent des peignes & des miroirs. Cette éducation duroit jusqu’à l’âge de vingt ans. Cela ne peut convenir qu’à un petit tyran, qui expose sa souveraineté pour défendre sa vie.
[↑] Denys d’Halicarnasse, liv. VII.
[I-466]
Ce Prince, qui ne fit usage que de ses seules forces, détermina sa chute en formant des desseins qui ne pouvoient être exécutés que par une longue guerre ; ce que son royaume ne pouvoit soutenir.
Ce n’étoit pas un état qui fût dans la décadence, qu’il entreprit de renverser, mais un empire naissant. Les Moscovites se servirent de la guerre qu’il leur faisoit, comme d’une école. À chaque défaite, ils s’approchoient de la victoire ; &, perdant au dehors, ils apprenoient à se défendre au dedans.
Charles se croyoit le maître du monde dans les déserts de la Pologne, où il [I-467] erroit, & dans lesquels la Suede étoit comme répandue ; pendant que son principal ennemi se fortifioit contre lui, le serroit, s’établissoit sur la mer Baltique, détruisoit ou prenoit la Livonie.
La Suede ressembloit à un fleuve, dont on coupoit les eaux dans sa source, pendant qu’on les détournoit dans son cours.
Ce ne fut point Pultava qui perdit Charles : s’il n’avoit pas été détruit dans ce lieu, il l’auroit été dans un autre. Les accidens de la fortune se réparent aisément : on ne peut pas parer à des évenemens qui naissent continuellement de la nature des choses.
Mais la nature ni la fortune ne furent jamais si fortes contre lui que lui-même.
Il ne se régloit point sur la disposition actuelle des choses, mais sur un certain modele qu’il avoit pris : encore le suivit-il très-mal. Il n’étoit point Alexandre ; mais il auroit été le meilleur soldat d’Alexandre.
Le projet d’Alexandre ne réussit que parce qu’il étoit sensé. Les mauvais succès des Perses dans les invasions qu’ils firent de la Grece, les conquêtes d’Agésilas, & la retraite des dix mille [I-468] avoient fait connoître au juste la supériorité des Grecs dans leur maniere de combattre, & dans le genre de leurs armes ; & l’on savoit bien que les Perses étoient trop grands pour se corriger.
Ils ne pouvoient plus affoiblir la Grece par des divisions : elle étoit alors réunie sous un chef, qui ne pouvoit avoir de meilleur moyen pour lui cacher sa servitude, que de l’éblouir par la destruction de ses ennemis éternels, & par l’espérance de la conquête de l’Asie.
Un empire cultivé par la nation du monde la plus industrieuse, & qui travailloit les terres par principe de religion, fertile & abondant en toutes choses, donnoit à un ennemi toutes sortes de facilité pour y subsister.
On pouvoit juger, par l’orgueil de ces rois, toujours vainement mortifiés par leurs défaites, qu’ils précipiteroient leur chute, en donnant toujours des batailles ; & que la flatterie ne permettroit jamais qu’ils pussent douter de leur grandeur.
Et non seulement le projet étoit sage, mais il fut sagement exécuté. Alexandre, dans la rapidité de ses actions, dans le feu de ses passions même, avoit, si j’ose [I-469] me servir de ce terme, une saillie de raison qui le conduisoit, & que ceux qui ont voulu faire un roman de son histoire, & qui avoient l’esprit plus gâté que lui, n’ont pu nous dérober. Parlons-en tout à notre aise.
[I-469]
Il ne partit qu’après avoir assuré la Macédoine contre les peuples barbares qui en étoient voisins, & achevé d’accabler les Grecs : il ne se servit de cet accablement que pour l’exécution de son entreprise : il rendit impuissante la jalousie des Lacédémoniens : il attaqua les provinces maritimes : il fit suivre à son armée de terre les côtes de la mer, pour n’être point séparé de sa flotte : il se servit admirablement bien de sa discipline contre le nombre : il ne manqua point de subsistances : & s’il est vrai que la victoire lui donna tout, il fit aussi tout pour se procurer la victoire.
Dans le commencement de son entreprise, c’est-à-dire, dans un temps où un échec pouvoit le renverser, il mit [I-470] peu de chose au hasard : quand la fortune le mit au-dessus des événemens, la témérité fut quelquefois un de ses moyens. Lorsqu’avant son départ il marche contre les Triballiens & les Illyriens, vous voyez une guerre [1] comme celle que César fit depuis dans les Gaules. Lorsqu’il est de retour dans la Grece [2] , c’est comme malgré lui qu’il prend & détruit Thebes : campé auprès de leur ville, il attend que les Thébains veuillent faire la paix, ils précipitent eux-mêmes leur ruine. Lorsqu’il s’agit de combattre [3] les forces maritimes des Perses, c’est plutôt Parménion qui a de l’audace ; c’est plutôt Alexandre qui a de la sagesse. Son industrie fut de séparer les Perses des côtes de la mer, & de les réduire à abandonner eux-mêmes leur marine, dans laquelle ils étoient supérieurs. Tyr étoit par principe attachée aux Perses, qui ne pouvoient se passer de son commerce & de sa marine ; Alexandre la détruisit. Il prit l’Egypte, que Darius avoit laissée dégarnie de troupes, pendant qu’ils [I-471] assembloit des armées innombrables dans un autre univers.
Le passage du Granique fit qu’Alexandre se rendit maître des colonies Grecques ; la bataille d’Issus lui donna Tyr & l’Egypte ; la bataille d’Arbelles lui donna toute la terre.
Après la bataille d’Issus, il laisse fuir Darius, & ne s’occupe qu’à affermir & à régler ses conquêtes : après la bataille d’Arbelles, il le suit de si près [4] , qu’il ne lui laisse aucune retraite dans son empire. Darius n’entre dans ses villes & dans ses provinces, que pour en sortir : les marches d’Alexandre sont si rapides, que vous croyez voir l’empire de l’univers plutôt le prix de la course, comme dans les jeux de la Grece, que le prix de la victoire.
C’est ainsi qu’il fit ses conquêtes : voyons comment il les conserva.
Il résista à ceux qui vouloient qu’il traitât [5] les Grecs comme maîtres, & les Perses comme esclaves : il ne songea qu’à unir les deux nations, & à faire perdre les distinctions du peuple [I-472] conquérant & du peuple vaincu : il abandonna, après la conquête, tous les préjugés qui lui avoient servi à la faire : il prit les murs des Perses, pour ne pas désoler les Perses, en leur faisant prendre les murs des Grecs ; c’est ce qui fit qu’il marqua tant de respect pour la femme & pour la mere de Darius, & qu’il montra tant de continence. Qu’est-ce que ce conquérant, qui est pleuré de tous les peuples qu’il a soumis ? Qu’est-ce que cet usurpateur, sur la mort duquel la famille qu’il a renversée du trône, verse des larmes ? C’est un trait de cette vie, dont les historiens ne nous disent pas que quelqu’autre conquérant puisse se vanter.
Rien n’affermit plus une conquête, que l’union qui se fait des deux peuples par les mariages. Alexandre prit des femmes de la nation qu’il avoit vaincue ; il voulut que ceux de sa cour [6] en prissent aussi ; le reste des Macédoniens suivit cet exemple. Les Francs & les Bourguignons [7] permirent ces mariages : les Wisigoths les défendirent [8] [I-473] en Espagne, & ensuite ils les permirent : les Lombards ne les permirent pas seulement, mais même les favoriserent [9] : quand les Romains voulurent affoiblir la Macédoine, ils y établirent qu’il ne pourroit se faire d’union par mariages entre les peuples des provinces.
Alexandre, qui cherchoit à unir les deux peuples, songea à faire dans la Perse un grand nombre de colonies Grecques : il bâtit une infinité de villes, & il cimenta si bien toutes les parties de ce nouvel empire, qu’après sa mort, dans le trouble & la confusion des plus affreuses guerres civiles, après que les Grecs se furent, pour ainsi dire, anéantis eux-mêmes, aucune Province de Perse ne se révolta.
Pour ne point épuiser la Grece & la Macédoine, il envoya à Alexandrie une colonie de Juifs [10] : il ne lui importoit quelles mœurs eussent ces peuples, pourvu qu’ils lui fussent fideles.
[I-474]
Il ne laissa pas seulement aux peuples vaincus leurs mœurs ; il leur laissa encore leurs lois civiles, & souvent même les rois & les gouverneurs qu’il avoit trouvés. Il mettoit les Macédoniens [11] à la tête des troupes, & les gens du pays à la tête du gouvernement ; aimant mieux courir le risque de quelqu’infidélité particuliere (ce qui lui arriva quelquefois) que d’une révolte générale. Il respecta les traditions anciennes, & tous les monumens de la gloire ou de la vanité des peuples. Les rois de Perse avoient détruit les temples des Grecs, des Babyloniens & des Egyptiens ; il les rétablit [12] : peu de nations se soumirent à lui, sur les autels desquelles il ne fît des sacrifices : il sembloit qu’il n’eût conquis, que pour être le monarque particulier de chaque nation, & le premier citoyen de chaque ville. Les Romains conquirent tout, pour tout détruire ; il voulut tout conquérir, pour tout conserver : & quelque pays qu’il parcourût, ses premieres idées, ses premiers desseins furent toujours de faire quelque chose qui pût en augmenter la [I-475] prospérité & la puissance. Il en trouva les premiers moyens dans la grandeur de son génie ; les seconds dans sa frugalité & son économie particuliere [13] ; les troisiemes dans son immense prodigalité pour les grandes choses. Sa main se fermoit pour les dépenses privées ; elle s’ouvroit pour les dépenses publiques. Falloit-il régler sa maison ? c’étoit un Macédonien ; falloit-il payer les dettes des soldats, faire part de sa conquête aux Grecs, faire la fortune de chaque homme de son armée ? il étoit Alexandre.
Il fit deux mauvaises actions ; il brûla Persépolis, & tua Clitus. Il les rendit célebres par son repentir : de sorte qu’on oublia ses actions criminelles, pour se souvenir de son respect pour la vertu ; de sorte qu’elles furent considérées plutôt comme des malheurs, que comme des choses qui lui fussent propres ; de sorte que la prospérité trouve la beauté de son ame presque à côté de ses emportemens & de ses foiblesses ; de sorte qu’il fallut le plaindre, & qu’il n’étoit plus possible de le haïr.
Je vais le comparer à César : Quand César voulut imiter les rois d’Asie, il [I-476] désespéra les Romains pour une chose de pure ostentation ; quand Alexandre voulut imiter les rois d’Asie, il fit une chose qui entroit dans le plan de sa conquête.
[↑] Voyez Arrien, de expedit. Alexandri, lib. I.
[↑] Ibid.
[↑] Ibid.
[↑] Voyez Arrien, de expedit. Alexandri, lib. III.
[↑] C’étoit le conseil d’Aristote. Plutarque, Œuvres morales : de la fortune d’Alexandre.
[↑] Voyez Arrien, de exped. Alex. lib. VII.
[↑] Voyez les loi des Bourguignons, titre XII, art. 5.
[↑] Voyez la loi des Wisigoths, liv. III. tit. V. §. I. qui abroge la loi ancienne, qui avoit plus d’égards, y est-il dit, à la différence des nations, que des conditions.
[↑] Voyez les loi des Lombards, liv. II. tit. VII. §. I & 2.
[↑] Les rois de Syrie, abandonnant le plan des fondateurs de l’empire, voulurent obliger les Juifs à prendre les mœurs des Grecs, ce qui donna à leur état de terribles secousses.
[↑] Voy. Arrien, de exped. Alex. lib. III. & autres.
[↑] Voyez Arrien, de exped. Alex., lib. III.
[↑] Ibid. lib. VII.
[I-476]
Lorsqu’un monarque conquiert un grand état, il y a une pratique admirable, également propre à modérer le despotisme & à conserver la conquête : les conquérans de la Chine l’ont mise en usage.
Pour ne point désespérer le peuple vaincu, & ne point enorgueillir le vainqueur ; pour empêcher que le gouvernement ne devienne militaire, & pour contenir les deux peuples dans le devoir, la famille Tartare, qui regne présentement à la Chine, a établi que chaque corps de troupes dans les provinces seroit composé de moitié Chinois & moitié Tartares, afin que la jalousie entre les deux nations les contienne dans le devoir. Les tribunaux sont aussi [I-477] moitié Chinois, moitié Tartares. Cela produit plusieurs bons effets. I°. Les deux nations se contiennent l’une l’autre ; 2°. Elles gardent toutes les deux la puissance militaire & civile, & l’une n’est pas anéantie par l’autre ; 3°. La nation conquérante peut se répandre par-tout, sans s’affoiblir & se perdre ; elle devient capable de résister aux guerres civiles & étrangeres. Institution si sensée, que c’est le défaut d’une pareille, qui a perdu presque tous ceux qui ont conquis la terre.
[I-477]
Lorsque la conquête est immense, elle suppose le despotisme. Pour lors, l’armée répandue dans les provinces ne suffit pas. Il faut qu’il y ait toujours autour du prince un corps particuliérement affidé, toujours prêt à fondre sur la partie de l’empire qui pourroit s’ébranler. Cette milice doit contenir les autres, & faire trembler tous ceux à qui on a été obligé de laisser quelqu’autorité dans l’empire. Il y a [I-478] autour de l’empereur de la Chine un gros corps de Tartares toujours prêt pour le besoin. Chez le Mogol, chez les Turcs, au Japon, il y a un corps à la solde du prince, indépendamment de ce qui est entretenu du revenu des terres. Ces forces particulieres tiennent en respect les générales.
[I-478]
Nous avons dit que les états que le monarque despotique conquiert, doivent être feudataires. Les historiens s’épuisent en éloges sur la générosité des conquérans qui ont rendu la couronne aux princes qu’ils avoient vaincus. Les Romains étoient donc bien généreux, qui faisoient par-tout des rois, pour avoir des instruments de servitude [1] . Une action pareille est un acte nécessaire. Si le conquérant garde l’état conquis, les gouverneurs qu’il enverra ne sauront contenir les sujets, ni lui-même ses gouverneurs. Il sera obligé de dégarnir de troupes son ancien patrimoine, pour [I-479] garantir le nouveau. Tous les malheurs des deux états seront communs ; la guerre civile de l’un sera la guerre civile de l’autre. Que si, au contraire, le conquérant rend le trône au prince légitime, il aura un allié nécessaire, qui, avec les forces qui lui seront propres, augmentera les siennes. Nous venons de voir Schah-Nadir conquérir les trésors du Mogol, & lui laisser l’Indoustan.
[↑] Ut haberent instrumenta servitutis & reges.
[I-480]
Je distingue les lois qui forment la liberté politique dans son rapport avec la constitution, d’avec celles qui la forment dans son rapport avec le citoyen. Les premieres seront le sujet de ce livre-ci ; je traiterai des secondes dans le livre suivant.
[I-480]
Il n’y a point de mot qui ait reçu plus de différentes significations, & qui ait frappé les esprits de tant de manieres, que celui de liberté. Les uns l’ont pris [I-481] pour la facilité de déposer celui à qui ils avoient donné un pouvoir tyrannique ; les autres, pour la faculté d’élire celui à qui ils devoient obéir ; d’autres, pour le droit d’être armés, & de pouvoir exercer la violence ; ceux-ci, pour le privilege de n’être gouvernés que par un homme de leur nation, ou par leurs propres lois [1] . Certain peuple a long-temps pris la liberté, pour l’usage de porter une longue barbe [2] . Ceux-ci ont attaché ce nom à une forme de gouvernement, & en ont exlu les autres. Ceux qui avoient goûté du gouvernement républicain, l’ont mise dans ce gouvernement ; ceux qui avoient joui du gouvernement monarchique, l’ont placée dans la monarchie [3] . Enfin chacun a appellé liberté le gouvernement qui étoit conforme à ses coutumes, ou à ses inclinations : Et comme dans une république on n’a pas toujours devant les yeux, & d’une maniere si présente, [I-482] les instrumens des maux dont on se plaint, & que même les lois paroissent y parler plus, & les exécuteurs de la loi y parler moins ; on la place ordinairement dans les républiques, & on l’a exclue des monarchies. Enfin, comme dans les démocraties le peuple paroît à peu près faire ce qu’il veut, on a mis la liberté dans ces sortes de gouvernemens, & on a confondu le pouvoir du peuple avec la liberté du peuple.
[↑] « J’ai, dit Cicéron, copié l’édit de Scévola, qui permet aux Grecs de terminer entr’eux leurs différents selon leurs lois ; ce qui fait qu’ils se regardent comme des peuples libres ».
[↑] Les Moscovites ne pouvoient souffrir que le czar Pierre la leur fît couper.
[↑] Les Cappadociens refuserent l’état républicain, que leur offrirent les Romains.
[I-482]
Il est vrai que dans les démocraties le peuple paroît faire ce qu’il veut : mais la liberté politique ne consiste point à faire ce que l’on veut. Dans un état, c’est-à-dire dans une société où il y a des lois, la liberté ne peut consister qu’à pouvoir faire ce que l’on doit vouloir, & à n’être point contraint de faire ce que l’on ne doit pas vouloir.
Il faut se mettre dans l’esprit ce que c’est que l’indépendance, & ce que c’est que la liberté. La liberté est le droit de faire tout ce que les lois permettent ; & [I-483] si un citoyen pouvoit faire ce qu’elles défendent, il n’auroit plus de liberté, parce que les autres auroient tout de même ce pouvoir.
[I-483]
La démocratie & l’aristocratie ne sont point des états libres par leur nature. La liberté politique ne se trouve que dans les gouvernemens modérés. Mais elle n’est pas toujours dans les états modérés. Elle n’y est que lorsqu’on n’abuse pas du pouvoir : mais c’est une expérience éternelle, que tout homme qui a du pouvoir est porté à en abuser ; il va jusqu’à ce qu’il trouve des limites. Qui le diroit ! la vertu même a besoin de limites.
Pour qu’on ne puisse abuser du pouvoir, il faut que, par la disposition des choses, le pouvoir arrête le pouvoir. Une constitution peut être telle, que personne ne sera contraint de faire les choses auxquelles la loi ne l’oblige pas, & à ne point faire celles que la loi lui permet.
[I-484]
Quoique tous les états ayent en général un même objet, qui est de se maintenir, chaque état en a pourtant un qui lui est particulier. L’agrandissement étoit l’objet de Rome ; la guerre, celui de Lacédémone ; la religion, celui des lois Judaïques ; le commerce, celui de Marseille ; la tranquillité publique, celui des lois de la Chine [1] ; la navigation, celui des lois des Rhodiens ; la liberté naturelle, l’objet de la police des Sauvages ; en général, les délices du prince, celui des états despotiques ; sa gloire & celle de l’état, celui des monarchies ; l’indépendance de chaque particulier est l’objet des lois de Pologne, & ce qui en résulte, l’oppression de tous [2] .
Il y a aussi une nation dans le monde qui a pour objet direct de sa constitution la liberté politique. Nous allons [I-485] examiner les principes sur lesquels elle la fonde. S’ils sont bons, la liberté y paroîtra comme dans un miroir.
Pour découvrir la liberté politique dans la constitution, il ne faut pas tant de peine. Si on peut la voir où elle est, si on l’a trouvée, pourquoi la chercher ?
[↑] Objet naturel d’un état qui n’a point d’ennemis au dehors, ou qui croit les avoir arrêtés par des barrieres.
[↑] Inconvénient du liberum veto.
[I-485]
Il y a dans chaque état trois sortes de pouvoirs, la puissance législative, la puissance exécutrice des choses qui dépendent du droit des gens, & la puissance exécutrice de celles qui dépendent du droit civil.
Par la premiere, le prince ou le magistrat fait des lois pour un temps ou pour toujours, & corrige ou abroge celles qui sont faites. Par la seconde, il fait la paix ou la guerre, envoie ou reçoit des ambassades, établit la sureté, prévient les invasions. Par la troisieme il punit les crimes, ou juge les différents des particuliers. On appellera cette derniere la puissance de juger ; & l’autre, simplement la puissance exécutrice de l’état.
[I-486]
La liberté politique dans un citoyen est cette tranquillité d’esprit qui provient de l’opinion que chacun a de sa sureté ; & pour qu’on ait cette liberté, il faut que le gouvernement soit tel, qu’un citoyen ne puisse pas craindre un autre citoyen.
Lorsque dans la même personne ou dans le même corps de magistrature, la puissance législative est réunie à la puissance exécutrice, il n’y a point de liberté ; parce qu’on peut craindre que le même monarque ou le même sénat ne fasse des lois tyranniques, pour les exécuter tyranniquement.
Il n’y a point encore de liberté, si la puissance de juger n’est pas séparée de la puissance législative & de l’exécutrice. Si elle étoit jointe à la puissance législative, le pouvoir sur la vie & la liberté des citoyens seroit arbitraire ; car le juge seroit législateur. Si elle étoit jointe à la puissance exécutrice, le juge pourroit avoir la force d’un oppresseur.
Tout seroit perdu, si le même homme, ou le même corps des principaux, ou des nobles, ou du peuple, exerçoient ces trois pouvoirs : celui de [I-487] faire des lois, celui d’exécuter les résolutions publiques, & celui de juger les crimes ou les différents des particuliers.
Dans la plupart des royaumes de l’Europe, le gouvernement est modéré ; parce que le prince qui a les deux premiers pouvoirs, laisse à ses sujets l’exercice du troisieme. Chez les Turcs, où ces trois pouvoirs sont réunis sur la tête du sultan, il regne un affreux despotisme.
Dans les républiques d’Italie, où ces trois pouvoirs sont réunis, la liberté se trouve moins que dans nos monarchies. Aussi le gouvernement a-t-il besoin pour se maintenir de moyens aussi violens que le gouvernement des Turcs ; témoins les inquisiteurs d’état [1] , & le tronc où tout délateur peut à tous les momens jeter avec un billet son accusation.
Voyez quelle peut être la situation d’un citoyen dans ces républiques. Le même corps de magistrature a, comme exécuteur des lois, toute la puissance qu’il s’est donnée comme législateur. Il peut ravager l’état par ses volontés [I-488] générales ; & comme il a encore la puissance de juger, il peut détruire chaque citoyen par ses volontés particulieres.
Toute la puissance y est une ; & quoiqu’il n’y ait point de pompe extérieure qui découvre un prince despotique, on le sent à chaque instant.
Aussi les princes qui ont voulu se rendre despotiques, ont-ils toujours commencé par réunir en leur personne toutes les magistratures, & plusieurs rois d’Europe toutes les grandes charges de leur état.
Je crois bien que la pure aristocratie héréditaire des républiques d’Italie, ne répond pas précisément au despotisme de l’Asie. La multitude des magistrats adoucit quelquefois la magistrature ; tous les nobles ne concourent pas toujours aux mêmes desseins ; on y forme divers tribunaux qui se temperent. Ainsi à Venise le grand conseil a la législation ; le prégady, l’exécution ; les quaranties, le pouvoir de juger. Mais le mal est, que ces tribunaux différens sont formés par des magistrats du même corps ; ce qui ne fait guere qu’une même puissance.
[I-489]
La puissance de juger ne doit pas être donnée à un sénat permanent, mais exercée par des personnes tirées du corps du peuple [2] , dans certains temps de l’année, de la maniere prescrite par la loi, pour former un tribunal qui ne dure qu’autant que la nécessité le requiert.
De cette façon, la puissance de juger si terrible parmi les hommes, n’étant attachée ni à un certain état ni à une certaine profession, devient pour ainsi dire invisible & nulle. On n’a point continuellement des juges devant les yeux, & l’on craint la magistrature & non pas les magistrats.
Il faut même que, dans les grandes accusations, le criminel, concurremment avec la loi, se choisisse des juges ; ou du moins qu’il en puisse récuser un si grand nombre, que ceux qui restent, soient censés être de son choix.
Les deux autres pouvoirs pourroient plutôt être donnés à des magistrats ou à des corps permanens ; parce qu’ils ne s’exercent sur aucun particulier, n’étant l’un, que la volonté générale de l’état ; [I-490] & l’autre, que l’exécution de cette volonté générale.
Mais si les tribunaux ne doivent pas être fixes, les jugemens doivent l’être à un tel point, qu’ils ne soient jamais qu’un texte précis de la loi. S’ils étoient une opinion particuliere du juge, on vivroit dans la société, sans savoir précisément les engagemens que l’on y contracte.
Il faut même que les juges soient de la condition de l’accusé, ou ses pairs, pour qu’il ne puisse pas se mettre dans l’esprit qu’il soit tombé entre les mains de gens portés à lui faire violence.
Si la puissance législative laisse à l’exécutrice le droit d’emprisonner des citoyens qui peuvent donner caution de leur conduite, il n’y a plus de liberté ; à moins qu’ils ne soient arrêtés pour répondre sans délai à une accusation que la loi à rendue capitale ; auquel cas ils sont réellement libres, puisqu’ils ne sont soumis qu’à la puissance de la loi.
Mais si la puissance législative se croyoit en danger par quelque conjuration secrete contre l’état, ou quelqu’intelligence avec les ennemis du dehors, [I-491] elle pourroit pour un temps court & limité permettre à la puissance exécutrice de faire arrêter les citoyens suspects, qui ne perdroient leur liberté pour un temps, que pour la conserver pour toujours.
Et c’est le seul moyen conforme à la raison, de suppléer à la tyrannique magistrature des éphores, & aux inquisiteurs d’état de Venise, qui sont aussi despotiques.
Comme dans un état libre, tout homme qui est censé avoir une ame libre, doit être gouverné par lui-même ; il faudroit que le peuple en corps eût la puissance législative ; mais comme cela est impossible dans les grands états, & est sujet à beaucoup d’inconvéniens dans les petits, il faut que le peuple fasse par ses représentans tout ce qu’il ne peut faire par lui-même.
L’on connoît beaucoup mieux les besoins de sa ville, que ceux des autres villes ; & on juge mieux de la capacité de ses voisins, que de celle de ses autres compatriotes. Il ne faut donc pas que les membres du corps législatif soient tirés en général du corps de la nation ; mais il convient que dans chaque lieu [I-492] principal, les habitans se choisissent un représentant.
Le grand avantage des représentans, c’est qu’ils sont capables de discuter les affaires. Le peuple n’y est point du tout propre ; ce qui forme un des grands inconvéniens de la démocratie.
Il n’est pas nécessaire que les représentans, qui ont reçu de ceux qui les ont choisis une instruction générale, en reçoivent une particuliere sur chaque affaire, comme cela se pratique dans les dietes d’Allemagne. Il est vrai que de cette maniere la parole des députés seroit plus l’expression de la voix de la nation ; mais cela jetteroit dans les longueurs infinies, rendroit chaque député le maître de tous les autres ; & dans les occasions les plus pressantes, toute la force de la nation pourroit être arrêtée par un caprice.
Quand les députés, dit très-bien M. Sidney, représentent un corps de peuple comme en Hollande, ils doivent rendre compte à ceux qui les ont commis : c’est autre chose lorsqu’ils sont députés par des bourgs, comme en Angleterre.
[I-493]
Tous les citoyens dans les divers districts doivent avoir droit de donner leur voix pour choisir le représentant ; excepté ceux qui sont dans un tel état de bassesse, qu’ils sont réputés n’avoir point de volonté propre.
Il y avoit un grand vice dans la plupart des anciennes républiques ; c’est que le peuple avoit droit d’y prendre des résolutions actives, & qui demandent quelqu’exécution, chose dont il est entiérement incapable. Il ne doit entrer dans le gouvernement, que pour choisir ses représentans, ce qui est très à sa portée. Car s’il y a peu de gens qui connoissent le degré précis de la capacité des hommes, chacun est pourtant capable de savoir en général, si celui qu’il choisit est plus éclairé que la plupart des autres.
Le corps représentant ne doit pas être choisis non plus pour prendre quelque résolution active, chose qu’il ne feroit pas bien ; mais pour faire des lois, ou pour voir si l’on a bien exécuté celles qu’il a faites, chose qu’il peut très-bien faire, & qu’il n’y a même que lui qui puisse bien faire.
Il y a toujours dans un état des gens [I-494] distingués par la naissance, les richesses ou les honneurs : mais s’ils étoient confondus parmi le peuple, & s’ils n’y avoient qu’une voix comme les autres, la liberté commune seroit leur esclavage, & ils n’auroient aucun intérêt à la défendre, parce que la plupart des résolutions seroient contr’eux. La part qu’ils ont à la législation doit donc être proportionnée aux autres avantages qu’ils ont dans l’état ; ce qui arrivera, s’ils forment un corps qui ait droit d’arrêter les entreprises du peuple, comme le peuple a droit d’arrêter les leurs.
Ainsi la puissance législative sera confiée & au corps des nobles, & au corps qui sera choisi pour représenter le peuple, qui auront chacun leurs assemblées & leurs délibérations à part, & des vues & des intérêts séparés.
Des trois puissances dont nous avons parlé, celle de juger est en quelque façon nulle. Il n’en reste que deux ; & comme elles ont besoin d’une puissance réglante pour les tempérer, la partie du corps législatif, qui est composé de nobles, est très-propre à produire cet effet.
Le corps des nobles doit être [I-495] héréditaire. Il l’est premiérement par sa nature ; & d’ailleurs il faut qu’il ait un très-grand intérêt à conserver ses prérogatives, odieuses par elles-mêmes, & qui dans un état libre, doivent toujours être en danger.
Mais comme une puissance héréditaire pourroit être induite à suivre ses intérêts particuliers, & à oublier ceux du peuple ; il faut que dans les choses où l’on a un souverain intérêt à la corrompre, comme dans les lois qui concernent la levée de l’argent, elle n’ait de part à la législation que par sa faculté d’empêcher, & non par sa faculté de statuer.
J’appelle faculté de statuer, le droit d’ordonner par soi-même, ou de corriger ce qui a été ordonné par un autre. J’appelle faculté d’empêcher, le droit de rendre nulle une résolution prise par quelqu’autre ; ce qui étoit la puissance des tribuns de Rome. Et quoique celui qui a la faculté d’empêcher puisse avoir aussi le droit d’approuver, pour lors cette approbation n’est autre chose qu’une déclaration qu’il ne fait point d’usage de sa faculté d’empêcher, & dériver de cette faculté.
[I-496]
La puissance exécutrice doit être entre les mains d’un monarque ; parce que cette partie du gouvernement, qui a presque toujours besoin d’une action momentanée, est mieux administrée par un que par plusieurs ; au lieu que ce qui dépend de la puissance législative, est souvent mieux ordonné par plusieurs, que par un seul.
Que s’il n’y avoit point de monarque, & que la puissance exécutrice fût confiée à un certain nombre de personnes tirées du corps législatif, il n’y auroit plus de liberté ; parce que les deux puissances seroient unies, les mêmes personnes ayant quelquefois, & pouvant toujours avoir part à l’une & à l’autre.
Si le corps législatif étoit un temps considérable sans être assemblé, il n’y auroit plus de liberté. Car il arriveroit de deux choses l’une ; ou qu’il n’y auroit plus de résolution législative, & l’état tomberoit dans l’anarchie, ou que ces résolutions seroient prises par la puissance exécutrice, & elle deviendroit absolue.
Il seroit inutile que le corps législatif fût toujours assemblé. Cela seroit incommode pour les représentans, & [I-497] d’ailleurs occuperoit trop la puissance exécutrice, qui ne penseroit point à exécuter, mais à défendre ses prérogatives, & le droit qu’elle a d’exécuter.
De plus, si le corps législatif étoit continuellement assemblé, il pourroit arriver que l’on ne feroit que suppléer de nouveaux députés à la place de ceux qui mourroient ; & dans ce cas, si le corps législatif étoit une fois corrompu, le mal seroit sans remede. Lorsque divers corps législatifs se succedent les uns aux autres, le peuple qui a mauvaise opinion du corps législatif actuel, porte avec raison ses espérances sur celui qui viendra après. Mais si c’étoit toujours le même corps, le peuple le voyant une fois corrompu, n’espéreroit plus rien de ses lois ; il deviendroit furieux, ou tomberoit dans l’indolence.
Le corps législatif ne doit point s’assembler lui-même. Car un corps n’est censé avoir de volontés, que lorsqu’il est assemblé ; & s’il ne s’assembloit pas unanimement, on ne sauroit dire quelle partie seroit véritablement le corps législatif, celle qui seroit assemblée, ou celle qui ne le seroit pas. Que s’il avoit [I-498] droit de se proroger lui-même, il pourroit arriver qu’il ne se prorogeroit jamais ; ce qui seroit dangereux dans les cas où il voudroit attenter contre la puissance exécutrice. D’ailleurs il y a des temps plus convenables les uns que les autres, pour l’assemblée du corps législatif : il faut donc que ce soit la puissance exécutrice qui regle le temps de la tenue & de la durée de ces assemblées, par rapport aux circonstances, qu’elle connoît.
Si la puissance exécutrice n’a pas le droit d’arrêter les entreprises du corps législatif, celui-ci sera despotique : car, comme il pourra se donner tout le pouvoir qu’il peut imaginer, il anéantira toutes les autres puissances.
Mais il ne faut pas que la puissance législative ait réciproquement la faculté d’arrêter la puissance exécutrice. Car l’exécution ayant ses limites par sa nature, il est inutile de la borner ; outre que la puissance exécutrice s’exerce toujours sur des choses momentanées. Et la puissance des tribuns de Rome étoit vicieuse, en ce qu’elle arrêtoit non-seulement la législation, mais même l’exécution ; ce qui causoit de grands maux.
[I-499]
Mais si dans un état libre, la puissance législative ne doit pas avoir le droit d’arrêter la puissance exécutrice, elle a droit & doit avoir la faculté d’examiner de quelle maniere les lois qu’elle a faites ont été exécutées ; & c’est l’avantage qu’a ce gouvernement sur celui de Crete & de Lacédémone, où les cosmes & les éphores ne rendoient point compte de leur administration.
Mais quel que soit cet examen, le corps législatif ne doit pas avoir le pouvoir de juger la personne, & par conséquent la conduite de celui qui exécute. Sa personne doit être sacrée, parce qu’étant nécessaire à l’état pour que le corps législatif n’y devienne pas tyrannique, dès le moment qu’il seroit accusé ou jugé, il n’y auroit plus de liberté.
Dans ce cas, l’état ne seroit point une monarchie, mais une république non libre. Mais comme celui qui exécute, ne peut exécuter mal sans avoir des conseillers méchans, & qui haïssent les lois comme ministres, quoiqu’elles les favorisent comme hommes ; ceux-ci peuvent être recherchés & punis. Et c’est l’avantage de ce gouvernement sur [I-500] celui de Gnide, où la loi ne permettant point d’appeler en jugement les amimones [3] , même après leur administration [4] , le peuple ne pouvoit jamais se faire rendre raison des injustices qu’on lui avoit faites.
Quoiqu’en général la puissance de juger ne doive être unie à aucune partie de la législative, cela est sujet à trois exceptions, fondées sur l’intérêt particulier de celui qui doit être jugé.
Les grands sont toujours exposés à l’envie ; & s’ils étoient jugés par le peuple, ils pourroient être en danger, & ne jouiroient pas du privilege qu’a le moindre des citoyens dans un état libre d’être jugé par ses pairs. Il faut donc que les nobles soient appellés, non pas devant les tribunaux ordinaires de la nation, mais devant cette partie du corps législatif, qui est composé de nobles.
Il pourroit arriver que la loi, qui est en même temps clair-voyante & aveugle, seroit en de certains cas trop [I-501] rigoureuse. Mais les juges de la nation ne sont, comme nous avons dit, que la bouche qui prononce les paroles de la loi ; des êtres inanimés, qui n’en peuvent modérer ni la force ni la rigueur. C’est donc la partie du corps législatif, que nous venons de dire être, dans une autre occasion, un tribunal nécessaire, qui l’est encore dans celle-ci ; c’est à son autorité suprême à modérer la loi, en faveur de la loi-même, en prononçant moins rigoureusement qu’elle.
Il pourroit encore arriver que quelque citoyen, dans les affaires publiques, violeroit les droits du peuple, & feroit des crimes que les magistrats établis ne sauroient ou ne voudroient pas punir. Mais, en général, la puissance législative ne peut pas juger ; & elle le peut encore moins dans ce cas particulier où elle représente la partie intéressée, qui est le peuple. Elle ne peut donc être qu’accusatrice. Mais devant qui accusera-t-elle ? Ira-t-elle s’abaisser devant les tribunaux de la loi qui lui sont inférieurs, & d’ailleurs composés de gens, qui étant peuple comme elle, seroient entraînés par l’autorité d’un si grand [I-502] accusateur ? Non : il faut pour conserver la dignité du peuple & la sureté du particulier, que la partie législative du peuple accuse devant la partie législative des nobles ; laquelle n’a, ni les mêmes intérêts qu’elle, ni les mêmes passions.
C’est l’avantage qu’a ce gouvernement sur la plupart des républiques anciennes, où il y avoit cet abus, que le peuple étoit en même temps & juge & accusateur.
La puissance exécutrice, comme nous avons dit, doit prendre part à la législation par sa faculté d’empêcher, sans quoi elle sera bientôt dépouillée de ses prérogatives. Mais si la puissance législative prend part à l’exécution, la puissance exécutrice sera également perdue.
Si le monarque prenoit part à la législation par la faculté de statuer, il n’y auroit plus de liberté. Mais comme il faut pourtant qu’il ait part à la législation pour se défendre, il faut qu’il y prenne part par la faculté d’empêcher.
Ce qui fut cause que le gouvernement changea à Rome, c’est que le sénat qui avoit une partie de la [I-503] puissance exécutrice, & les magistrats qui avoient l’autre, n’avoient pas comme le peuple la faculté d’empêcher.
Voici donc la constitution fondamentale du gouvernement dont nous parlons. Le corps législatif étant composé de deux parties, l’une enchaînera l’autre par sa faculté mutuelle d’empêcher. Toutes les deux seront liées par la puissance exécutrice, qui le sera elle-même par la législative.
Ces trois puissances devroient former un repos ou une inaction. Mais comme, par le mouvement nécessaire des choses, elles sont contraintes d’aller, elles seront forcées d’aller de concert.
La puissance exécutrice ne faisant partie de la législative que par sa faculté d’empêcher, elle ne sauroit entrer dans le débat des affaires. Il n’est pas même nécessaire qu’elle propose ; parce que, pouvant toujours désapprouver les résolutions, elle peut rejetter les décisions des propositions qu’elle auroit voulu qu’on n’eût pas faites.
Dans quelques républiques anciennes, où le peuple en corps avoit le [I-504] débat des affaires, il étoit naturel que la puissance exécutrice les proposât & les débattît avec lui ; sans quoi il y auroit eu dans les résolutions une confusion étrange.
Si la puissance exécutrice statue sur la levée des deniers publics, autrement que par son consentement, il n’y aura plus de liberté ; parce qu’elle deviendra législative, dans le point le plus important de la législation.
Si la puissance législative statue, non pas d’année en année, mais pour toujours, sur la levée des deniers publics, elle court risque de perdre sa liberté, parce que la puissance exécutrice ne dépendra plus d’elle ; & quand on tient un pareil droit pour toujours, il est assez indifférent qu’on le tienne de soi ou d’un autre. Il en est de même, si elle statue, non pas d’année en année, mais pour toujours, sur les forces de terre & de mer qu’elle doit confier à la puissance exécutrice.
Pour que celui qui exécute ne puisse pas opprimer, il faut que les armées qu’on lui confie soient peuple, & aient le même esprit que le peuple, comme cela fut à Rome jusqu’au temps de [I-505] Marius. Et pour que cela soit ainsi, il n’y a que deux moyens, ou que ceux que l’on emploie dans l’armée aient assez de bien pour répondre de leur conduite aux autres citoyens, & qu’ils ne soient enrôlés que pour un an, comme il se pratiquoit à Rome ; ou si on a un corps de troupes permanent, & où les soldats soient une des plus viles parties de la nation, il faut que la puissance législative puisse le casser sitôt qu’elle le désire ; que les soldats habitent avec les citoyens ; & qu’il n’y ait ni camp séparé, ni casernes, ni places de guerre.
L’armée étant une fois établie, elle ne doit point dépendre immédiatement du corps législatif, mais de la puissance exécutrice, & cela par la nature de la chose ; son fait consistant plus en action qu’en délibération.
Il est dans la maniere de penser des hommes, que l’on fasse plus de cas du courage, que de la timidité ; de l’activité, que de la prudence ; de la force, que des conseils. L’armée méprisera toujours un sénat, & respectera ses officiers. Elle ne fera point cas des ordres qui lui seront envoyés de la part d’un corps [I-506] composé de gens qu’elle croira timides, & indignes par là de lui commander. Ainsi, sitôt que l’armée dépendra uniquement du corps législatif, le gouvernement deviendra militaire ; & si le contraire est jamais arrivé, c’est l’effet de quelques circonstances extraordinaires. C’est que l’armée y est toujours séparée ; c’est qu’elle est composée de plusieurs corps qui dépendent chacun de leur province particulière ; c’est que les villes capitales sont des places excellentes, qui se défendent par leur situation seule, & où il n’y a point de troupes.
La Hollande est encore plus en sureté que Venise ; elle submergeroit les troupes révoltées, elle les feroit mourir de faim ; elles ne sont point dans les villes qui pourroient leur donner la subsistance ; cette subsistance est donc précaire.
Que si dans le cas où l’armée est gouvernée par le corps législatif, des circonstances particulières empêchent le gouvernement de devenir militaire, on tombera dans d’autres inconvéniens ; de deux choses l’une ; ou il faudra que l’armée détruise le [I-507] gouvernement, ou que le gouvernement affoiblisse l’armée.
Et cet affoiblissement aura une cause bien fatale, il naîtra de la foiblesse même du gouvernement.
Si l’on veut lire l’admirable ouvrage de Tacite sur les mœurs [5] des Germains, on verra que c’est d’eux que les Anglois ont tiré l’idée de leur gouvernement politique. Ce beau systême a été trouvé dans les bois.
Comme tous les choses humaines ont une fin, l’état dont nous parlons perdra sa liberté, il périra. Rome, Lacédémone, & Carthage ont bien péri. Il périra, lorsque la puissance législative sera plus corrompue que l’exécutrice.
Ce n’est point à moi à examiner si les Anglois jouissent actuellement de cette liberté, ou non. Il me suffi de dire qu’elle est établie par leurs lois, & je n’en cherche pas davantage.
Je ne prétends point par-là ravaler les autres gouvernemens, ni dire que cette liberté politique extrême doive mortifier ceux qui n’en ont qu’une [I-508] modéré. Comment dirois-je cela, moi qui crois que l’excès même de la raison n’est pas toujours désirable ; & que les hommes s’accommodent presque toujours mieux des milieux que des extrémités ?
Arrington, dans son Oceana, a aussi examiné quel étoit le plus haut point de liberté où la constitution d’un état peut être portée. Mais on peut dire de lui, qu’il n’a cherché cette liberté qu’après l’avoir méconnue ; & qu’il a bâti Chalcédoine, ayant le rivage de Bisance devant les yeux.
[↑] À Venise.
[↑] Comme à Athènes.
[↑] C’étoient des magistrats que le peuple élisoit tous les ans. Voyez Etienne de Bisance.
[↑] On pouvoit accuser les magistrats Romains après leur magistrature. Voyez dans Denys d’Halicarnasse, liv. IX. l’affaire du tribun Genutius.
[↑] De minoribus rebus principes consultant, de majoribus omnes ; ità tamen ut ea quoque quorum penes plebem arbitrium est, apud principes partractentur.
[I-509]
Les monarchies que nous connoissons n’ont pas, comme celle dont nous venons de parler, la liberté pour leur objet direct ; elles ne tendent qu’à la gloire des citoyens, de l’état & du prince. Mais de cette gloire, il résulte un esprit de liberté, qui dans ces états peut faire d’aussi grandes choses, & peut-être contribuer autant au bonheur que la liberté même.
Les trois pouvoirs n’y sont point distribués & fondus sur le modele de la constitution dont nous avons parlé ; ils ont chacun une distribution particuliere, selon laquelle ils approchent plus ou moins de la liberté politique ; & s’ils n’en approchoient pas, la monarchie dégénéreroit en despotisme.
[I-510]
Les anciens ne connoissoient point le gouvernement fondé sur un corps de noblesse, & encore moins le gouvernement fondé sur un corps législatif formé par les représentans d’une nation. Les républiques de Grece & d’Italie étoient des villes qui avoient chacune leur gouvernement, & qui assembloient leurs citoyens dans leurs murailles. Avant que les Romains eussent englouti toutes les républiques, il n’y avoit presque point de roi nulle part, en Italie, Gaule, Espagne, Allemagne ; tout cela étoit de petits peuples ou de petites républiques. L’Afrique même étoit soumise à une grande ; l’Asie mineure étoit occupée par les colonies Grecques. Il n’y avoit donc point d’exemple de députés de villes, ni d’assemblées d’états ; il falloit aller jusqu’en Perse, pour trouver le gouvernement d’un seul.
Il est vrai qu’il y avoit des [I-511] républiques fédératives ; plusieurs villes envoyoient des députés à une assemblée. Mais je dis qu’il n’y avoit point de monarchie sur ce modele-là.
Voici comment se forma le premier plan des monarchies que nous connoissons. Les Nations Germaniques qui conquirent l’empire Romain, étoient comme l’on sait très-libres. On n’a qu’à voir là-dessus Tacite sur les mœurs des Germains. Les conquérans se répandirent dans le pays ; ils habitoient les campagnes, & peu les villes. Quand ils étoient en Germanie, toute la nation pouvoit s’assembler. Lorsqu’ils furent dispersés dans la conquête, ils ne le purent plus. Il falloit pourtant que la nation délibérât sur ses affaires, comme elle avoit fait avant la conquête ; elle le fit par des représentans. Voilà l’origine du gouvernement Gothique parmi nous. Il fut d’abord mêlé de l’aristocratie & de la monarchie. Il avoit cet inconvénient, que le bas peuple y étoit esclave : c’étoit un bon gouvernement, qui avoit en soi la capacité de devenir meilleur. La coutume vint d’accorder des lettres d’affranchissement ; & bientôt la liberté civile du peuple, les prérogatives de la [I-512] noblesse & du clergé, la puissance des rois se trouverent dans un tel concert, que je ne crois pas qu’il y ait eu sur la terre de gouvernement si bien tempéré que le fut celui de chaque partie de l’Europe dans le temps qu’il y subsista ; & il est admirable que la corruption du gouvernement d’un peuple conquérant ait formé la meilleure espece de gouvernement que les hommes ayent pu imaginer.
[I-512]
L’embarras d’Aristote paroît visiblement, quand il traite de la monarchie [1] . Il en établit cinq especes : il ne les distingue pas par la forme de la constitution ; mais par des choses d’accident, comme les vertus ou les vices du prince ; ou par des choses étrangeres, comme l’usurpation de la tyrannie, ou la succession à la tyrannie.
Aristote met au rang des monarchies, & l’empire des Perses & le royaume de Lacédémone. Mais qui ne voit que [I-513] l’un étoit un état despotique, & l’autre une république ?
Les anciens, qui ne connoissoient pas la distribution des trois pouvoirs dans le gouvernement d’un seul, ne pouvoient se faire une idée juste de la monarchie.
[↑] Politique, liv. III. chap. XIV.
[I-513]
Pour tempérer le gouvernement d’un seul, Arribas [1] , roi d’Epire, n’imagina qu’une république. Les molosses, ne sachant comment borner le même pouvoir, firent deux rois [2] : par-là on affoiblissoit l’état plus que le commandement ; on vouloit des rivaux, & on avoit des ennemis.
Deux rois n’étoient tolérables qu’à Lacédémone ; ils n’y formoient pas la constitution, mais ils étoient une partie de la constitution.
[I-514]
Chez les Grecs, dans les temps héroïques, il s’établit une espece de monarchie, qui ne subsista pas [1] . Ceux qui avoient inventé des arts, fait la guerre pour le peuple, assemblé des hommes dispersés, ou qui leur avoient donné des terres, obtenoient le royaume pour eux, & le transmettoient à leurs enfans. Ils étoient rois, prêtres & juges. C’est une des cinq especes de monarchie dont nous parle Aristote [2] ; & c’est la seule qui puisse réveiller l’idée de la constitution monarchique. Mais le plan de cette constitution est opposé à celui de nos monarchies d’aujourd’hui.
Les trois pouvoirs y étoient distribués de maniere que le peuple y avoit la puissance législative [3] , & le roi la puissance exécutrice avec la puissance de juger. Au lieu que dans les monarchies [I-515] que nous connoissons, le prince a la puissance exécutrice & la législative, ou du moins une partie de la législative, mais il ne juge pas.
Dans le gouvernement des rois des temps héroïques, les trois pouvoirs étoient mal distribués. Ces monarchies ne pouvoient subsister : car dès que le peuple avoit la législation, il pouvoit au moindre caprice anéantir la royauté, comme il fit par-tout.
Chez un peuple libre, & qui avoit le pouvoir législatif ; chez un peuple renfermé dans une ville, où tout ce qu’il y a d’odieux devient plus odieux encore, le chef-d’œuvre de la législation est de savoir bien placer la puissance de juger. Mais elle ne le pouvoit être plus mal que dans les mains de celui qui avoit déjà la puissance exécutrice. Dès ce moment, le monarque devenoit terrible. Mais en même temps, comme il n’avoit pas la législation, il ne pouvoit pas se défendre contre la législation ; il avoit trop de pouvoir, & il n’en avoit pas assez.
On n’avoit pas encore découvert que la vraie fonction du prince étoit d’établir des juges, & non pas de juger [I-516] lui-même. La politique contraire rendit le gouvernement d’un seul insupportable. Tous ces rois furent chassés. Les Grecs n’imaginerent point la vraie distribution des trois pouvoirs dans le gouvernement d’un seul ; ils ne l’imaginerent que dans le gouvernement de plusieurs, & ils appelerent cette sorte de constitution, police [4] .
[↑] Aristote, Politique, liv. III, chap. XIV.
[↑] Ibid.
[↑] Voyez ce que dit Plutarque, vie de Thésée. Voyez aussi Thucydide, liv. I.
[↑] Voyez Aristote, Politiq. liv. IV, chap. VIII.
[I-516]
Le gouvernement des rois de Rome avoit quelque rapport à celui des rois des temps héroïques chez les Grecs. Il tomba comme les autres par son vice général ; quoiqu’en lui-même, & dans sa nature particuliere, il fût très-bon.
Pour faire connoître ce gouvernement, je distinguerai celui des cinq premiers rois, celui de Servius Tullius, & celui de Tarquin.
La couronne étoit élective ; & sous les cinq premiers rois, le sénat eut la plus grande part à l’élection.
[I-517]
Après la mort du roi, le sénat examinoit si l’on garderoit la forme du gouvernement qui étoit établie. S’il jugeoit à propos de la garder, il nommoit un magistrat [1] , tiré de son corps, qui élisoit un roi ; le sénat devoit approuver l’élection ; le peuple, la confirmer ; les auspices, la garantir. Si une de ces trois conditions manquoit, il falloit faire une autre élection.
La constitution étoit monarchique, aristocratique & populaire ; & telle fut l’harmonie du pouvoir, qu’on ne vit ni jalousie, ni dispute, dans les premiers regnes. Le roi commandoit les armées, & avoit l’intendance des sacrifices ; il avoit la puissance de juger les affaires civiles [2] & criminelles [3] ; il convoquoit le sénat ; il assembloit le peuple ; il lui portoit de certaines affaires, & régloit les autres avec le sénat [4] .
[I-518]
Le sénat avoit une grande autorité. Les rois prenoient souvent des sénateurs pour juger avec eux ; ils ne portoient point d’affaires au peuple, qu’elles n’eussent été délibérées [5] dans le sénat.
Le peuple avoit le droit d’élire [6] les magistrats, de consentir aux nouvelles lois ; & lorsque le roi le permettoit, celui de déclarer la guerre & de faire la paix. Il n’avoit point la puissance de juger. Quand Tullus Hostilius renvoya le jugement d’Horace au peuple, il eut des raisons particulieres, que l’on trouve dans Denys d’Halicarnasse [7] .
La constitution changea sous [8] Servius Tullius. Le sénat n’eut point de part à son élection ; il se fit proclamer par le peuple. Il se dépouilla des jugemens [9] civils, & ne se réserva que [I-519] les criminels ; il porta directement au peuple toutes les affaires ; il le soulagea des taxes, & en mit tout le fardeau sur les patriciens. Ainsi à mesure qu’il affoiblissoit la puissance royale & l’autorité du sénat, il augmentoit le pouvoir du peuple [10] .
Tarquin ne se fit élire ni par le sénat ni par le peuple ; il regarda Servius Tullius comme un usurpateur, & prit la couronne comme un droit héréditaire ; il extermina la plupart des sénateurs ; il ne consulta plus ceux qui restoient, il ne les appela pas même à ses jugemens [11] . Sa puissance augmenta ; mais ce qu’il y avoit d’odieux dans cette puissance, devint plus odieux encore : il usurpa le pouvoir du peuple ; il fit des lois sans lui ; il en fit même contre lui [12] . Il auroit réuni les trois pouvoirs dans sa personne ; mais le peuple se souvint un moment qu’il étoit législateur, & Tarquin ne fut plus.
[↑] Denys d’Halicarnasse, liv. II, pag. 120 ; & liv. IV, pag. 242 & 243.
[↑] Voyez le discours de Tanaquil, dans Tite-Live, liv. I, premiere décade ; & le réglement de Servius Tullius, dans Denys d’Halicarnasse, liv. IV, p. 229
[↑] Voyez Denys d’Halicarnasse, liv. II, p. 118 ; & liv. III, pag. 171.
[↑] Ce fut par un sénatus-consulte, que Tullus Hostilius envoya détruire Albe ; Denys d’Halicarnasse, liv. III, pag. 167 & 172.
[↑] Ibid. liv. IV, p. 276.
[↑] Ibid. liv. II. Il falloit pourtant qu’il ne nommât pas à toutes les charges, puisque Valcrius Publicola fit la fameuse loi, qui défendoit à tout citoyen d’exercer aucun emploi, s’il ne l’avoit obtenu par le suffrage du peuple.
[↑] Livre III, p. 159.
[↑] Livre IV.
[↑] Il se priva de la moitié de la puissance royale, dit Denys d’Halicarnasse, liv. IV, pag. 229.
[↑] On croyoit que, s’il n’avoit pas été prévenu par Tarquin, il auroit établi le gouvernement populaire ; Denys d’Halicarnasse, liv. IV, p. 243.
[↑] Livre IV.
[↑] Ibid.
[I-520]
On ne peut jamais quitter les Romains : c’est ainsi qu’encore aujourd’hui, dans leur capitale, on laisse les nouveaux palais pour aller chercher des ruines ; c’est ainsi que l’œil qui s’est reposé sur l’émail des prairies, aime à voir les rochers & les montagnes.
Les familles patriciennes avoient eu de tout temps de grandes prérogatives. Ces distinctions, grandes sous les Rois, devinrent bien plus importantes après leur expulsion. Cela causa la jalousie des plébéiens, qui voulurent les abaisser. Les contestations frappoient sur la constitution, sans affoiblir le gouvernement : car, pourvu que les magistratures conservassent leur autorité, il étoit assez indifférent de quelle famille étoient les magistrats.
Une monarchie élective, comme étoit Rome, suppose nécessairement un corps aristocratique puissant, qui la soutienne, sans quoi elle se change d’abord en [I-521] tyrannie ou en état populaire. Mais un état populaire n’a pas besoin de cette distinction de familles pour se maintenir. C’est ce qui fit que les patriciens, qui étoient des parties nécessaires de la constitution du temps des rois, en devinrent une partie superflue du temps des consuls ; le peuple put les abaisser sans se détruire lui-même, & changer la constitution sans la corrompre.
Quand Servius Tullius eut avili les patriciens, Rome dut tomber des mains des rois dans celles du peuple. Mais le peuple, en abaissant les patriciens, ne dut point craindre de retomber dans celles des rois.
Un état peut changer de deux manieres, ou parce que la constitution se corrige, ou parce qu’elle se corrompt. S’il a conservé ses principes, & que la constitution change, c’est qu’elle se corrige : s’il a perdu ses principes, quand la constitution vient à changer, c’est qu’elle se corrompt.
Rome, après l’expulsion des Rois, devoit être une démocratie. Le peuple avoit déjà la puissance législative ; c’étoit son suffrage unanime qui avoit chassé les rois ; & s’il ne persistoit pas [I-522] dans cette volonté, les Tarquins pouvoient à tous les instans revenir. Prétendre qu’il eût voulu les chasser pour tomber dans l’esclavage de quelques familles, cela n’étoit pas raisonnable. La situation des choses demandoit donc que Rome fût une démocratie ; & cependant elle ne l’étoit pas. Il fallut tempérer le pouvoir des principaux, & que les lois inclinassent vers la démocratie.
Souvent les états fleurissent plus dans le passage insensible d’une constitution à une autre, qu’ils ne le faisoient dans l’une ou l’autre de ces constitutions. C’est pour lors que tous les ressorts du gouvernement sont tendus, que tous les citoyens ont des prétentions ; qu’on s’attaque, ou qu’on se caresse, & qu’il y a une noble émulation entre ceux qui défendent la constitution qui décline, & ceux qui mettent en avant celle qui prévaut.
[I-523]
Quatre choses choquoient principalement la liberté de Rome. Les patriciens obtenoient seuls tous les emplois sacrés, politiques, civils & militaires ; on avoit attaché au consulat un pouvoir exorbitant, on faisoit des outrages au peuple, enfin on ne lui laissoit presqu’aucune influence dans les suffrages. Ce furent ces quatre abus que le peuple corrigea.
I°. Il fit établir, qu’il y auroit des magistratures, où les plébéiens pourroient prétendre ; & il obtint peu à peu qu’il auroit part à toutes, excepté à celle d’entre-roi.
2°. On décomposa le consulat, & on en forma plusieurs magistratures. On créa des préteurs [1] , à qui on donna la puissance de juger les affaires privées ; on nomma des questeurs [2] , pour faire [I-524] juger les crimes publics ; on établit des édiles, à qui on donna la police ; on fit des trésoriers [3] , qui eurent l’administration des deniers publics : enfin, par la création des censeurs, on ôta aux consuls cette partie de la puissance législative qui regle les moeurs des citoyens & la police momentanée des divers corps de l’état. Les principales prérogatives qui leur resterent, furent de présider aux grands [4] états du peuple, d’assembler le sénat & de commander les armées.
3°. Les lois sacrées établirent des tribuns, qui pouvoient à tous les instans arrêter les entreprises des patriciens ; & n’empêchoient pas seulement les injures particulieres, mais encore les générales.
Enfin, les plébéiens augmenterent leur influence dans les décisions publiques. Le peuple Romain étoit divisé de trois manieres, par centuries, par curies & par tribus ; & quand il donnoit son suffrage, il étoit assemblé & formé d’une de ces trois manieres.
Dans la premiere, les patriciens, les [I-525] principaux, les gens riches, le sénat, ce qui étoit à peu près la même chose, avoient presque toute l’autorité ; dans la seconde, ils en avoient moins ; dans la troisieme, encore moins.
La division par centuries étoit plutôt une division de cens & de moyens, qu’une division de personnes. Tout le peuple étoit partagé en cent quatre-vingt-treize centuries [5] , qui avoient chacune une voix. Les patriciens & les principaux formoient les quatre-vingt-dix-huit premieres centuries ; le reste des citoyens étoit répandu dans les quatre-vingt-quinze autres. Les patriciens étoient donc dans cette division les maîtres des suffrages.
Dans les divisions des curies [6] , les patriciens n’avoient pas les mêmes avantages. Ils en avoient pourtant. Il falloit consulter les auspices, dont les patriciens étoient les maîtres ; on n’y pouvoit faire de proposition au peuple, qui n’eût été auparavant portée au sénat, & approuvée par un sénatus-consulte. Mais dans la division par tribus, il [I-526] n’étoit question ni d’auspices, ni de sénatus-consultes, & les patriciens n’y étoient pas admis.
Or le peuple chercha toujours à faire par curies les assemblées qu’on avoit coutume de faire par centuries, & à faire par tribus les assemblées qui se faisoient par curies ; ce qui fit passer les affaires des mains des patriciens dans celles des plébéiens.
Ainsi quand les plébéiens eurent obtenu le droit de juger les patriciens, ce qui commença lors de l’affaire de Coriolan [7] , les plébéiens voulurent les juger assemblés par tribus [8] , & non par centuries ; & lorsqu’on établit en faveur du peuple les nouvelles magistratures [9] de tribuns & d’édiles, le peuple obtint qu’il s’assembleroit par curies pour les nommer ; & quand sa puissance fut affermie, il obtint [10] qu’ils seroient nommés dans une assemblée par tribus.
[↑] Tite-Live, premiere décade, liv. VI.
[↑] Quaestores parricidii ; Pomponius, leg. 2. § 23, ss de orig. juris..
[↑] Plutarque, vie de Publicola.
[↑] Comitiis centuriatis.
[↑] Voyez là-dessus Tite-Live, liv. I ; & Denys d’Halicarnasse, liv. IV & VII.
[↑] Denys d’Halicarnasse, liv. IX, p. 598.
[↑] Denys d’Halicarnasse, liv. VII.
[↑] Contre l’ancien usage, comme on le voit dans Denys d’Halicarnasse, liv. V., p. 320.
[↑] Liv. VI, p. 410 & 411.
[↑] Liv. IX, p. 605.
[I-527]
Dans le feu des disputes entre les patriciens & les plébéiens, ceux-ci demanderent que l’on donnât des lois fixes, afin que les jugemens ne fussent plus l’effet d’une volonté capricieuse, ou d’un pouvoir arbitraire. Après bien des résistances, le sénat y acquiesça. Pour composer ces lois, on nomma des décemvirs. On crut qu’on devoit leur accorder un grand pouvoir, parce qu’ils avoient à donner des lois à des partis qui étoient presqu’incompatibles. On suspendit la nomination de tous les magistrats, & dans les comices, ils furent élus seuls administrateurs de la république. Ils se trouverent revêtus de la puissance consulaire & de la puissance tribunitienne. L’une leur donnoit le droit d’assembler le sénat ; l’autre, celui d’assembler le peuple : mais ils ne convoquerent ni le sénat ni le peuple. Dix hommes dans la république eurent [I-528] seuls toute la puissance législative, toute la puissance exécutrice, toute la puissance des jugemens. Rome se vit soumise à une tyrannie aussi cruelle que celle de Tarquin. Quand Tarquin exerçoit ses vexations, Rome étoit indignée du pouvoir qu’il avoit usurpé : quand les décemvirs exercerent les leurs, elle fut étonnée du pouvoir qu’elle avoit donné.
Mais quel étoit ce systême de tyrannie, produit par des gens qui n’avoient obtenu le pouvoir politique & militaire, que par la connoissance des affaires civiles ; & qui dans les circonstances de ces temps-là avoient besoin au-dedans de la lâcheté des citoyens, pour qu’ils se laissassent gouverner, & de leur courage au dehors, pour les défendre ?
Le spectacle de la mort de Virginie, immolée par son pere à la pudeur & à la liberté, fit évanouir la puissance des décemvirs. Chacun se trouva libre, parce que chacun fut offensé : tout le monde devint citoyen, parce que tout le monde se trouva pere. Le sénat & le peuple rentrerent dans une liberté qui avoit été confiée à des tyrans ridicules.
[I-529]
Le peuple Romain, plus qu’un autre, s’émouvoit par les spectacles. Celui du corps sanglant de Lucrece fit finir la royauté. Le débiteur, qui parut sur la place couvert de plaies, fit changer la forme de la république. La vue de Virginie fit chasser les décemvirs. Pour faire condamner Manlius, il fallut ôter au peuple la vue du capitole. La robe sanglante de César remit Rome dans la servitude.
[I-529]
On n’avoit point de droit à se disputer sous les décemvirs : mais quand la liberté revint, on vit les jalousies renaître : tant qu’il resta quelques privileges aux patriciens, les plébéiens les leur ôterent.
Il y auroit eu peu de mal, si les plébéiens s’étoient contentés de priver les patriciens de leurs prérogatives, & s’ils ne les avoient pas offensés dans leur qualité même de citoyens. Lorsque le peuple étoit assemblé par curies ou par [I-530] centuries, il étoit composé de sénateurs, de patriciens & de plébéiens. Dans les disputes, les plébéiens gagnerent ce point [1] , que seuls, sans les patriciens & sans le sénat, ils pourroient faire des lois qu’on appela plébiscites ; & les comices où on les fit, s’appelerent comices par tribus. Ainsi il y eut des cas où les patriciens [2] n’eurent point de part à la puissance législative, & [3] où ils furent soumis à la puissance législative d’un autre corps de l’état. Ce fut un délire de la liberté. Le peuple, pour établir la démocratie, choqua les principes mêmes de la démocratie. Il sembloit qu’une puissance aussi exorbitante, auroit dû anéantir l’autorité du sénat : mais Rome avoit deux institutions admirables. Elle en avoit deux sur-tout ; par l’une, la puissance législative du [I-531] peuple étoit réglée par l’autre, elle étoit bornée.
Les censeurs, & avant eux les consuls [4] , formoient & créoient, pour ainsi dire, tous les cinq ans le corps du peuple ; ils exerçoient la législation sur le corps même qui avoit la puissance législative. « Tiberius-Gracchus, censeur, dit Cicéron, transféra les affranchis dans les tribus de la ville, non par la force de son éloquence, mais par une parole & par un geste : & s’il ne l’eût pas fait, cette république, qu’aujourd’hui nous soutenons à peine, nous ne l’aurions plus ».
D’un autre côté, le sénat avoit le pouvoir d’ôter, pour ainsi dire, la république des mains du peuple, par la création d’un dictateur, devant lequel le souverain baissoit la tête, & les lois les plus populaires restoient dans le silence [5] .
[↑] Denys d’Halicarnasse, liv. XI, pag. 725.
[↑] Par les lois sacrées, les plébéiens purent faire des plébiscites, seuls, & sans que les patriciens fussent admis dans leur assemblée ; Denys d’Halicarnasse, liv. VI, p. 410 ; & liv. VII, p. 430.
[↑] Par la loi faite après l’expulsion des décemvirs, les patriciens furent soumis aux plébiscites, quoiqu’ils n’eussent pu y donner leur voix. Tite-Live, liv. III ; & Denys d’Halicarnasse, liv. XI, p. 725 ; & cette loi fut confirmée par celle de Publius Philo, dictateur, l’an de Rome 416. Tite-Live, liv. VIII.
[↑] L’an 312 de Rome, les consuls faisoient encore le cens, comme il paroît par Denys d’Halicarnasse, liv. XI.
[↑] Comme celles qui permettoient d’appeler au peuple des ordonnances de tous les magistrats.
[I-532]
Si le peuple fut jaloux de sa puissance législative, il le fut moins de sa puissance exécutrice. Il la laissa presque toute entier au sénat & aux consuls ; & il ne se réserva guere que le droit d’élire les magistrats, & de confirmer les actes du sénat & des généraux.
Rome, dont la passion étoit de commander, dont l’ambition étoit de tout soumettre, qui avoit toujours usurpé, qui usurpoit encore, avoit continuellement de grandes affaires ; ses ennemis conjuroient contre elle, ou elle conjuroit contre ses ennemis.
Obligée de se conduire, d’un côté avec un courage héroïque, & de l’autre avec une sagesse consommée, l’état des choses demandoit que le sénat eût la direction des affaires. Le peuple disputoit au sénat toutes les branches de la puissance législative, parce qu’il étoit [I-533] jaloux de sa liberté ; il ne lui disputoit point les branches de la puissance exécutrice, parce qu’il étoit jaloux de sa gloire.
La part que le sénat prenoit à la puissance exécutrice, étoit si grande, que Polybe [1] dit, que les étrangers pensoient tous que Rome étoit une aristocratie. Le sénat disposoit des deniers publics, & donnoit les revenus à ferme ; il étoit l’arbitre des affaires des alliés ; il décidoit de la guerre & de la paix, & dirigeoit à cet égard les consuls ; il fixoit le nombre des troupes Romaines & des troupes alliées, distribuoit les provinces & les armées aux consuls ou aux préteurs : & l’an du commandement expiré, il pouvoit leur donner un successeur ; il décernoit les triomphes, il recevoit des ambassades, & en envoyoit ; il nommoit les rois, les récompensoit ; les punissoit, les jugeoit, leur donnoit ou leur faisoit perdre le titre d’alliés du peuple Romain.
Les consuls faisoient la levée des troupes qu’ils devoient mener à la guerre ; ils commandoient les armées de terre ou de mer ; disposoient des [I-534] alliés : ils avoient dans les provinces toute la puissance de la république ; ils donnoient la paix aux peuples vaincus, leur en imposoient les conditions, ou renvoyoient au sénat.
Dans les premiers temps, lorsque le peuple prenoit quelque part aux affaires de la guerre & de la paix, il exerçoit plutôt sa puissance législative que sa puissance exécutrice. Il ne faisoit guere que confirmer ce que les rois, & après eux, les consuls ou le sénat avoient fait. Bien loin que le peuple fût l’arbitre de la guerre, nous voyons que les consuls ou le sénat la faisoient souvent malgré l’opposition de ses tribuns. Ainsi [2] il créa lui-même les tribuns des légions, que les généraux avoient nommés jusqu’alors ; & quelque temps avant la premier guerre Punique, il régla qu’il auroit, seul, le droit de déclarer la guerre [3] .
[↑] Liv. VI.
[↑] L’an de Rome 444. Tite-Live, premiere décade, liv. IX. La guerre contre Persée paroissant périlleuse, un sénatus-consulte ordonna que cette loi seroit suspendue ; & le peuple y consentit. Tite-Live, cinquieme décade, liv. II.
[↑] Il l’arracha du sénat, dit Freishemius, deuxieme décade, liv. VI.
[I-535]
La puissance de juger fut donnée au peuple, au sénat, aux magistrats, à de certains juges. Il faut voir comment elle fut distribuée. Je commence par les affaires civiles.
Les consuls [1] jugerent après les rois, comme les préteurs jugerent après les consuls. Servius Tullius s’étoit dépouillé du jugement des affaires civiles ; les consuls ne les jugerent pas non plus, si ce n’est dans des cas très-rares [2] , que l’on appella, pour cette raison, extraordinaires [3] . Ils se contenterent de nommer les juges, & de former les tribunaux qui devoient juger. Il paroît, par le discours d’Appius Claudius dans [I-536] Denys d’Halicarnasse [4] , que dès l’an de Rome 259, ceci étoit regardé comme une coutume établie chez les Romains ; & ce n’est pas la faire remonter bien haut, que de la rapporter à Servius Tullius.
Chaque année, le préteur formoit une liste [5] ou tableau de ceux qu’il choisissoit pour faire la fonction de juges pendant l’année de sa magistrature. On en prenoit le nombre suffisant pour chaque affaire. Cela se pratique à peu près de même en Angleterre. Et ce qui étoit très-favorable à la [6] liberté, c’est que le préteur prenoit les juges du consentement [7] des parties. Le grand nombre de récusations que l’on peut faire aujourd’hui en Angleterre, revient à peu près à cet usage.
Ces juges ne décidoient que des [I-537] questions de fait [8] : par exemple, si une somme avoit été payée, ou non ; si une action avoit été commise, ou non. Mais pour les questions de droit [9] , comme elles demandoient une certaine capacité, elles étoient portées au tribunal des centumvirs [10] .
Les rois se réserverent le jugement des affaires criminelles, & les consuls leur succéderent en cela. Ce fut en conséquence de cette autorité, que le consul Brutus fit mourir ses enfans & tous ceux qui avoient conjuré pour les Tarquins. Ce pouvoir étoit exorbitant. Les consuls ayant déjà la puissance militaire, ils en portoient l’exercice même dans les affaires de la ville ; & leurs procédés dépouillés des formes de la justice, étoient des actions violentes, plutôt que des jugemens.
Cela fit faire la loi Valérienne, qui permit d’appeler au peuple de toutes les ordonnances des consuls qui mettoient en péril la vie d’un citoyen. Les [I-538] Consuls ne purent plus prononcer une peine capitale contre un citoyen Romain, que par la volonté du peuple [11] .
On voit dans la premiere conjuration pour le retour des Tarquins, que le consul Brutus juge les coupables ; dans la seconde, on assemble le sénat & les comices pour juger [12] .
Les lois qu’on appella sacrées, donnerent aux plébéiens des tribuns, qui formerent un corps qui eut d’abord des prétentions immenses. On ne sait quelle fut plus grande, ou dans les plébéiens la lâche hardiesse de demander, ou dans le sénat la condescendance & la facilité d’accorder. La loi Valérienne avoit permis les appels au peuple ; c’est-à-dire, au peuple composé de sénateurs, de patriciens & de plébéiens. Les plébéiens établirent que ce seroit devant eux que les appellations seroient portées. Bientôt on mit en question, si les plébéiens pourroient juger un patricien ; cela fut le sujet d’une dispute, que l’affaire de Coriolan fit naître, & qui finit avec [I-539] cette affaire. Coriolan, accusé par les tribuns devant le peuple, soutenoit, contre l’esprit de la loi Valérienne, qu’étant patricien, il ne pouvoit être jugé que par les consuls : les plébéiens, contre l’esprit de la même loi, prétendirent qu’il ne devoit être jugé que par eux seuls, & ils le jugerent.
La loi des douze tables modifia ceci. Elle ordonna qu’on ne pourroit décider de la vie d’un citoyen, que dans les grands états du peuple [13] . Ainsi le corps des plébéiens, ou ce qui est la même chose, les comices par tribus ne jugerent plus que les crimes dont la peine n’étoit qu’une amende pécuniaire. Il falloit une loi pour infliger une peine capitale : pour condamner à une peine pécuniaire, il ne falloit qu’un plébiscite.
Cette disposition de la loi des douzes tables fut très-sage. Elle forma une conciliation admirable entre le corps des plébéiens & le sénat. Car, comme la compétence des uns & des autres dépendit de la grandeur de la peine & de [I-540] la nature du crime, il fallut qu’ils se concertassent ensemble.
La loi Valérienne ôta tout ce qui restoit à Rome du gouvernement qui avoit du rapport à celui des rois Grecs des temps héroïques. Les consuls se trouverent sans pouvoir pour la punition des crimes. Quoique tous les crimes soient publics il faut pourtant distinguer ceux qui intéressent plus les citoyens entr’eux, de ceux qui intéressent plus l'état dans le rapport qu'ils a avec un citoyen. Les premiers sont appellés privés, les seconds sont les crimes publics. Le peuple jugea lui-même les crimes publics ; & à l’égard des privés, il nomma pour chaque crime, par une commission particuliere, un questeur, pour en faire la poursuite. C’étoit souvent un des magistrats, quelquefois un homme privé, que le peuple choisissoit. On l’appeloit questeur du parricide. Il en est fait mention dans la loi des douze tables [14] .
Le questeur nommoit ce qu’on appelloit le juge de la question, qui tiroit au sort les juges, formoit le tribunal, [I-541] & présidoit sous lui au jugement [15] .
Il est bon de faire remarquer ici la part que prenoit le sénat dans la nomination du questeur, afin que l’on voie comment les puissance étoient à cet égard balancées. Quelquefois le sénat faisoit élire un dictateur, pour faire la fonction de questeur [16] ; quelquefois il ordonnoit que le peuple seroit convoqué par un tribun, pour qu’il nommât un questeur [17] ; enfin le peuple nommoit quelquefois un magistrat, pour faire son rapport au sénat sur un certain crime, & lui demander qu’il donnât un questeur, comme on voit dans le jugement de Lucius Scipion [18] , dans Tite-Live [19] .
L’an de Rome 604, quelques-unes de ces commissions furent rendues permanentes [20] . On divisa peu à peu toutes [I-542] les matieres criminelles en diverses parties, qu’on appella des questions perpétuelles. On créa divers préteurs, & on attribua à chacun d’eux quelqu’une de ces questions. On leur donna, pour un an, la puissance de juger les crimes qui en dépendoient ; & ensuite ils alloient gouverner leur province.
A Carthage, le sénat des cent étoit composé de juges qui étoient pour la vie [21] . Mais à Rome, les préteurs étoient annuels ; & les juges n’étoient pas même pour un an, puisqu’on les prenoit pour chaque affaire. On a vu, dans le chapitre VI de ce livre, combien, dans de certains gouvernemens, cette disposition étoit favorable à la liberté.
Les juges furent pris dans l’ordre des sénateurs, jusqu’au temps des Gracques. Tiberius Gracchus fit ordonner qu’on les prendroit dans celui des chevaliers ; changement si considérable, que le tribun se vanta d’avoir, par une seule rogation, coupé les nerfs de l’ordre des sénateurs.
Il faut remarquer que les trois [I-543] pouvoirs peuvent être bien distribués par rapport à la liberté de la constitution, quoiqu’ils ne le soient pas si bien dans le rapport avec la liberté du citoyen. A Rome, le peuple ayant la plus grande partie de la puissance législative, une partie de la puissance exécutrice, & une partie de la puissance de juger, c’étoit un grand pouvoir qu’il falloit balancer par un autre. Le sénat avoit bien une partie de la puissance exécutrice ; il avoit quelque branche de la puissance législative [22] ; mais cela ne suffisoit pas pour contrebalancer le peuple. Il falloit qu’il eût part à la puissance de juger ; & il y avoit part, lorsque les juges étoient choisis parmi les sénateurs. Quand les Gracques priverent les sénateurs de la puissance de juger [23] , le sénat ne put plus résister au peuple. Ils choquerent donc la liberté de la constitution, pour favoriser la liberté du citoyen ; mais celle-ci se perdit avec celle-là.
Il en résulta des maux infinis. On [I-544] changea la constitution dans un temps où, dans le feu des discordes civiles, il y avoit à peine une constitution. Les chevaliers ne furent plus cet ordre moyen qui unissoit le peuple au sénat ; & la chaîne de la constitution fut rompue.
Il y avoit même des raisons particulieres qui devoient empêcher de transporter les jugemens aux chevaliers. La constitution de Rome étoit fondée sur ce principe, que ceux-là devoient être soldats, qui avoient assez de bien pour répondre de leur conduite à la république. Les chevaliers, comme les plus riches, formoient la cavalerie des légions. Lorsque leur dignité fut augmentée, ils ne voulurent plus servir dans cette milice ; il fallut lever une autre cavalerie ; Marius prit toute sorte de gens dans les légions, & la république fut perdue [24] .
De plus, les chevaliers étoient les traitans de la république ; ils étoient avides ; ils semoient les malheurs dans les malheurs, & faisoient naître les besoins publics des besoins publics. Bien [I-545] loin de donner à de telles gens la puissance de juger, il auroit fallu qu’ils eussent été sans cesse sous les yeux des juges. Il faut dire cela à la louange des anciennes lois Françoises ; elles ont stipulé avec les gens d’affaires, avec la méfiance que l’on garde à des ennemis. Lorsqu’à Rome les jugemens furent transportés aux traitans, il n’y eut plus de vertu, plus de police, plus de lois, plus de magistrature, plus de magistrats.
On trouve une peinture bien naïve de ceci, dans quelque fragment de Diodore de Sicile & de Dion. « Mutius Scévola, dit Diodore [25] , voulut rappeller les anciennes mœurs, & vivre de son bien propre avec frugalité & intégrité. Car ses prédécesseurs ayant fait une société avec les traitans, qui avoient pour lors les jugemens à Rome, ils avoient rempli la province de toutes sortes de crimes. Mais Scévola fit justice des publicains, & fit mener en prison ceux qui y traînoient les autres.
[I-546]
Dion nous dit [26] , que Publius Rutilius, son lieutenant, qui n’étoit pas moins odieux aux chevaliers, fut accusé à son tour d’avoir reçu des présens, & fut condamné à une amende. Il fit sur le champ cession de biens. Son innocence parut, en ce qu’on lui trouva beaucoup moins de bien qu’on ne l’accusoit d’en avoir volé, & il montroit les titres de sa propriété ; il ne voulut plus rester dans la ville avec de telles gens.
Les Italiens, dit encore Diodore [27] , achetoient en Sicile des troupes d’esclaves pour labourer leurs champs, & avoir soin de leurs troupeaux ; ils leur refusoient la nourriture. Ces malheureux étoient obligés d’aller voler sur les grands chemins, armés de lances & de massues, couverts de peaux de bêtes, de grands chiens autour d’eux. Toute la province fut dévastée, & les gens du pays ne pouvoient dire avoir en propre, que ce qui étoit dans l’enceinte des villes. Il n’y avoit ni proconsul, ni préteur, qui pût ou voulût s’opposer à [I-547] ce désordre, & qui osât punir ces esclaves, parce qu’ils appartenoient aux chevaliers qui avoient à Rome les jugemens [28] . Ce fut pourtant une des causes de la guerre des esclaves. Je ne dirai qu’un mot : Une profession qui n’a ni ne peut avoir d’objet que le gain ; une profession qui demandoit toujours, & à qui on ne demandoit rien ; une professions sourde & inexorable, qui appauvrissoit les richesses & la misere même, ne devoit point avoir à Rome les jugemens.
[↑] On ne peut douter que les consuls, avant la création des préteurs, n’eussent eu les jugemens civils. Voyez Tite-Live, premiere décade, liv. II. p. 19. Denys d’Halicarnasse, liv. X. p. 627 ; & même livre, p. 645.
[↑] Souvent les tribuns jugerent seuls ; rien ne les rendit plus odieux. Denys d’Halicarnasse, livre XI. pag. 700
[↑] Judicia extraordinaria. Voyez les institutes, liv. IV.
[↑] Liv. VI. pag. 360.
[↑] Album judicium.
[↑] « Nos ancêtres n’ont pas voulu, dit Cicéron, pro Cluentio, qu’un homme dont les parties ne seroient pas convenues, pût être juge, non seulement de la réputation d’un citoyen, mais même de la moindre affaire pécuniaire. »
[↑] Voyez dans les fragmens de la loi Servilienne, de la Cornélienne, & autres, de quelle maniere ces lois donnoient des juges dans les crimes qu’elles se proposoient de punir. Souvent ils étoient pris par choix, quelquefois par le sort, ou enfin par le sort mêlé avec le choix.
[↑] Séneque, de benef. liv. III. ch. VII. in fine.
[↑] Voyez Quintilien, liv. IV. p. 54. in-fol. édit. de Paris, 1541.
[↑] Leg. 2. §. 24. ss de orig. jur. Des magistrats appellés décemvirs présidoient au jugement, le tout sous la direction d’un préteur.
[↑] Quoniam de capite civis Romani, in jussu populi Romani, non erat permissum consulibus jus dicere. Voyez Pomponius, leg. 2. § 16. ss de orig. Jur.
[↑] Denys d’Halicarnasse, liv. V. p. 322.
[↑] Les comices par centuries. Aussi Manliux Capitolinus fut-il jugé dans ces comices. Tite-Live, décade premiere, liv. VI. P. 68.
[↑] Dit Pomponius, dans la loi 2. au digeste de orig. jur.
[↑] Voyez un fragment d'Ulpien, qui en rapporter un autre de la loi Cornelienne : on le trouve dans la collation des lois Mosaiques & Romaines, titul. I. de sicariss & homicidus.
[↑] Cela avoit sur-tout lieu dans les crimes commis en Italie, où le sénat avoit une principale inspection. Voyez Tite-Live, premiere décade, liv. IX. sur les conjurations de Capoue.
[↑] Cela fut ainsi dans la poursuite de la mort de Posthumius, l’an 340 de Rome. Voyez Tite-Live
[↑] Ce jugement fut rendu l’an de Rome 567.
[↑] Liv. VIII.
[↑] Cicéron, in Bruto.
[↑] Cela se prouve par Tite-Live, liv. XLIII, qui dit qu’Annibal rendit leur magistrature annuelle.
[↑] Les senatus-consultes avoient force pendant un an, quoiqu’ils ne fussent pas confirmés par le peuple. Denys d’Halicarnasse, liv. IX. pag. 595. & liv. XI. pag. 735.
[↑] En l’an 630.
[↑] Capite censos plerosque. Salluste, guerre de Iugurtha.
[↑] Fragment de cet auteur, liv. XXXVI, dans le recueil de Constantin Porphyrogenete, des vertus & des vices.
[↑] Fragment de son histoire, tirée de l’extrait des vertus & des vices.
[↑] Fragment du liv. XXXIV, dans l’extrait des vertus & des vices.
[↑] Penes quos Romæ cùm judicia erant, atque ex equestri ordine solerent sortitò judices elegi in cassâ prætorum & proconsulum, quibus post administratum provinciam dies dicta erat.
[I-547]
C’est ainsi que les trois pouvoirs furent distribués dans la ville : mais il s’en faut bien qu’ils le fussent de même dans les provinces. La liberté étoit dans le centre, & la tyrannie aux extrémités.
Pendant que Rome ne domina que [I-548] dans l’Italie, les peuples furent gouvernés comme des confédérés : on suivoit les lois de chaque république. Mais lorsqu’elle conquit plus loin, que le sénat n’eut pas immédiatement l’œil sur les provinces, que les magistrats qui étoient à Rome ne purent plus gouverner l’empire, il fallut envoyer des préteurs & des proconsuls. Pour lors, cette harmonie des trois pouvoirs ne fut plus. Ceux qu’on envoyoit avoient une puissance qui réunissoit celle de toutes les magistratures Romaines ; que dis-je ? celle même du sénat, celle même du peuple [1] . C’étoient des magistrats despotiques, qui convenoient beaucoup à l’éloignement des lieux où ils étoient envoyés. Ils exerçoient les trois pouvoirs ; ils étoient, si j’ose me servir de ce terme, les bachas de la république.
Nous avons dit ailleurs [2] que les mêmes citoyens, dans la république, avoient, par la nature des choses, les emplois civils & militaires. Cela fait qu’une république qui conquiert, ne [I-549] peut guere communiquer son gouvernement & régir l’état conquis selon la forme de la constitution. En effet, le magistrat qu’elle envoie pour gouverner, ayant la puissance exécutrice, civile & militaire, il faut bien qu’il ait aussi la puissance législative ; car qui est-ce qui feroit des lois sans lui ? Il faut aussi qu’il ait la puissance de juger : car qui est-ce qui jugeroit indépendamment de lui ? Il faut donc que le gouvernement qu’elle envoie ait les trois pouvoirs, comme cela fut dans les provinces Romaines.
Une monarchie peut plus aisément communiquer son gouvernement, parce que les officiers qu’elle envoie ont, les uns la puissance exécutrice civile, & les autres la puissance exécutrice militaire ; ce qui n’entraîne pas après soi le despotisme.
C’étoit un privilege d’une grande conséquence pour un citoyen Romain, de ne pouvoir être jugé que par le peuple. Sans cela, il auroit été soumis dans les provinces au pouvoir arbitraire d’un proconsul ou d’un propréteur. La ville ne sentoit point la tyrannie qui ne s’exerçoit que sur les nations assujetties.
[I-550]
Ainsi dans le monde Romain, comme à Lacédémone, ceux qui étoient libres étoient extrêmement libres, & ceux qui étoient esclaves étoient extrêmement esclaves.
Pendant que les citoyens payoient des tributs, ils étoient levés avec une équité très-grande. On suivoit l’établissement de Servius Tullius, qui avoit distribué tous les citoyens en six classes, selon l’ordre de leurs richesses, & fixé la part de l’impôt à proportion de celle que chacun avoit dans le gouvernement. Il arrivoit de-là qu’on souffroit la grandeur du tribut, à cause de la grandeur du crédit ; & que l’on se consoloit de la petitesse du crédit, par la petitesse du tribut.
Il y avoit encore une chose admirable : c’est que la division de Servius Tullius par classes étant, pour ainsi dire, le principe fondamental de la constitution ; il arrivoit que l’équité, dans la levée des tributs, tenoit au principe fondamental du gouvernement, & ne pouvoit être ôtée qu’avec lui.
Mais pendant que la ville payoit les tributs sans peine, ou n’en payoit point [I-551] du tout [3] , les provinces étoient désolées par les chevaliers qui étoient les traitans de la république. Nous avons parlé de leurs vexations, & toute l’histoire en est pleine.
« Toute l’Asie m’attend comme son libérateur, disoit Mithridate [4] ; tant ont excité de haine contre les Romains les rapines des proconsuls [5] , les exactions des gens d’affaires, & les calomnies des jugemens [6] .
Voilà ce qui fit que la force des provinces n’ajouta rien à la force de la république, & ne fit au contraire que l’affoiblir. Voilà ce qui fit que les provinces regarderent la perte de la liberté de Rome, comme l’époque de l’établissement de la leur.
[↑] Ils faisoient leurs édits en entrant dans les provinces.
[↑] Liv. V. ch. XIX. Voyez aussi les liv. II, III, IV & V.
[↑] Après la conquête de la Macédoine, les tributs cesserent à Rome.
[↑] Harangue tirée de Trogue Pompée, rapportée par Justin, liv. XXXVIII.
[↑] Voyez les oraisons contre Verrès.
[↑] On fait que ce fut le tribunal de Varus qui fit révolter les Germains.
[I-552]
Je voudrois rechercher dans tous les gouvernemens modérés que nous connoissons, quelle est la distribution des trois pouvoirs, & calculer par-là les degrés de liberté dont chacun d’eux peut jouir. Mais il ne faut pas toujours tellement épuiser un sujet, qu’on ne laisse rien à faire au lecteur. Il ne s’agit pas de faire lire, mais de faire penser.
[I-553]
Ce n’est pas assez d’avoir traité de la liberté politique dans son rapport avec la constitution ; il faut la faire voir dans le rapport qu’elle a avec le citoyen.
J’ai dit que dans le premier cas elle est formée par une certaine distribution des trois pouvoirs : mais, dans le second, il faut la considérer sous une autre idée. Elle consiste dans la sureté, ou dans l’opinion que l’on a de sa sureté.
Il pourra arriver que la constitution sera libre, & que le citoyen ne le sera point. Le citoyen pourra être libre, & la constitution ne l’être pas. Dans ces cas, la constitution sera libre de droit, [I-554] & non de fait ; le citoyen sera libre de fait, & non pas de droit.
Il n’y a que la disposition des lois, & même des lois fondamentales, qui forme la liberté dans son rapport avec la constitution. Mais, dans le rapport avec le citoyen, des mœurs, des manieres, des exemples reçus peuvent la faire naître ; & de certaines lois civiles la favoriser ; comme nous allons voir dans ce livre-ci.
De plus, dans la plupart des états, la liberté étant plus gênée, choquée ou abattue, que leur constitution ne le demande ; il est bon de parler des lois particulieres, qui dans chaque constitution, peuvent aider ou choquer le principe de la liberté dont chacun d’eux peut être susceptible.
[I-554]
La liberté philosophique consiste dans l’exercice de sa volonté, ou du moins (s’il faut parler dans tous les systêmes) dans l’opinion où l’on est que l’on exerce sa volonté. La liberté [I-555] politique consiste dans la sureté, ou du moins dans l’opinion que l’on a de sa sureté.
Cette sureté n’est jamais plus attaquée que dans les accusations publiques ou privées. C’est donc de la bonté des lois criminelles, que dépend principalement la liberté du citoyen.
Les lois criminelles n’ont pas été perfectionnées tout d’un coup. Dans les lieux mêmes où l’on a le plus cherché la liberté, on ne l’a pas toujours trouvée. Aristote [1] nous dit qu’à Cumes, les parens de l’accusateur pouvoient être témoins. Sous les rois de Rome, la loi étoit si imparfaite, que Servius Tullius prononça la sentence contre les enfans d’Ancus Martius accusé d’avoir assassiné le roi son beau-pere [2] . Sous les premiers rois de France, Clotaire fit une loi [3] , pour qu’un accusé ne pût être condamné sans être oui ; ce qui prouve une pratique contraire dans quelque cas particulier, ou chez quelque peuple barbare. Ce fut Charondas qui introduisit les jugemens contre les faux [I-556] témoignages [4] . Quand l’innocence des citoyens n’est pas assurées, la liberté ne l’est pas non plus.
Les connoissances que l’on a acquises dans quelque pays, & que l’on acquerra dans d’autres, sur les regles les plus sures que l’on puisse tenir dans les jugemens criminels, intéressent le genre humain plus qu’aucune chose qu’il y ait au monde.
Ce n’est que sur la pratique de ces connoissances, que la liberté peut être fondée ; & dans un état qui auroit là-dessus les meilleures lois possibles, un homme à qui on feroit son procès, & qui devroit être pendu le lendemain, seroit plus libre qu’un bacha ne l’est en Turquie.
[↑] Politique, liv. II.
[↑] Tarquinius Priscus. Voyez Denys d’Halicarnasse, liv. IV.
[↑] De l’an 560.
[↑] Aristote, Politiq. liv. II. ch. XII. Il donna ses lois à Thurium, dans la quatre-vingt-quatrieme olympiade.
[I-556]
Les lois qui font périr un homme sur la déposition d’un seul témoin, sont fatales à la liberté. La raison en exige deux ; parce qu’un témoin qui affirme, [I-557] & un accusé qui nie, font un partage ; & il faut un tiers pour le vider.
Les Grecs [1] & les Romains [2] exigeoient une voix de plus pour condamner. Nos lois Françoises en demandent deux. Les Grecs prétendoient que leur usage avoit été établi par les dieux [3] ; mais c’est le nôtre.
[↑] Voyez Aristide, orat. in Minervam.
[↑] Denys d’Halicarnasse, sur le jugement de Coriolan, liv. VII.
[↑] Minerva calculus
[I-557]
C’est le triomphe de la liberté, lorsque les lois criminelles tirent chaque peine de la nature particuliere du crime. Tout l’arbitraire cesse ; la peine ne descend point du caprice du législateur, mais de la nature de la chose ; & ce n’est point l’homme qui fait violence à l’homme.
Il y a quatre sortes de crimes. Ceux de la premiere espece choquent la religion ; ceux de la seconde, les mœurs ; ceux de la troisieme, la tranquillité ; [I-558] ceux de la quatrieme, la sureté des citoyens. Les peines, que l’on inflige, doivent dériver de la nature de chacune de ces especes.
Je ne mets dans la classe des crimes qui intéressent la religion, que ceux qui l’attaquent directement, comme sont tous les sacrileges simples. Car les crimes qui en troublent l’exercice, sont de la nature de ceux qui choquent la tranquillité des citoyens ou leur sureté, & doivent être renvoyés à ces classes.
Pour que la peine des sacrileges simples soit tirée de la nature [1] de la chose, elle doit consister dans la privation de tous les avantages que donne la religion ; l’expulsion hors des temples ; la privation de la société des fidelles, pour un temps ou pour toujours ; la fuite de leur présence, les exécrations, les détestations, les conjurations.
Dans les choses qui troublent la tranquillité & la sureté de l’état, les actions cachées sont du ressort de la justice humaine. Mais, dans celles qui blessent la divinité, là où il n’y a point d’action [I-559] publique, il n’y a point de matiere de crime : tout s’y passe entre l’homme & Dieu, qui fait la mesure & le temps de ses vengeances. Que si, confondant les choses, le magistrat recherche aussi le sacrilege caché, il porte une inquisition sur un genre d’action où elle n’est point nécessaire : il détruit la liberté des citoyens, en armant contr’eux le zele des consciences timides, & celui des consciences hardies.
Le mal est venu de cette idée, qu’il faut venger la divinité. Mais il faut faire honorer la divinité, & ne la venger jamais. En effet, si l’on se conduisoit par cette derniere idée, quelle seroit la fin des supplices ? Si les lois des hommes ont à venger un être infini, elles se régleront sur son infinité, & non pas sur les foiblesses, sur les ignorances, sur les caprices de la nature humaine.
Un historien [2] de Provence rapporte un fait qui nous peint très-bien ce que peut produire sur des esprits foibles cette idée de venger la divinité. Un Juif, accusé d’avoir blasphémé contre la sainte Vierge, fut condamné à être écorché. Des chevaliers masqués, le couteau à la [I-560] main, monterent sur l’échafaud, & en chasserent l’exécuteur, pour venger eux-mêmes l’honneur de la sainte Vierge… Je ne veux point prévenir les réflexions du lecteur.
La seconde classe, est des crimes qui sont contre les mœurs. Telles sont la violation de la continence publique ou particuliere : c’est-à-dire, de la police sur la maniere dont on doit jouir des plaisirs attachés à l’usage des sens & à l’union des corps. Les peines de ces crimes doivent encore être tirées de la nature de la chose : la privation des avantages que la société a attachés à la pureté des mœurs, les amendes, la honte, la contrainte de se cacher, l’infamie publique, l’expulsion hors de la ville & de la société ; enfin toutes les peines qui sont de la juridiction correctionnelle suffisent pour réprimer la témérité des deux sexes. En effet, ces choses sont moins fondées sur la méchanceté, que sur l’oubli ou le mépris de soi-même.
Il n’est ici question que des crimes qui intéressent uniquement les mœurs, non de ceux qui choquent aussi la sureté publique, tels que l’enlevement & le viol, qui sont de la quatrieme espèce.
[I-561]
Les crimes de la troisieme classe, sont ceux qui choquent la tranquillité des citoyens : Et les peines en doivent être tirées de la nature de la chose, & se rapporter à cette tranquillité, comme la privation, l’exil, les corrections, & autres peines qui ramenent les esprits inquiets, & les font rentrer dans l’ordre établi.
Je restreins les crimes contre la tranquillité, aux choses qui contiennent une simple lésion de police : car celles qui, troublant la tranquillité, attaquent en même temps la sureté, doivent être mises dans la quatrieme classe.
Les peines de ces derniers crimes, sont ce qu’on appelle des supplices. C’est une espece de talion, qui fait que la société refuse la sureté à un citoyen qui en a privé, ou qui a voulu en priver un autre. Cette peine est tirée de la nature de la chose, puisée dans la raison, & dans les sources du bien & du mal. Un citoyen mérite la mort, lorsqu’il a violé la sureté au point qu’il a ôté la vie, ou qu’il a entrepris de l’ôter. Cette peine de mort est comme le remede de la société malade. Lorsqu’on viole la sureté à l’égard des biens, il peut y avoir des raisons pour que la peine soit capitale : [I-562] mais il vaudroit peut-être mieux, & il seroit plus de la nature, que la peine des crimes contre la sureté des biens, fût punie par la perte des biens ; & cela devroit être ainsi, si les fortunes étoient communes ou égales. Mais, comme ce sont ceux qui n’ont point de biens qui attaquent plus volontiers celui des autres, il a fallu que la peine corporelle suppléât à la pécuniaire.
Tout ce que je dis est puisé dans la nature ; & est très-favorable à la liberté du citoyen.
[↑] Saint Louis fit des lois si outrées contre ceux qui juroient, que le pape se crut obligé de l’en avertir. Ce prince modéra son zele, & adoucit ses lois. Voyez ces ordonnances.
[↑] Le pere Bougerel.
[I-562]
Maxime importante : il faut être très-circonspect dans la poursuite de la magie & de l’hérésie. L’accusation de ces deux crimes peut extrêmement choquer la liberté, & être la source d’une infinité de tyrannies, si le législateur ne sait la borner. Car, comme elle ne porte pas directement sur les actions d’un citoyen, mais plutôt sur l’idée que [I-563] l’on s’est faite de son caractere, elle devient dangereuse à proportion de l’ignorance du peuple ; & pour lors un citoyen est toujours en danger, parce que la meilleure conduite du monde, la morale la plus pure, la pratique de tous les devoirs, ne sont pas des garants contre les soupçons de ces crimes.
Sous Manuel Comnene, le protestator [1] fut accusé d’avoir conspiré contre l’empereur, & de s’être servi pour cela de certains secrets qui rendent les hommes invisibles. Il est dit dans la vie de cet empereur [2] que l’on surprit Aaron lisant un livre de Salomon, dont la lecture faisoit paraître des légions de démons. Or en supposant dans la magie une puissance qui arme l’enfer, & en partant de-là, on regarde celui que l’on appelle un magicien, comme l’homme du monde le plus propre à troubler & à renverser la société, & l’on est porté à le punir sans mesure.
L’indignation croît, lorsque l’on met dans la magie le pouvoir de détruire la religion. L’histoire de Constantinople [3] [I-564] nous apprend, que sur une révélation qu’avoit eue un évêque, qu’un miracle avoit cessé à cause de la magie d’un particulier, lui & son fils furent condamnés à mort. De combien de choses prodigieuses ce crime ne dépendoit-il pas ? Qu’il ne soit pas rare qu’il y ait des révélations ; que l’évêque en ait eu une ; qu’elle fût véritable ; qu’il y eût un miracle ; que ce miracle eût cessé ; qu’il y eût de la magie ; que la magie pût renverser la religion ; que ce particulier fût magicien ; qu’il eût fait enfin cet acte de magie.
L’empereur Théodore Lascaris attribuoit la maladie à la magie. Ceux qui en étoient accusés n’avoient d’autre ressource que de manier un fer chaud sans se brûler. Il auroit été bon chez les Grecs d’être magicien, pour se justifier de la magie. Tel étoit l’excès de leur idiotisme, qu’au crime du monde le plus incertain, il joignoient les preuves les plus incertaines.
Sous le regne de Philippe-le-Long, les Juifs furent chassés de France, accusés d’avoir empoisonné les fontaines par le moyen des lépreux. Cette absurde accusation doit bien faire douter de toutes celles qui sont fondées sur la haine publique.
[I-565]
Je n’ai point dit ici qu’il ne falloit point punir l’hérésie ; je dis qu’il faut être très-circonspect à la punir.
[↑] Nicetas, vie de Manuel Comnene, liv. IV.
[↑] Ibid.
[↑] Histoire de l’empereur Maurice, par Théophylacte, chap. XI.
[I-565]
À Dieu ne plaise que je veuille diminuer l’horreur que l’on a pour un crime que la religion, la morale & la politique condamnent tour à tour. Il faudroit le proscrire, quand il ne feroit que donner à un sexe les foiblesses de l’autre ; & préparer à une vieillesse infame, par une jeunesse honteuse. Ce que j’en dirai lui laissera toutes les flétrissures, & ne portera que contre la tyrannie qui peut abuser de l’horreur même que l’on en doit avoir.
Comme la nature de ce crime est d’être caché, il est souvent arrivé que des législateurs l’on puni sur la déposition d’un enfant. C’étoit ouvrir une porte bien large à la calomnie. « Justinien, dit Procope [1] , publia une loi contre ce crime ; il fit rechercher ceux qui en étoient coupables, non-seulement depuis la loi, mais avant. La déposition [I-566] d’un témoin, quelquefois d’un enfant, quelquefois d’un esclave, suffisoit ; sur-tout contre les riches, & contre ceux qui étoient de la faction des verds ».
Il est singulier que parmi nous trois crimes, la magie, l’hérésie & le crime contre nature ; dont on pourroit prouver du premier qu’il n’existe pas ; du second, qu’il est susceptible d’une infinité de distinctions, interprétations, limitations ; du troisieme, qu’il est très-souvent obscur, aient été tous trois punis de la peine du feu.
Je dirai bien que le crime contre nature ne fera jamais dans une société de grands progrès, si le peuple ne s’y trouve porté d’ailleurs par quelque coutume, comme chez les Grecs, où les jeunes gens faisoient tous leurs exercices nuds ; comme chez nous, où l’éducation domestique est hors d’usage ; comme chez les Asiatiques, où des particuliers ont un grand nombre de femmes qu’ils méprisent, tandis que les autres n’en peuvent avoir. Que l’on ne prépare point ce crime, qu’on le proscrive par une police exacte, comme toutes les violations des mœurs ; & l’on verra soudain la nature, ou défendre ses droits, ou les reprendre.
[I-567] Douce, aimable, charmante, elle a répandu les plaisirs d’une main libérale ; & en nous comblant de délices, elle nous prépare, par des enfans qui nous font, pour ainsi dire, renaître, à des satisfactions plus grandes que ces délices mêmes.
[↑] Histoire secrete.
[I-567]
Les lois de la Chine décident, que quiconque manque de respect à l’empereur, doit être puni de mort. Comme elles ne définissent pas ce que c’est que ce manquement de respect, tout peut fournir un prétexte pour ôter la vie à qui l’on veut, & exterminer la famille que l’on veut.
Deux personnes chargées de faire la gazette de la cour, ayant mis dans quelque fait des circonstances qui ne se trouverent pas vraies ; on dit que, mentir dans une gazette de la cour, c’étoit manquer de respect à la cour ; & on les fit mourir [1] . Un prince du sang ayant mis quelque note par mégarde sur un mémorial signé du pinceau rouge par [I-568] l’empereur, on décida qu’il avoit manqué de respect à l’empereur ; ce qui causa, contre cette famille, une des terribles persécutions dont l’histoire ait jamais parlé [2] .
C’est assez que le crime de lese-majesté soit vague, pour que le gouvernement dégénere en despotisme. Je m’étendrai davantage là-dessus dans le livre de la composition des lois.
[I-568]
C’est encore un violent abus, de donner le nom de crime de lese-majesté à une action qui ne l’est pas. Une loi des empereurs [1] poursuivoit comme sacrileges ceux qui mettoient en question le jugement du prince, & doutoient du mérite de ceux qu’il avoit choisis pour quelque emploi [2] . Ce [I-569] furent bien le cabinet & les favoris qui établirent ce crime. Une autre loi avoit déclaré que ceux qui attentent contre les ministres & les officiers du prince sont criminels de lese-majesté, comme s’ils attentoient contre le prince même [3] . Nous devons cette loi à deux princes [4] dont la foiblesse est célebre dans l’histoire, deux princes qui furent menés par leurs ministres, comme les troupeaux sont conduits par les pasteurs ; deux princes esclaves dans le palais, enfans dans le conseil, étrangers aux armées ; qui ne conservent l’empire que parce qu’ils le donnerent tous les jours. Quelques-uns de ces favoris conspirerent contre leurs empereurs. Ils firent plus : ils conspirerent contre l’empire, ils y appellerent les barbares : & quand on voulut les arrêter, l’état étoit si foible, qu’il fallut violer leur loi, & s’exposer au crime de lese-majesté pour les punir.
C’est pourtant sur cette loi que se fondoit le rapporteur de M. de Cinq-Mars [5] lorsque, voulant prouver qu’il [I-570] étoit coupable du crime de lese-majesté pour avoir voulu chasser le cardinal de Richelieu des affaires, il dit : « Le crime qui touche la personne des ministres des princes, est réputé, par les constitutions des empereurs, de pareil poids que celui qui touche leur personne. Un ministre sert bien son prince & son état ; on l’ôte à tous les deux ; c’est comme si l’on privoit le premier d’un bras [6] , & le second d’une partie de sa puissance ». Quand la servitude elle-même viendroit sur la terre, elle ne parleroit pas autrement.
Une autre loi de Valentinien, Théodose & Arcadius [7] , déclare les faux-monnoyeurs coupables du crime de lese-majesté. Mais, n’étoit-ce pas confondre les idées des choses ? Porter sur un autre crime le nom de lese-majesté, n’est-ce pas diminuer l’horreur du crime de lese-majesté ?
[↑] Gratien, Valentinien & Théodose. C’est le troisieme au code de crimin. sacril.
[↑] Sacrilegii instar est dubitare an is dignus sit quem elegerit imperator, ibid. Cette loi a servi de modele à celle de Roger, dans les constitutions de Naples, tit. 4.
[↑] La loi cinquieme, au code ad leg. Jul. maj.
[↑] Arcadius & Honorius.
[↑] Mémoires de Montrésor, tom. I.
[↑] Nam ipsi pars corporis nostri sunt. Même loi au code ad. Leg. Jul. maj.
[↑] C’est la neuvieme au code Théod. de falsâ monetâ.
[I-571]
Paulin ayant mandé à l’empereur Alexandre, « qu’il se préparoit à poursuivre comme criminel de lese-majesté un juge qui avoit prononcé contre ses ordonnances ; l’empereur lui répondit, que dans un siecle comme le sien, les crimes de lese-majesté indirects n’avoient point de lieu [1] .
Faustinien ayant écrit au même empereur, qu’ayant juré, par la vie du prince, qu’il ne pardonneroit jamais à son esclave, il se voyoit obligé de perpétuer sa colere, pour ne pas se rendre coupable du crime de lese-majesté : « Vous avez pris de vaines terreurs [2] , lui répondit l’empereur ; & vous ne connoissez pas mes maximes ».
Un sénatus-consulte [3] ordonna que celui qui avoit fondu des statues de l’empereur, qui auroient été [I-572] réprouvées, ne seroit point coupable de lese-majesté. Les empereurs Sévere & Antonin écrivirent à Pontius [4] que celui qui vendroit des statues de l’empereur non consacrées, ne tomberoit point dans le crime de lese-majesté. Les mêmes empereurs écrivirent à Julius Cassianus, que celui qui jetteroit, par hazard, une pierre contre une statue de l’empereur, ne devoit point être poursuivi comme criminel de lese-majesté [5] . La loi Julie demandoit ces sortes de modifications : car elle avoit rendu coupables de lese-majesté, non seulement ceux qui fondoient les statues des empereurs, mais ceux qui commettoient quelque action semblable [6] ; ce qui rendoit ce crime arbitraire. Quand on eut établi bien des crimes de lese-majesté, il fallut nécessairement distinguer ces crimes. Aussi le Jurisconsulte Ulpien, après avoir dit que l’accusation du crime de lese-majesté ne s’éteignoit point par la mort du coupable, ajoute-t-il, que cela ne [I-573] regarde pas tous [7] les crimes de lese-majesté établis par la loi Julie ; mais seulement celui qui contient un attentat contre l’empire, ou contre la vie de l’empereur.
[↑] Etiam ex aliis cuassis majestatis crimina cessant meo sæculo. Leg. I. cod. ad. leg. Jul. maj.
[↑] Alienam sectæ meæ solicitudinem concepisti. Leg. 2 cod. ad. Leg. Jul. maj.
[↑] Voyez la loi 4. §. 1. ss. ad leg. Jul. maj.
[↑] Voyez la loi 5. §. 1. ss. ad leg. Jul. maj.
[↑] Ibid.
[↑] aliudve quid simile admiserint. Leg. 6. ss. ad leg. Jul. maj.
[↑] Dans la loi derniere, au ss. ad leg. Jul. de adulseriis.
[I-573]
Une loi d’Angleterre passée sous Henri VIII, déclaroit coupables de haute-trahison tous ceux qui prédiroient la mort du roi. Cette loi étoit bien vague. Le despotisme est si terrible, qu’il se tourne même contre ceux qui l’exercent. Dans la derniere maladie de ce roi, les médecins n’oserent jamais dire qu’il fût en danger ; & ils agirent, sans doute, en conséquence [1] .
[↑] Voyez l’histoire de la réformation par M. Burnet.
[I-574]
Un Marsias songea qu’il coupoit la gorge à Denys [1] . Celui-ci le fit mourir, disant qu’il n’y auroit pas songé la nuit, s’il n’y eût pensé le jour. C’étoit une grande tyrannie : car, quand même il y auroit pensé, il n’avoit pas attenté [2] . Les lois ne se chargent de punir que les actions extérieures.
[I-574]
Rien ne rend encore le crime de lese-majesté plus arbitraire, que quand des paroles indiscrettes en deviennent la matiere. Les discours sont si sujets à interprétation, il y a tant de différence entre l’indiscrétion & la malice, & il y en a si peu dans les expressions qu’elles emploient, que la loi ne peut guere soumettre les paroles à une peine capitale, [I-575] à moins qu’elle ne déclare expressément celle qu’elle y soumet [1] .
Les paroles ne forment point un corps de délit ; elles ne restent que dans l’idée. La plupart du temps elles ne signifient point par elles-mêmes, mais par le ton dont on les dit. Souvent, en redisant les mêmes paroles, on ne rend pas le même sens : ce sens dépend de la liaison qu’elles ont avec d’autres choses. Quelquefois le silence exprime plus que tous les discours. Il n’y a rien de si équivoque que tout cela. Comment donc en faire un crime de lese-majesté ? Partout où cette loi est établie, non-seulement la liberté n’est plus, mais son ombre même.
Dans le manifeste de la feue czarine donné contre la famille d’Olgourouki [2] , un de ces princes est condamné à mort, pour avoir proféré des paroles indécentes qui avoient du rapport à sa personne ; un autre, pour avoir malignement interprété ses sages dispositions pour l’empire, & offensé sa personne sacrée par des paroles peu respectueuses.
[I-576]
Je ne prétends point diminuer l’indignation que l’on doit avoir contre ceux qui veulent flétrir la gloire de leur prince : mais je dirai bien que si l’on veut modérer le despotisme, une simple punition correctionnelle conviendra mieux dans ces occasions, qu’une accusation de lese-majesté, toujours terrible à l’innocence même [3] .
Les actions ne sont pas de tous les jours ; bien des gens peuvent les remarquer : une fausse accusation sur des faits peut être aisément éclaircie. Les paroles qui sont jointes à une action, prennent la nature de cette action. Ainsi un homme qui va dans la place publique exhorter les sujets à la révolte, devient coupable de lese-majesté, parce que les paroles sont jointes à l’action, & y participent. Ce ne sont point les paroles que l’on punit ; mais une action commise, dans laquelle on emploie les paroles. Elles ne deviennent des crimes, que lorsqu’elles préparent, qu’elles accompagnent, ou qu’elles suivent une action criminelle. On renverse tout, si l’on fait des paroles un crime capital, [I-577] au lieu de les regarder comme le signe d’un crime capital.
Les empereurs Théodose, Arcadius & Honorius, écrivirent à Ruffin, préfet du prétoire ; « Si quelqu’un parle mal de notre personne ou de notre gouvernement, nous ne voulons point le punir [4] : s’il a parlé par légéreté, il faut le mépriser ; si c’est par folie, il faur le plaindre ; si c’est une injure, il faut lui pardonner. Ainsi laissant les choses dans leur entier, vous nous en donnerez connoissance ; afin que nous jugions des paroles par les personnes, & que nous pesions bien si nous devons les soumettre au jugement ou les négliger».
[↑] si non tale sit delictum, in quod vel scriptura legis descendit, vel ad exemplum legis vindicandum est, dit Modestinus dans la loi 7. §. 3. in fine, ss. ad leg. Jul. maj.
[↑] En 1740.
[↑] Nec lubricum linguæ ad pænam facilè trahendim est. Modestin, dans la loi 7. §. 3. ss. ad leg. Jul. maj.
[↑] Si id ex levitate processerit, contemnendim est ; si ex enfantâ, miseratione dignissimum ; si ab injuriâ, remissendum. Leg. Unicâ, cod. si quis imperat. maled.
[I-577]
Les écrits contiennent quelque chose de plus permanent que les paroles ; mais lorsqu’ils ne préparent pas au crime de lese-majesté, ils ne sont point une matiere du crime de lese-majesté.
[I-578]
Auguste & Tibere y attacherent pourtant la peine de ce crime [1] ; Auguste, à l’occasion de certains écrits faits contre des hommes & des femmes illustres ; Tibere, à cause de ceux qu’il crut faits contre lui. Rien ne fut plus fatal à la liberté Romaine. Cremutius Cordus fut accusé, parce que dans ses annales il avoit appelé Cassius le dernier des Romains [2] .
Les écrits satiriques ne sont guere connus dans les états despotiques, où l’abattement d’un côté, & l’ignorance de l’autre, ne donnent ni le talent ni la volonté d’en faire. Dans la démocratie, on ne les empêche pas, par la raison même qui, dans le gouvernement d’un seul, les fait défendre. Comme ils sont ordinairement composés contre des gens puissans, ils flattent dans la démocratie la malignité du peuple qui gouverne. Dans la monarchie, on les défend ; mais on en fait plutôt un sujet de police, que de crime. Ils peuvent amuser la malignité générale, consoler les mécontens, diminuer l’envie contre les places, donner [I-579] au peuple la patience de souffrir, & le faire rire de ses souffrances.
L’aristocratie est le gouvernement qui proscrit le plus les ouvrages satiriques. Les magistrats y sont de petits souverains, qui ne sont pas assez grands pour mépriser les injures. Si dans la monarchie, quelque trait va contre le monarque, il est si haut que le trait n’arrive point jusqu’à lui. Un seigneur aristocratique en est percé de part en part. Aussi les décemvirs, qui formoient une aristocratie, punirent-ils de mort les écrits satiriques [3] .
[↑] Tacite, Annales, liv. I. Cela continua sous les regnes suivans. Voyez la loi unique au code de samos. libellis.
[↑] Tacite, Annales, liv. IV.
[↑] La loi des douze tables.
[I-579]
Il y a des regles de pudeur observées chez presque toutes les nations du monde : il seroit absurde de les violer dans la punition des crimes, qui doit toujours avoir pour objet le rétablissement de l’ordre.
Les orientaux, qui ont exposé des [I-580] femmes à des éléphans dressés pour un abominable genre de supplice, ont-ils voulu faire violer la loi par la loi ?
Un ancien usage des Romains défendoit de faire mourir les filles qui n’étoient pas nubiles. Tibere trouva l’expédient de les faire violer par le bourreau, avant de les envoyer au supplice [1] : tyran subtil & cruel ! il détruisoit les mœurs pour conserver les coutumes.
Lorsque la magistrature Japonoise a fait exposer dans les places publiques les femmes nues, & les a obligées de marcher à la maniere des bêtes, elle a fait frémir la pudeur [2] : mais, lorsqu’elle a voulu contraindre une mere… lorsqu’elle a voulu contraindre un fils… je ne puis achever ; elle a fait frémir la nature même [3] .
[↑] Suetonius, in Tiberio.
[↑] Recueil des voyages qui ont servi à l’établissement de la compagnie des Indes, tom. V. part. II.
[↑] Ibid. p. 496.
[I-581]
Auguste établit que les esclaves de ceux qui auroient conspiré contre lui, seroient vendus au public, afin qu’ils pussent déposer contre leur maître [1] . On ne doit rien négliger de ce qui mene à la découverte d’un grand crime. Ainsi, dans un état où il y a des esclaves, il est naturel qu’ils puissent être indicateurs : mais ils ne sauroient être témoins.
Vindex indiqua la conspiration faite en faveur de Tarquin : mais il ne fut pas témoin contre les enfans de Brutus. Il étoit juste de donner la liberté à celui qui avoit rendu un si grand service à sa patrie : mais on ne la lui donna pas, afin qu’il rendît ce service à sa patrie.
Aussi l’empereur Tacite ordonna-t-il que les esclaves ne seroient pas témoins contre leur maître, dans le crime même de lese-majesté [2] ; loi qui n’a pas été mise dans la compilation de Justinien.
[I-582]
Il faut rendre justice aux Césars ; ils n’imaginent pas les premiers les tristes lois qu’ils firent. C’est Sylla [1] qui leur apprit qu’il ne falloit point punir les calomniateurs. Bientôt on alla jusqu’à les récompenser [2] .
[↑] Sylla fit une loi de majesté, dont il est parlé dans les oraisons de Cicéron, pro Cluentio, art. 3 ; in Pisonem, art. 21 ; deuxieme contre Verrès, art. 5 ; épîtres familieres, liv. III. lett. II. César & Auguste les insérerent dans les lois Julies ; d’autres y ajouterent.
[↑] Et quò quis distinctior accusator, eò magis honores ossequebatur, ac veluti sacrosanctus erat. Tacite.
[I-582]
« Quand ton frere, ou ton fils, ou ta fille, ou ta femme bien-aimée, ou ton ami qui est comme ton ame, te diront en secret, Allons à d’autres dieux ; tu les lapideras : d’abord ta main sera sur lui, ensuite celle de tout le peuple ». Cette loi du [I-583] Deutéronome [1] ne peut être une loi civile chez la plupart des peuples que nous connoissons, parce qu’elle y ouvriroit la porte à tous les crimes.
La loi qui ordonne dans plusieurs états, sous peine de la vie, de révéler les conspirations auxquelles même on n’a pas trempé, n’est guere moins dure. Lorsqu’on la porte dans le gouvernement monarchique, il est très-convenable de la restreindre.
Elle n’y doit être appliquée, dans toute sa sévérité, qu’au crime de lese-majesté au premier chef. Dans ces états, il est très-important de ne point confondre les différens chefs de ce crime.
Au Japon, où les lois renversent toutes les idées de la raison humaine, le crime de non-révélation s’applique aux cas les plus ordinaires.
Une relation [2] nous parle de deux demoiselles qui furent enfermées jusqu’à la mort dans un coffre hérissé de pointes ; l’une, pour avoir eu quelqu’intrigue de galanterie ; l’autre, pour ne pas l’avoir révélée.
[↑] Chap. XIII. Vers. 6, 7, 8 & 9.
[↑] Recueil des voyages qui ont servi à l’établissement de la compagnie des Indes, p. 423, liv. V, part. 2.
[I-584]
Quand une république est parvenue à détruire ceux qui vouloient la renverser, il faut se hâter de mettre fin aux vengeances, aux peines, & aux récompenses mêmes.
On ne peut faire de grandes punitions, & par conséquent de grands changemens, sans mettre dans les mains de quelques citoyens un grand pouvoir. Il vaut donc mieux dans ce cas pardonner beaucoup, que punir beaucoup ; exiler peu, qu’exiler beaucoup ; laisser les biens, que multiplier les confiscations. Sous prétexte de la vengeance de la république, on établiroit la tyrannie des vengeurs. Il n’est pas question de détruire celui qui domine, mais la domination. Il faut rentrer le plutôt que l’on peut dans ce train ordinaire du gouvernement, où les lois protegent tout, & ne s’arment contre personne.
[I-585]
Les Grecs ne mirent point de bornes aux vengeances qu’ils prirent des tyrans ou de ceux qu’ils soupçonnerent de l’être. Ils firent mourir les enfans [1] , quelquefois cinq des plus proches parens [2] . Ils chasserent une infinité de familles. Leurs républiques en furent ébranlées ; l’exil ou le retour des exilés furent toujours des époques qui marquerent le changement de la constitution.
Les Romains furent plus sages. Lorsque Cassius fut condamné pour avoir aspiré à la tyrannie, on mit en question si l’on feroit mourir ses enfans : ils ne furent condamnés à aucune peine. « Ceux qui ont voulu, dit Denys d’Halicarnasse [3] , changer cette loi à la fin de la guerre des Marses & de la guerre civile, & exclure des charges les enfans des proscrits par Sylla, sont bien criminels ».
On voit dans les guerres de Marius & de Sylla, jusqu’à quel point les ames, chez les Romains, s’étoient peu [I-586] à peu dépravées. Des choses si funestes firent croire qu’on ne les reverroit plus. Mais sous les triumvirs, on voulut être plus cruel, & le paroître moins : on est désolé de voir les sophismes qu’employa la cruauté. On trouve dans Appien [4] la formule des proscriptions. Vous diriez qu’on n’y a d’autre objet que le bien de la république, tant on y parle de sang froid, tant on y montre d’avantages, tant les moyens que l’on prend sont préférables à d’autres, tant les riches sont en sureté, tant le bas peuple sera tranquille, tant on craint de mettre en danger la vie des citoyens, tant on veut appaiser les soldats, tant enfin on sera heureux [5] .
Rome étoit inondée de sang, quand Lepidus triompha de l’Espagne ; & par une absurdité sans exemple, sous peine d’être proscrit [6] , il ordonna de se réjouir.
[↑] Denys d’Halicarnasse, antiquités Romaines, liv. VIII.
[↑] Tyranno occiso, quinque ejus proximos cognasione magistratus necato. Cicéron, de inventione, lib. II.
[↑] Liv. VIII. page 547.
[↑] Des guerres civiles, liv. IV.
[↑] Quod felix faustamque fit.
[↑] Sacris & epulis dent hunc diem : qui secius faxit icter proscriptos esto.
[I-587]
Il y a, dans les états où l’on fait le plus de cas de la liberté, des lois qui la violent contre un seul, pour la garder à tous. Tels sont, en Angleterre, les bills appellés d’atteindre [1] . Ils se rapportent à ces lois d’Athenes, qui statuoient contre un particulier [2] , pourvu qu’elle fussent faites par le suffrage de six mille citoyens. Ils se [I-588] Rapportent à ces lois qu’on faisoit à Rome contre des citoyens particuliers, & qu’on appelloit privileges [3] . Elles ne se faisoient que dans les grands états du peuple. Mais de quelque maniere que le peuple les donne, Cicéron veut qu’on les abolisse, parce que la force de la loi ne consiste qu’en ce qu’elle statue sur tout le monde [4] . J’avoue pourtant que l’usage des peuples les plus libres qui ayent jamais été sur la terre, me fait croire qu’il y a des cas où il faut mettre pour un moment un voile sur la liberté, comme l’on cache les statues des dieux.
[↑] Il ne suffit pas, dans les tribunaux du royaume, qu’il y ait une preuve telle que les juges soient convaincus : il faut encore que cette preuve soit formelle, c’est-à-dire, légale ; & la loi demande qu’il y ait deux témoins contre l’accusé ; une autre preuve ne suffiroit pas. Or si un homme présumé coupable de ce qu’on appelle haut crime, avoit trouvé le moyen d’écarter les témoins, de sorte qu’il fût impossible de le faire condamner par la loi, on pourroit porter contre lui un bill particulier d’atteindre ; c’est-à-dire, faire une loi singuliere sur sa personne. On y procede comme pour tous les autres bills : il faut qu’il passe dans deux chambres, & que le roi y donne son consentement ; sans quoi il n’y a point de bill, c’est-à-dire, de jugement. L’accusé peut faire parler ses avocats contre le bill ; & on peut parler dans la chambre pour le bill.
[↑] Legem de singulari aliquo ne rogato, nisi sex millibus ità visum. Ex Andocide de mysteriis : c’est l’ostracisme.
[↑] De privis hominibus latæ. Cicéron, de leg. liv. III.
[↑] Scitum est jussum in omnes. Cicéron, ibid.
[I-588]
Il arrive souvent dans les états populaires, que les accusations sont publiques, & qu’il est permis à tout homme d’accuser qui il veut. Cela a fait établir des lois propres à défendre [I-589] l’innocence des citoyens. A Athenes, l’accusateur qui n’avoit point pour lui la cinquieme partie des suffrages, payoit une amende de mille dragmes. Eschines, qui avoit accusé Ctésiphon, y fut condamné [1] . À Rome, l’unjuste accusateur étoit noté d’infamie [2] , on lui imprimoit la lettre K sur le front. On donnoit des gardes à l’accusateur, pour qu’il fût hors d’état de corrompre les juges ou les témoins [3] .
J’ai déjà parlé de cette loi Athénienne & Romaine, qui permettoit à l’accusé de se retirer avant le jugement.
[↑] Voyez Philostrate, liv. I. vie des sophistes, vie d’Eschines. Voyez aussi Plutarque & Phocius.
[↑] Par la loi Remnia.
[↑] Plutarque, au traité, comment on pourroit recevoir de l’utilité de ses ennemis.
[I-589]
Un citoyen s’est déjà donné une assez grande supériorité sur un citoyen, en lui prêtant un argent que celui-ci n’a emprunté que pour s’en défaire, & que par conséquent il n’a plus.
[I-590] Que sera-ce, dans une république, si les lois augmentent cette servitude encore davantage ?
À Athenes & à Rome [1] , il fut d’abord permis de vendre les débiteurs qui n’étoient pas en état de payer. Solon corrigea cet usage à Ahenes [2] : il ordonna que personne ne seroit obligé par corps pour dettes civiles. Mais les [3] décemvirs ne réformerent pas de même l’usage de Rome ; & quoiqu’ils eussent devant les yeux le règlement de Solon, ils ne voulurent pas le suivre. Ce n’est pas le seul endroit de la loi des douze tables où l’on voit le dessein des décemvirs de choquer l’esprit de la démocratie.
Ces lois cruelles contre les débiteurs mirent bien des fois en danger la république Romaine. Un homme couvert de plaies s’échappa de la maison de son créancier, & parut dans la place [4] . Le peuple s’émut à ce spectacle. D’autres citoyens, que leurs créanciers [I-591] n’osoient plus retenir, sortirent de leurs cachots. On leur fit des promesses ; on y manqua : le peuple se retira sur le Mont sacré. Il n’obtint pas l’abrogation de ces lois, mais un magistrat pour le défendre. On sortoit de l’anarchie, on pensa tomber dans la tyrannie. Manlius, pour se rendre populaire, alloit retirer des mains des créanciers les citoyens qu’ils avoient réduits en esclavage [5] . On prévint les desseins de Manlius ; mais le mal restoit toujours. Des lois particulieres donnerent aux débiteurs des facilités de payer [6] : & l’an de Rome 428, les consuls porterent une loi [7] qui ôta aux créanciers le droit de tenir les débiteurs en servitude dans leurs maisons [8] . Un usurier nommé Papirius avoit voulu corrompre la pudicité d’un jeune homme nommé Publius, qu’il tenoit dans les fers. Le crime de Sextus donna à Rome la liberté politique ; celui de Papirius y donna la liberté civile.
[I-592]
Ce fut le destin de cette ville, que des crimes nouveaux y confirmerent la liberté que des crimes anciens lui avoient procurée. L’attentat d’Appius sur Virginie, remit le peuple dans cette horreur contre les tyrans, que lui avoit donné le malheur de Lucrece. Trente-sept ans [9] après le crime de l’infame Papirius, un crime pareil [10] fit que le peuple se retira sur le Janicule [11] , & que la loi fait pour la sureté des débiteurs reprit une nouvelle force.
Depuis ce temps, les créanciers furent plutôt poursuivis par les débiteurs pour avoir violé les lois faites contre les usures, que ceux-ci ne le furent pour ne les avoir pas payées.
[↑] Plusieurs vendoient leurs enfans pour payer leurs dettes. Plutarque¸vie de Solon.
[↑] Ibid.
[↑] Il paroît, par l’histoire, que cet usage étoit établi chez les Romains avant la loi des douze tables. Tite-Live, premiere décade, liv. II.
[↑] Denys d’Halicarnasse, antiquités Romaines, liv. VI.
[↑] Plutarque, vie de Farius Cammissus.
[↑] Voyez ci-dessous le ch. XXIV. Du liv. XXII.
[↑] Cent vingt ans après la loi des douze tables. Eo anno plebi Romanæ, velut aliad initium libertatis, factum est quid necti desierunt. Tite Live, liv. VIII.
[↑] Bona debitoris, non corpus obnoxium esset. Ibid.
[↑] L’an de Rome 465.
[↑] Celui de Plautius¸qui attenta contre la pudicité de Véturius ; Valere Maxime¸liv. VI. Art. IX. On ne doit point confondre ces deux événements ; ce ne sont ni les mêmes personnes, ni les mêmes temps.
[↑] Voyez un fragment de Denys d’Halicarnasse, dans l’extrait des vertus & des vices ; l’épitome de Tite-Live, liv. XI ; & Freinshemius¸liv. XI.
[I-593]
La chose du monde la plus inutile au prince, a souvent affoibli la liberté dans les monarchies ; les commissaires nommés quelquefois pour juger un particulier.
Le prince tire si peu d’utilité des commissaires, qu’il ne vaut pas la peine qu’il change l’ordre des choses pour cela. Il est moralement sûr qu’il a plus d’esprit de probité & de justice que ses commissaires, qui se croient toujours assez justifiés par ses ordres, par un obscur intérêt de l’état, par le choix qu’on a fait d’eux, & par leurs craintes mêmes.
Sous Henri VIII, lorsqu’on faisoit le procès à un pair, on le faisoit juger par des commissaires tirés de la chambre des pairs : avec cette méthode, on fit mourir tous les pairs qu’on voulut.
[I-594]
Faut-il des espions dans la monarchie ? Ce n’est pas la pratique ordinaire des bons princes. Quand un homme est fidele aux lois, il a satisfait à ce qu’il doit au prince. Il faut au moins qu’il ait sa maison pour asile, & le reste de sa conduite en sureté. L’espionnage seroit peut-être tolérable, s’il pouvoit être exercé par d’honnêtes gens ; mais l’infamie nécessaire de la personne peut faire juger de l’infamie de la chose. Un prince doit agir avec ses sujets avec candeur, avec franchise, avec confiance. Celui qui a tant d’inquiétudes, de soupçons & de craintes, est un acteur qui est embarrassé à jouer son rôle. Quand il voit qu’en général les lois sont dans leur force, & qu’elles sont respectées, il peut se juger en sureté. L’allure générale lui répond de celle de tous les particuliers. Qu’il n’ait aucune crainte, il ne sauroit croire combien on est porté à l’aimer. Eh ! pourquoi ne l’aimeroit-on pas ? Il est la source de presque tout [I-595] le bien qui se fait ; & quasi toutes les punitions sont sur le compte des lois. Il ne se montre jamais au peuple qu’avec un visage serein : sa gloire même se communique à nous, & sa puissance nous soutient. Une preuve qu’on l’aime, c’est que l’on a de la confiance en lui ; & que lorsqu’un ministre refuse, on s’imagine toujours que le prince auroit accordé. Même dans les calamités publiques, on n’accuse point sa personne ; on se plaint de ce qu’il ignore, ou de ce qu’il est obsédé par des gens corrompus : Si le prince savoit ! dit le peuple. Ces paroles sont une espece d’invocation, & une preuve de la confiance qu’on a en lui.
[I-595]
Les Tartares sont obligés de mettre leur nom sur leurs fleches, afin que l’on connoisse la main dont elles partent. Philippe de Macédoine ayant été blessé au siege d’une ville, on trouva sur le javelot, Aster a porté ce coup mortel à [I-596] Philippe [1] . Si ceux qui accusent un homme, le faisoient en vue du bien public, ils ne l’accuseroient pas devant le prince, qui peut être aisément prévenu, mais devant les magistrats, qui ont des regles qui ne sont formidables qu’aux calomniateurs. Que s’ils ne veulent pas laisser les lois entr’eux & l’accusé, c’est une preuve qu’ils ont sujet de les craindre ; & la moindre peine qu’on puisse leur infliger, c’est de ne les point croire. On ne peut y faire d’attention que dans les cas qui ne sauroient souffrir les lenteurs de la justice ordinaire, & où il s’agit du salut du Prince. Pour lors on peut croire que celui qui accuse, a fait un effort qui a délié sa langue, & l’a fait parler. Mais dans les autres cas, il faut dire avec l’empereur Constance : « Nous ne saurions soupçonner celui à qui il a manqué un accusateur, lorsqu’il ne lui manquoit pas un ennemi [2] ».
[↑] Plutarque, Œuvres morales, collation de quelques histoires Romaines & Grecques, tom. II, page 487.
[↑] Leg. VI, cod. Theod. de famos. libellis.
[I-597]
L’autorité royale est un grand ressort, qui doit se mouvoir aisément & sans bruit. Les Chinois vantent un de leurs empereurs, qui gouverna, disent-ils, comme le ciel, c’est-à-dire, par son exemple.
Il y a des cas où la puissance doit agir dans toute son étendue ; il y en a où elle doit agir par ses limites. Le sublime de l’administration, est de bien connoître quelle est la partie du pouvoir, grande ou petite, que l’on doit employer dans les diverses circonstances.
Dans nos monarchies, toute la félicité consiste dans l’opinion que le peuple a de la douceur du gouvernement. Un ministre mal-habile veut toujours vous avertir que vous êtes esclaves. Mais si cela étoit, il devroit chercher à le faire ignorer. Il ne sait vous dire ou vous écrire, si ce n’est que le prince est fâché ; qu’il est surpris ; qu’il mettra ordre. Il y a une certaine facilité dans [I-598] le commandement : il faut que le prince encourage, & que ce soient les lois qui menacent [1] .
[↑] Nerva, dit Tacite, augmenta la facilité de l’empire.
[I-598]
Cela se sentira beaucoup mieux par les contrastes. « Le czar Pierre premier, dit le sieur Perry [1] , a fait une nouvelle ordonnance, qui défend de lui présenter de requête, qu’après en avoir présenté deux à ses officiers. On peut, en cas de déni de justice, lui présenter la troisieme : mais celui qui a tort doit perdre la vie. Personne depuis n’a adressé de requête au czar ».
[↑] État de la Grande-Russie, p. 173, édition de Paris, 1717.
[I-598]
Les mœurs du prince contribuent autant à la liberté que les lois ; il peut, comme elles, faire des hommes [I-599] des bêtes, & des bêtes faire des hommes. S’il aime les ames libres, il aura des sujets ; s’il aime les ames basses, il aura des esclaves. Veut-il savoir le grand art de régner ? qu’il approche de lui l’honneur & la vertu, qu’il appelle le mérite personnel. Il peut même jeter quelquefois les yeux sur les talens. Qu’il ne craigne point ces rivaux qu’on appelle les hommes de mérite ; il est leur égal, dès qu’il les aime. Qu’il gagne le cœur, mais qu’il ne captive point l’esprit. Qu’il se rende populaire. Il doit être flatté de l’amour du moindre de ses sujets ; ce sont toujours des hommes. Le peuple demande si peu d’égards, qu’il est juste de les lui accorder : l’infinie distance qui est entre le souverain & lui, empêche bien qu’il ne le gêne. Qu’exorable à la priere, il soit ferme contre les demandes ; & qu’il sache que son peuple jouit de ses refus, & ses courtisans de ses graces.
[I-600]
Il faut qu’ils soient extrêmement retenus sur la raillerie. Elle flatte lorsqu’elle est modérée, parce qu’elle donne les moyens d’entrer dans la familiarité ; mais une raillerie piquante leur est bien moins permise qu’au dernier de leurs sujets, parce qu’ils sont les seuls qui blessent toujours mortellement.
Encore moins doivent-ils faire à un de leurs sujets une insulte marquée : ils sont établis pour pardonner, pour punir, jamais pour insulter.
Lorsqu’ils insultent leurs sujets, ils les traitent bien plus cruellement que ne traite les siens le Turc ou le Moscovite. Quand ces derniers insultent, ils humilient & ne déshonorent point ; mais pour eux, ils humilient & déshonorent.
Tel est le préjugé des Asiatiques, qu’ils regardent un affront fait par le prince, comme l’effet d’une bonté paternelle ; & telle est notre maniere de [I-601] penser, que nous joignons au cruel sentiment de l’affront, le désespoir de ne pouvoir nous en laver jamais.
Ils doivent être charmés d’avoir des sujets à qui l’honneur est plus cher que la vie, & n’est pas moins un motif de fidélité que de courage.
On peut se souvenir des malheurs arrivés aux princes pour avoir insulté leurs sujets ; des vengeances de Chéréas, de l’eunuque Narsès, & du comte Julien ; enfin de la duchesse de Montpensier, qui outrée contre Henri III, qui avoit révélé quelqu’un de ses défauts secrets, le troubla pendant toute sa vie.
[I-601]
Quoique le gouvernement despotique, dans sa nature, soit partout le même ; cependant des circonstances, une opinion de religion, un préjugé, des exemples reçus, un tour d’esprit, des manieres, des mœurs, peuvent y mettre des différences considérables.
[I-602]
Il est bon que de certaines idées s’y soient établies. Ainsi, à la Chine, le prince est regardé comme le pere du peuple ; & dans les commencemens de l’empire des Arabes, le prince en étoit le prédicateur [1] .
Il convient qu’il y ait quelque Livre sacré qui serve de regle, comme l’alcoran chez les Arabes, les livres de Zoroastre chez les Perses, le védam chez les Indiens, les livres classiques chez les Chinois. Le code religieux supplée au code civil, & fixe l’arbitraire.
Il n’est pas mal que, dans les cas douteux, les juges consultent les ministres de la religion [2] . Aussi en Turquie les cadis interrogent-ils les mollachs. Que si le cas mérite la mort, il peut être convenable que le juge particulier, s’il y en a, prenne l’avis du gouverneur, afin que le pouvoir civil & l’ecclésiastique soient encore tempérés par l’autorité politique.
[I-603]
C’est la fureur despotique qui a établi que la disgrace du pere entraîneroit celle des enfans & des femmes. Ils sont déjà malheureux, sans être crmiminels : & d’ailleurs il faut que le prince laisse entre l’accusé & lui des supplians pour adoucir son courroux, ou pour éclairer la justice.
C’est une bonne coutume des Maldives [1] , que lorsqu’un seigneur est disgracié, il va tous les jours faire sa cour au roi, jusqu’à ce qu’il rentre en grace ; sa présence désarme le courroux du prince.
Il y a des états despotiques [2] où l’on pense, que de parler à un prince pour un disgracié, c’est manquer au respect qui lui est dû. Ces princes semblent faire tous leurs efforts pour se priver de la vertu de clémence.
[I-604]
Arcadius & Honorius, dans la loi [3] dont j’ai tant parlé [4] , déclarent qu’ils ne feront point de grace à ceux qui oseront les supplier pour les coupables [5] . Cette loi étoit bien mauvaise, puisqu’elle est mauvaise dans le despotisme même.
La coutume de Perse, qui permet à qui veut de sortir du royaume, est très-bonne : Et quoique l’usage contraire ait tiré son origine du despotisme, où l’on a regardé les sujets comme des [6] esclaves, & ceux qui sortent comme des esclaves fugitifs ; cependant la pratique de Perse est très-bonne pour le despotisme, où la crainte de la fuite ou de la retraite des redevables, arrête ou modere les persécutions des bachas & des exacteurs.
[↑] Voyez François Pirard.
[↑] Comme aujourd’hui en Perse, au rapport de M. Chardin : cet usage est bien ancien. « On mit Cavade, dit Procope, dans le château de l’oubli ; il y a une loi qui défend de parler de ceux qui y sont enfermés, & même de prononcer leur nom ».
[↑] La loi V. au code ad leg. Jul. maj.
[↑] Au chapitre VIII de ce Livre.
[↑] Fridéric copia cette loi dans les constitutions de Naples, liv. I.
[↑] Dans les monarchies, il y a ordinairement une loi qui défend à ceux qui ont des emplois publics de sortir du royaume sans la permission du prince. Cette loi doit être encore établie dans les républiques. Mais dans celles qui ont des institutions singulieres, la défense doit être générale, pour qu’on n’y rapporte pas les mœurs étrangeres.