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Voltaire, Collection complette des oeuvres de Mr. de * * * . (Geneve, 1774). Questions sur l’Encyclopédie, par des amateurs, Tomes 21-24.
To make this edition useful to scholars and to make it more readable, I have done the following:
Quelques gens de lettres qui ont étudié l'Encyclopédie, ne proposent ici que des questions, et ne demandent que des éclaircissements; ils se déclarent douteurs et non docteurs. Ils doutent surtout de ce qu'ils avancent; ils respectent ce qu'ils doivent respecter; ils soumettent leur raison dans toutes les choses qui sont au-dessus de leur raison, et il y en a beaucoup.
L'Encyclopédie est un monument qui honore la France; aussi fut-elle persécutée dès qu'elle fut entreprise. Le discours préliminaire qui la précéda était un vestibule d'une ordonnance magnifique et sage qui annonçait le palais des sciences; mais il avertissait la jalousie et l'ignorance de s'armer. On décria l'ouvrage avant qu'il parût; la basse littérature se déchaîna; on écrivit des libelles diffamatoires contre ceux dont le travail n'avait pas encore paru.
Mais à peine l'Encyclopédie a-t-elle été achevée que l'Europe en a reconnu l'utilité; il a fallu réimprimer en France et augmenter cet ouvrage immense qui est de vingt-deux volumes in-folio ; on l'a contrefait en Italie; et des théologiens même ont embelli et fortifié les articles de théologie à la manière de leur pays; on le contrefait chez les Suisses: et les additions dont on le charge sont sans doute entièrement opposées à la méthode italienne, afin que le lecteur impartial soit en état de juger.
Cependant cette entreprise n'appartenait qu'à la France; des Français seuls l'avaient conçue et exécutée. On en tira quatre mille deux cent cinquante exemplaires, dont il ne reste pas un seul chez les libraires. Ceux qu'on peut trouver par un hasard heureux se vendent aujourd'hui dix-huit cents francs; ainsi tout l'ouvrage pourrait avoir opéré une circulation de sept millions six cent cinquante mille livres. Ceux qui ne considéreront que l'avantage du négoce, verront que celui des deux Indes n'en a jamais approché. Les libraires y ont gagné environ cinq cent pour cent, ce qui n'est jamais arrivé depuis près de deux siècles dans aucun commerce. Si on envisage l'économie politique, on verra que plus de mille ouvriers, depuis ceux qui recherchent la première matière du papier, jusqu'à ceux qui se chargent des plus belles gravures, ont été employés et ont nourri leurs familles.
Il y a un autre prix pour les auteurs, le plaisir d'expliquer le vrai, l'avantage d'enseigner le genre humain, la gloire; car pour le faible honoraire qui en revint à deux ou trois auteurs principaux, et qui fut si disproportionné à leurs travaux immenses, il ne doit pas être compté. Jamais on ne travailla avec tant d'ardeur et avec un plus noble désintéressement.
On vit bientôt des personnages recommandables dans tous les rangs, officiers-généraux, magistrats, ingénieurs, véritables gens de lettres, s'empresser à décorer cet ouvrage de leurs recherches, souscrire et travailler à la fois: ils ne voulaient que la satisfaction d'être utiles; ils ne voulaient point être connus; et c'est malgré eux qu'on a imprimé le nom de plusieurs.
Le philosophe s'oublia pour servir les hommes; l'intérêt, l'envie et le fanatisme ne s'oublièrent pas. Quelques jésuites qui étaient en possession d'écrire sur la théologie et sur les belles-lettres, pensaient qu'il n'appartenait qu'aux journalistes de Trévoux d'enseigner la terre; ils voulurent au moins avoir part à l'Encyclopédie pour de l'argent: car il est à remarquer qu'aucun jésuite n'a donné au public ses ouvrages sans les vendre.
Dieu permit en même temps que deux ou trois convulsionnaires se présentassent pour coopérer à l'Encyclopédie; on avait à choisir entre ces deux extrêmes; on les rejeta tous deux également comme de raison, parce qu'on n'était d'aucun parti et qu'on se bornait à chercher la vérité. Quelques gens de lettres furent exclus aussi, parce que les places étaient prises. Ce furent autant d'ennemis qui tous se réunirent contre l'Encyclopédie dès que le premier tome parut. Les auteurs furent traités comme l'avaient été à Paris les inventeurs de l'art admirable de l'imprimerie, lors qu'ils vinrent y débiter quelques-uns de leurs essais: on les prit pour des sorciers, on saisit juridiquement leurs livres; on commença contre eux un procès criminel. Les encyclopédistes furent accueillis précisément avec la même justice et la même sagesse.
Un maître d'école connu alors dans Paris, ou du moins dans la canaille de Paris, pour un très ardent convulsionnaire, se chargea au nom de ses confrères de déférer l'Encyclopédie comme un ouvrage contre les moeurs, la religion et l'Etat. Cet homme avait joué quelque temps sur le théâtre des marionnettes de St Médard, et avait poussé la friponnerie du fanatisme jusqu'à se faire suspendre en croix et à paraître réellement crucifié avec une couronne d'épines sur la tête, le 2 mars 1749, dans la rue St Denis, vis-à-vis St Leu et St Giles, en présence de cent convulsionnaires; ce fut cet homme qui se porta pour délateur; il fut à la fois l'organe des journalistes de Trévoux, des bâteleurs de St Médard et d'un certain nombre d'hommes ennemis de toute nouveauté, et encore plus, de tout mérite.
Il n'y avait point eu d'exemple d'un pareil procès. On accusait les auteurs non pas de ce qu'ils avaient dit, mais de ce qu'ils diraient un jour. Voyez , disait-on, la malice; le premier tome est plein des renvois aux derniers, donc c'est dans les derniers que sera tout le venin . Nous n'exagérons point: cela fut dit mot à mot.
L'Encyclopédie fut supprimée sur cette divination; mais enfin la raison l'emporte. Le destin de cet ouvrage a été celui de toutes les entreprises utiles, de presque tous les bons livres, comme celui de la Sagesse de Charon, de la savante histoire composée par le sage de Thou, de presque toutes les vérités neuves, des expériences contre l'horreur du vide, de la rotation de la terre, de l'usage de l'émétique, de la gravitation, de l'inoculation. Tout cela fut condamné d'abord, et reçu ensuite avec la reconnaissance tardive du public.
Le délateur couvert de honte est allé à Moscou exercer son métier de maître d'école, et là il peut se faire crucifier, s'il lui en prend envie; mais il ne peut ni nuire à l'Encyclopédie, ni séduire des magistrats. Les autres serpents qui mordaient la lime ont usé leurs dents et cessé de mordre.
Comme la plupart des savants et des hommes de génie qui ont contribué avec tant de zèle à cet important ouvrage, s'occupent à présent du soin de le perfectionner et d'y ajouter même plusieurs volumes; et comme dans plus d'un pays on a déjà commencé des éditions, nous avons cru devoir présenter aux amateurs de la littérature un essai de quelques articles omis dans le grand dictionnaire, ou qui peuvent souffrir quelques additions, ou qui ayant été insérés par des mains étrangères, n'ont pas été traités selon les vues des directeurs de cette entreprise immense.
C'est à eux que nous dédions notre essai, dont ils pourront prendre et corriger ou laisser les articles, à leur gré, dans la grande édition que les libraires de Paris préparent. Ce sont des plantes exotiques que nous leur offrons; elles ne mériteront d'entrer dans leur vaste collection qu'autant qu'elles seront cultivées par de telles mains; et c'est alors qu'elles pourront recevoir la vie.
Nous aurons peu de questions à faire sur cette première lettre de tous les alphabets. Cet article de l'Encyclopédie, plus nécessaire qu'on ne croirait, est de César Du Marsais, qui n'était bon grammairien que parce qu'il avait dans l'esprit une dialectique très profonde et très nette. La vraie philosophie tient à tout, excepté à la fortune. Ce sage qui était pauvre, et dont l'éloge se trouve à la tête du troisième volume de l'Encyclopédie, fut persécuté par l'auteur de Marie à la Coque qui était riche; et sans les générosités du comte de Lauraguais, il serait mort dans la plus extrême misère. Saisissons cette occasion de dire que jamais la nation française ne s'est plus honorée que de nos jours, par ces actions de véritable grandeur faites sans ostentation. Nous avons vu plus d'un ministre d'Etat encourager les talents dans l'indigence et demander le secret. Colbert les récompensait, mais avec l'argent de l'Etat; Fouquet avec celui de la déprédation. Ceux dont je parle ont donné de leur propre bien; et par là ils sont au-dessus de Fouquet autant que par leur naissance, leurs dignités et leur génie. Comme nous ne les nommons point ils ne doivent point se fâcher. Que le lecteur pardonne cette digression qui commence notre ouvrage. Elle vaut mieux que ce que nous dirons sur la lettre A qui a été si bien traitée par feu M. Du Marsais, et par ceux qui ont joint leur travail au sien. Nous ne parlerons point des autres lettres, et nous renvoyons à l'Encyclopédie, qui dit tout ce qu'il faut sur cette matière.
On commence à substituer la lettre a à la lettre o dans français , française , anglais , anglaise , et dans tous les imparfaits, comme, il employait , il octroyait , il ployerait , etc.; la raison n'en est-elle pas évidente? ne faut-il pas écrire comme on parle autant qu'on le peut? n'est-ce pas une contradiction d'écrire oi , et de prononcer ai ? nous disions autrefois, je croyois , j'octroyois , je ployois . Lorsque enfin on adoucit ces sons barbares, on ne songea point à reformer les caractères: et le langage démentit continuellement l'écriture.
Mais quand il fallut faire rimer en vers les ois qu'on prononçait ais , avec les ois qu'un prononçait ois , les auteurs furent bien embarrassés. Tout le monde, par exemple, disait français dans la conversation et dans les discours publics. Mais comme la coutume vicieuse de rimer pour les yeux et non pas pour les oreilles, s'était introduite parmi nous, les poètes se crurent obligés de faire rimer français à lois , rois , exploits : et alors les mêmes académiciens qui venaient de prononcer français dans un discours oratoire, prononçaient françois dans les vers. On trouve dans une pièce de vers de Pierre Corneille, sur le passage du Rhin, assez peu connue:
Quel spectacle d'effroi! grand Dieu, si toutefois
Quelque chose pouvoit effrayer les François .
Le lecteur peut remarquer quel effet produiraient aujourd'hui ces vers, si l'on prononçait comme sous François premier pouvoit par un o ; quelle cacophonie feraient effroi , toutefois , pouvoit , françois .
Dans le temps que notre langue se perfectionnait le plus, Boileau disait:
Qu'il s'en prenne à sa muse allemande en françois .
Mais laissons Chapelain pour la dernière fois .
Aujourd'hui que tout le monde dit français , ce vers de Boileau lui-même paraîtrait un peu allemand.
Nous nous sommes enfin défaits de cette mauvaise habitude d'écrire le mot français comme on écrit saint François . Il faut du temps pour réformer la manière d'écrire tous ces autres mots dans lesquels les yeux trompent toujours les oreilles. Vous écrivez encore, je croyois ; et si vous prononciez je croyois , en faisant sentir les deux o , personne ne pourrait vous supporter. Pourquoi donc en ménageant nos oreilles, ne ménagez-vous pas aussi nos yeux? pourquoi n'écrivez-vous pas je croyais , puisque je croyois est absolument barbare?
Vous enseignez la langue française à un étranger; il est d'abord surpris que vous prononciez je croyais , j'octroyais , j'employais ; il vous demande pourquoi vous adoucissez la prononciation de la dernière syllabe, et pourquoi vous n'adoucissez pas la précédente; pourquoi dans la conversation vous ne dites pas je crayais , j'emplayais , etc.
Vous lui répondez, et vous devez lui répondre, qu'il y a plus de grâce et de variété à faire succéder une diphtongue à une autre. La dernière syllabe, lui dites-vous, dont le son reste dans l'oreille, doit être plus agréable et plus mélodieuse que les autres; et c'est la variété dans la prononciation de ces syllabes qui fait le charme de la prosodie.
L'étranger vous répliquera: Vous deviez m'en avertir par l'écriture comme vous m'en avertissez dans la conversation. Ne voyez-vous pas que vous m'embarrassez beaucoup lorsque vous orthographiez d'une façon et que vous prononcez d'une autre?
Les plus belles langues, sans contredit, sont celles où les mêmes syllabes portent toujours une prononciation uniforme. Telle est la langue italienne. Elle n'est point hérissée de lettres qu'on est obligé de supprimer; c'est le grand vice de l'anglais et du français. Qui croirait, par exemple, que ce mot anglais handkerchief se prononce ankicher ? et quel étranger imaginera que paon , Laon se prononceront en français pan et Lan ? Les Italiens se sont défaits de la lettre h et de la lettre x , parce qu'ils ne la prononcent plus. Que ne les imitons-nous? avons-nous oublié que l'écriture est la peinture de la voix?
Vous dites anglais, portugais, français ; mais vous dites danois , suédois ; comment devinerai-je cette différence, si je n'apprends votre langue que dans vos livres? Et pourquoi en prononçant anglais et portugais , mettez-vous un o à l'un et un a à l'autre? Pourquoi n'avez-vous pas la mauvaise habitude d'écrire portugois , comme vous avez la mauvaise habitude d'écrire anglois ? En un mot ne paraît-il pas évident que la meilleure méthode est d'écrire toujours par a ce qu'on prononce par a ?
A , troisième personne au présent de l'indicatif du verbe avoir . C'est un défaut sans doute qu'un verbe ne soit qu'une seule lettre et qu'on exprime il a raison , il a de l'esprit , comme on exprime il est à Paris, il est à Lyon .
Hodièque manent vestigia ruris.
Il a eu choquerait horriblement l'oreille, si on n'y était pas accoutumé; plusieurs écrivains se servent souvent de cette phrase: la différence qu'il y a ; la distance qu'il y a entre eux ; est-il rien de plus languissant à la fois et de plus rude? N'est-il pas aisé d'éviter cette imperfection du langage en disant simplement, la distance , la différence entre eux ? A quoi bon ce qu'il et cet y a , qui rendent le discours sec et diffus, et qui réunissent ainsi les plus grands défauts?
Ne faut-il pas surtout éviter le concours de deux a ? Il va à Paris , il a Antoine en aversion ? trois et quatre a sont insupportables; Il va à Amiens, et de là à Arques .
La poésie française proscrit ce heurtement de voyelles.
Gardez qu'une voyelle, à courir trop hâtée,
Ne soit d'une voyelle en son chemin heurtée.
Les Italiens ont été obligés de se permettre cet achoppement de sons qui détruisent l'harmonie naturelle, ces hiatus, ces bâillements que les Latins étaient soigneux d'éviter.
Pétrarque ne fait nulle difficulté de dire,
Movesi il vecchierel canuto e bianco ,
Dal dolce luogo ove ha sua eta fornita.
L'Arioste a dit:
Non sa quel che sia Amor :
Doveva fortuna alla christiana fede .
Tanto girò che venne a una riviera
Altra aventura al buon Rinaldo accade.
Cette malheureuse cacophonie est nécessaire en italien, parce que la plus grande partie des mots de cette langue se termine en a , e , i , o , u . Le latin qui possède une infinité de terminaisons, ne pouvait guère admettre un pareil heurtement de voyelles; et la langue française est encore en cela plus circonspecte et plus sévère que le latin. Vous voyez très rarement dans Virgile une voyelle suivie d'un mot commençant par une voyelle: ce n'est que dans un petit nombre d'occasions où il faut exprimer quelque désordre de l'esprit,
Arma amens capio ,
ou lorsque deux spondées peignent un lieu vaste et désert,
In Neptuno Aegeo .
Homère, il est vrai, ne s'assujettit pas à cette règle de l'harmonie qui rejette le concours des voyelles, et surtout des A; les finesses de l'art n'étaient pas encore connues de son temps, et Homère était au-dessus de ces finesses: mais ses vers les plus harmonieux, sont ceux qui sont composés d'un assemblage heureux de voyelles et de consonnes. C'est ce que Boileau recommande, dès le premier chant de l' Art poétique .
La lettre A chez presque toutes les nations devint une lettre sacrée, parce qu'elle était la première: les Egyptiens joignirent cette superstition à tant d'autres: de là vient que les Grecs d'Alexandrie l'appelaient hier'alpha ; et comme oméga était la dernière lettre, ces mots alpha et oméga signifièrent le complément de toutes choses. Ce fut l'origine de la cabale et de plus d'une mystérieuse démence.
Les lettres servaient de chiffres et de notes de musique; jugez quelle foule de connaissances secrètes cela produisit; a , b , c , d , e , f , g étaient les sept cieux. L'harmonie des sphères célestes était composée des sept premières lettres; et un acrostiche rendait raison de tout dans la vénérable antiquité.
Si M. Du Marsais vivait encore, nous lui demanderions le nom de l'alphabet. Prions les savants hommes qui travaillent à l'Encyclopédie de nous dire pourquoi l'alphabet n'a point de nom dans aucune langue de l'Europe. Alphabeth ne signifie autre chose que A B , et A B ne signifie rien, ou tout au plus il indique deux sons; et ces deux sons n'ont aucun rapport l'un avec l'autre. Beth n'est point formé d' Alpha ; l'un est le premier, l'autre le second; et on ne sait pas pourquoi.
Or comment s'est-il pu faire qu'on manque de termes, pour exprimer la porte de toutes les sciences? La connaissance des nombres, l'art de compter, ne s'appelle point un-deux ; et le rudiment de l'art d'exprimer ses pensées, n'a dans l'Europe aucune expression propre qui le désigne.
L'alphabet est la première partie de la grammaire; ceux qui possèdent la langue arabe, dont je n'ai pas la plus légère notion, pourront m'apprendre si cette langue qui a, dit-on, quatre-vingts mots pour signifier un cheval, en aurait un pour signifier l'alphabet.
Ier vol. de l'Histoire de la Chine, de Du Halde. Je proteste que je ne sais pas plus le chinois que l'arabe; cependant j'ai lu dans un petit vocabulaire chinois, que cette nation s'est toujours donnée deux mots pour exprimer le catalogue, la liste des caractères de sa langue; l'un est ho-tou , l'autre haipien : nous n'avons ni ho-tou ni haipien dans nos langues occidentales. Les Grecs n'avaient pas été plus adroits que nous, ils disaient alphabet . Sénèque le philosophe se sert de la phrase grecque pour exprimer un vieillard comme moi qui fait des questions sur la Epît. lib. 5. grammaire; il l'appelle Skedon analphabetos . Or cet alphabet, les Grecs le tenaient des Phéniciens, de cette nation nommée le peuple lettré par les Hébreux mêmes, lorsque ces Hébreux vinrent s'établir si tard auprès de leur pays.
Il est à croire que les Phéniciens, en communiquant leurs caractères aux Grecs, leur rendirent un grand service en les délivrant de l'embarras de l'écriture égyptiaque que Cécrops leur avait apportée d'Egypte. Les Phéniciens en qualité de négociants rendaient tout aisé: et les Egyptiens en qualité d'interprètes des dieux rendaient tout difficile.
Je m'imagine entendre un marchand phénicien abordé dans l'Achaïe, dire à un Grec son correspondant, non seulement mes caractères sont aisés à écrire, et rendent la pensée ainsi que les sons de la voix: mais ils expriment nos dettes actives et passives. Mon aleph que vous voulez prononcer alpha , vaut une once d'argent; betha en vaut deux; ro en vaut cent: sigma en vaut deux cents. Je vous dois deux cents onces: je vous paie un ro : reste un ro que je vous dois encore; nous aurons bientôt fait nos comptes.
Les marchands furent problablement ceux qui établirent la société entre les hommes, en fournissant à leurs besoins; et pour négocier, il faut s'entendre.
Les Egyptiens ne commercèrent que très tard; ils avaient la mer en horreur: c'était leur Typhon. Les Tyriens furent navigateurs de temps immémorial; ils lièrent ensemble les peuples que la nature avait séparés, et ils réparèrent les malheurs où les révolutions de ce globe avaient plongé souvent une grande partie du genre humain. Les Grecs à leur tour allèrent porter leur commerce et leur alphabet commode chez d'autres peuples qui le changèrent un peu, comme les Grecs avaient changé celui des Tyriens. Lorsque leurs marchands, dont on fit depuis des demi-dieux, allèrent établir à Colchos un commerce de pelleteries qu'on appela la toison d'or , ils donnèrent leurs lettres aux peuples de ces contrées, qui les ont conservées et altérées. Ils n'ont point pris l'alphabet des Turcs auxquels ils sont soumis, et dont j'espère qu'ils secoueront le joug, grâce à l'impératrice de Russie.
Il est très vraisemblable, (je ne dis pas très vrai, Dieu m'en garde) que ni Tyr, ni l'Egypte, ni aucun Asiatique habitant vers la Méditerranée, ne communiqua son alphabet aux peuples de l'Asie orientale. Si les Tyriens, ou même les Chaldéens qui habitaient vers l'Euphrate, avaient, par exemple, communiqué leur méthode aux Chinois, il en resterait quelques traces; ils auraient les signes des vingt-deux, vingt-trois ou vingt-quatre lettres. Ils ont tout au contraire des signes de tous les mots qui composent leur langue; et ils en ont, nous dit-on, quatre-vingt mille: cette méthode n'a rien de commun avec celle de Tyr. Elle est soixante et dix-neuf mille neuf cent soixante et seize fois plus savante, et plus embarrassée que la nôtre. Joignez à cette prodigieuse différence, qu'ils écrivent de haut en bas, et que les Tyriens et les Chaldéens écrivaient de droite à gauche; les Grecs et nous de gauche à droite.
Examinez les caractères tartares, indiens, siamois, japonais, vous n'y voyez pas la moindre analogie avec l'alphabet grec et phénicien.
Cependant tous ces peuples, en y joignant même les Hottentots et les Cafres, prononcent à peu près les voyelles et les consonnes comme nous, parce qu'ils ont le larynx fait de même pour l'essentiel, ainsi qu'un paysan grison a le gosier fait comme la première chanteuse de l'opéra de Naples. La différence qui fait de ce manant une basse-taille rude, discordante, insupportable, et de cette chanteuse un dessus de rossignol, est si imperceptible, qu'aucun anatomiste ne peut l'apercevoir. C'est la cervelle d'un sot qui ressemble comme deux gouttes d'eau à la cervelle d'un grand génie.
Quand nous avons dit que les marchands de Tyr enseignèrent leur ABC aux Grecs, nous n'avons pas prétendu qu'ils eussent appris aux Grecs à parler. Les Athéniens probablement s'exprimaient déjà mieux que les peuples de la basse Syrie; ils avaient un gosier plus flexible; leurs paroles étaient un plus heureux assemblage de voyelles, de consonnes, et de diphtongues. Le langage des peuples de la Phénicie au contraire était rude, grossier, c'était des Shafiroth, des Astaroth, des Shabaoth, des Chammaim, des Chotihet, des Thopheth; il y aurait là de quoi faire enfuir notre chanteuse de l'opéra de Naples. Figurez-vous les Romains d'aujourd'hui qui auraient retenu l'ancien alphabet étrurien, et à qui des marchands hollandais viendraient apporter celui dont ils se servent à présent. Tous les Romains feraient fort bien de recevoir leur caractères; mais ils se garderaient bien de parler la langue batave. C'est précisément ainsi que le peuple d'Athènes en usa avec les matelots de Caphthor, venant de Tyr ou de Bérith: les Grecs prirent leur alphabet qui valait mieux que celui du Misraim qui est l'Egypte; et rebutèrent leur patois.
Philosophiquement parlant, et abstraction respectueuse faite de toutes les inductions qu'on pourrait tirer des livres sacrés dont il ne s'agit certainement pas ici, la langue primitive n'est-elle pas une plaisante chimère?
Que diriez-vous d'un homme qui voudrait rechercher quel a été le cri primitif de tous les animaux, et comment il est arrivé que dans une multitude de siècles les moutons se soient mis à bêler, les chats à miauler, les pigeons à roucouler, les linotes à siffler? Ils s'entendent tous parfaitement dans leurs idiomes, et beaucoup mieux que nous. Le chat ne manque pas d'accourir aux miaulements très articulés et très variés de la chatte; c'est une merveilleuse chose de voir dans le Mirebalais une cavale dresser ses oreilles, frapper du pied, s'agiter aux braiements intelligibles d'un âne. Chaque espèce a sa langue. Celle des Esquimaux et des Algonquins ne fut point celle du Pérou. Il n'y a pas eu plus de langue primitive, et d'alphabet primitif, que de chênes primitifs et que d'herbe primitive.
Plusieurs rabbins prétendent que la langue mère était le samaritain; quelques autres ont assuré que c'était le bas-breton: dans cette incertitude, on peut fort bien, sans offenser les habitants de Kimper et de Samarie, n'admettre aucune langue mère.
Ne peut-on pas, sans offenser personne, supposer que l'alphabet a commencé par des cris et des exclamations? Les petits enfants disent d'eux-mêmes, ah , eh quand ils voient un objet qui les frappe, hi hi quand ils pleurent, hu hu , hou hou quand ils se moquent, aïe quand on les frappe? Et il ne faut pas les frapper.
A l'égard des deux petits garçons que le roi d'Egypte Psammeticus (qui n'est pas un nom égyptien) fit élever pour savoir quelle était la langue primitive, il n'est guère possible qu'ils se soient tous deux mis à crier bec bec pour avoir à déjeuner.
Des exclamations formées par des voyelles, aussi naturelles aux enfants que le croassement l'est aux grenouilles, il n'y a pas si loin qu'on croirait à un alphabet complet. Il faut bien qu'une mère dise à son enfant l'équivalent de viens , tiens , prends , tais-toi , approche , va-t'en : ces mots ne sont représentatifs de rien, ils ne peignent rien; mais ils se font entendre avec un geste.
De ces rudiments informes, il y a un chemin immense pour arriver à la syntaxe. Je suis effrayé quand je songe que de ce seul mot viens , il faut parvenir un jour à dire, je serais venu ma mère, avec grand plaisir, et j'aurais obéi à vos ordres qui me seront toujours chers, si en accourant vers vous je n'étais pas tombé à la renverse; et si une épine de votre jardin ne m'était pas entrée dans la jambe gauche .
Il semble à mon imagination étonnée qu'il a fallu des siècles pour ajuster cette phrase; et bien d'autres siècles pour la peindre. Ce serait ici le lieu de dire, ou de tâcher de dire, comment on exprime et comment on prononce dans toutes les langues du monde père , mère , jour , nuit , terre , eau , boire , manger , etc; mais il faut éviter le ridicule autant qu'il est possible.
Les caractères alphabétiques présentant à la fois les noms des choses, leur nombre, les dates des évènements, les idées des hommes, devinrent bientôt des mystères aux yeux même de ceux qui avaient inventé ces signes. Les Chaldéens, les Syriens, les Egyptiens, attribuèrent quelque chose de divin à la combinaison des lettres, et à la manière de les prononcer. Ils crurent que les noms signifiaient par eux-mêmes, et qu'ils avaient en eux une force, une vertu secrète. Ils allaient jusqu'à prétendre que le nom qui signifiait puissance était puissant de sa nature; que celui qui exprimait ange était angélique; que celui qui donnait l'idée de Dieu, était divin. Cette science des caractères entra nécessairement dans la magie: point d'opération magique, sans les lettres de l'alphabet.
Cette porte de toutes les sciences, devint celle de toutes les erreurs; les mages de tous les pays s'en servirent pour se conduire dans le labyrinthe qu'ils s'étaient construit, et où il n'était pas permis aux autres hommes d'entrer. La manière de prononcer des consonnes et des voyelles, devint le plus profond des mystères, et souvent le plus terrible. Il y eut une manière de prononcer Jéova , nom de Dieu chez les Syriens et les Egyptiens; par laquelle on faisait tomber un homme raide mort.
Stromates ou Tapisseries, liv. I. St Clément d'Alexandrie rapporte que Moïse fit mourir sur le champ le roi d'Egypte Nechephre, en lui soufflant ce nom dans l'oreille; et qu'ensuite il le ressuscita en prononçant le même mot. St Clément d'Alexandrie est exact, il cite son auteur, c'est le savant Artapan; et qui pourra récuser le témoignage d'Artapan?
Rien ne retarda plus les progrès de l'esprit humain, que cette profonde science de l'erreur, née chez les Asiatiques avec l'origine des vérités. L'univers fut abruti par l'art même qui devait l'éclairer.
Vous en voyez un grand exemple dans Origène, dans Clément Orig. contre Celse. no. 202. d'Alexandrie, dans Tertullien, etc etc. Origène dit surtout expressément, ‘si en invoquant Dieu, ou en jurant par lui, on le nomme le Dieu d'Abraham, d'Isaac et de Jacob, on fera par ces noms, des choses dont la nature et la force sont telles, que les démons se soumettent à ceux qui les prononcent; mais si on le nomme d'un autre nom, comme Dieu de la mer bruyante , Dieu supplantateur , ces noms seront sans vertu, le nom d' Israël traduit en grec ne pourra rien opérer: mais prononcez-le en hébreu, avec les autres mots requis, vous opérerez la conjuration.'
Le même Origène dit ces paroles remarquables, ‘Il y a des noms qui ont naturellement de la vertu, tels que sont ceux dont se servent les sages parmi les Egyptiens, les mages en Perse, les brahmanes dans l'Inde. Ce qu'on nomme magie , n'est pas un art vain et chimérique, ainsi que le prétendent les stoïciens et les épicuriens: le nom de Sabaoth , celui d' Adonaï , n'ont pas été faits pour des êtres créés; mais ils appartiennent à une théologie mystérieuse qui se rapporte au Créateur; de là vient la vertu de ces noms quand on les arrange et qu'on les prononce selon les règles, etc.'
C'était en prononçant des lettres selon la méthode magique qu'on forçait la lune de descendre sur la terre. Il faut pardonner à Virgile d'avoir cru ces inepties, et d'en avoir parlé sérieusement dans sa huitième églogue.
Carmina de coelo possunt deducere lunam .
On fait avec des mots tomber la lune en terre.
Enfin, l'alphabet fut l'origine de toutes les connaissances de l'homme et de toutes ses sottises.
Ceux qui fuient le monde sont sages: ceux qui se consacrent à Dieu sont respectables. Peut-être le temps a-t-il corrompu une si sainte institution.
Aux thérapeutes juifs succédèrent les moines en Egypte, idiotoi , monoi . Idiot ne signifiait alors que solitaire : ils furent bientôt corps; ce qui est le contraire de solitaire, et qui n'est pas idiot dans l'acception ordinaire de ce terme. Chaque société de moines élut son supérieur: car tout se faisait à la pluralité des voix dans les premiers temps de l'Eglise. On cherchait à rentrer dans la liberté primitive de la nature humaine, en échappant par piété au tumulte et à l'esclavage inséparables des grands empires. Chaque société de moines choisit son père, son abba, son abbé; quoiqu'il soit dit dans l'Evangile, n'appelez personne votre père .
Ni les abbés, ni les moines ne furent prêtres dans les premiers siècles. Ils allaient par troupes entendre la messe au prochain village. Ces troupes devinrent considérables; il y eut plus de cinquante mille moines, dit-on, dans l'Egypte.
St Basile d'abord moine, puis évêque de Césarée en Cappadoce, fit un code pour tous les moines, au quatrième siècle. Cette règle de St Basile fut reçue en Orient et en Occident. On ne connut plus que les moines de St Basile; ils furent partout riches; ils se mêlèrent de toutes les affaires; ils contribuèrent aux révolutions de l'empire.
On ne connaissait guère que cet ordre, lorsqu'au sixième siècle St Benoît établit une puissance nouvelle au mont Cassin. St Liv. II, ch. 8. Grégoire le grand assure dans ses dialogues que Dieu lui accorda un privilège spécial, par lequel tous les bénédictins qui mourraient au mont Cassin seraient sauvés. En conséquence le pape Urban II, par une bulle de 1092, déclara l'abbé du mont Cassin chef de tous les monastères du monde. Pascal II lui donna le titre d' abbé des abbés . Il s'intitule patriarche de la sainte religion, chancelier collatéral du royaume de Sicile, comte et gouverneur de la Campanie, prince de la paix , etc. etc. etc. etc. etc.
Tous ces titres seraient peu de chose, s'ils n'étaient soutenus par des richesses immenses.
Je reçus, il n'y a pas longtemps une lettre d'un de mes correspondants d'Allemagne; la lettre commence par ces mots: Les abbés princes de Kemptem, Elvangen, Eudertl, Murbach, Berglesgaden, Vissembourg, Prum, Stablo, Corvey, et les autres abbés qui ne sont pas princes, jouissent ensemble d'environ neuf cent mille florins de revenu, qui font deux millions cinquante mille livres de votre France au cours de ce jour. De là je conclus que Jésus-Christ n'était pas si à son aise qu'eux.
Je lui répondis: ‘Monsieur, vous m'avouerez que les Français sont plus pieux que les Allemands dans la proportion de quatre et un vingtième à l'unité; car nos seuls bénéfices consistoriaux de moines, c'est-à-dire, ceux qui paient des annates au pape, se montent à neuf millions de rente, à quarante-neuf livres dix sous le marc avec le remède; et neuf millions sont à deux millions cinquante mille livres commme un est à quatre et un vingtième. De là je conclus qu'ils ne sont pas assez riches, et qu'il faudrait qu'ils en eussent dix fois davantage. J'ai l'honneur d'être etc.'
Il me repliqua par cette courte lettre: ‘Mon cher monsieur, je ne vous entends point; vous trouvez sans doute avec moi, que neuf millions de votre monnaie sont un peu trop pour ceux qui font voeu de pauvreté; et vous souhaitez qu'ils en aient quatre-vingt-dix! je vous supplie de vouloir bien m'expliquer cet énigme.'
J'eus l'honneur de lui répondre sur le champ. ‘Mon cher monsieur, il y avait autrefois un jeune homme à qui on proposait d'épouser une femme de soixante ans, qui lui donnerait tout son bien par testament: il répondit, qu'elle n'était pas assez vieille.' L'Allemand entendit mon énigme.
Chopin, De sacra politia , lib. 6. Il faut savoir qu'en 1575 on proposa dans le conseil de Henri III roi de France, de faire ériger en commandes séculières toutes les abbayes de moines, et de donner les commandes aux officiers de sa cour et de son armée: mais comme il fut depuis excommunié et assassiné, ce projet n'eut pas lieu.
Le comte d'Argenson ministre de la guerre, voulut en 1750 établir des pensions sur les bénéfices en faveur des chevaliers de l'ordre militaire de St Louis; rien n'était plus simple, plus juste, plus utile: il n'en put venir à bout. Cependant sous Louis XIV, la princesse de Conti avait possédé l'abbaye de St Denis. Avant son règne les séculiers possédaient des bénéfices, duc de Sulli huguenot avait une abbaye.
Le père de Hugues Capet, n'était riche que par ses abbayes, et on l'appelait Hugues l'abbé . On donnait des abbayes aux reines pour leurs menus plaisirs. Ogine mère de Louis d'Outremer, quitta son fils parce qu'il lui avait ôté l'abbaye de Ste marie de Laon, pour la donner à sa femme Gerberge. Il y a des exemples de tout. Chacun tâche de faire servir les usages, les innovations, les lois anciennes, abrogées, renouvellées, mitigées, les chartes ou vraies ou supposées, le passé, le présent, l'avenir, à s'emparer des biens de ce monde; mais c'est toujours à la plus grande gloire de Dieu. Consultez l' Apocalypse de Méliton par l'évêque du Bellai.
Les abeilles peuvent paraître supérieures à la race humaine, en ce qu'elles produisent de leur substance une substance utile, et que de toutes nos secrétions il n'y en a pas une seule qui soit bonne à rien, pas une seule même qui ne rende le genre humain désagréable.
Ce qui m'a charmé dans les essaims qui sortent de la ruche, c'est qu'ils sont beaucoup plus doux que nos enfants qui sortent du collège. Les jeunes abeilles alors ne piquent personne, du moins rarement et dans des cas extraordinaires. Elles se laissent prendre, on les porte la main nue paisiblement dans la ruche qui leur est destinée; mais dès qu'elles ont appris dans leur nouvelle maison à connaître leurs intérêts, elles deviennent semblables à nous, elles font la guerre. J'ai vu des abeilles très tranquilles aller pendant six mois travailler dans un pré voisin couvert de fleurs qui leur convenaient. On vint faucher le pré, elles sortirent en fureur de la ruche, fondirent sur les faucheurs qui leur volaient leur bien, et les mirent en fuite.
Je ne sais pas qui a dit le premier que les abeilles avaient un roi. Ce n'est pas probablement un républicain à qui cette idée vint dans la tête. Je ne sais pas qui leur donna ensuite une reine au lieu d'un roi, ni qui supposa le premier que cette reine était une Messaline qui avait un sérail prodigieux, qui passait sa vie à faire l'amour et à faire ses couches, qui pondait et logeait environ quarante mille oeufs par an. On a été plus loin; on a prétendu qu'elle pondait trois espèces différentes, des reines, des esclaves nommés bourdons , et des servantes nommées ouvrières ; ce qui n'est pas trop d'accord avec les lois ordinaires de la nature.
On a cru qu'un physicien, d'ailleurs grand observateur, inventa il y a quelques années les fours à poulets, inventés depuis environ quatre mille ans par les Egyptiens, ne considérant pas l'extrême différence de notre climat et de celui d'Egypte; on a dit encore que ce physicien, inventa de même le royaume des abeilles sous une reine, mère de trois espèces.
Plusieurs naturalistes avaient déjà répété cette invention; il est venu un homme qui étant possesseur de six cents ruches, a cru mieux examiner son bien que ceux qui n'ayant point d'abeilles ont copié des volumes sur cette république industrieuse qu'on ne connaît guère mieux que celle des fourmis. Cet homme est M. Simon qui ne se pique de rien, qui écrit très simplement; mais qui recueille comme moi du miel et de la cire. Il a de meilleurs yeux que moi, il en sait plus que M. le prieur de Jonval, et que M. le comte du Spectacle de la nature ; il a examiné ses abeilles pendant vingt années; il nous assure qu'on s'est moqué de nous, et qu'il n'y a pas un mot de vrai dans tout ce qu'on a répété dans tant de livres.
Il prétend qu'en effet il y a dans chaque ruche une espèce de roi et de reine qui perpétuent cette race royale et qui président aux ouvrages; il les a vus, il les a dessinés, et il renvoie aux Mille et une nuits , et à l' Histoire de la reine d'Achem la prétendue reine abeille avec son sérail.
Il y a ensuite la race des bourdons qui n'a aucune relation avec la première, et enfin la grande famille des abeilles ouvrières qui sont mâles et femelles, et qui forment le corps de la république. Les abeilles femelles déposent leurs oeufs dans les cellules qu'elles ont formées.
Comment en effet la reine seule pourrait-elle pondre et loger quarante ou cinquante mille oeufs l'un après l'autre? Le système le plus simple est presque toujours le véritable. Cependant, j'ai souvent cherché ce roi et cette reine, et je n'ai jamais eu le bonheur de les voir. Quelques observateurs m'ont assuré qu'ils ont vu la reine entourée de sa cour; l'un d'eux l'a portée, elle et ses suivantes sur son bras nu. Je n'ai point fait cette expérience; mais j'ai porté dans ma main les abeilles d'un essaim qui sortaient de la mère ruche, sans qu'elles me piquassent. Il y a des gens qui n'ont pas de foi à la réputation qu'ont les abeilles d'être méchantes, et qui en portent des essaims entiers sur leur poitrine et sur leur visage.
Virgile n'a chanté sur les abeilles que les erreurs de son temps. Il se pourrait bien que ce roi et cette reine ne fussent autre chose qu'une ou deux abeilles qui volent par hasard à la tête des autres. Il faut bien que lorsqu'elles vont butiner les fleurs, il y en ait quelques-unes de plus diligentes; mais qu'il y ait une vraie royauté, une cour, une police, c'est ce qui me paraît plus que douteux.
Plusieurs espèces d'animaux s'attroupent et vivent ensemble. On a comparé les béliers, les taureaux, à des rois, parce qu'il y a souvent un de ces animaux qui marche le premier: cette prééminence a frappé les yeux. On a oublié que très souvent aussi le bélier et les taureaux marchent les derniers.
S'il est quelque apparence d'une royauté et d'une cour, c'est dans un coq; il appelle ses poules, il laisse tomber pour elles le grain qu'il a dans son bec, il les défend, il les conduit; il ne souffre pas qu'un autre roi partage son petit état; il ne s'éloigne jamais de son sérail. Voilà une image de la vraie royauté; elle est plus évidente dans une basse-cour que dans une ruche.
On trouve dans les Proverbes attribués à Salomon, qu' il y a quatre choses qui sont les plus petites de la terre, et qui sont plus sages que les sages; les fourmis, petit peuple qui se prépare une nourriture pendant la moisson; le lièvre, peuple faible qui couche sur des pierres; la sauterelle, qui n'ayant pas des rois, voyage par troupes; le lézard qui travaille de ses mains et qui demeure dans les palais des rois . J'ignore pourquoi Salomon a oublié les abeilles qui paraissent avoir un instinct bien supérieur à celui des lièvres, qui ne couchent point sur la pierre; et des lézards, dont j'ignore le génie. Au surplus je préférerai toujours une abeille à une sauterelle.
On nous mande qu'une société de physiciens pratiques dans la Lusace, vient de faire éclore un couvain d'abeilles dans une ruche, où il est transporté lorsqu'il est en forme de vermisseau. Il croît, il se développe dans ce nouveau berceau qui devient sa patrie; il n'en sort que pour aller sucer des fleurs: on ne craint point de le perdre, comme on perd souvent des essaims lorsqu'ils sont chassés de la mère ruche. Si cette méthode peut devenir d'une exécution aisée, elle sera très utile. Mais dans le gouvernement des animaux domestiques comme dans la culture des fruits, il y a mille inventions plus ingénieuses que profitables. Toute méthode doit être facile pour être d'un usage commun.
De tout temps les abeilles ont fourni des descriptions, des comparaisons, des allégories, des fables à la poésie. La fameuse fable des abeilles de Mandeville fit un grand bruit en Angleterre: en voici un petit précis.
Les abeilles autrefois
Parurent bien gouvernées;
Et leurs travaux et leurs rois
Les rendirent fortunées.
Quelques avides bourdons,
Dans les ruches se glissèrent.
Ces bourdons ne travaillèrent;
Mais ils firent des sermons.
Ils dirent dans leur langage,
Nous vous promettons le ciel;
Accordez-nous en partage
Votre cire et votre miel.
Les abeilles qui les crurent,
Sentirent bientôt la faim;
Les plus sottes en moururent.
Le roi d'un nouvel essaim
Les secourut à la fin.
Tous les esprits s'éclairèrent;
Ils sont tous désabusés;
Les bourdons sont écrasés,
Et les abeilles prospèrent.
Mandeville va bien plus loin; il prétend que les abeilles ne peuvent vivre à l'aise dans une grande et puissante ruche sans beaucoup de vices. Nul royaume, nul état, dit-il, ne peuvent fleurir sans vices. Ôtez la vanité aux grandes dames: plus de belles manufactures de soie, plus d'ouvriers ni d'ouvrières en mille genres; une grande partie de la nation est réduite à la mendicité. Ôtez aux négociants l'avarice: les flottes anglaises seront anéanties. Dépouillez les artistes de l'envie, l'émulation cesse; on retombe dans l'ignorance et dans la grossièreté.
Il s'emporte jusqu'à dire, que les crimes mêmes sont utiles, en ce qu'ils servent à établir une bonne législation. Un voleur de grand chemin fait gagner beaucoup d'argent à celui qui le dénonce, à ceux qui l'arrêtent, au geôlier qui le garde, au juge qui le condamne, et au bourreau qui l'exécute. Enfin, s'il n'y avait pas de voleurs, les serruriers mourraient de faim.
Il est très vrai que la société bien gouvernée tire parti de tous les vices; mais il n'est pas vrai que ces vices soient nécessaires au bonheur du monde. On fait de très bons remèdes avec des poisons, mais ce ne sont pas les poisons qui nous font vivre. En réduisant ainsi la fable des abeilles à sa juste valeur, elle pourrait devenir un ouvrage de morale utile.
Nous ne devons rien dire de ce qui est divin dans Abraham, puisque l'Ecriture a tout dit. Nous ne devons même toucher que d'une main respectueuse à ce qui appartient au profane, à ce qui tient à la géographie, à l'ordre des temps, aux moeurs, aux usages; car ces usages, ces moeurs étant liés à l'histoire sacrée, ce sont des ruisseaux qui semblent conserver quelque chose de la divinité de leur source.
Abraham, quoique né vers l'Euphrate, fait une grande époque pour les Occidentaux, et n'en fait point une pour les Orientaux, chez lesquels il est pourtant aussi respecté que parmi nous. Les mahométans n'ont de chronologie certaine que depuis leur hégire.
La science des temps absolument perdue dans les lieux où les grands événements sont arrivés, est venue enfin dans nos climats, où ces faits étaient ignorés. Nous disputons sur tout ce qui s'est passé vers l'Euphrate, le Jourdain, et le Nil; et ceux qui sont aujourd'hui les maîtres du Nil, du Jourdain et de l'Euphrate, jouissent sans disputer.
Notre grande époque étant celle d'Abraham, nous différons de soixante années sur sa naissance. Voici le compte d'après les registres.
Genèse ch. XI, v. 26. v. 32. ‘Tharé vécut soixante et dix ans, et engendra Abram, Nacor et Aran.
‘Et Tharé ayant vécu deux cent cinq ans, mourut à Haran.'
Gen. ch. XII, v. 1. Le Seigneur dit à Abram: ‘Sortez de votre pays, de votre famille, de la maison de votre père, et venez dans la terre que je vous montrerai; et je vous rendrai père d'un grand peuple.'
Il paraît d'abord évident par le texte, que Tharé ayant eu Abraham à soixante et dix ans, étant mort à deux cent cinq; et Abraham étant sorti de la Caldée immédiatement après la mort de son père, il avait juste cent trente-cinq ans, lorsqu'il quitta son Actes des apôtres ch. VII. pays. Et c'est à peu près le sentiment de St Etienne dans son discours aux Juifs; mais la Genèse dit aussi:
Genèse ch. XII, v. 4. ‘Abram avait soixante et quinze ans, lorsqu'il sortit de Haran.'
C'est le sujet de la principale dispute sur l'âge d'Abraham; car il y en a beaucoup d'autres. Comment Abraham était-il à la fois âgé de cent trente-cinq années, et seulement de soixante et quinze? St Jérôme et St Augustin disent que cette difficulté est inexplicable. Dom Calmet, qui avoue que ces deux saints n'ont pu résoudre ce problème, croit dénouer aisément le noeud, en disant qu'Abraham était le cadet des enfants de Tharé, quoique la Genèse le nomme le premier et par conséquent l'aîné.
La Genèse fait naître Abraham dans la soixante et dixième année de son père; et Calmet le fait naître dans la cent trentième. Une telle conciliation a été un nouveau sujet de querelle.
Dans l'incertitude où le texte et le commentaire nous laissent, le meilleur parti est d'adorer sans disputer.
Il n'y a point d'époques dans ces anciens temps qui n'ait produit une multitude d'opinions différentes. Nous avions, suivant Moréri, soixante et dix systèmes de chronologie sur l'histoire dictée par Dieu même. Depuis Moréri il s'est élevé cinq nouvelles manières de concilier les textes de l'Ecriture; ainsi voilà autant de disputes sur Abraham, qu'on lui attribue d'années dans le texte quand il sortit de Haran. Et de ces soixante et quinze systèmes il n'y en a pas un qui nous apprenne au juste ce que c'est que cette ville, ou ce village de Haran, ni en quel endroit elle était. Quel est le fil qui nous conduira dans ce labyrinthe de querelles depuis le premier verset jusqu'au dernier? La résignation.
L'Esprit saint n'a voulu nous apprendre ni la chronologie. Ni la physique, ni la logique; il a voulu faire de nous des hommes craignant Dieu. Ne pouvant rien comprendre, nous ne pouvons être que soumis.
Il est également difficile de bien expliquer comment Sara, femme d'Abraham, était aussi sa soeur. Abraham dit positivement au roi de Gérar Abimelec, par qui Sara avait été enlevée pour sa grande beauté à l'âge de quatre-vingt-dix ans, étant grosse d'Isaac: Elle est véritablement ma soeur, étant fille de mon père; mais non pas de ma mère; et j'en ai fait ma femme .
L'Ancien Testament ne nous apprend point comment Sara était soeur de son mari. Don Calmet, dont le jugement et la sagacité sont connus de tout le monde, dit qu'elle pouvait bien être sa nièce.
Ce n'était point probablement un inceste chez les Chaldéens, non plus que chez les Perses leurs voisins. Leurs moeurs changent selon les temps, et selon les lieux. On peut supposer qu'Abraham fils de Tharé idolâtre, était encore idolâtre quand il épousa Sara, soit qu'elle fût sa soeur, soit qu'elle fût sa nièce.
Plusieurs Pères de l'Église excusent moins Abraham d'avoir dit en Egypte à Sara: Aussitôt que les Egyptiens vous auront vue, ils me tueront, et vous prendront: dites donc, je vous prie, que vous êtes ma soeur, afin que mon âme vive par votre grâce . Elle n'avait alors que soixante et cinq ans. Ainsi puisque vingt-cinq ans après elle eut un roi de Gérar pour amant, elle avait pu avec vingt-cinq ans de moins inspirer quelque passion au pharaon d'Egypte. En effet ce pharaon l'enleva, de même qu'elle fut enlevée depuis par Abimelec roi de Gérar, dans le désert.
Abraham avait reçu en présent à la cour de Pharaon, beaucoup de boeufs, de brebis, d'ânes et d'ânesses, de chameaux, de chevaux, de serviteurs et de servantes . Ces présents, qui sont considérables, prouvent que les Pharaons étaient déjà d'assez grands rois. Le pays de l'Egypte était donc déjà très peuplé. Mais pour rendre la contrée habitable, pour y bâtir des villes, il avait fallu des travaux immenses, faire écouler dans une multitude de canaux les eaux du Nil, qui inondaient l'Egypte tous les ans, pendant quatre ou cinq mois, et qui croupissaient ensuite sur la terre; il avait fallu élever ces villes vingt pieds au moins au-dessus de ces canaux. Des travaux si considérables semblaient demander quelques milliers de siècles.
Il n'y a guère que quatre cents ans entre le déluge et le temps où nous plaçons le voyage d'Abraham chez les Egyptiens. Ce peuple devait être bien ingénieux et d'un travail bien infatigable pour avoir, en si peu de temps, inventé les arts et toutes les sciences; dompté le Nil, et changé toute la face du pays. Probablement même plusieurs grandes pyramides étaient déjà bâties, puisqu'on voit, quelque temps après, que l'art d'embaumer les morts était perfectionné; et les pyramides n'étaient que les tombeaux où l'on déposait les corps des princes avec les plus augustes cérémonies.
L'opinion de cette grande ancienneté des pyramides est d'autant plus vraisemblable, que trois cents ans auparavant, c'est-à-dire, cent années après l'époque hébraïque du déluge de Noé, les Asiatiques avaient bâti dans les plaines de Sennaar une tour, qui devait aller jusqu'aux cieux. St Jérôme, dans son commentaire sur Isaïe, dit que cette tour avait déjà quatre mille pas de hauteur, lorsque Dieu descendit pour détruire cet ouvrage.
Supposons que ces pas soient seulement de deux pieds et demi de roi, cela fait dix mille pieds; par conséquent la tour de Babel était vingt fois plus haute que les pyramides d'Egypte, qui n'ont qu'environ cinq cents pieds. Or quelle prodigieuse quantité d'instruments n'avait pas été nécessaire pour élever un tel édifice! Tous les arts devaient y avoir concouru en foule. Les commentateurs en concluent que les hommes de ce temps-là étaient incomparablement plus grands, plus forts, plus industrieux que nos nations modernes.
C'est là ce que l'on peut remarquer à propos d'Abraham, touchant les arts et les sciences.
A l'égard de sa personne, il est vraisemblable qu'il fut un homme considérable. Les Persans, les Chaldéens le revendiquaient. L'ancienne religion des mages s'appellait de temps immémorial, Kish-Ibrahim, Milat-Ibrahim . Et l'on convient que le mot Ibrahim est précisément celui d'Abraham; rien n'étant plus ordinaire aux Asiatiques, qui écrivaient rarement les voyelles, que de changer l' i en a , et l' a en i dans la prononciation.
On a prétendu même qu'Abraham était le Brama des Indiens, dont la notion était parvenue aux peuples de l'Euphrate qui commerçaient de temps immémorial dans l'Inde.
Les Arabes le regardaient comme le fondateur de la Mecque. Mahomet dans son Koran voit toujours en lui le plus respectable de ses prédécesseurs. Voici comme il en parle au troisième sura ou chapitre. Abraham n'était ni juif, ni chrétien; il était un musulman orthodoxe; il n'était point du nombre de ceux qui donnent des compagnons à Dieu .
La témérité de l'esprit humain a été poussée jusqu'à imaginer que les Juifs ne se dirent descendants d'Abraham que dans des temps très postérieurs, lorsqu'ils eurent enfin un établissement fixe dans la Palestine. Ils étaient étrangers, haïs et méprisés de leurs voisins. Ils voulurent, dit-on, se donner quelque relief en se faisant passer pour les descendants d'Abraham révéré dans une grande partie de l'Asie. La foi que nous devons aux livres sacrés des Juifs, tranche toutes ces difficultés.
Des critiques non moins hardis font d'autres objections sur le commerce immédiat qu'Abraham eut avec Dieu, sur ses combats et sur ses victoires.
Le Seigneur lui apparut après sa sortie d'Egypte, et lui dit: Genèse ch. XIII, v. 14 et 15. Jetez les yeux vers l'aquilon, l'orient, le midi et l'occident; je vous donne pour toujours à vous et à votre postérité jusqu'à la fin des siècles , in sempiternum, à tout jamais, tout le pays que vous voyez .
ibid. ch. XV, v. 18. Le Seigneur, par un second serment, lui promit ensuite tout ce qui est depuis le Nil jusqu'à l'Euphrate .
Ces critiques demandent comment Dieu a pu promettre ce pays immense que les Juifs n'ont jamais possédé; et comment Dieu a pu leur donner à tout jamais la petite partie de la Palestine dont ils sont chassés depuis si longtemps?
Le Seigneur ajoute encore à ces promesses, que la postérité ibid. d'Abraham sera aussi nombreuse que la poussière de la terre. Si on peut compter la poussière de la terre, on pourra compter aussi vos descendants .
Nos critiques insistent; et disent qu'il n'y a pas aujourd'hui sur la surface de la terre quatre cent mille Juifs, quoiqu'ils aient toujours regardé le mariage comme un devoir sacré, et que leur plus grand objet ait été la population.
On répond à ces difficultés, que l'Eglise, substituée à la synagogue, est la véritable race d'Abraham; et qu'en effet elle est très nombreuse.
Il est vrai qu'elle ne possède pas la Palestine; mais elle peut la posséder un jour, comme elle l'a déjà conquise du temps du pape UrbainII , dans la première croisade. En un mot, quand on regarde avec les yeux de la foi l'Ancien Testament comme une figure du Nouveau, tout est accompli, ou le sera, et la faible raison doit se taire.
On fait encore des difficultés sur la victoire d'Abraham auprès de Sodome; on dit qu'il n'est pas concevable qu'un étranger qui venait faire paître ses troupeaux vers Sodome, ait battu avec trois cent dix-huit gardeurs de boeufs et de moutons un roi de Perse, un roi de Pont, le roi de Babilone, et le roi des nations ; et qu'il les ait poursuivis jusqu'à Damas, qui est à plus de cent milles de Sodome.
Cependant une telle victoire n'est point impossible; on en voit des exemples dans ces temps héroïques; le bras de Dieu n'était point raccourci. Voyez Gédéon, qui avec trois cents hommes armés de trois cents cruches et de trois cents lampes, défait une armée entière. Voyez Samson qui tue seul mille Philistins à coups de mâchoire d'âne.
Les histoires profanes fournissent même de pareils exemples. Trois cents Spartiates arrêtèrent un moment l'armée de Xerxès au pas des Termopiles. Il est vrai qu'à l'exception d'un seul qui s'enfuit, ils y furent tous tués avec leur roi Léonidas que Xerxès eut la lâcheté de faire pendre, au lieu de lui ériger une statue qu'il méritait. Il est vrai encore que ces trois cents Lacédémoniens qui gardaient un passage escarpé où deux hommes pouvaient à peine gravir à la fois, étaient soutenus par une armée de dix mille Grecs distribués dans des postes avantageux, au milieu des rochers d'Ossa et de Pélion; et il faut encore bien remarquer qu'il y en avait quatre mille aux Termopiles mêmes.
Ces quatre mille périrent après avoir longtemps combattu. On peut dire qu'étant dans un endroit moins inexpugnable que celui des trois cents Spartiates, ils y acquirent encore plus de gloire, en se défendant plus à découvert contre l'armée persane qui les tailla tous en pièces. Aussi dans le monument érigé depuis sur le champ de bataille, on fit mention de ces quatre mille victimes; et l'on ne parle aujourd'hui que des trois cents.
Une action plus mémorable encore, et bien moins célébrée, est en 1315. celle de cinquante Suisses, qui mirent en déroute à Morgate toute l'armée de l'archiduc Léopold d'Autriche, composée de vingt mille hommes. Ils renversèrent seuls la cavalerie à coups de pierres du haut d'un rocher; et donnèrent le temps à quatorze cents Helvétiens de trois petits cantons de venir achever la défaite de l'armée.
Cette journée de Morgate est plus belle que celle des Termopiles, puisqu'il est plus beau de vaincre que d'être vaincu. Les Grecs étaient au nombre de dix mille bien armés; et il était impossible qu'ils eussent à faire à cent mille Perses dans un pays montagneux. Il est plus que probable qu'il n'y eut pas trente mille Perses qui combattirent. Mais ici quatorze cents Suisses défont une armée de vingt mille hommes. La proportion du petit nombre au grand augmente encore la proportion de la gloire . . . Où nous a conduits Abraham?
Ces digressions amusent celui qui les fait, et quelquefois celui qui les lit. Tous le monde d'ailleurs est charmé de voir que les gros bataillons soient battus par les petits.
Vice attaché à tous les usages, à toutes les lois, à toutes les institutions des hommes; le détail n'en pourrait être contenu dans aucune bibliothèque.
Les abus gouvernent les Etats. Maximus ille est qui minimus urgetur . On peut dire aux Chinois, aux Japonais, aux Anglais, Votre gouvernement fourmille d'abus que vous ne corrigez point. Les Chinois répondront, Nous subsistons en corps de peuple depuis cinq mille ans, et nous sommes aujourd'hui peut-être la nation de la terre la moins infortunée, parce que nous sommes la plus tranquille. Le Japonais en dira à peu près autant. L'Anglais dira, Nous sommes puissants sur mer, et assez à notre aise sur terre. Peut-être dans dix mille ans perfectionnerons-nous nos usages. Le grand secret est d'être encore mieux que les autres avec des abus énormes.
Nous ne parlerons ici que de l' appel comme d'abus .
C'est une erreur de penser que maître Pierre de Cugnières chevalier ès lois, avocat du roi au parlement de Paris, ait appelé comme d'abus en 1330, sous Philippe de Valois. La formule d'appel comme d'abus ne fut introduite que sur la fin du règne de Louis XII. Pierre Cugnières fit ce qu'il put pour réformer l'abus des usurpations ecclésiastiques dont les parlements, tous les juges séculiers et tous les seigneurs haut-justiciers se plaignaient; mais il n'y réussit pas.
Le clergé n'avait pas moins à se plaindre des seigneurs qui n'étaient après tout que des tyrans ignorants, qui avaient corrompu toute justice; et ils regardaient les ecclésiastiques comme des tyrans qui savaient lire et écrire.
Enfin le roi convoqua les deux parties dans son palais, et non pas dans sa cour du parlement, comme le dit Pasquier; le roi s'assit sur son trône, entouré des pairs, des hauts-barons, et des grands-officiers qui composaient son conseil.
Vingt évêques comparurent; les seigneurs complaignants apportèrent leurs mémoires. L'archevêque de Sens et l'évêque d'Autun parlèrent pour le clergé. Il n'est point dit quel fut l'orateur du parlement et des seigneurs. Il paraît vraisemblable que le discours de l'avocat du roi fut un résumé des allégations des deux parties. Il se peut aussi qu'il eût parlé pour le parlement et pour les seigneurs; et que ce fût le chancelier qui résuma les raisons alléguées de part et d'autre. Quoi qu'il en soit, voici les plaintes des barons et du parlement rédigées par Pierre Cugnières.
I o . Lorsqu'un laïque ajournait devant le juge royal ou seigneurial un clerc qui n'était pas même tonsuré, mais seulement gradué, l'official signifiait aux juges de ne point passer outre, sous peine d'excommunication et d'amende.
II o . La juridiction ecclésiastique forçait les laïques de comparaître devant elle dans toutes leurs contestations avec les clercs pour succession, prêt d'argent, et en toute matière civile.
III o . Les évêques et abbés établissaient des notaires dans les terres mêmes des laïques.
IV o . Ils excommuniaient ceux qui ne payaient pas leurs dettes aux clercs; et si le juge laïque ne les contraignait pas de payer, ils excommuniaient le juge.
V o . Lorsque le juge séculier avait saisi un voleur, il fallait qu'il remît au juge ecclésiastique les effets volés; sinon il était excommunié.
VI o . Un excommunié ne pouvait obtenir son absolution sans payer une amende arbitraire.
VII o . Les officiaux dénonçaient à tout laboureur et manoeuvre, qu'il serait damné et privé de la sépulture, s'il travaillait pour un excommunié.
VIII o . Les mêmes officiaux s'arrogeaient de faire les inventaires dans les domaines même du roi, sous prétexte qu'ils savaient écrire.
IX o . Ils se faisaient payer pour accorder à un nouveau marié la liberté de coucher avec sa femme.
X o . Ils s'emparaient de tous les testaments.
XI o . Ils déclaraient damné tout mort qui n'avait point fait de testament, parce qu'en ce cas il n'avait rien laissé à l'Eglise, et pour lui laisser du moins les honneurs de l'enterrement, ils faisaient en son nom un testament plein de legs pieux.
Il y avait soixante-six griefs à peu près semblables.
Pierre Roger, archevêque de Sens, prit savamment la parole; c'était un homme qui passait pour un vaste génie, et qui fut depuis pape sous le nom de ClémentVI . Il protesta d'abord qu'il ne parlait point pour être jugé, mais pour juger ses adversaires, et pour instruire le roi de son devoir.
Il dit que Jésus-Christ étant Dieu et homme avait eu le pouvoir temporel et spirituel; et que par conséquent les ministres de l'Eglise qui lui avaient succédé étaient les juges-nés de tous les hommes sans exception. Voici comme il s'exprima.
Sers Dieu dévotement,
Baille-lui largement,
Révère sa gent duement,
Rends-lui le sien entièrement.
Ces rimes firent un très bel effet. (Voyez Libellus Bertrandi Cardinalis : tome I er des Libertés de l'Eglise gallicane.)
Pierre Bertrandi évêque d'Autun entra dans de plus grands détails. Il assura que l'excommunication n'étant jamais lancée que pour un péché mortel, le coupable devait faire pénitence, et que la meilleure pénitence était de donner de l'argent à l'Eglise. Il représenta que les juges ecclésiastiques étaient plus capables que les juges royaux ou seigneuriaux de rendre justice, parce qu'ils avaient étudié les décrétales que les autres ignoraient.
Mais on pouvait lui répondre, qu'il fallait obliger les baillis et les prévôts du royaume à lire les décrétales pour ne jamais les suivre.
Cette grande assemblée ne servit à rien; le roi croyait avoir besoin alors de ménager le pape né dans son royaume, siégeant dans Avignon, et ennemi mortel de l'empereur Louis de Bavière. La politique dans tous les temps conserva les abus dont se plaignait la justice. Il resta seulement dans le parlement une mémoire ineffaçable du discours de Pierre Cugnières. Ce tribunal s'affermit dans l'usage où il était déjà de s'opposer aux prétentions cléricales; on appela toujours des sentences des officiaux au parlement, et peu à peu cette procédure fut appelée Appel comme d'abus .
Enfin tous les parlements du royaume se sont accordés à laisser à l'Eglise sa discipline, et à juger tous les hommes indistinctement suivant les lois de l'Etat, en conservant les formalités prescrites par les ordonnances.
Les livres, comme les conversations, nous donnent rarement des idées précises. Rien n'est si commun que de lire et de converser inutilement.
Il faut répéter ici ce que Locke a tant recommandé, définissez les termes .
Une dame a trop mangé et n'a point fait d'exercice, elle est malade; son médecin lui apprend qu'il y a dans elle une humeur peccante, des impuretés, des obstructions, des vapeurs, et lui prescrit une drogue qui purifiera son sang. Quelle idée nette peuvent donner tous ces mots? La malade et les parents qui écoutent, ne les comprennent pas plus que le médecin. Autrefois on ordonnait une décoction de plantes chaudes ou froides au second, au troisième degré.
Un jurisconsulte, dans son institut criminel, annonce que l'inobservation des fêtes et dimanches est un crime de lèse-majesté divine au second chef. Majesté divine donne d'abord l'idée du plus énorme des crimes, et du châtiment le plus affreux; de quoi s'agit-il? D'avoir manqué vêpres, ce qui peut arriver au plus honnête homme du monde.
Dans toutes les disputes sur la liberté un argumentant entend presque toujours une chose, et son adversaire une autre. Un troisième survient qui n'entend ni le premier, ni le second, et qui n'en est pas entendu.
Dans les disputes sur la liberté, l'un a dans la tête la puissance d'agir, l'autre la puissance de vouloir, le dernier le désir d'exécuter; ils courent tous trois, chacun dans son cercle; et ne se rencontrent jamais.
Il en est de même dans les querelles sur la grâce. Qui peut comprendre sa nature, ses opérations, et la suffisante qui ne suffit pas, et l'efficace à laquelle on résiste?
On a prononcé deux mille ans les mots de forme substantielle sans en avoir la moindre notion. On y a substitué les natures plastiques sans y rien gagner.
Un voyageur est arrêté par un torrent; il demande le gué à un villageois qu'il voit de loin vis à vis de lui; Prenez à droite, lui crie le paysan; il prend la droite et se noie; l'autre court à lui; Eh malheureux! je ne vous avais pas dit d'avancer à votre droite, mais à la mienne.
Le monde est plein de ces malentendus. Comment un Norvégien en lisant cette formule, serviteur des serviteurs de Dieu , découvrira-t-il que c'est l'évêque des évêques, et le roi des rois qui parle?
Dans le temps que les fragments de Pétrone faisaient grand bruit dans la littérature, Meibomius grand savant de Lubeck, lit dans une lettre imprimée d'un autre savant de Bologne: Nous avons ici un Pétrone entier, je l'ai vu de mes yeux et avec admiration; habemus hic Petronium integrum, quem vidi meis oculis, non fine admiratione . Aussitôt il part pour l'Italie, court à Bologne, va trouver le bibliothécaire Capponi, lui demande s'il est vrai qu'on ait à Bologne le Pétrone entier. Capponi lui répond que c'est une chose dès longtemps publique. Puis-je voir ce Pétrone? Ayez la bonté de me le montrer. Rien n'est plus aisé, dit Caponni. Il le mène à l'église où repose le corps de St Pétrone. Meibomius prend la poste et s'enfuit.
Si le jésuite Daniel a pris un abbé guerrier, martialem abbatem , pour l'abbé Martial, cent historiens sont tombés dans de plus grandes méprises. Le jésuite d'Orléans dans ses Révolutions d'Angleterre , mettait indifféremment Northampton et Southampton , ne se trompant que du nord au sud.
Des termes métaphoriques pris au sens propre, ont décidé quelquefois de l'opinion de vingt nations. On connaît la métaphore d'Isaïe, comment es-tu tombée du ciel étoile de lumière qui te levais le matin ? On s'imagina que ce discours s'adressait au diable. Et comme le mot hébreu qui répond à l'étoile de Vénus a été traduit par le mot Lucifer en latin, le diable depuis ce temps-là s'est toujours appelé Lucifer. Voyez l'article Bekker et Diable .
On s'est fort moqué de la carte du Tendre de mademoiselle Scudéri. Les amants s'embarquent sur le fleuve de Tendre, on dîne à Tendre sur estime, on soupe à Tendre sur inclination, on couche à Tendre sur désir; le lendemain on se trouve à Tendre sur passion, et enfin à Tendre sur Tendre. Ces idées peuvent être ridicules, surtout quand ce sont des Clélies, des Horatius Coclès et des Romains austères et agrestes qui voyagent; mais cette carte géographique montre au moins que l'amour a beaucoup de logements différents. Cette idée fait voir que le même mot ne signifie pas la même chose, que la différence est prodigieuse entre l'amour de Tarquin et celui de Céladon, entre l'amour de David pour Jonathas, qui était plus fort que celui des femmes, et l'amour de l'abbé Desfontaines pour de petits ramoneurs de cheminée.
Le plus singulier exemple de cet abus des mots, de ces équivoques volontaires, de ces malentendus qui ont causé tant de querelles, est le King-tien de la Chine. Des missionnaires d'Europe disputent entre eux violemment sur la signification de ce mot. La cour de Rome envoie un Français nommé Maigrot, qu'elle fait évêque imaginaire d'une province de la Chine pour juger de ce différend. Ce Maigrot ne sait pas un mot de chinois; l'empereur daigne lui faire dire ce qu'il entend par King-tien ; Maigrot ne veut pas l'en croire, et fait condamner à Rome l'empereur de la Chine.
On ne tarit point sur cet abus des mots. En histoire, en morale, en jurisprudence, en médecine, mais surtout en théologie, gardez-vous des équivoques.
Boileau n'avait pas tort quand il fit la satire qui porte ce nom; il eût pu la mieux faire, mais il y a des vers dignes de lui que l'on cite tous les jours,
Lorsque chez tes sujets l'un contre l'autre armés,
Et sur un Dieu fait homme au combat animés,
Tu fis dans une guerre et si vive et si longue
Périr tant de chrétiens martyrs d'une diphtongue.
Les académies sont aux universités ce que l'âge mûr est à l'enfance, ce que l'art de bien parler est à la grammaire; ce que la politesse est aux premières leçons de la civilité. Les académies n'étant point mercenaires, doivent être absolument libres. Telles ont été les académies d'Italie, telle est l'Académie française, et surtout la Société royale de Londres.
L'Académie française qui s'est formée elle-même, reçut à la vérité des lettres patentes de Louis XIII, mais sans aucun salaire, et par conséquent sans aucune sujétion. C'est ce qui engagea les premiers hommes du royaume, et jusqu'à des princes, à demander d'être admis dans cet illustre corps. La Société de Londres a eu le même avantage.
Le célèbre Colbert étant membre de l'Académie française, employa quelques-uns de ses confrères à composer les inscriptions et les devises pour les bâtiments publics. Cette petite assemblée dont furent ensuite Racine et Boileau, devint bientôt une académie à part. On peut dater même de l'année 1663 l'établissement de cette Académie des inscriptions, nommée aujourd'hui des belles-lettres , et celle de l'Académie des sciences de 1667. Ce sont deux établissements qu'on doit au même ministre qui contribua en tant de genres à la splendeur du siècle de Louis XIV.
Lorsqu'après la mort de Jean-Baptiste Colbert et celle du marquis de Louvois, le comte de Pontchartrain secrétaire d'Etat eut le département de Paris, il chargea l'abbé Bignon son neveu de gouverner les nouvelles académies. On imagina des places d'honoraires qui n'exigeaient nulle science, et qui étaient sans rétribution; des places de pensionnaires qui demandaient du travail, désagréablement distinguées de celles des honoraires; des places d'associés sans pension, et des places d'élèves, titre encore plus désagréable et supprimé depuis.
L'Académie des belles-lettres fut mise sur le même pied. Toutes deux se soumirent à la dépendance immédiate du secrétaire d'Etat, et à la distinction révoltante des honorés, des pensionnés et des élèves.
L'abbé Bignon osa proposer le même règlement à l'Académie française dont il était membre. Il fut reçu avec une indignation unanime. Les moins opulents de l'Académie furent les premiers à rejeter ses offres, et à préférer la liberté et l'honneur à des pensions.
L'abbé Bignon, qui avec l'intention louable de faire du bien, n'avait pas assez ménagé la noblesse des sentiments de ses confrères, ne remit plus le pied à l'Académie française; il régna dans les autres tant que le comte de Pontchartrain fut en place. Il résumait même les mémoires lus aux séances publiques, quoiqu'il faille l'érudition la plus profonde et la plus étendue pour rendre compte sur le champ d'une dissertation sur des points épineux de physique et de mathématique; et il passa pour un Mécène. Cet usage de résumer les discours a cessé; mais la dépendance est demeurée.
Ce mot d' académie devint si célèbre, que lorsque Lulli, qui était une espèce de favori, eut obtenu l'établissement de son opéra en 1672, il eut le crédit de faire insérer dans les patentes, que c'était une Académie royale de musique, et que les gentilshommes et les demoiselles pourraient y chanter sans déroger . Il ne fit pas le même honneur aux danseurs et aux danseuses; cependant le public a toujours conservé l'habitude d'aller à l'Opéra, et jamais à l'Académie de musique.
On sait que ce mot académie emprunté des Grecs, signifiait originairement une société, une école de philosophe d'Athènes qui s'assemblait dans un jardin légué par Académus.
Les Italiens furent les premiers qui instituèrent de telles sociétés après la renaissance des lettres. L'Académie de la Crusca est du seizième siècle. Il y en eut ensuite dans toutes les villes où les sciences étaient cultivées.
Ce titre a été tellement prodigué en France, qu'on l'a donné pendant quelques années à des assemblées de joueurs, qu'on appelait autrefois des tripots . On disait académies de jeu . On appela les jeunes gens qui apprenaient l'équitation et l'escrime dans des écoles destinées à ces arts, académistes , et non pas académiciens .
Le titre d' académicien n'a été attaché par l'usage qu'aux gens de lettres des trois Académies, la française, celle des sciences, celle des inscriptions.
L'Académie française a rendu de grands services à la langue.
Celle des sciences a été très utile en ce qu'elle n'adopte aucun système, et qu'elle publie les découvertes et les tentatives nouvelles.
Celle des inscriptions s'est occupée des recherches sur les monuments de l'antiquité, et depuis quelques années il en est sorti des mémoires très instructifs.
C'est un devoir établi par l'honnêteté publique que les membres de ces trois académies se respectent les uns les autres dans les recueils que ces sociétés impriment. L'oubli de cette politesse nécessaire est très rare. Cette grossièreté n'a guère été reprochée Voyez le Mercure de France juin pag. 151, juillet 2 e volume pag. 144, août pag. 122, année 1769. de nos jours qu'à l'abbé Foucher de l'Académie des inscriptions, qui s'étant trompé dans un mémoire sur Zoroastre, voulut appuyer sa méprise par des expressions qui autrefois étaient trop en usage dans les écoles, et que le savoir-vivre a proscrites; mais le corps n'est pas responsable des fautes des membres.
La Société de Londres n'a jamais pris le titre d' académie .
Les académies dans les provinces ont produit des avantages signalés. Elles ont fait naître l'émulation, forcé au travail, accoutumé les jeunes gens à de bonnes lectures, dissipé l'ignorance et les préjugés de quelques villes, inspiré la politesse et chassé autant qu'on le peut le pédantisme.
On n'a guère écrit contre l'Académie française que des plaisanteries frivoles et insipides. La comédie des Académiciens de St Evremond, eut quelque réputation en son temps. Mais une preuve de son peu de mérite, c'est qu'on ne s'en souvient plus, au lieu que les bonnes satyres de Boileau sont immortelles. Je ne sais pourquoi Pélisson dit que la comédie des Académiciens tient de la farce. Il me semble que c'est un simple dialogue sans intrigue et sans sel, aussi fade que le Sir Politik et que la comédie des Opéras , et que presque tous les ouvrages de St Evremond qui ne sont, à quatre ou cinq pièces près, que des futilités en style pincé et en antithèses.
On a tant parlé, tant écrit d'Adam, de sa femme, des préadamites etc. . . les rabbins ont débité sur Adam tant de rêveries, et il est si plat de répéter ce que les autres ont dit, qu'on hasarde ici sur Adam une idée assez neuve, du moins elle ne se trouve dans aucun ancien auteur, dans aucun Père de l'Eglise, ni dans aucun prédicateur ou théologien, ou critique, ou scholiaste de ma connaissance. C'est le profond secret qui a été gardé sur Adam dans toute la terre habitable, excepté en Palestine, jusqu'au temps où les livres juifs commencèrent à être connus dans Alexandrie, lorsqu'ils furent traduits en grec sous un des Ptolomées. Encore furent-ils très peu connus; les gros livres étaient très rares et très chers; et de plus les Juifs de Jérusalem furent si en colère contre ceux d'Alexandrie, leur firent tant de reproches d'avoir traduit leur Bible en langue profane, leur dirent tant d'injures et crièrent si haut au Seigneur, que les Juifs alexandrins cachèrent leur traduction autant qu'ils le purent. Elle fut si secrète qu'aucun auteur grec ou romain n'en parle jusqu'au temps de l'empereur Aurélien.
Or l'historien Joseph avoue dans sa réponse à Appion, que les Juifs n'avaient eu longtemps aucun commerce avec les autres nations. Nous habitions (dit-il) un pays éloigné de la mer; nous ne nous appliquons point au commerce; nous ne communiquons point avec les autres peuples. . . Y a-t-il sujet de s'étonner que notre nation habitant si loin de la mer, et affectant de ne rien écrire, ait été si peu connue ? [1]
On demandera ici comment Joseph pouvait dire que sa nation affectait de ne rien écrire lorsqu'elle avait vingt-deux livres canoniques, sans compter le Targum d'Onkelos . Mais il faut considérer que vingt-deux volumes très petits étaient fort peu de chose en comparaison de la multitude des livres conservés dans la bibliothèque d'Alexandrie, dont la moitié fut brûlée dans la guerre de César.
Il est constant que les Juifs avaient très peu écrit, très peu lu; qu'ils étaient profondément ignorants en astronomie, en géométrie, en géographie, en physique; qu'ils ne savaient rien de l'histoire des autres peuples, et qu'ils ne commencèrent enfin à s'instruire que dans Alexandrie. Leur langue était un mélange barbare d'ancien phénicien, et de chaldéen corrompu. Elle était si pauvre qu'il leur manquait plusieurs modes dans la conjugaison de leurs verbes.
De plus, ne communiquant à aucun étranger leurs livres ni leurs titres, personne sur la terre, excepté eux, n'avait jamais entendu parler ni d'Adam, ni d'Eve, ni d'Abel, ni de Caïn, ni de Noé. Le seul Abraham fut connu des peuples orientaux dans la suite des temps. Mais nul peuple ancien ne convenait que cet Abraham ou cet Ibrahim fût la tige du peuple Juif.
Tels sont les secrets de la Providence que le père et la mère du genre humain furent toujours entièrement ignorés du genre humain, au point que les noms d'Adam et d'Eve ne se trouvent dans aucun ancien auteur, ni de la Grèce ni de Rome, ni de la Perse, ni de la Syrie, ni chez les Arabes mêmes jusque vers le temps de Mahomet. Dieu daigna permettre que les titres de la grande famille du monde ne fussent conservés que chez la plus petite et la plus malheureuse partie de la famille.
Comment se peut-il faire qu'Adam et Eve aient été inconnus à tous leurs enfants? Comment ne se trouva-t-il ni en Egypte, ni à Babilone aucune trace, aucune tradition de nos premiers pères? Pourquoi ni Orphée, ni Linus, ni Thamiris n'en parlèrent-ils point? Car s'ils en avaient dit un mot, ce mot aurait été relevé sans doute par Hésiode, et surtout par Homère, qui parlent de tout, excepté des auteurs de la race humaine.
Clément d'Alexandrie qui rapporte tant de témoignages de l'antiquité, n'aurait pas manqué de citer un passage dans lequel il aurait été fait mention d'Adam et d'Eve.
Eusèbe, dans son Histoire universelle , a recherché jusqu'aux témoignages les plus suspects; il aurait bien fait valoir le moindre trait, la moindre vraisemblance en faveur de nos premiers parents.
Il est donc avéré qu'ils furent toujours entièrement ignorés des nations.
On trouve à la vérité chez les brachmanes, dans le livre intitulé l' Ezourveidam , le nom d'Adimo et celui de Procriti sa femme. Si Adimo ressemble un peu à notre Adam, les Indiens répondent: ‘Nous sommes un grand peuple établi vers l'Indus et vers le Gange plusieurs siècles avant que la horde hébraïque ne fût portée vers le Jourdain. Les Egyptiens, les Persans, les Arabes venaient chercher dans notre pays la sagesse et les épiceries, quand les Juifs étaient inconnus au reste des hommes. Nous ne pouvons avoir pris notre Adimo de leur Adam. Notre Procriti ne ressemble point du tout à leur Eve, et d'ailleurs leur histoire est entièrement différente.
‘De plus, le Veidam , dont l' Ezourveidam est le commentaire, passe chez nous pour être d'une antiquité plus reculée que celle des livres juifs; et ce Veidam est encore une nouvelle loi donnée aux brachmanes quinze cents ans après leur loi appelée Shasta ou Shasta-bad . '
Telles sont à peu près les réponses que les brames d'aujourd'hui ont souvent faites aux aumôniers des vaisseaux marchands, qui venaient leur parler d'Adam et d'Eve, d'Abel et de Caïn, tandis que les négociants de l'Europe venaient à main armée acheter des épiceries chez eux, et désoler leur pays.
Le Phénicien Sanchoniaton, qui vivait certainement avant le temps où nous plaçons Moïse, [2] et qui est cité par Eusèbe comme un auteur authentique, donne dix générations à la race humaine comme fait Moïse jusqu'au temps de Noé; et il ne parle dans ces dix générations ni d'Adam, ni d'Eve, ni d'aucun de leurs descendants, ni de Noé même.
Voici les noms des premiers hommes, suivant la traduction grecque faite par Philon de Biblos. Aeon, Genos, Phox, Liban, Usou, Halieus, Chrisor, Tecnites, Agrove, Amine. Ce sont là les dix premières générations.
Vous ne voyez le nom de Noé, ni d'Adam dans aucune des antiques dynasties d'Egypte; ils ne se trouvent point chez les Chaldéens; en un mot la terre entière a gardé sur eux le silence.
Il faut avouer qu'une telle réticence est sans exemple. Tous les peuples se sont attribué des origines imaginaires; et aucun n'a touché à la véritable. On ne peut comprendre comment le père de toutes les nations a été ignoré si longtemps; son nom devait avoir volé de bouche en bouche d'un bout du monde à l'autre selon le cours naturel des choses humaines.
Humilions-nous sous les décrets de la Providence qui a permis cet oubli si étonnant. Tout a été mystérieux et caché dans la nation conduite par Dieu même qui a préparé la voie au christianisme, et qui a été l'olivier sauvage sur lequel est enté l'olivier franc. Les noms des auteurs du genre humain, ignorés du genre humain, sont au rang des plus grands mystères.
J'ose affirmer qu'il a fallu un miracle pour boucher ainsi les yeux et les oreilles de toutes les nations, pour détruire chez elles tout monument, tout ressouvenir de leur premier père. Qu'auraient pensé, qu'auraient dit César, Antoine, Crassus, Pompée, Cicéron, Marcellus, Metellus, si un pauvre Juif, en leur vendant du baume, leur avait dit: Nous descendons tous d'un même père nommé Adam? Tout le sénat romain aurait crié: Montrez-nous notre arbre généalogique. Alors le Juif aurait déployé ses dix générations jusqu'à Noé, et jusqu'au secret de l'inondation de tout le globe. Le sénat lui aurait demandé combien il y avait de personnes dans l'arche pour nourrir tous les animaux pendant dix mois entiers, et pendant l'année suivante qui ne put fournir aucune nourriture. Le rogneur d'espèces aurait dit, Nous étions huit, Noé et sa femme, leurs trois fils Sem, Cam et Japhet, et leurs épouses. Toute cette famille descendait d'Adam en droite ligne.
Cicéron se serait informé sans doute des grands monuments, des témoignages inconstestables que Noé et ses enfants auraient laissés de notre commun père: toute la terre après le déluge aurait retenti à jamais des noms d'Adam et de Noé, l'un père, l'autre restaurateur de toutes les races. Leurs noms auraient été dans toutes les bouches, dès qu'on aurait parlé; sur tous les parchemins, dès qu'on aurait su écrire; sur la porte de chaque maison, sitôt qu'on aurait bâti; sur tous les temples, sur toutes les statues. Quoi! vous saviez un si grand secret, et vous nous l'avez caché! C'est que nous sommes purs, et que vous êtes impurs, aurait répondu le Juif. Le sénat romain aurait ri, ou l'aurait fait fustiger; tant les hommes sont attachés à leurs préjugés!
N'est-ce pas un grand défaut, dans quelques langues modernes, qu'on se serve du même mot envers l'Etre suprême et une fille? On sort quelquefois d'un sermon où le prédicateur n'a parlé que d'adorer Dieu en esprit et en vérité. De là on court à l'Opéra où il n'est question que du charmant objet que j'adore, et des aimables traits dont ce héros adore les attraits .
Du moins les Grecs et les Romains ne tombèrent point dans cette profanation extravagante. Horace ne dit point qu'il adore Lalagé. Tibulle n'adore point Délie. Ce terme même d'adoration n'est pas dans Pétrone.
Si quelque chose peut excuser notre indécence, c'est que dans nos opéras et dans nos chansons il est souvent parlé des Dieux de la fable. Les poètes ont dit que leurs Philis étaient plus adorables que ces fausses divinités, et personne ne pouvait les en blâmer. Peu à peu on s'est accoutumé à cette expression, au point qu'on a traité de même le Dieu de tout l'univers et une chanteuse de l'Opéra-Comique, sans qu'on s'apperçût de ce ridicule.
Détournons-en les yeux, et ne les arrêtons que sur l'importance de notre sujet.
Il n'y a point de nation civilisée qui ne rende un culte public d'adoration à Dieu. Il est vrai qu'on ne force personne ni en Asie, ni en Afrique d'aller à la mosquée, ou au temple du lieu; on y va de son bon gré. Cette affluence aurait pu même servir à réunir les esprits des hommes, et à les rendre plus doux dans la société. Cependant on les a vus quelquefois s'acharner les uns contre les autres dans l'asile même consacré à la paix. Les zélés inondèrent de sang le temple de Jérusalem, dans lequel ils égorgèrent leurs frères. Nous avons quelquefois souillé nos églises de carnage.
A l'article de la Chine on verra que l'empereur est le premier pontife, et combien le culte est auguste et simple. Ailleurs il est simple sans avoir rien de majestueux; comme chez les réformés de notre Europe, et dans l'Amérique anglaise.
Dans d'autres pays il faut à midi allumer des flambeaux de cire qu'on avait en abomination dans les premiers temps. Un couvent de religieuses, à qui on voudrait retrancher les cierges, crierait que la lumière de la foi est éteinte et que le monde va finir.
L'Eglise anglicane tient le milieu entre les pompeuses cérémonies romaines et la sécheresse des calvinistes.
Les chants, la danse et les flambeaux étaient des cérémonies essentielles aux fêtes sacrées de tout l'Orient. Quiconque a lu, sait que les anciens Egyptiens faisaient le tour de leurs temples en chantant et en dansant. Point d'institution sacerdotale chez les Grecs sans des chants et des danses. Les Hébreux prient cette coutume de leurs voisins; David chantait et dansait devant l'arche.
St Matthieu parle d'un cantique chanté par Jésus-Christ même Himno dicto St Matth. ch. XXVI, v. 39. et par les apôtres après leurs pâques. Ce cantique qui est parvenu jusqu'à nous, n'est point mis dans le canon des livres sacrés; mais on en retrouve les fragments dans la 237 e lettre de St Augustin à l'évêque Ceretius. . . St Augustin ne dit pas que cette hymne ne fut point chantée; il n'en réprouve pas les paroles: il ne condamne les priscillianistes qui admettaient cette hymne dans leur Evangile, que sur l'interprétation erronée qu'ils en donnaient, et qu'il trouve impie. Voici le cantique tel qu'on le trouve par parcelles dans Augustin même.
Je veux délier, et je veux être délié.
Je veux sauver, et je veux être sauvé.
Je veux engendrer, et je veux être engendré.
Je veux chanter; dansez tous de joie .
Je veux pleurer; frappez-vous tous de douleur.
Je veux orner, et je veux être orné.
Je suis la lampe pour vous qui me voyez.
Je suis la porte pour vous qui y frappez.
Vous qui voyez ce que je fais, ne dites point ce que je fais.
J'ai joué tout cela dans ce discours, et je n'ai point du tout été joué.
Mais quelque dispute qui se soit élevée au sujet de ce cantique, il est certain que le chant était employé dans toutes les cérémonies religieuses. Mahomet avait trouvé ce culte établi chez les Arabes; il l'est dans les Indes. Il ne paraît pas qu'il soit en usage chez les lettrés de la Chine. Les cérémonies ont partout quelque ressemblance et quelque différence; mais on adore Dieu par toute la terre. Malheur sans doute à ceux qui ne l'adorent pas comme nous, et qui sont dans l'erreur soit par le dogme, soit pour les rites; ils sont assis à l'ombre de la mort: mais plus leur malheur est grand, plus il faut les plaindre et les supporter.
C'est même une grande consolation pour nous que tous les mahométans, les Indiens, les Chinois, les Tartares adorent un Dieu unique; en cela ils sont nos frères. Leur fatale ignorance de nos mystères sacrés ne peut que nous inspirer une tendre compassion pour nos frères qui s'égarent. Loin de nous tout esprit de persécution qui ne servirait qu'à les rendre irréconciliables.
Un Dieu unique étant adoré sur toute la terre connue, faut-il que ceux qui le reconnaissent pour leur père, lui donnent toujours le spectacle de ses enfants qui se détestent, qui s'anathématisent, qui se poursuivent, qui se massacrent pour des arguments?
Il n'est pas aisé d'expliquer au juste ce que les Grecs et les Romains entendaient par adorer; si l'on adorait les faunes, les sylvains, les dryades, les naïades comme on adorait les douze grands dieux. Il n'est pas vraisemblable qu'Antinoüs le mignon d'Adrien, fût adoré par les nouveaux Egyptiens du même culte que Sérapis; et il est assez prouvé que les anciens Egyptiens n'adoraient pas les oignons et les crocodiles de la même façon qu'Isis et Osiris. On trouve l'équivoque partout, elle confond tout. Il faut à chaque mot dire, Qu'entendez-vous? il faut toujours répéter, définissez les termes . (Voyez l'article Alexandre .)
Est-il bien vrai que Simon qu'on appelle le magicien , fût adoré chez les Romains? il est bien plus vrai qu'il y fut absolument ignoré.
St Justin dans son apologie aussi inconnue à Rome que ce Simon, dit que ce dieu avait une statue élevée sur le Tibre (ou plutôt près du Tibre) entre les deux ponts, avec cette inscription, Simoni deo sancto . St Irénée, Tertullien, attestent la même chose. Mais à qui l'attestent-ils? à des gens qui n'avaient jamais vu Rome, à des Africains, à des Allobroges, à des Syriens, à quelques habitants de Sichem. Ils n'avaient certainement pas vu cette statue, dont l'inscription est Semo sanco deo fidio , et non pas, Simoni sancto deo .
Ils devaient au moins consulter Denys d'Halicarnasse qui, dans son quatrième livre, rapporte cette inscription. Semo sanco était un ancien mot sabin qui signifie demi-homme et demi-dieu. Vous trouvez dans Tite-Live, Bona Semoni sanco censuerunt consecranda . Ce dieu était un des plus anciens qui fussent révérés à Rome; il fut consacré par Tarquin le superbe, et regardé comme le dieu des alliances et de la bonne foi. On lui sacrifiait un boeuf, et on écrivait sur la peau de ce boeuf le traité fait avec les peuples voisins. Il avait un temple auprès de celui de Quirinus. Tantôt on lui présentait des offrandes sous le nom du père Semo , tantôt sous le nom de Sancus fidius . C'est pourquoi Ovide dit dans ses Fastes:
Quaerebam nonas sanco, fidiove referrem
An tibi Semo pater .
Voilà la divinité romaine qu'on a prise pendant tant de siècles pour Simon le magicien. St Cyrille de Jérusalem n'en doutait pas; et St Augustin dans son premier livre des Hérésies dit, que Simon le magicien lui-même se fit élever cette statue avec celle de son Hélène par ordre de l'empereur et du sénat.
Cette étrange fable dont la fausseté était si aisée à reconnaître, fut continuellement liée avec cette autre fable, que St Pierre et ce Simon avaient tous deux comparu devant Néron; qu'ils s'étaient défiés à qui ressusciterait le plus promptement un mort proche parent de Néron même, et à qui s'éleverait le plus haut dans les airs; que Simon se fit enlever par des diables dans un chariot de feu; que St Pierre et St Paul le firent tomber des airs par leurs prières, qu'il se cassa les jambes, qu'il en mourut, et que Néron irrité fit mourir St Paul et St Pierre. (Voyez l'article St Pierre . )
Abdias, Marcel, Hégesype, ont rapporté ce conte avec des détails un peu différents. Arnobe, St Cyrille de Jérusalem, Sévère-Sulpice, Philastre, St Epiphane, Isidore de Damiette, Maxime de Turin, plusieurs autres auteurs ont donné cours successivement à cette erreur. Elle a été généralement adoptée, jusqu'à ce qu'enfin on ait retrouvé dans Rome une statue de Semo sancus deus fidius , et que le savant père Mabillon ait déterré un de ces anciens monuments avec cette inscription, Semoni sanco deo fidio .
Cependant il est certain qu'il y eut un Simon que les Juifs crurent magicien, comme il est certain qu'il y a eu un Apollonios de Thyane. Il est vrai encore, que ce Simon né dans le petit pays de Samarie, ramassa quelques gueux auxquels il persuada qu'il était envoyé de Dieu, et la vertu de Dieu même. Il baptisait ainsi que les apôtres baptisaient, et il élevait autel contre autel.
Les Juifs de Samarie toujours ennemis des Juifs de Jérusalem, osèrent opposer ce Simon à Jésus-Christ, reconnu par les apôtres, par les disciples qui tous étaient de la tribu de Benjamin ou de celle de Juda. Il baptisait comme eux; mais il ajoutait le feu au baptême d'eau, et se disait prédit par St Jean-Baptiste selon ces Matth. ch. III, v.11. paroles, Celui qui doit venir après moi est plus puissant que moi, il vous baptisera dans le Saint-Esprit et dans le feu .
Simon allumait par-dessus le bain baptismal une flamme légère avec du napthe du lac Asphaltide. Son parti fut assez grand; mais il est fort douteux que ses disciples l'aient adoré. St Justin est le seul qui le croire.
Ménandre se disait comme Simon, envoyé de Dieu et sauveur des hommes. Tous les faux messies, et surtout Barcochebas, prenaient le titre d'envoyés de Dieu; mais Barcochebas lui-même n'exigea point d'adoration. On ne divinise guère les hommes de leur vivant, à moins que ces hommes ne soient des Alexandres ou des empereurs romains qui l'ordonnent expressément à des esclaves. Encore n'est-ce pas une adoration proprement dite; c'est une vénération extraordinaire, une apothéose anticipée, une flatterie aussi ridicule que celles qui sont prodiguées à Octave par Virgile et par Horace.
Nous ne devons point cette expression aux Grecs. Ils appelaient l'adultère moikeia dont les Latins ont fait leur moechus , que nous n'avons point francisé. Nous ne le devons ni à la langue syriaque ni à l'hébraïque, jargon du syriaque, qui nommait l'adultère niuph . Adultère signifiait en latin, altération, adultération, une chose mise pour une autre, un crime de faux, fausses-clefs, faux contrats, faux seing ; adulteratio. De là celui qui se met dans le lit d'un autre fut nommé adulter , comme une fausse-clef qui fouille dans la serrure d'autrui.
C'est ainsi qu'ils nommèrent par antiphrase coccix , coucou, le pauvre mari chez qui un étranger venait pondre. Pline le naturaliste Liv. X, ch. 9. dit, coxix ova subdit in nidis alienis; ita plerique alienas uxores faciunt matres . Le coucou dépose ses oeufs dans le nid des autres oiseaux; ainsi force Romains rendent mères les femmes de leurs amis. La comparaison n'est pas trop juste. Coxis signifiant un coucou, nous en avons fait cocu . Que de choses on doit aux Romains! mais comme on altère le sens de tous les mots! le cocu, suivant la bonne grammaire, devrait être le galant; et c'est le mari. Voyez la chanson de Scaron.[3]
Quelques doctes ont prétendu que c'est aux Grecs que nous sommes redevables de l'emblème des cornes; et qu'ils désignaient Voyez l'article Bouc . par le titre de bouc, aix , l'époux d'une femme lascive comme une chèvre. En effet ils appelaient fils de chèvre les bâtards que notre canaille appelle fils de putain . Mais ceux qui veulent s'instruire à fonds doivent savoir que nos cornes viennent des cornettes des dames. Un mari qui se laissait tromper et gouverner par son insolente femme, était réputé porteur de cornes, cornu, cornard, par les bons bourgeois. C'est par cette raison que cocu, cornard et sot , étaient synonymes. Dans une de nos comédies on trouve ce vers:
Elle? elle n'en fera qu'un sot, je vous assure.
Cela veut dire; elle n'en fera qu'un cocu. Et dans l' Ecole des femmes ,
Epouser une sotte est pour n'être point sot.
Bautru qui avait beaucoup d'esprit disait, ‘les Bautrus sont cocus, mais ils ne sont pas des sots'.
La bonne compagnie ne se sert plus de tous ces vilains termes, et ne prononce même jamais le mot d' adultère . On ne dit point, Madame la duchesse est en adultère avec monsieur le chevalier. Madame la marquise a un mauvais commerce avec monsieur l'abbé. On dit, Monsieur l'abbé est cette semaine l'amant de madame la marquise. Quand les dames parlent à leurs amies de leurs adultères, elles disent, J'avoue que j'ai du goût pour lui . Elles avouaient autrefois qu'elles sentaient quelque estime; mais depuis qu'une bourgeoise s'accusa à son confesseur d'avoir de l'estime pour un conseiller, et que le confesseur lui dit, Madame, combien de fois vous a-t-il estimée? les dames de qualité n'ont plus estimé personne, et ne vont plus guères à confesse.
Les femmes de Lacédémone ne connaissaient, dit-on, ni la confession ni l'adultère. Il est bien vrai que Ménélas avait éprouvé ce qu'Hélène savait faire. Mais Lycurgue y mit bon ordre en rendant les femmes communes quand les maris voulaient bien les prêter, et que les femmes y consentaient. Chacun peut disposer de son bien. Un mari en ce cas n'avait point à craindre de nourrir dans sa maison un enfant étranger. Tous les enfants appartenaient à la république, et non à une maison particulière; ainsi on ne faisait tort à personne. L'adultère n'est un mal qu'autant qu'il est un vol: mais on ne vole point ce qu'on vous donne. Un mari priait souvent un jeune homme beau, bien fait et vigoureux de vouloir bien faire un enfant à sa femme. Plutarque nous a conservé dans son vieux style la chanson que chantaient les Lacédémoniens quand Acrotatus allait coucher avec la femme de son ami.
Allez, gentil Acrotatus, besognez bien Kélidonide,
Donnez de braves citoyens à Sparte.
Les Lacédémoniens avaient donc raison de dire que l'adultère était impossible parmi eux.
Il n'en est pas ainsi chez nos nations dont toutes les lois sont fondées sur le tien et le mien.
Un des grands désagréments de l'adultère, chez nous, c'est que la dame se moque quelquefois de son mari avec son amant; le mari s'en doute: et on n'aime point à être tourné en ridicule. Il est arrivé dans la bourgeoisie que souvent la femme a volé son mari pour donner à son amant; les querelles de ménage sont poussées à des excès cruels: elles sont heureusement peu connues dans la bonne compagnie.
Le plus grand tort, le plus grand mal est de donner à un pauvre homme des enfants qui ne sont pas à lui, et de le charger d'un fardeau qu'il ne doit pas porter. On a vu par là des races de héros entièrement abâtardies. Les femmes des Astolphes et des Jocondes, par un goût dépravé, par la faiblesse du moment ont fait des enfants avec un nain contrefait, avec un petit valet sans coeur et sans esprit. Les corps et les âmes s'en sont ressenties. De petits singes ont été héritiers des plus grands noms dans quelques pays de l'Europe. Ils ont dans leur première salle les portraits de leurs prétendus aïeux, hauts de six pieds, beaux, bien faits, armés d'un estramaçon que la race d'aujourd'hui pourrait à peine soulever. Un emploi important est possédé par un homme qui n'y a nul droit, et dont le coeur, la tête et le bras n'en peuvent soutenir le faix.
Il y a quelques provinces en Europe où les filles font volontiers l'amour, et deviennent ensuite des épouses assez sages. C'est tout le contraire en France; on enferme les filles dans des couvents, où jusqu'à présent on leur a donné une éducation ridicule. Leurs mères, pour les consoler, leur font espérer qu'elles seront libres quand elles seront mariées. A peine ont-elles vécu un an avec leur époux, qu'on s'empresse de savoir tout le secret de leurs appas. Une jeune femme ne vit, ne soupe, ne se promène, ne va aux spectacles qu'avec des femmes qui ont chacune leur affaire réglée; si elle n'a point son amant comme les autres, elles est ce qu'on appelle dépareillée ; elle en est honteuse, elle n'ose se montrer.
Les orientaux s'y prennent au rebours de nous. On leur amène des filles qu'on leur garantit pucelles sur la foi d'un Circassien. On les épouse, et on les enferme par précaution, comme nous enfermons nos filles. Point de plaisanteries dans ces pays-là sur les dames et sur les maris; point de chansons; rien qui ressemble à nos froids quolibets de cornes et de cocuage. Nous plaignons les grandes dames de Turquie, de Perse, des Indes; mais elles sont cent fois plus heureuses dans leurs sérails que nos filles dans leurs couvents.
Il arrive quelquefois chez nous qu'un mari mécontent, ne voulant point faire un procès criminel à sa femme pour cause d'adultère (ce qui ferait crier à la barbarie), se contente de se faire séparer de corps et de biens.
C'est ici le lieu d'insérer le précis d'un mémoire composé par un honnête homme qui se trouve dans cette situation; voici ses plaintes. Sont-elles justes?
Un principal magistrat d'une ville de France, a le malheur d'avoir une femme qui a été débauchée par un prêtre avant son mariage, et qui depuis s'est couverte d'opprobres par des scandales publics: il a eu la modération de se séparer d'elle sans éclat. Cet homme âgé de quarante ans, vigoureux et d'une figure agréable, a besoin d'une femme; il est trop scrupuleux pour chercher à séduire l'épouse d'un autre, il craint même le commerce d'une fille, ou d'une veuve qui lui servirait de concubine. Dans cet état inquiétant et douloureux, voici le précis des plaintes qu'il adresse à son Eglise.
Mon épouse est criminelle, et c'est moi qu'on punit. Une autre femme est nécessaire à la consolation de ma vie, à ma vertu même; et la secte dont je suis me la refuse; elle me défend de me marier avec une fille honnête. Les lois civiles d'aujourd'hui, malheureusement fondées sur le droit canon, me privent des droits de l'humanité. L'Eglise me réduit à chercher ou des plaisirs qu'elle réprouve, ou des dédommagements honteux qu'elle condamne; elle veut me forcer d'être criminel.
Je jette les yeux sur tous les peuples de la terre, il n'y en a pas un seul, excepté le peuple catholique romain, chez qui le divorce et un nouveau mariage ne soient de droit naturel.
Quel renversement de l'ordre a donc fait chez les catholiques une vertu de souffrir l'adultère et un devoir de manquer de femme quand on a été indignement outragé par la sienne?
Pourquoi un lien pourri est-il indissoluble malgré la grande loi adoptée par le code, quidquid ligatur dissolubile est ? On me permet la séparation de corps et de biens, et on ne me permet pas le divorce. La loi peut m'ôter ma femme, et elle me laisse un nom qu'on appelle sacrement ? je ne jouis plus du mariage, et je suis marié. Quelle contradiction! quel esclavage! et sous quelles lois avons-nous reçu la naissance!
Ce qui est bien plus étrange, c'est que cette loi de mon Eglise est directement contraire aux paroles que cette Eglise elle-même Matth. ch. XIX. croit avoir été prononcées par Jésus-Christ: Quiconque a renvoyé sa femme ( excepté pour adultère ) pèche s'il en prend une autre .
Je n'examine point si les pontifes de Rome ont été en droit de violer à leur plaisir la loi de celui qu'ils regardent comme leur maître, si lorsqu'un Etat a besoin d'un héritier, il est permis de répudier celle qui ne peut en donner. Je ne recherche point si une femme turbulente, attaquée de démence, ou homicide, ou empoisonneuse, ne doit pas être répudiée aussi bien qu'une adultère; je m'en tiens au triste état qui me concerne, Dieu me permet de me remarier, et l'évêque de Rome ne me le permet pas!
Le divorce a été en usage chez les catholiques sous tous les empereurs; il l'a été dans tous les Etats démembrés de l'empire romain. Les rois de France, qu'on appelle de la première race , ont presque tous répudié leurs femmes pour en prendre de nouvelles. Enfin il vint un GrégoireIX ennemi des empereurs et des rois, qui par un décret fit du mariage un joug insecouable; sa décrétale devint la loi de l'Europe. Quand les rois voulurent répudier une femme adultère selon la loi de Jésus-Christ, ils ne purent en venir à bout; il fallut chercher des prétextes ridicules. Louis le jeune fut obligé, pour faire son malheureux divorce avec Eléonor de Guienne, d'alléguer une parenté qui n'existait pas. Le roi Henri IV pour répudier Marguerite de Valois, prétexta une cause encore plus fausse, un défaut de consentement. Il fallut mentir pour faire un divorce légitimement.
Quoi! un souverain peut abdiquer sa couronne, et sans la permission du pape il ne pourra abdiquer sa femme! Est-il possible que des hommes d'ailleurs éclairés aient croupi si longtemps dans cette absurde servitude!
Que nos prêtres, que nos moines renoncent aux femmes, j'y consens; c'est un attentat contre la population, c'est un malheur pour eux, mais ils méritent ce malheur qu'ils se sont fait eux-mêmes. Ils ont été les victimes des papes qui ont voulu avoir en eux des esclaves, des soldats sans familles et sans patrie, vivant uniquement pour l'Eglise: mais moi magistrat qui sert l'Etat toute la journée, j'ai besoin le soir d'une femme; et l'Eglise n'a pas le droit de me priver d'un bien que Dieu m'accorde. Les apôtres étaient mariés, Joseph était marié, et je veux l'être. Si moi Alsacien je dépends d'un prêtre qui demeure à Rome, si ce prêtre a la barbare puissance de me priver d'une femme, qu'il me fasse eunuque pour chanter des miserere dans sa chapelle.
L'équité demande qu'après avoir rapporté ce mémoire en faveur des maris, nous mettions aussi sous les yeux du public le plaidoyer en faveur des mariées, présenté à la junte du Portugal par une comtesse d'Arcira. En voici la substance:
L'Evangile a défendu l'adultère à mon mari tout comme à moi; il sera damné comme moi, rien n'est plus avéré. Lorsqu'il m'a fait vingt infidélités, qu'il a donné mon collier à une de mes rivales, et mes boucles d'oreilles à une autre, je n'ai point demandé aux juges qu'on le fît raser, qu'on l'enfermât chez des moines, et qu'on me donnât son bien. Et moi pour l'avoir imité une seule fois, pour avoir fait avec le plus beau jeune homme de Lisbonne ce qu'il fait tous les jours impunément avec les plus sottes guenons de la cour et de la ville, il faut que je réponde sur la sellette devant des licenciés, dont chacun serait à mes pieds si nous étions tête à tête dans mon cabinet; il faut que l'huissier me coupe à l'audience, mes cheveux qui sont les plus beaux du monde; qu'on m'enferme chez des religieuses qui n'ont pas le sens commun; qu'on me prive de ma dot et de mes conventions matrimoniales, qu'on donne tout mon bien à mon fat de mari pour l'aider à séduire d'autres femmes, et à commettre de nouveaux adultères.
Je demande si la chose est juste, et s'il n'est pas évident que ce sont les cocus qui ont fait les lois.
On répond à mes plaintes que je suis trop heureuse de n'être pas lapidée à la porte de la ville par les chanoines, les habitués de paroisse et tout le peuple. C'est ainsi qu'on en usait chez la première nation de la terre, la nation choisie, la nation chérie, la seule qui eût raison quand toutes les autres avaient tort.
Je réponds à ces barbares, que lorsque la pauvre femme adultère fut présentée par ses accusateurs au maître de l'ancienne et de la nouvelle loi, il ne la fit point lapider; qu'au contraire, il leur reprocha leur injustice, qu'il se moqua d'eux en écrivant sur la terre avec le doigt, qu'il leur cita l'ancien proverbe hébraïque: que celui de vous qui est sans péché jette la première pierre ; qu'alors ils se retirèrent tous, les plus vieux fuyant les premiers, parce que plus ils avaient d'âge, plus ils avaient commis d'adultères.
Les docteurs en droit canon me répliquent que cette histoire de la femme adultère n'est racontée que dans l'Evangile de St Jean, qu'elle n'y a été insérée qu'après coup. Léontius, Maldonat assurent qu'elle ne se trouve que dans un seul ancien exemplaire grec; qu'aucun des vingt-trois premiers commentateurs n'en a parlé. Origène, St Jérôme, St Jean Chrysostome, Théophilacte, Nonnus ne la connaissent point. Elle ne se trouve point dans la Bible syriaque, elle n'est point dans la version d'Ulphilas.
Voilà ce que disent les avocats de mon mari, qui voudraient non seulement me faire raser, mais me faire lapider.
Mais les avocats qui ont plaidé pour moi disent qu'Ammonius, auteur du troisième siècle, a reconnu cette histoire pour véritable, et que si St Jérôme la rejette dans quelques endroits, il l'adopte dans d'autres; qu'en un mot elle est authentique aujourd'hui. Je pars de là, et je dis à mon mari, si vous êtes sans péché, rasez-moi, enfermez-moi, prenez mon bien; mais si vous avez fait plus de péchés que moi, c'est à moi de vous raser, de vous faire enfermer, et de m'emparer de votre fortune. En fait de justice les choses doivent être égales.
Mon mari réplique qu'il est mon supérieur et mon chef, qu'il est plus haut que moi de plus d'un pouce, qu'il est velu comme un ours; que par conséquent je lui dois tout, et qu'il ne me doit rien.
Mais je demande si la reine Anne d'Angleterre n'est pas le chef de son mari? si son mari le prince de Dannemarck qui est son grand-amiral, ne lui doit pas une obéissance entière; et si elle ne le ferait pas condamner à la cour des pairs en cas d'infidélité de la part du petit homme? Il est donc clair que si les femmes ne font pas punir les hommes, c'est quand elles ne sont pas les plus fortes.
Pour juger valablement un procès d'adultère, il faudrait que douze hommes et douze femmes fussent les juges, avec un hermaphrodite qui eût la voix prépondérante en cas de partage.
Mais il est des cas singuliers sur lesquels la raillerie ne peut avoir de prise, et dont il ne nous appartient pas de juger. Telle est l'aventure que rapporte St Augustin dans son sermon de la prédication de Jésus-Christ sur la montagne.
Septimius Acyndinus proconsul de Syrie, fait emprisonner dans Antioche un chrétien qui n'avait pu payer au fisc une livre d'Or, à laquelle il était taxé, et le menace de la mort s'il ne paie. Un homme riche promet les deux marcs à la femme de ce malheureux si elle veut consentir à ses désirs. La femme court en instruire son mari; il la supplie de lui sauver la vie aux dépens des droits qu'il a sur elle, et qu'il lui abandonne. Elle obéit, mais l'homme qui lui doit deux marcs d'or la trompe en lui donnant un sac plein de terre. Le mari qui ne peut payer le fisc va être conduit à la mort. Le proconsul apprend cette infamie; il paye lui-même la livre d'or au fisc de ses propres deniers, et il donne aux deux époux chrétiens le domaine dont a été tirée la terre qui a rempli le sac de la femme.
Il est certain que loin d'outrager son mari, elle a été docile à ses volontés; non seulement elle a obéi, mais elle lui a sauvé la vie. St Augustin n'ose décider si elle est coupable ou vertueuse, il craint de la condamner.
Dictionnaire de Bayle, article Acyndinus . Ce qui est, à mon avis, assez singulier, c'est que Bayle prétend être plus sévère que St Augustin. Il condamne hardiment cette pauvre femme. Cela serait inconcevable si on ne savait à quel point presque tous les écrivains ont permis à leur plume de démentir leur coeur, avec quelle facilité on sacrifie son propre sentiment à la crainte d'effaroucher quelque pédant qui peut nuire, combien on est peu d'accord avec soi-même.
Le matin rigoriste et le soir libertin,
L'écrivain qui d'Ephèse excusa la matrone,
Renchérit tantôt sur Pétrone,
Et tantôt sur St Augustin.
N'ajoutons qu'un petit mot sur l'éducation contradictoire que nous donnons à nos filles. Nous les élevons dans le désir immodéré de plaire, nous leur en dictons des leçons; la nature y travaillait bien sans nous; mais on y ajoute tous les raffinements de l'art. Quand elle sont parfaitement stylées, nous les punissons si elles mettent en pratique l'art que nous avons cru leur enseigner. Que diriez-vous d'un maître à danser qui aurait appris son métier à un écolier pendant dix ans, et qui voudrait lui casser les jambes parce qu'il l'a trouvé dansant avec un autre?
Ne pourrait-on pas ajouter cet article à celui des contradictions?
Nous ne dirons rien ici sur l'affirmation avec laquelle les savants s'expriment si souvent. Il n'est permis d'affirmer, de décider qu'en géométrie. Partout ailleurs imitons le docteur Métaphraste de Molière. Il se pourrait -- la chose est faisable -- cela n'est pas impossible -- il faut voir -- adoptons le peut-être de Rabelais, le que sais-je de Montagne, le non liquet des Romains, le doute de l'académie d'Athènes, dans les choses profanes s'entend: car pour le sacré, on sait bien qu'il n'est pas permis de douter.
Il est dit, à cet article dans le Dictionnaire encyclopédique, que les primitifs, nommés quakers en Angleterre, font foi en justice sur leur seule affirmation, sans être obligés de prêter serment.
Mais les pairs du royaume ont le même privilège, les pairs séculiers affirment sur leur honneur, et les pairs ecclésiastiques en mettant la main sur leur coeur; les quakers obtinrent la même prérogative sous le règne de Charles II: c'est la seule secte qui ait cet honneur en Europe.
Le chancelier Cowper voulut obliger les quakers à jurer comme les autres citoyens; celui qui était à leur tête lui dit gravement: ‘L'ami chancelier, tu dois savoir que notre Seigneur Jésus-Christ notre sauveur nous a défendu d'affirmer autrement que par ya ya : no no . Il a dit expressément, je vous défends de jurer ni par le ciel, parce que c'est le trône de Dieu; ni par la terre, parce que c'est l'escabeau de ses pieds; ni par Jérusalem, parce que c'est la ville du grand roi; ni par la tête, parce que tu n'en peux rendre un seul cheveu ni blanc ni noir . Cela est positif, notre ami, et nous n'irons pas désobéir à Dieu pour complaire à toi et à ton parlement.'
‘On ne peut mieux parler, répondit le chancelier : mais il faut que vous sachiez qu'un jour Jupiter ordonna que toutes les bêtes de somme se fissent ferrer, les chevaux, les mulets, les chameaux mêmes obéirent incontinent, les ânes seuls résistèrent; ils représentèrent tant de raisons; ils se mirent à braire si longtemps que Jupiter, qui était bon, leur dit enfin: Messieurs les ânes, je me rends à votre prière; vous ne serez point ferrés: mais le premier faux pas que vous ferez, vous aurez cent coups de bâton . '
Il faut avouer que les quakers n'ont jamais jusqu'ici fait de faux pas.
Quand on renvoie son amie, sa concubine, sa maîtresse, il faut lui faire un sort au moins tolérable, ou bien l'on passe parmi nous pour un malhonnête homme.
On nous dit qu'Abraham était fort riche dans le désert de Gérar, quoiqu'il n'eût pas un pouce de terre en propre. Nous savons de science certaine qu'il défit les armées de quatre grands rois avec trois cent dix-huits gardeurs de moutons.
Il devait donc au moins donner un petit troupeau à sa maîtresse Agar quand il la renvoya dans le désert. Je parle ici seulement selon le monde; et je révère toujours les voies incompréhensibles qui ne sont pas nos voies.
J'aurais donc donné quelques moutons, quelques chèvres, un beau bouc à mon ancienne amie Agar, quelques paires d'habits pour elle et pour notre fils Ismaël, une bonne ânesse pour la mère, un joli ânon pour l'enfant, un chameau pour porter leurs hardes, et au moins deux domestiques pour les accompagner, et pour les empêcher d'être mangés des loups.
Mais le père des croyants ne donna qu'une cruche d'eau et un pain à sa pauvre maîtresse et à son enfant, quand il les exposa dans le désert.
Quelques impies ont prétendu qu'Abraham n'était pas un père fort tendre, qu'il voulut faire mourir son bâtard de faim, et couper le cou à son fils légitime.
Mais encore un coup, ces voies ne sont pas nos voies; il est dit que la pauvre Agar s'en alla dans le désert de Bersabé. Il n'y avait point de désert de Bersabé. Ce nom ne fut connu que longtemps après, mais c'est une bagatelle, le fond de l'histoire n'en est pas moins authentique.
Il est vrai que la postérité d'Ismaël fils d'Agar se vengea bien de la postérité d'Isaac fils de Sara, en faveur duquel il fut chassé. Les Sarasins descendants en droite ligne d'Ismaël, se sont emparés de Jérusalem appartenant par droit de conquête à la postérité d'Isaac. J'aurais voulu qu'on eût fait descendre les Sarasins de Sara, l'étymologie aurait été plus nette. C'était une généalogie à mettre dans notre Moréri. On prétend que le mot Sarasin vient de sarac, voleur. Je ne crois pas qu'aucun peuple se soit jamais appelé voleur. Ils l'ont presque tous été, mais on prend cette qualité rarement. Sarasin descendant de Sara me paraît plus doux à l'oreille.
Nous n'avons nulle envie de parler des âges du monde; ils sont si connus et si uniformes! Gardons-nous aussi de parler de l'âge des premiers rois ou dieux d'Egypte, c'est la même chose. Ils vivaient des douze cents années; cela ne nous regarde pas. Mais ce qui nous intéresse fort, c'est la durée ordinaire de la vie humaine. Cette théorie est parfaitement bien traitée dans le Dictionnaire encyclopédique à l'article Vie , d'après les Halley, les Kerseboum et les Desparcieux.
En 1741, M. de Kerseboum me communiqua ses calculs sur la ville d'Amsterdam; en voici le résultat.
Sur cent mille personnes, il y en avait de mariées | 34500 |
d'hommes veufs, seulement | 1500 |
de veuves | 4500 |
De l'autre part | 40500 |
Cela ne prouverait pas que les femmes vivent plus que les hommes dans la proportion de quarante-cinq à quinze, et qu'il y eût trois fois plus de femmes que d'hommes; mais cela prouverait qu'il y avait trois fois plus de Hollandais qui étaient allés mourir à Batavia, ou à la pêche de la baleine que de femmes, lesquelles restent d'ordinaire chez elles. Et ce calcul est encore prodigieux.
Célibataires, jeunesse et enfance des deux sexes | 45000 |
domestiques | 10000 |
voyageurs | 4000 |
somme totale | 99500 |
Par son calcul, il devait se trouver sur un million d'habitants des deux sexes, depuis seize ans jusqu'à cinquante, environ vingt mille hommes pour servir de soldats, sans déranger les autres professions. Mais voyez les calculs de MM. Desparcieux, de St Maur et Buffon, ils sont encore plus précis et plus instructifs à quelques égards.
Cette arithmétique n'est pas favorable à la manie de lever de grandes armées. Tout prince qui lève trop de soldats peut ruiner ses voisins, mais il ruine sûrement son Etat.
Ce calcul dément encore beaucoup le compte, ou plutôt le conte d'Hérodote qui fait arriver Xerxès en Europe suivi d'environ deux millions d'hommes. Car si un million d'habitants donne vingt mille soldats, il en résulte que Xerxès avait cent millions de sujets, ce qui n'est guère croyable. On le dit pourtant de la Chine; mais elle n'a pas un million de soldats. Ainsi l'empereur de la Chine est du double plus sage que Xerxès.
La Thèbe-aux-cent-portes, qui laissait sortir dix mille soldats par chaque porte, aurait eu, suivant la supputation hollandaise, cinq millions tant de citoyens que de citoyennes. Nous faisons un calcul plus modeste à l'article Dénombrement .
L'âge du service de guerre étant depuis vingt ans jusqu'à cinquante, il faut mettre une prodigieuse différence entre porter les armes hors de son pays, et rester soldat dans sa patrie. Xerxès dut perdre les deux tiers de son armée dans son voyage en Grèce. César dit que les Suisses étant sortis de leur pays au nombre de trois cent quatre-vingt-huit mille individus, pour aller dans quelque province des Gaules, tuer ou dépouiller les habitants, il les mena si bon train qu'il n'en resta que cent dix mille. Il a fallu dix siècles pour repeupler la Suisse. Car on sait à présent que les enfants ne se font ni à coups de pierre, comme du temps de Deucalion et de Pirra, ni à coups de plume, comme le jésuite Pétau, qui fait naître sept cent milliards d'hommes d'un seul des enfants du père Noé, en moins de trois cents ans.
Charles XII leva le cinquième homme en Suède pour aller faire la guerre en pays étranger, et il a dépeuplé sa patrie.
Continuons à parcourir les idées et les chiffres du calculateur hollandais, sans répondre de rien; parce qu'il est dangereux d'être comptable.
Selon lui, dans une grande ville, de vingt-six mariages, il ne reste environ que huit enfants. Sur mille légitimes il compte soixante-cinq bâtards.
De sept cents enfants il en reste au bout d'un an environ | 560 |
au bout de dix ans | 445 |
au bout de vingt ans | 405 |
à quarante ans | 300 |
à soixante ans | 190 |
au bout de quatre-vingts ans | 50 |
à quarante-vingt-dix ans | 5 |
à cent ans personne | 0 |
Par là on voit que de sept cents enfants nés dans la même année, il n'y a que cinq chances pour arriver à quatre-vingt-dix ans. Sur cent quarante, il n'y a qu'une seule chance, et sur un moindre nombre il n'y en a point.
Ce n'est donc que sur un très grand nombre d'existences qu'on peut espérer de pousser la sienne jusqu'à quatre-vingt-dix ans; et sur un bien plus grand nombre encore que l'on peut espérer de vivre un siècle. Ce sont de gros lots à la loterie sur lesquels il ne faut pas compter, et même qui ne sont pas à désirer autant qu'on les désire; ce n'est qu'une longue mort.
Combien trouve-t-on de ces vieillards qu'on appelle heureux , dont le bonheur consiste à ne pouvoir jouir d'aucun plaisir de la vie, à n'en faire qu'avec peine deux ou trois fonctions dégoûtantes, à ne distinguer ni les sons, ni les couleurs, à ne connaître ni jouissance ni espérance, et dont toute la félicité est de savoir confusément qu'ils sont un fardeau de la terre baptisés ou circoncis depuis cent années.
Il y en a un sur cent mille tout au plus dans nos climats.
Voyez les listes des morts de chaque année à Paris et à Londres; ces villes, à ce qu'on dit, ont environ sept cent mille habitans. Il est très rare d'y trouver à la fois sept centenaires; et souvent il n'y en a pas un seul.
En général, l'âge commun auquel l'espèce humaine est rendue à la terre, dont elle sort, est de vingt-deux à vingt-trois ans tout au plus, selon les meilleurs observateurs.
De mille enfants nés dans une même année, les uns meurent à six mois, les autres à quinze; celui-ci à dix-huit ans, cet autre à trente-six, quelques-uns à soixante; trois ou quatre octogénaires sans dents et sans yeux meurent après avoir souffert quatre-vingts ans. Prenez un nombre moyen, chacun a porté son fardeau vingt-deux ou vingt-trois années.
Sur ce principe qui n'est que trop vrai, il est avantageux à un Etat bien administré, et qui a des fonds en réserve, de constituer beaucoup de rentes viagères. Des princes économes qui veulent enrichir leur famille, y gagnent considérablement; chaque année la somme qu'ils ont à payer diminue.
Il n'en est pas de même dans un Etat obéré. Comme il paie un intérêt plus fort que l'intérêt ordinaire, il se trouve bientôt court; il est obligé de faire de nouveaux emprunts, c'est un cercle perpétuel de dettes et d'inquiétudes.
Les tontines, invention d'un usurier nommé Tontino, sont bien plus ruineuses. Nul soulagement pendant quatre-vingts ans au moins. Vous payez toutes les rentes au dernier survivant.
A la dernière tontine qu'on fit en France en 1759, une société de calculateurs prit une classe à elle seule; elle choisit celle de quarante ans, parce qu'on donnait un denier plus fort pour cet âge que pour les âges depuis un an jusqu'à quarante; et qu'il y a presque autant de chances pour parvenir de quarante à quatre-vingts ans, que du berceau à quarante.
On donnait dix pour cent aux pontes âgés de quarante années, et le dernier vivant héritait de tous les morts. C'est un des plus mauvais marchés que l'Etat puisse faire.
On croit avoir remarqué que les rentiers viagers vivent un peu plus longtemps que les autres hommes; de quoi les payeurs sont assez fâchés. La raison en est peut-être, que ces rentiers sont pour la plupart des gens de bon sens, qui se sentent bien constitués: des bénéficiers, des célibataires uniquement occupés d'eux-mêmes, vivant en gens qui veulent vivre longtemps. Ils disent: si je mange trop, si je fais un excès, le roi sera mon héritier: l'emprunteur qui me paie ma rente viagère, et qui se dit mon ami, rira en me voyant enterrer: cela les arrête: ils se mettent au régime; ils végètent quelques minutes de plus que les autres hommes.
Pour consoler les débiteurs, il faut leur dire, qu'à quelque âge qu'on leur donne un capital pour des rentes viagères, fût-ce sur la tête d'un enfant qu'on baptise, ils font toujours un très bon marché. Il n'y a qu'une tontine qui soit onéreuse; aussi les moines n'en ont jamais fait. Mais pour de l'argent en rentes viagères, ils en prenaient à toute main jusqu'au temps où ce jeu leur fut défendu. En effet, on est débarrassé du fardeau de payer au bout de trente ou quarante ans; et on paie une rente foncière pendant toute l'éternité. Il leur a été aussi défendu de prendre des capitaux en rentes perpétuelles; et la raison, c'est qu'on n'a pas voulu les trop détourner de leurs occupations spirituelles.
Il n'est pas concevable comment les anciens qui cultivaient la terre aussi bien que nous, pouvaient imaginer que tous les grains qu'ils semaient en terre devaient nécessairement mourir et pourrir avant de lever et produire. Il ne tenait qu'à eux de tirer un grain de la terre au bout de deux ou trois jours; ils l'auraient vu très sain, un peu enflé, la racine en bas, la tête en haut. Ils auraient distingué au bout de quelque temps le germe, les petits filets blancs des racines, la matière laiteuse dont se formera la farine, ses deux enveloppes, ses feuilles. Cependant, c'était assez que quelque philosophe grec ou barbare eût enseigné que toute génération vient de corruption, pour que personne n'en doutât. Et cette erreur, la plus grande et la plus sotte de toutes les erreurs, parce qu'elle est la plus contraire à la nature, se trouvait dans des livres écrits pour l'instruction du genre humain.
Aussi les philosophes modernes, trop hardis parce qu'ils sont plus éclairés, ont abusé de leurs lumières mêmes pour reprocher durement à Jésus notre sauveur, et à St Paul son persécuteur, qui devint son apôtre, d'avoir dit qu'il fallait que le grain pourrît en terre pour germer, qu'il mourût pour renaître: ils ont dit que c'était le comble de l'absurdité de vouloir prouver le nouveau dogme de la résurrection par une comparaison si fausse et si ridicule. On a osé dire dans l'Histoire critique de Jésus-Christ que de si grands ignorants n'étaient pas faits pour enseigner les hommes, et que ces livres si longtemps inconnus n'étaient bons que pour la plus vile populace.
Les auteurs de ces blasphèmes n'ont pas songé que Jésus-Christ et St Paul daignaient parler le langage reçu, que pouvant enseigner les vérités de la physique, ils n'enseignaient que celles de la morale, qu'ils suivaient l'exemple du respectable auteur de la Genèse. (Voyez Genèse .) En effet, dans la Genèse, l'Esprit saint se conforme dans chaque ligne aux idées les plus grossières du peuple le plus grossier; la sagesse éternelle ne descendit point sur la terre pour instituer des académies des sciences. C'est ce que nous répondons toujours à ceux qui reprochent tant d'erreurs physiques à tous les prophètes, et à tout ce qui fut écrit chez les Juifs. On sait bien que religion n'est pas philosophie.
Au reste les trois quarts de la terre se passent de notre froment, sans lequel nous prétendons qu'on ne peut vivre. Si les habitants voluptueux des villes savaient ce qu'il en coûte de travaux pour leur procurer du pain, ils en seraient effrayés.
Il serait difficile d'ajouter à ce qui est dit d'utile dans l'Encyclopédie aux articles Agriculture, Grain, Ferme , etc. Je remarquerai seulement qu'à l'article Grain , on suppose toujours que le maréchal de Vauban est l'auteur de la Dîme royale . C'est une erreur dans laquelle sont tombés presque tous ceux qui ont écrit sur l'économie. Nous sommes donc forcés de remettre ici sous les yeux ce que nous avons déjà dit ailleurs.
‘Bois-Guilbert s'avisa d'abord d'imprimer la Dîme royale sous le nom de Testament politique du maréchal Vauban . Ce Bois-Guilbert, auteur du Détail de la France en deux volumes, n'était pas sans mérite, il avait une grande connaissance des finances du royaume; mais la passion de critiquer toutes les opérations du grand Colbert, l'emporta trop loin; on jugea que c'était un homme fort instruit qui s'égarait toujours, un faiseur de projets qui exagérait les maux du royaume, et qui proposait de mauvais remèdes. Le peu de succès de ce livre auprès du ministère, lui fit prendre le parti de mettre sa Dîme royale à l'abri d'un nom respecté. Il prit celui du maréchal de Vauban, et ne pouvait mieux choisir. Presque toute la France croit encore que le projet de la Dîme royale est de ce maréchal si zélé pour le bien public; mais la tromperie est aisée à connaître.
Les louanges que Bois-Guilbert se donne à lui-même dans la préface, le trahissent; il y loue trop son livre du Détail de la France ; il n'était pas vraisemblable que le maréchal eût donné tant d'éloges à un livre rempli de tant d'erreurs; on voit dans cette préface un père qui loue son fils, pour faire recevoir un de ses bâtards.'
Le nombre de ceux qui ont mis sous des noms respectés leurs idées de gouvernement, d'économie, de finance, de tactique, etc. n'est que trop considérable. L'abbé de St Pierre qui pouvait n'avoir pas besoin de cette supercherie, ne laissa pas d'attribuer la chimère de sa Paix perpétuelle au duc de Bourgogne.
L'auteur du Financier citoyen cite tojours le prétendu Testament politique de Colbert , ouvrage de tout point impertinent, fabriqué Voyez l'article Ana, anecdotes . par Gratien de Courtils. Quelques ignorants citent encore les Testaments politiques du roi d'Espagne Philippe II, du cardinal de Richelieu, de Colbert, de Louvois, du duc de Lorraine, du cardinal Albéroni, du maréchal de Belle-Isle. On a fabriqué jusqu'à celui de Mandrin.
L'Encyclopédie à l'article Grain , rapporte ces paroles d'un livre intitulé, Avantages et désavantages de la Grande-Bretagne ; ouvrage bien supérieur à tous ceux que nous venons de citer.
‘Si l'on parcourt quelques-unes des provinces de la France, on trouve que non seulement plusieurs de ses terres restent en friche, qui pourraient produire des blés et nourrir des bestiaux; mais que les terres cultivées ne rendent pas à beaucoup près à proportion de leur bonté, parce que le laboureur manque de moyens pour les mettre en valeur.
Ce n'est pas sans une joie sensible que j'ai remarqué dans le Gouvernement de France un vice dont les conséquences sont si étendues, et j'en ai félicité ma patrie; mais je n'ai pu m'empêcher de sentir en même temps combien formidable serait devenue cette puissance, si elle eût profité des avantages que ses possessions et ses hommes lui offraient. O sua si bona norint !'
J'ignore si ce livre n'est pas d'un Français qui, en faisant parler un Anglais, a cru lui devoir faire bénir Dieu de ce que les Français lui paraissent pauvres; mais qui en même temps se trahit lui-même en souhaitant qu'ils soient riches; et en s'écriant avec Virgile, ô s'ils connaissaient leurs biens ! Mais soit Français, soit Anglais, il est faux que les terres en France ne rendent pas à proportion de leur bonté. On s'accoutume trop à conclure du particulier au général. Si on en croyait beaucoup de nos livres nouveaux, la France ne serait pas plus fertile que la Sardaigne et les petits cantons suisses.
Le même article Grain porte encore cette réflexion: ‘Les Anglais essuyaient souvent de grandes chertés dont nous profitions par la liberté du commerce de nos grains, sous le règne de Henri IV et de Louis XIII, et dans les premiers temps du règne de Louis XIV.'
Mais malheureusement la sortie des grains fut défendue en 1598, sous Henri IV. La défense continua sous Louis XIII et pendant tout le temps du règne de Louis XIV. On ne put vendre son blé hors du royaume que sur une requête présentée au conseil, qui jugeait de l'utilité ou du danger de la vente, ou plutôt qui s'en rapportait à l'intendant de la province. Ce n'est qu'en 1764 que le conseil de Louis XV plus éclairé, a rendu le commerce des blés libre, avec les restrictions convenables dans les mauvaises années.
A l'article Ferme , qui est un des meilleurs de ce grand ouvrage, on distingue la grande et la petite culture. La grande se fait par les chevaux, la petite par les boeufs; et cette petite, qui s'étend sur la plus grande partie des terres de France, est regardée comme un travail presque stérile, et comme un vain effort de l'indigence.
Cette idée en général ne me paraît pas vraie. La culture par les chevaux n'est guère meilleure que celle par les boeufs. Il y a des compensations entre ces deux méthodes qui les rendent parfaitement égales. Il me semble que les anciens n'employèrent jamais les chevaux à labourer la terre, du moins il n'est question que de boeufs dans Hésiode, dans Xénophon, dans Virgile, dans Columelle. La culture avec des boeufs n'est chétive et pauvre que lorsque des propriétaires malaisés fournissent de mauvais boeufs, mal nourris, à des métayers sans ressource qui cultivent mal. Ce métayer ne risquant rien, parce qu'il n'a rien fourni, ne donne jamais à la terre ni les engrais, ni les façons dont elle a besoin; il ne s'enrichit point, et il appauvrit son maître; et c'est malheureusement le cas où se trouvent plusieurs pères de famille.
Le service des boeufs est aussi profitable que celui des chevaux, parce que s'ils labourent moins vite, on les fait travailler plus de journées sans les excéder; ils coûtent beaucoup moins à nourrir; on ne les ferre point, leurs harnais sont moins dispendieux, on les revend, ou bien on les engraisse pour la boucherie; ainsi leur vie et leur mort procurent de l'avantage; ce qu'on ne peut pas dire des chevaux.
Enfin on ne peut employer les chevaux que dans les pays où l'avoine est à très bon marché, et c'est pourquoi il y a toujours quatre à cinq fois moins de culture par les chevaux que par les boeufs.
A l'article Défrichement , on ne compte pour défrichement que les herbes inutiles et voraces que l'on arrache d'un champ, pour le mettre en état d'être ensemencé.
L'art de défricher ne se borne pas à cette méthode usitée et toujours nécessaire. Il consiste à rendre fertiles des terres ingrates qui n'ont jamais rien porté. Il y en a beaucoup de cette nature, comme des terrains marécageux ou de pure terre à brique, à foulon, sur laquelle il est aussi inutile de semer que sur des rochers. Pour les terres marécageuses, ce n'est que la paresse et l'extrême pauvreté qu'il faut accuser, si on ne les fertilise pas.
Les sols purement glaiseux ou de craie, ou simplement de sable, sont rebelles à toute culture. Il n'y a qu'un seul secret, c'est celui d'y porter de la bonne terre pendant des années entières. C'est une entreprise qui ne convient qu'à des hommes très riches; le profit n'en peut égaler la dépense qu'après un très long temps, si même elle peut jamais en approcher. Il faut quand on y a porté de la terre meuble, la mêler avec la mauvaise, la fumer beaucoup, y reporter encore de la terre, et surtout y semer des graines qui loin de dévorer le sol lui communiquent une nouvelle vie.
Quelques particuliers ont fait de tels essais; mais il n'appartiendrait qu'à un souverain de changer ainsi la nature d'un vaste terrain en y faisant camper de la cavalerie, laquelle y consommerait les fourrages tirés des environs. Il y faudrait des régiments entiers. Cette dépense se faisant dans le royaume, il n'y aurait pas un denier de perdu, et on aurait à la longue un grand terrain de plus qu'on aurait conquis sur la nature. L'auteur de cet article a fait cet essai en petit, et a réussi.
Il en est d'une telle entreprise comme de celle des canaux et des mines. Quand la dépense d'un canal ne serait pas compensée par les droits qu'il rapporterait, ce serait toujours pour l'Etat un prodigieux avantage.
Que la dépense de l'exploitation d'une mine d'argent, de cuivre, de plomb ou d'étain, et même de charbon de terre excède le produit, l'exploitation est toujours très utile: car l'argent dépensé fait vivre les ouvriers, circule dans le royaume, et le métal ou minéral qu'on en a tiré, est une richesse nouvelle et permanente. Quoi qu'on fasse il faudra toujours revenir à la fable du bon vieillard, qui fit accroire à ses enfants qu'il y avait un trésor dans leur champ; ils remuèrent tout leur héritage pour le chercher, et ils s'aperçurent que le travail est un trésor .
La pierre philosophale de l'agriculture serait de semer peu et de recueillir beaucoup. Le grand Albert , le petit Albert , la Maison rustique enseignent douze secrets d'opérer la multiplication du blé, qu'il faut tous mettre avec la méthode de faire naître des abeilles du cuir d'un taureau, et avec les oeufs de coq dont il vient des basilics. La chimère de l'agriculture est de croire obliger la nature à faire plus qu'elle ne peut. Autant vaudrait donner le secret de faire porter à une femme dix enfants, quand elle ne peut en donner que deux. Tout ce qu'on doit faire est d'avoir bien soin d'elle dans sa grossesse.
La méthode la plus sûre pour recueillir un peu plus de grain qu'à l'ordinaire, est de se servir du semoir. Cette manoeuvre par laquelle on sème à la fois, on herse et on recouvre, prévient le ravage du vent qui quelquefois dissipe le grain, et celui des oiseaux qui le dévorent. C'est un avantage qui certainement n'est pas à négliger.
De plus la semence est plus régulièrement versée et espacée dans la terre; elle a plus de liberté de s'étendre; elle peut produire des tiges plus fortes et un peu plus d'épis. Mais le semoir ne convient ni à toutes sortes de terrains, ni à tous les laboureurs. Il faut que le sol soit uni et sans cailloux, et il faut que le laboureur soit aisé. Un semoir coûte; et il en coûte encore pour le rhabillement quand il est détraqué. Il exige deux hommes et un cheval; plusieurs laboureurs n'ont que des boeufs. Cette machine utile doit être employée par les riches cultivateurs et prêtée aux pauvres.
Par quelle fatalité l'agriculture n'est-elle véritablement honorée qu'à la Chine? Tout ministre d'Etat en Europe doit lire avec attention le mémoire suivant, quoiqu'il soit d'un jésuite. Il n'a jamais été contredit par aucun autre missionnaire, malgré la jalousie de métier qui a toujours éclaté entre eux. Il est entièrement conforme à toutes les relations que nous avons de ce vaste empire.
‘Au commencement du printemps chinois, c'est-à-dire, dans le mois de février, le tribunal des mathématiques ayant eu ordre d'examiner quel était le jour convenable à la cérémonie du labourage, détermina le 24 de la onzième lune, et ce fut par le tribunal des rites que ce jour fut annoncé à l'empereur dans un mémorial où le même tribunal des rites marquait ce que Sa Majesté devait faire pour se préparer à cette fête.
Selon ce mémorial, 1 o . L'empereur doit nommer les douze personnes illustres qui doivent l'accompagner et labourer après lui; savoir, trois princes et neuf présidents des cours souveraines. Si quelques-uns des présidents étaient trop vieux ou infirmes, l'empereur nomme ses assesseurs pour tenir leur place.
2 o . Cette cérémonie ne consiste pas seulement à labourer la terre, pour exciter l'émulation par son exemple; mais elle renferme encore un sacrifice que l'empereur comme grand pontife offre au Chang-ti, pour lui demander l'abondance en faveur de son peuple. Or pour se préparer à ce sacrifice, il doit jeûner et garder la continence les trois jours précédents. [4] La même précaution doit être observée par tous ceux qui sont nommés pour accompagner Sa Majesté, soit princes, soit autres, soit mandarins de lettres, soit mandarins de guerre.
3 o . La veille de cette cérémonie, Sa Majesté choisit quelques seigneurs de la première qualité, et les envoie à la salle de ses ancêtres, se prosterner devant la tablette, et les avertir, comme ils feraient s'ils étaient encore en vie, [4] que le jour suivant il offrira le grand sacrifice.
Voilà en peu de mots ce que le mémorial du tribunal des rites marquait pour la personne de l'empereur. Il déclarait aussi les préparatifs que les différents tribunaux étaient chargés de faire. L'un doit préparer ce qui sert aux sacrifices. Un autre doit composer les paroles que l'empereur récite en faisant le sacrifice. Un troisième doit faire porter et dresser les tentes sous lesquelles l'empereur dînera, s'il a ordonné d'y porter un repas. Un quatrième doit assembler quarante ou cinquante vénérables vieillards, laboureurs de profession, qui soient présents, lorsque l'empereur laboure la terre. On fait venir aussi une quarantaine de laboureurs plus jeunes pour disposers la charrue, atteler les boeufs, et préparer les grains qui doivent être semés. L'empereur sème cinq sortes de grains, qui sont censés les plus nécessaires à la Chine, et sous lesquels sont compris tous les autres, le froment, le ris, le millet, la fève, et une autre espèce de mil, qu'on appelle cac-leang .
Ce furent-là les préparatifs: le vingt-quatrième jour de la lune, Sa Majesté se rendit avec toute la cour en habit de cérémonie au lieu destiné à offrir au Chang-ti le sacrifice du printemps, par lequel on le prie de faire croître et de conserver les biens de la terre. C'est pour cela qu'il l'offre avant que de mettre la main à la charrue. . .
L'empereur sacrifia, et après le sacrifice il descendit avec les trois princes et les neuf présidents qui devaient labourer avec lui. Plusieurs grands seigneurs portaient eux-mêmes les coffres précieux qui renfermaient les grains qu'on devait semer. Toute la cour y assista en grand silence. L'empereur prit la charrue, et fit en labourant plusieurs allées et venues: lorsqu'il quitta la charrue, un prince du sang la conduisit et laboura à son tour. Ainsi du reste.
Après avoir labouré en différents endroits, l'empereur sema les différents grains. On ne laboure pas alors tout le champ entier, mais les jours suivants les laboureurs de profession achèvent de le labourer.
Il y avait cette année-là quarante-quatre anciens laboureurs, et quarante-deux plus jeunes. La cérémonie se termina par une récompense que l'empereur leur fit donner.'
A cette relation d'une cérémonie qui est la plus belle de toutes, puisqu'elle est la plus utile, il faut joindre un édit du même empereur Yontchin. Il accorde des récompenses et des honneurs à quiconque défrichera des terrains incultes depuis quinze arpents jusqu'à quatre-vingts, vers la Tartarie; car il n'y en a point d'incultes dans la Chine proprement dite; et celui qui en défriche quatre-vingts devient mandarin du huitième ordre.
Que doivent faire nos souverains d'Europe en apprenant de tels exemples? ADMIRER ET ROUGIR; MAIS SURTOUT IMITER.
J'ai lu depuis peu un petit livre sur les arts et métiers, dans lequel j'ai remarqué autant de choses utiles qu'agréables; mais ce qu'il dit de l'agriculture ressemble assez à la manière dont en parlent plusieurs Parisiens qui n'ont jamais vu de charrue. L'auteur parle d'un heureux agriculteur qui, dans la contrée la plus délicieuse et la plus fertile de la terre, cultivait une campagne qui lui rendait cent pour cent .
Il ne savait pas qu'un terrain qui ne rendrait que cent pour cent, non seulement ne payerait pas un seul des frais de la culture, mais ruinerait pour jamais le laboureur. Il faut pour qu'un domaine puisse donner un léger profit, qu'il rapporte au moins cinq pour cent. Heureux Parisiens, jouissez de nos travaux, et jugez de l'opéra comique!
(Voyez l'article Bled ou Blé .)
On compte quatre éléments, quatre espèces de matière sans avoir une notion complète de la matière. Mais que sont les éléments de ces éléments? L'air se change-t-il en feu, en eau, en terre? Y a-t-il de l'air?
Quelques philosophes en doutent encore; peut-on raisonnablement en douter avec eux? On n'a jamais été incertain si on marche sur la terre, si on boit de l'eau, si le feu nous éclaire, nous échauffe, nous brûle. Nos sens nous en avertissent assez; mais ils ne nous disent rien sur l'air. Nous ne savons point par eux si nous respirons les vapeurs du globe ou une substance différente de ces vapeurs. Les Grecs appelèrent l'enveloppe qui nous environne atmosphère , la sphère des exhalaisons; et nous avons adopté ce mot. Y a-t-il parmi ces exhalaisons continuelles une autre espèce de matière qui ait des propriétés différentes?
Les philosophes qui ont nié l'existence de l'air, disent qu'il est inutile d'admettre un être qu'on ne voit jamais et dont tous les effets s'expliquent si aisément par les vapeurs qui sortent du sein de la terre.
Newton a démontré que le corps le plus dur a moins de matière que de pores. Des exhalaisons continuelles s'échappent en foule de toutes les parties de notre globe. Un cheval jeune et vigoureux, ramené tout en sueur dans son écurie en temps d'hiver, est entouré d'une atmosphère mille fois moins considérable que notre globe n'est pénétré et environné de la matière de sa propre transpiration.
Cette transpiration, ces exhalaisons, ces vapeurs innombrables s'échappent sans cesse par des pores innombrables, et ont elles-mêmes des pores. C'est ce mouvement continu en tout sens, qui forme et qui détruit sans cesse végétaux, minéraux, métaux, animaux.
C'est ce qui a fait penser à plusieurs que le mouvement est essentiel à la matière; puisqu'il n'y a pas une particule dans laquelle il n'y ait un mouvement continu. Et si la puissance formatrice éternelle qui préside à tous les globes, est l'auteur de tout mouvement, elle a voulu du moins que ce mouvement ne pérît jamais. Or ce qui est toujours indestructible a pu paraître essentiel, comme l'étendue et la solidité ont paru essentielles. Si cette idée est une erreur, elle est pardonnable; car il n'y a que l'erreur malicieuse et de mauvaise foi qui ne mérite pas d'indulgence.
Mais qu'on regarde le mouvement comme essentiel ou non, il est indubitable que les exhalaisons de notre globe s'élèvent et retombent sans aucun relâche à un mille, à deux milles, à trois milles au-dessus de nos têtes. Du mont Atlas à l'extrémité du Taurus, tout homme peut voir tous les jours les nuages se former sous ses pieds. Il est arrivé mille fois à des voyageurs d'être au-dessous de l'arc-en-ciel, des éclairs et du tonnerre.
Le feu répandu dans l'intérieur du globe, ce feu caché dans l'eau et dans la glace même, est probablement la source impérissable de ces exhalaisons, de ces vapeurs, dont nous sommes continuellement environnés. Elles forment un ciel bleu dans un temps serein quand elles sont assez hautes et assez atténuées pour ne nous envoyer que des rayons bleus; comme des feuilles de l'or amincies, exposées aux rayons du soleil dans la chambre obscure. Ces vapeurs imprégnées de soufre forment les tonnerres et les éclairs. Comprimées et ensuite dilatées par cette compression dans les entrailles de la terre, elles s'échappent en volcans, forment et détruisent de petites montagnes, renversent des villes, ébranlent quelquefois une grande partie du globe.
Cette mer de vapeurs dans laquelle nous nageons, qui nous menace sans cesse, et sans laquelle nous ne pourrions vivre, comprime de tous côtés notre globe et ses habitants avec la même force que si nous avions sur notre tête un océan de trente-deux pieds de hauteur: et chaque homme en porte environ vingt mille livres.
Tout ceci posé, les philosophes qui nient l'air disent, pourquoi attribuerons-nous à un élément inconnu et invisible, des effets que l'on voit continuellement produits par ces exhalaisons visibles et palpables?
Je vois au coucher du soleil s'élever du pied des montagnes, et du fond des prairies, un nuage blanc qui couvre toute l'étendue du terrain, autant que ma vue peut porter. Ce nuage s'épaissit peu à peu, cache insensiblement les montagnes, et s'élève au-dessus d'elles. Comment, si l'air existait, cet air dont chaque colonne équivaut à trente-deux pieds d'eau, ne ferait-il pas rentrer ce nuage dans le sein de la terre dont il est sorti? Chaque pied cube de ce nuage est pressé par trente-deux pieds cubes; donc il ne pourrait jamais sortir de terre que par un effort prodigieux, et beaucoup plus grand que celui des vents qui soulèvent les mers; puisque ces mers ne montent jamais à la trentième partie de la hauteur de ces nuages dans la plus grande effervescence des tempêtes.
L'air est élastique, nous dit-on: mais les vapeurs de l'eau seule le sont souvent bien davantage. Ce que vous appelez l' élément de l'air pressé dans une canne à vent, ne porte une balle qu'à une très petite distance; mais dans la pompe à feu des bâtiments d'Yorck à Londres, les vapeurs font un effet cent fois plus violent.
On ne dit rien de l'air, continuent-ils, qu'on ne puisse dire de même des vapeurs du globe: elles pèsent comme lui, s'insinuent comme lui, allument le feu par leur souffle, se dilatent, se condensent de même.
Ce système semble avoir un grand avantage sur celui de l'air, en ce qu'il rend parfaitement raison de ce que l'atmosphère ne s'étend qu'environ à trois ou quatre milles tout au plus; au lieu que si on admet l'air, on ne trouve nulle raison pour laquelle il ne s'étendrait pas beaucoup plus loin, et n'embrasserait pas l'orbite de la lune.
La plus grande objection que l'on fasse contre les systèmes des exhalaisons du globe, est, qu'elles perdent leur élasticité dans la pompe à feu quand elles sont refroidies, au lieu que l'air est, dit-on, toujours élastique; mais premièrement il n'est pas vrai que l'élasticité de l'air agisse toujours; son élasticité est nulle quand on le suppose en équilibre, et sans cela il n'y a point de végétaux et d'animaux qui ne crevassent et n'éclatassent en cent morceaux, si cet air qu'on suppose être dans eux, conservait son élasticité. Les vapeurs n'agissent point quand elles sont en équilibre; c'est leur dilatation qui fait leurs grands effets. En un mot, tout ce qu'on attribue à l'air semble appartenir sensiblement, selon ces philosophes, aux exhalaisons de notre globe.
Si on leur fait voir que le feu s'éteint quand il n'est pas entretenu par l'air, ils répondent qu'on se méprend, qu'il faut à un flambeau des vapeurs sèches et élastiques pour nourrir sa flamme, qu'elle s'éteint sans leur secours, ou quand ces vapeurs sont trop grasses, trop sulfureuses, trop grossières et sans ressort. Si on leur objecte que l'air est quelquefois pestilentiel, c'est bien plutôt des exhalaisons qu'on doit le dire. Elles portent avec elles des parties de soufre, de vitriol, d'arsenic et de toutes les plantes nuisibles. On dit: l'air est pur dans ce canton , cela signifie: ce canton n'est point marécageux ; il n'a ni plantes ni minières pernicieuses dont les parties s'exhalent continuellement dans les corps des animaux. Ce n'est point l'élément prétendu de l'air qui rend la campagne de Rome si malsaine, ce sont les eaux croupissantes, ce sont les anciens canaux, qui creusés sous terre de tous côtés, sont devenus le réceptacle de toutes les bêtes vénimeuses. C'est de là que s'exhale continuellement un poison mortel. Allez à Frescati, ce n'est plus le même terrain, ce ne sont plus les mêmes exhalaisons.
Mais pourquoi l'élément supposé de l'air changerait-il de nature à Frescati? Il se chargera, dit-on, dans la campagne de Rome de ces exhalaisons funestes, et n'en trouvant pas à Frescati il deviendra plus salutaire. Mais encore une fois, puisque ces exhalaisons existent, puisqu'on les voit s'élever le soir en nuages, quelle nécessité de les attribuer à une autre cause? Elles montent dans l'atmosphère, elles s'y dissipent, elles changent de forme; le vent dont elles sont la première cause, les emporte, les sépare; elles s'atténuent, elles deviennent salutaires, de mortelles qu'elles étaient.
Une autre objection, c'est que ces vapeurs, ces exhalaisons renfermées dans un vase de verre s'attachent aux parois et tombent, ce qui n'arrive jamais à l'air. Mais qui vous a dit que si les exhalaisons humides tombent au fond de ce cristal, il n'y a pas incomparablement plus de vapeurs sèches et élastiques qui se soutiennent dans l'intérieur de ce vase? L'air, dites-vous, est purifié après une pluie. Mais nous sommes en droit de vous soutenir que ce sont les exhalaisons terrestres qui se sont purifiées, que les plus grossières, les plus aqueuses rendues à la terre, laissent les plus sèches et les plus fines au-dessus de nos têtes, et que c'est cette ascension et cette descente alternative qui entretient le jeu continuel de la nature.
Voilà une partie des raisons qu'on peut alléguer en faveur de l'opinion que l'élément de l'air n'existe pas. Il y en a de très spécieuses et qui peuvent au moins faire naître des doutes; mais ces doutes céderont toujours à l'opinion commune. On n'a déjà pas trop de quatre éléments. Si on nous réduisait à trois, nous nous croirions trop pauvres. On dira toujours l' élément de l'air . Les oiseaux voleront toujours dans les airs, et jamais dans les vapeurs. On dira toujours, l'air est doux, l'air est serein , et jamais les vapeurs sont douces, sont sereines .
Je suis comme certains hérétiques; ils commencent par proposer modestement quelques difficultés; ils finissent par nier hardiment de grands dogmes.
J'ai d'abord rapporté avec candeur, les scrupules de ceux qui doutent que l'air existe. Je m'enhardis aujourd'hui; j'ose regarder l'existence de l'air comme une chose peu probable.
1 o . Depuis que je rendis compte de l'opinion qui n'admet que des vapeurs, j'ai fait ce que j'ai pu pour voir de l'air; et je n'ai jamais vu que des vapeurs grises, blanchâtres, bleues, noirâtres, qui couvrent tout mon horizon. Jamais on ne m'a montré d'air pur. J'ai toujours demandé pourquoi on admettait une matière invisible, impalpable dont on n'avait aucune connaissance?
2 o . On m'a toujours répondu que l'air est élastique. Mais qu'est-ce que l'élasticité? c'est la propriété d'un corps fibreux de se remettre dans l'état dont vous l'avez tiré avec force. Vous avez courbé cette branche d'arbre, elle se relève; ce ressort d'acier que vous avez roulé se détend de lui-même; propriété aussi commune que l'attraction et la direction de l'aimant, et aussi inconnue. Mais votre élément de l'air est élastique, selon vous, d'une tout autre façon. Il occupe un espace prodigieusement plus grand que celui dans lequel vous l'enfermiez, dont il s'échappe. Voyez l'Alcoran de Salles, pag. 223 Des physiciens ont prétendu que l'air peut se dilater dans la proportion d'un à quatre mille; d'autres ont voulu qu'une bulle d'air pût s'étendre quarante-six milliards de fois.
Je demanderais alors ce qu'il deviendrait? à quoi il serait bon? quelle force aurait cette particule d'air au milieu des milliards de particules de vapeurs qui s'exhalent de la terre, et des milliards d'intervalles qui les séparent?
3 o . S'il existe de l'air, il faut qu'il nage dans la mer immense de vapeurs qui nous environne, et que nous touchons au doigt et à l'oeil. Or les parties d'un air ainsi interceptées, ainsi plongées et errantes dans cette atmosphère, pourraient-elles avoir le moindre effet, le moindre usage?
4 o . Vous entendez une musique dans un salon éclairé de cent bougies; il n'y a pas un point de cet espace qui ne soit rempli de ces atomes de cire, de lumière et de fumée légère. Brûlez-y des parfums, il n'y aura pas encore un point de cet espace où les atomes de ces parfums ne pénètrent. Les exhalaisons continuelles du corps des spectateurs et des musiciens, et du parquet, et des fenêtres, et des plafonds, occupent encore ce salon. Que restera-t-il pour votre prétendu élément de l'air?
5 o . Comment cet air prétendu, dispersé dans ce salon, pourra-t-il vous faire entendre et distinguer à la fois les différents sons? faudra-t-il que la tierce, la quinte, l'octave etc. aillent frapper des parties d'air qui soient elles-mêmes à la tierce, à la quinte, à l'octave? chaque note exprimée par les voix et par les instruments trouve-t-elle des parties d'air notées qui les renvoient à votre oreille? C'est la seule manière d'expliquer la mécanique de l'ouïe par le moyen de l'air. Mais quelle supposition! de bonne foi doit-on croire que l'air contienne une infinité d'ut, ré, mi, fa, sol, la, si, ut, et nous les envoie sans se tromper? en ce cas ne faudrait-il pas que chaque particule d'air frappée à la fois par tous les sons, ne fût propre qu'à répéter un seul son, et à le renvoyer à l'oreille? Mais où renverrait-elle tous les autres qui l'auraient également frappée?
Il n'y a donc pas moyen d'attribuer à l'air la mécanique qui opère les sons. Il faut donc chercher quelque autre cause, et on peut parier qu'on ne la trouvera jamais.
6 o . A quoi fut réduit Newton? il supposa à la fin de son Optique, que les particules d'une substance, dense, compacte et fixe, adhérentes par attraction, raréfiées difficilement par une extrême chaleur, se transforment en un air élastique .
De telles hypothèses qu'il semblait se permettre pour se délasser, ne valaient pas ses calculs et ses expériences. Comment des substances dures se changent-elles en un élément? comment du fer est-il changé en air? avouons notre ignorance sur les principes des choses.
7 o . De toutes les preuves qu'on apporte en faveur de l'air, c'est que si on vous l'ôte, vous mourez. Mais cette preuve n'est autre chose qu'une supposition de ce qui est en question. Vous dites qu'on meurt quand on est privé d'air, et nous disons qu'on meurt par la privation des vapeurs salutaires de la terre et des eaux. Vous calculez la pesanteur de l'air, et nous la pesanteur des vapeurs. Vous donnez de l'élasticité à un être que vous ne voyez pas, et nous à des vapeurs que nous voyons distinctement dans la pompe à feu. Vous rafraîchissez vos poumons avec de l'air, et nous avec des exhalaisons des corps qui nous environnent, etc. etc.
Permettez-nous donc de croire aux vapeurs; nous trouvons fort bon que vous soyez du parti de l'air, et nous ne demandons que la tolérance.
J'ajouterai encore une petite réflexion; c'est que ni l'air, s'il y en a, ni les vapeurs, ne sont le véhicule de la peste. Nos vapeurs, nos exhalaisons nous donnent assez de maladies. Le gouvernement s'occupe peu du dessèchement des marais; il y perd plus qu'il ne pense: cette négligence répand la mort sur des cantons considérables. Mais pour la peste proprement dite, la peste native d'Egypte, la peste à charbon, la peste qui fit périr à Marseille et dans les environs soixante-dix mille hommes en 1720, cette véritable peste n'est jamais apportée par les vapeurs, ou par ce qu'on nomme air : cela est si vrai, qu'on l'arrête avec un seul fossé: on lui trace par des lignes une limite qu'elle ne franchit jamais.
Si l'air ou les exhalaisons la transmettaient, un vent du sud-est l'aurait bien vite fait voler de Marseille à Paris. C'est dans les habits, dans les meubles que la peste se conserve; c'est de là qu'elle attaque les hommes. C'est dans une balle de coton qu'elle fut apportée de Seïde, l'ancienne Sidon à Marseille. Le conseil d'Etat défendit aux Marseillais de sortir de l'enceinte qu'on leur traça sous peine de mort, et la peste ne se communiqua point au dehors. Non procedes amplius .
Les autres maladies contagieuses produites par les vapeurs, sont innombrables. Vous en êtes les victimes, malheureux Welches habitants de Paris. Je parle au pauvre peuple qui loge auprès des cimetières. Les exhalaisons des morts remplissent continuellement l'Hôtel-Dieu, et cet Hôtel-Dieu devenu l'hôtel de la mort, infecte le bras de la rivière sur lequel il est situé. O Welches! vous n'y faites nulle attention; et la dixième partie du petit peuple est sacrifiée chaque année; et cette barbarie subsiste dans la ville des jansénistes, des financiers, des spectacles, des bals, des brochures et des filles de joie.
Ce sont ces vapeurs qui font les éruptions des volcans, les tremblements de terre, qui élèvent le Monte-Nuovo, qui font sortir l'île de Santorin du fond de la mer Egée, qui nourrissent nos plantes et qui les détruisent. Terres, mers, fleuves, montagnes, animaux, tout est percé à jour; ce globe est le tonneau des Danaïdes, à travers lequel tout entre, tout passe et tout sort sans interruption.
On nous parle d'un éther, d'un fluide secret, mais je n'en ai que faire; je ne l'ai vu ni manié; je n'en ai jamais senti, je le renvoie à la matière subtile de René, et à l'esprit recteur de Paracelse.
Mon esprit recteur est le doute: et je suis de l'avis de St Thomas Dydime, qui voulait mettre le doigt dessus et dedans.
Cet al emphatique met l'alchimiste autant au-dessus du chimiste ordinaire, que l'or qu'il compose est au-dessus des autres métaux. L'Allemagne est encore pleine de gens qui cherchent la pierre philosophale, comme on a cherché l'eau d'immortalité à la Chine, et la fontaine de Jouvence en Europe. On a connu quelques personnes en France qui se sont ruinées dans cette poursuite.
Le nombre de ceux qui ont cru aux transmutations est prodigieux; celui des fripons fut proportionné à celui des crédules. Nous avons vu à Paris le seigneur Dammi, marquis de Coventiglio, qui tira quelques centaines de louis de plusieurs grands seigneurs pour leur faire la valeur de deux ou trois écus en or.
Le meilleur tour qu'on ait jamais fait en alchimie fut celui d'un rose-croix qui alla trouver Henri I er , duc de Bouillon, de la maison de Turenne, prince souverain de Sédan, vers l'an 1620. ‘Vous n'avez pas, lui dit-il, une souveraineté proportionnée à votre grand courage. Je veux vous rendre plus riche que l'empereur. Je ne puis rester que deux jours dans vos Etats; il faut que j'aille tenir à Venise la grande assemblée des frères. Gardez seulement le secret; envoyez chercher de la litharge chez le premier apothicaire de votre ville. Jetez-y un grain seul de la poudre rouge que je vous donne; mettez le tout dans un creuset, et en moins d'un quart d'heure vous aurez de l'or.'
Le prince fit l'opération, et la réitéra trois fois en présence du virtuose. Cet homme avait fait acheter auparavant toute la litharge qui était chez les apothicaires de Sédan, et l'avait fait ensuite revendre chargée de quelques onces d'or. L'adepte en partant fit présent de toute sa poudre transmutante au duc de Bouillon.
Le prince ne douta point qu'ayant fait trois onces d'or avec trois grains, il ne fît trois cent mille onces avec trois cent mille grains; et que par conséquent il ne fût bientôt possesseur dans la semaine, de trente-sept mille cinq cents marcs, sans compter ce qu'il ferait dans la suite. Il fallait trois mois au moins pour faire cette poudre. Le philosophe était pressé de partir; il ne lui restait plus rien, il avait tout donné au prince; il lui fallait de la monnaie courante pour tenir à Venise les états de la philosophie hermétique. C'était un homme très modéré dans ses désirs et dans sa dépense; il ne demanda que vingt mille écus pour son voyage. Le duc de Bouillon honteux du peu, lui en donna quarante mille. Quand il eut épuisé toute la litharge de Sédan, il ne fit plus d'or; il ne revit plus son philosophe; et en fut pour ses quarante mille écus.
Toutes les prétendues transmutations alchimiques ont été faites à peu près de cette manière. Changer une production de la nature en une autre, est une opération un peu difficile, comme, par exemple, du fer en argent; car elle demande deux choses qui ne sont guère en notre pouvoir, c'est d'anéantir le fer, et de créer l'argent.
Il y a encore des philosophes qui croient aux transmutations, parce qu'ils ont vu de l'eau devenir pierre. Ils n'ont pas voulu voir que l'eau s'étant évaporée a déposé le sable dont elle était chargée, et que ce sable rapprochant ses parties est devenu une petite pierre friable qui n'est précisément que le sable qui était dans l'eau.
On doit se défier de l'expérience même. Nous ne pouvons en donner un exemple plus récent et plus frappant que l'aventure qui s'est passée de nos jours, et qui est racontée par un témoin oculaire. Voici l'extrait du compte qu'il en a rendu.
‘Il faudrait avoir toujours devant les yeux ce proverbe espagnol: De las cosas m´s seguras la m´s segura es dudar . Quand on a fait une expérience, le meilleur parti est de douter longtemps de ce qu'on a vu et de ce qu'on a fait.
‘En 1753 un chimiste allemand d'une petite province voisine de l'Alsace crut, avec apparence de raison, avoir trouvé le secret de faire aisément du salpêtre, avec lequel on composerait la poudre à canon à vingt fois meilleur marché et beaucoup plus promptement qu'à l'ordinaire. Il fit en effet de cette poudre, il en donna au prince son souverain qui en fit usage à la chasse. Elle fut jugée plus fine et plus agissante que toute autre. Le prince, dans un voyage à Versailles, donna de la même poudre au roi, qui l'éprouva souvent et en fut toujours également satisfait. Le chimiste était si sûr de son secret qu'il ne voulut pas le donner à moins de dix-sept cent mille francs payés comptant, et le quart du profit pendant vingt années. Le marché fut signé; le chef de la compagnie des poudres, depuis garde du trésor royal, vint en Alsace de la part du roi, accompagné d'un des plus savants chimistes de France. L'Allemand opéra devant eux auprès de Colmar, et il opéra à ses propres dépens. C'était une nouvelle preuve de sa bonne foi. Je ne vis point les travaux; mais le garde du trésor royal étant venu chez moi avec le chimiste, je lui dis que s'il ne payait les dix-sept cent mille livres qu'après avoir fait du salpêtre, il garderait toujours son argent. Le chimiste m'assura que le salpêtre se ferait. Je lui répétai que je ne le croyais pas. Il me demanda pourquoi? C'est que les hommes ne font rien, lui dis-je. Ils unissent et ils désunissent; mais il n'appartient qu'à la nature de faire.
‘L'Allemand travailla trois mois entiers, au bout desquels il avoua son impuissance. Je ne peux changer la terre en salpêtre, dit-il; je m'en retourne chez moi changer du cuivre en or. Il partit, et fit de l'or comme il avait fait du salpêtre.
‘Quelle fausse expérience avait trompé ce pauvre Allemand, et le duc son maître, et les gardes du trésor royal, et le chimiste de Paris, et le roi? La voici.
‘Le transmutateur allemand avait vu un morceau de terre imprégnée de salpêtre, et il en avait extrait d'excellent avec lequel il avait composé la meilleure poudre à tirer; mais il n'aperçut pas que ce petit terrain était mêlé des débris d'anciennes caves, d'anciennes écuries, et des restes du mortier des murs. Il ne considéra que la terre, et il crut qu'il suffisait de cuire une terre pareille, pour faire le salpêtre le meilleur.'
On ne doit cependant pas rebuter tous les hommes à secrets et toutes les inventions nouvelles. Il en est de ces virtuoses, comme des pièces de théâtre; sur mille il peut s'en trouver une de bonne.
Ce livre gouverne despotiquement toute l'Afrique septentrionale du mont Atlas au désert de Barca, toute l'Egypte, les côtes de l'Océan éthiopien dans l'espace de six cents lieues, la Syrie, l'Asie mineure, tous les pays qui entourent la mer Noire et la mer Caspienne, excepté le royaume d'Astracan, tout l'empire de l'Indoustan, toute la Perse, une grande partie de la Tartarie, et dans notre Europe la Thrace, la Macédoine, la Bulgarie, la Servie, la Bosnie, toute la Grèce, l'Epire, et presque toutes les îles jusqu'au petit détroit d'Ostrante où finissent toutes ces immenses possessions.
Dans cette prodigieuse étendue de pays il n'y a pas un seul mahométan qui ait le bonheur de lire nos livres sacrés; et très peu de littérateurs parmi nous connaissent le Koran . Nous nous en faisons presque toujours une idée ridicule, malgré les recherches de nos véritables savants.
Voici les premières lignes de ce livre.
‘Louanges à Dieu, le souverain de tous les mondes; au Dieu de miséricorde, au souverain du jour de la justice; c'est toi que nous adorons, c'est de toi seul que nous attendons la protection. Conduis-nous dans les voies droites, dans les voies de ceux que tu as comblés de tes grâces, non dans les voies des objets de ta colère, et de ceux qui se sont égarés.'
Telle est l'introduction; après quoi l'on voit trois lettres, A, L, M , qui selon le savant Salles ne s'entendent point, puisque chaque commentateur les explique à sa manière; mais selon la plus commune opinion elles signifient, Alla, Latif, Magid, Dieu, la Grâce, la Gloire .
Mahomet continue, et c'est Dieu lui-même qui lui parle. Voici ses propres mots.
‘Ce livre n'admet point le doute, il est la direction des justes qui croient aux profondeurs de la foi, qui observent les temps de la prière, qui répandent en aumônes ce que nous avons daigné leur donner, qui sont convaincus de la révélation descendue jusqu'à toi, et envoyée aux prophètes avant toi. Que les fidèles aient une ferme assurance dans la vie à venir; qu'ils soient dirigés par leur seigneur, et ils seront heureux.
‘A l'égard des incrédules, il est égal pour eux que tu les avertisses ou non; ils ne croient pas; le sceau de l'infidélité est sur leur coeur, et sur leurs oreilles; les ténèbres couvrent leurs yeux; la punition terrible les attend.
‘Quelques-uns disent, Nous croyons en Dieu, et au dernier jour; mais au fond ils ne sont pas croyants. Ils imaginent tromper l'Eternel; ils se trompent eux-mêmes sans le savoir; l'infirmité est dans leur coeur, et Dieu même augmente cette infirmité, etc.'
On prétend que ces paroles ont cent fois plus d'énergie en arabe. Et en effet, l'Alcoran passe encore aujourd'hui pour le livre le plus élégant et le plus sublime qui ait encore été écrit dans cette langue.
Nous avons imputé à l'Alcoran une infinité de sottises qui n'y furent jamais. (Voyez l'article Arot et Marot .)
Ce fut principalement contre les Turcs devenus mahométans, que nos moines écrivirent tant de livres, lorsqu'on ne pouvait guère répondre autrement aux conquérants de Constantinople. Nos auteurs qui sont en beaucoup plus grand nombre que les janissaires, n'eurent pas beaucoup de peine à mettre nos femmes dans leur parti; ils leur persuadèrent que Mahomet ne les regardait pas comme des animaux intelligents; qu'elles étaient toutes esclaves par les lois de l'Alcoran; qu'elles ne possédaient aucun bien dans ce monde, et que dans l'autre elles n'avaient aucune part au paradis. Tout cela est d'une fausseté évidente; et tout cela a été cru fermement.
Il suffisait pourtant de lire le second et le quatrième sura [6] ou chapitre de l'Alcoran pour être détrompé; on y trouverait les lois suivantes; elles sont traduites également par Du Rier qui demeura longtemps à Constantinople, par Maracci qui n'y alla jamais, et par Salles qui vécut vingt-cinq ans parmi les Arabes.
‘N'épousez de femmes idolâtres que quand elles seront croyantes. Une servante musulmane vaut mieux que la plus grande dame idolâtre.'
‘Ceux qui font voeu de chasteté ayant des femmes, attendront quatre mois pour se déterminer.
Les femmes se comporteront envers leurs maris comme leurs maris envers elles.'
‘Vous pouvez faire un divorce deux fois avec votre femme; mais à la troisième, si vous la renvoyez, c'est pour jamais; ou vous la retiendrez avec humanité, ou vous la renverrez avec bonté. Il ne vous est pas permis de rien retenir de ce qui vous lui avez donné.'
‘Les honnêtes femmes sont obéissantes et attentives, même pendant l'absence de leurs maris. Si elles sont sages, gardez-vous de leur faire la moindre querelle; s'il en arrive une, prenez un arbitre de votre famille et un de la sienne.'
‘Prenez une femme, ou deux, ou trois, ou quatre, et jamais davantage. Mais dans la crainte de ne pouvoir agir équitablement envers plusieurs, n'en prenez qu'une. Donnez-leur un douaire convenable; ayez soin d'elles, ne leur parlez jamais qu'avec amitié.'
‘Il ne vous est pas permis d'hériter de vos femmes contre leur gré, ni de les empêcher de se marier à d'autres après le divorce pour vous emparer de leur douaire, à moins qu'elles n'aient été déclarées coupables de quelque crime.
Si vous voulez quitter votre femme pour en prendre une autre, quand vous lui auriez donné la valeur d'un talent en mariage, ne prenez rien d'elle.'
‘Il vous est permis d'épouser des esclaves, mais il est mieux de vous en abstenir.'
‘Une femme renvoyée est obligée d'allaiter son enfant pendant deux ans, et le père est obligé pendant ce temps-là de donner un entretien honnête selon sa condition. Si on sèvre l'enfant avant deux ans, il faut le consentement du père et de la mère. Si vous êtes obligé de le confier à une nourrice étrangère, vous la payerez raisonnablement.'
En voilà suffisamment pour réconcilier les femmes avec Mahomet, qui ne les a pas traitées si durement qu'on le dit. Nous ne prétendons point le justifier ni sur son ignorance, ni sur son imposture; mais nous ne pouvons le condamner sur sa doctrine d'un seul Dieu. Ces seules paroles du sura 122, Dieu est unique, éternel, il n'engendre point, il n'est point engendré, rien n'est semblable à lui . Ces paroles, dis-je, lui ont soumis l'Orient encore plus que son épée.
Au reste, cet Alcoran dont nous parlons, est un recueil de révélations ridicules et de prédications vagues et incohérentes, mais de lois très bonnes pour le pays où il vivait, et qui sont toutes encore suivies sans avoir été jamais affaiblies ou changées par des interprètes mahométans, ni par des décrets nouveaux.
Mahomet eut pour ennemis non seulement les poètes de la Mecque, mais surtout les docteurs. Ceux-ci soulevèrent contre lui les magistrats qui donnèrent décret de prise de corps contre lui, comme dûment atteint et convaincu d'avoir dit, qu'il fallait adorer Dieu et non pas les étoiles. Ce fut, comme on sait, la source de sa grandeur. Quand on vit qu'on ne pouvait le perdre, et que ses écrits prenaient faveur, on débita dans la ville qu'il n'en était pas l'auteur, ou que du moins il se faisait aider dans la composition de ses feuilles, tantôt par un savant juif, tantôt par un savant chrétien; supposé qu'il y eût alors des savants.
C'est ainsi que parmi nous on a reproché à plus d'un prélat d'avoir fait composer leurs sermons et leurs oraisons funèbres par des moines. Il y avait un père Hercule qui faisait les sermons d'un certain évêque; et quand on allait à ses sermons, on disait, allons entendre les travaux d'Hercule .
Mahomet répond à cette imputation dans son chapitre 16, à l'occasion d'une grosse sottise qu'il avait dite en chaire, et qu'on avait vivement relevée. Voici comme il se tire d'affaire.
‘Quand tu lis le Koran, adresse-toi à Dieu, afin qu'il te préserve de Satan. . . il n'a de pouvoir que sur ceux qui l'ont pris pour maître, et qui donnent des compagnons à Dieu.
‘Quand je substitue dans le Koran un verset à un autre (et Dieu sait la raison de ces changements), quelques infidèles disent, tu as forgé ces versets , mais ils ne savent distinguer le vrai d'avec le faux: dites plutôt que l'Esprit saint m'a apporté ces versets de la part de Dieu avec la vérité. . . D'autres disent plus malignement, Il y a un certain homme qui travaille avec lui à composer le Koran; mais comment cet homme à qui ils attribuent mes ouvrages pourrait-il m'enseigner, puisqu'il parle une langue étrangère, et que celle dans laquelle le Koran est écrit, est l'arabe le plus pur?'
Celui qu'on prétendait travailler avec Mahomet était un Juif Voyey l'Alcoran de Sallet , pag. 223. nommé Bensalen, ou Bensalon. Il n'est guère vraisemblable qu'un Juif eût aidé Mahomet à écrire contre les Juifs; mais la chose n'est pas impossible. Nous avons dit depuis que c'était un moine qui travaillait à l'Alcoran avec Mahomet. Les uns le nommaient Bohaïra, les autres Sergius. Il est plaisant que ce moine ait eu un nom latin et un nom arabe.
Quant aux belles disputes théologiques qui se sont élevées entre les musulmans, je ne m'en mêle pas, c'est au muphti à décider.
C'est une grande question si l'Alcoran est éternel ou s'il a été créé; les musulmans rigides le croient éternel.
On a imprimé à la suite de l'histoire de Calcondile le triomphe de la Croix ; et dans ce triomphe il est dit que l'Alcoran est arien, sabellien, carpocratien, cerdonicien, manichéen, donatiste, origénien, macédonien, ébionite. Mahomet n'était pourtant rien de tout cela; il était plutôt janséniste; car le fonds de sa doctrine est le décret absolu de la prédestination gratuite.
Il n'est plus permis de parler d'Alexandre que pour dire des choses neuves et pour détruire les fables historiques, physiques et morales, dont on a défiguré l'histoire du seul grand homme qu'on ait jamais vu parmi les conquérants de l'Asie.
Quand on a un peu réfléchi sur Alexandre, qui dans l'âge fougueux des plaisirs et dans l'ivresse des conquêtes, a bâti plus de villes que tous les autres vainqueurs de l'Asie n'en ont détruit; quand on songe que c'est un jeune homme qui a changé le commerce du monde, on trouve assez étrange que Boileau le traite de fou, de voleur de grand chemin, et qu'il propose au lieutenant de police la Reinie tantôt de le faire enfermer, et tantôt de le faire pendre:
Heureux si de son temps pour de bonnes raisons,
La Macédoine eût eu des Petites-Maisons.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Qu'on livre son pareil en France à la Reinie,
Dans trois jours nous verrons le phénix des guerriers
Laisser sur l'échafaud sa tête et ses lauriers.
Cette requête présentée dans la cour du palais au lieutenant de police, ne devait être admise ni selon la coutume de Paris, ni selon le droit des gens. Alexandre aurait excipé qu'ayant été élu à Corinthe capitaine-général de la Grèce, et étant chargé en cette qualité de venger la patrie de toutes les invasions des Perses, il n'avait fait que son devoir en détruisant leur empire; et qu'ayant toujours joint la magnanimité au plus grand courage, ayant respecté la femme et les filles de Darius ses prisonnières, il ne méritait en aucune façon ni d'être interdit, ni d'être pendu, et qu'en tout cas il appelait de la sentence du sieur de la Reinie au tribunal du monde entier.
Rollin prétend qu'Alexandre ne prit la fameuse ville de Tyr qu'en faveur des Juifs qui n'aimaient pas les Tyriens. Il est pourtant vraisemblable qu'Alexandre eut encore d'autres raisons, et qu'il était d'un très sage capitaine de ne point laisser Tyr maîtresse de la mer lorsqu'il allait attaquer l'Egypte.
Alexandre aimait et respectait beaucoup Jérusalem sans doute; mais il semble qu'il ne fallait pas dire que les Juifs donnèrent un rare exemple de fidélité et digne de l'unique peuple qui connût pour lors le vrai Dieu, en refusant des vivres à Alexandre, parce qu'ils avaient prêté serment de fidélité à Darius . On sait assez que les Juifs s'étaient toujours révoltés contre leurs souverains dans toutes les occasions: car un Juif ne devait servir sous aucun roi profane.
S'ils refusèrent imprudemment des contributions au vainqueur, ce n'était pas pour se montrer esclaves fidèles de Darius, il leur était expressément ordonné par leur loi d'avoir en horreur toutes les nations idolâtres; leurs livres ne sont remplis que d'exécrations contre elles, et de tentatives réitérées de secouer le joug.
S'ils refusèrent d'abord les contributions, c'est que les Samaritains leurs rivaux les avaient payées sans difficulté, et qu'ils crurent que Darius, quoique vaincu, était encore assez puissant pour soutenir Jérusalem contre Samarie.
Il est très faux que les Juifs fussent alors le seul peuple qui connût le vrai Dieu , comme le dit Rollin. Les Samaritains adoraient le même Dieu, mais dans un autre temple; ils avaient le même Pentateuque que les Juifs, et même en caractères hébraïques, c'est-à-dire tyriens, que les Juifs avaient perdus. Le schisme entre Samarie et Jérusalem était en petit ce que le schisme entre les Grecs et les Latins est en grand. La haine était égale des deux côtés en ayant le même fond de religion.
Alexandre après s'être emparé de Tyr par le moyen de cette fameuse digue qui fait encore l'admiration de tous les guerriers, alla punir Jérusalem qui n'était pas loin de sa route. Les Juifs conduits par leur grand-prêtre, vinrent s'humilier devant lui et donner de l'argent; car on n'apaise qu'avec de l'argent les conquérants irrités. Alexandre s'apaisa; ils demeurèrent sujets d'Alexandre ainsi que de ses successeurs. Voilà l'histoire vraie et vraisemblable.
Rollin répète un étrange conte rapporté environ quatre cents ans après l'expédition d'Alexandre par l'historien romancier, exagérateur, Flavien Joseph, à qui l'on peut pardonner de faire valoir dans toutes les occasions sa malheureuse patrie. Rollin dit donc, après Joseph, que le grand-prêtre Jaddus s'étant prosterné devant Alexandre, ce prince ayant vu le nom de Jehova gravé sur une lame d'or attachée au bonnet de Jaddus, et entendant parfaitement l'hébreu, se prosterne à son tour et adore Jaddus. Cet excès de civilité ayant étonné Parménion, Alexandre lui dit qu'il connaissait Jaddus depuis longtemps, qu'il lui était apparu il y avait dix années avec le même habit et le même bonnet, pendant qu'il rêvait à la conquête de l'Asie, conquête à laquelle il ne pensait point alors. Que ce même Jaddus l'avait exhorté à passer l'Hellespont, l'avait assuré que son Dieu marcherait à la tête des Grecs, et que ce serait le Dieu des Juifs qui le rendrait victorieux des Perses.
Ce conte de vieille serait bon dans l'histoire des Quatre fils Aymon et de Robert le diable , mais il figure mal dans celle d'Alexandre.
C'était une entreprise très utile à la jeunesse qu'une Histoire ancienne bien rédigée; il eût été à souhaiter qu'on ne l'eût point gâtée quelquefois par de telles absurdités. Le conte de Jaddus serait respectable, il serait hors de toute atteinte, s'il s'en trouvait au moins quelque ombre dans les livres sacrés; mais comme ils n'en font pas la plus légère mention, il est très permis d'en faire sentir le ridicule.
On ne peut douter qu'Alexandre n'ait soumis la partie des Indes qui est en deçà du Gange, et qui était tributaire des Perses. Monsieur Holwell qui a demeuré trente ans chez les brames de Bénarès et des pays voisins, et qui avait appris non seulement leur langue moderne, mais leur ancienne langue sacrée, nous assure que leurs annales attestent l'invasion d'Alexandre, qu'ils appellent Mahadukoit Kounha , grand brigand, grand meurtrier. Ces peuples pacifiques ne pouvaient l'appeler autrement, et il est à croire qu'ils ne donnèrent pas d'autres surnoms aux rois de Perse. Ces mêmes annales disent qu'Alexandre entra chez eux par la province qui est aujourd'hui le Candahar, et il est probable qu'il y eut toujours quelques forteresses sur cette frontière.
Ensuite Alexandre descendit le fleuve Zombodipo que les Grecs appelèrent Sind. On ne trouve pas dans l'histoire d'Alexandre un seul nom indien. Les Grecs n'ont jamais appelé de leur propre nom une seule ville, un seul prince asiatique. Ils en ont usé de même avec les Egyptiens. Ils auraient cru déshonorer la langue grecque s'ils l'avaient assujettie à une prononciation qui leur semblait barbare, et s'ils n'avaient pas nommé Memphis la ville de Moph.
Monsieur Holwell dit que les Indiens n'ont jamais connu ni de Porus, ni de Taxile; en effet ce ne sont pas là des noms indiens. Cependant, si nous en croyons nos missionnaires, il y a encore des seigneurs patanes qui prétendent descendre de Porus. Il se peut que ces missionnaires les aient flattés de cette origine, et que ces seigneurs l'aient adoptée. Il n'y a point de pays en Europe où la bassesse n'ait inventé, et la vanité n'ait reçu des généalogies plus chimériques.
Si Flavien Joseph a raconté une fable ridicule concernant Alexandre et un pontife juif, Plutarque qui écrivit longtemps après Joseph paraît ne pas avoir épargné les fables sur ce héros. Il a renchéri encore sur Quinte-Curce; l'un et l'autre prétendent qu'Alexandre, en marchant vers l'Inde, voulut se faire adorer, non seulement par les Perses, mais aussi par les Grecs. Il ne s'agit que de savoir ce qu'Alexandre, les Perses, les Grecs, Quinte-Curce, Plutarque entendaient par adorer .
Ne perdons jamais de vue la grande règle de définir les termes.
Si vous entendez par adorer invoquer un homme comme une divinité, lui offrir de l'encens et des sacrifices, lui élever des autels et des temples, il est clair qu'Alexandre ne demanda rien de tout cela. S'il voulait qu'étant le vainqueur et le maître des Perses, on le saluât à la persane, qu'on se prosternât devant lui dans certaines occasions; qu'on le traitât enfin comme un roi de Perse tel qu'il l'était, il n'y a rien là que de très raisonnable et de très commun.
Les membres des parlements de France parlent à genoux au roi dans leurs lits de justice; le tiers état parle à genoux dans les états généraux. On sert à genoux un verre de vin au roi d'Angleterre. Plusieurs rois de l'Europe sont servis à genoux à leur sacre. On ne parle qu'à genoux au Grand Mogol, à l'empereur de la Chine, à l'empereur du Japon. Les colaos de la Chine d'un ordre inférieur fléchissent les genoux devant les colaos d'un ordre supérieur; on adore le pape, on lui baise le pied droit. Aucune de ces cérémonies n'a jamais été regardée comme une adoration dans le sens rigoureux, comme un culte de latrie.
Ainsi tout ce qu'on a dit de la prétendue adoration qu'exigeait Alexandre n'est fondé que sur un équivoque. (Voyez Abus des mots .)
C'est Octave, surnommé Auguste, qui se fit réellement adorer, dans le sens le plus étroit. On lui éleva des temples et des autels; il y eut des prêtres d'Auguste. Horace lui dit positivement:
Jurandasque tuum per nomen ponimus aras .
Voilà un véritable sacrilège d'adoration; et il n'est point dit qu'on en murmurât. [7]
Les contradictions sur le caractère d'Alexandre paraîtraient plus difficiles à concilier, si on ne savait que les hommes, et surtout ceux qu'on appelle héros , sont souvent très différents d'eux-mêmes; et que la vie et la mort des meilleurs citoyens, le sort d'une province, ont dépendu plus d'une fois de la bonne ou de la mauvaise digestion d'un souverain bien ou mal conseillé.
Mais comment concilier des faits improbables rapportés d'une manière contradictoire? Les uns disent que Callisthène fut exécuté à mort et mis en croix par ordre d'Alexandre, pour n'avoir pas voulu le reconnaître en qualité de fils de Jupiter. Mais la croix n'était point un supplice en usage chez les Grecs. D'autres disent qu'il mourut longtemps après de trop d'embonpoint. Athénée prétend qu'on le portait dans une cage de fer comme un oiseau, et qu'il y fut mangé de vermine. Démêlez dans tous ces récits la vérité, si vous pouvez.
Il y a des aventures que Quinte-Curce suppose être arrivées dans une ville, et Plutarque dans une autre; et ces deux villes se trouvent éloignées de cinq cents lieues. Alexandre saute tout armé et tout seul du haut d'une muraille dans une ville qu'il assiégeait; elle était auprès du Candahar selon Quinte-Curce, et près de l'embouchure de l'Indus suivant Plutarque.
Quand il est arrivé sur les côtes du Malabar, ou vers le Gange, (il n'importe) il n'y a qu'environ neuf cents milles d'un endroit à l'autre, il fait saisir dix philosophes indiens, que les Grecs appelaient gymnosophistes , et qui étaient nus comme des singes. Il leur propose des questions dignes du Mercure galant de Visé, leur promettant bien sérieusement que celui qui aurait le plus mal répondu, serait pendu le premier, après quoi les autres suivraient en leur rang.
Cela ressemble à Nabucodonosor qui voulait absolument tuer ses mages, s'ils ne devinaient pas un de ses songes qu'il avait oublié; ou bien au calife des Mille et une nuits qui devait étrangler sa femme dès qu'elle aurait fini son conte. Mais c'est Plutarque qui rapporte cette sottise, il faut la respecter; il était Grec.
On peut placer ce conte avec celui de l'empoisonnement d'Alexandre par Aristote; car Plutarque nous dit qu'on avait entendu dire à un certain Agnotémis, qu'il avait entendu dire au roi Antigone qu'Aristote avait envoyé une bouteille d'eau de Nonacris ville d'Arcadie; que cette eau était si froide qu'elle tuait sur-le-champ ceux qui en buvaient: qu'Antipâtre envoya cette eau dans une corne d'un pied de mulet; qu'elle arriva toute fraîche à Babilone; qu'Alexandre en but, et qu'il en mourut au bout de six jours d'une fièvre continue.
Il est vrai que Plutarque doute de cette anecdote. Tout ce qu'on peut recueillir de bien certain, c'est qu'Alexandre à l'âge de vingt-quatre ans avait conquis la Perse par trois batailles; qu'il eut autant de génie que de valeur; qu'il changea la face de l'Asie, de la Grèce, de l'Egypte, et celle du commerce du monde; et qu'enfin Boileau ne devait pas tant se moquer de lui, attendu qu'il n'y a pas d'apparence que Boileau en eût fait autant en si peu d'années. Voyez l'article Histoire .
Plus de vingt villes portent le nom d'Alexandrie, toutes bâties par Alexandre, et par ses capitaines qui devinrent autant de rois. Ces villes sont autant de monuments de gloire, bien supérieurs aux statues que la servitude érigea depuis au pouvoir; mais la seule de ces villes qui ait attiré l'attention de tout l'hémisphère par sa grandeur et ses richesses, est celle qui devint la capitale de l'Egypte. Ce n'est plus qu'un monceau de ruines. On sait assez que la moitié de cette ville est dans un autre endroit vers la mer. La tour du phare, qui était une des merveilles du monde, n'existe plus.
La ville fut toujours très florissante sous les Ptolomées et sous les Romains. Elle ne dégénéra point sous les Arabes: les mameluks et les Turcs, qui la conquirent tour à tour avec le reste de l'Egypte, ne la laissèrent point dépérir. Les Turcs même lui conservèrent un reste de grandeur; elle ne tomba que lorsque le passage du cap de Bonne-Espérance ouvrit à l'Europe le chemin de l'Inde, et changea le commerce du monde qu'Alexandre avait changé, et qui avait changé plusieurs fois avant Alexandre.
Ce qui est à remarquer dans les Alexandrins sous toutes les dominations, c'est leur industrie jointe à la légèreté; leur amour des nouveautés avec l'application au commerce et à tous les travaux qui le font fleurir; leur esprit contentieux et querelleur avec peu de courage; leur superstition, leur débauche, tout cela n'a jamais changé.
La ville fut peuplée d'Egyptiens, de Grecs et de Juifs, qui tous de pauvres qu'ils étaient auparavant devinrent riches par le commerce. L'opulence y introduisit les beaux-arts, le goût de la littérature, et par conséquent celui de la dispute.
Les Juifs y bâtirent un temple magnifique, ainsi qu'ils en avaient un autre à Bubaste; ils y traduisirent leurs livres en grec qui était devenu la langue du pays. Les chrétiens y eurent de grandes écoles. Les animosités furent si vives entre les Egyptiens naturels, les Grecs, les Juifs et les chrétiens, qu'ils s'accusaient continuellement les uns les autres auprès du gouverneur; et ces querelles n'étaient pas son moindre revenu. Les séditions mêmes furent fréquentes et sanglantes. Il y en eut une sous l'empire de Caligula, dans laquelle les Juifs, qui exagèrent tout, prétendent que la jalousie de religion et de commerce leur coûta cinquante mille hommes que les Alexandrins égorgèrent.
Le christianisme que les Panthènes, les Origènes, les Cléments, avaient établi, et qu'ils avaient fait admirer par leurs moeurs, y dégénéra au point qu'il ne fut plus qu'un esprit de parti. Les chrétiens prirent les moeurs des Egyptiens. L'avidité du gain l'emporta sur la religion; et tous les habitants divisés entre eux n'étaient d'accord que dans l'amour de l'argent.
Tom. II, pag. 406. C'est le sujet de cette fameuse lettre de l'empereur Adrien au consul Servianus, rapportée par Vopiscus.
‘J'ai vu cette Egypte que vous me vantiez tant, mon cher Servien; je la sais tout entière par coeur; cette nation est légère, incertaine, elle vole au changement. Les adorateurs de Sérapis se font chrétiens; ceux qui sont à la tête de la religion du Christ se font dévots à Sérapis. Il n'y a point d'archi-rabbin juif, point de Samaritain, point de prêtre chrétien qui ne soit astrologue ou devin, ou baigneur (c'est-à-dire entremetteur). Quand le patriarche grec [8] vient en Egypte, les uns s'empressent auprès de lui pour lui faire adorer Sérapis, les autres le Christ. Ils sont tous très séditieux, très vains, très querelleurs. La ville est commerçante, opulente, peuplée; personne n'y est oisif; les uns y soufflent le verre, les autres fabriquent le papier. Ils semblent être de tout métier, et en sont en effet. La goutte aux pieds et aux mains même ne les peut réduire à l'oisiveté. Les aveugles y travaillent; l'argent est un dieu que les chrétiens, les Juifs et tous les hommes servent également.'
Voici le texte latin de cette lettre.
Adrianus Augustus Serviano Cos. V o
AEgyptum quam mihi laudabas, Serviane carissime, totam didici, levem, pendulam, et ad omnia famae monumenta volitantem. Illi qui Serapin colunt, christiani sunt; et devoti sunt Serapi, qui se Christi episcopos dicunt. Nemo illic archisynagogus Judaeorum, nemo Samarites, nemo christianorum presbyter, non mathematicus, non aruspex, non aliptes. Ipse ille patriarcha quùm AEgyptum venerit, ab aliis Serapidem adorare, ab aliis cogitur Christum. Genus hominis seditiosissimum, vanissimum, injuriosissimum. Civitas opulenta, dives, foecunda, in quâ nemo vivat otiosus. Alii vitrum conflant, ab aliis charta conficitur; omnes certè lymphiones cujuscumque artis et videntur et habentur. Podagrosi quod agant habent; coeci quod agant habent, coeci quod faciant; ne chiragri quidem apud eos otiosi vivunt. Unus illis deus est, hunc christiani, hunc Judaei, hunc omnes venerantur et gentes.
Cette lettre d'un empereur aussi connu par son esprit que par sa valeur, fait voir en effet que les chrétiens, ainsi que les autres, s'étaient corrompus dans cette ville du luxe et de la dispute: mais les moeurs des premiers chrétiens n'avaient pas dégénéré partout; et quoiqu'ils eussent le malheur d'être dès longtemps partagés en différentes sectes qui se détestaient et s'accusaient mutuellement, les plus violents ennemis du christianisme étaient forcés d'avouer qu'on trouvait dans son sein les âmes les plus pures et les plus grandes; il en est même encore aujourd'hui dans des villes plus effrénées et plus folles qu'Alexandrie.
La philosophie est le principal objet de ce dictionnaire. Ce n'est pas en géographes que nous parlerons d'Alger, mais pour faire remarquer que le premier dessein de Louis XIV, lorsqu'il prit les rênes de l'Etat, fut de délivrer l'Europe chrétienne des courses Voyez l'expédition de Gigeri, par Pélisson. continuelles des corsaires de Barbarie. Ce projet annonçait une grande âme. Il voulait aller à la gloire par toutes les routes. On peut même s'étonner qu'avec l'esprit d'ordre qu'il mit dans sa cour, dans les finances et dans les affaires, il eut je ne sais quel goût d'ancienne chevalerie qui le portait à des actions généreuses et éclatantes, qui tenaient même un peu du romanesque. Il est très certain que Louis XIV tenait de sa mère beaucoup de cette galanterie espagnole noble et délicate, et beaucoup de cette grandeur, de cette passion pour la gloire, de cette fierté qu'on voit dans les anciens romans. Il parlait de se battre avec l'empereur Léopold comme les chevaliers qui cherchaient les aventures. Sa pyramide érigée à Rome, la préséance qu'il se fit céder, l'idée d'avoir un port auprès d'Alger pour brider ses pirateries, étaient encore de ce genre. Il y était encore excité par le pape Alexandre VII, et le cardinal Mazarin avant sa mort lui avait inspiré ce dessein. Il avait même longtemps balancé s'il irait à cette expédition en personne à l'exemple de Charles-Quint; mais il n'avait pas assez de vaisseaux pour exécuter une si grande entreprise, soit par lui-même, soit par ses généraux. Elle fut infructueuse et devait l'être. Du moins elle aguerrit sa marine, et fit attendre de lui quelques-unes de ces actions nobles et héroïques auxquelles la politique ordinaire n'était point accoutumée, telles que les secours désintéressés donnés aux Vénitiens assiégés dans Candie, et aux Allemands pressés par les armes ottomanes à St Godhart.
Les détails de cette expédition d'Afrique se perdent dans la foule des guerres heureuses ou malheureuses faites avec politique ou avec imprudence, avec équité ou avec injustice. Rapportons seulement cette lettre écrite il y a quelques années à l'occasion des pirateries d'Alger.
‘Il est triste, Monsieur, qu'on n'ait point écouté les propositions de l'ordre de Malthe, qui offrait, moyennant un subside médiocre de chaque Etat chrétien, de délivrer les mers des pirates d'Alger, de Maroc et de Tunis. Les chevaliers de Malthe seraient alors véritablement les défenseurs de la chrétienté. Les Algériens n'ont actuellement que deux vaisseaux de cinquante canons, et cinq d'environ quarante; quatre de trente. Le reste ne doit pas être compté.
‘Il est honteux qu'on voie tous les jours leurs petites barques enlever nos vaisseaux marchands dans toute la Méditerranée. Ils croisent même jusqu'aux Canaries et jusqu'aux Açores.
‘Leurs milices composées d'un ramas de nations, anciens Mauritaniens, anciens Numides, Arabes, Turcs, Nègres même, s'embarquent presque sans équipage sur des chebecs de dix-huit à vingt pièces de canon; ils infectent toutes nos mers comme des vautours qui attendent une proie. S'ils voient un vaisseau de guerre ils s'enfuient; s'ils voient un vaisseau marchand ils s'en emparent; nos amis, nos parents, hommes et femmes deviennent esclaves; et il faut aller supplier humblement les barbares de daigner recevoir notre argent pour nous rendre leurs captifs.
‘Quelques Etats chrétiens ont la honteuse prudence de traiter avec eux, et de leur fournir des armes avec lesquelles ils nous dépouillent. On négocie avec eux en marchands, et ils négocient en guerriers.
‘Rien ne serait plus aisé que de réprimer leurs brigandages; on ne le fait pas. Mais que de choses seraient utiles et aisées qui sont négligées absolument! La nécessité de réduire ces pirates est reconnue dans les conseils de tous les princes, et personne ne l'entreprend. Quand les ministres de plusieurs cours en parlent par hasard ensemble, c'est le conseil tenu contre les chats.
‘Les religieux de la rédemption des captifs sont la plus belle institution monastique; mais elle est bien honteuse pour nous. Le royaume de Fez, Alger, Tunis, n'ont point de marabouts de la rédemption des captifs . C'est qu'ils nous prennent beaucoup de chrétiens, et nous ne leur prenons guère de musulmans.
‘Ils sont cependant plus attachés à leur religion que nous à la nôtre. Car jamais aucun Turc, aucun Arabe ne se fait chrétien; et ils ont chez eux mille renégats qui même les servent dans leurs expéditions. Un Italien nommé Pelégini était en 1712 général des galères d'Alger. Le miramolin, le bey, le dey, ont des chrétiennes dans leurs sérails; et nous n'avons eu que deux filles turques qui aient eu des amants à Paris.
‘La milice d'Alger ne consiste qu'en douze mille hommes de troupes réglées, mais tout le reste est soldat, et c'est ce qui rend la conquête de ce pays si difficile. Cependant les Vandales les subjuguèrent aisément, et nous n'osons les attaquer, etc.'
Il est peu important de savoir si almanach vient des anciens Saxons qui ne savaient pas lire, ou des Arabes qui étaient en effet astronomes, et qui connaissaient un peu le cours des astres, tandis que les peuples d'Occident étaient plongés dans une ignorance égale à leur barbarie. Je me borne ici à une petite observation.
Qu'un philosophe indien embarqué à Meliapour vienne à Bayonne; je suppose que ce philosophe a du bon sens, ce qui est rare, dit-on, chez les savants de l'Inde; je suppose qu'il est défait des préjugés de l'école, ce qui était rare partout il y a quelques années, et qu'il ne croit point aux influences des astres; je suppose qu'il rencontre un sot dans nos climats, ce qui ne serait pas si rare.
Notre sot pour le mettre au fait de nos arts et de nos sciences, lui fait présent d'un almanach de Liége composé par Matthieu Lansberge, et du Messager boiteux d'Antoine Souci astrologue et historien, imprimé tous les ans à Bâle, et dont il se débite vingt mille exemplaires en huit jours. Vous y voyez une belle figure d'homme entourée des signes du zodiaque avec des indications certaines qui vous démontrent que la balance préside aux fesses, le bélier à la tête, les poissons aux pieds, ainsi du reste.
Chaque jour de la lune vous enseigne quand il faut prendre du baume de vie du sieur Le Lièvre, ou des pilules du sieur Keyser, ou vous pendre au col un sachet de l'apothicaire Arnoud, vous faire saigner, vous faire couper les ongles, sevrer vos enfants, planter, semer, aller en voyage, ou chausser des souliers neufs. L'Indien en écoutant ces leçons fera bien de dire à son conducteur qu'il ne prendra pas de ses almanachs.
Pour peu que l'imbécile qui dirige notre Indien lui fasse voir quelques-unes de nos cérémonies réprouvées de tous les sages, et tolérées en faveur de la populace par mépris pour elle; le voyageur qui verra ces momeries suivies d'une danse de tambourin, ne manquera pas d'avoir pitié de nous: il nous prendre pour des fous qui sont assez plaisants, et qui ne sont pas absolument cruels. Il mandera au président du grand collège de Bénarès que nous n'avons pas le sens commun, mais que si sa paternité veut envoyer chez nous des personnes éclairées et discrètes, on pourra faire quelque chose de nous moyennant la grâce de Dieu.
C'est ainsi précisément que nos premiers missionnaires, et surtout St François Xavier, en usèrent avec les peuples de la presqu'île de l'Inde. Ils se trompèrent encore plus lourdement sur les usages des Indiens, sur leurs sciences, leurs opinions, leurs moeurs et leur culte. C'est une chose très curieuse de lire les relations qu'ils écrivirent. Toute statue est pour eux le diable; toute assemblée est un sabbat; toute figure symbolique est un talisman; tout brachmane est un sorcier; et là-dessus ils font des lamentations qui ne finissent point. Ils espèrent que la moisson sera abondante . Ils ajoutent par une métaphore peu congrue, qu'ils travailleront efficacement à la vigne du Seigneur , dans un pays où l'on n'a jamais connu le vin. C'est ainsi à peu près que chaque nation a jugé non seulement des peuples éloignés, mais de ses voisins.
Les Chinois passent pour les plus anciens faiseurs d'almanachs. Le plus beau droit de l'empereur de la Chine est d'envoyer son calendrier à ses vassaux et à ses voisins. S'ils ne l'acceptaient pas, ce serait une bravade pour laquelle on ne manquerait pas de leur faire la guerre comme on la faisait en Europe aux seigneurs qui refusaient l'hommage.
Si nous n'avons que douze constellations, les Chinois en ont vingt-huit, et leurs noms n'ont pas le moindre rapport aux nôtres; preuve évidente qu'ils n'ont rien pris du zodiaque chaldéen que nous avons adopté: mais s'ils ont une astronomie tout entière depuis plus de quatre mille ans, ils ressemblent à Matthieu Lansberge et à Antoine Souci par les belles prédictions, et par les secrets pour la santé dont ils farcissent leur almanach impérial. Ils divisent le jour en dix mille minutes, et savent à point nommé quelle minute est favorable ou funeste. Lorsque l'empereur Cam-hi voulut charger les missionnaires jésuites de faire l'almanach, ils s'en excusèrent d'abord, dit-on, sur les superstitions extravagantes Voyez Duhalde et Parennin. dont il faut le remplir. Je crois beaucoup moins que vous aux superstitions , leur dit l'empereur, faites-moi seulement un bon calendrier, et laissez mes savants y mettre toutes leurs fadaises .
L'ingénieux auteur de la Pluralité des mondes , se moque des Chinois, qui voient, dit-il, des mille étoiles tomber à la fois dans la mer. Il est très vraisemblable que l'empereur Cam-hi s'en moquait tout autant que Fontenelle. Quelque messager boiteux de la Chine s'était égayé apparemment à parler de ces feux follets comme le peuple, et à les prendre pour des étoiles. Chaque pays a ses sottises. Toute l'antiquité a fait coucher le soleil dans la mer; nous y avons envoyé les étoiles fort longtemps. Nous avons cru que les nuées touchaient au firmament, que le firmament était fort dur, et qu'il portait un réservoir d'eau. Il n'y a pas bien longtemps qu'on sait dans les villes que le fil de la vierge, qu'on trouve souvent dans la campagne, est un fil de toile d'araignée. Ne nous moquons de personne. Songeons que les Chinois avaient des astrolabes et des sphères avant que nous sussions lire; et que s'ils n'ont pas poussé fort loin leur astronomie, c'est par le même respect pour les anciens que nous avons eu pour Aristote.
Il est consolant de savoir que le peuple romain, populus late rex , fut en ce point fort au-dessous de Matthieu Lansberge et du Messager boiteux , et des astrologues de la Chine, jusqu'au temps où Jules César réforma l'année romaine que nous tenons de lui, et que nous appelons encore de son nom Calendrier Julien , quoique nous n'ayons pas de calendes, et quoi qu'il ait été obligé de le réformer lui-même.
Les premiers Romains avaient d'abord une année de dix mois faisant trois cent quatre jours; cela n'était ni solaire, ni lunaire; cela n'était que barbare. On fit ensuite l'année romaine de trois cent cinquante-cinq jours, autre mécompte que l'on corrigea comme on put, et qu'on corrigea si mal, que du temps de César les fêtes d'été se célébraient en hiver. Les généraux romains triomphaient toujours; mais ils ne savaient pas quel jour ils triomphaient.
César réforma tout, il sembla gouverner le ciel et la terre.
Je ne sais par quelle condescendance pour les coutumes romaines il commença l'année au temps où elle ne commence point, huit jours après le solstice d'hiver. Toutes les nations de l'empire romain se soumirent à cette innovation. Les Egyptiens qui étaient en possession de donner la loi en fait d'almanachs, la reçurent; mais tous ces différents peuples ne changèrent rien à la distribution de leurs fêtes. Les Juifs, comme les autres, célébrèrent leurs nouvelles lunes, leur Phasé ou Pascha le quatorzième jour de la lune de Mars, qu'on appelle la lune rousse ; et cette époque arrivait souvent en avril; leur pentecôte cinquante jours après le Phasé ; la fête des cornets ou trompettes le premier jour de juillet; celle des tabernacles au quinze du même mois, et celle du grand sabbat sept jours après.
Les premiers chrétiens suivirent le comput de l'empire; ils comptèrent par calendes, nones, et ides avec leurs maîtres; ils reçurent l'année bissextile que nous avons encore et qu'il a fallu corriger dans le seizième siècle de notre ère vulgaire, et qu'il faudra corriger un jour, mais ils se conformèrent aux Juifs pour la célébration de leurs grandes fêtes.
Ils déterminèrent d'abord leur Pâque au quatorze de la lune rousse, jusqu'au temps où le concile de Nicée la fixa au dimanche qui suivait. Ceux qui la célébraient le quatorze furent déclarés hérétiques, et les deux partis se trompèrent dans leur calcul.
Voyez Calendrier romain pag. 101 et suiv. Les fêtes de la Ste Vierge furent substituées autant qu'on le put aux nouvelles lunes ou néoménies; l'auteur du Calendrier romain dit que la raison en est prise du verset des cantiques pulcra ut luna , belle comme la lune. Mais par cette raison ses fêtes devaient arriver le dimanche; car il y a dans le même verset electa ut sol , choisie comme le soleil.
Les chrétiens gardèrent aussi la Pentecôte. Elle fut fixée comme celle des Juifs précisément cinquante jours après Pâques. Le même auteur prétend que les fêtes de patron remplacèrent celles des tabernacles.
Il ajoute que la St Jean n'a été portée au 24 de juin que parce que les jours commencent alors à diminuer, et que St Jean avait dit en parlant de Jésus-Christ, il faut qu'il croisse et que je diminue. Oportet illum crescere me autem minui .
Ce qui est très singulier, et ce qui a été remarqué ailleurs, c'est cette ancienne coutume d'allumer un grand feu le jour de la St Jean, qui est le temps le plus chaud de l'année. On a prétendu que c'était une très vieille coutume pour faire souvenir de l'ancien embrasement de la terre qui en attendait un second.
Le même auteur du Calendrier assure que la fête de l'Assomption est placée au 15 du mois d'auguste nommé par nous août , parce que le soleil est alors dans le signe de la vierge.
Il certifie aussi que St Mathias n'est fêté au mois de février que parce qu'il fut intercalé parmi les douze apôtres, comme on intercale un jour en février dans les années bissextiles.
Il y aurait peut-être dans ces imaginations astronomiques de quoi faire rire l'Indien dont nous venons de parler; cependant l'auteur était le maître de mathématiques du dauphin fils de Louis XIV, et d'ailleurs un ingénieur et un officier très estimable.
Le pis de nos calendriers est de placer toujours les équinoxes et les solstices où ils ne sont point, de dire le soleil entre dans le bélier quand il n'y entre point, de suivre l'ancienne routine erronée.
Un almanach de l'année passée nous trompe l'année présente, et tous nos calendriers sont des almanachs des siècles passés.
Pourquoi dire que le soleil est dans le bélier quand il est dans le taureau? pourquoi ne pas faire au moins comme on fait dans les sphères célestes, où l'on distingue les signes véritables des anciens signes devenus faux?
Il eût été très convenable non seulement de commencer l'année au point précis du solstice d'hiver ou de l'équinoxe du printemps, mais encore de mettre tous les signes à leur véritable place. Car étant démontré que le soleil répond à la constellation du taureau quand on le dit dans le bélier, et qu'il sera ensuite dans les gémeaux, et successivement dans toutes les constellations suivantes au temps de l'équinoxe du printemps, il faudrait faire dès à présent ce qu'on sera obligé de faire un jour, lorsque l'erreur devenue plus grande sera plus ridicule. Il en est ainsi de cent erreurs sensibles. Nos enfants les corrigeront, dit-on; mais vos pères en disaient autant de vous. Pourquoi donc ne vous corrigez-vous pas? Voyez dans la grande Encyclopédie Année, Kalendrier, Précession des équinoxes , et tous les articles concernant ces calculs. Ils sont de main de maître.
Ce mot peut être de quelque utilité dans la connaissance des étymologies, et faire voir que les peuples les plus barbares peuvent fournir des expressions aux peuples les plus polis, quand ces nations sont voisines.
Voyez le Dictionnaire de Ménage au mot Alauda . Alouette , anciennement alou , était un terme gaulois, dont les Latins firent alauda . Suétone et Pline en conviennent. César composa une légion de Gaulois, à laquelle il donna le nom d'alouette: vocabulo quoque gallico alauda appellabatur . Elle le servit très bien dans les guerres civiles; et César pour récompense donna le droit de citoyen romain à chaque légionnaire.
On peut seulement demander comment les Romains appelaient une alouette avant de lui avoir donné un nom gaulois; ils l'appelaient galerita . Une légion de César fit bientôt oublier ce nom.
De telles étymologies ainsi avérées doivent être admises. Mais quand un professeur arabe veut absolument qu' aloyau vienne de l'arabe, il est difficile de le croire. C'est une maladie chez plusieurs étymologistes, de vouloir persuader que la plupart des mots gaulois sont pris de l'hébreu; il n'y a guère d'apparence que les voisins de la Loire et de la Seine voyageassent beaucoup dans les anciens temps chez les habitants de Sichem et de Galgala qui n'aimaient pas les étrangers; ni que les Juifs se fussent habitués dans l'Auvergne et dans le Limousin, à moins qu'on ne prétende que les dix tribus dispersées et perdues ne soient venues nous enseigner leur langue.
Quelle énorme perte de temps, et quel excès de ridicule de trouver l'origine de nos termes les plus communs et les plus nécessaires, dans le phénicien et le chaldéen! Un homme s'imagine que notre mot dôme vient du samaritain doma , qui signifie, dit-on, meilleur . Un autre rêveur assure que le mot badin est pris d'un terme hébreu qui signifie astrologue ; et le Dictionnaire de Trévoux ne manque pas de faire honneur de cette découverte à son auteur.
N'est-il pas plaisant de prétendre que le mot habitation vient du mot beth hébreu? que kir en bas breton signifiait autrefois ville ? que le même kir en hébreu voulait dire mur ; et que par conséquent les Hébreux ont donné le nom de ville aux premiers hameaux des Bas-Bretons? Ce serait un plaisir de voir les étymologistes aller fouiller dans les ruines de la tour de Babel, pour y trouver l'ancien langage celtique, gaulois et toscan, si la perte d'un temps consumé si misérablement n'inspirait pas la pitié.
On a vu souvent des femmes vigoureuses et hardies combattre comme les hommes; l'histoire en fait mention; car sans compter une Sémiramis, une Tomiris, une Panthézilée, qui sont peut-être fabuleuses, il est certain qu'il y avait beaucoup de femmes dans les armées des premiers califes.
C'était surtout dans la tribu des Homérites une espèce de loi dictée par l'amour et par le courage, que les épouses secourussent et vengeassent leurs maris, et les mères leurs enfants dans les batailles.
Lorsque le célèbre capitaine Dérar combattait en Syrie contre les généraux de l'empereur Héraclius du temps du calife Abubécre successeur de Mahomet, Pierre qui commandait dans Damas avait pris dans ses courses plusieurs musulmanes avec quelque butin, il les conduisait à Damas; parmi ces captives était la soeur de Dérar lui-même. L'histoire arabe d'Alvakedi traduite par Okley, dit qu'elle était parfaitement belle, et que Pierre en devint épris; il la ménageait dans la route, et épargnait de trop longues traites à ses prisonnières. Elles campaient dans une vaste plaine sous des tentes gardées par des troupes un peu éloignées. Caulah, c'était le nom de cette soeur de Dérar, propose à une de ses compagnes nommée Oferra, de se soustraire à la captivité; elle lui persuade de mourir plutôt que d'être les victimes de la lubricité des chrétiens; le même enthousiasme musulman saisait toutes ces femmes; elles s'arment des piquets ferrés de leurs tentes, de leurs couteaux, espèces de poignards qu'elles portent à la ceinture; et forment un cercle comme les vaches se serrent en rond les unes contre les autres, et présentent leurs cornes aux loups qui les attaquent. Pierre ne fit d'abord qu'en rire; il avance vers ces femmes; il est reçu à grands coups de bâtons ferrés; il balance longtemps à user de la force; enfin il s'y résout, et les sabres étaient déjà tirés, lorsque Dérar arrive, met les Grecs en fuite, délivre sa soeur et toutes les captives.
Rien ne ressemble plus à ces temps qu'on nomme héroïques , chantés par Homère; ce sont les mêmes combats singuliers à la tête des armées, les combattants se parlent souvent assez longtemps avant que d'en venir aux mains; et c'est ce qui justifie Homère sans doute.
Thomas gouverneur de Syrie, gendre d'Héraclius, attaque Sergiabil dans une sortie de Damas; il fait d'abord une prière à Jésus-Christ: ‘Injuste agresseur, dit-il ensuite à Sergiabil, tu ne résisteras pas à Jésus mon Dieu, qui combattra pour les vengeurs de sa religion.
‘Tu profères un mensonge impie, lui répond Sergiabil; Jésus n'est pas plus grand devant Dieu qu'Adam: Dieu l'a tiré de la poussière: il lui a donné la vie comme à un autre homme: et après l'avoir laissé quelque temps sur la terre il l'a enlevé au ciel'.[9]
Après de tels discours le combat commence; Thomas tire une flèche qui va blesser le jeune Aban fils de Saïb à côté du vaillant Sergiabil; Aban tombe, et expire, la nouvelle en vole à sa jeune épouse qui n'était unie à lui que depuis quelques jours. Elle ne pleure point, elle ne jette point de cris; mais elle court sur le champ de bataille, le carquois sur l'épaule et deux flèches dans les mains; de la première qu'elle tire elle jette par terre le porte-étendard des chrétiens; les Arabes s'en saisissent en criant allah acbar ; de la seconde elle perce un oeil de Thomas qui se retire tout sanglant dans la ville.
L'histoire arabe est pleine de ces exemples; mais elle ne dit point que ces femmes guerrières se brûlassent le téton droit pour mieux tirer de l'arc, encore moins qu'elles vécussent sans hommes; au contraire elles s'exposaient dans les combats pour leurs maris ou pour leurs amants, et de cela même on doit conclure que loin de faire des reproches à l'Arioste et au Tasse d'avoir introduit tant d'amantes guerrières dans leurs poèmes, on doit les louer d'avoir peint des moeurs vraies et intéressantes.
Il y eut en effet, du temps de la folie des croisades, des femmes chrétiennes qui partagèrent avec leurs maris les fatigues et les dangers: cet enthousiasme fut porté au point que les Génoises entreprirent de se croiser, et d'aller former en Palestine des bataillons de jupes et de cornettes; elles en firent un voeu dont elles furent relevées par un pape plus sage qu'elles.
Marguerite d'Anjou, femme de l'infortuné Henri VI roi d'Angleterre, donna dans une guerre plus juste des marques d'une valeur héroïque; elle combattit elle-même dans dix batailles pour délivrer son mari. L'histoire n'a point d'exemple avéré d'un courage plus grand ni plus constant dans une femme.
Elle avait été précédée par la célèbre comtesse de Montfort en Bretagne. ‘Cette princesse (dit d'Argentré) était vertueuse outre tout naturel de son sexe; vaillante de sa personne autant que nul homme: elle montait à cheval, elle le maniait mieux que nul écuyer; elle combattait à la main; elle courait, donnait parmi une troupe d'hommes d'armes comme le plus vaillant capitaine; elle combattait par mer et par terre tout de même assurance, etc.'
On la voyait parcourir, l'épée à la main, ses Etats envahis par son compétiteur Charles de Blois. Non seulement elle soutint deux assauts sur la brèche d'Hennebon armée de pied en cap, mais elle fondit sur le camp des ennemis suivie de cinq cents hommes, y mit le feu et le réduisit en cendre.
Les exploits de Jeanne d'Arc, si connue sous le nom de la Pucelle d'Orléans, sont moins étonnants que ceux de Marguerite d'Anjou et de la comtesse de Montfort. Ces deux princesses ayant été élevées dans la mollesse des cours, et Jeanne d'Arc dans le rude exercice des travaux de la campagne, il était plus singulier et plus beau de quitter sa cour que sa chaumière pour les combats.
L'héroïne qui défendit Beauvais est peut-être supérieure à celle qui fit lever le siège d'Orléans; elle combattit tout aussi bien, et ne se vanta ni d'être pucelle ni d'être inspirée. Ce fut en 1472 quand l'armée bourguignonne assiégeait Beauvais. Jeanne Hachette à la tête de plusieurs femmes soutint longtemps un assaut, arracha l'étendard qu'un officier des ennemis allait arborer sur la brèche; jeta le porte-étendard dans le fossé, et donna le temps aux troupes du roi d'arriver pour secourir la ville. Ses descendants ont été exemptés de la taille; faible et honteuse récompense. Les femmes et les filles de Beauvais sont plus flattées d'avoir le pas sur les hommes à la procession le jour de l'anniversaire. Toute marque publique d'honneur encourage le mérite; et l'exemption de la taille n'est qu'une preuve qu'on doit être assujetti à cette servitude par le malheur de sa naissance.
Mlle de la Charse de la maison de la Tour du Pin-Gouvernet, se mit en 1693 à la tête des communes en Dauphiné, et repoussa les Barbets qui faisaient une irruption. Le roi lui donna une pension comme à un brave officier. L'ordre militaire de St Louis n'était pas encore institué.
Il n'est presque point de nation qui ne se glorifie d'avoir de pareilles héroïnes; le nombre n'en est pas grand; la nature semble avoir donné aux femmes une autre destination. On a vu, mais rarement, des femmes s'enrôler parmi les soldats. En un mot, chaque peuple a eu des guerrières: mais le royaume des Amazones sur les bords du Thermodon n'est qu'une fiction poétique, comme presque tout ce que l'antiquité raconte.
L'article Ame , et tous les articles qui tiennent à la métaphysique, doivent commencer par une soumission sincère aux dogmes indubitables de l'Eglise. La révélation vaut mieux sans doute que toute la philosophie. Les systèmes exercent l'esprit; mais la foi l'éclaire et le guide.
Ne prononce-t-on pas souvent des mots dont nous n'avons qu'une idée très confuse, ou même dont nous n'en avons aucune? Le mot d' âme n'est-il pas dans ce cas? Lorsque la languette, ou la soupape d'un soufflet est dérangée, et que l'air qui est entré dans la capacité du soufflet en sort par quelque ouverture survenue à cette soupape, qu'il n'est plus comprimé contre les deux palettes, et qu'il n'est pas poussé avec violence vers le foyer qu'il doit allumer, les servantes disent: l'âme du soufflet est crevée . Elles n'en savent pas davantage; et cette question ne trouble point leur tranquillité.
Le jardinier prononce le mot d' âme des plantes , et les cultive très bien sans savoir ce qu'il entend par ce terme.
Le luthier pose, avance ou recule l' âme d'un violon sous le chevalet, dans l'intérieur des deux tables de l'instrument; un chétif morceau de bois de plus ou de moins lui donne ou lui ôte une âme harmonieuse.
Nous avons plusieurs manufactures dans lesquelles les ouvriers donnent la qualification d' âme à leurs machines. Jamais on ne les entend disputer sur ce mot; il n'en est pas ainsi des philosophes.
Le mot d' âme parmi nous signifie en général ce qui anime. Nos devanciers les Celtes donnaient à leur âme le nom de seel , dont les Anglais ont fait le mot soul , les Allemands seel ; et probablement les anciens Teutons et les anciens Bretons n'eurent point de querelles dans les universités pour cette expression.
Les Grecs distinguaient trois sortes d'âmes; psyché qui signifiait l'âme sensitive, l'âme des sens ; et voilà pourquoi l'Amour, enfant d'Aphrodite, eut tant de passion pour Psiché, et que Psiché l'aima si tendrement: pneuma , le souffle qui donnait la vie et le mouvement à toute la machine, et que nous avons traduit par spiritus , esprit; mot vague auquel on a donné mille acceptions différentes; et enfin nous , l'intelligence .
Nous possédions donc trois âmes sans avoir la plus légère Somme de St Thomas édition de Lyon 1738. notion d'aucune. St Thomas d'Aquin admet ces trois âmes en qualité de péripatéticien; et distingue chacune de ces trois âmes en trois parties.
Psyché était dans la poitrine. Pneuma se répandait dans tout le corps; et nous était dans la tête. Il n'y a point eu d'autre philosophie dans nos écoles jusqu'à nos jours; et malheur à tout homme qui aurait pris une de ces âmes pour l'autre.
Dans ce chaos d'idées il y avait pourtant un fondement. Les hommes s'étaient bien aperçus que dans leurs passions d'amour, de colère, de crainte, il s'excitait des mouvements dans leurs entrailles. Le foie et le coeur furent le siège des passions. Lorsqu'on pense profondément, on sent une contention dans les organes de la tête. Donc l'âme intellectuelle est dans le cerveau. Sans respiration point de végétation, point de vie; donc l'âme végétative est dans la poitrine qui reçoit le souffle de l'air.
Lorsque les hommes virent en songe leurs parents ou leurs amis morts, il fallut bien chercher ce qui leur était apparu. Ce n'était pas le corps qui avait été consumé sur un bûcher, ou englouti dans la mer, et mangé des poissons. C'était pourtant quelque chose, à ce qu'ils prétendaient; car ils l'avaient vu; le mort avait parlé; le songeur l'avait interrogé. Etait-ce psyché ? était-ce pneuma ? était-ce nous avec qui on avait conversé en songe? On imagina un fantôme, une figure légère; c'était skia , c'était daimonos , une ombre, des mânes, une petite âme d'air et de feu extrêmement déliée qui errait je ne sais où.
Dans la suite des temps, quand on voulut approfondir la chose, il demeura pour constant que cette âme était corporelle; et toute l'antiquité n'en eut point d'autre idée. Enfin Platon vint qui subtilisa tellement cette âme, qu'on douta s'il ne la séparait pas entièrement de la matière; mais ce fut un problème qui ne fut jamais résolu, jusqu'à ce que la foi vint nous éclairer.
En vain les matérialistes allèguent quelques Pères de l'Eglise, Livre V, ch. VII. qui ne s'exprimaient point avec exactitude. St Irénée dit, que l'âme n'est que le souffle de la vie; qu'elle n'est incorporelle que par comparaison avec le corps mortel; et qu'elle conserve la figure de l'homme, afin qu'on la reconnaisse.
En vain Tertullien s'exprime ainsi: La corporalité de l'âme éclate De anima cap. VII. dans l'Evangile; corporalitas animae in ipso Evangelio relucessit . Car si l'âme n'avait pas un corps, l'image de l'âme n'aurait pas l'image du corps.
En vain même rapporte-t-il la vision d'une sainte femme qui avait vu une âme très brillante, et de la couleur de l'air.
Oraison contre les Grecs. En vain Tatien dit expressément, pseukai men oun ei ton antropon polumêres esti ; l'âme de l'homme est composée de plusieurs parties.
En vain allègue-t-on St Hilaire qui dit dans des temps St Hil. sur St Matth. pag. 633. postérieurs: Il n'est rien de créé qui ne soit corporel ni dans le ciel, ni sur la terre, ni parmi les visibles, ni parmi les invisibles: tout est formé d'éléments; et les âmes, soit qu'elles habitent un corps, soit qu'elles en sortent, ont toujours une substance corporelle .
Sur Abraham liv. II, ch. VIII. En vain St Ambroise, au sixième siècle, dit: Nous ne connaissons rien que de matériel, excepté la seule véritable Trinité .
Le corps de l'Eglise entière a décidé que l'âme est immatérielle. Ces saints étaient tombés dans une erreur alors universelle; ils étaient hommes; mais ils ne se trompèrent pas sur l'immortalité, parce qu'elle est évidemment annoncée dans les Evangiles.
Nous avons un besoin si évident de la décision de l'Eglise infaillible sur ces points de philosophie, que nous n'avons en effet par nous-mêmes aucune notion suffisante de ce qu'on appelle esprit pur , et de ce qu'on nomme matière . L'esprit pur est un mot qui ne nous donne aucune idée; et nous ne connaissons la matière que par quelques phénomènes. Nous la connaissons si peu que nous l'appelons substance ; or le mot substance veut dire ce qui est dessous ; mais ce dessous nous sera éternellement caché. Ce dessous est le secret du Créateur; et ce secret du Créateur est partout. Nous ne savons ni comment nous recevons la vie, ni comment nous la donnons, ni comment nous croissons, ni comment nous digérons, ni comment nous dormons, ni comment nous pensons, ni comment nous sentons.
La grande difficulté est de comprendre comment un être, quel qu'il soit, a des pensées.
L'auteur de l'article Ame dans l'Encyclopédie a suivi scrupuleusement Jaquelot; mais Jaquelot ne nous apprend rien. Il s'élève Traduction de Coste. aussi contre Locke; parce que le modeste Locke a dit: ‘Nous ne serons peut-être jamais capables de connaître si un être matériel pense ou non, par la raison qu'il nous est impossible de découvrir par la contemplation de nos propres idées sans révélation , si Dieu n'a point donné à quelque amas de matière disposée comme il le trouve à propos, la puissance d'apercevoir et de penser; ou s'il a joint et uni à la matière ainsi disposée une substance immatérielle qui pense. Car par rapport à nos notions, il ne nous est pas plus malaisé de concevoir que Dieu peut, s'il lui plaît, ajouter à notre idée de la matière la faculté de penser, que de comprendre qu'il y joigne une autre substance avec la faculté de penser; puisque nous ignorons en quoi consiste la pensée, et à quelle espèce de substance cet Etre tout-puissant a trouvé à propos d'accorder cette puissance qui ne saurait être créée qu'en vertu du bon plaisir et de la bonté du Créateur. Je ne vois pas quelle contradiction il y a que Dieu, cet être pensant, éternel et tout-puissant, donne, s'il veut, quelques degrés de sentiment, de perception et de pensée à certains amas de matière créée et insensible, qu'il joint ensemble comme il le trouve à propos.'
C'était parler en homme profond, religieux et modeste.[10]
On sait quelles querelles il eut à essuyer sur cette opinion qui parut hasardée, mais qui en effet n'était en lui qu'une suite de la conviction où il était de la toute-puissance de Dieu, et de la faiblesse de l'homme. Il ne disait pas que la matière pensât: mais il disait que nous n'en savons pas assez pour démontrer qu'il est impossible à Dieu d'ajouter le don de la pensée à l'être inconnu, nommé matière , après lui avoir accordé le don de la gravitation et celui du mouvement qui sont également incompréhensibles.
Locke n'était pas assurément le seul qui eût avancé cette opinion; c'était celle de toute l'antiquité, qui en regardant l'âme comme une matière très déliée, assurait par conséquent que la matière pouvait sentir et penser.
C'était le sentiment de Gassendi, comme on le voit dans ses objections à Descartes. ‘Il est vrai, dit Gassendi, que vous connaissez que vous pensez; mais vous ignorez quelle espèce de substance vous êtes vous qui pensez. Ainsi quoique l'opération de la pensée vous soit connue, le principal de votre essence vous est caché; et vous ne savez point quelle est la nature de cette substance dont l'une des opérations est de penser. Vous ressemblez à un aveugle qui sentant la chaleur du soleil, et étant averti qu'elle est causée par le soleil, croirait avoir une idée claire et distincte de cet astre; parce que si on lui demandait ce que c'est que le soleil, il pourrait répondre que c'est une chose qui échauffe, etc.'
Le même Gassendi dans sa Philosophie d'Epicure , répète plusieurs fois qu'il n'y a aucune évidence mathématique de la pure spiritualité de l'âme.
Descartes, dans une de ses lettres à la princesse palatine Elizabeth, lui dit: ‘Je confesse que par la seule raison naturelle nous pouvons faire beaucoup de conjectures sur l'âme, et avoir de flatteuses espérances, mais non pas aucune assurance.' Et en cela Descartes combat dans ses lettres ce qu'il avance dans ses livres; contradiction trop ordinaire.
Enfin nous avons vu que tous les Pères des premiers siècles de l'Eglise, en croyant l'âme immortelle, la croyaient en même temps matérielle. Ils pensaient qu'il est aussi aisé à Dieu de conserver que de créer. Ils disaient: Dieu la fit pensante, il la conservera pensante.
Mallebranche a prouvé très bien que nous n'avons aucune idée par nous-mêmes, et que les objets sont incapables de nous en donner. De là il conclut que nous voyons tout en Dieu. C'est au fond la même chose que de faire Dieu l'auteur de toutes nos idées; car avec quoi verrions-nous dans lui, si nous n'avions pas des instruments pour voir? Et ces instruments, c'est lui seul qui les tient et qui les dirige. Ce système est un labyrinthe, dont une allée vous mènerait au spinosisme, une autre au stoïcisme, et une autre au chaos.
Quand on a bien disputé sur l'esprit, sur la matière, on finit toujours par ne se point entendre. Aucun philosophe n'a pu lever par ses propres forces ce voile que la nature a étendu sur tous les premiers principes des choses; ils disputent, et la nature agit.
Avant l'étrange système qui suppose les animaux de pures machines sans aucune sensation, les hommes n'avaient jamais imaginé dans les bêtes une âme immatérielle; et personne n'avait poussé la témérité jusqu'à dire qu'une huître possède une âme spirituelle. Tout le monde s'accordait paisiblement à convenir que les bêtes avaient reçu de Dieu du sentiment, de la mémoire, des idées, et non pas un esprit pur. Personne n'avait abusé du don de raisonner au point de dire, que la nature a donné aux bêtes tous les organes du sentiment pour qu'elles n'eussent point de sentiment. Personne n'avait dit qu'elles crient quand on les blesse, et qu'elles fuient quand on les poursuit, sans éprouver ni douleur ni crainte.
On ne niait point alors la toute-puissance de Dieu; il avait pu communiquer à la matière organisée des animaux le plaisir, la douleur; le ressouvenir, la combinaison de quelques idées; il avait pu donner à plusieurs d'entre eux, comme au singe, à l'éléphant, au chien de chasse, le talent de se perfectionner dans les arts qu'on leur apprend; non seulement il avait pu douer presque tous les animaux carnassiers du talent de mieux faire la guerre dans leur vieillesse expérimentée que dans leur jeunesse trop confiante; non seulement, dis-je, il l'avait pu, mais il l'avait fait; l'univers en était témoin.
Pereira et Descartes soutinrent à l'univers qu'il se trompait, que Dieu avait joué des gobelets, qu'il avait donné tous les instruments de la vie et de la sensation aux animaux, afin qu'ils n'eussent ni sensation, ni vie proprement dite. Mais je ne sais quels prétendus philosophes, pour répondre à la chimère de Descartes, se jetèrent dans la chimère opposée; ils donnèrent libéralement un esprit pur aux crapauds et aux insectes; in vitium ducit culpae fuga .
Entre ces deux folies, l'une qui ôte le sentiment aux organes du sentiment, l'autre qui loge un pur esprit dans une punaise, on imagina un milieu; c'est l'instinct; et qu'est-ce que l'instinct? Oh oh! c'est une forme substantielle; c'est une forme plastique; c'est un je ne sais quoi; c'est de l'instinct. Je serai de votre avis, tant que vous appellerez la plupart des choses je ne sais quoi ; tant que votre philosophie commencera et finira par je ne sais ; mais quand vous affirmerez, je vous dirai avec Prior dans son poème sur les vanités du monde:
Osez-vous assigner, pédants insupportables,
Une cause diverse à des effets semblables?
Avez-vous mesuré cette mince cloison
Qui semble séparer l'instinct de la raison?
Vous êtes mal pourvus et de l'un et de l'autre.
Aveugles insensés, quelle audace est la vôtre?
L'orgueil est votre instinct. Conduirez-vous nos pas
Dans ces chemins glissants que vous ne voyez pas?
L'auteur de l'article Ame dans l'Encyclopédie s'explique ainsi. ‘Je me représente l'âme des bêtes comme une substance immatérielle et intelligente, mais de quelle espèce? Ce doit être, ce me semble, un principe actif qui a des sensations, et qui n'a que cela . . . Si nous refléchissons sur la nature de l'âme des bêtes, elle ne nous fournit rien de son fonds qui nous porte à croire que sa spiritualité la sauvera de l'anéantissement.'
Je n'entends pas comment on se représente une substance immatérielle. Se représenter quelque chose, c'est s'en faire une image; et jusqu'à présent personne n'a pu peindre l'esprit. Je veux que par le mot représente , l'auteur entende, je conçois ; pour moi j'avoue que je ne le conçois pas. Je conçois encore moins qu'une âme spirituelle soit anéantie, parce que je ne conçois ni la création, ni le néant; parce que je n'ai jamais assisté au conseil de Dieu; parce que je ne sais rien du tout du principe des choses.
Si je veux prouver que l'âme est un être réel, on m'arrête en me disant que c'est une faculté. Si j'affirme que c'est une faculté, et que j'ai celle de penser, on me répond que je me trompe; que Dieu le maître éternel de toute la nature, fait tout en moi, et dirige toutes mes actions, et toutes mes pensées; que si je produisais mes pensées, je saurais celles que j'aurai dans une minute; que je ne le sais jamais; que je ne suis qu'un automate à sensations et à idées, nécessairement dépendant, et entre les mains de l'Etre suprême, infiniment plus soumis à lui que l'argile ne l'est au potier.
J'avoue donc mon ignorance; j'avoue que quatre mille tomes de métaphysique ne nous enseigneront pas ce que c'est que notre âme.
Un philosophe orthodoxe disait à un philosophe hétérodoxe, Comment avez-vous pu parvenir à imaginer que l'âme est mortelle de sa nature, et qu'elle n'est éternelle que par la pure volonté de Dieu? Par mon expérience, dit l'autre. -- Comment! est-ce que vous êtes mort? -- Oui; fort souvent. Je tombais en épilepsie dans ma jeunesse, et je vous assure que j'étais parfaitement mort pendant plusieurs heures. Nulle sensation, nul souvenir même du moment où j'étais tombé. Il m'arrive à présent la même chose presque toutes les nuits. Je ne sens jamais précisément le moment où je m'endors; mon sommeil est absolument sans rêves. Je ne peux imaginer que par conjectures combien de temps j'ai dormi. Je suis mort régulièrement six heures en vingt-quatre. C'est le quart de ma vie.
L'orthodoxe alors lui soutint qu'il pensait toujours pendant son sommeil sans qu'il en sût rien. L'hétérodoxe lui répondit: Je crois par la révélation que je penserai toujours dans l'autre vie; mais je vous assure que je pense rarement dans celle-ci.
L'orthodoxe ne se trompait pas en assurant l'immortalité de l'âme; puisque la foi et la raison démontrent cette vérité; mais il pouvait se tromper en assurant qu'un homme endormi pense toujours.
Locke avouait franchement qu'il ne pensait pas toujours quand il dormait. Un autre philosophe a dit: le propre de l'homme est de penser; mais ce n'est pas son essence .
Laissons à chaque homme la liberté et la consolation de se chercher soi-même, et de se perdre dans ses idées.
Cependant il est bon de savoir qu'en 1730 un philosophe essuya une persécution assez forte pour avoir avoué, avec Locke, que son entendement n'était pas exercé tous les moments du jour et de la nuit, de même qu'il ne se servait pas à tout moment de ses bras et de ses jambes. Non seulement l'ignorance de cour le persécuta, mais l'ignorance maligne de quelques prétendus littérateurs se déchaîna contre le persécuté. Ce qui n'avait produit en Angleterre que quelques disputes philosophiques, produisit en France les plus lâches atrocités; un Français fut la victime de Locke.
Il y a eu toujours dans la fange de notre littérature plus d'un de ces misérables qui ont vendu leur plume, et cabalé contre leurs bienfaiteurs mêmes. Cette remarque est bien étrangère à l'article Ame ; mais faudrait-il perdre une occasion d'effrayer ceux qui se rendent indignes du nom d'homme de lettres; qui prostituent le peu d'esprit et de conscience qu'ils ont à un vil intérêt, à une politique chimérique, qui trahissent leurs amis pour flatter des sots, qui broient en secret la ciguë dont l'ignorant puissant et méchant veut abreuver des citoyens utiles?
Arriva-t-il jamais dans la véritable Rome qu'on dénonçât aux consuls un Lucrèce pour avoir mis en vers le système d'Epicure? un Cicéron pour avoir écrit plusieurs fois, qu'après la mort on ne ressent aucune douleur? qu'on accusât un Pline, un Varron, d'avoir eu des idées particulières sur la Divinité? La liberté de penser fut illimitée chez les Romains. Les esprits durs, jaloux et rétrécis, qui se sont efforcés d'écraser parmi nous cette liberté mère de nos connaissances, et premier ressort de l'entendement humain, ont prétexté des dangers chimériques. Ils n'ont pas songé que les Romains qui poussaient cette liberté beaucoup plus loin que nous, n'en ont pas moins été nos vainqueurs, nos législateurs, et que les disputes de l'école n'ont pas plus de rapport au gouvernement que le tonneau de Diogène n'en eut avec les victoires d'Alexandre.
Cette leçon vaut bien une leçon sur l'âme; nous aurons peut-être plus d'une occasion d'y revenir.
Enfin, en adorant Dieu de toute notre âme, confessons toujours notre profonde ignorance sur cette âme, sur cette faculté de sentir et de penser que nous tenons de sa bonté infinie. Avouons que nos faibles raisonnements ne peuvent rien ôter, rien ajouter à la révélation et à la foi. Concluons enfin que nous devons employer cette intelligence, dont la nature est inconnue, à perfectionner les sciences qui sont l'objet de l'Encyclopédie, comme les horlogers emploient des ressorts dans leurs montres, sans savoir ce que c'est que le ressort.
Il est dit dans la Genèse, Dieu souffla au visage de l'homme un souffle de vie, et il devint âme vivante; et l'âme des animaux est dans le sang; et ne tuez point mon âme , etc.
Ainsi l'âme était prise en général pour l'origine et la cause de la vie, pour la vie même. C'est pourquoi certaines nations croyaient sans raisonner que quand la vie se dissipait l'âme se dissipait de même.
Si l'on peut démêler quelque chose dans le chaos des histoires anciennes, il semble qu'au moins les Egyptiens furent les premiers qui eurent la sagacité de distinguer l'intelligence et l'âme; et les Grecs apprirent d'eux à distinguer aussi leur noüs , leur pneuma , leur skia .
Les Latins à leur exemple distinguèrent animus et anima , et nous enfin nous avons eu aussi notre âme et notre entendement. Mais ce qui est le principe de notre vie, ce qui est le principe de nos pensées, sont-ce deux choses différentes? est-ce le même être? ce qui nous fait digérer et ce qui nous donne des sensations et de la mémoire, ressemble-t-il à ce qui est dans les animaux la cause de leurs sensations et de leur mémoire?
C'est là l'éternel objet des disputes des hommes; je dis l'éternel objet; car n'ayant point de notions primitives dont nous puissions descendre dans cet examen, nous ne pouvons que nager et nous débattre dans une mer de doutes. Faibles et malheureuses machines à qui Dieu daigne communiquer le mouvement pendant les deux moments de notre existence, qui de nous a pu apercevoir la main qui nous soutient sur ces abîmes?
Sur la foi de nos connaissances acquises nous avons osé mettre en question si l'âme est créée avant nous, si elle arrive du néant dans notre corps? à quel âge elle est venue se placer entre une vessie et les intestins caecum et rectum ? si elle y a reçu ou apporté quelques idées, et quelles sont ces idées? si après nous avoir animés quelques moments son essence est de vivre après nous dans l'éternité sans l'intervention de Dieu même? Si étant esprit, et Dieu étant esprit, ils sont l'un et l'autre d'une nature semblable,[11] ces questions paraissent sublimes; que sont-elles? des questions d'aveugles-nés sur la lumière.
Quand nous voulons connaître grossièrement un morceau de métal, nous le mettons au feu dans un creuset; mais avons-nous un creuset pour y mettre l'âme?
Que nous ont appris tous les philosophes anciens et modernes? un enfant est plus sage qu'eux; il ne pense pas à ce qu'il ne peut concevoir.
Qu'il est triste, direz-vous, pour notre insatiable curiosité, pour notre soif intarissable du bien-être, de nous ignorer ainsi! j'en conviens, et il y a des choses encore plus tristes; mais je vous répondrai,
Sors tua mortalis, non est mortale quod optas .
Tes destins sont d'un homme, et tes voeux sont d'un Dieu.
Il paraît encore une fois que la nature de tout principe des choses est le secret du Créateur. Comment les airs portent-ils des sons? comment se forment les animaux? comment quelques-uns de nos membres obéissent-ils constamment à nos volontés? quelle main place des idées dans notre mémoire, les y garde comme dans un registre, et les en tire tantôt à notre gré et tantôt malgré nous? Notre nature, celle de l'univers, celle de la moindre plante, tout est plongé pour nous dans un gouffre de ténèbres.
L'homme est un être agissant, sentant et pensant; voilà tout ce que nous en savons; il ne nous est donné de connaître ni ce qui nous rend sentants et pensants, ni ce qui nous fait agir, ni ce qui nous fait être. La faculté agissante est aussi incompréhensible pour nous que la faculté pensante. La difficulté est moins de concevoir comment ce corps de fange a des sentiments et des idées, que de concevoir comment un être, quel qu'il soit, a des idées et des sentiments.
Voilà d'un côté l'âme d'Archimède, de l'autre celle d'un imbécile; sont-elles de même nature? Si leur essence est de penser elles pensent toujours, et indépendamment du corps qui ne peut agir sans elles. Si elles pensent par leur propre nature, l'espèce d'une âme qui ne peut faire une règle d'arithmétique, sera-t-elle la même que celle qui a mesuré les cieux? Si ce sont les organes du corps qui ont fait penser Archimède, pourquoi mon idiot mieux constitué qu'Archimède, plus vigoureux, digérant mieux, faisant mieux toutes ses fonctions, ne pense-t-il point? C'est, dites-vous, que sa cervelle n'est pas si bonne. Mais vous le supposez; vous n'en savez rien. On n'a jamais trouvé de différences entre les cervelles saines qu'on a disséquées; il est même très vraisemblable que le cervelet d'un sot sera en meilleur état que celui d'Archimède qui a fatigué prodigieusement, et qui pourrait être usé et raccourci.
Concluons donc ce que nous avons déjà conclu, que nous sommes des ignorants sur tous les premiers principes. A l'égard des ignorants qui font les suffisants, ils sont fort au-dessous des singes.
Disputez maintenant, colériques argumentants; présentez des requêtes les uns contre les autres; dites des injures, prononcez vos sentences, vous qui ne savez pas un mot de la question.
Warburton éditeur et commentateur de Shakespear, et évêque de Glocester, usant de la liberté anglaise, et abusant de la coutume de dire des injures à ses adversaires, a composé quatre volumes pour prouver que l'immortalité de l'âme n'a jamais été annoncée dans le Pentateuque; et pour conclure de cette preuve même que la mission de Moïse, qu'il appelle légation , est divine. Voici le précis de son livre qu'il donne lui-même pages 7 et 8 du premier tome.
1 o . La doctrine d'une vie à venir, des récompenses et des châtiments après la mort est nécessaire à toute société civile .
2 o . Tout le genre humain ( et c'est en quoi il se trompe ), et spécialement les plus sages et les plus savantes nations de l'antiquité se sont accordées à croire et à enseigner cette doctrine .
3 o . Elle ne peut se trouver en aucun endroit de la loi de Moïse; donc la loi de Moïse est d'un original divin; ce que je vais prouver par les deux syllogismes suivants .
Toute religion, toute société qui n'a pas l'immortalité de l'âme pour son principe, ne peut être soutenue que par une providence extraordinaire; la religion juive n'avait pas l'immortalité de l'âme pour principe, donc la religion juive était soutenue par une providence extraordinaire .
Les anciens législateurs ont tous dit qu'une religion qui n'enseignerait pas l'immortalité de l'âme ne pouvait être soutenue que par une providence entraordinaire. Moïse a institué une religion qui n'est pas fondée sur l'immortalité de l'âme; donc Moïse croyait sa religion maintenue par une providence extraordinaire .
Ce qui est bien plus extraordinaire, c'est cette assertion de Warburton, qu'il a mise en gros caractères à la tête de son livre. On lui a reproché souvent l'extrême témérité et la mauvaise foi avec laquelle il ose dire, que tous les anciens législateurs ont cru qu'une religion qui n'est pas fondée sur les peines et les récompenses après la mort, ne peut être soutenue que par une providence extraordinaire; il n'y en a pas un seul qui l'ait jamais dit. Il n'entreprend pas même d'en apporter aucun exemple dans son énorme livre farci d'une immense quantité de citations, qui toutes sont étrangères à son sujet. Il s'est enterré sous un amas d'auteurs grecs et latins, anciens et modernes, de peur qu'on ne pénétrât jusqu'à lui à travers une multitude horrible d'enveloppes. Lorsqu'enfin la critique a fouillé jusqu'au fond, il est ressuscité d'entre tous ces morts pour charger d'outrages tous ses adversaires.
Il est vrai que vers la fin de son quatrième volume, après avoir marché par cent labyrinthes, et s'être battu avec tous ceux qu'il a rencontrés en chemin, il vient enfin à sa grande question qu'il avait laissée là. Il s'en prend au livre de Job qui passe chez les savants pour l'ouvrage d'un Arabe, et il veut prouver que Job ne croyait point l'immortalité de l'âme. Ensuite il explique à sa façon tous les textes de l'Ecriture par lesquels on a voulu combattre son sentiment.
Tout ce qu'on en doit dire, c'est que s'il avait raison, ce n'etait pas à un évêque d'avoir ainsi raison. Il devait sentir qu'on en pouvait tirer des conséquences trop dangereuses;[12] mais il n'y a qu'heur et malheur dans ce monde. Cet homme, qui est devenu délateur et persécuteur, n'a été fait évêque par la protection d'un ministre d'Etat qu'immédiatement après avoir fait son livre.
A Salamanque, à Coïmbre, à Rome, il aurait été obligé de se rétracter et demander pardon. En Angleterre il est devenu pair du royaume avec cent mille livres de rente; c'était de quoi adoucir ses moeurs.
Le plus grand bienfait dont nous soyons redevables au Nouveau Testament, c'est de nous avoir révélé l'immortalité de l'âme. C'est donc bien vainement que ce Warburton a voulu jeter des nuages sur cette importante vérité, en représentant continuellement dans sa Légation de Moïse, que les anciens Juifs n'avaient aucune connaissance de ce dogme nécessaire, et que les saducéens ne l'admettaient pas du temps de notre Seigneur Jésus .
Il interprète à sa manière les propres mots qu'on fait prononcer St Matth. ch. XXII, v. 31 et 32. à Jésus-Christ. N'avez-vous pas lu ces paroles que Dieu vous a dites: Je suis le Dieu d'Abraham, le Dieu d'Isaac et le Dieu de Jacob. Or Dieu n'est pas le Dieu des morts, mais des vivants . Il donne à la parabole du mauvais riche un sens contraire à celui de toutes les Eglises. Sherlok évêque de Londres, et vingt autres savants, l'ont réfuté. Les philosophes anglais même lui ont reproché combien il est scandaleux dans un évêque anglican de manifester une opinion si contraire à l'Eglise anglicane; et cet homme après cela s'avise de traiter les gens d'impies, semblable au personnage d'Arlequin dans la comédie du Dévaliseur de maisons , qui après avoir jeté les meubles par la fenêtre, voyant un homme qui en emportait quelques-uns, cria de toutes ses forces, Au voleur.
Il faut d'autant plus bénir la révélation de l'immortalité de l'âme et des peines et des récompenses après la mort, que la vaine philosophie des hommes en a toujours douté. Le grand César n'en croyait rien; il s'en expliqua clairement en plein sénat lorsque, pour empêcher qu'on fît mourir Catilina, il représenta que la mort ne laissait à l'homme aucun sentiment, que tout mourait avec lui; et personne ne réfuta cette opinion.
Cicéron qui doute en tant d'endroits, s'explique dans ses lettres aussi clairement que César. Il fait bien plus; il dit devant le peuple romain, dans son oraison pour Cluentius, ces propres paroles, Quel mal lui a fait la mort? A moins que nous ne soyons assez imbéciles pour croire des fables ineptes, et pour imaginer qu'il est condamné au supplice des méchants. Mais si ce sont là de pures chimères, comme tout le monde en est convaincu, de quoi la mort l'a-t-elle privé, sinon du sentiment de la douleur ?
‘Nam nunc quidem quid tandem illi mali mors attulit? nisi fortè ineptiis ac fabulis ducimur, ut existimemus illum apud inferos impiorum supplicia perferre etc? Quae si falsa sunt, id quod omnes intelligunt, quid ei tandem aliud mors eripuit praeter sensum doloris?'
L'empire romain était partagé entre deux grandes sectes principales; celle d'Epicure qui affirmait que la Divinité était inutile au monde, et que l'âme périt avec le corps; et celle des stoïciens qui regardaient l'âme comme une portion de la Divinité, laquelle après la mort se réunissait à son origine, au grand tout dont elle était émanée. Ainsi, soit que l'on crût l'âme mortelle, soit qu'on la crût immortelle, toutes les sectes se reunissaient à se moquer des peines et des récompenses après la mort.
Cette opinion était si universelle, que dans le temps même que le christianisme commençait à s'établir, on chantait à Rome sur le théâtre public, par l'autorité des magistrats, devant vingt mille citoyens,
Post mortem nihil est, ipsaque mors nihil est .
Rien n'est après la mort, la mort même n'est rien.
Il nous reste encore cent monuments de cette croyance des Romains. C'est en vertu de ce sentiment profondément gravé dans tous les coeurs, que tant de héros et tant de simples citoyens romains se donnèrent la mort sans le moindre scrupule; ils n'attendaient point qu'un tyran les livrât à des bourreaux.
Les hommes les plus vertueux même et les plus persuadés de l'existence d'un Dieu, n'espéraient alors aucune récompense, et ne craignaient aucune peine. Nous verrons à l'article Apocryphe , que Clément qui fut depuis pape et saint, commença par douter lui-même de ce que les premiers chrétiens disaient d'une autre vie; et qu'il consulta St Pierre à Césarée. Nous sommes bien loin de croire que St Clément ait écrit cette histoire qu'on lui attribue; mais elle fait voir quel besoin avait le genre humain d'une révélation précise. Tout ce qui peut nous surprendre, c'est qu'un dogme si réprimant et si salutaire ait laissé en proie à tant d'horribles crimes des hommes qui ont si peu de temps à vivre, et qui se voient pressés entre deux éternités.
Un enfant mal conformé naît absolument imbécile, n'a point d'idées, vit sans idées; et on en a vu de cette espèce. Comment définira-t-on cet animal? des docteurs ont dit que c'est quelque chose entre l'homme et la bête; d'autres ont dit qu'il avait une âme sensitive, mais non pas une âme intellectuelle. Il mange, il boit, il dort, il veille, il a des sensations, mais il ne pense pas.
Y a-t-il pour lui une autre vie, n'y en a-t-il point? le cas a été proposé et n'a pas été encore entièrement résolu.
Quelques-uns ont dit que cette créature devait avoir une âme, parce que son père et sa mère en avaient une. Mais par ce raisonnement on prouverait que si elle était venue au monde sans nez, elle serait réputée en avoir un, parce que son père et sa mère en avaient.
Une femme accouche, son enfant n'a point de menton, son front est écrasé et un peu noir; son nez est éfilé et pointu, ses yeux sont ronds, sa mine ne ressemble pas mal à celle d'une hirondelle; cependant, il a le reste du corps fait comme nous. Les parents le font baptiser à la pluralité des voix. Il est décidé homme et possesseur d'une âme immortelle. Mais si cette petite figure ridicule a des ongles pointus, la bouche faite en bec, il est déclaré monstre, il n'a point d'âme, on ne le baptise pas.
On sait qu'il y eut à Londres en 1726 une femme qui accouchait tous les huit hours d'un lapereau. On ne faisait nulle difficulté de refuser le baptême à cet enfant, malgré la folie épidémique qu'on eut pendant trois semaines à Londres de croire qu'en effet cette pauvre friponne faisait des lapins de garenne. Le chirurgien qui l'accouchait, nommé St André, jurait que rien n'était plus vrai, et on le croyait. Mais quelle raison avaient les crédules pour refuser une âme aux enfants de cette femme? elle avait une âme, ses enfants devaient en être pourvus aussi; soit qu'ils eussent des mains, soit qu'ils eussent des pattes, soit qu'ils fussent nés avec un petit museau ou avec un petit visage: l'Etre suprême ne peut-il pas accorder le don de la pensée et de la sensation à un petit je ne sais quoi, né d'une femme, figuré en lapin, aussi bien qu'à un petit je ne sais quoi figuré en homme? L'âme qui était prête à se loger dans le foetus de cette femme, s'en retournera-t-elle à vide?
Locke observe très bien à l'égard des monstres, qu'il ne faut pas attribuer l'immortalité à l'extérieur d'un corps; que la figure n'y fait rien. Cette immortalité, dit-il, n'est pas plus attachée à la forme de son visage ou de sa poitrine qu'à la manière dont sa barbe est faite, ou dont son habit est taillé.
Il demande quelle est la juste mesure de difformité à laquelle vous pouvez reconnaître qu'un enfant a une âme ou n'en a point? quel est le degré précis auquel il doit être déclaré monstre et privé d'âme?
On demande encore ce que serait une âme qui n'aurait jamais que des idées chimériques? Il y en a quelques-unes qui ne s'en éloignent pas. Méritent-elles? déméritent-elles? que faire de leur esprit pur?
Que penser d'un enfant à deux têtes, d'ailleurs très bien conformé? les uns disent qu'il a deux âmes puisqu'il est muni de deux glandes pinéales, de deux corps calleux, de deux sensorium commune . Les autres répondent, qu'on ne peut avoir deux âmes quand on n'a qu'une poitrine et un nombril.
Enfin on a fait tant de questions sur cette pauvre âme humaine, que s'il fallait les déduire toutes, cet examen de sa propre personne lui causerait le plus insupportable ennui. Il lui arriverait ce qui arriva au cardinal de Polignac dans un conclave. Son intendant lassé de n'avoir jamais pu lui faire arrêter ses comptes, fit le voyage de Rome, et vint à la petite fenêtre de sa cellule chargé d'une immense liasse de papiers. Il lut près de deux heures. Enfin, voyant qu'on ne lui répondait rien, il avança la tête. Il y avait près de deux heures que le cardinal était parti. Nos âmes partiront avant que leurs intendants les aient mises au fait. Mais soyons justes devant Dieu; quelque ignorants que nous soyons, nous et nos intendants.
Voyez dans les lettres de Memmius ce qu'on dit de l'âme.
Puisqu'on ne se lasse point de faire des systèmes sur la manière dont l'Amérique a pu se peupler, ne nous lassons point de dire que celui qui fit naître des mouches dans ces climats, y fit naître des hommes. Quelque envie qu'on ait de disputer, on ne peut nier que l'Etre suprême qui vit dans toute la nature, n'ait fait naître, vers le quarante-huitième degré, des animaux à deux pieds sans plumes, dont la peau est mêlée de blanc et d'incarnat avec de longues barbes tirant sur le roux; des nègres sans barbe vers la ligne; en Afrique et dans les îles; d'autres nègres avec barbe sous la même latitude; les uns portant de la laine sur la tête, les autres des crins: et au milieu d'eux des animaux tout blancs, n'ayant ni crin ni laine: mais portant de la soie blanche.
On ne voit pas trop ce qui pourrait avoir empêché Dieu de placer dans un autre continent une espèce d'animaux du même genre, laquelle est couleur de cuivre dans la même latitude où ces animaux sont noirs en Afrique et en Asie, et qui est absolument imberbe et sans poil dans cette même latitude où les autres sont barbus.
Jusqu'où nous emporte la fureur des systèmes jointe à la tyrannie du préjugé! On voit ces animaux; on convient que Dieu a pu les mettre où ils sont; et on ne veut pas convenir qu'il les y ait mis. Les mêmes gens qui ne font nulle difficulté d'avouer que les castors sont originaires du Canada, prétendent que les hommes ne peuvent y être venus que par bateau et que le Mexique n'a pu être peuplé que par quelques descendants de Magog. Autant vaudrait-il dire que s'il y a des hommes dans la lune, ils ne peuvent y avoir été menés que par Astolphe qui les y porta sur son hippogriffe, lorsqu'il alla chercher le bon sens de Roland renfermé dans une bouteille.
Si de son temps l'Amérique eût été découverte, et que dans notre Europe il y eût eu des hommes assez systématiques pour avancer avec le jésuite Lafiteau que les Caraïbes descendent des habitants de Carie, et que les Hurons viennent des Juifs, il aurait bien fait de rapporter à ces raisonneurs la bouteille de leur bon sens, qui sans doute était dans la lune avec celle de l'amant d'Angélique.
La première chose qu'on fait quand on découvre une île peuplée dans l'océan Indien, ou dans la mer du Sud, c'est de dire: d'où ces gens-là sont-ils venus? mais pour les arbres et les tortues du pays, on ne balance pas à les croire originaires; comme s'il était plus difficile à la nature de faire des hommes que des tortues. Ce qui peut servir d'excuse à ce système, c'est qu'il n'y a presque point d'île dans les mers d'Amérique et d'Asie, où l'on n'ait trouvé des jongleurs, des joueurs de gibecière, des charlatans, des fripons, et des imbéciles. C'est probablement ce qui a fait penser que ces animaux étaient de la même race que nous.
On a parlé depuis longtemps du temple de l'amitié, et on sait qu'il a été peu fréquenté.
En vieux langage on voit sur la façade
Les noms sacrés d'Oreste et de Pilade,
Le médaillon du bon Pirritoüs,
Du sage Acathe et du tendre Nisus,
Tous grands héros, tous amis véritables:
Ces noms sont beaux; mais ils sont dans les fables.
On sait que l'amitié ne se commande pas plus que l'amour et l'estime. Aime ton prochain , signifie, secoure ton prochain ; mais non pas jouis avec plaisir de sa conversation s'il est ennuyeux, confie-lui tes secrets s'il est un babillard, prête-lui ton argent s'il est un dissipateur .
L'amitié est le mariage de l'âme; et ce mariage est sujet au divorce. C'est un contrat tacite entre deux personnes sensibles et vertueuses. Je dis sensibles ; car un moine, un solitaire peut n'être point méchant, et vivre sans connaître l'amitié. Je dis vertueuses ; car les méchants n'ont que des complices; les voluptueux ont des compagnons de débauche; les intéressés ont des associés, les politiques assemblent des factieux; le commun des hommes oisifs a des liaisons; les princes ont des courtisans; les hommes vertueux ont seuls des amis.
Céthégus était le complice de Catilina, et Mécène le courtisan d'Octave; mais Cicéron était l'ami d'Atticus.
Que porte ce contrat entre deux âmes tendres et honnêtes? les obligations en sont plus fortes et plus faibles, selon les degrés de sensibilité, et le nombre des services rendus, etc.
L'enthousiasme de l'amitié a été plus fort chez les Grecs et chez Voyez l'article Arabe . les Arabes, que chez nous. Les contes que ces peuples ont imaginés sur l'amitié sont admirables; nous n'en avons point de pareils. Nous sommes un peu secs en tout. Je ne vois nul grand trait d'amitié dans nos romans, dans nos histoires, sur notre théâtre.
Il n'est parlé d'amitié chez les Juifs qu'entre Jonathas et David. Il est dit que David l'aimait d'un amour plus fort que celui des femmes: mais aussi il est dit que David après la mort de son ami, dépouilla Miphibozeth son fils, et le fit mourir.
L'amitié était un point de religion et de législation chez les Grecs. Les Thébains avaient le régiment des amants: beau régiment! quelques-uns l'ont pris pour un régiment de non-conformistes, ils se trompent; c'est prendre un accessoire honteux pour le principal honnête. L'amitié chez les Grecs était prescrite par la loi et la religion. La pédérastie était malheureusement tolérée par les moeurs, il ne faut pas imputer à la loi des abus indignes. (Voyez Amour socratique .)
Il y a tant de sortes d'amour qu'on ne sait à qui s'adresser pour le définir. On nomme hardiment amour un caprice de quelques jours, une liaison sans attachement, un sentiment sans estime, des simagrées de sigisbées, une froide habitude, une fantaisie romanesque, un goût suivi d'un prompt dégoût: on donne ce nom à mille chimères.
Si quelques philosophes veulent examiner à fond cette matière peu philosophique, qu'ils méditent le Banquet de Platon, dans lequel Socrate amant honnête d'Alcibiade et d'Agathon converse avec eux sur la métaphysique de l'amour.
Lucrèce en parle plus en physicien: Virgile suit les pas de Lucrèce, amor omnibus idem .
C'est l'étoffe de la nature que l'imagination a brodée. Veux-tu avoir une idée de l'amour? vois les moineaux de ton jardin, vois tes pigeons, contemple le taureau qu'on amène à la génisse, regarde ce fier cheval que deux de ses valets conduisent à la cavale paisible qui l'attend et qui détourne sa queue pour le recevoir; vois comme ses yeux étincellent, entends ses hennissements, contemple ces sauts, ces courbettes, ces oreilles dressées, cette bouche qui s'ouvre avec de petites convulsions, ces narines qui s'enflent, ce souffle enflammé qui en sort, ces crins qui se relèvent et qui flottent, ce mouvement impétueux dont il s'élance sur l'objet que la nature lui a destiné; mais n'en sois point jaloux, et songe aux avantages de l'espèce humaine; ils compensent en amour tous ceux que la nature a donnés aux animaux, force, beauté, légèreté, rapidité.
Il y a même des animaux qui ne connaissent point la jouissance. Les poissons écaillés sont privés de cette douceur; la femelle jette sur la vase des millions d'oeufs; le mâle qui les rencontre, passe sur eux et les féconde par sa semence, sans se mettre en peine à quelle femelle ils appartiennent.
La plupart des animaux qui s'accouplent ne goûtent de plaisir que par un seul sens, et dès que cet appétit est satisfait, tout est éteint. Aucun animal, hors toi, ne connaît les embrassements; tout ton corps est sensible; tes lèvres surtout jouissent d'une volupté que rien ne lasse, et ce plaisir n'appartient qu'à ton espèce; enfin, tu peux dans tous les temps te livrer à l'amour, et les animaux n'ont qu'un temps marqué. Si tu réfléchis sur ces prééminences, tu diras avec le comte de Rochester, L'amour dans un pays d'athées ferait adorer la Divinité.
Comme les hommes ont reçu le don de perfectionner tout ce que la nature leur accorde, ils ont perfectionné l'amour. La propreté, le soin de soi-même, en rendant la peau plus délicate, augmente le plaisir du tact, et l'attention sur sa santé rend les organes de la volupté plus sensibles. Tous les autres sentiments entrent ensuite dans celui de l'amour, comme des métaux qui s'amalgament avec l'or: l'amitié, l'estime viennent au secours; les talents du corps et de l'esprit sont encore de nouvelles chaînes.
Nam facit ipsa suis interdum foemina factis ,
Morigerisque modis et mundo corpore cultu
Ut facile insuescat secum vir degere vitam .
LUCRÈCE , liv. V.
On peut, sans être belle, être longtemps aimable.
L'attention, le goût, les soins, la propreté,
Un esprit naturel, un air toujours affable,
Donnent à la laideur les traits de la beauté.
L'amour-propre surtout resserre tous ces liens. On s'applaudit de son choix, et les illusions en foule sont les ornements de cet ouvrage, dont la nature a posé les fondements.
Voilà ce que tu as au-dessus des animaux; mais si tu goûtes tant de plaisirs qu'ils ignorent, que de chagrins aussi, dont les bêtes n'ont point d'idée! Ce qu'il y a d'affreux pour toi, c'est que la nature a empoisonné dans les trois quarts de la terre les plaisirs de l'amour, et les sources de la vie, par une maladie épouvantable, à laquelle l'homme seul est sujet, et qui n'infecte que chez lui les organes de la génération.
Il n'en est point de cette peste comme de tant d'autres maladies qui sont la suite de nos excès. Ce n'est point la débauche qui l'a introduite dans le monde. Les Phriné, les Laïs, les Flora, les Messalines n'en furent point attaquées; elle est née dans des îles où les hommes vivaient dans l'innocence; et de là elle s'est répandue dans l'ancien monde.
Si jamais on a pu accuser la nature de mépriser son ouvrage, de contredire son plan, d'agir contre ses vues, c'est dans ce fléau détestable qui a souillé la terre d'horreur et de turpitude. Est-ce là le meilleur des mondes possibles? Eh quoi, si César, Antoine, Octave n'ont point eu cette maladie, n'était-il pas possible qu'elle ne fît point mourir François I er ? Non, dit-on, les choses étaient ainsi ordonnées pour le mieux; je le veux croire; mais cela est triste pour ceux à qui Rabelais a dédié son livre.
Les philosophes érotiques ont souvent agité la question si Héloïse put encore aimer véritablement Abélard quand il fut moine et châtré? L'une de ces qualités faisait très grand tort à l'autre.
Mais consolez-vous, Abélard, vous fûtes aimé; la racine de l'arbre coupé conserve encore un reste de sève; l'imagination aide le coeur. On se plaît encore à table quoiqu'on n'y mange plus. Est-ce de l'amour? est-ce un simple souvenir? est-ce de l'amitié? C'est un je ne sais quoi composé de tout cela. C'est un sentiment confus qui ressemble aux passions fantastiques que les morts conservaient dans les champs Elisées.
Les héros qui pendant leur vie avaient brillé dans la course des chars, conduisaient après leur mort des chars imaginaires. Orphée croyait chanter encore. Héloïse vivait avec vous d'illusions et de suppléments. Elle vous caressait quelquefois, et avec d'autant plus de plaisir qu'ayant fait voeu au Paraclet de ne vous plus aimer, ses caresses en devenaient plus précieuses comme plus coupables. Une femme ne peut guère se prendre de passion pour un eunuque, mais elle peut conserver sa passion pour son amant devenu eunuque, pourvu qu'il soit encore aimable.
Il n'en est pas de même, mesdames, pour un amant qui a vieilli dans le service; l'extérieur ne subsiste plus; les rides effraient; les sourcils blanchis rebutent; les dents perdues dégoûtent; les infirmités éloignent. Tout ce qu'on peut faire, c'est d'avoir la vertu d'être garde-malade; et de supporter ce qu'on a aimé. C'est ensevelir un mort.
Nicole, dans les Essais de morale , faits après deux ou trois mille volumes de morale, (dans son Traité de la charité , chap. 2) dit, que par le moyen des gibets et des roues qu'on a établis en commun, on réprime les pensées et les desseins tyranniques de l'amour-propre de chaque particulier.
Je n'examinerai point si on a des gibets en commun, comme on a des près et des bois en commun, et une bourse commune, et si on réprime des pensées avec des roues; mais il me semble fort étrange que Nicole ait pris le vol de grand chemin et l'assassinat pour de l'amour-propre. Il faut distinguer un peu mieux les nuances. Celui qui dirait que Néron a fait assassiner sa mère par amour-propre, que Cartouche avait beaucoup d'amour-propre, ne s'exprimerait pas fort correctement. L'amour-propre n'est point une scélératesse, c'est un sentiment naturel à tous les hommes; il est beaucoup plus voisin de la vanité que du crime.
Un gueux des environs de Madrid demandait noblement l'aumône; un passant lui dit, N'êtes-vous pas honteux de faire ce métier infâme quand vous pouvez travailler? Monsieur, répondit le mendiant, je vous demande de l'argent et non pas des conseils; puis il lui tourna le dos en conservant toute la dignité castillane. C'était un fier gueux que ce seigneur, sa vanité était blessée pour peu de chose. Il demandait l'aumône par amour de soi-même, et ne souffrait pas la réprimande par un autre amour de soi-même.
Un missionnaire voyageant dans l'Inde rencontra un fakir chargé de chaînes, nu comme un singe, couché sur le ventre, et se faisant fouetter pour les péchés de ses compatriotes les Indiens, qui lui donnaient quelques liards du pays; quel renoncement à soi-même! disait un des spectateurs: renoncement à moi-même! reprit le fakir; apprenez que je ne me fais fesser dans ce monde que pour vous le rendre dans l'autre, quand vous serez chevaux et moi cavalier.
Ceux qui ont dit que l'amour de nous-mêmes est la base de tous nos sentiments et de toutes nos actions, ont donc eu grande raison dans l'Inde, en Espagne, et dans toute la terre habitable: et comme on n'écrit point pour prouver aux hommes qu'ils ont un visage, il n'est pas besoin de leur prouver qu'ils ont de l'amour-propre. Cet amour-propre est l'instrument de notre conservation; il ressemble à l'instrument de la perpétuité de l'espèce; il est nécessaire, il nous est cher, il nous fait plaisir, et il faut le cacher.
Si l'amour qu'on a nommé socratique et platonique n'était qu'un sentiment honnête, il y faut applaudir. Si c'était une débauche, il faut en rougir pour la Grèce.
Comment s'est-il pu faire qu'un vice, destructeur du genre humain, s'il était général; qu'un attentat infâme contre la nature, soit pourtant si naturel? Il paraît être le dernier degré de la corruption réfléchie; et cependant il est le partage ordinaire de ceux qui n'ont pas eu encore le temps d'être corrompus. Il est entré dans des coeurs tout neufs, qui n'ont connu encore ni l'ambition ni la fraude, ni la soif des richesses. C'est la jeunesse aveugle, qui par un instinct mal démêlé se précipite dans ce désordre au sortir de l'enfance, ainsi que dans l'onanisme. (Voyez Onanisme . )
Le penchant des deux sexes l'un pour l'autre se déclare de bonne heure; mais quoi qu'on ait dit des Africaines et des femmes de l'Asie méridionale, ce penchant est généralement beaucoup plus fort dans l'homme que dans la femme, c'est une loi que la nature a établie pour tous les animaux, c'est toujours le mâle qui attaque la femelle.
Les jeunes mâles de notre espèce, élevés ensemble, sentant cette force que la nature commence à déployer en eux, et ne trouvant point l'objet naturel de leur instinct, se rejettent sur ce qui lui ressemble. Souvent un jeune garçon par la fraîcheur de son teint, par l'éclat de ses couleurs, et par la douceur de ses yeux, ressemble pendant deux ou trois ans à une belle fille; si on l'aime, c'est parce que la nature se méprend; on rend hommage au sexe en s'attachant à ce qui en a les beautés; et quand l'âge a fait évanouir cette ressemblance, la méprise cesse.
Citràque juventam
Aetatis breve ver et primos carpere flores .
On n'ignore pas que cette méprise de la nature est beaucoup plus commune dans les climats doux que dans les glaces du septentrion; parce que le sang y est plus allumé, et l'occasion plus fréquente: aussi ce qui ne paraît qu'une faiblesse dans le jeune Alcibiade, est une abomination dégoûtante dans un matelot hollandais, et dans un vivandier moscovite.
Je ne peux souffrir qu'on prétende que les Grecs ont autorisé cette licence. On cite le législateur Solon, parce qu'il a dit en deux mauvais vers:
Tu chériras un beau garçon,
Tant qu'il n'aura barbe au menton.[13]
Traduction d'Amiot grand aumônier de France. Mais en bonne foi, Solon était-il législateur quand il fit ces deux vers ridicules? Il était jeune alors, et quand le débauché fut devenu sage, il ne mit point une telle infamie parmi les lois de sa république; accusera-t-on Théodore de Bèze d'avoir prêché la pédérastie dans son église, parce que dans sa jeunesse il fit des vers pour le jeune Candide? et qu'il dit:
Amplector hunc et illam .
Je suis pour lui, je suis pour elle.
Il faudra dire qu'ayant chanté des amours honteux dans son jeune âge, il eut dans l'âge mûr l'ambition d'être chef de parti, de prêcher la réforme, de se faire un nom. Hic vir et ille puer .
On abuse du texte de Plutarque, qui dans ses bavarderies, au Dialogue de l'amour , fait dire à un interlocuteur que les femmes ne Voyez l'article Femme . sont pas dignes du véritable amour ; mais un autre interlocuteur soutient le parti des femmes comme il le doit. On a pris l'objection pour la décision.
Il est certain, autant que la science de l'antiquité peut l'être, que l'amour socratique n'était point un amour infâme. C'est ce nom d' amour qui a trompé. Ce qu'on appelait les amants d'un jeune homme , étaient précisément ce que sont parmi nous les menins de nos princes; ce qu'étaient les enfants d'honneur, des jeunes gens attachés à l'éducation d'un enfant distingué, partageant les mêmes études, les mêmes travaux militaires; institution guerrière et sainte dont on abusa comme des fêtes nocturnes, et des orgies.
La troupe des amants institués par Laïus, était une troupe invincible de jeunes guerriers engagés par serment à donner leur vie les uns pour les autres, et c'est ce que la discipline antique a jamais eu de plus beau.
Sextus Empiricus et d'autres, ont beau dire que ce vice était recommandé par les lois de la Perse. Qu'ils citent le texte de la loi; qu'ils montrent le code des Persans; et si cette abomination s'y trouvait je ne la croirais pas; je dirais que la chose n'est pas vraie, par la raison qu'elle est impossible. Non, il n'est pas dans la nature humaine de faire une loi qui contredit, et qui outrage la nature, une loi qui anéantirait le genre humain si elle était observée à la lettre. Mais moi, je vous montrerai l'ancienne loi des Persans rédigée dans le Sadder . Il est dit à l'article ou porte 9, qu'il n'y a point de plus grand péché . C'est en vain qu'un écrivain moderne a voulu justifier Sextus Empiricus et la pédérastie; les lois de Zoroastre, qu'il ne connaissait pas, sont un témoignage irréprochable que ce vice ne fut jamais recommandé par les Perses. C'est comme si on disait qu'il est recommandé par les Turcs. Ils le commettent hardiment; mais les lois le punissent.
Que de gens ont pris des usages honteux et tolérés dans un pays pour les lois du pays! Sextus Empiricus qui doutait de tout, devait bien douter de cette jurisprudence. S'il eût vecu de nos jours, et qu'il eût vu deux ou trois jeunes jésuites abuser de quelques écoliers, aurait-il eu droit de dire que ce jeu leur est permis par les constitutions d'Ignace de Loyola?
Il me sera permis de parler ici de l'amour socratique du révérend père Polycarpe, carme chaussé de la petite ville de Gex, lequel en 1771 enseignait la religion et le latin à une douzaine de petits écoliers. Il était à la fois leur confesseur et leur régent; et il se donna auprès d'eux tous un nouvel emploi. On ne pouvait guère avoir plus d'occupations spirituelles et temporelles. Tout fut découvert: il se retira en Suisse, pays fort éloigné de la Grèce.
Ces amusements ont été assez communs entre les précepteurs et les écoliers. (Voyez Pétrone . ) Les moines chargés d'élever la jeunesse, ont été toujours un peu adonnés à la pédérastie. C'est la suite nécessaire du célibat auquel ces pauvres gens sont condamnés.
Les seigneurs turcs et persans font, à ce qu'on nous dit, élever leurs enfants par des eunuques; étrange alternative pour un pédagogue d'être ou châtré ou sodomite.
L'amour des garçons était si commun à Rome, qu'on ne s'avisait pas de punir cette turpitude dans laquelle presque tout le monde donnait tête baissée. Octave-Auguste, ce meurtrier débauché et poltron qui osa exiler Ovide, trouva très bon que Virgile chantât Alexis; Horace son autre favori faisait de petites odes pour Ligurinus. Horace qui louait Auguste d'avoir réformé les moeurs, proposait également dans ses satires un garçon et une fille;[14] mais l'ancienne loi Scantinia qui défend la pédérastie, subsista toujours: l'empereur Philippe la remit en vigueur, et chassa de Rome les petits garçons qui faisaient le métier. S'il y eut des écoliers spirituels et licencieux comme Pétrone, Rome eut des professeurs tels que Quintilien. Voyez quelles précautions il apporte dans le chapitre du précepteur pour conserver la pureté de la première jeunesse, cavendum non solum crimine turpitudinis sed etiam suspicione. Enfin, je ne crois pas qu'il y ait jamais eu aucune nation policée qui ait fait des lois contre les moeurs.[15]
On prétend que c'est une belle figure de rhétorique; peut-être aurait-on plus raison si on l'appelait un défaut . Quand on dit tout ce qu'on doit dire, on n'amplifie pas; et quand on l'a dit, si on amplifie on dit trop. Présenter aux juges une bonne ou mauvaise action sous toutes ses faces, ce n'est point amplifier; mais ajouter c'est exagérer et ennuyer.
J'ai vu autrefois dans les collèges donner des prix d'amplification. C'était réellement enseigner l'art d'être diffus. Il eût mieux valu peut-être donner des prix à celui qui aurait resserré ses pensées, et qui par là aurait appris à parler avec plus d'énergie et de force. Mais en évitant l'amplification, craignez la sécheresse.
J'ai entendu des professeurs enseigner que certains vers de Virgile sont une amplification, par exemple ceux-ci:
Nox erat, et placidum carpebant fessa soporem
Corpora per terras, silvaeque et saeva quierant
Aequora; cùm medio volvuntur sidera lapsu ,
Cum tacet omnis ager, pecudes, pictaeque volucres ;
Quaeque lacus latè liquidos, quaeque aspera dumis
Rura tenent, somno positae sub nocte silenti
Lenibant curas, et corda oblita laborum .
At non infelix animi Phoenissa .
Voici une traduction libre de ces vers de Virgile qui ont tous été si difficiles à traduire par les poètes français, excepté par M. de Lisle.
Les astres de la nuit roulaient dans le silence,
Eole a suspendu les haleines des vents,
Tout se tait sur les eaux, dans les bois, dans les champs;
Fatigué des travaux qui vont bientôt renaître,
Le tranquille taureau s'endort avec son maître.
Les malheureux humains ont oublié leurs maux,
Tout dort, tout s'abandonne aux charmes du repos.
Phénisse veille et pleure.
Si la longue description du règne du sommeil dans toute la nature, ne faisait pas un contraste admirable avec la cruelle inquiétude de Didon, ce morceau ne serait qu'une amplification puérile; c'est le mot, at non infelix animi Phoenissa qui en fait le charme.
La belle ode de Sapho, qui peint tous les symptômes de l'amour, et qui a été traduite heureusement dans toutes les langues cultivées, ne serait pas sans doute si touchante; si Sapho avait parlé d'une autre que d'elle-même, cette ode pourrait être alors regardée comme une amplification.
La description de la tempête au premier livre de l' Enéide , n'est point une amplification; c'est une image vraie de tout ce qui arrive dans une tempête; il n'a aucune idée répétée, et la répétition est le vice de tout ce qui n'est qu'amplification.
Le plus beau rôle qu'on ait jamais mis sur le théâtre dans aucune langue, est celui de Phèdre. Presque tout ce qu'elle dit serait une amplification fatigante, si c'était une autre qui parlât de la passion de Phèdre.
Athènes me montra mon superbe ennemi.
Je le vis, je rougis, je pâlis à sa vue.
Un trouble s'éleva dans mon âme éperdue.
Mes yeux ne voyaient plus, je ne pouvais parler;
Je sentis tout mon corps et transir et brûler.
Je reconnus Vénus et ses traits redoutables,
D'un sang qu'elle poursuit, tourments inévitables.
Il est bien clair que puisque Athènes lui montra son superbe ennemi Hippolite, elle vit Hippolite. Si elle rougit et pâlit à sa vue, elle fut sans doute troublée. Ce serait un pléonasme, une redondance oiseuse dans une étrangère, qui raconterait les amours de Phèdre; mais c'est Phèdre amoureuse et honteuse de sa passion; son coeur est plein, tout lui échappe.
Ut vidi, ut perii, ut me malus abstulit error .
Je le vis, je rougis, je pâlis à sa vue.
Peut-on mieux imiter Virgile?
Je sentis tout mon corps et transir et brûler.
Mes yeux ne voyaient plus, je ne pouvais parler.
Peut-on mieux imiter Sapho? Ces vers quoique imités, coulent de source; chaque mot trouble les âmes sensibles et les pénètre; ce n'est point une amplification, c'est le chef-d'oeuvre de la nature et de l'art.
Voici, à mon avis, un exemple d'une amplification dans une tragédie moderne, qui d'ailleurs a de grandes beautés.
Tidée est à la cour d'Argos; il est amoureux d'une soeur d'Electre; il regrette son ami Oreste et son père; il est partagé entre sa passion pour Electre et le dessein de punir le tyran. Au milieu de tant de soins et d'inquiétudes, il fait à son confident une longue description d'une tempête qu'il a essuyée il y a longtemps.
Tu sais ce qu'en ces lieux nous venions entreprendre;
Tu sais que Palamède, avant que de s'y rendre,
Ne voulut point tenter son retour dans Argos,
Qu'il n'eût interrogé l'oracle de Délos.
A de si justes soins on souscrivit sans peine:
Nous partîmes comblés des bienfaits de Thyrrène;
Tout nous favorisait; nous voguâmes longtemps
Au gré de nos désirs bien plus qu'au gré des vents;
Mais signalant bientôt toute son inconstance,
La mer en un moment se mutine et s'élance;
L'air mugit, le jour fuit, une épaisse vapeur
Couvre d'un voile affreux les vagues en fureur;
La foudre éclairant seule une nuit si profonde,
A sillons redoublés ouvre le ciel et l'onde;
Et comme un tourbillon, embrassant nos vaisseaux,
Semble en sources de feu bouillonner sur les eaux.
Les vagues quelquefois, nous portant sur leurs cimes,
Nous font rouler après sous de vastes abîmes,
Où les éclairs pressés, pénétrant avec nous,
Dans des gouffres de feu semblaient nous plonger tous.
Le pilote effrayé, que la flamme environne,
Aux rochers qu'il fuyait lui-même s'abandonne.
A travers les écueils, notre vaisseau poussé,
Se brise, et nage enfin sur les eaux dispersé.
On voit peut-être dans cette description le poète qui veut surprendre les auditeurs par le récit d'un naufrage, et non le personnage qui veut venger son père et son ami, tuer le tyran d'Argos, et qui est partagé entre l'amour et la vengeance.
Lorsqu'un personnage s'oublie, et qu'il veut absolument être poète, il doit alors embellir ce défaut par les vers les plus corrects et les plus élégants.
Ne voulut point tenter son retour dans Argos
Qu'il n'eût interrogé l'oracle de Délos .
Ce tour familier semble ne devoir entrer que rarement dans la poésie noble. Je ne voulus point aller à Orléans que je n'eusse vu Paris . Cette phrase n'est admise, ce me semble, que dans la liberté de la conversation.
A de si justes soins on souscrivit sans peine .
On souscrit à des volontés, à des ordres, à des désirs; je ne crois pas qu'on souscrive à des soins .
Nous voguâmes longtemps
Au gré de nos désirs bien plus qu'au gré des vents .
Outre l'affectation et une sorte de jeu de mots du gré des désirs et du gré des vents , il y a là une contradiction évidente. Tout l'équipage souscrivit sans peine aux justes soins d'interroger l'oracle de Délos. Les désirs des navigateurs étaient donc d'aller à Délos; ils ne voguaient donc pas au gré de leurs désirs, puisque le gré des vents les écartait de Délos, à ce que dit Tidée.
Si l'auteur a voulu dire au contraire que Tidée voguait au gré de ses désirs aussi bien, et encore plus qu'au gré des vents, il s'est mal exprimé. Bien plus qu'au gré des vents , signifie que les vents ne secondaient pas ses désirs, et l'écartaient de sa route. J'ai été favorisé dans cette affaire par la moitié du conseil bien plus que par l'autre , signifie par tout pays, La moitié du conseil a été pour moi, et l'autre contre. Mais si je dis, la moitié du conseil a opiné au gré de mes désirs, et l'autre encore davantage , cela veut dire que j'ai été secondé par tout le conseil, et qu'une partie m'a encore plus favorisé que l'autre.
J'ai réussi auprès du parterre bien plus qu'au gré des connaisseurs , veut dire, Les connaisseurs m'ont condamné.
Il faut que la diction soit pure et sans équivoque. Le confident de Tidée pouvait lui dire, Je ne vous entends pas: si le vent vous a mené à Délos et à Epidaure qui est dans l'Argolide, c'était précisément votre route, et vous n'avez pas dû voguer longtemps . On va de Samos à Epidaure en moins de trois jours avec un bon vent d'est. Si vous avez essuyé une tempête, vous n'avez pas vogué au gré de vos désirs; d'ailleurs, vous deviez instruire plus tôt le public que vous veniez de Samos. Les spectateurs veulent savoir d'où vous venez et ce que vous voulez. La longue description recherchée d'une tempête me détourne de ces objets. C'est une amplification qui paraît oiseuse, quoiqu'elle présente de grandes images.
La mer signala bientôt toute son inconstance .
Toute l'inconstance que la mer signale, ne semble pas une expression convenable à un héros, qui doit peu s'amuser à ces recherches. Cette mer qui se mutine et qui s'élance en un moment , après avoir signalé toute son inconstance , intéresse-t-elle assez à la situation présente de Tidée, occupé de la guerre? Est-ce à lui de s'amuser à dire que la mer est inconstante, à débiter des lieux communs?
L'air mugit, le jour fuit; une épaisse vapeur
Couvre d'un voile affreux les vagues en fureur .
Les vents dissipent les vapeurs et ne les épaississent pas. Mais quand même il serait vrai qu'une épaisse vapeur eût couvert les vagues en fureur d'un voile affreux, ce héros plein de ses malheurs présents, ne doit pas s'appesantir sur ce prélude de tempête, sur ces circonstances qui n'appartiennent qu'au poète.
Non erat his locus.
La foudre éclairant seule une nuit si profonde,
A sillons redoublés ouvre le ciel et l'onde;
Et comme un tourbillon, embrassant nos vaisseaux,
Semble en source de feu bouillonner sur les eaux .
N'est-ce pas là une véritable amplification un peu trop ampoulée? Un tonnerre qui ouvre l'eau et le ciel par des sillons; qui en même temps est un tourbillon de feu, lequel embrasse un vaisseau, et qui bouillonne, n'a-t-il pas quelque chose de trop peu naturel, de trop peu vrai, surtout dans la bouche d'un homme qui doit s'exprimer avec une simplicité noble et touchante, surtout après plusieurs mois que le péril est passé?
Des cimes de vagues qui font rouler sous des abîmes, des éclairs pressés et des gouffres de feu, semblent des expressions un peu boursouflées qui seraient souffertes dans une ode; et qu'Horace réprouvait avec tant de raison dans la tragédie.
Projicit ampullas et sesquipedalia verba .
Le pilote effrayé, que la flamme environne,
Aux rochers qu'il fuyait lui-même s'abandonne .
On peut s'abandonner aux vents; mais il me semble qu'on ne s'abandonne pas aux rochers.
Notre vaisseau poussé, nage dispersé .
Un vaisseau ne nage point dispersé; Virgile a dit, non en parlant d'un vaisseau, mais des hommes, qui ont fait naufrage,
Apparent rari nantes in gurgite vasto.
Voilà où le mot nager est à sa place. Les débris d'un vaisseau flottent et ne nagent pas. Desfontaines a traduit ainsi ce beau vers de l' Enéide :
A peine un petit nombre de ceux qui montaient le vaisseau, purent se sauver à la nage.
C'est traduire Virgile en style de gazette. Où est ce vaste gouffre que peint le poète, gurgite vasto ? Où est l' apparent rari nantes ? Ce n'est pas avec cette sécheresse qu'on doit traduire l' Enéide . Il faut rendre image pour image, beauté pour beauté. Nous faisons cette remarque en faveur des commençants. On doit les avertir que Desfontaines n'a fait que le squelette informe de Virgile, comme il faut leur dire que la description de la tempête par Tidée est fautive et déplacée. Tidée devait s'étendre avec attendrissement sur la mort de son ami, et non sur la vaine description d'une tempête.
On ne présente ces réflexions que pour l'intérêt de l'art, et non pour attaquer l'artiste.
Ubi plura nitent in carmine, non ego paucis offendar maculis .
En faveur des beautés on pardonne aux defauts.
Quand j'ai fait ces critiques, j'ai tâché de rendre raison de chaque mot que je critiquais. Les satiriques se contentent d'une plaisanterie, d'un bon mot, d'un trait piquant; mais celui qui veut s'instruire, et éclairer les autres, est obligé de tout discuter avec le plus grand scrupule.
Plusieurs hommes de goût, et entre autres l'auteur du Télémaque , ont regardé comme une amplification le récit de la mort d'Hippolite dans Racine. Les longs récits étaient à la mode alors. La vanité d'un acteur veut se faire écouter. On avait pour eux cette complaisance; elle a été fort blâmée. L'archevêque de Cambray prétend que Théramène ne devait pas, après la catastrophe d'Hippolite, avoir la force de parler si longtemps; qu'il se plaît trop à décrire les cornes menaçantes du monstre, et ses écailles jaunissantes , et sa croupe qui se recourbe ; qu'il devait dire d'une voix entrecoupée: Hippolite est mort: un monstre l'a fait périr; je l'ai vu .
Je ne prétends point défendre les écailles jaunissantes, et la croupe qui se recourbe; mais en général cette critique souvent répétée me paraît injuste. On veut que Théramène dise seulement: Hippolite est mort. Je l'ai vu, c'en est fait .
C'est précisément ce qu'il dit et en moins de mots encore. . . Hippolite n'est plus . Le père s'écrie; Théramène ne reprend ses sens que pour dire:
J'ai vu des mortels périr le plus aimable;
et il ajoute ce vers si nécessaire, si touchant, si désespérant pour Thésée:
Et j'ose dire encore, seigneur, le moins coupable.
La gradation est pleinement observée, les nuances se font sentir l'une après l'autre.
Le père attendri demande: Quel dieu lui a ravi son fils, quelle foudre soudaine . . .? Et il n'a pas le courage d'achever; il reste muet dans sa douleur; il attend ce récit fatal; le public l'attend de même. Théramène doit répondre; on lui demande des détails, il doit en donner.
Etait-ce à celui qui fait discourir Mentor et tous ses personnages si longtemps, et quelquefois jusqu'à la satiété, de fermer la bouche à Théramène? Quel est le spectateur qui voudrait ne le pas entendre, ne pas jouir du plaisir douloureux d'écouter les circonstances de la mort d'Hippolite? qui voudrait même qu'on en retranchât quatre vers? Ce n'est pas là une vaine description d'une tempête inutile à la pièce; ce n'est pas là une amplification mal écrite; c'est la diction la plus pure et la plus touchante; enfin c'est Racine.
On lui reproche le héros expiré . Quelle misérable vétille de grammaire! Pourquoi ne pas dire, ce héros expiré , comme on dit, il est expiré, il a expiré ? Il faut remercier Racine d'avoir enrichi la langue à laquelle il a donné tant de charmes, en ne disant jamais que ce qu'il doit, lorsque les autres disent tout ce qu'ils peuvent.
Boileau fut le premier qui fit remarquer l'amplification vicieuse de la première scène de Pompée .
Quand les dieux étonnés semblaient se partager,
Pharsale a décidé ce qu'ils n'osaient juger.
Ces fleuves teints de sang, et rendus plus rapides
Par le débordement de tant de parricides;
Cet horrible débris, d'aigles, d'armes, de chars,
Sur ces champs empestés confusément épars;
Ces montagnes de morts, privés d'honneurs suprêmes,
Que la nature force à se venger eux-mêmes;
Et dont les troncs pourris exhalent dans les vents
De quoi faire la guerre au reste des vivants, etc.
Ces vers boursouflés sont sonores: ils surprirent longtemps la multitude, qui sortant à peine de la grossièreté, et qui plus est de l'insipidité où elle avait été plongée tant de siècles, était étonnée et ravie d'entendre des vers harmonieux ornés de grandes images. On n'en savait pas assez pour sentir l'extrême ridicule d'un roi d'Egypte, qui parle comme un écolier de rhétorique, d'une bataille livrée au-delà de la mer Méditerranée, dans une province qu'il ne connaît pas, entre des étrangers qu'il doit également haïr. Que veulent dire des dieux qui n'ont osé juger entre le gendre et le beau-père, et qui cependant ont jugé par l'événement, seule manière dont ils étaient censés juger? Ptolomée parle de fleuves près d'un champ de bataille où il n'y avait point de fleuves. Il peint ces prétendus fleuves rendus rapides par des débordements de parricides; un horrible débris de perches qui portaient des figures d'aigles, des charrettes cassées (car on ne connaissait point alors les chars de guerre). Enfin des troncs pourris qui se vengent, et qui font la guerre aux vivants. Voilà le galimatias le plus complet qu'on pût jamais étaler sur un théâtre. Il fallait cependant plusieurs années pour dessiller les yeux du public, et pour lui faire sentir qu'il n'y a qu'à retrancher ces vers pour faire une ouverture de scène parfaite.
L'amplification, la déclamation, l'exagération furent de tout temps les défauts des Grecs, excepté de Démosthène et d'Aristote.
Le temps même a mis le sceau de l'approbation presque universelle à des morceaux de poésie absurdes, parce qu'ils étaient mêlés à des traits éblouissants qui répandaient leur éclat sur eux; parce que les poètes qui vinrent après ne firent pas mieux; parce que les commencements informes de tout art ont toujours plus de réputation que l'art perfectionné; parce que celui qui joua le premier du violon fut regardé comme un demi-dieu, et que Rameau n'a eu que des ennemis; parce qu'en général les hommes jugent rarement par eux-mêmes, qu'ils suivent le torrent, et que le goût épuré est presque aussi rare que les talents.
Parmi nous aujourd'hui, la plupart des sermons, des oraisons funèbres, des discours d'appareil, des harangues dans de certaines cérémonies, sont des amplifications ennuyeuses, des lieux communs cent et cent fois répétés. Il faudrait que tous ces discours fussent très rares pour être un peu supportables. Pourquoi parler quand on n'a rien à dire de nouveau? Il est temps de mettre un frein à cette extrême intempérance; et par conséquent de finir cet article.
Si on pouvait confronter Suétone avec les valets de chambre des douze Césars, pense-t-on qu'ils seraient toujours d'accord avec lui? et en cas de dispute quel est l'homme qui ne parierait pas pour les valets de chambre contre l'historien?
Parmi nous combien de livres ne sont fondés que sur des bruits de ville, ainsi que la physique ne fut fondée que sur des chimères répétées de siècle en siècle, jusqu'à notre temps!
Ceux qui se plaisent à transcrire le soir dans leur cabinet ce qu'ils ont entendu dans le jour, devraient, comme St Augustin, faire un livre de rétractations au bout de l'année.
Quelqu'un raconte au grand audiencier l'Etoile, que Henri IV chassant vers Créteil, entra seul dans un cabaret où quelques gens de loi de Paris dînaient dans une chambre haute. Le roi qui ne se fait pas connaître, et qui cependant devait être très connu, leur fait demander par l'hôtesse s'ils veulent l'admettre à leur table, ou lui céder une partie de leur rôti pour son argent. Les Parisiens répondent, qu'ils ont des affaires particulières à traiter ensemble, que leur dîner est court, et qu'ils prient l'inconnu de les excuser.
Henri IV appelle ses gardes, et fait fouetter outrageusement les convives, pour leur apprendre , dit l'Etoile, une autre fois à être plus courtois à l'endroit des gentilshommes .
Quelques auteurs, qui de nos jours se sont mêlés d'écrire la vie de Henri IV, copient l'Etoile sans examen, rapportent cette anecdote; et ce qu'il y a de pis, ils ne manquent pas de la louer comme une belle action de Henri IV.
Cependant, le fait n'est ni vrai, ni vraisemblable; et loin de mériter des éloges, c'eût été à la fois dans Henri IV l'action la plus ridicule, la plus lâche, la plus tyrannique et la plus imprudente.
Premièrement, il n'est pas vraisemblable qu'en 1602 Henri IV dont la physionomie était si remarquable, et qui se montrait à tout le monde avec tant d'affabilité, fût inconnu dans Créteil auprès de Paris.
Secondement, l'Etoile loin de constater ce conte impertinent, dit qu'il le tient d'un homme qui le tenait de M. de Vitry. Ce n'est donc qu'un bruit de ville.
Troisièmement, il serait bien lâche et bien odieux de punir d'une manière infamante des citoyens assemblés pour traiter d'affaires, qui certainement n'avaient commis aucune faute en refusant de partager leur dîner avec un inconnu très indiscret, qui pouvait fort aisément trouver à manger dans le même cabaret.
Quatrièmement, cette action si tyrannique, si indigne d'un roi, et même de tout honnête homme, si punissable par les lois dans tout pays, aurait été aussi imprudente que ridicule et criminelle; elle eût rendu Henri IV exécrable à toute la bourgeoisie de Paris, qu'il avait tant d'intérêt de ménager.
Il ne fallait donc pas souiller l'histoire d'un conte si plat, il ne fallait pas déshonorer Henri IV par une si impertinente anecdote .
Dans un livre intitulé Anecdotes littéraires , imprimé chez Durand en 1752 avec privilège, voici ce qu'on trouve tome III, page 183, ‘Les amours de Louis XIV ayant été jouées en Angleterre, ce prince voulut aussi faire jouer celles du roi Guillaume. L'abbé Brueys fut chargé par M. de Torcy de faire la pièce. Mais quoique applaudie, elle ne fut pas jouée, parce que celui qui en était l'objet mourut sur ces entrefaites.'
Il y a autant de mensonges absurdes que de mots dans ce peu de lignes. Jamais on ne joua les amours de Louis XIV sur le théâtre de Londres. Jamais Louis XIV ne fut assez petit pour ordonner qu'on fît une comédie sur les amours du roi Guillaume. Jamais le roi Guillaume n'eut de maîtresse; ce n'était pas d'une telle faiblesse qu'on l'accusait. Jamais le marquis de Torcy ne parla à l'abbé Brueys. Jamais il ne put faire ni à lui, ni à personne une proposition si indiscrète et si puérile. Jamais l'abbé Brueys ne fit la comédie dont il est question. Fiez-vous après cela aux anecdotes.
Il est dit dans le même livre, que Louis XIV fut si content de l'opéra d'Isis, qu'il fit rendre un arrêt du conseil, par lequel il est permis à un homme de condition de chanter à l'opéra, et d'en retirer des gages sans déroger. Cet arrêt a été enregistré au parlement de Paris .
Jamais il n'y eut une telle déclaration enregistrée au parlement de Paris. Ce qui est vrai, c'est que Lulli obtint longtemps avant l'opéra d' Isis , des lettres portant permission d'établir son opéra en 1672, et fit insérer dans ses lettres que les gentilshommes et les demoiselles pourraient chanter sur ce théâtre sans déroger . Mais il n'y eut point de déclaration enregistrée. Voyez Opéra .
Je lis dans l' Histoire philosophique et politique du commerce dans les deux Indes , tome IV, page 66, qu'on est fondé à croire que Louis XIV n'eut de vaisseaux que pour fixer sur lui l'admiration, pour châtier Gènes et Alger . C'est écrire, c'est juger au hasard; c'est contredire la vérité avec ignorance; c'est insulter Louis XIV sans raison; ce monarque avait cent vaisseaux de guerre et soixante mille matelots dès l'an 1678; et le bombardement de Gènes est de 1684.
De tous les Ana , celui qui mérite le plus d'être mis au rang des mensonges imprimés, et surtout des mensonges insipides, est le Ségraisiana . Il fut compilé par un copiste de Ségrais, son domestique, et imprimé longtemps après la mort du maître.
Le Ménagiana revu par La Monnoye, est le seul dans lequel on trouve des choses instructives.
Rien n'est plus commun dans la plupart de nos petits livres nouveaux, que de voir de vieux bons mots attribués à nos contemporains; des inscriptions, des épigrammes faites pour certains princes, appliquées à d'autres.
Il est dit dans cette même histoire philosophique du commerce des deux Indes, tome I er , page 63, que les Hollandais ayant chassé les Portugais de Malaca, le capitaine hollandais demanda au commandant portugais quand il reviendrait; à quoi le vaincu répondit, quand vos péchés seront plus grands que les nôtres . Cette réponse avait été déjà attribuée à un Anglais du temps du roi de France CharlesVII , et auparavant à un émir sarrasin en Sicile: au reste cette réponse est plus d'un capucin que d'un politique. Ce n'est pas parce que les Français étaient plus grands pécheurs que les Anglais que ceux-ci leur ont pris le Canada.
L'auteur de cette même histoire philosophique et politique du commerce des deux Indes, rapporte sérieusement, tome V, page 197, un petit conte inventé par Steell et inséré dans le Spectateur , et il veut faire passer ce conte pour une des causes réelles des guerres entre les Anglais et les sauvages. Voici l'historiette que Steell oppose à l'historiette beaucoup plus plaisante de la matrone d'Ephèse. Il s'agit de prouver que les hommes ne sont pas plus constants que les femmes. Mais dans Pétrone la matrone d'Ephèse n'a qu'une faiblesse amusante et pardonnable; et le marchand Inkle dans le Spectateur est coupable de l'ingratitude la plus affreuse.
Ce jeune voyageur Inkle est sur le point d'être pris par les Caraïbes dans le continent de l'Amérique, sans qu'on dise ni en quel endroit ni à quelle occasion. La jeune Jarika jolie Caraïbe lui sauve la vie, et enfin s'enfuit avec lui à la Barbade. Dès qu'ils y sont arrivés, Inkle va vendre sa bienfaitrice au marché. Ah! ingrat, Ah! barbare, lui dit Jarika. Tu veux me vendre, et je suis grosse de toi. Tu es grosse, répondit le marchand anglais; tant mieux, je te vendrai plus cher.
Voilà ce qu'on nous donne pour une histoire véritable, pour l'origine d'une longue guerre. Que de contes ont orné et défiguré toutes les histoires!
Dans un livre qui a fait beaucoup de bruit, et où l'on trouve des réflexions aussi vraies que profondes, il est dit que le père Mallebranche est l'auteur de la Prémotion physique . Cette inadvertence embarrasse plus d'un lecteur qui voudrait avoir la prémotion physique du père Mallebranche, et qui la chercherait très vainement.
Il est dit dans ce livre, que Galilée trouva la raison pour laquelle les pompes ne pouvaient élever les eaux au-dessus de trente-deux pieds. C'est précisément ce que Galilée ne trouva pas. Il vit bien que la pesanteur de l'air faisait élever l'eau; mais il ne put savoir pourquoi cet air n'agissait plus au-dessus de trente-deux pieds. Ce fut Toricelli qui devina qu'une colonne d'air équivalait à trente-deux pieds d'eau, et à vingt-sept pouces de mercure ou environ.
Le même auteur plus occupé de penser que de citer juste, prétend qu'on fit pour Cromwell cette épitaphe.
Ci-gît le destructeur d'un pouvoir légitime,
Jusqu'à son dernier jour favorisé des cieux,
Dont les vertus méritaient mieux
Que le sceptre acquis par un crime.
Par quel destin faut-il, par quelle étrange loi,
Qu'à tous ceux qui sont nés pour porter la couronne,
Ce soit l'usurpateur qui donne
L'exemple des vertus que doit avoir un roi?
Ces vers ne furent jamais faits pour Cromwell, mais pour le roi Guillaume. Ce n'est point une épitaphe, ce sont des vers pour mettre au bas du portrait de ce monarque. Il n'y a point, Ci gît ; il y a, Tel fut le destructeur d'un pouvoir légitime . Jamais personne en France ne fut assez sot, pour dire que Cromwell avait donné l'exemple de toutes les vertus. On pouvait lui accorder de la valeur et du génie; mais le nom de vertueux n'était pas fait pour lui.
Dans un Mercure de France du mois de septembre 1769, on attribue à Pope une épigramme faite en impromptu sur la mort d'un fameux usurier. Cette épigramme est reconnue depuis deux cents ans en Angleterre pour être de Shakespear. Elle fut faite en effet sur-le-champ par ce célèbre poète. Un agent de change nommé Jean Dacombe, qu'on appelait vulgairement dix pour cent , lui demandait en plaisantant quelle épitaphe il lui ferait s'il venait à mourir; Shakespear lui répondit,
Ci-gît un financier puissant,
Que nous appelons dix pour cent;
Je gagerais cent contre dix
Qu'il n'est pas dans le paradis.
Lorsque Belzébut arriva
Pour s'emparer de cette tombe,
On lui dit qu'emportez-vous là?
Eh! c'est notre ami Jean Dacombe.
On vient de renouveler encore cette ancienne plaisanterie.
Je sais bien qu'un homme d'Eglise,
Qu'on redoutait fort en ce lieu,
Vient de rendre son âme à Dieu;
Mais je ne sais si Dieu l'a prise.
Il y a cent facéties, cent contes qui font le tour du monde depuis trente siècles. On farcit les livres de maximes qu'on donne comme neuves, et qui se trouvent dans Plutarque, dans Athénée, dans Sénèque, dans Plaute, dans toute l'antiquité.
Ce ne sont là que des méprises aussi innocentes que communes: mais pour les faussetés volontaires, pour les mensonges historiques qui portent des atteintes à la gloire des princes, et à la réputation des particuliers, ce sont des délits sérieux.
De tous les livres grossis de fausses anecdotes, celui dans lequel les mensonges les plus absurdes sont entassés avec le plus d'impudence, c'est la compilation des prétendus mémoires de madame de Maintenon . Le fond en était vrai; l'auteur avait eu quelques lettres de cette dame, qu'une personne élevée à St Cyr lui avait communiquées. Ce peu de vérités a été noyé dans un roman de sept tomes.
C'est là que l'auteur peint Louis XIV supplanté par un de ses valets de chambre; c'est là qu'il suppose des lettres de Mlle Mancini, depuis connétable Colonne, à Louis XIV. C'est là qu'il fait dire à cette nièce du cardinal Mazarin, dans une lettre au roi, Vous obéissez à un prêtre, vous n'êtes pas digne de moi si vous aimez à servir. Je vous aime comme mes yeux, mais j'aime encore mieux votre gloire . Certainement l'auteur n'avait pas l'original de cette lettre.
‘Mlle de la Vallière (dit-il dans un autre endroit) s'était jetée sur un fauteuil dans un déshabillé léger; là elle pensait à loisir à son amant. Souvent le jour la retrouvait assise dans une chaise, accoudée sur une table, l'oeil fixe, l'âme attachée au même objet dans l'extase de l'amour. Uniquement occupée du roi, peut-être se plaignait-elle en ce moment de la vigilance des espions d'Henriette et de la sévérité de la reine-mère. Un bruit léger la retire de sa rêverie; elle recule de surprise et d'effroi. Louis tombe à ses genoux. Elle veut s'enfuir, il l'arrête. Elle menace: il l'apaise. Elle pleure: il essuie ses larmes.'
Une telle description ne serait pas même reçue aujourd'hui dans le plus fade de ces romans, qui sont faits à peine pour les femmes de chambre.
Après la révocation de l'édit de Nantes on trouve un chapitre intitulé, Etat du coeur . Mais à ces ridicules succèdent les calomnies les plus grossières contre le roi, contre son fils, son petit-fils, le duc d'Orléans son neveu, tous les princes du sang, les ministres et les généraux. C'est ainsi que la hardiesse, animée par la faim, produit des monstres. (Voyez Histoire .)
On ne peut trop précautionner les lecteurs contre cette foule de libelles atroces qui ont inondé si longtemps l'Europe.
Du Haillan prétend, dans un de ses opuscules, que Charles VIII n'était pas fils de Louis XI. C'est peut-être la raison secrète pour laquelle Louix XI négligea son éducation, et le tint toujours éloigné de lui. Charles VIII ne ressemblait à Louis XI ni par l'esprit, ni par le corps. Enfin la tradition pouvait servir d'excuse à Du Haillan; mais cette tradition était fort incertaine, comme presque toutes le sont.
La dissemblance entre les pères et les enfants est encore moins une preuve d'illégitimité, que la ressemblance n'est une preuve du contraire. Que Louis XI ait haï Charles VIII, cela ne conclut rien. Un si mauvais fils pouvait aisément être un mauvais père.
Quand même douze Du Haillan m'auraient assuré que Charles VIII était né d'un autre que de Louis XI, je ne devrais pas les en croire aveuglément. Un lecteur sage doit, ce me semble, prononcer comme les juges; pater est is quem nuptiae demonstrant .
Charles-Quint avait-il couché avec sa soeur Marguerite gouvernante des Pays-Bas? en avait-il eu Don Juan d'Autriche frère intrépide du prudent Philippe II? nous n'avons pas plus de preuve que nous n'en avons des secrets du lit de Charlemagne qui coucha, dit-on, avec toutes ses filles. Pourqoi donc l'affirmer? Si la Sainte Ecriture ne m'assurait pas que les filles de Loth eurent des enfants de leur propre père, et Thamar de son beau-père, j'hésiterais beaucoup à les en accuser. Il faut être discret.
On a écrit que le duchesse de Montpensier avait accordé ses faveurs au moine Jacques Clément, pour l'encourager à assassiner son roi. Il eût été plus habile de les promettre que de les donner. Mais ce n'est pas ainsi qu'on excite un prêtre fanatique au parricide; on lui montre le ciel et non une femme. Son prieur Bourgoin était bien plus capable de le déterminer que la plus grande beauté de la terre. Il n'avait point de lettres d'amour dans sa poche quand il tua le roi, mais bien les histoires de Judith et d'Aod, toutes déchirées, toutes grasses à force d'avoir été lues.
Jean Châtel, ni Ravaillac n'eurent aucuns complices; leur crime avait été celui du temps; le cri de la religion fut leur seul complice. On a souvent imprimé que Ravaillac avait fait le voyage de Naples; et que le jésuite Alagona avait prédit dans Naples la mort du roi, comme le répète encore je ne sais quel Chiniac. Les jésuites n'ont jamais été prophètes; s'ils l'avaient été, ils auraient prédit leur destruction; mais au contraire, ces pauvres gens ont toujours assuré qu'ils dureraient jusqu'à la fin des siècles. Il ne faut jamais jurer de rien.
Le jésuite Daniel a beau me dire, dans sa très sèche et très fautive histoire de France, que Henri IV, avant d'abjurer, était depuis longtemps catholique. J'en croirai plus Henri IV lui-même que le jésuite Daniel. Sa lettre à la belle Gabrielle, c'est demain que je fais le saut périlleux , prouve au moins qu'il avait encore dans le coeur autre chose que le catholicisme. Si son grand coeur avait été depuis longtemps si pénétré de la grâce efficace, il aurait peut-être dit à sa maîtresse, ces évêques m'édifient ; mais il lui dit, ces gens-là m'ennuient . Ces paroles sont-elles d'un bon catéchumène?
Ce n'est pas un sujet de pyrrhonisme que les lettres de ce grand homme à Corisande d'Andouin comtesse de Grammont; elles existent encore en original. L'auteur de l' Essai sur l'esprit et les moeurs , et sur l'Histoire générale , rapporte plusieurs de ces lettres intéressantes. En voici des morceaux curieux.
Tous ces empoisonneurs sont tous papistes. J'ai découvert un tueur pour moi. -- Les prêcheurs romains prêchent tout haut qu'il n'y a plus qu'une mort à voir; ils admonestent tout bon catholique de prendre exemple (sur l'empoisonnement du prince de Condé) -- et vous êtes de cette religion! -- Si je n'étais huguenot, je me ferais Turc .
Il est difficile, après ces témoignages de la main de Henri IV, d'être fermement persuadé qu'il fût catholique dans le coeur.
Un autre historien moderne de Henri IV, accuse du meurtre de ce héros le duc de Lerme; c'est , dit-il, l'opinion la mieux établie . Il est évident que c'est l'opinion la plus mal établie. Jamais on n'en a parlé en Espagne; et il n'y eut en France que le continuateur du président de Thou qui donna quelque crédit à ces soupçons vagues et ridicules. Si le duc de Lerme, premier ministre, employa Ravaillac, il le paya bien mal. Ce malheureux était presque sans argent quand il fut saisi. Si le duc de Lerme l'avait séduit ou fait séduire sous la promesse d'une récompense proportionnée à son attentat, assurément Ravaillac l'aurait nommé lui et ses émissaires, quand ce n'eût été que pour se venger. Il nomma bien le jésuite d'Aubigni, auquel il n'avait fait que montrer un couteau. Pourquoi aurait-il épargné le duc de Lerme? C'est une obstination bien étrange que celle de n'en pas croire Ravaillac dans son interrogatoire et dans les tortures! Faut-il insulter une grande maison espagnole sans la moindre apparence de preuves?
Et voilà justement comme on écrit l'histoire.
La nation espagnole n'a guère recours à ces crimes honteux; et les grands d'Espagne ont eu dans tous les temps une fierté généreuse, qui ne leur a pas permis de s'avilir jusque-là.
Si Philippe II mit à prix la tête du prince d'Orange, il eut du moins le prétexte de punir un sujet rebelle, comme le parlement de Paris mit à cinquante mille écus la tête de l'amiral Coligni; et depuis, celle du cardinal Mazarin. Ces proscriptions publiques tenaient de l'horreur des guerres civiles. Mais comment le duc de Lerme se serait-il adressé secrètement à un misérable tel que Ravaillac?
Le même auteur dit, que le maréchal d'Ancre et sa femme furent écrasés, pour ainsi dire, par la foudre . L'un ne fut à la vérité écrasé qu'à coups de pistolet, et l'autre fut brûlée en qualité de sorcière. Un assassinat, et un arrêt de mort rendu contre une maréchale de France, dame d'atour de la reine, réputée magicienne, ne font honneur ni à la chevalerie, ni à la jurisprudence de ce temps-là. Mais je ne sais pourquoi l'historien s'exprime en ces mots: Si ces deux misérables n'étaient pas complices de la mort du roi, ils méritaient du moins les plus rigoureux châtiments. Il est certain que du vivant même du roi, Concini et sa femme avaient avec l'Espagne des liaisons contraires aux desseins du roi .
C'est ce qui n'est point du tout certain; cela n'est pas même vraisemblable. Ils étaient Florentins; le grand-duc de Florence avait reconnu le premier Henri IV. Il ne craignait rien tant que le pouvoir de l'Espagne en Italie. Concini et sa femme n'avaient point de crédit du temps de Henri IV. S'ils avaient ourdi quelque trame avec le conseil de Madrid, ce ne pouvait être que par la reine. C'est donc accuser la reine d'avoir trahi son mari. Et encore une fois il n'est point permis d'inventer de telles accusations sans preuve. Quoi! un écrivain dans son grenier pourra prononcer une diffamation que les juges les plus éclairés du royaume trembleraient d'écouter sur leur tribunal!
Pourquoi appeler un maréchal de France et sa femme, dame d'atour de la reine, ces deux misérables ? Le maréchal d'Ancre, qui avait levé une armée à ses frais contre les rebelles, mérite-t-il une épithète qui n'est convenable qu'à Ravaillac, à Cartouche, aux voleurs publics, aux calomniateurs publics?
Il n'est que trop vrai qu'il suffit d'un fanatique pour commettre un parricide sans aucun complice. Damien n'en avait point. Il a répété quatre fois dans son interrogatoire, qu'il n'a commis son crime que par principe de religion . Je puis dire qu'ayant été autrefois à portée de connaître les convulsionnaires, j'en ai vu plus de vingt capables d'une pareille horreur, tant leur démence était atroce. La religion mal entendue est une fièvre que la moindre occasion fait tourner en rage. Le propre du fanatisme est d'échauffer les têtes. Quand le feu qui fait bouillir ces têtes superstitieuses, a fait tomber quelques flammèches dans une âme insensée et atroce; quand un ignorant furieux croit imiter saintement Phinée, Aod, Judith et leurs semblables, cet ignorant a plus de complices qu'il ne pense. Bien des gens l'ont excité au parricide sans le savoir. Quelques personnes profèrent des paroles indiscrètes et violentes; un domestique les répète, il les amplifie, il les enfuneste encore, comme disent les Italiens; un Châtel, un Ravaillac, un Damien les recueille; ceux qui les ont prononcées ne se doutent pas du mal qu'ils ont fait. Ils sont complices involontaires; mais il n'y a eu ni complot, ni instigation. En un mot, on connaît bien mal l'esprit humain, si l'on ignore que le fanatisme rend la populace capable de tout.
L'auteur du Siècle de Louis XIV , est le premier qui ait parlé de l'homme au masque de fer dans une histoire avérée. C'est qu'il était très instruit de cette anecdote, qui étonne le siècle présent, qui étonnera la postérité, et qui n'est que trop véritable. On l'avait trompé sur la date de la mort de cet inconnu si singulièrement infortuné. Il fut enterré à St Paul le 3 mars 1703, et non en 1704.
Il avait été d'abord enfermé à Pignerol avant de l'être aux îles de Ste Marguerite, et ensuite à la Bastille; toujours sous la garde du même homme, de ce St Mars qui le vit mourir. Le père Grifet jésuite a communiqué au public le journal de la Bastille, qui fait foi des dates. Il a eu aisément ce journal, puisqu'il avait l'emploi délicat de confesseur des prisonniers renfermés à la Bastille.
L'homme au masque de fer est une énigme dont chacun veut deviner le mot. Les uns ont dit que c'était le duc de Beaufort. Mais le duc de Beaufort fut tué par les Turcs à la défense de Candie en 1669; et l'homme au masque de fer était à Pignerol en 1662. D'ailleurs comment aurait-on arrêté le duc de Beaufort au milieu de son armée? Comment l'aurait-on transféré en France sans que personne en sût rien? Et pourquoi l'eût-on mis en prison, et pourquoi ce masque?
Les autres ont rêvé le comte de Vermandois fils naturel de Louis XIV, mort publiquement de la petite vérole en 1683 à l'armée, et enterré dans la ville d'Arras.[16]
On a ensuite imaginé que le duc de Montmouth, à qui le roi Jacques fit couper la tête publiquement dans Londres en 1685, était l'homme au masque de fer. Il aurait fallu qu'il eût ressuscité, et qu'ensuite il eût changé l'ordre des temps; qu'il eût mis l'année 1662 à la place de 1685; que le roi Jacques qui ne pardonna jamais à personne, et qui par là mérita tous ses malheurs, eût pardonné au duc de Montmouth et eût fait mourir au lieu de lui un homme qui lui ressemblait parfaitement. Il aurait fallu trouver ce sosie qui aurait eu la bonté de se faire couper le cou en public pour sauver le duc de Montmouth. Il aurait fallu que toute l'Angleterre s'y fût méprise; qu'ensuite le roi Jacques eût prié instamment Louis XIV, de vouloir bien lui servir de sergent et de geôlier. Ensuite Louis XIV ayant fait ce petit plaisir au roi Jacques, n'aurait pas manqué d'avoir les mêmes égards pour le roi Guillaume et pour la reine Anne, avec lesquels il fut en guerre; et il aurait soigneusement conservé auprès de ces deux monarques sa dignité de geôlier dont le roi Jacques l'avait honoré.
Toutes ces illusions étant dissipées, il reste à savoir qui était ce prisonnier toujours masqué, à quel âge il mourut, et sous quel nom il fut enterré? Il est clair que si on ne le laissait passer dans la cour de la Bastille, si on ne lui permettait de parler à son médecin, que couvert d'un masque; c'était de peur qu'on ne reconnût dans ses traits quelque ressemblance trop frappante. Il pouvait montrer sa langue et jamais son visage. Pour son âge, il dit lui-même à l'apothicaire de la Bastille, peu de jours avant sa mort, qu'il croyait avoir environ soixante ans; et le sieur Marsolan chirurgien du maréchal de Richelieu, et ensuite du duc d'Orléans régent, gendre de cet apothicaire, me l'a redit plus d'une fois.
Enfin, pourquoi lui donner un nom italien? On le nomma toujours Marchiali! Celui qui écrit cet article, en sait peut-être plus que le père Grifet, et n'en dira pas davantage.
Il est vrai que ce ministre eut beaucoup d'amis dans sa disgrâce, et qu'ils persévérèrent jusqu'à son jugement. Il est vrai que le chancelier qui présidait à ce jugement, traita cet illustre captif avec trop de dureté. Mais ce n'était pas Michel le Tellier, comme on l'a imprimé dans quelques-unes des éditions du Siècle de Louis XIV , c'était Pierre Séguier. Cette inadvertance d'avoir pris l'un pour l'autre, est une faute qu'il faut corriger.
Ce qui est très remarquable, c'est qu'on ne sait où mourut ce célèbre surintendant. Non qu'il importe de le savoir; car sa mort n'ayant pas causé le moindre événement, elle est au rang de toutes les choses indifférentes. Mais elle prouve à quel point il était oublié sur la fin de sa vie, combien la considération qu'on recherche avec tant de soins est peu de chose; qu'heureux sont ceux qui veulent vivre et mourir inconnus. Cette science serait plus utile que celle des dates.
Il importe fort peu que le Pierre Broussel, pour lequel on fit les barricades, ait été conseiller-clerc. Le fait est qu'il avait acheté une charge de conseiller-clerc, parce qu'il n'était pas riche, et que ces offices coûtaient moins que les autres. Il avait des enfants, et n'était clerc en aucun sens. Je ne sais rien de si inutile que de savoir ces minuties.
Le père Grifet veut à toute force que le cardinal de Richelieu ait fait un mauvais livre: à la bonne heure. Tant d'hommes d'Etat en ont fait! mais c'est une belle passion de combattre si longtemps pour tâcher de prouver que, selon le cardinal de Richelieu, les Espagnols nos alliés , gouvernés si heureusement par un Bourbon, sont tributaires de l'enfer et rendent les Indes tributaires de l'enfer ; -- Le testament du cardinal de Richelieu n'était pas d'un homme poli.
Que la France avait plus de bons ports sur la Méditerranée que toute la monarchie espagnole . -- Ce testament était exagérateur.
Que pour avoir cinquante mille soldats il en faut lever cent mille par ménage . -- Ce testament jette l'argent par les fenêtres.
Que lorsqu'on établit un nouvel impôt on augmente la paie des soldats ; -- ce qui n'est jamais arrivé ni en France, ni ailleurs.
Qu'il faut faire payer la taille aux parlements et aux autres cours supérieurs . -- Moyen infaillible pour gagner leurs coeurs, et de rendre la magistrature respectable.
Qu'il faut forcer la noblesse de servir, et l'enrôler dans la cavalerie . -- Pour mieux conserver tous ses privilèges.
Que de trente millions à supprimer il y en a près de sept dont le remboursement ne devant être fait qu'au denier cinq, la suppression se fera en sept années et demie de jouissance . -- De façon que, suivant ce calcul, cinq pour cent en sept ans et demi, feraient cent francs, au lieu qu'ils ne font que trente-sept et demi: et si on entend par le denier cinq la cinquième partie du capital, les cent francs seront remboursés en cinq années juste. Le compte n'y est pas; le testament calcule assez mal.
Que Gênes était la plus riche ville d'Italie . -- Ce que je lui souhaite.
Qu'il faut être bien chaste . -- Le testateur ressemblait à certains prédicateurs. Faites ce qu'ils disent, et non ce qu'ils font.
Fait mont KrapakQu'il faut donner une abbaye à la Ste Chapelle de Paris . -- Chose importante dans la crise où l'Europe était alors, et dont il ne parle pas.
Que le pape Benoît XI embarrassa beaucoup les cordeliers, piqués sur le sujet de la pauvreté, savoir des revenus de St François, qui s'animèrent à tel point qu'ils lui firent la guerre par livres . -- Chose plus importante encore, et plus savante, surtout quand on prend Jean XXII pour Benoît XI, et quand dans un testament politique on ne parle ni de la manière dont il faut conduire la guerre contre l'Empire et l'Espagne, ni des moyens de faire la paix, ni des dangers présents, ni des ressources, ni des alliances, ni des généraux, ni des ministres qu'il faut employer, ni même du dauphin, dont l'éducation importait tant à l'Etat; enfin d'aucun objet du ministère.
Je consens de tout mon coeur qu'on charge (puisqu'on le veut) la mémoire du cardinal de Richelieu, de ce malheureux ouvrage rempli d'anachronismes, d'ignorances, de calculs ridicules, de faussetés reconnues, dont tout commis un peu intelligent aurait été incapable; qu'on s'efforce de persuader que le plus grand ministre a été le plus ignorant et le plus ennuyeux, comme le plus extravagant de tous les écrivains. Cela peut faire quelque plaisir à tous ceux qui détestent sa tyrannie.
Il est bon même, pour l'histoire de l'esprit humain, qu'on sache que ce détestable ouvrage fut loué pendant plus de trente ans, tandis qu'on le croyait d'un grand ministre.
Mais il ne faut pas trahir la vérité pour faire croire que le livre est du cardinal de Richelieu. Il ne faut pas dire qu'on a trouvé une suite du premier chapitre du testament politique, corrigée en plusieurs endroits de la main du cardinal de Richelieu , parce que cela n'est pas vrai. On a trouvé au bout de cent ans un manuscrit intitulé Narration succinte : cette narration succinte n'a aucun rapport au testament politique. Cependant on a eu l'artifice de la faire imprimer comme un premier chapitre du testament avec des notes.
A l'égard des notes, on ne sait de quelles mains elles sont.
Ce qui est très vrai, c'est que le testament prétendu ne fit du bruit dans le monde que trente-huit ans après la mort du cardinal, qu'il ne fut imprimé que quarante-deux ans après cette mort; qu'on n'en a jamais vu l'original signé de lui, que le livre est très mauvais, et qu'il ne mérite guère qu'on en parle.
Charles I er , cet infortuné roi d'Angleterre, est-il l'auteur du fameux livre Eikôn basiliké ? ce roi aurait-il mis un titre grec à son livre?
Le comte de Moret, fils de Henri IV, blessé à la petite escarmouche de Castelnaudari, vécut-il jusqu'en 1693 sous le nom de l'ermite frère Jean-Batiste? quelle preuve a-t-on que cet ermite était fils de Henri IV? Aucune.
Jeanne d'Albret de Navarre, mère de Henri IV, épousa-t-elle après la mort d'Antoine un gentilhomme nommé Goyon, tué à la St Barthélemi? en eut-elle un fils prédicant à Bordeaux? ce fait se trouve très détaillé dans les Remarques sur les Réponses de Bayle aux questions d'un provincial , in-folio, page 689.
Marguerite de Valois, épouse de Henri IV, accoucha-t-elle de deux enfants secrètement pendant son mariage? on remplirait des volumes de ces singularités.
C'est bien la peine de faire tant de recherches pour découvrir des choses si inutiles au genre humain! cherchons comment nous pourrons guérir les écrouelles, la goutte, la pierre, la gravelle et mille maladies chroniques ou aiguës. Cherchons des remèdes contre les maladies de l'âme non moins funestes et non moins mortelles; travaillons à perfectionner les arts, à diminuer les malheurs de l'espèce humaine; et laissons là les Ana , les anecdotes , les histoires curieuses de notre temps , le nouveau choix de vers si mal choisis , cité à tout moment dans le dictionnaire de Trévoux, et les recueils des prétendus bons mots etc., et les lettres d'un ami à un ami , et les lettres anonymes , et les réflexions sur la tragédie nouvelle , etc. etc. etc.
Je lis dans un livre nouveau, que Louis XIV exempta de tailles, pendant cinq ans, tous les nouveaux mariés. Je n'ai trouvé ce fait dans aucun recueil d'édits, dans aucun mémoire du temps.
Je lis dans le même livre, que le roi de Prusse fait donner cinquante écus à toutes les filles grosses. On ne pourrait à la vérité mieux placer son argent et mieux encourager la propagation; mais je ne crois pas que cette profusion royale soit vraie; du moins je ne l'ai pas vu.
Voici une anecdote plus ancienne qui me tombe sous la main, et qui me semble fort étrange. Il est dit dans une histoire chronologique d'Italie que le grand Théodoric arien, cet homme qu'on nous peint si sage, avait parmi ses ministres un catholique qu'il aimait beaucoup, et qu'il trouvait digne de toute sa confiance. Ce ministre croit s'assurer de plus en plus la faveur de son maître en embrassant l'arianisme; et Théodoric lui fait aussitôt couper la tête , en disant, Si cet homme n'a pas été fidèle à Dieu, comment le sera-t-il envers moi qui ne suis qu'un homme ?
Le compilateur ne manque pas de dire, que ce trait fait beaucoup d'honneur à la manière de penser de Théodoric à l'égard de la religion .
Je me pique de penser à l'égard de la religion mieux que l'Ostrogoth Théodoric assassin de Simmaque et de Boëce, puisque je suis bon catholique, et que Théodoric était arien. Mais je déclarerais ce roi digne d'être lié comme enragé, s'il avait eu la bêtise atroce dont on le loue. Quoi! il aurait fait couper la tête sur-le-champ à son ministre favori, parce que ce ministre aurait été à la fin de son avis! comment un adorateur de Dieu qui passe de l'opinion d'Athanase à l'opinion d'Arius et d'Eusèbe, est-il infidèle à Dieu ? il était tout au plus infidèle à Athanase et à ceux de son parti, dans un temps où le monde était partagé entre les athanasiens et les eusébiens. Mais Théodoric ne devait pas le regarder comme un homme infidèle à Dieu, pour avoir rejeté le terme de consubstantiel après l'avoir admis. Faire couper la tête à son favori sur une pareille raison, c'est certainement l'action du plus méchant fou et du plus barbare sot qui ait jamais existé.
Que diriez-vous de Louis XIV s'il eût fait couper sur-le-champ la tête au duc de la Force, parce que le duc de la Force avait quitté le calvinisme pour la religion de Louis XIV ?
J'ouvre dans ce moment une histoire de Hollande, et je trouve que le maréchal de Luxembourg en 1672, fit cette harangue à ses troupes: Allez, mes enfants, pillez, volez, tuez, violez, et s'il y a quelque chose de plus abominable ne manquez pas de le faire, afin que je voie que je ne me suis pas trompé en vous choisissant comme les plus braves des hommes .
Voilà certainement une jolie harangue: elle n'est pas plus vraie que celles de Tite-Live; mais elle n'est pas dans son goût. Pour achever de déshonorer la typographie, cette belle pièce se retrouve dans des dictionnaires nouveaux, qui ne sont que des impostures par ordre alphabétique.
C'est une petite erreur dans l' abrégé chronologique de l'histoire de France , de supposer que Louis XIV après la paix d'Utrecht dont il était redevable à l'Angleterre, après neuf années de malheurs, après les grandes victoires que les Anglais avaient remportées, ait dit à l'ambassadeur d'Angleterre, j'ai toujours été le maître chez moi, quelquefois chez les autres, ne m'en faites pas souvenir . J'ai dit ailleurs que ce discours aurait été très déplacé, très faux à l'égard des Anglais, et aurait exposé le roi à une réponse accablante. L'auteur même m'avoua que le marquis de Torcy, qui toujours présent à toutes les audiences du comte de Stairs ambassadeur d'Angleterre, avait toujours démenti cette anecdote. Elle n'est assurément ni vraie, ni vraisemblable, et n'est restée dans les dernières éditions de ce livre que parce qu'elle avait été mise dans la première. Cette erreur ne dépare point du tout un ouvrage d'ailleurs très utile, où tous les grands événements rangés dans l'ordre le plus commode, sont d'une vérité reconnue.
Tous ces petits contes dont on a voulu orner l'histoire, la déshonorent; et malheureusement, presque toutes les anciennes histoires ne sont guère que des contes. Mallebranche à cet égard avait raison de dire, qu'il ne faisait pas plus de cas de l'histoire que des nouvelles de son quartier.
Nous croyons devoir terminer cet article des anecdotes par une lettre de M. de V. à M. Damilaville philosophe intrépide, et qui seconda plus que personne son ami M. de V. dans la catastrophe mémorable des Calas et des Sirven. Nous prenons cette occasion de célébrer autant qu'il est en nous, la mémoire de ce citoyen, qui dans une vie obscure a montré des vertus qu'on ne rencontre guère dans le grand monde. Il faisait le bien pour le bien même, fuyant les hommes brillants, et servant les malheureux avec le zèle de l'enthousiasme. Jamais homme n'eut plus de courage dans l'adversité et à la mort. Il était l'ami intime de M. de V. et de M. Diderot. Voici la lettre en question.
Au château de Ferney, 7 mai 1762 .
‘Par quel hasard s'est-il pu faire, mon cher ami, que vous ayez lu quelques feuilles de l' Année littéraire de maître Aliboron? chez qui avez-vous trouvé ces rapsodies? il me semble que vous ne voyez pas d'ordinaire mauvaise compagnie. Le monde est inondé des sottises de ces folliculaires qui mordent parce qu'ils ont faim, et qui gagnent leur pain à dire de plates injures.
‘Ce pauvre Fréron,[17] à ce que j'ai ouï dire, est comme les gueuses des rues de Paris, qu'on tolère quelque temps pour le service des jeunes gens désoeuvrés, qu'on renferme à Bissêtre trois ou quatre fois par an, et qui en sortent pour reprendre leur premier métier.
‘J'ai lu les feuilles que vous m'avez envoyées. Je ne suis pas étonné que maître Aliboron crie un peu sous les coups de fouet que je lui ai donnés. Depuis que je me suis amusé à immoler ce polisson à la risée publique sur tous les théâtres de l'Europe, il est juste qu'il se plaigne un peu. Je ne l'ai jamais vu, Dieu merci. Il m'écrivit une grande lettre il y a environ vingt ans. J'avais entendu parler de ses moeurs, et par conséquent je ne lui fis point de réponse. Voilà l'origine de toutes les calomnies qu'on dit qu'il débita contre moi dans ses feuilles. Il faut le laisser faire, les gens condamnés par leurs juges ont permission de leur dire des injures.
‘Je ne sais ce que c'est qu'une comédie italienne qu'il m'impute, intitulée, Quand me mariera-t-on? voilà la première fois que j'en ai entendu parler. C'est un mensonge absurde. Dieu a voulu que j'aie fait des pièces de théâtre pour mes péchés; mais je n'ai jamais fait de farce italienne. Rayez cela de vos anecdotes.
‘Je ne sais comment une lettre que j'écrivis à milord Littleton et sa réponse, sont tombées entre les mains de ce Fréron; mais je puis vous assurer qu'elles sont toutes deux entièrement falsifiées. Jugez-en; je vous en envoie les originaux.
‘Ces messieurs les folliculaires ressemblent assez aux chiffonniers, qui vont ramassant des ordures pour faire du papier.
‘Ne voilà-t-il pas encore une belle anecdote, et bien digne du public, qu'une lettre de moi au professeur Haller, et une lettre du professeur Haller à moi! et de quoi s'avisa M. Haller de faire courir mes lettres et les siennes? et de quoi s'avise un folliculaire de les imprimer et de les falsifier pour gagner cinq sous? Il me la fait signer du château de Tournex, où je n'ai jamais demeuré.
‘Ces impertinences amusent un moment des jeunes gens oisifs, et tombent le moment d'après dans l'éternel oubli où tous les riens de ce temps-ci tombent en foule.
‘L'anecdote du cardinal de Fleuri sur le Quemadmodum que Louis XIV n'entendait pas, est très vraie. Je ne l'ai rapportée dans le Siècle de Louis XIV que parce que j'en étais sûr, et je n'ai point rapporté celle du Niticorax parce que je n'en étais pas sûr. C'est un vieux conte qu'on me faisait dans mon enfance au collège des jésuites, pour me faire sentir la supériorité du père de la Chaise sur le grand-aumônier de France. On prétendait que le grand-aumônier interrogé sur la signification de Niticorax , dit que c'était un capitaine du roi David, et que le révérend père la Chaise assura que c'était un hibou; peu m'importe. Et très peu m'importe encore qu'on fredonne pendant un quart d'heure dans un latin ridicule un niticorax grossièrement mis en musique.
‘Je n'ai point prétendu blâmer Louis XIV d'ignorer le latin; il savait gouverner, il savait faire fleurir tous les arts, cela vaut mieux que d'entendre Cicéron. D'ailleurs cette ignorance du latin ne venait pas de sa faute, puisque dans sa jeunesse il apprit de lui-même l'italien et l'espagnol.
‘Je ne sais pas pourquoi l'homme que le folliculaire fait parler me reproche de citer le cardinal de Fleuri, et s'égaie à dire que j'aime à citer de grands noms . Vous savez, mon cher ami, que mes grands noms sont ceux de Newton, de Locke, de Corneille, de Racine, de la Fontaine, de Boileau. Si le nom de Fleuri était grand pour moi, ce serait le nom de l'abbé Fleuri auteur des discours patriotiques et savants qui ont sauvé de l'oubli son Histoire ecclésiastique ; et non pas le cardinal de Fleuri que j'ai fort connu avant qu'il fût ministre et qui, quand il le fut, fit exiler un des plus respectables hommes de France, l'abbé Pucelle, et empêcha bénignement pendant tout son ministère qu'on ne soutînt les quatre fameuses propositions sur lesquelles est fondée la liberté française dans les choses ecclésiastiques.
‘Je ne connais de grands hommes que ceux qui ont rendu de grands services au genre humain.
‘Quand j'amassai des matériaux pour écrire le Siècle de Louis XIV , il fallut bien consulter des généraux, des ministres, des aumôniers, des dames et des valets de chambre. Le cardinal de Fleuri avait été aumônier, et il m'apprit fort peu de chose. M. le maréchal de Villars m'apprit beaucoup pendant quatre ou cinq années de temps, comme vous le savez; et je n'ai pas dit tout ce qu'il voulut bien m'apprendre.
‘M. le duc d'Antin me fit part de plusieurs anecdotes, que je n'ai données que pour ce qu'elles valaient.
‘M. de Torcy fut le premier qui m'apprit par une seule ligne en marge de mes questions, que Louis XIV n'eut jamais de part à ce fameux testament du roi d'Espagne Charles II, qui changea la face de l'Europe.
‘Il n'est pas permis d'écrire une histoire contemporaine autrement, qu'en consultant avec assiduité, et en confrontant tous les témoignages. Il y a des faits que j'ai vus par mes yeux, et d'autres par des yeux meilleurs. J'ai dit la plus exacte vérité sur les choses essentielles.
‘Le roi régnant m'a rendu publiquement cette justice: je crois ne m'être guère trompé sur les petites anecdotes, dont je fais très peu de cas; elles ne sont qu'un vain amusement. Les grands événements instruisent.
‘Le roi Stanislas, duc de Lorraine, m'a rendu le témoignage authentique, que j'avais parlé de toutes les choses importantes arrivées sous le règne de Charles XII ce héros imprudent, comme si j'en avais été le témoin oculaire.
‘A l'égard des petites circonstances, je les abandonne à qui voudra; je ne m'en soucie pas plus que de l'histoire des quatre fils Aymon.
‘J'estime bien autant celui qui ne fait pas une anecdote inutile que celui qui la fait.
‘Puisque vous voulez être instruit des bagatelles et des ridicules, je vous dirai que votre malheureux folliculaire se trompe, quand il prétend qu'il a été joué sur le théâtre de Londres, avant d'avoir été berné sur celui de Paris par Jérôme Carré. La traduction, ou plutôt l'imitation de la comédie de l' Ecossaise et de Fréron, faite par M. George Kolman, n'a été jouée sur le théâtre de Londres qu'en 1766, et n'a été imprimée qu'en 1767 chez Beket et de Hondt. Elle a eu autant de succès à Londres qu'à Paris, parce que par tout pays on aime la vertu des Lindanes et des Friport, et qu'on déteste les folliculaires qui barbouillent du papier, et mentent pour de l'argent. Ce fut l'illustre Garrick qui composa l'épilogue. M. George Kolman m'a fait l'honneur de m'envoyer sa pièce; elle est intitulée The English Merchant .
‘C'est une chose assez plaisante qu'à Londres, à Pétersbourg, à Vienne, à Gènes, à Parme, et jusqu'en Suisse, on se soit également moqué de ce Fréron. Ce n'est pas à sa personne qu'on en voulait; il prétend que l' Ecossaise ne réussit à Paris que parce qu'il y est détesté. Mais la pièce a réussi à Londres, à Vienne, où il est inconnu. Personne n'en voulait à Pourceaugnac, quand Pourceaugnac fit rire l'Europe.
‘Ce sont là des anecdotes littéraires assez bien constatées. Mais ce sont, sur ma parole, les vérités les plus inutiles qu'on ait jamais dites. Mon ami, un chapitre de Cicéron, De Officiis , et De Natura deorum , un chapitre de Locke, une lettre provinciale, une bonne fable de la Fontaine, des vers de Boileau et de Racine, voilà ce qui doit occuper un vrai littérateur.
‘Je voudrais bien savoir quelle utilité le public retirera de l'examen que fait le folliculaire, si je demeure dans un château ou dans une maison de campagne. J'ai lu dans une des quatre cents brochures faites contre moi par mes confrères de la plume, que madame la duchesse de Richelieu m'avait fait présent un jour d'un carrosse fort joli, et de deux chevaux gris pommelés, que cela déplut fort à M. le duc de Richelieu. Et là-dessus on bâtit une longue histoire. Le bon de l'affaire, c'est que dans ce temps-là M. de Richelieu n'avait point de femme.
‘D'autres impriment mon Porte-feuille retrouvé , d'autres mes lettres à M. B., et à madame D., à qui je n'ai jamais écrit; et dans ces lettres toujours des anecdotes.
‘Ne vient-on pas d'imprimer les lettres prétendues de la reine Christine , de Ninon l'Enclos , etc. etc. Des curieux mettent ces sottises dans leurs bibliothèques, et un jour quelque érudit aux gages d'un libraire les fera valoir comme des monuments précieux de l'histoire. Quel fatras! quelle pitié! quel opprobre de la littérature! quelle perte de temps!'
On ferait bien aisément un très gros volume sur ces anecdotes; mais en général on peut assurer qu'elles ressemblent aux vieilles chartes des moines. Sur mille il y en a huit cents de fausses. Mais, et vieilles chartes en parchemin, et nouvelles anecdotes imprimées chez Pierre Marteau, tout cela est fait pour gagner de l'argent.
L'anatomie ancienne est à la moderne ce qu'étaient les cartes géographiques grossières du seizième siècle, qui ne représentaient que les lieux principaux, et encore infidèlement tracés, en comparaison des cartes topographiques de nos jours, où l'on trouve jusqu'au moindre buisson mis à sa place.
Depuis Vésale jusqu'à Le Cat on a fait de nouvelles découvertes dans le corps humain; on peut se flatter d'avoir pénétré jusqu'à la ligne qui sépare à jamais les tentatives des hommes et les secrets impénétrables de la nature.
Interrogez Borelli sur la force exercée par le coeur dans sa dilatation, dans sa diastole; il vous assure qu'elle est égale à un poids de cent quatre-vingt mille livres, dont il rabat ensuite quelques milliers. Adressez-vous à Keil, il vous certifie que cette force n'est que de cinq onces. Jurin vient qui décide qu'ils se sont trompés; et il fait un nouveau calcul; mais un quatrième survenant prétend que Jurin s'est trompé aussi. La nature se moque d'eux tous; et pendant qu'ils disputent, elle a soin de notre vie; elle fait contracter et dilater le coeur par des voies que l'esprit humain ne peut découvrir.
On dispute depuis Hippocrate sur la manière dont se fait la digestion; les uns accordent à l'estomac des sucs digestifs; d'autres les lui refusent. Les chimistes font de l'estomac un laboratoire. Hequet en fait un moulin. Heureusement la nature nous fait digérer sans qu'il soit nécessaire que nous sachions son secret. Elle nous donne des appétits, des goûts, et des aversions pour certains aliments dont nous ne pourrons jamais savoir la cause.
On dit que notre chyle se trouve déjà tout formé dans les aliments même, dans une perdrix rôtie. Mais que tous les chimistes ensemble mettent des perdrix dans une cornue, ils n'en retireront rien qui ressemble ni à une perdrix ni au chyle. Il faut avouer que nous digérons ainsi que nous recevons la vie, que nous la donnons, que nous dormons, que nous sentons, que nous pensons, sans savoir comment. On ne peut trop le redire.
Nous avons des bibliothèques entières sur la génération, mais personne ne sait encore seulement quel ressort produit l'intumescence dans la partie masculine.
On parle d'un suc nerveux qui donne la sensibilité à nos nerfs, mais ce suc n'a pu être découvert par aucun anatomiste.
Les esprits animaux qui ont une si grande réputation, sont encore à découvrir.
Votre médecin vous fera prendre une médecine, et ne sait pas comment elle vous purge.
La manière dont se forment nos cheveux et nos ongles, nous est aussi inconnue que la manière dont nous avons des idées. Le plus vil excrément confond tous les philosophes.
Vinslou et Lémeri entassent mémoire sur mémoire concernant la génération des mulets; les savants se partagent: l'âne fier et tranquille sans se mêler de la dispute, subjugue cependant sa cavale qui lui donne un beau mulet, sans que Lémeri et Vinslou se doutent par quel art ce mulet naît avec des oreilles d'âne et un corps de cheval.
Borelli dit que l'oeil gauche est beaucoup plus fort que l'oeil droit. D'habiles physiciens ont soutenu le parti de l'oeil droit contre lui.
Vossius attribuait la couleur des nègres à une maladie. Ruisch a mieux rencontré en les disséquant, et en enlevant avec une adresse singulière le corps muqueux réticulaire qui est noir; et malgré cela il se trouve encore des physiciens qui croient les noirs originairement blancs. Mais qu'est-ce qu'un système que la nature désavoue?
Boerhaave assure que le sang dans les vésicules des poumons est pressé, chassé, foulé, brisé, atténué .
Le Cat prétend que rien de tout cela n'est vrai. Il attribue la couleur rouge du sang à un fluide caustique, et on lui nie son caustique.
Les uns font des nerfs un canal par lequel passe un fluide invisible; les autres en font un violon dont les cordes sont pincées par un archet qu'on ne voit pas davantage.
La plupart des médecins attribuent les règles des femmes à la pléthore du sang. Terenzoni et Vieussans croient que la cause de ces évacuations est dans un esprit vital, dans le froissement des nerfs, enfin dans le besoin d'aimer.
On a recherché jusqu'à la cause de la sensibilité, et on est allé jusqu'à la trouver dans la trépidation des membres à demi animés. On a cru les membranes du foetus irritables; et cette idée a été fortement combattue.
Celui-ci dit que la palpitation d'un membre coupé est le ton que le membre conserve encore. Cet autre dit que c'est l' élasticité ; un troisième l'appelle irritabilité . La cause; tous l'ignorent; tous sont à la porte du dernier asile où la nature se renferme; elle ne se montre jamais à eux, et ils devinent dans son antichambre.
Heureusement ces questions sont étrangères à la médecine utile, qui n'est fondée que sur l'expérience, sur la connaissance du tempérament d'un malade, sur des remèdes très simples donnés à propos; le reste est pure curiosité; et souvent charlatanerie.
Si un homme à qui on sert un plat d'écrevisses qui étaient toutes grises avant la cuisson, et qui sont devenues toutes rouges dans la chaudière, croyait n'en devoir manger que lorsqu'il saurait bien précisément comment elles sont devenues rouges, il ne mangerait d'écrevisses de sa vie.
Le grand procès des anciens et des modernes n'est pas encore vidé; il est sur le bureau depuis l'âge d'argent qui succéda à l'âge d'or. Les hommes ont toujours prétendu que le bon vieux temps valait beaucoup mieux que le temps présent. Nestor, dans l' Iliade , en voulant s'insinuer comme un sage conciliateur dans l'esprit d'Achille et d'Agamemnon, débute par leur dire. . . j'ai vécu autrefois avec des hommes qui valaient mieux que vous; non je n'ai jamais vu, et je ne verrai jamais de si grands personnages que Drias, Cénée, Exadius, Poliphême égal aux dieux , etc.
La postérité a bien vengé Achille du mauvais compliment de Nestor, vainement loué par ceux qui ne louent que l'antiquité. Personne ne connaît plus Drias; on n'a guère entendu parler d'Exadius, ni de Cénée; et pour Poliphême égal aux dieux, il n'a pas une trop bonne réputation, à moins que ce ne soit tenir de la divinité que d'avoir un grand oeil au front, et de manger des hommes tout crus.
Lucrèce ne balance pas à dire que la nature a dégénéré.
Ipsa dedit dulceis foetus et pabula laeta ,
Quae nunc vix nostro grandescunt aucta labore ;
Conterimusque boves, et vires agricolarum . etc.
La nature languit; la terre est épuisée;
L'homme dégénéré dont la force est usée,
Fatigue un sol ingrat par ses boeufs affaiblis.
L'antiquité est pleine des éloges d'une autre antiquité plus reculée.
Les hommes, en tout temps, ont pensé qu'autrefois
De longs ruisseaux de lait serpentaient dans nos bois;
La lune était plus grande, et la nuit moins obscure;
L'hiver se couronnait de fleurs et de verdure;
L'homme, ce roi du monde, et roi très fainéant,
Se contemplait à l'aise, admirait son néant,
Et formé pour agir se plaisait à rien faire, etc.
Horace combat ce préjugé avec autant de finesse que de force Epist. I, lib. 2. dans sa belle épître à Auguste. ‘Faut-il donc, dit-il, que nos poèmes soient comme nos vins, dont les plus vieux sont toujours préférés?' Il dit ensuite:
Ibid. Indignor quidquam reprehendi, non quia crassè
Compositum illepidève putetur; sed quia nuper ;
Nec veniam antiquis sed honorem et praemia posci .
.................................................
Ingeniis non ille favet, plauditque sepultis ;
Nostra sed impugnat: nos nostraque lividus odit . etc.
J'ai vu ce passage imité ainsi en vers familiers.
Rendons toujours justice au beau.
Est-il laid pour être nouveau?
Pourquoi donner la préférence
Aux méchants vers du temps jadis?
C'est en vain qu'ils sont applaudis;
Ils n'ont droit qu'à notre indulgence.
Les vieux livres sont des trésors,
Dit la sotte et maligne envie.
Ce n'est pas qu'elle aime les morts;
Elle hait ceux qui sont en vie.
Le savant et ingénieux Fontenelle s'exprime ainsi sur ce sujet.
‘Toute la question de la prééminence entre les anciens et les modernes, étant une fois bien entendue, se réduit à savoir, si les arbres qui étaient autrefois dans nos campagnes étaient plus grands que ceux d'aujourd'hui? En cas qu'ils l'aient été, Homère, Platon, Démosthène ne peuvent être égalés dans ces derniers siècles; mais si nos arbres sont aussi grands que ceux d'autrefois, nous pouvons égaler Homère, Platon, et Démosthène.
‘Eclaircissons ce paradoxe. Si les anciens avaient plus d'esprit que nous, c'est donc que les cerveaux de ce temps-là étaient mieux disposés, formés de fibres plus fermes ou plus délicates, remplis de plus d'esprits animaux; mais en vertu de quoi les cerveaux de ce temps-là auraient-ils été mieux disposés? Les arbres auraient donc été aussi plus grands et plus beaux; car si la nature était alors plus jeune et plus vigoureuse, les arbres, aussi bien que les cerveaux des hommes, auraient dû se sentir de cette vigueur et de cette jeunesse.' (Digression sur les Anciens et les Modernes . Tom. IV, édition de 1742.)
Avec la permission de cet illustre académicien, ce n'est point là du tout l'état de la question. Il ne s'agit pas de savoir, si la nature a pu produire de nos jours d'aussi grands génies, et d'aussi bons ouvrages que ceux de l'antiquité grecque et latine; mais de savoir si nous en avons en effet. Il n'est pas impossible sans doute qu'il y ait d'aussi grands chênes dans la forêt de Chantilli que dans celle de Dodone: mais, supposé que les chênes de Dodone eussent parlé, il serait très clair qu'ils auraient un grand avantage sur les nôtres, qui probablement ne parleront jamais.
La Motte, homme d'esprit et de talents, qui a mérité des applaudissements dans plus d'un genre, a soutenu, dans une ode remplie de vers heureux, le parti des modernes. Voici une de ses stances.
Et pourquoi veut-on que j'encense
Ces prétendus dieux dont je sors?
En moi la même intelligence
Fait mouvoir les mêmes ressorts.
Croit-on la nature bizarre,
Pour nous aujourd'hui plus avare,
Que pour les Grecs et les Romains?
De nos aînés mère idolâtre,
N'est-elle plus que la marâtre
Du reste grossier des humains?
On pouvait lui répondre, Estimez vos aînés sans les adorer. Vous avez une intelligence et des ressorts comme Virgile et Horace en avaient; mais ce n'est pas peut-être absolument la même intelligence. Peut-être avaient-ils un talent supérieur au vôtre, et ils l'exerçaient dans une langue plus riche et plus harmonieuse que les langues modernes, qui sont un mélange de l'horrible jargon des Celtes et d'un latin corrompu.
La nature n'est point bizarre; mais il se pourrait qu'elle eût donné aux Athéniens un terrain et un ciel plus propre que la Vestphalie et que le Limousin à former certains génies. Il se pourrait bien encore que le gouvernement d'Athènes, en secondant le climat, eût mis dans la tête de Démosthène quelque chose que l'air de Clamar et de la Grenouillière, et le gouvernement du cardinal de Richelieu ne mirent point dans la tête d'Omer Talon et de Jérôme Bignon.
Quelqu'un répondit alors à La Motte par le petit couplet suivant:
Cher La Motte, imite et révère
Ces dieux dont tu ne descends pas.
Si tu crois qu'Horace est ton père,
Il a fait des enfants ingrats.
La nature n'est point bizarre,
Pour Danchet elle est fort avare,
Mais Racine en fut bien traité,
Tibulle était guidé par elle;
Mais pour notre ami La Chapelle,[18]
Hélas, qu'elle a peu de bonté!
Cette dispute est donc une question de fait. L'antiquité a-t-elle été plus féconde en grands monuments de tout genre jusqu'au temps de Plutarque, que les siècles modernes ne l'ont été depuis le siècle des Médicis jusqu'à Louis XIV inclusivement?
Les Chinois, plus de deux cents ans avant notre ère vulgaire, construisirent cette grande muraille qui n'a pu les sauver de l'invasion des Tartares. Les Egyptiens, trois mille ans auparavant, avaient surchargé la terre de leurs étonnantes pyramides, qui avaient environ quatre-vingt-dix mille pieds carrés de base. Personne ne doute que si on voulait entreprendre aujourd'hui ces inutiles ouvrages, on n'en vînt aisément à bout en prodiguant beaucoup d'argent. La grande muraille de la Chine est un monument de la crainte; les pyramides sont des monuments de la vanité et de la superstition. Les unes et les autres attestent une grande patience dans les peuples, mais aucun génie supérieur. Ni les Chinois, ni les Egyptiens n'auraient pu faire seulement une statue telle que nos sculpteurs en forment aujourd'hui.
Le chevalier Temple, qui a pris à tâche de rabaisser tous les modernes, prétend qu'ils n'ont rien en architecture de comparable aux temples de la Grèce et de Rome: mais tout Anglais qu'il était, il devait convenir que l'église de St Pierre est incomparablement plus belle que n'était le Capitole.
C'est une chose curieuse que l'assurance avec laquelle il prétend qu'il n'y a rien de neuf dans notre astronomie, rien dans la connaissance du corps humain, si ce n'est peut-être, dit-il, la circulation du sang. L'amour de son opinion, fondé sur son extrême amour-propre, lui fait oublier la découverte des satellites de Jupiter, des cinq lunes et de l'anneau de Saturne, de la rotation du soleil sur son axe, de la position calculée de trois mille étoiles, des lois données par Képler et par Newton aux orbes célestes; des causes de la précession des équinoxes, et de cent autres connaissances dont les anciens ne soupçonnaient pas même la possibilité.
Les découvertes dans l'anatomie sont en aussi grand nombre. Un nouvel univers en petit, découvert avec le microscope, était compté pour rien par le chevalier Temple; il fermait les yeux aux merveilles de ses contemporains, et ne les ouvrait que pour admirer l'ancienne ignorance.
Il va jusqu'à nous plaindre de n'avoir plus aucun reste de la magie des Indiens, des Chaldéens, des Egyptiens; et par cette magie il entend une profonde connaissance de la nature, par laquelle ils produisaient des miracles sans qu'il en cite aucun, parce qu'en effet il n'y en a jamais eu. ‘Que sont devenus, dit-il, les charmes de cette musique qui enchantait si souvent les hommes et les bêtes, les poissons, les oiseaux, les serpents, et changeait leur nature?'
Cet ennemi de son siècle croit bonnement à la fable d'Orphée, et n'avait apparemment entendu ni la belle musique d'Italie, ni même celle de France, qui à la vérité ne charment pas les serpents, mais qui charment les oreilles des connaisseurs.
Ce qui est encore plus étrange, c'est qu'ayant toute sa vie cultivé les belles-lettres, il ne raisonne pas mieux sur nos bons auteurs que sur nos philosophes. Il regarde Rabelais comme un grand homme; il cite les Amours des Gaules comme un de nos meilleurs ouvrages. C'était pourtant un homme savant, un homme de cour, un homme de beaucoup d'esprit, un ambassadeur, qui avait fait de profondes réflexions sur tout ce qu'il avait vu. Il possédait de grandes connaissances: un préjugé suffit pour gâter tout ce mérite.
Boileau et Racine, en écrivant en faveur des anciens contre Perrault, furent plus adroits que le chevalier Temple. Ils se gardèrent bien de parler d'astronomie et de physique. Boileau s'en tient à justifier Homère contre Perrault, mais en glissant adroitement sur les défauts du poète grec, et sur le sommeil que lui reproche Horace. Il ne s'étudie qu'à tourner Perrault, l'ennemi d'Homère, en ridicule. Perrault entend-il mal un passage, ou traduit-il mal un passage qu'il entend? voilà Boileau qui saisit ce petit avantage, qui tombe sur lui en ennemi redoutable, qui le traite d'ignorant, de plat écrivain: mais il se pouvait très bien faire que Perrault se fût souvent trompé, et que pourtant il eût souvent raison sur les contradictions, les répétitions, l'uniformité des combats, les longues harangues dans la mêlée, les indécences, les inconséquences de la conduite des dieux dans le poème, enfin sur toutes les fautes où il prétendait que ce grand poète était tombé. En un mot, Boileau se moqua de Perrault beaucoup plus qu'il ne justifia Homère.
Racine usa du même artifice, car il était tout aussi malin que Boileau pour le moins. Quoiqu'il n'eût pas fait comme lui son capital de la satire; il jouit du plaisir de confondre ses ennemis sur une petite méprise très pardonnable où ils étaient tombés au sujet d'Euripide, et en même temps de se sentir très supérieur à Euripide même. Il raille autant qu'il le peut ce même Perrault et ses partisans sur leur critique de l' Alceste d'Euripide; parce que ces messieurs malheureusement avaient été trompés par une édition fautive d'Euripide, et qu'ils avaient pris quelques répliques d'Admète pour celles d'Alceste: mais cela n'empêche pas qu'Euripide n'eût grand tort en tout pays, dans la manière dont il fait parler Admète à son père. Il lui reproche violemment de n'être pas mort pour lui.
‘Quoi donc, lui répond le roi son père, à qui adressez-vous, s'il vous plaît, un discours si hautain? Est-ce à quelque esclave de Lydie ou de Phrygie? Ignorez-vous que je suis né libre et thessalien?' (Beau discours pour un roi et pour un père!) ‘Vous m'outragez comme le dernier des hommes. Où est la loi qui dit que les pères doivent mourir pour leurs enfants? Chacun est ici-bas pour soi. J'ai rempli mes obligations envers vous. Quel tort vous fais-je? demandai-je que vous mouriez pour moi? La lumière vous est précieuse; me l'est-elle moins?. . . Vous m'accusez de lâcheté. . . Lâche vous-même; vous n'avez pas rougi de presser votre femme de vous faire vivre en mourant pour vous. . . Ne vous sied-il pas bien après cela de traiter de lâches, ceux qui refusent de faire pour vous, ce que vous n'avez pas le courage de faire vous-même. . . Croyez-moi, taisez-vous. . . Vous aimez la vie; les autres ne l'aiment pas moins. . . Soyez sûr que si vous m'injuriez encore, vous entendrez de moi des duretés qui ne seront pas des mensonges.'
Le choeur prend alors la parole. ‘C'est assez et déjà trop des deux côtés: cessez, vieillard, cessez de maltraiter de paroles votre fils.'
Ce choeur aurait dû plutôt ce semble faire une forte réprimande au fils d'avoir très brutalement parlé à son propre père, et de lui avoir reproché si aigrement de n'être pas mort.
Tout le reste de la scène est dans ce goût.
Tu parles contre ton père sans en avoir reçu d'outrage.
Oh! j'ai bien vu que vous aimez à vivre longtemps.
Et toi, ne portes-tu pas au tombeau celle qui est morte pour toi?
Ah! le plus infâme des hommes, c'est la preuve de ta lâcheté.
Tu ne pourras pas au moins dire qu'elle est morte pour moi.
Plût au ciel! que tu fusses dans un état où tu eusses besoin de moi.
Après cette scène un domestique vient parler tout seul de l'arrivée d'Hercule. ‘C'est un étranger, dit-il, qui a ouvert la porte lui-même, s'est d'abord mis à table; il se fâche de ce qu'on ne lui sert pas assez vite à manger, il remplit de vin à tout moment sa coupe, boit à longs traits du rouge et du paillet, et ne cesse de boire et de chanter de mauvaises chansons qui ressemblent à des hurlements, sans se mettre en peine du roi et de sa femme que nous pleurons. C'est sans doute quelque fripon adroit, un vagabond, un assassin.'
Il peut être assez étrange qu'on prenne Hercule pour un fripon adroit; il ne l'est pas moins qu'Hercule ami d'Admète soit inconnu dans la maison. Il l'est encore plus qu'Hercule ignore la mort d'Alceste, dans le temps même qu'on la porte au tombeau.
Il ne faut pas disputer des goûts; mais il est sûr que de telles scènes ne seraient pas souffertes chez nous à la foire.
Brumoy qui nous a donné le Théâtre des Grecs , et qui n'a pas traduit Euripide avec une fidélité scrupuleuse, fait ce qu'il peut pour justifier la scène d'Admète et de son père; on ne devinerait pas le tour qu'il prend.
Il dit d'abord que les Grecs n'ont pas trouvé à redire à ces mêmes choses qui sont à notre égard des indécences, des horreurs; qu'ainsi il faut convenir qu'elles ne sont pas tout à fait telles que nous les imaginons; en un mot que les idées ont changé .
On peut répondre, que les idées des nations policées n'ont jamais changé sur le respect, que les enfants doivent à leurs pères.
Qui peut douter , ajoute-t-il, que les idées n'aient changé en différents siècles sur des points de morale plus importants ?
On répond qu'il n'y en a guère de plus importants.
Un Français , continue-t-il, est insulté; le prétendu bon sens français veut qu'il coure les risques du duel, et qu'il tue ou meure pour recouvrer son honneur .
On répond que ce n'est pas le seul prétendu bon sens français, mais celui de toutes les nations de l'Europe sans exception.
On ne sent pas assez combien cette maxime paraîtra ridicule dans deux mille ans; et de quel air on l'aurait sifflée du temps d'Euripide .
Cette maxime est cruelle et fatale, mais non pas ridicule; et on ne l'eût sifflée d'aucun air du temps d'Euripide. Il y avait beaucoup d'exemples de duels chez les Grecs et chez les Asiatiques. On voit, dès le commencement du premier livre de l' Iliade , Achille tirant à moitié son épée; et il était prêt à se battre contre Agamemnon, si Minerve n'était venue le prendre par les cheveux, et lui faire remettre son épée dans le fourreau.
Plutarque rapporte qu'Ephestion et Cratère se battirent en duel; et qu'Alexandre les sépara. Il est d'accord avec Quinte-Curce, qui Quinte-Curce, liv. IX. dit que deux autres officiers d'Alexandre se battirent en duel: imparibus armis duello certant .
Et puis, quel rapport y a-t-il, je vous prie, entre un duel, et les reproches que se font Admète et son père Phérès tour à tour d'aimer trop la vie, et d'être des lâches?
Je ne donnerai que cet exemple de l'aveuglement des traducteurs et des commentateurs; puisque Brumoy, le plus impartial de tous, s'est égaré à ce point, que ne doit-on pas attendre des autres? Mais si les Brumoys et les Daciers étaient là, je leur demanderais volontiers, s'ils trouvent beaucoup de sel dans le discours que Poliphême tient dans Euripide: Je ne crains point le foudre de Jupiter. Je ne sais si ce Jupiter est un dieu plus fier, et plus fort que moi. Je me soucie très peu de lui. S'il fait tomber de la pluie, je me renferme dans ma caverne; j'y mange un veau rôti, ou quelque bête sauvage; après quoi je m'étends tout de mon long; j'avale un grand pot de lait; je défais mon sayon; et je fais entendre un certain bruit qui vaut bien celui du tonnerre .
Il faut que les scholiastes n'aient pas le nez bien fin, s'ils ne sont pas dégoûtés de ce bruit que fait Poliphême quand il a bien mangé.
Ils disent que le parterre d'Athènes riait de cette plaisanterie, et que jamais les Athéniens n'ont ri d'une sottise . Quoi! toute la populace d'Athènes avait plus d'esprit que la cour de Louis XIV? Et la populace n'est pas la même partout?
Ce n'est pas qu'Euripide n'ait des beautés, et Sophocle encore davantage; mais ils ont de très plus grands défauts. On ose dire que les belles scènes de Corneille, et les touchantes tragédies de Racine, l'emportent autant sur les tragédies de Sophocle et d'Euripide, que ces deux Grecs l'emportent sur Thespis. Racine sentait bien son extrême supériorité sur Euripide; mais il louait ce poète grec pour humilier Perrault.
Molière, dans ses bonnes pièces, est aussi supérieur au pur, mais froid Térence, et au farceur Aristophane, qu'au baladin Dancourt.
Il y a donc des genres dans lesquels les modernes sont de beaucoup supérieurs aux anciens, et d'autres en très petit nombre dans lesquels nous leur sommes inférieurs. C'est à quoi se réduit toute la dispute.
La raison et le goût veulent, ce me semble, qu'on distingue dans un ancien comme dans un moderne le bon et le mauvais, qui sont très souvent à côté l'un de l'autre.
On doit sentir avec transport ce vers de Corneille, ce vers tel qu'on n'en trouve pas un seul ni dans Homère, ni dans Sophocle, ni dans Euripide qui en approche:
Que voulez-vous qu'il fît contre trois? -- Qu'il mourût.
et l'on doit avec la même sagacité et la même justice réprouver les vers suivants.
En admirant le sublime tableau de la dernière scène de Rodogune , les contrastes frappants des personnages et la force du coloris, l'homme de goût verra par combien de fautes cette situation terrible est amenée, quelles invraisemblances l'ont préparée, à quel point il a fallu que Rodogune ait démenti son caractère, et par quels chemins raboteux il a fallu passer pour arriver à cette grande et tragique catastrophe.
Ce même juge équitable ne se lassera point de rendre justice à l'artificieuse et fine contexture des tragédies de Racine, les seules peut-être qui aient été bien ourdies d'un bout à l'autre depuis Aeschile jusqu'au grand siècle de Louis XIV. Il sera touché de cette élégance continue, de cette pureté de langage, de cette vérité dans les caractères qui ne se trouvait que chez lui; de cette grandeur sans enflure qui seule est grandeur; de ce naturel qui ne s'égare jamais dans de vaines déclamations, dans des disputes de sophiste, dans des pensées aussi fausses que recherchées, souvent exprimées en solécismes; dans des plaidoyers de rhétorique plus faits pour les écoles de province que pour la tragédie.
Le même homme verra dans Racine de la faiblesse et de l'uniformité dans quelques caractères; de la galanterie, et quelquefois de la coquetterie même; des déclarations d'amour qui tiennent de l'idylle et de l'élégie plutôt que d'une grande passion théâtrale. Il se plaindra de ne trouver dans plus d'un morceau très bien écrit, qu'une élégance qui lui plaît, et non pas un torrent d'éloquence qui l'entraîne; il sera fâché de n'éprouver qu'une faible émotion, et de se contenter d'approuver quand il voudrait, que son esprit fût étonné et son coeur déchiré.
C'est ainsi qu'il jugera les anciens, non pas sur leur nom, non pas sur le temps où ils vivaient, mais sur leurs ouvrages même; ce n'est pas trois mille ans qui doivent plaire, c'est la chose même. Si une darique a été mal frappée, que m'importe qu'elle représente le fils d'Hystaspes? la monnaie de Varin est plus récente, mais elle est infiniment plus belle.
Si le peintre Timante venait aujourd'hui présenter à côté des tableaux du Palais-Royal, son tableau du sacrifice d'Iphigénie, peint de quatre couleurs; s'il nous disait, Des gens d'esprit m'ont assuré en Grèce que c'est un artifice admirable d'avoir voilé le visage d'Agamemnon dans la crainte que sa douleur n'égalât pas celle de Clitemnestre, et que les larmes du père ne déshonorassent la majesté du monarque; il se trouverait des connaisseurs qui lui répondraient, C'est un trait d'esprit et non pas un trait de peintre. Un voile sur la tête de votre principal personnage, fait un effet affreux dans un tableau. Vous avez manqué votre art; voyez le chef-d'oeuvre de Rubens, qui a su exprimer sur le visage de Marie de Médicis la douleur de l'enfantement, l'abattement, la joie, le sourire et la tendresse, non pas avec quatre couleurs, mais avec toutes les teintes de la nature. Si vous vouliez qu'Agamemnon cachât un peu son visage, il fallait qu'il en cachât une partie avec ses mains poseés sur son front et sur ses yeux; et non pas avec un voile que les hommes n'ont jamais porté, et qui est aussi désagréable à la vue, aussi peu pittoresque qu'il est opposé au costume; vous deviez alors laisser voir des pleurs qui coulent, et que le héros veut cacher; vous deviez exprimer dans ses muscles les convulsions d'une douleur qu'il veut surmonter. Vous deviez peindre dans cette attitude la majesté et le désespoir. Vous êtes Grec, et Rubens est Belge; mais le Belge l'emporte.
Un Florentin homme de lettres, d'un esprit juste et d'un goût cultivé, se trouva un jour dans la bibliothèque de milord Chesterfield avec un professeur d'Oxford, et un Ecossais qui vantait le poème de Fingal , composé, disait-il, dans la langue du pays de Galles, laquelle est encore en partie celle des Bas-Bretons. Que l'antiquité est belle, s'écriait-il; le poème de Fingal a passé de bouche en bouche jusqu'à nous depuis près de deux mille ans, sans avoir été jamais altéré; tant les beautés véritables ont de force sur l'esprit des hommes! alors il lut à l'assemblée ce commencement de Fingal .
‘Cuchulin était assis près de la muraille de Tura, sous l'arbre de la feuille agitée; sa pique reposait contre un rocher couvert de mousse, son bouclier était à ses pieds sur l'herbe. Il occupait sa mémoire du souvenir du grand Carbar, héros tué par lui à la guerre. Moran né de Fitilh, Moran, sentinelle de l'Océan, se présenta devant lui.
‘Lève-toi, lui dit-il, lève-toi, Cuchulin; je vois les vaisseaux de Suaran, les ennemis sont nombreux, plus d'un héros s'avance sur les vagues noires de la mer.
‘Cuchulin aux yeux bleus, lui répliqua, Moran fils de Fitilh, tu trembles toujours; tes craintes multiplient le nombre des ennemis. Peut-être est-ce le roi des montagnes désertes, qui vient à mon secours dans les plaines d'Ullin. Non, dit Moran, c'est Suaran lui-même, il est aussi haut qu'un rocher de glace; j'ai vu sa lance, elle est comme un haut sapin ébranché par les vents; son bouclier est comme la lune qui se lève; il était assis au rivage sur un rocher, il ressemblait à un nuage qui couvre une montagne, etc.'
Ah! voilà le véritable style d'Homère, dit alors le professeur d'Oxford; mais ce qui m'en plaît davantage, c'est que j'y vois la sublime éloquence hébraïque. Je crois lire les passages de ces beaux cantiques.
Psaume 2. ‘Tu gouverneras toutes les nations que tu nous soumettras, avec une verge de fer; tu les briseras comme le potier fait un vase.'
Ps. 3. ‘Tu briseras les dents des pécheurs.'
Ps. 17. ‘La terre a tremblé, les fondements des montagnes se sont ébranlés, parce que le Seigneur s'est fâché contre les montagnes; et il a lancé la grêle et des charbons.'
Ps. 19. ‘Il a logé dans le soleil, et il en est sorti comme un mari sort de son lit.'
Ps. 57. ‘Dieu brisera leurs dents dans leur bouche, il mettra en poudre leurs dents mâchelières; ils deviendront à rien comme de l'eau; car il a tendu son arc pour les abattre; ils seront engloutis tout vivants dans sa colère, avant d'attendre que les épines soient aussi hautes qu'un prunier.'
Ps. 58. ‘Les nations viendront vers le soir, affamées comme des chiens; et toi, Seigneur, tu te moqueras d'elles, et tu les réduiras à rien.'
Ps. 67. ‘La montagne du Seigneur est une montagne coagulée; pourquoi regardez-vous les monts coagulés? Le Seigneur a dit, Je jetterai Basan; je le jetterai dans la mer, afin que ton pied soit teint de sang, et que la langue de tes chiens lèche leur sang.'
Ps. 80. ‘Ouvre la bouche bien grande, et je la remplirai.'
Ps. 82. ‘Rends les nations comme une roue qui tourne toujours, comme la paille devant la face du vent, comme un feu qui brûle une forêt, comme une flamme qui brûle des montagnes; tu les poursuis dans ta tempête, et ta colère les troublera.'
Ps. 111. ‘Il jugera dans les nations; il les remplira de ruines, il cassera les têtes dans la terre de plusieurs.'
Ps. 136. ‘Bienheureux celui qui prendra tes petits enfants, et qui les écrasera contre la pierre!' etc. etc. etc.
Le Florentin ayant écouté avec une grande attention les versets des cantiques récités par le docteur, et les premiers vers de Fingal beuglés par l'Ecossais, avoua qu'il n'était pas fort touché de toutes ces figures asiatiques, et qu'il aimait beaucoup mieux le style simple et noble de Virgile.
L'Ecossais pâlit de colère à ce discours, le docteur d'Oxford leva les épaules de pitié; mais milord Chesterfield encouragea le Florentin par un sourire d'approbation.
Le Florentin échauffé, et se sentant appuyé, leur dit ‘Messieurs, rien n'est plus aisé que d'outrer la nature, rien de plus difficile que de l'imiter. Je suis un peu de ceux qu'on appelle en Italie improvisatori , et je vous parlerais huit jours de suite en vers dans ce style oriental, sans me donner la moindre peine, parce qu'il n'en faut aucune pour être ampoulé en vers négligés, chargés d'épithètes, qui sont presque toujours les mêmes; pour entasser combats sur combats, et pour peindre des chimères.
Qui? vous! lui dit le professeur, vous feriez un poème épique sur-le-champ? -- Non pas un poème épique raisonnable, et en vers corrects comme Virgile, répliqua l'Italien; mais un poème dans lequel je m'abandonnerais à toutes mes idées, sans me piquer d'y mettre de la régularité.
Je vous en défie, dirent l'Ecossais et l'Oxfordien. -- Eh bien, donnez-moi un sujet, répliqua le Florentin. Milord Chesterfield lui donna le sujet du Prince noir , vainqueur à la journée de Crécy, et donnant la paix après la victoire.
L'improvisateur se recueillit, et commença ainsi:
‘Muse d'Albion, génie qui présidez aux héros, chantez avec moi, non la colère oisive d'un homme implacable envers ses amis et ses ennemis; non des héros que les dieux favorisent tour à tour sans avoir aucune raison de les favoriser; non le siège d'une ville qui n'est point prise; non les exploits extravagants du fabuleux Fingal, mais les victoires véritables d'un héros aussi modeste que brave, qui mit des rois dans ses fers, et qui respecta ses ennemis vaincus.
‘Déjà George, le Mars de l'Angleterre, était descendu du haut de l'empyrée, monté sur le coursier immortel devant qui les plus fiers chevaux du Limousin fuient, comme les brebis bêlantes et les tendres agneaux se précipitent en foule les uns sur les autres pour se cacher dans la bergerie à la vue d'un loup terrible, qui sort du fond des forêts, les yeux étincelants, le poil hérissé, la gueule écumante, menaçant les troupeaux et le berger de la fureur de ses dents avides de carnage.
‘Martin, le céleste protecteur des habitants de la fertile Touraine; Geneviève, douce divinité des peuples qui boivent les eaux de la Seine et de la Marne; Denis qui porta sa tête entre ses bras à l'aspect des hommes et des immortels, tremblaient en voyant le superbe George traverser le vaste sein des airs. Sa tête est couverte d'un casque d'or orné des diamants qui pavaient autrefois les places publiques de la Jérusalem céleste, quand elle apparut aux mortels pendant quarante révolutions journalières de l'astre de la lumière, et de sa soeur inconstante, qui prête une douce clarté aux sombres nuits.
‘Sa main porte la lance épouvantable et sacrée, dont le demi-dieu Michael, exécuteur des vengeances du Très-Haut, terrassa dans les premiers jours du monde, l'éternel ennemi du monde et du créateur. Les plus belles plumes des anges qui assistent autour du trône, détachées de leurs dos immortels, flottaient sur son casque, autour duquel volent la terreur, la guerre homicide, la vengeance impitoyable, et la mort qui termine toutes les calamités des malheureux mortels. Il ressemblait à une comète qui dans sa course rapide franchit les orbites des astres étonnés, laissant loin derrière elle des traits d'une lumière pâle et terrible, qui annoncent aux faibles humains la chute des rois et des nations.
‘Il s'arrête sur les rives de la Charente, et le bruit de ses armes immortelles retentit jusqu'à la sphère de Jupiter et de Saturne. Il fit deux pas, et il arriva jusqu'aux lieux où le fils du magnanime Edouard attendait le fils de l'intrépide Philippe de Valois.'
Le Florentin continua sur ce ton pendant plus d'un quart d'heure. Les paroles sortaient de sa bouche (comme dit Homère) plus serrées et plus abondantes que les neiges qui tombent pendant l'hiver; cependant ses paroles n'étaient pas froides; elles ressemblaient plutôt aux rapides étincelles, qui s'échappent d'une forge enflammée, quand les cyclopes frappent les foudres de Jupiter sur l'enclume retentissante.
Ses deux antagonistes furent enfin obligés de le faire taire, en lui avouant qu'il était plus aisé qu'ils ne l'avaient cru, de prodiguer les images gigantesques, et d'appeler le ciel, la terre et les enfers à son secours; mais ils soutinrent que c'était le comble de l'art, de mêler le tendre et le touchant au sublime.
Y a-t-il rien, par exemple, dit l'Oxfordien, de plus moral, et en même temps de plus voluptueux, que de voir Jupiter qui couche avec sa femme sur le mont Ida?
Milord Chesterfield prit alors la parole; Messieurs, dit-il, je vous demande pardon de me mêler de la querelle, peut-être chez les Grecs c'était une chose tres intéressante, qu'un dieu qui couche avec son épouse sur une montagne. Mais je ne vois pas ce qu'on peut trouver là de bien fin et de bien attachant. Je conviendrai avec vous que le fichu, qu'il a plu aux commentateurs et aux imitateurs d'appeler la ceinture de Vénus , est une image charmante; mais je n'ai jamais compris que ce fût un soporatif, ni comment Junon imaginait de recevoir les caresses du maître des dieux pour le faire dormir. Voilà un plaisant dieu de s'endormir pour si peu de chose! je vous jure que quand j'étais jeune je ne m'assoupissais pas si aisément. J'ignore s'il est noble, agréable, intéressant, spirituel et décent de faire dire par Junon à Jupiter, ‘Si vous voulez absolument me caresser, allons-nous-en au ciel, dans votre appartement, qui est l'ouvrage de Vulcain, et dont la porte ferme si bien qu'aucun des dieux n'y peut entrer.'
Je n'entends pas non plus comment le sommeil, que Junon prie d'endormir Jupiter, peut être un dieu si éveillé. Il arrive en un moment des îles de Lemnos et d'Imbros au mont Ida; il est beau de partir de deux îles à la fois; de là il monte sur un sapin, il court aussitôt aux vaisseaux des Grecs; il cherche Neptune; il le trouve, il le conjure de donner la victoire ce jour-là à l'armée des Grecs; et il retourne à Lemnos d'un vol rapide. Je n'ai rien vu de si frétillant que ce sommeil.
Enfin, s'il faut absolument coucher avec quelqu'un dans un poème épique, j'avoue que j'aime cent fois mieux les rendez-vous d'Alcine avec Roger, et d'Armide avec Renaud.
Venez, mon cher Florentin, me lire ces deux chants admirables de l'Arioste et du Tasse.
Le Florentin ne se fit pas prier. Milord Chesterfield fut enchanté. L'Ecossais pendant ce temps-là relisait Fingal ; le professeur d'Oxford relisait Homère; et tout le monde était content.
On conclut enfin, qu'heureux est celui qui dégagé de tous les préjugés, est sensible au mérite des anciens et des modernes, apprécie leurs beautés, connaît leurs fautes, et les pardonne.
Ajoutons quelque chose à l'article Ane , concernant l'âne de Lucien, qui devint d'or entre les mains d'Apulée. Le plus plaisant de l'aventure est pourtant dans Lucien; et ce plaisant est, qu'une dame devint amoureuse de ce monsieur, lorsqu'il était âne, et n'en voulut plus lorsqu'il ne fut qu'homme. Ces métamorphoses étaient fort communes dans toute l'antiquité. L'âne de Silène avait parlé, et les savants ont cru qu'il s'était expliqué en arabe: c'était probablement un homme changé en âne par le pouvoir de Bacchus. Car on sait que Bacchus était Arabe.
Virgile parle de la métamorphose de Moeris en loup, comme d'une chose très ordinaire.
Saepe lupum fieri Moerim, et se condere sylvis .
Moeris devenu loup se cacha dans les bois.
Cette doctrine des métamorphoses était-elle dérivée des vieilles fables d'Egypte, qui débitèrent que les dieux s'étaient changés en animaux dans la guerre contre les géants?
Les Grecs, grands imitateurs, et grands enchérisseurs sur les fables orientales, métamorphosèrent presque tous les dieux en hommes, ou en bêtes, pour les faire mieux réussir dans leurs desseins amoureux.
Si les dieux se changeaient en taureaux, en chevaux, en cygnes, en colombes, pourquoi n'aurait-on pas trouvé le secret de faire la même opération sur les hommes?
Plusieurs commentateurs, en oubliant le respect qu'ils devaient aux Saintes Ecritures, ont cité l'exemple de Nabucodonosor changé en boeuf; mais c'était un miracle, une vengeance divine, une chose entièrement hors de la sphère de la nature, qu'on ne devait pas examiner avec des yeux profanes, et qui ne peut être l'objet de nos recherches.
D'autres savants, non moins indiscrets peut-être, se sont prévalus de ce qui est rapporté dans l' Evangile de l'enfance . Une jeune fille en Egypte, étant entrée dans la chambre de quelques femmes, y vit un mulet couvert d'une housse de soie, ayant à son cou un pendant d'ébène. Ces femmes lui donnaient des baisers, et lui présentaient à manger, en répandant des larmes. Ce mulet était le propre frère de ces femmes. Des magiciennes lui avaient ôté la figure humaine; et le maître de la nature la lui rendit bientôt.
Quoique cet évangile soit apocryphe, la vénération pour le seul nom qu'il porte, nous empêche de détailler cette aventure. Elle doit servir seulement à faire voir combien les métamorphoses étaient à la mode dans presque toute la terre. Les chrétiens qui composèrent cet évangile, étaient sans doute de bonne foi. Ils ne voulaient point composer un roman. Ils rapportaient avec simplicité ce qu'ils avaient entendu dire. L'Eglise qui rejeta dans la suite cet évangile avec quarante-neuf autres, n'accusa pas les auteurs d'impiété et de prévarication; ces auteurs obscurs parlaient à la populace selon les préjugés de leur temps. La Chine était peut-être le seul pays exempt de ces superstitions.
L'aventure des compagnons d'Ulysse, changés en bêtes par Circé, était beaucoup plus ancienne que le dogme de la métempsycose annoncé en Grèce et en Italie par Pythagore.
Sur quoi se fondèrent les gens, qui prétendent qu'il n'y a point d'erreur universelle, qui ne soit l'abus de quelque vérité? ils disent qu'on n'a vu des charlatans, que parce qu'on avait vu de vrais médecins, et qu'on n'a cru aux faux prodiges, qu'à cause des véritables.
Mais avait-on des témoignages certains que des hommes étaient devenus loups, boeufs, ou chevaux, ou ânes? cette erreur universelle n'avait donc pour principe, que l'amour du merveilleux, et l'inclination naturelle pour la superstition.
Il suffit d'une opinion erronée pour remplir l'univers de fables. Un docteur indien voit que les bêtes ont du sentiment, et de la mémoire. Il conclut qu'elles ont une âme. Les hommes en ont une aussi. Que devient l'âme de l'homme après sa mort? Que devient l'âme de la bête? Il faut bien qu'elles logent quelque part. Elles s'en vont dans le premier corps venu, qui commence à se former. L'âme d'un brachmane loge dans le corps d'un éléphant, l'âme d'un âne se loge dans le corps d'un petit brachmane. Voilà le dogme de la métempsycose, qui s'établit sur un simple raisonnement.
Mais il y a loin de là au dogme de la métamorphose. Ce n'est plus une âme sans logis, qui cherche un gîte. C'est un corps, qui est changé en un autre corps, son âme demeurant toujours la même. Or, certainement nous n'avons dans la nature aucun exemple d'un pareil tour de gobelets.
Cherchons donc quelle peut être l'origine d'une opinion si extravagante et si générale. Sera-t-il arrivé qu'un père ayant dit à son fils plongé dans de sales débauches, et dans l'ignorance, Tu es un cochon, un cheval, un âne , ensuite l'ayant mis en pénitence avec un bonnet d'âne sur la tête, une servante du voisinage aura dit que ce jeune homme a été changé en âne en punition de ses fautes? ses voisines l'auront redit à d'autres voisines, et de bouche en bouche ces histoires, accompagnées de mille circonstances, auront fait le tour du monde. Une équivoque aura trompé toute la terre.
Avouons donc encore ici avec Boileau, que l'équivoque a été la mère de la plupart de nos sottises.
Joignez à cela le pouvoir de la magie, reconnu incontestable chez toutes les nations; et vous ne serez plus étonné de rien. (Voyez Magie . )
Encore un mot sur les ânes. On dit qu'ils sont guerriers en Mésopotamie; et que Mervan, le vingt et unième calife, fut surnommé l' âne pour sa valeur.
Le patriarche Photius rapporte, dans l' Extrait de la vie d'Isidore , qu'Ammonius avait un âne, qui se connaissait très bien en poésie, et qui abandonnait son râtelier pour aller entendre des vers.
La fable de Midas vaut mieux que le conte de Photius.
On connaît peu l' Ane de Machiavel. Les dictionnaires qui en parlent, disent que c'est un ouvrage de sa jeunesse; il paraît pourtant qu'il était dans l'âge mûr, puisqu'il parle des malheurs qu'il a essuyés autrefois et très longtemps. L'ouvrage est une satire de ses contemporains. L'auteur voit beaucoup de Florentins dont l'un est changé en chat, l'autre en dragon, celui-ci en chien qui aboie à la lune, cet autre en renard qui ne s'est pas laissé prendre. Chaque caractère est peint sous le nom d'un animal. Les factions des Médicis et leurs ennemis, y sont figurées sans doute: et qui aurait la clef de cette apocalypse comique, saurait l'histoire secrète du pape Léon X et des troubles de Florence . Ce poème est plein de morale et de philosophie. Il finit par de très bonnes réflexions d'un gros cochon, qui parle à peu près ainsi à l'homme:
Animaux à deux pieds, sans vêtements, sans armes,
Point d'ongle, un mauvais cuir, ni plume, ni toison,
Vous pleurez en naissant, et vous avez raison;
Vous prévoyez vos maux; ils méritent vos larmes.
Les perroquets et vous ont le don de parler.
La nature vous fit des mains industrieuses;
Mais vous fit-elle, hélas, des âmes vertueuses!
Et quel homme en ce point nous pourrait égaler?
L'homme est plus vil que nous, plus méchant, plus sauvage:
Poltrons ou furieux, dans le crime plongés,
Vous éprouvez toujours ou la crainte ou la rage.
Vous tremblez de mourir, et vous vous égorgez.
Jamais de porc à porc on ne vit d'injustices.
Notre bauge est pour nous le temple de la paix.
Ami, que le bon Dieu me préserve à jamais
De redevenir homme et d'avoir tous tes vices!
Ceci est l'original de la satire de l'homme que fit Boileau, et de la fable des compagnons d'Ulysse écrite par la Fontaine. Mais il est très vraisemblable que ni la Fontaine ni Boileau n'avaient entendu parler de l' âne de Machiavel.
Il faut être vrai, et ne point tromper son lecteur. Je ne sais pas bien positivement si l'âne de Vérone subsiste encore dans toute sa splendeur, parce que je ne l'ai pas vu: mais les voyageurs qui l'ont vu, il y a quarante ou cinquante ans, s'accordent à dire que ses reliques étaient renfermées dans le ventre d'un âne artificiel fait exprès; qu'il était sous la garde de quarante moines du couvent de Notre-Dame des Orgues à Vérone, et qu'on le portait en Voyez Misson. Tom. I, pages 101 et 102. procession deux fois l'an. C'était une des plus anciennes reliques de la ville. La tradition disait que cet âne, ayant porté notre Seigneur dans son entrée à Jérusalem, n'avait plus voulu vivre en cette ville; qu'il avait marché sur la mer aussi endurcie que sa corne; qu'il avait pris son chemin par Chypre, Rhodes, Candie, Malthe et la Sicile; que de là il était venu séjourner à Aquilée; et qu'enfin il s'établit à Vérone, où il vécut très longtemps.
Ce qui donna lieu à cette fable, c'est que la plupart des ânes ont une espèce de croix noire sur le dos. Il y eut apparemment quelque vieil âne aux environs de Vérone, chez qui la populace remarqua une plus belle croix qu'à ses confrères: une bonne femme ne manqua pas de dire que c'était celui qui avait servi de monture à l'entrée dans Jérusalem; on fit de magnifiques funérailles à l'âne. La fête de Vérone s'établit; elle passa de Vérone dans les autres pays; elle fut surtout célébrée en France; on chanta la prose de l'âne à la messe.
Orientis partibus
Adventavit asinus
Pulcher et fortissimus .
Une fille représentant la Sainte Vierge allant en Egypte, montait sur un âne, et tenant un enfant entre ses bras, conduisait une longue procession. Voyez Du Cange, et l'Essai sur l'esprit et les moeurs des nations. Le prêtre à la fin de la messe, au lieu de dire, Ite, Missa est , se mettait à braire trois fois de toute sa force, et le peuple répondait en choeur.
Nous avons des livres sur la fête de l'âne et sur celle des fous; ils peuvent servir à l'histoire universelle de l'esprit humain.
L'auteur de l'article Ange dans l'Encyclopédie, dit que toutes les religions ont admis l'existence des anges, quoique la raison naturelle ne la démontre pas .
Nous n'avons point d'autre raison que la naturelle. Ce qui est surnaturel est au-dessus de la raison. Il fallait dire (si je ne me trompe) que plusieurs religions, et non pas toutes ont reconnu des anges. Celle de Numa, celle du sabisme, celle des druides, celle de la Chine, celle des Scythes, celle des anciens Phéniciens et des anciens Egyptiens, n'admirent point les anges.
Nous entendons par ce mot, des ministres de Dieu, des députés, des êtres mitoyens entre Dieu et les hommes, envoyés pour nous signifier ses ordres.
Aujourd'hui, en 1772, il y a juste quatre mille huit cent soixante et dix-huit ans que les brahmanes se vantent d'avoir par écrit leur première loi sacrée, intitulée Le Shasta , quinze cents ans avant leur seconde loi, nommée Veidam , qui signifie la parole de Dieu . Le Shasta contient cinq chapitres. Le premier, de Dieu et de ses attributs : le second, de la création des anges : le troisième, de la chute des anges : le quatrième, de leur punition : le cinquième, de leur pardon, et de la création de l'homme .
Il est utile de remarquer d'abord la manière dont ce livre parle de Dieu.
‘Dieu est un; il a créé tout; c'est une sphère parfaite sans commencement ni fin. Dieu conduit toute la création par une providence générale résultante d'un principe déterminé. Tu ne rechercheras point à découvrir l'essence et la nature de l'Eternel, ni par quelles lois il gouverne: une telle entreprise est vaine et criminelle; c'est assez que jour et nuit tu contemples dans ses ouvrages sa sagesse, son pouvoir et sa bonté.
Après avoir payé à ce début du Shasta le tribut d'admiration que nous lui devons, voyons la création des anges.
‘L'Eternel absorbé dans la contemplation de sa propre existence, résolut dans la plénitude des temps de communiquer sa gloire et son essence à des êtres capables de sentir et de partager sa béatitude, comme de servir à sa gloire. L'Eternel voulut, et ils furent. Il les forma en partie de son essence, capables de perfection et d'imperfection selon leur volonté.
‘L'Eternel créa d'abord Birma, Vitsnou, et Sib; ensuite Mozazor, et toute la multitude des anges. L'Eternel donna la prééminence à Birma, à Vitsnou et à Sib. Birma fut le prince de l'armée angélique; Vitsnou et Sib furent ses coadjuteurs. L'Eternel divisa l'armée angélique en plusieurs bandes, et leur donna à chacune un chef. Ils adorèrent l'Eternel, rangés autour de son trône, chacun dans le degré assigné. L'harmonie fut dans les cieux. Mozazor chef de la première bande, entonna le cantique de louange et d'adoration au Créateur, et la chanson d'obéissance à Birma sa première créature; et l'Eternel se réjouit dans sa nouvelle création.'
‘Depuis la création de l'armée céleste, la joie et l'harmonie environnèrent le trône de l'Eternel dans l'espace de mille ans, multipliés par mille ans; et auraient duré jusqu'à ce que le temps ne fût plus, si l'envie n'avait pas saisi Mozazor et d'autres princes des bandes angéliques. Parmi eux était Raabon, le premier en dignité après Mozazor. Immémorants du bonheur de leur création et de leur devoir, ils rejetèrent le pouvoir de perfection, et exercèrent le pouvoir d'imperfection. Ils firent le mal à l'aspect de l'Eternel; ils lui désobéirent et refusèrent de se soumettre au lieutenant de Dieu et à ses associés Vitsnou et Sib; et ils dirent, Nous voulons gouverner; et sans craindre la puissance et la colère de leur Créateur, ils répandirent leurs principes séditieux dans l'armée céleste. Ils séduisirent les anges, et entraînèrent une grande multitude dans la rébellion; et elle s'éloigna du trône de l'Eternel; et la tristesse saisit les esprits angéliques fidèles, et la douleur fut connue pour la première fois dans le ciel.'
‘L'Eternel, dont la toute-science, la prescience et l'influence s'étend sur toutes choses, excepté sur l'action des êtres qu'il a créés libres, vit avec douleur et colère la défection de Mozazor, de Raabon, et des autres chefs des anges.
Miséricordieux dans son courroux, il envoya Birma, Vitsnou et Sib, pour leur reprocher leur crime, et pour les porter à rentrer dans leur devoir: mais confirmés dans leur esprit d'indépendance, ils persistèrent dans la révolte. L'Eternel alors commanda à Sib de marcher contre eux armé de la toute-puissance, et de les précipiter du lieu éminent dans le lieu de ténèbres , dans l' onderâ , pour y être punis pendant mille ans multipliés par mille ans.'
Au bout de mille ans, Birma, Vitsnou et Sib sollicitèrent la clémence de l'Eternel en faveur des délinquants. L'Eternel daigna les délivrer de l' onderâ , et les mettre dans un état de probation pendant un grand nombre de révolutions du soleil. Il y eut encore des rébellions contre Dieu dans ce temps de pénitence.
Ce fut dans une de ces périodes que Dieu créa la terre; les anges pénitents y subirent plusieurs métempsycoses; une des dernières fut leur changement en vaches. C'est de là que les vaches devinrent sacrées dans l'Inde; et enfin ils furent métamorphosés en hommes. De sorte que le système des Indiens sur les anges, est précisément celui du jésuite Bougeant, qui prétend que les corps des bêtes sont habités par des anges pécheurs. Ce que les brahmanes avaient inventé sérieusement, Bougeant l'imagina plus de quatre mille ans après par plaisanterie: si pourtant ce badinage n'était pas en lui un reste de superstition mêlé avec l'esprit systématique, ce qui est arrivé assez souvent.
Telle est l'histoire des anges chez les anciens brahmanes, qu'ils enseignent encore depuis environ cinquante siècles. Nos marchands, qui ont trafiqué dans l'Inde, n'en ont jamais été instruits; nos missionnaires ne l'ont pas été davantage; et les brahmes qui n'ont jamais été édifiés ni de leur science ni de leurs moeurs, ne leur ont point communiqué leurs secrets. Il a fallu qu'un Anglais, nommé M. Holwell, ait habité trente ans à Bénarès sur le Gange, ancienne école des brahmanes; qu'il ait appris l'ancienne langue sacrée du Hanscrit , et qu'il ait lu les anciens livres de la religion indienne, pour enrichir enfin notre Europe de ces connaissances singulières; comme M. Sale avait demeuré longtemps en Arabie pour nous donner une traduction fidèle de l'Alcoran, et des lumières sur l'ancien sabisme, auquel a succédé la religion musulmane: de même encore que M. Hide a recherché pendant vingt années en Perse tout ce qui concerne la religion des mages.
Les Perses avaient trente et un anges. Le premier de tous, et qui est servi par quatre autres anges, s'appelle Bahaman; il a l'inspection de tous les animaux excepté de l'homme, sur qui Dieu s'est réservé une juridiction immédiate.
Dieu préside au jour où le soleil entre dans le bélier, et ce jour est un jour de sabbat; ce qui prouve que la fête du sabbat était observée chez les Perses dans les temps les plus anciens.
Le second ange préside au huitième jour, et s'appelle Débadur.
Le troisième est Kur, dont on a fait depuis probablement Cyrus; et c'est l'ange du soleil.
Le quatrième s'appelle Ma, et il préside à la lune.
Ainsi chaque ange a son district. C'est chez les Perses que la doctrine de l'ange gardien et du mauvais ange fut d'abord reconnue. On croit que Raphaël était l'ange gardien de l'empire persan.
Les Hébreux ne connurent jamais la chute des anges jusqu'aux premiers temps de l'ère chrétienne. Il faut qu'alors cette doctrine secrète des anciens brahmanes fût parvenue jusqu'à eux. Car ce fut dans ce temps qu'on fabriqua le livre, attribué à Enoch, touchant les anges pécheurs chassés du ciel.
Enoch devait être un auteur fort ancien, puisqu'il vivait, selon les Juifs, dans la septième génération avant le déluge: mais puisque Seth, plus ancien encore que lui, avait laissé des livres aux Hébreux, ils pouvaient se vanter d'en avoir aussi d'Enoch. Voici donc ce qu'Enoch écrivit, selon eux.
‘Le nombre des hommes s'étant prodigieusement accru, ils eurent de très belles filles; les anges, les brillants, Egregori , en devinrent amoureux, et furent entraînés dans beaucoup d'erreurs. Ils s'animèrent entre eux, ils se dirent: Choisissons-nous des femmes parmi les filles des hommes de la terre. Semiaxas leur prince, dit: Je crains que vous n'osiez pas accomplir un tel dessein, et que je ne demeure seul chargé du crime. Tous répondirent: Faisons serment d'exécuter notre dessein, et dévouons-nous à l'anathème si nous y manquons. Ils s'unirent donc par serment, et firent des imprécations. Ils étaient au nombre de deux cents. Ils partirent ensemble du temps de Jared, et allèrent sur la montagne appelée Hermonim à cause de leur serment. Voici le nom des principaux: Semiaxas, Atarculph, Araciel, Chobabiel, Hosampsich, Zaciel, Parmar, Thausaël, Samiel, Tiriel, Sumiel.
Eux et les autres prirent des femmes l'an onze cent soixante et dix de la création du monde. De ce commerce naquirent trois genres d'hommes, les géants Nephilim, etc.'
L'auteur de ce fragment écrit de ce style, qui semble appartenir aux premiers temps; c'est la même naïveté. Il ne manque pas de nommer les personnages; il n'oublie pas les dates; point de réflexions, point de maximes; c'est l'ancienne manière orientale.
On voit que cette histoire est fondée sur le sixième chapitre de la Genèse: ‘Or en ce temps il y avait des géants sur la terre; car les enfants de Dieu ayant eu commerce avec les filles des hommes, elles enfantèrent les puissants du siècle.'
Le livre d'Enoch et la Genèse, sont entièrement d'accord sur l'accouplement des anges avec les filles des hommes, et sur la race des géants qui en naquit. Mais ni cet Enoch, ni aucun livre de l'Ancien Testament ne parle de la guerre des anges contre Dieu, ni de leur défaite, ni de leur chute dans l'enfer, ni de leur haine contre le genre humain.
Presque tous les commentateurs de l'Ancien Testament disent unanimement, qu'avant la captivité de Babilone les Juifs ne surent le nom d'aucun ange. Celui qui apparut à Manué, père de Samson, ne voulut point dire le sien.
Lorsque les trois anges apparurent à Abraham, et qu'il fit cuire un veau entier pour les régaler, ils ne lui apprirent point leurs noms. L'un d'eux lui dit: je viendrai vous voir, si Dieu me donne vie, l'année prochaine, et Sara votre femme aura un fils .
Dom Calmet trouve un très grand rapport entre cette histoire et la fable qu'Ovide raconte, dans ses Fastes , de Jupiter, de Neptune et de Mercure, qui ayant soupé chez le vieillard Irié, et le voyant affligé de ne pouvoir faire des enfants, pissèrent sur le cuir du veau qu'Irié leur avait servi, et ordonnèrent à Irié d'enfouir sous terre, et d'y laisser pendant neuf mois ce cuir arrosé de l'urine céleste. Au bout de neuf mois Irié découvrit son cuir; il y trouva un enfant qu'on appela Orion, et qui est actuellement dans le ciel. Calmet dit même que les termes dont se servirent les anges avec Abraham, peuvent se traduire ainsi: Il naîtra un fils de votre veau .
Quoi qu'il en soit, les anges ne dirent point leur nom à Abraham; ils ne le dirent pas même à Moïse: et nous ne voyons le nom de Raphaël que dans Tobie, du temps de la captivité. Tous les autres noms noms d'anges sont pris évidemment des Chaldéens et des Perses. Raphaël, Gabriel, Uriel, etc. sont persans et babyloniens. Il n'y a pas jusqu'au nom d'Israël qui ne soit chaldéen. Le savant juif Philon le dit expressément dans le récit de sa députation vers Caligula.
Nous ne répéterons point ici ce qu'on dit ailleurs des anges.
Ils avaient assez de dieux et de demi-dieux pour se passer d'autres êtres subalternes. Mercure faisait les commissions de Jupiter, Iris celles de Junon; cependant ils admirent encore des génies, des démons. La doctrine des anges gardiens fut mise en vers par Hésiode contemporain d'Homère. Voici comme il s'explique dans le poème des Travaux et des jours .
Dans les temps bienheureux de Saturne et de Rhée,
Le mal fut inconnu, la fatigue ignorée;
Les dieux prodiguaient tout. Les humains satisfaits
Ne se disputant rien, forcés de vivre en paix,
N'avaient point corrompu leurs moeurs inaltérables.
La mort, l'affreuse mort si terrible aux coupables,
N'était qu'un doux passage en ce séjour mortel,
Des plaisirs de la terre aux délices du ciel.
Les hommes de ces temps sont nos heureux génies;
Nos démons fortunés, les soutiens de nos vies;
Ils veillent près de nous; ils voudraient de nos coeurs
Ecarter, s'il se peut, le crime et les douleurs, etc.
Plus on fouille dans l'antiquité, plus on voit combien les nations modernes ont puisé tour à tour dans ces mines aujourd'hui presque abandonnées. Les Grecs, qui ont si longtemps passé pour inventeurs, avaient imité l'Egypte, qui avait copié les Chaldéens, qui devaient presque tout aux Indiens. La doctrine des anges gardiens, qu'Hésiode avait si bien chantée, fut ensuite sophistiquée dans les écoles; c'est tout ce qu'elles purent faire. Chaque homme eut son bon et son mauvais génie, comme chacun eut son étoile.
Est genius natale comes qui temperat astrum.
Socrate, comme on sait, avait un bon ange: mais il faut que ce soit le mauvais qui l'ait conduit. Ce ne peut être qu'un très mauvais ange qui engage un philosophe à courir de maison en maison, pour dire aux gens, par demande et par réponse, que le père et la mère, le précepteur et le petit garçon sont des ignorants et des imbéciles. L'ange gardien a bien de la peine alors à garantir son protégé de la ciguë.
On ne connaît de Marcus Brutus que son mauvais ange, qui lui apparut avant la bataille de Philippes.
Celui qui a dit le premier, qu'il n'y a point de sottise dont l'esprit humain ne soit capable, était un grand prophète. Un jésuite irlandais, nommé Néedham, qui voyageait dans l'Europe, en habit séculier, fit, il y a quelques années, des expériences à l'aide de plusieurs microscopes. Il crut apercevoir dans de la farine de blé ergoté mise au four, et laissée dans un vase purgé d'air et bien bouché; il crut apercevoir, dis-je, des anguilles qui accouchaient bientôt d'autres anguilles. Il s'imagina voir le même phénomène dans du jus de mouton bouilli.
Aussitôt plusieurs philosophes de crier merveilles, et de dire, Il n'y a point de germe, tout se fait, tout se régénère par une force vive de la nature. C'est l'attraction, disait l'un; c'est la matière organisée, disait l'autre; ce sont des molécules organiques vivantes qui ont trouvé leurs moules. De bons physiciens furent trompés par un jésuite. C'est ainsi (comme nous l'avons dit ailleurs) qu'un commis des fermes en Basse-Bretagne, fit accroire à tous les beaux esprits de Paris, qu'il était une jolie femme, laquelle faisait très bien des vers.
Il faut avouer que ce fut la honte éternelle de l'esprit humain, que ce malheureux empressement de plusieurs philosophes à bâtir un système universel sur un fait particulier, qui n'était qu'une méprise ridicule, indigne d'être relevée. On ne douta pas que la farine de mauvais blé formant des anguilles, celle de bon froment ne produisît des hommes. L'erreur accréditée jette quelquefois de si profondes racines, que bien des gens la soutiennent encore, lorsqu'elle est reconnue et tombée dans le mépris, comme quelques journaux historiques répètent des fausses nouvelles insérées dans les gazettes, lors même qu'elles ont été rétractées.
Un nouvel auteur d'une traduction élégante et exacte de Lucrèce, enrichie de notes savantes, s'efforce, dans les notes du troisième livre, de combattre Lucrèce même à l'appui des malheureuses expériences de Néedham, si bien convaincues de fausseté par M. Spalanzani, et rejetées de quiconque a un peu étudié la nature. L'ancienne erreur, que la corruption est mère de la génération, allait ressusciter; il n'y avait plus de germe: plusieurs personnes mandaient que, dans la ménagerie du palais de Bruxelles, un lapin avait fait des lapereaux à une poule. Ce que Lucrèce, avec toute l'antiquité, jugeait impossible, allait s'accomplir:
Ex omnibus rebus
Omne genus nasci posset, nil semine egeret .
Ex undis homines, ex terrâ posset oriri
Squammiserum genus, et volucres; erumpere coelo ,
Armenta et pecudes . . . ferre omnes omnia possent .
Le hasard incertain, de tout alors dispose.
L'animal est sans germe, et l'effet est sans cause.
On verra les humains sortir du fond des mers,
Les troupeaux bondissants tomber du haut des airs,
Les poissons dans les bois naissant sur la verdure;
Tout pourra tout produire; il n'est plus de nature.
Lucrèce avait assurément raison en ce point de physique, quelque ignorant qu'il fût d'ailleurs; et il est démontré aujourd'hui aux yeux et à la raison, qu'il n'est ni de végétal, ni d'animal qui n'ait son germe. On le trouve dans l'oeuf d'une poule comme dans le gland d'un chêne. Une puissance formatrice, préside à tous ces développements, d'un bout de l'univers à l'autre.
Il faut bien reconnaître des germes puisqu'on les voit et qu'on les sème, et que le chêne est en petit contenu dans le gland. On sait bien que ce n'est pas un chêne de soixante pieds de haut qui est dans ce fruit; mais c'est un embryon qui croîtra par le secours de la terre et de l'eau, comme un enfant croît par une autre nourriture.
Nier l'existence de cet embryon parce qu'on ne conçoit pas comment il en contient d'autres à l'infini, c'est nier l'existence de la matière parce qu'elle est divisible à l'infini. Je ne le comprends pas, donc cela n'est pas? ce raisonnement ne peut être admis contre les choses que nous voyons et que nous touchons. Il est excellent contre des suppositions, mais non pas contre les faits.
Quelque système qu'on substitue, il sera tout aussi inconcevable, et il aura par-dessus celui des germes le malheur d'être fondé sur un principe qu'on ne connaît pas, à la place d'un principe palpable dont tout le monde est témoin. Tous les systèmes sur la cause de la génération, de la végétation, de la nutrition, de la sensibilité, de la pensée, sont également inexplicables.
Monades, qui étiez le miroir concentré de l'univers, harmonie préétablie entre l'horloge de l'âme et l'horloge du corps, idées innées tantôt condamnées, tantôt adoptées par une Sorbonne, sensorium commune , qui n'êtes nulle part, détermination du moment où l'esprit vient animer la matière; retournez au pays des chimères avec le targum , le talmud , la mishna , la cabale , la chiromancie , les éléments de Descartes , et les contes nouveaux .
Sommes-nous à jamais condamnés à nous ignorer? Oui. (Voyez Génération .)
Que de peuples ont subsisté longtemps, et subsistent encore sans annales! Il n'y en avait dans l'Amérique entière, c'est-à-dire dans la moitié de notre globe, qu'au Mexique et au Pérou, encore n'étaient-elles pas fort anciennes. Et des cordelettes nouées ne sont pas des livres qui puissent entrer dans de grands détails.
Les trois quarts de l'Afrique n'eurent jamais d'annales: et encore aujourd'hui chez les nations les plus savantes, chez celles mêmes qui ont le plus usé et abusé de l'art d'écrire, on peut compter toujours, du moins jusqu'à présent, quatre-vingt-dix-neuf parties du genre humain sur cent qui ne savent pas ce qui s'est passé chez elles au delà de quatre générations, et qui à peine connaissent le nom d'un bisaïeul. Presque tous les habitants des bourgs et des villages sont dans ce cas; très peu de familles ont des titres de leurs possessions. Lorsqu'il s'élève des procès sur les limites d'un champ ou d'un pré, le juge décide suivant le rapport des vieillards: le titre est la possession. Quelques grands événements se transmettent des pères aux enfants; et s'altèrent entièrement en passant de bouche en bouche; ils n'ont point d'autres annales.
Voyez tous les villages de notre Europe si policée, si éclairée, si remplie de bibliothèques immenses, et qui semble gémir aujourd'hui sous l'amas énorme des livres. Deux hommes tout au plus par village, l'un portant l'autre, savent lire et écrire. La société n'y perd rien. Tous les travaux s'exécutent, on bâtit, on plante, on sème, on recueille comme on faisait dans les temps les plus reculés. Le laboureur n'a pas seulement le loisir de regretter qu'on ne lui ait pas appris à consumer quelques heures de la journée dans la lecture. Cela prouve que le genre humain n'avait pas besoin de monuments historiques pour cultiver les arts véritablement nécessaires à la vie.
Il ne faut pas s'étonner que tant de peuples manquent d'annales, mais que trois ou quatre nations en aient conservées qui remontent à cinq mille ans, ou environ, après tant de révolutions qui ont bouleversé la terre. Il ne reste pas une ligne des anciennes annales égyptiennes, chaldéennes, persanes, ni de celles des Latins et des Etrusques. Les seules annales un peu antiques, sont les indiennes, les chinoises, les hébraïques. (Voyez Histoire .)
Nous ne pouvons appeler annales des morceaux d'histoire vagues, et décousus, sans aucune date, sans suite, sans liaison, sans ordre; ce sont des énigmes proposées par l'antiquité à la postérité qui n'y entend rien.
Nous n'osons assurer que Sanchoniaton qui vivait, dit-on, avant le temps où l'on place Moïse,[19] ait composé des annales. Il aura probablement borné ses recherches à sa cosmogonie, comme fit depuis Hésiode en Grèce. Nous ne proposons cette opinion que comme un doute, car nous n'écrivons que pour nous instruire, et non pour enseigner.
Mais ce qui mérite la plus grande attention, c'est que Sanchoniaton cite les livres de l'Egyptien Thot, qui vivait, dit-il, huit cents ans avant lui. Or, Sanchoniaton écrivait probablement dans le siècle où l'on place l'aventure de Joseph en Egypte.
Nous mettons communément l'époque de la promotion du Juif Joseph au premier ministère d'Egypte, à l'an 2300 de la création.
Si les livres de Thot furent écrits huit cents ans auparavant, ils furent donc écrits l'an 1500 de la création. Leur date était donc de cent cinquante-six ans avant le déluge. Ils auraient donc été gravés sur la pierre, et se seraient conservés dans l'inondation universelle.
Une autre difficulté, c'est que Sanchoniaton ne parle point du déluge, et qu'on n'a jamais cité un auteur égyptien qui en eût parlé. Mais ces difficultés s'évanouissent devant la Genèse inspirée par l'Esprit saint.
Nous ne prétendons point nous enfoncer ici dans le chaos, que quatre-vingts auteurs ont voulu débrouiller, en inventant des chronologies différentes; nous nous en tenons toujours à l'Ancien Testament. Nous demandons seulement, si du temps de Thot on écrivait en hiéroglyphes ou en caractères alphabétiques?
Si on avait déjà quitté la pierre et la brique pour du vélin ou quelque autre matière?
Si Thot écrivit des annales, ou seulement une cosmogonie?
S'il y avait déjà quelques pyramides bâties du temps de Thot?
Si la basse Egypte était déjà habitée?
Si on avait pratiqué des canaux pour recevoir les eaux du Nil?
Si les Chaldéens avaient déjà enseigné les arts aux Egyptiens, et si les Chaldéens les avaient reçus des brachmanes?
Il y a des gens qui ont résolu toutes ces questions. Sur quoi un homme d'esprit et de bon sens disait un jour d'un grave docteur, Il faut que cet homme-là soit un grand ignorant, car il répond à tout ce qu'on lui demande .
A cet article du Dictionnaire encyclopédique, savamment traité, comme le sont tous les objets de jurisprudence dans ce grand et important ouvrage, on peut ajouter que l'époque de l'établissement des annates étant incertaine, c'est une preuve que l'exaction des annates n'est qu'une usurpation, une coutume torsionnaire. Tout ce qui n'est pas fondé sur une loi authentique est un abus. Tout abus doit être réformé, à moins que la réforme ne soit plus dangereuse que l'abus même. L'usurpation commence par se mettre peu à peu en possession: l'équité, l'intérêt public jettent des cris, et réclament. La politique vient, qui ajuste comme elle peut l'usurpation avec l'équité. Et l'abus reste.
A l'exemple des papes, dans plusieurs diocèses, les évêques, les chapitres, et les archidiacres établirent des annates sur les cures. Cette exaction se nomme droit de déport en Normandie. La politique n'ayant aucun intérêt à maintenir ce pillage, il fut aboli en plusieurs endroits; il subsiste en d'autres, tant le culte de l'argent est le premier culte.
En 1409, au concile de Pise, le pape Alexandre V renonça expressément aux annates; Charles VII les condamna par un édit du mois d'avril 1418; le concile de Bâle les déclara simoniaques; et la pragmatique sanction les abolit de nouveau.
François I er , suivant un traité particulier qu'il avait fait avec Léon X, qui ne fut point inséré dans le concordat, permit au pape de lever ce tribut, qui lui produisit chaque année sous le règne de ce prince, cent mille écus de ce temps-là, suivant le calcul qu'en fit alors Jacques Capelle avocat général au parlement de Paris.
Les parlements, les universités, le clergé, la nation entière réclamaient contre cette exaction; et Henri II, cédant aux cris de son peuple, renouvela la loi de Charles VII par un édit du 3 septembre 1551.
La défense de payer l'annate fut encore réitérée par Charles IX aux états d'Orléans en 1560: ‘ Par avis de notre conseil, et suivant les décrets des saints conciles; anciennes ordonnances de nos prédécesseurs rois, et arrêts de nos cours de parlement; ordonnons que tous transport d'or et d'argent hors de notre royaume, et paiement de deniers, sous couleur d 'annates, vacant et autrement, cesseront, à peine de quadruple contre les contrevenants .'
Cette loi promulguée dans l'assemblée générale de la nation, semblait devoir être irrévocable. Mais deux ans après, le même prince subjugué par la cour de Rome alors puissante, rétablit ce que la nation entière et lui-même avait abrogé.
Henri IV qui ne craignait aucun danger, mais qui craignait Rome, confirma les annates par un édit du 22 janvier 1596.
Trois célèbres jurisconsultes, Dumoulin, Lannoy et Duaren, ont fortement écrit contre les annates, qu'ils appellent une véritable simonie . Si à défaut de les payer, le pape refuse des bulles, Duaren conseille à l'Eglise gallicane, d'imiter celle d'Espagne, qui, dans le douzième concile de Tolède, chargea l'archevêque de cette ville, de donner, sur le refus du pape, des provisions aux prélats nommés par le roi.
C'est une maxime des plus certaines du droit français, consacrée Voyez Libertés , mot très impropre pour signifier des droits naturels et imprescriptibles. par l'article 14 de nos libertés , que l'évêque de Rome n'a aucun droit sur le temporel des bénéfices, et qu'il ne jouit des annates que par la permission du roi: mais cette permission ne doit-elle pas avoir un terme? à quoi nous servent nos lumières si nous conservons toujours nos abus?
Le calcul des sommes qu'on a payées, et que l'on paie encore au pape, est effrayant. Le procureur général Jean de Saint Romain a remarqué que du temps de Pie II, vingt-deux évêchés ayant vaqué en France pendant trois années, il fallut porter à Rome cent vingt mille écus; que soixante et une abbayes ayant aussi vaqué, on avait payé pareille somme à la cour de Rome; que vers le même temps on avait encore payé à cette cour, pour les provisions des prieurés, doyennés, et des autres dignités sans crosse, cent mille écus; que pour chaque curé il y avait eu au moins une grâce expectative qui était vendue vingt-cinq écus; outre une infinité de dispenses dont le calcul montait à deux millions d'écus. Le procureur général de Saint Romain vivait du temps de Louis XI. Jugez à combien ces sommes monteraient aujourd'hui. Jugez combien les autres Etats ont donné. Jugez si la république romaine, au temps de Lucullus, a plus tiré d'or et d'argent des nations vaincues par son épée, que les papes, les pères de ces mêmes nations, n'en ont tiré par leur plume.
Supposons que le procureur général Saint Romain se soit trompé de moitié, ce qui est bien difficile, ne reste-t-il pas encore une somme assez considérable pour qu'on soit en droit de compter avec la chambre apostolique, et de lui demander une restitution, attendu que tant d'argent n'a rien d'apostolique?
Ce phénomène étonnant, mais pas plus étonnant que les autres, ce corps solide et lumineux qui entoure la planète de Saturne, qui l'éclaire et qui en est éclairé, soit par la faible réflexion des rayons solaires, soit par quelque cause inconnue, était autrefois une mer, à ce que prétend un rêveur qui se disait philosophe. Cette mer, selon lui, s'est endurcie; elle est devenue terre ou rocher; elle gravitait jadis vers deux centres, et ne gravite plus aujourd'hui que vers un seul.
Comme vous y allez, mon rêveur! comme vous métamorphosez l'eau en rocher! Ovide n'était rien auprès de vous. Quel merveilleux pouvoir vous avez sur la nature! cette imagination ne dément pas vos autres idées. O démangeaison de dire des choses nouvelles! ô fureur des systèmes! ô folies de l'esprit humain! si on a parlé dans le grand Dictionnaire encyclopédique de cette rêverie, c'est sans doute pour en faire sentir l'énorme ridicule; sans quoi les autres nations seraient en droit de dire, Voilà l'usage que font les Français des découvertes des autres peuples. Huyghens découvrit l'anneau de Saturne, il en calcula les apparences. Hook et Flamstead les ont calculées comme lui. Un Français a découvert que ce corps solide avait été un océan circulaire, et ce Français n'est pas Cyrano de Bergerac.
Avez-vous quelquefois vu dans un village Pierre Aoudri et sa femme Peronelle, vouloir précéder leurs voisins à la procession? Nos grands-pères , disent-ils, sonnaient les cloches avant que ceux qui nous coudoient aujourd'hui fussent seulement propriétaires d'une étable .
La vanité de Pierre Aoudri, de sa femme et de ses voisins, n'en sait pas davantage. Les esprits s'échauffent. La querelle est importante; il s'agit de l'honneur. Il faut des preuves. Un savant qui chante au lutrin, découvre un vieux pot de fer rouillé, marqué d'un A , première lettre du nom du chaudronnier qui fit ce pot. Pierre Aoudri se persuade que c'était un casque de ses ancêtres. Ainsi César descendait d'un héros et de la déesse Vénus. Telle est l'histoire des nations; telle est à peu de chose près la connaissance de la première antiquité.
Paradis terrestre. Les savants d'Arménie démontrent , que le paradis terrestre était chez eux. De profonds Suédois démontrent qu'il était vers le lac Vener, qui en est visiblement un reste. Des Espagnols démontrent aussi qu'il était en Castille; tandis que les Japonais, les Chinois, les Tartares, les Indiens, les Africains, les Américains, sont assez malheureux pour ne savoir pas seulement qu'il y eut jadis un paradis terrestre à la source du Phison, du Gehon, du Tigre et de l'Euphrate, ou bien à la source du Guadalquivir, de la Guadiana, du Duero et de l'Ebre; car de Phison on fait aisément Phaetis; et de Phaetis on fait le Baetis, qui est le Guadalquivir. Le Gehon est visiblement la Guadiana, qui commence par un G . L'Ebre, qui est en Catalogne, est incontestablement l'Euphrate, dont un E est la lettre initiale.
Mais un Ecossais survient, qui démontre à son tour, que le jardin d'Eden était à Edimbourg, qui en a retenu le nom; et il est à croire que dans quelques siècles cette opinion fera fortune.
Ancien monde consumé par le feu. Tout le globe a été brûlé autrefois, dit un homme versé dans l'histoire ancienne et moderne; car j'ai lu dans un journal, qu'on a trouvé en Allemagne des charbons tout noirs, à cent pieds de profondeur, entre des montagnes couvertes de bois. Et on soupçonne même qu'il y avait des charbonniers en cet endroit.
L'aventure de Phaëton fait assez voir que tout a bouilli jusqu'au fond de la mer. Le soufre du mont Vésuve prouve invinciblement que les bords du Rhin, du Danube, du Gange, du Nil et du grand fleuve Jaune, ne sont que du soufre, du nitre et de l'huile de gaïac, qui n'attendent que le moment de l'explosion, pour réduire la terre en cendres, comme elle l'a déjà été. Le sable sur lequel nous marchons est une preuve évidente que l'univers a été vitrifié, et que notre globe n'est réellement qu'une boule de verre ainsi que nos idées.
Voyez les articles Mer et Montagne . Mais si le feu a changé notre globe, l'eau a produit de plus belles révolutions. Car vous voyez bien que la mer, dont les marées montent jusqu'à huit pieds dans nos climats, a produit les montagnes qui ont seize à dix-sept mille pieds de hauteur. Cela Voyez Téliamed et tous les systèmes forgés sur cette belle découverte. est si vrai, que des savants qui n'ont jamais été en Suisse, y ont trouvé un gros vaisseau avec tous ses agrès pétrifiés sur le mont St Godart, ou au fond d'un précipice, on ne sait pas bien où; mais il est certain qu'il était là. Donc originairement les hommes étaient poissons, quod erat demonstrandum .
Ancienne émigration. Pour descendre à une antiquité moins antique, parlons des temps où la plupart des nations barbares quittèrent leurs pays pour en aller chercher d'autres, qui ne valaient guère mieux. Il est vrai, s'il est quelque chose de vrai dans l'histoire ancienne, qu'il y eut des brigands gaulois qui allèrent piller Rome du temps de Camille. D'autres brigands des Gaules avaient passé, dit-on, par l'Illyrie, pour aller louer leurs services de meurtriers à d'autres meurtriers vers la Thrace; ils échangèrent leur sang contre du pain, et s'établirent ensuite en Galatie. Mais quels étaient ces Gaulois? était-ce des Bérichons et des Angevins? Ce furent sans doute des Gaulois que les Romains appelaient Cisalpins , et que nous nommons Transalpins , des montagnards affamés, voisins des Alpes et de l'Apennin. Les Gaulois de la Seine et de la Marne ne savaient pas alors si Rome existait; et ne pouvaient s'aviser de passer le mont Cenis, comme fit depuis Annibal, pour aller voler les garderobes des sénateurs romains, qui avaient alors pour tous meubles une robe d'un mauvais drap gris, ornée d'une bande couleur de sang de boeuf; deux petits pommeaux d'ivoire, ou plutôt d'os de chien, aux bras d'une chaise de bois; et dans leurs cuisines un morceau de lard rance.
Les Gaulois, qui mouraient de faim, ne trouvant pas de quoi manger à Rome, s'en allèrent donc chercher fortune plus loin, ainsi que les Romains en usèrent depuis, quand ils ravagèrent tant de pays l'un après l'autre; ainsi que firent ensuite les peuples du Nord, quand ils détruisirent l'empire romain.
Et par qui encore est-on très faiblement instruit de ces émigrations? C'est par quelques lignes que les Romains ont écrites au hasard; car pour les Celtes, Velches, ou Gaulois, ces hommes qu'on veut faire passer pour éloquents, ne savaient alors eux et leurs bardes[20] ni lire, ni écrire.
Mais inférer de là que les Gaulois ou Celtes, conquis depuis par quelques légions de César, et ensuite par une horde de Goths, et puis par une horde de Bourguignons, et enfin par une horde de Sicambres sous un Clodivic, avaient auparavant subjugué la terre entière, et donné leurs noms et leurs lois à l'Asie, cela me paraît bien fort; la chose n'est pas mathématiquement impossible; et si elle est démontrée , je me rends: il serait fort incivil de refuser aux Velches ce qu'on accorde aux Tartares.
Qui étaient les plus fous et les plus anciennement fous, de nous ou des Egyptiens, ou des Syriens, ou des autres peuples? Que signifiait notre gui de chêne? qui le premier a consacré un chat? c'est apparemment celui qui était le plus incommodé des souris. Quelle nation a dansé la première, sous des rameaux d'arbres, à l'honneur des dieux? Qui la première a fait des processions et mis des fous avec des grelots à la tête de ces processions? Qui promena un Priape par les rues, et en plaça aux portes en guise de marteaux? Quel Arabe imagina de pendre le caleçon de sa femme à la fenêtre, le lendemain de ses noces?
Toutes les nations ont dansé autrefois à la nouvelle lune: s'étaient-elles donné le mot? Non, pas plus que pour se réjouir à la naissance de son fils, et de pleurer, ou faire semblant de pleurer à la mort de son père. Chaque homme est fort aise de revoir la lune après l'avoir perdue pendant quelques nuits. Il est cent usages qui sont si naturels à tous les hommes, qu'on ne peut dire que ce sont les Basques qui les ont enseignés aux Phrygiens, ni les Phrygiens aux Basques.
On s'est servi de l'eau et du feu dans les temples; cette coutume s'introduit d'elle-même. Un prêtre ne veut pas toujours avoir les mains sales. Il faut du feu pour cuire les viandes immolées, et pour brûler quelques brins de bois résineux, quelques aromates qui combattent l'odeur de la boucherie sacerdotale.
Mais les cérémonies mystérieuses dont il est si difficile d'avoir l'intelligence, les usages que la nature n'enseigne point, en quel lieu, quand, où, pourquoi les a-t-on inventés? qui les a communiqués aux autres peuples? Il n'est pas vraisemblable qu'il soit tombé en même temps dans la tête d'un Arabe et d'un Egyptien, de couper à son fils un bout de prépuce; ni qu'un Chinois et un Persan, aient imaginé à la fois de châtrer des petits garçons.
Deux pères n'auront pas eu en même temps, dans différentes contrées, l'idée d'égorger leur fils pour plaire à Dieu. Il faut certainement que des nations aient communiqué à d'autres leurs folies sérieuses ou ridicules, ou barbares.
C'est dans cette antiquité qu'on aime à fouiller, pour découvrir, si on peut, le premier insensé et le premier scélérat qui ont perverti le genre humain.
Mais comment savoir si Jéhud en Phénicie, fut l'inventeur des sacrifices de sang humain en immolant son fils?
Comment s'assurer que Lycaon mangea le premier de la chair humaine, quand on ne sait pas qui s'avisa le premier de manger des poules?
Anciennes fêtes. On recherche l'origine des anciennes fêtes. La plus antique et la plus belle est celle des empereurs de la Chine, qui labourent et qui sèment avec les premiers mandarins. (Voyez Agriculture .) La seconde est celle des Thesmophories d'Athènes. Célébrer à la fois l'agriculture et la justice; montrer aux hommes combien l'une et l'autre sont nécessaires; joindre le frein des lois à l'art qui est la source de toutes les richesses, rien n'est plus sage, plus pieux et plus utile.
Il y a de vieilles fêtes allégoriques qu'on retrouve partout, comme celles du renouvellement des saisons. Il n'est pas nécessaire qu'une nation soit venue de loin enseigner à une autre, qu'on peut donner des marques de joie et d'amitié à ses voisins le jour de l'an. Cette coutume était celle de tous les peuples. Les saturnales des Romains sont plus connues que celles des Allobroges et des Pictes, parce qu'il nous est resté beaucoup d'écrits et de monuments romains; et que nous n'en avons aucun des autres peuples de l'Europe occidentale.
La fête de Saturne était celle du temps; il avait quatre ailes: le temps va vite. Ses deux visages figuraient évidemment l'année finie et l'année commencée. Les Grecs disaient, qu'il avait dévoré son père, et qu'il dévorait ses enfants; il n'y a point d'allégorie plus sensible; le temps dévore le passé et le présent, et dévorera l'avenir.
Pourquoi chercher de vaines et tristes explications d'une fête si universelle, si gaie, et si connue! A bien examiner l'antiquité, je ne vois pas une fête annuelle triste; ou du moins, si elles commencent par des lamentations, elles finissent par danser, rire et boire. Si on pleure Adoni, ou Adonaï, que nous nommons Adonis, il ressuscite bientôt, et on se réjouit. Il en est de même aux fêtes d'Isis, d'Osiris et d'Horus. Les Grecs en font autant pour Cérès et pour Proserpine. On célébrait avec gaieté la mort du serpent Python. Jour de fête et jour de joie était la même chose. Cette joie n'était que trop emportée aux fêtes de Bacchus.
Je ne vois pas une seule commémoration générale d'un événement malheureux. Les instituteurs des fêtes n'auraient pas eu le sens commun, s'ils avaient établi dans Athènes la célébration de la bataille perdue à Chéronée; et à Rome, celle de la bataille de Cannes.
On perpétuait le souvenir de ce qui pouvait encourager les hommes, et non de ce qui pouvait leur inspirer la lâcheté du désespoir. Cela est si vrai, qu'on imaginait des fables, pour avoir le plaisir d'instituer des fêtes. Castor et Pollux n'avaient pas combattu pour les Romains auprès du lac Régile; mais des prêtres le disaient au bout de trois ou quatre cents ans, et tout le peuple dansait. Hercule n'avait point délivré la Grèce d'une hydre à sept têtes, mais on chantait Hercule et son hydre.
Fêtes solennelles ne prouvent rien. Je ne sais s'il y eut dans toute l'antiquité une seule fête fondée sur un fait avéré. On a remarqué ailleurs à quel point sont ridicules les scholiastes qui vous disent magistralement, Voilà une ancienne hymne à l'honneur d'Apollon qui visita Claros; donc Apollon est venu à Claros. On a bâti une chapelle à Persée, donc il a délivré Andromède. Pauvres gens! dites plutôt, donc il n'y a point eu d'Andromède.
Eh! que deviendra donc la savante antiquité qui a précédé les olympiades? Elle deviendra ce qu'elle est, un temps inconnu, un temps perdu, un temps d'allégories et de mensonges, un temps méprisé par les sages, et profondément discuté par les sots qui se plaisent à nager dans le vide comme les atomes d'Epicure.
Il y avait partout des jours de pénitence, des jours d'expiation dans les temples. Mais ces jours ne s'appelèrent jamais d'un mot qui répondît à celui de fêtes. Toute fête était consacrée au divertissement; et cela est si vrai, que les prêtres égyptiens jeûnaient la veille pour manger mieux le lendemain. Coutume que nos moines ont conservée. Il y eut sans doute des cérémonies lugubres; on ne dansait pas le branle des Grecs en enterrant, ou en portant au bûcher son fils et sa fille; c'était une cérémonie publique, mais certainement ce n'était pas une fête.
Des gens ingénieux et profonds, des creuseurs d'antiquités, qui sauraient comment la terre était faite il y a cent mille ans, si le génie pouvait le savoir, ont prétendu que les hommes réduits à un très petit nombre dans notre continent et dans l'autre, encore effrayés des révolutions innombrables que ce triste globe avait essuyées, perpétuèrent le souvenir de leurs malheurs par des commémorations funestes et lugubres. Toute fête , disent-ils, fut un jour d'horreur, institué pour faire souvenir les hommes que leurs pères avaient été détruits par les feux échappés des volcans, par des rochers tombés des montagnes, par l'irruption des mers, par les dents et les griffes des bêtes sauvages, par la famine, la peste et les guerres .
Nous ne sommes donc pas faits comme les hommes l'étaient Fête est réjouissance. alors. On ne s'est jamais tant réjoui à Londres qu'après la peste et l'incendie de la ville entière sous Charles II. Nous fîmes des chansons lorsque les massacres de la St Barthélemi duraient encore. On a conservé des pasquinades faites le lendemain de l'assassinat de Coligni; on imprima dans Paris, Passio domini nostri Gaspardi Colignii secundum Bartholomaeum .
Il est arrivé mille fois, que le sultan qui règne à Constantinople, a fait danser ses châtrés et ses odalisques dans des salons teints du sang de ses frères et de ses visirs.
Que fait-on dans Paris le jour qu'on apprend la perte d'une bataille et la mort de cent braves officiers? on court à l'opéra et à la comédie.
Que faisait-on quand la maréchale d'Ancre était immolée dans la Grève à la barbarie de ses persécuteurs, quand le maréchal de Marillac était traîné au supplice dans une charrette en vertu d'un papier, signé par des valets en robe dans l'antichambre du cardinal de Richelieu; quand un lieutenant-général des armées, un étranger qui avait versé son sang pour l'Etat, condamné par les cris de ses ennemis acharnés, allait sur l'échafaud dans un tombereau d'ordures avec un bâillon à la bouche; quand un jeune homme de dix-neuf ans, plein de candeur, de courage et de modestie, mais très imprudent, était conduit au plus affreux des supplices? On chantait des vaudevilles.
Tel est l'homme, ou du moins l'homme des bords de la Seine. Tel il fut dans tous les temps, par la seule raison que les lapins ont toujours eu du poil, et les alouettes des plumes.
Quoi! nous voudrions savoir quelle était précisément la théologie de Thot, de Zerdust, de Sanchoniaton, des premiers brahmanes: et nous ignorons qui a inventé la navette! le premier tisserand, le premier maçon, le premier forgeron, ont été sans doute des grands génies; mais on n'en a tenu aucun compte. Pourquoi? c'est qu'aucun d'eux n'inventa un art perfectionné. Celui qui creusa un chêne pour traverser un fleuve, ne fit point de galères: ceux qui arrangèrent des pierres brutes avec des traverses de bois, n'imaginèrent point les pyramides: tout se fait par degrés, et la gloire n'est à personne.
Tout se fit à tâtons jusqu'à ce que des philosophes, à l'aide de la géométrie, apprirent aux hommes à procéder avec justesse et sûreté.
Il fallut que Pythagore, au retour de ses voyages, montrât aux ouvriers la manière de faire une équerre, qui fût parfaitement Voyez Vitruve, liv. IX juste. Il prit trois règles, une de trois pieds, une de quatre, une de cinq, et il en fit un triangle rectangle. De plus, il se trouvait que le côté 5 fournissait un carré qui était juste le double des carrés Histoire générale de l'esprit et des moeurs des nations . Tom. I. produits par les côtés 4 et 3; méthode importante pour tous les ouvrages réguliers. C'est ce fameux théorème qu'il avait rapporté de l'Inde, et que nous avons dit ailleurs avoir été connu longtemps auparavant à la Chine, suivant le rapport de l'empereur Cam-hi. Il y avait longtemps qu'avant Platon les Grecs avaient su doubler le carré par cette seule figure géométrique.
Archytas et Eratosthènes inventèrent une méthode pour doubler un cube, ce qui était impraticable à la géométrie ordinaire, et ce qui aurait honoré Archimède.
Cet Archimède trouva la manière de supputer au juste combien on avait mêlé d'alliage à de l'or; et on travaillait en or depuis des siècles avant qu'on pût découvrir la fraude des ouvriers. La friponnerie exista longtemps avant les mathématiques. Les pyramides construites d'équerre, et correspondant juste aux quatre points cardinaux, font voir assez que la géométrie était connue en Egypte de temps immémorial; et cependant il est prouvé que l'Egypte était un pays tout nouveau.
Sans la philosophie, nous ne serions guère au-dessus des animaux qui se creusent des habitations, qui en élèvent, qui s'y préparent leur nourriture, qui prennent soin de leurs petits dans leurs demeures, et qui ont par-dessus nous le bonheur de naître vêtus.
Vitruve qui avait voyagé en Gaule et en Espagne, dit qu'encore de son temps les maisons étaient bâties d'une espèce de torchis, couvertes de chaume ou de bardeau de chêne; et que les peuples n'avaient pas l'usage des tuiles. Quel était le temps de Vitruve? Celui d'Auguste. Les arts avaient pénétré à peine chez les Espagnols qui avaient des mines d'or et d'argent, et chez les Gaulois qui avaient combattu dix ans contre César.
Le même Vitruve nous apprend que dans l'opulente et ingénieuse Marseille, qui commerçait avec tant de nations, les toits n'étaient que de terre grasse pétrie avec de la paille.
Il nous instruit que les Phrygiens se creusaient des habitations dans la terre. Ils fichaient des perches autour de la fosse, et les assemblaient en pointes; puis ils élevaient de la terre tout autour. Les Hurons et les Algonquins sont mieux logés. Cela ne donne pas une grande idée de cette Troye bâtie par les dieux, et du magnifique palais de Priam.
Apparet domus intus, atque atria longa patescunt .
Apparent Priami et veterum penetralia regum .
Mais aussi le peuple n'est pas logé comme les rois: on voit des huttes près du Vatican et de Versailles.
De plus, l'industrie tombe et se relève chez les peuples par mille révolutions.
Et campos ubi Troja fuit .
Nous avons nos arts; l'antiquité eut les siens. Nous ne saurions faire aujourd'hui une trirême; mais nous construisons des vaisseaux de cent pièces de canon.
Nous ne pouvons élever des obélisques de cent pieds de haut d'une seule pièce; mais nos méridiennes sont plus justes.
Le bissus nous est inconnu; les étoffes de Lyon valent bien le bissus.
Le Capitole était admirable; l'église de St Pierre est beaucoup plus grande et plus belle.
Le Louvre est un chef-d'oeuvre en comparaison du palais de Persépolis, dont la situation et les ruines n'attestent qu'un vaste monument d'une riche barbarie.
La musique de Rameau vaut probablement celle de Timothée; et il n'est point de tableau présenté dans Paris au salon d'Apollon, qui ne l'emporte sur les peintures qu'on a déterrées dans Herculaneum. (Voyez Anciens et Modernes .)
Ce sont des hérétiques qui pourraient ne pas passer pour chrétiens. Cependant ils reconnaissent Jésus comme sauveur et médiateur; mais ils osent soutenir qu'il est contraire à la droite raison que ce que l'on enseigne parmi les chrétiens touchant la trinité des personnes dans une seule essence divine, dont la seconde est engendrée par la première et la troisième, procède des deux autres.
Que cette doctrine inintelligible ne se trouve dans aucun endroit de l'Ecriture.
Qu'on ne peut produire aucun passage qui l'autorise, et auquel on ne puisse, sans s'écarter en aucune façon de l'esprit du texte, donner un sens plus clair, plus naturel, plus conforme aux notions communes et aux vérités primitives et immuables.
Que soutenir, comme font leurs adversaires, qu'il y a plusieurs personnes distinctes dans l'essence divine, et que ce n'est pas l'Eternel qui est le seul vrai Dieu, mais qu'il y faut joindre le Fils et le Saint-Esprit, c'est introduire dans l'Eglise de Jésus-Christ, l'erreur la plus grossière et la plus dangereuse; puisque c'est favoriser ouvertement le polythéisme.
Qu'il implique contradiction de dire qu'il n'y a qu'un Dieu et que néanmoins il y a trois personnes , chacune desquelles est véritablement Dieu.
Que cette distinction, un en essence et trois en personnes, n'a jamais été dans l'Ecriture.
Qu'elle est manifestement fausse, puisqu'il est certain qu'il n'y a pas moins d'essences que de personnes , et de personnes que d'essences .
Que les trois personnes de la trinité sont ou trois substances différentes, ou des accidents de l'essence divine, ou cette essence même sans distinction.
Que dans le premier cas on fait trois dieux.
Que dans le second on fait Dieu composé d'accidents, on adore des accidents, et on métamorphose des accidents en des personnes.
Que dans le troisième, c'est inutilement et sans fondement qu'on divise un sujet indivisible et qu'on distingue en trois ce qui n'est point distingué en soi.
Que si on dit que les trois personnalités ne sont ni des substances différentes dans l'essence divine, ni des accidents de cette essence, on aura de la peine à se persuader qu'elles soient quelque chose.
Qu'il ne faut pas croire que les trinitaires les plus rigides et les plus décidés, aient eux-mêmes quelque idée claire de la manière dont les trois hypostases subsistent en Dieu, sans diviser sa substance et par conséquent sans la multiplier.
Que saint Augustin lui-même, après avoir avancé sur ce sujet mille raisonnements aussi faux que ténébreux, a été forcé d'avouer qu'on ne pouvait rien dire sur cela d'intelligible.
Ils rapportent ensuite le passage de ce Père qui en effet est très singulier. ‘Quand on demande, dit-il, ce que c'est que les trois , le langage des hommes se trouve court, et l'on manque de termes pour les exprimer: on a pourtant dit trois personnes , non pas pour dire quelque chose; mais parce qu'il faut parler et ne pas demeurer muet.' Dictum est tres personae, non ut aliquid diceretur, sed ne taceretur , de trinit.LUC . V, chap.IX.
Que les théologiens modernes n'ont pas mieux éclairci cette matière.
Que quand on leur demande ce qu'ils entendent par ce mot de personne , ils ne l'expliquent qu'en disant que c'est une certaine distinction incompréhensible, qui fait que l'on distingue dans une nature unique en nombre, un Père, un Fils et un Saint-Esprit.
Que l'explication qu'ils donnent des termes d'engendrer et de procéder n'est pas plus satisfaisante; puisqu'elle se réduit à dire que ces termes marquent certaines relations incompréhensibles qui sont entre les trois personnes de la trinité .
Que l'on peut recueillir de là que l'état de la question entre les orthodoxes et eux, consiste à savoir, s'il y a en Dieu trois distinctions dont on n'a aucune idée, et entre lesquelles il y a certaines relations dont on n'a point d'idées non plus.
De tout cela ils concluent qu'il serait plus sage de s'en tenir à l'autorité des apôtres qui n'ont jamais parlé de la trinité , et de bannir à jamais de la religion tous les termes qui ne sont pas dans l'Ecriture, comme ceux de trinité , de personne, d'essence, d'hypostase, d'union hypostatique et personnelle, d'incarnation , de génération , de procession , et tant d'autres semblables qui étant absolument vides de sens, puisqu'ils n'ont dans la nature aucun être réel représentatif, ne peuvent exciter dans l'entendement que des notions fausses, vagues, obscures et incomplètes.
Ajoutons à cet article ce que dit dom Calmet dans sa dissertation sur le passage de l'épître de Jean l'évangéliste, il y en a trois qui donnent témoignage en terre, l'esprit, l'eau et le sang, et ces trois sont un. Il y en a trois qui donnent témoignage au ciel, le Père, le Verbe et l'Esprit, et ces trois sont un . Dom Calmet avoue que ces deux passages ne sont dans aucune Bible ancienne, et il serait en effet bien étrange que St Jean eût parlé de la Trinité dans une lettre, et n'en eût pas dit un seul mot dans son Evangile. On ne voit nulle trace de ce dogme ni dans les Evangiles canoniques, ni dans les apocryphes. Toutes ces raisons et beaucoup d'autres pourraient excuser les antitrinitaires, si les conciles n'avaient pas décidé. Mais comme les hérétiques ne font nul cas des conciles, on ne sait plus comment s'y prendre pour les confondre. Bornons-nous à croire et à souhaiter qu'ils croient. (Voyez Trinité .)
C'est, dit-on, une petite secte du quatrième siècle de notre ère vulgaire, mais c'est plutôt la secte de tous les peuples qui eurent des peintres et des sculpteurs. Dès qu'on sut un peu dessiner ou tailler une figure, on fit l'image de la Divinité.
Si les Egyptiens consacraient des chats et des boucs, ils sculptaient Isis et Osiris; on sculpta Bel à Babilone, Hercule à Tyr, Brama dans l'Inde.
Les musulmans ne peignirent point Dieu en homme. Les Guèbres n'eurent point d'image du Grand Etre. Les Arabes sabéens ne donnèrent point la figure humaine aux étoiles; les Juifs ne la donnèrent point à Dieu dans leur temple. Aucun de ces peuples ne cultivait l'art du dessin; et si Salomon mit des figures d'animaux dans son temple, il est vraisemblable qu'il les fit sculpter à Tyr: mais tous les Juifs ont parlé d'un dieu comme d'un homme.
Dans l'Alcoran même, Dieu est toujours regardé comme un roi. On lui donne au chapitre 12, un trône qui est au-dessus des eaux. Il a fait écrire ce Coran par un secrétaire, comme les rois font écrire leurs ordres. Il a envoyé ce Coran à Mahomet par l'ange Gabriel, comme les rois signifient leurs ordres par les grands-officiers de la couronne. En un mot, quoique Dieu soit déclaré dans l'Alcoran, non engendreur et non engendré , il y a toujours un petit coin d'anthropomorphisme.
Les Juifs, quoiqu'ils n'eussent point de simulacres, semblèrent faire de Dieu un homme dans toutes les occasions. Il descend dans le jardin, il s'y promène tous les jours à midi, il parle à ses créatures, il parle au serpent, il se fait entendre à Moïse dans le buisson, il ne se fait voir à lui que par derrière sur la montagne; il lui parle pourtant face à face comme un ami à un ami.
On l'a toujours peint avec une grande barbe dans l'Eglise grecque et dans la latine.
Voyez à l'article Emblème les vers d'Orphée et de Xénophanes.
[Section is missing: replaced with text from Palissot edition of 1792, vol. 38.]
Nous avons parlé de l'amour.[21] Il est dur de passer de gens qui se baisent à gens qui se mangent. Il n'est que trop vrai qu'il y a eu des anthropophages; nous en avons trouvé en Amérique, il y en a peut-être encore; & les cyclopes n'étaient pas les seuls dans l'antiquité qui se nourrissaient quelquefois de chair humaine. Juvénal rapporte que chez les Égyptiens, ce peuple si sage, fi renommé pour les lois, ce peuple fi pieux qui adorait des crocodiles & des oignons, les Tintirites mangèrent un de leurs ennemis tombé entre leurs mains; il ne fait pas ĉe conte fur un ouï-dire, ce crime fut commis presque fous ses yeux; il était alors en Égypte, & à peu de distance de Tintire. Il cite à cette occasion les Gascons & les Sagontins qui fe nourrirent autrefois de la chair de leurs compatriotes.
En 1725, on amena quatre sauvages du Mississipi à Fontainebleau, j'eus l'honneur de les entretenir; [387] il y avait parmi eux une dame du pays, à qui je demandai fi elle avait mangé des hommes; elle me répondit très-naïvement qu'elle en avait mangé. Je parus un peu scandalise; elle s'excusa en disant qu'il valait mieux manger son ennemi mort que de le laisser dévorer aux bêtes, & que les vainqueurs méritaient d'avoir la préférence. Nous tuons en bataille rangée ou non rangée nos voisins; & pour la plus vile récompense, nous travaillons à la cuisine des corbeaux & des vers. C'est là qu'est l'horreur, c'est là qu'est le crime; qu'importe quand on eft tué d'être mangé par un soldat, ou par un corbeau & un chien ?
Nous respectons plus les morts que les vivans. Il aurait fallu respecter les uns & les autres. Les nations qu'on nomme policées ont eu raison de ne pas mettre leurs ennemis vaincus à la broche; car s'il était permis de manger ses voisins, on mangerait bientôt ses compatriotes: ce qui ferait un grand inconvénient pour les vertus sociales. Mais les nations policées ne l'ont pas toujours été: toutes ont été long-temps sauvages; & dans le nombre infini de révolutions que ce globe a éprouvées, le genre humain a été tantôt nombreux, tantôt très-rare. Il eft arrivé aux hommes ce qui arrive aujourd'hui aux éléphans, aux lions, aux tigres, dont l'espèce a beaucoup diminué. Dans les temps où une contrée était peu peuplée d'hommes, ils avaient peu d'arts, ils étaient chasseurs. L'habitude de fe nourrir de ce qu'ils avaient tué, fit aisément qu'ils traitèrent leurs ennemis comme leurs cerfs & leurs sangliers. C'eft la superstition qui a fait immoler [388] des victimes humaines, c'eft la nécessité qui les a fait manger.
Quel est le plus grand crime, ou de s'assembler pieusement pour plonger un couteau dans le cœur d'une jeune fille ornée de bandeletres, à l'honneur de la Divinité, ou de manger un vilain homme qu'on a tué à son corps défendant?
Cependant nous avons beaucoup plus d'exemples de filles & de garçons sacrifiés, que de filles & de garçons mangés; presque toutes les nations connues ont sacrifié des garçons & des filles. Les Juifs en immolaient. Cela s'appelait l'anathême; c'était un véritable sacrifice; & il eft ordonné, au vingt-unième chapitre du Lévitique, de ne point épargner les ames vivantes qu'on aura vouées; mais il ne leur eft prescrit en aucun endroit d'en manger; on les en menace feulement: Moïse, comme nous avons vu, dit aux Juifs que, s'ils n'observent pas fes cérémonies, nonseulement ils auront la gale, mais que les mères mangeront leurs enfans. Il est vrai que, du temps d'Ézéchiel, les Juifs devaient être dans l'usage de manger de la chair humaine, car il leur prédit, au chapitre XXXIX , [22] que Dieur leur fera manger non-feulement les chevaux de leurs ennemis, mais encore les cavaliers & les autres guerriers. Et en effet, pourquoi les Juifs n'auraient-ils pas été anthropophages ? C'eût été la feule chose qui eût manqué au peuple de Dieu pour être le plus abominable peuple de la terre.
On lit dans l' Histoire générale des moeurs et de l'esprit des nations , ce passage singulier.
‘Herrera nous assure, que les Mexicains mangeaient les victimes humaines immolées. La plupart des premiers voyageurs et des missionnaires disent tous, que les Brasiliens, les Caraïbes, les Iroquois, les Hurons et quelques autres peuplades, mangeaient les captifs faits à la guerre; et ils ne regardent pas ce fait comme un usage de quelques particuliers, mais comme un usage de nation. Tant d'auteurs anciens et modernes ont parlé d'anthropophages, qu'il est difficile de les nier. Je vis en 1725 quatre sauvages amenés du Mississipi à Fontainebleau; il y avait parmi eux une femme de couleur cendrée comme ses compagnons; je lui demandai par l'interprète qui les conduisait, si elle avait mangé quelquefois de la chair humaine? Elle me répondit, que oui très froidement et comme à une question ordinaire. Cette atrocité si révoltante pour notre nature, est pourtant bien moins cruelle que le meurtre. La véritable barbarie est de donner la mort, et non de disputer un mort aux corbeaux ou aux vers. Des peuples chasseurs, tels qu'étaient les Brasiliens et les Canadiens, des insulaires comme les Caraïbes, n'ayant pas toujours une subsistance assurée, ont pu devenir quelquefois anthropophages. La famine et la vengeance les ont accoutumés à cette nourriture: et quand nous voyons dans les siècles les plus civilisés, le peuple de Paris dévorer les restes sanglants du maréchal d'Ancre, et le peuple de la Haye manger le coeur du grand-pensionnaire de Witt, nous ne devons pas être surpris qu'une horreur chez nous passagère, ait duré chez les sauvages.'
Les plus anciens livres que nous ayons, ne nous permettent pas de douter que la faim n'ait poussé les hommes à cet excès. Le Ezéchiel ch. XXXIX. prophète Ezéchiel, suivant quelques commentateurs, promet aux Hébreux, de la part de Dieu,[23] que s'ils se défendent bien contre le roi de Perse, ils auront à manger de la chair de cheval et de la chair de cavalier .
Marco Paolo ou Marc Paul, dit que de son temps, dans une partie de la Tartarie, les magiciens ou les prêtres (c'était la même chose) avaient le droit de manger la chair des criminels condamnés à mort. Tout cela soulève le coeur; mais le tableau du genre humain doit souvent produire cet effet.
Comment des peuples toujours séparés les uns des autres, ont-ils pu se réunir dans une si horrible coutume? faut-il croire qu'elle n'est pas aussi opposée à la nature humaine qu'elle le paraît? Il est sûr qu'elle est rare, mais il est sûr qu'elle a existé. On ne voit pas que ni les Tartares ni les Juifs aient mangé souvent leurs semblables. La faim et le désespoir contraignirent aux sièges de Sancerre et de Paris, pendant nos guerres de religion, des mères à se nourrir de la chair de leurs enfants. Le charitable Las Casas évêque de Chiapa, dit, que cette horreur n'a été commise en Amérique que par quelques peuples chez lesquels il n'a pas voyagé. Dampier assure qu'il n'a jamais rencontré d'anthropophages, et il n'y a peut-être pas aujourd'hui deux peuplades où cette horrible coutume soit en usage.
Améric Vespuce dit, dans une de ses lettres, que les Brasiliens furent fort étonnés quand il leur fit entendre que les Européens ne mangeaient point leurs prisonniers de guerre depuis longtemps.
Les Gascons et les Espagnols avaient commis autrefois cette barbarie, à ce que rapporte Juvénal dans sa quinzième satire. Lui-même fut témoin en Egypte d'une pareille abomination sous le consulat de Junius; une querelle survint entre les habitants de Tintire et ceux d'Ombo; on se battit; et un Ombien étant tombé entre les mains des Tintiriens, ils le firent cuire, et le mangèrent jusqu'aux os; mais il ne dit pas que ce fût un usage reçu. Au contraire, il en parle comme d'une fureur peu commune.
Le jésuite Charlevoix, que j'ai fort connu, et qui était un homme très véridique, fait assez entendre, dans son Histoire du Canada , pays où il a vécu trente années, que tous les peuples de l'Amérique septentrionale étaient anthropophages; puisqu'il remarque, comme une chose fort extraordinaire, que les Acadiens ne mangeaient point d'hommes en 1711.
Le jésuite Brébeuf raconte qu'en 1640, le premier Iroquois qui fut converti, étant malheureusement ivre d'eau-de-vie, fut pris par les Hurons ennemis alors des Iroquois. Le prisonnier baptisé par le père Brébeuf sous le nom de Joseph, fut condamné à la mort. On lui fit souffrir mille tourments, qu'il soutint toujours en chantant, selon la coutume du pays. On finit par lui couper un pied, une main et la tête, après quoi les Hurons mirent tous ses membres dans la chaudière, chacun en mangea, et on en offrit un Voyez la lettre de Brébeuf, et l'Histoire de Charlevoix, Tom. I, pag. 327 et suivantes. morceau au père Brébeuf.
Charlevoix parle, dans un autre endroit, de vingt-deux Hurons mangés par les Iroquois. On ne peut donc douter que la nature humaine ne soit parvenue dans plus d'un pays à ce dernier degré d'horreur; et il faut bien que cette exécrable coutume soit de la plus haute antiquité, puisque nous voyons dans la Sainte Ecriture, que les Juifs sont menacés de manger leurs enfants s'ils n'obéissent Deutéronome, ch. XXVIII, v. 53. pas à leurs lois. Il est dit aux Juifs, ‘que non seulement ils auront la galle, que leurs femmes s'abandonneront à d'autres, mais qu'ils mangeront leurs filles et leurs fils dans l'angoisse et la dévastation; qu'ils se disputeront leurs enfants pour s'en nourrir; que le mari ne voudra pas donner à sa femme un morceau de son fils, parce qu'il dira qu'il n'en a pas trop pour lui.'
Il est vrai que de très hardis critiques prétendent, que le Deutéronome ne fut composé qu'après le siège mis devant Samarie par Benadad; siège pendant lequel il est dit au quatrième livre des Rois, que les mères mangèrent leurs enfants. Mais ces critiques, en ne regardant le Deutéronome que comme un livre écrit après ce siège de Samarie, ne font que confirmer cette épouvantable aventure. D'autres prétendent, qu'elle ne peut être arrivée comme Ch. VI, v. 26 et suivants. elle est rapportée dans le quatrième livre des Rois. ‘Il y est dit, que le roi d'Israël, en passant par le mur ou sur le mur de Samarie, une femme lui dit: Sauvez-moi, seigneur roi ; il lui répondit: Ton Dieu ne te sauvera pas; comment pourrais-je te sauver? serait-ce de l'aire ou du pressoir? Et le roi ajouta: que veux-tu? et elle répondit: O roi; voici une femme qui m'a dit, Donnez-moi votre fils, nous le mangerons aujourd'hui, et demain nous mangerons le mien. Nous avons donc fait cuire mon fils, et nous l'avons mangé: je lui ai dit aujourd'hui, Donnez-moi votre fils afin que nous le mangions, et elle a caché son fils . '
Ces censeurs prétendent qu'il n'est pas vraisemblable, que le roi Benadad, en assiégeant Samarie, ait passé tranquillement par le mur ou sur le mur, pour y juger des causes entre des Samaritains. Il est encore moins vraisemblable que deux femmes ne se soient pas contentées d'un enfant pour deux jours. Il y avait là de quoi les nourrir quatre jours au moins: mais de quelque manière qu'ils Liv. IV des Rois ch. XXV, v. 3. raisonnent, on doit croire que les pères et les mères mangèrent leurs enfants au siège de Samarie, comme il est prédit expressément dans le Deutéronome.
Ezéchiel, ch. V, v. 10. La même chose arriva au siège de Jérusalem par Nabucodonosor; elle est encore prédite par Ezéchiel.
Lament. ch. II, v. 20. Jérémie s'écrit dans ses lamentations; Quoi donc, les femmes mangeront-elles leurs petits enfants qui ne sont pas plus grands que la Ch. IV, v. 10. main? Et dans un autre endroit: les mères compatissantes ont cuit leurs enfants de leurs mains et les ont mangés . On peut encore tirer ces paroles de Baruch: l'homme a mangé la chair de son fils et de sa fille .
Cette horreur est répétée si souvent, qu'il faut bien qu'elle soit Liv. VII, ch. VIII. vraie; enfin on connaît l'histoire rapportée dans Joseph de cette femme, qui se nourrit de la chair de son fils lorsque Titus assiégeait Jérusalem.
Le livre attribué à Enoch, cité par St Jude, dit que les géants nés du commerce des anges et des filles des hommes, furent les premiers anthropophages.
Dans la huitième homélie attribuée à St Clément, St Pierre, qu'on fait parler, dit, que les enfants de ces mêmes géants s'abreuvèrent de sang humain, et mangèrent la chair de leurs semblables. Il en résulta, ajoute l'auteur, des maladies jusqu'alors inconnues; des monstres de toute espèce naquirent sur la terre; et ce fut alors que Dieu se résolut à noyer le genre humain. Tout cela fait voir combien l'opinion régnante de l'existence des anthropophages était universelle.
Ce qu'on fait dire à St Pierre, dans l'homélie de St Clément, a un rapport sensible à la fable de Lycaon, qui est une des plus anciennes de la Grèce, et qu'on retrouve dans le premier livre des Métamorphoses d'Ovide.
La Relation des Indes et de la Chine , faite au huitième siècle, par deux Arabes, et traduite par l'abbé Renaudot, n'est pas un livre qu'on doive croire sans examen, il s'en faut beaucoup; mais il ne faut pas rejeter tout ce que ces deux voyageurs disent, surtout lorsque leur rapport est confirmé par d'autres auteurs, qui ont mérité quelque créance. Ils assurent, que dans la mer des Indes, il y a des îles peuplées de nègres qui mangeaient des hommes. Ils appellent ces îles, Ramni . Le géographe de Nubie les nomme Rammi , ainsi que la Bibliothèque orientale d'Herbelot.
Marc Paul qui n'avait point lu la relation de ces deux Arabes, dit la même chose quatre cents ans après eux. L'archevêque Navarette, qui a voyagé depuis dans ces mers, confirme ce témoignage: los europeos que cogen, es constante que vivos se los van comiendo .
Texeira prétend que les Javans se nourrissaient de chair humaine, et qu'ils n'avaient quitté cette abominable coutume que deux cents ans avant lui. Il ajoute, qu'ils n'avaient connu des moeurs plus douces qu'en embrassant le mahométisme.
On a dit la même chose de la nation du Pégu, des Cafres, et de plusieurs peuples d'Afrique. Marc Paul, que nous venons déjà de citer, dit que chez quelques hordes tartares, quand un criminel avait été condamné à mort, on en faisait un repas, Hanno costoro un bestiale e orribile costume, che quando alcuno è judicato a morte lo tolgono e cuocono e mangian'selo .
Ce qui est plus extraodinaire et plus incroyable, c'est que les deux Arabes attribuent aux Chinois mêmes ce que Marc Paul avance de quelques Tartares: qu'en général les Chinois mangent tous ceux qui ont été tués . Cette horreur est si éloignée des moeurs chinoises, qu'on ne peut la croire. Le père Parennin l'a réfutée en disant, qu'elle ne mérite pas de réfutation.
Cependant, il faut bien observer que le huitième siècle, temps auquel ces Arabes écrivirent leur voyage, était un des siècles les plus funestes pour les Chinois. Deux cent mille Tartares passèrent la grande muraille, pillèrent Pékin, et répandirent partout la désolation la plus horrible. Il est très vraisemblable qu'il y eut alors une grande famine. La Chine était aussi peuplée qu'aujourd'hui. Il se peut que dans le petit peuple, quelques misérables aient mangé des corps morts. Quel intérêt auraient eu ces Arabes à inventer une fable si dégoûtante? Ils auront pris peut-être, comme presque tous les voyageurs, un exemple particulier pour une coutume du pays.
Sans aller chercher des exemples si loin, en voici un dans notre patrie, dans la province même où j'écris. Il est attesté par notre Bell. Gall. liv. VII. vainqueur, par notre maître Jules César. Il assiégeait Alexie dans l'Auxois; les assiégés, résolus de se défendre jusqu'à la dernière extrémité, et manquant de vivres, assemblèrent un grand conseil, où l'un des chefs, nommé Critognat, proposa de manger tous les enfants l'un après l'autre, pour soutenir les forces des combattants. Son avis passa à la pluralité des voix. Ce n'est pas tout; Critognat, dans sa harangue, dit, que leurs ancêtres avaient déjà eu recours à une telle nourriture, dans la guerre contre les Teutons et les Cimbres.
Finissons par le témoignage de Montagne. Il parle de ce que lui ont dit les compagnons de Villegagnon, qui revenaient du Brésil, et de ce qu'il a vu en France. Il certifie que les Brasiliens mangeaient leurs ennemis tués à la guerre; mais lisez ce qu'il Liv. I, ch. XXI. ajoute. Où est plus de barbarie à manger un homme mort qu'à le faire rôtir par le menu, et le faire meurtrir aux chiens et pourceaux, comme nous avons vu de fraîche mémoire, non entre ennemis anciens, mais entre voisins et concitoyens; et qui pis est, sous prétexte de piété et de religion . Quelles cérémonies pour un philosophe tel que Montagne! Si Anacréon et Tibulle étaient nés Iroquois, ils auraient donc mangé des hommes? . . . Hélas!
Eh bien, voilà deux Anglais qui ont fait le voyage du monde. Ils ont découvert que la nouvelle Zélande est une île plus grande que l'Europe, et que les hommes s'y mangent encore les uns les autres. D'où provient cette race? supposé qu'elle existe. Descend-elle des anciens Egyptiens, des anciens peuples de l'Ethiopie, des Africains, des Indiens, ou des vautours ou des loups? Quelle distance des Marc-Aurèles, des Epictètes aux anthropophages de la nouvelle Zélande! cependant, ce sont les mêmes organes, les mêmes hommes! J'ai déjà parlé de cette propriété de la race humaine; il est bon d'en dire encore un mot.
Voici les propres paroles de St Jérôme dans une de ses lettres, quid loquar de caeteris nationibus cum ipse adolescentulus in Gallia viderim scotos gentem Britannicam humanis vesci carnibus et cum per sylvas porcorum greges pecudumque reperiant, tamen pastorum nates, et foeminarum papillas solere abscindere, et has solas ciborum delicias arbitrari .
Que vous dirai-je des autres nations! puisque moi-même étant encore jeune, j'ai vu des Ecossais dans les Gaules qui, pouvant se nourrir de porcs et d'autres animaux dans les forêts, aimaient mieux couper les fesses des jeunes garçons, et les tétons des jeunes filles. C'étaient pour eux les mets les plus friands.
Peloutier qui a recherché tout ce qui pouvait faire le plus d'honneur aux Celtes, n'a pas manqué de contredire St Jérôme, et de lui soutenir qu'on s'était moqué de lui. Mais Jérôme parle très sérieusement; il dit qu'il a vu. On peut disputer avec respect contre un Père de l'Eglise sur ce qu'il a entendu dire, mais sur ce qu'il a vu de ses yeux, cela est bien fort. Quoi qu'il en soit, le plus sûr est de se défier de tout, et de ce qu'on a vu soi-même.
Encore un mot sur l'anthropophagerie. On trouve dans un livre qui a eu assez de succès chez les honnêtes gens, ces paroles ou à peu près.
Du temps de Cromwell une chandelière de Dublin vendait d'excellentes chandelles, faites avec de la graisse d'Anglais. Au bout de quelque temps, un de ses chalants se plaignit de ce que sa chandelle n'était plus si bonne. Monsieur, lui dit-elle, c'est que les Anglais nous ont manqué.
Je demande qui était le plus coupable, ou ceux qui assassinaient des Anglais, ou la pauvre femme qui faisait de la chandelle avec leur suif? Je demande encore quel est le plus grand crime, ou de faire cuire un Anglais pour son dîner, ou d'en faire des chandelles pour s'éclairer à souper? Le grand mal, ce me semble, est qu'on nous tue. Il importe peu qu'après notre mort nous servions de rôti ou de chandelle, un honnête homme même n'est pas fâché d'être utile après sa mort.
Justin le martyr, qui écrivait vers l'an 270 de notre ère, est le premier qui ait parlé de l'Apocalypse; il l'attribue à l'apôtre Jean l'évangéliste: dans son dialogue avec Triphon, ce Juif lui demande s'il ne croit pas que Jérusalem doit être rétablie un jour? Justin lui répond qu'il le croit ainsi avec tous les chrétiens qui pensent juste. Il y a eu , dit-il, parmi nous un certain personnage nommé Jean, l'un des douze apôtres de Jésus; il a prédit que les fidèles passeront mille ans dans Jérusalem .
Ce fut une opinion longtemps reçue parmi les chrétiens, que ce règne de mille ans. Cette période était en grand crédit chez les gentils. Les âmes des Egyptiens reprenaient leurs corps au bout de mille années; les âmes du purgatoire chez Virgile, étaient exercées pendant ce même espace de temps, et mille per annos . La nouvelle Jérusalem de mille années devait avoir douze portes, en mémoire des douze apôtres; sa forme devait être carrée; sa longueur, sa largeur et sa hauteur devaient être de douze mille stades, c'est-à-dire, cinq cents lieues, de façon que les maisons devaient avoir aussi cinq cents lieues de haut. Il eût été assez désagréable de demeurer au dernier étage; mais enfin, c'est ce que dit l'Apocalypse au chap. 21.
Si Justin est le premier qui attribua l'Apocalypse à St Jean, quelques personnes ont récusé son témoignage, attendu que dans ce même dialogue avec le Juif Triphon, il dit que selon le récit des apôtres, Jésus-Christ en descendant dans le Jourdain, fit bouillir les eaux de ce fleuve, et les enflamma, ce qui pourtant ne se trouve dans aucun écrit des apôtres.
Le même St Justin cite avec confiance les oracles des sibylles; de plus, il prétend avoir vu les restes des petites maisons où furent enfermés les soixante et douze interprètes dans le phare d'Egypte du temps d'Hérode. Le témoignage d'un homme qui a eu le malheur de voir ces petites maisons, semble indiquer que l'auteur devait y être renfermé.
Saint Irénée qui vient après, et qui croyait aussi le règne de mille ans, dit qu'il a appris d'un vieillard, que St Jean avait fait l'Apocalypse. Mais on a reproché à St Irénée d'avoir écrit qu'il ne doit y avoir que quatre Evangiles, parce qu'il n'y a que quatre parties du monde, et quatre vents cardinaux, et qu'Ezéchiel n'a vu que quatre animaux. Il appelle ce raisonnement une démonstration. Il faut avouer que la manière dont Irénée démontre, vaut bien celle dont Justin a vu.
Clément d'Alexandrie ne parle dans ses Electa , que d'une Apocalypse de St Pierre dont on faisait très grand cas. Tertullien, l'un des grands partisans du règne de mille ans, non seulement assure que St Jean a prédit cette résurrection, et ce règne de mille ans dans la ville de Jérusalem, mais il prétend que cette Jérusalem commençait déjà à se former dans l'air, que tous les chrétiens de la Palestine, et même les païens, l'avaient vue pendant quarante jours de suite à la fin de la nuit: mais malheureusement la ville disparaissait dès qu'il était jour.
Origène, dans sa préface sur l'Evangile de St Jean, et dans ses homélies, cite les oracles de l'Apocalypse, mais il cite également les oracles des sibylles. Cependant St Denys d'Alexandrie, qui écrivait vers le milieu du troisième siècle, dit dans un de ses fragments, conservés par Eusèbe, que presque tous les docteurs rejetaient l'Apocalypse, comme un livre destitué de raison; que ce livre n'a point été composé par St Jean, mais par un nommé Cérinthe, lequel s'était servi d'un grand nom, pour donner plus de poids à ses rêveries.
Le concile de Laodicée, tenu en 360, ne compta point l'Apocalypse parmi les livres canoniques. Il était bien singulier que Laodicée, qui était une Eglise à qui l'Apocalypse était adressée, rejetât un trésor destiné pour elle; et que l'évêque d'Ephèse qui assistait au concile, rejetât aussi ce livre de St Jean, enterré dans Ephèse.
Il était visible à tous les yeux, que St Jean se remuait toujours dans sa fosse; et faisait continuellement hausser et baisser la terre. Cependant, les mêmes personnages qui étaient sûrs que St Jean n'était pas bien mort, étaient sûrs aussi qu'il n'avait pas fait l'Apocalypse. Mais ceux qui tenaient pour le règne de mille ans, furent inébranlables dans leurs opinions. Sulpice-Sévère, dans son Histoire sacrée liv. 9, traite d'insensés et d'impies, ceux qui ne recevaient pas l'Apocalypse. Enfin, après bien des oppositions de concile à concile, l'opinion de Sulpice-Sévère a prévalu. La matière ayant été éclaircie, l'Eglise a décidé que l'Apocalypse est incontestablement de St Jean; ainsi il n'y a pas d'appel.
Chaque communion chrétienne s'est attribué les prophéties contenues dans ce livre; les Anglais y ont trouvé les révolutions de la Grande-Bretagne; les luthériens les troubles d'Allemagne; les réformés de France le règne de Charles IX et la régence de Catherine de Médicis: ils ont tous également raison. Bossuet et Newton ont commenté tous deux l'Apocalypse; mais à tout prendre, les déclamations éloquentes de l'un, et les sublimes découvertes de l'autre, leur ont fait plus d'honneur que leurs commentaires.
Ajoutons à l'article Apocalypse , que deux grands hommes, mais d'une grandeur fort différente, ont commenté l'Apocalypse dans le dix-septième siècle. L'un est Newton, à qui une pareille étude ne convenait guère; l'autre est Bossuet, à qui cette entreprise convenait davantage. L'un et l'autre donnèrent beaucoup de prise à leurs ennemis par leurs commentaires; et, comme on l'a déjà dit, le premier consola la race humaine de la supériorité qu'il avait sur elle, et l'autre réjouit ses ennemis.
Les catholiques et les protestants ont tous expliqué l'Apocalypse en leur faveur; et chacun y a trouvé tout juste ce qui convenait à ses intérêts. Ils ont surtout fait des merveilleux commentaires sur la grande bête à sept têtes et à dix cornes, ayant le poil d'un léopard, les pieds d'un ours, la gueule du lion, la force du dragon; et il fallait, pour vendre et acheter, avoir le caractère et le nombre de la bête; et ce nombre était 666.
Bossuet trouve que cette bête, était évidemment l'empereur Dioclétien, en faisant un acrostiche de son nom; Grotius croyait que c'était Trajan. Un curé de St Sulpice, nommé la Chétardie, connu par d'étranges aventures, prouve que la bête, était Julien. Jurieu prouve que la bête, est le pape. Un prédicant a démontré que c'est Louis XIV. Un bon catholique a démontré que c'est le roi d'Angleterre Guillaume; il n'est pas aisé de les accorder tous.
Il y a eu des vives disputes, concernant les étoiles qui tombèrent du ciel sur la terre, et touchant le soleil et la lune qui furent frappés à la fois de ténèbres dans leurs troisième parties.
Il y a eu plusieurs sentiments sur le livre que l'ange fit manger à l'auteur de l'Apocalypse, lequel livre fut doux à la bouche et amer dans le ventre. Jurieu prétendait que les livres de ses adversaires étaient désignés par là: et on rétorquait son argument contre lui.
On s'est querellé sur ce verset: J'entendis une voix dans le ciel, comme la voix des grandes eaux, et comme la voix d'un grand tonnerre; et cette voix que j'entendis était comme des harpeurs harpant sur leurs harpes . Il est clair qu'il valait mieux respecter l'Apocalypse que la commenter.
Le Camus évêque du Belley fit imprimer au siècle précédent un gros livre contre les moines, qu'un moine défroqué abrégea; il fut intitulé Apocalypse , parce qu'il y révélait les défauts et les dangers de la vie monacale; Méliton, parce que Méliton évêque de Sardes au second siècle avait passé pour prophète. L'ouvrage de cet évêque n'a rien des obscurités de l'Apocalypse de St Jean; jamais on ne parla plus clairement. L'évêque ressemble à ce magistrat qui disait à un procureur: Vous êtes un faussaire, un fripon. Je ne sais si je m'explique.
L'évêque du Belley suppute dans son apocalypse ou révélation, qu'il y avait de son temps quatre-vingt-dix-huit ordres de moines rentés ou mendiants, qui vivaient aux dépens des peuples sans rendre le moindre service, sans s'occuper du plus léger travail. Il comptait six cent mille moines dans l'Europe. Le calcul est un peu enflé. Mais il est certain que le nombre des moines était un peu trop grand.
Il assure que les moines sont les ennemis des évêques, des curés et des magistrats.
Que parmi les privilèges accordés aux cordeliers, le sixième privilège est la sûreté d'être sauvé, quelque crime horrible qu'on Pag. 89. ait commis, pourvu qu'on aime l'ordre St François.
Pag. 105. Que les moines ressemblent aux singes: plus ils montent haut, plus on voit leur cul.
Pag. 101. Que le nom de moine est devenu si infâme et si exécrable, qu'il est regardé par les moines même comme un sale injure et comme le plus violent outrage qu'on leur puisse faire.
Mon cher lecteur, qui que vous soyez, un ministre ou magistrat, considérez avec attention ce petit morceau du livre de notre évêque.
Pag. 160 et 161. ‘Représentez-vous un couvent de l'Escurial, ou du mont Cassin, où les cénobistes ont toutes sortes de commodités nécessaires, utiles, délectables, superflues, surabondantes, puisqu'ils ont les cent cinquante mille, les quatre cent mille, les cinq cent mille écus de rente; et jugez si monsieur l'abbé a de quoi laisser dormir la méridiane à ceux qui voudront.
‘D'un autre côté représentez-vous un artisan, un laboureur, qui n'a pour tout vaillant que ses bras, chargé d'une grosse famille, travaillant tous les jours en toute saison, comme un esclave, pour la nourrir du pain de douleur, et de l'eau des larmes; et puis, faites comparaison de la prééminence de l'une ou de l'autre condition en fait de pauvreté.'
Voilà un passage de l' Apocalypse épiscopal , qui n'a pas besoin de commentaires: il n'y manque qu'un ange qui vienne remplir sa coupe du vin des moines pour désaltérer les agriculteurs, qui labourent, sèment et recueillent pour les monastères.
Mais ce prélat ne fit qu'une satire au lieu de faire un livre utile. Sa dignité lui ordonnait de dire le bien comme le mal. Il fallait avouer que les bénédictins ont donné beaucoup de bons ouvrages, que les jésuites ont rendu de grands services aux belles-lettres. Il fallait bénir les frères de la charité et ceux de la rédemption des captifs. Le premier devoir est d'être juste. Le Camus se livrait trop à son imagination. St François de Sales lui conseilla de faire des romans de morale; mais il abusa de ce conseil.
On remarque très bien, dans le Dictionnaire encyclopédique, que les divines Ecritures pouvaient être à la fois sacrées et apocryphes; sacrées, parce qu'elles sont indubitablement dictées par Dieu même; apocryphes, parce qu'elles étaient cachées aux nations, et même au peuple juif.
Qu'elles fussent cachées aux nations, avant la traduction grecque faite dans Alexandrie sous les Ptolomées, c'est une vérité reconnue. Liv. I, ch. IV. Joseph l'avoue dans la réponse qu'il fit à Appion, après la mort d'Appion; et son aveu n'en a pas moins de poids, quoiqu'il prétende le fortifier par une fable. Il dit dans son histoire, que les Liv. XII, ch. II. livres juifs étant tous divins, nul historien, nul poète étranger n'en avait osé jamais parler. Et immédiatement après avoir assuré que jamais personne n'osa s'exprimer sur les lois juives, il ajoute que l'historien Théopompe ayant eu seulement le dessein d'en insérer quelque chose dans son histoire, Dieu le rendit fou pendant trente jours; qu'ensuite ayant été averti dans un songe qu'il n'était fou, que pour avoir voulu connaître les choses divines, et les faire connaître aux profanes, il en demanda pardon à Dieu, qui le remit dans son bon sens.
Joseph, au même endroit, rapporte encore qu'un poète nommé Théodecte, ayant dit un mot des Juifs, dans ses tragédies, devint aveugle, et que Dieu ne lui rendit la vue qu'après qu'il eut fait pénitence.
Quant au peuple juif, il est certain qu'il y eut des temps où il Ch. XXII, v. 8. ne put lire les divines Ecritures, puisqu'il est dit dans le quatrième Ch. XXXIV, v. 14. des Rois, et dans le deuxième des Paralipomènes, que sous le roi Josias on ne les connaissait pas, et qu'on en trouva par hasard un seul exemplaire dans un coffre, chez le grand-prêtre Helcias ou Helkia.
Les dix tribus, qui furent dispersées par Salmanasar, n'ont jamais reparu; et leurs livres, s'ils en avaient, ont été perdus avec elles. Les deux tribus, qui furent esclaves à Babilone, et qui revinrent au bout de soixante et dix ans, n'avaient plus leurs livres; ou du moins ils étaient très rares et très défectueux, puisque Esdras fut obligé de les rétablir. Mais quoique ces livres fussent apocryphes pendant la captivité de Babilone, c'est-à-dire, cachés, inconnus au peuple, ils étaient toujours sacrés; ils portaient le sceau de la Divinité, ils étaient, comme tout le monde en convient, le seul monument de vérité qui fût sur la terre.
Nous appelons aujourd'hui apocryphes les livres qui ne méritent aucune créance, tant les langues sont sujettes au changement. Les catholiques et les protestants s'accordent à traiter d'apocryphes en ce sens et à rejeter
La Prière de Manassé, roi de Juda , qui se trouve dans le quatrième livre des Rois.
Le troisième et quatrième livre des Machabées.
Le quatrième livre d'Esdras , quoiqu'ils soient incontestablement écrits par des Juifs; mais on nie que les auteurs aient été inspirés de Dieu, ainsi que les autres Juifs.
Les autres livres juifs, rejetés par les seuls protestants, et regardés par conséquent comme non inspirés par Dieu même, sont
La Sagesse , quoiqu'elle soit écrite du même style que les Proverbes.
L'Ecclésiastique , quoique ce soit encore le même style.
Les deux premiers livres des Machabées , quoiqu'ils soient écrits par un Juif; mais ils ne croient pas que ce Juif ait été inspiré de Dieu.
Tobie , quoique le fond en soit édifiant. Le judicieux et profond Calmet affirme, qu'une partie de ce livre fut écrite par Tobie père, et l'autre par Tobie fils, et qu'un troisième auteur ajouta la conclusion du dernier chapitre, laquelle dit, que le jeune Tobie mourut à l'âge de 99 ans, et que ses enfants l' enterrèrent gaîment .
Préface de Tobie. Le même Calmet, à la fin de sa préface, s'exprime ainsi: ‘Ni cette histoire en elle-même, ni la manière dont elle est racontée, ne portent en aucune manière le caractère de fable, ou de fiction. S'il fallait rejeter toutes les histoires de l'Ecriture où il paraît du merveilleux et de l'extraordinaire, où serait le livre sacré que l'on pourrait conserver?'
Luther dans la préface allemande du livre de Judith. Judith , quoique Luther lui-même déclare que ‘ce livre est beau, bon, saint, utile, et que c'est le discours d'un saint poète et d'un prophète animé du Saint-Esprit, qui nous instruit, etc.'
Il est difficile à la vérité de savoir en quel temps se passa l'aventure de Judith, et où était située la ville de Béthulie. On a disputé aussi beaucoup sur le degré de sainteté de l'action de Judith; mais le livre ayant été déclaré canonique au concile de Trente, il n'y a plus à disputer.
Baruch , quoiqu'il soit écrit du style de tous les autres prophètes.
Esther . Les protestants n'en rejettent que quelques additions après le chapitre dix; mais ils admettent tout le reste du livre, encore que l'on ne sache pas qui était le roi Assuérus, personnage principal de cette histoire.
Daniel . Les protestants en retranchent l'aventure de Susanne, et des petits enfants dans la fournaise; mais ils conservent le songe de Nabucodonosor et son habitation avec les bêtes.
L'ancien livre qui contient la vie et la mort de Moïse, paraît écrit du temps de la captivité de Babilone. Ce fut alors que les Juifs commencèrent à connaître les noms que les Chaldéens et les Perses Voyez Ange . donnaient aux anges.
C'est là qu'on voit les noms de Zinguiel, Samaël, Tsakon, Lakah, et beaucoup d'autres dont les Juifs n'avaient fait aucune mention.
Le livre de la mort de Moïse paraît postérieur. Il est reconnu que les Juifs avaient plusieurs vies de Moïse très anciennes, et d'autres livres indépendamment du Pentateuque. Il y était appelé Moni, et non pas Moïse; et on prétend que mo signifiait de l' eau , et ni la particule de . On le nomma aussi du nom général Melk; on lui donna ceux de Joakim, Adamosi, Tehtmosi, et surtout on a cru que c'était le même personnage que Manethon appelle Ozarziph .
Quelques-uns de ces vieux manuscrits hébraïques furent tirés de la poussière des cabinets des Juifs vers l'an 1517. Le savant Gilbert Gaumin, qui possédait la langue parfaitement, les traduisit en latin vers l'an 1635. Ils furent imprimés ensuite et dédiés au cardinal de Bérule. Les exemplaires sont devenus d'une rareté extrême.
Jamais le rabbinisme, le goût du merveilleux, l'imagination orientale, ne se déployèrent avec plus d'excès.
Cent trente ans après l'établissement des Juifs en Egypte, et soixante ans après la mort du patriarche Joseph, le pharaon eut un songe en dormant. Un vieillard tenait une balance; dans l'un des bassins étaient tous les habitants de l'Egypte, dans l'autre était un petit enfant, et cet enfant pesait plus que tous les Egyptiens ensemble. Le pharaon appelle aussitôt ses shotim, ses sages. L'un des sages lui dit: O roi! cet enfant est un Juif, qui fera un jour bien du mal à votre royaume. Faites tuer tous les enfants des Juifs, vous sauverez par là votre empire, si pourtant on peut s'opposer aux ordres du destin .
Ce conseil plut à Pharaon, il fit venir les sages-femmes, et leur ordonna d'étrangler tous les mâles dont les Juives accoucheraient. . . Il y avait en Egypte un homme nommé Abraham fils de Keath, mari de Jocabed soeur de son frère. Cette Jocabed lui donna une fille nommée Marie, qui signifie persécutée , parce que les Egyptiens descendants de Cham persécutaient les Israëlites descendants évidemment de Sem. Jocabed accoucha ensuite d'Aaron, qui signifie condamné à mort , parce que le pharaon avait condamné à mort tous les enfants des Juifs. Aaron et Marie furent préservés par les anges du Seigneur, qui les nourrirent aux champs, et qui les rendirent à leurs parents quand ils furent dans l'adolescence.
Enfin Jocabed eut un troisième enfant: ce fut Moïse (qui par conséquent avait quinze ans de moins que son frère). Il fut exposé sur le Nil. La fille du pharaon le rencontra en se baignant, le fit nourrir, et l'adopta pour son fils, quoiqu'elle ne fût point mariée.
Trois ans après, son père le pharaon prit une nouvelle femme; il fit un grand festin, sa femme était à sa droite, sa fille était à sa gauche avec le petit Moïse. L'enfant en se jouant lui prit sa couronne et la mit sur sa tête. Balaam le magicien, eunuque du roi, se ressouvint alors du songe de Sa Majesté. Voilà, dit-il, cet enfant qui doit un jour vous faire tant de mal; l'esprit de Dieu est en lui. Ce qu'il vient de faire est une preuve qu'il a déjà un dessein formel de vous détrôner. Il faut le faire périr sur-le-champ. Cette idée plut beaucoup au pharaon.
On allait tuer le petit Moïse, lorsque Dieu envoya sur-le-champ son ange Gabriel déguisé en officier du pharaon, et qui lui dit, Seigneur, il ne faut pas faire mourir un enfant innocent qui n'a pas encore l'âge de discrétion; il n'a mis votre couronne sur la tête que parce qu'il manque de jugement. Il n'y a qu'à lui présenter un rubis et un charbon ardent; s'il choisit le charbon, il est clair que c'est un imbécile qui ne sera pas dangereux; mais s'il prend le rubis, c'est signe qu'il y entend finesse, et alors il faut le tuer.
Aussitôt on apporte un rubis et un charbon; Moïse ne manque pas de prendre le rubis; mais l'ange Gabriel par un léger de main , glisse le charbon à la place de la pierre précieuse. Moïse mit le charbon dans sa bouche, et se brûla la langue si horriblement qu'il en resta bègue toute sa vie; et c'est la raison pour laquelle le législateur des Juifs ne put jamais articuler.
Moïse avait quinze ans et était favori du pharaon. Un Hébreu vint se plaindre à lui, de ce qu'un Egyptien l'avait battu après avoir couché avec sa femme. Moïse tua l'Egyptien. Le pharaon ordonna qu'on coupât la tête à Moïse. Le bourreau le frappa; mais Dieu changea sur-le-champ le cou de Moïse en colonne de marbre; et envoya l'ange Michel qui en trois jours de temps conduisit Moïse hors des frontières.
Le jeune Hébreu se réfugia auprès de Mécano roi d'Ethiopie, qui était en guerre avec les Arabes. Mécano le fit son général d'armée, et après la mort de Mécano, Moïse fut élu roi et épousa la veuve. Mais Moïse, honteux d'épouser la femme de son seigneur, n'osa jouir d'elle, et mit une épée dans le lit entre lui et la reine. Il demeura quarante ans avec elle sans la toucher. La reine irritée convoqua enfin les états du royaume d'Ethiopie, se plaignit de ce que Moïse ne lui faisait rien, et conclut à le chasser, et à mettre sur le trône le fils du feu roi.
Moïse s'enfuit dans le pays de Madian chez le prêtre Jéthro. Ce prêtre crut que sa fortune était faite s'il remettait Moïse entre les mains du pharaon d'Egypte, et il commença par le faire mettre dans un cul-de-basse-fosse, où il fut réduit au pain et à l'eau. Moïse engraissa à vue d'oeil dans son cachot. Jéthro en fut tout étonné. Il ne savait pas que sa fille Séphora était devenue amoureuse du prisonnier, et lui portait elle-même des perdrix et des cailles avec d'excellent vin. Il conclut que Dieu protégeait Moïse, et ne le livra point au pharaon.
Cependant le prêtre Jéthro voulut marier sa fille; il avait dans son jardin un arbre de saphir sur lequel était gravé le nom de Jaho ou Jéhova. Il fit publier dans tout le pays qu'il donnerait sa fille à celui qui pourrait arracher l'arbre de saphir. Les amants de Séphora se présentèrent, aucun d'eux ne put seulement faire pencher l'arbre. Moïse qui n'avait que soixante et dix-sept ans l'arracha tout du coup sans effort. Il épousa Séphora dont il eut bientôt un beau garçon nommé Gerson.
Un jour en se promenant il rencontra Dieu, qui se nommait auparavant Sadaï, et qui alors s'appelait Jéhova, dans un buisson, qui lui ordonna d'aller faire des miracles à la cour du pharaon: il partit avec sa femme et son fils. Ils rencontrèrent chemin faisant un ange qu'on ne nomme pas, qui ordonna à Séphora de circoncire le petit Gerson avec un couteau de pierre. Dieu envoya Aaron sur la route; mais Aaron trouva fort mauvais que son frère eût épousé une Madianite, il la traita de putain et le petit Gerson de bâtard; il les renvoya dans leur pays par le plus court.
Aaron et Moïse s'en allèrent donc tout seuls dans le palais du pharaon. La porte du palais était gardée par deux lions d'une grandeur énorme. Balaam l'un des magiciens du roi, voyant venir les deux frères, lâcha sur eux les deux lions; mais Moïse les toucha de sa verge, et les deux lions humblement prosternés léchèrent les pieds d'Aaron et de Moïse. Le roi tout étonné fit venir les deux pèlerins devant tous ses magiciens. Ce fut à qui ferait le plus de miracles.
L'auteur raconte ici les dix plaies d'Egypte à peu près comme elles sont rapportées dans l'Exode. Il ajoute seulement que Moïse couvrit toute l'Egypte de poux jusqu'à la hauteur d'une coudée, et qu'il envoya chez tous les Egyptiens des lions, des loups, des ours, des tigres, qui entraient dans toutes les maisons, quoique les portes fussent fermées aux verrous, et qui mangeaient tous les petits enfants.
Ce ne fut point, selon cet auteur, les Juifs qui s'enfuirent par la mer Rouge, ce fut le pharaon qui s'enfuit par ce chemin avec son armée; les Juifs coururent après lui, les eaux se séparèrent à droite et à gauche pour les voir combattre; tous les Egyptiens, excepté le roi, furent tués sur le sable. Alors ce roi voyant bien qu'il avait à faire à forte partie, demanda pardon à Dieu. Michaël et Gabriel furent envoyés vers lui; ils le transportèrent dans la ville de Ninive où il régna quatre cents ans.
Dieu avait déclaré au peuple d'Israël, qu'il ne sortirait point de l'Egypte à moins qu'il n'eût retrouvé le tombeau de Joseph. Moïse le retrouva, et le porta sur ses épaules en traversant la mer Rouge. Dieu lui dit, qu'il se souviendrait de cette bonne action, et qu'il l'assisterait à la mort.
Quand Moïse eut passé six-vingts ans, Dieu vint lui annoncer qu'il fallait mourir, et qu'il n'avait plus que trois heures à vivre. Le mauvais ange Samaël assistait à la conversation. Dès que la première heure fut passée, il se mit à rire de ce qu'il allait bientôt s'emparer de l'âme de Moïse, et Michaël se mit à pleurer. Ne te réjouis pas tant, méchante bête, dit le bon ange au mauvais, Moïse va mourir, mais nous avons Josué à sa place.
Quand les trois heures furent passées, Dieu commanda à Gabriel de prendre l'âme du mourant. Gabriel s'en excusa, Michaël aussi. Dieu refusé par ces deux anges s'adresse à Zinguiel. Celui-ci ne voulut pas plus obéir que les autres; C'est moi, dit-il, qui ai été autrefois son précepteur, je ne tuerai pas mon disciple. Alors Dieu se fâchant dit au mauvais ange Samaël, Eh bien, méchant, prends donc son âme. Samaël plein de joie tire son épée et court sur Moïse. Le mourant se lève en colère, les yeux étincelants; Comment, coquin, lui dit Moïse, oserais-tu bien me tuer, moi qui étant enfant ai mis la couronne d'un pharaon sur ma tête; qui ai fait des miracles à l'âge de quatre-vingts ans; qui ai conduit hors d'Egypte soixante millions d'hommes; qui ai coupé la mer Rouge en douze; qui ai vaincu deux rois si grands que du temps du déluge, l'eau ne leur venait qu'à mi-jambe? Va-t-en, maraud, sors de devant moi tout à l'heure.
Cette altercation dura encore quelques moments. Gabriel pendant ce temps-là prépara un brancard pour transporter l'âme de Moïse; Michaël un manteau de pourpre; Zinguiel une soutane. Dieu lui mit les deux mains sur la poitrine et emporta son âme.
C'est à cette histoire que l'apôtre St Jude fait allusion dans son épître, lorsqu'il dit que l'archange Michaël disputa le corps de Moïse au diable. Comme ce fait ne se trouve que dans le livre que je viens de citer, il est évident que St Jude l'avait lu, et qu'il le regardait comme un livre canonique.
La seconde histoire de la mort de Moïse, est encore une conversation avec Dieu. Elle n'est pas moins plaisante et moins curieuse que l'autre. Voici quelques traits de ce dialogue.
Moïse . Je vous prie, Seigneur, de me laisser entrer dans la terre promise, au moins pour deux ou trois ans.
Dieu . Non, mon décret porte que tu n'y entreras pas.
Moïse . Que du moins on m'y porte après ma mort.
Dieu . Non, ni mort ni vif.
Moïse . Hélas! bon Dieu, vous êtes si clément envers vos créatures, vous leur pardonnez deux ou trois fois, je n'ai fait qu'un péché et vous ne me pardonnez pas!
Dieu . Tu ne sais ce que tu dis, tu as commis six péchés. . . Je me souviens d'avoir juré ta mort ou la perte d'Israël; il faut qu'un de ces deux serments s'accomplisse. Si tu veux vivre, Israël périra.
Moïse . Seigneur, il y a là trop d'adresse, vous tenez la corde par les deux bouts. Que Moïse périsse plutôt qu'une seule âme d'Israël.
Après plusieurs discours de la sorte, l'écho de la montagne dit à Moïse, Tu n'as plus que cinq heures à vivre. Au bout des cinq heures, Dieu envoya chercher Gabriel, Zinguiel et Samaël. Dieu promit à Moïse de l'enterrer, et emporta son âme.
Quand on fait réflexion que presque toute la terre a été infatuée de pareils contes, et qu'ils ont fait l'éducation du genre humain, on trouve les fables de Pilpay, de Lokman, d'Esope, bien raisonnables.
1 o . Cinquante évangiles, tous assez différents les uns des autres, dont il ne nous reste que quatre entiers, celui de Jacques, celui de Nicodème, celui de l'enfance de Jésus, et celui de la naissance de Marie. Nous n'avons des autres que des fragments et de légères notices.
Le voyageur Tournefort envoyé par Louis XIV en Asie, nous apprend que les Géorgiens ont conservé l' Evangile de l'enfance qui leur a été probablement communiqué par les Arméniens. (Tournefort, lettre XIX.)
Dans les commencements plusieurs de ces évangiles, aujourd'hui reconnus comme apocryphes, furent cités comme authentiques, et furent même les seuls cités. On trouve dans les Ch. XX, v. 25. Actes des apôtres ces mots que prononce St Paul: Il faut se souvenir des paroles du Seigneur Jésus: car lui-même a dit, Il vaut mieux donner que recevoir .
St Barnabé, ou plutôt St Barnabas, fait parler ainsi Jésus-Christ N o . 4 et 7. dans son épître catholique: Résistons à toute iniquité, et ayons-la en haine. . . Ceux qui veulent me voir et parvenir à mon royaume, doivent me suivre par les afflictions et par les peines .
N o . 4. St Clément, dans sa seconde épître aux Corinthiens, met dans la bouche de Jésus-Christ ces paroles: N o . 8. Si vous êtes assemblés dans mon sein et que vous ne suiviez pas mes commandements, je vous rejetterai, et je vous dirai, Retirez-vous de moi, je ne vous connais pas; retirez-vous de moi artisans d'iniquité .
Il attribue ensuite ces paroles à Jésus-Christ: Gardez votre chair chaste, et le cachet immaculé, afin que vous receviez la vie éternelle .
Dans les Constitutions apostoliques , qui sont du second siècle, on trouve ces mots: Jésus-Christ a dit, Soyez des agents de change honnêtes .
Il y a beaucoup de citations pareilles, dont aucune n'est tirée des quatre Evangiles reconnus dans l'Eglise pour les seuls canoniques. Elles sont pour la plupart tirées de l'évangile selon les Hébreux, évangile traduit par St Jérôme, et qui est aujourd'hui regardé comme apocryphe.
St Clément le Romain, dit dans sa seconde épître: Le Seigneur étant interrogé, quand viendrait son règne, répondit, quand deux feront un, quand ce qui est dehors sera dedans, quand le mâle sera femelle, et quand il n'y aura ni femelle ni mâle .
Ces paroles sont tirées de l'évangile selon les Egyptiens, et le texte est rapporté tout entier par St Clément d'Alexandrie. Mais à quoi pensait l'auteur de l'évangile égyptien, et St Clément lui-même? Les paroles qu'ils citent sont injurieuses à Jésus-Christ; elles font entendre qu'il ne croyait pas que son règne advînt. Dire qu'une chose arrivera, quand deux feront un, quand le mâle sera femelle , c'est dire qu'elle n'arrivera jamais. C'est comme nous disons la semaine des trois jeudis, les calendes grecques: un tel passage est bien plus rabbinique qu'évangélique.
Il y eut aussi des Actes des apôtres apocryphes, St Epiphane les Ch. XXX, § 16. cite. C'est dans ces actes qu'il est rapporté que St Paul était fils d'un père et d'une mère idolâtre, et qu'il se fit juif pour épouser la fille de Gamaliel; et qu'ayant été refusé, ou ne l'ayant pas trouvée vierge, il prit le parti des disciples de Jésus. C'est un blasphème contre St Paul.
I o . Livre d'Enoch septième homme après Adam , lequel fait mention de la guerre des anges rebelles sous leur capitaine Semexia contre les anges fidèles, conduits par Michaël. L'objet de la guerre était de jouir des filles des hommes, comme il est dit à l'article Ange .[24]
II o . Les actes de Ste Thècle et de St Paul , écrits par un disciple nommé Jean attaché à St Paul. C'est dans cette histoire que Thècle s'échappe des mains de ses persécuteurs pour aller trouver St Paul déguisée en homme. C'est là qu'elle baptise un lion; mais cette aventure fut retranchée depuis. C'est là qu'on trouve le portrait de St Paul, staturâ brevi, calvastrum, cruribus curvis, surosum; superciliis junctis, naso aquilino, plenum gratiâ Dei .
Quoique cette histoire ait été recommandée par St Grégoire de Nazianze, par St Ambroise et par St Jean Chrysostome, etc., elle n'a eu aucune considération chez les autres docteurs de l'Eglise.
III o . La prédication de Pierre . Cet écrit est aussi appelé l' Evangile, la révélation de Pierre . St Clément d'Alexandrie en parle avec beaucoup d'éloge; mais on s'aperçut bientôt qu'il était d'un faussaire qui avait pris le nom de cet apôtre.
IV o . Les actes de Pierre , ouvrage non moins supposé.
V o . Le Testament des douze patriarches . On doute si ce livre est d'un juif ou d'un chrétien. Il est très vraisemblable pourtant qu'il est d'un chrétien des premiers temps; car il est dit dans le Testament de Lévi , qu'à la fin de la septième semaine il viendra des prêtres adonnés à l'idolâtrie, bellatores, avari, scribae iniqui, impudici, puerorum corruptores et pecorum . Qu'alors il y aura un nouveau sacerdoce; que les cieux s'ouvriront; que la gloire du Très-Haut, et l'esprit d'intelligence et de santification s'élèvera sur ce nouveau prêtre. Ce qui semble prophétiser Jésus-Christ.
VI o . La lettre d'Abgare , prétendu roi d'Edesse, à Jésus-Christ, et la réponse de Jésus-Christ au roi Abgare . On croit qu'en effet il y avait du temps de Tibère, un toparque d'Edesse, qui avait passé du service des Perses à celui des Romains: mais son commerce épistolaire a été regardé par tous les bons critiques comme une chimère.
VII o . Les actes de Pilate, Les lettres de Pilate à Tibère sur la mort de Jésus-Christ. La vie de Procula femme de Pilate .
VIII o . Les actes de Pierre et de Paul , où l'on voit l'histoire de la querelle de St Pierre avec Simon le magicien: Abdias, Marcel et Egésippe ont tous trois écrit cette histoire. St Pierre dispute d'abord avec Simon, à qui ressuscitera un parent de l'empereur Néron, qui venait de mourir; Simon le ressuscite à moitié, et St Pierre achève la résurrection. Simon vole ensuite dans l'air, et St Pierre le fait tomber; et le magicien se casse les jambes. L'empereur Néron, irrité de la mort de son magicien, fait crucifier St Pierre, la tête en bas, et fait couper la tête à St Paul qui était du parti de St Pierre.
IX o . Les gestes du bienheureux Paul apôtre et docteur des nations . Dans ce livre, on fait demeurer St Paul à Rome deux ans après la mort de St Pierre. L'auteur dit, que quand on eut coupé la tête à Paul, il en sortit du lait au lieu de sang, et que Lucina femme dévote le fit enterrer à vingt milles de Rome, sur le chemin d'Ostie, dans sa maison de campagne.
X o . Les gestes du bienheureux apôtre André . L'auteur raconte que St André alla prêcher dans la ville des Mirmidons, et qu'il y baptisa tous les citoyens. Un jeune homme, nommé Sostrate, de la ville d'Amasée, qui est du moins plus connue que celle des Mirmidons, vint dire au bienheureux André, ‘Je suis si beau, que ma mère a conçu pour moi de la passion; j'ai eu horreur pour ce crime exécrable, et j'ai pris la fuite; ma mère en fureur m'accuse auprès du proconsul de la province, de l'avoir voulu violer. Je ne puis rien répondre; car j'aimerais mieux mourir que d'accuser ma mère.' Comme il parlait ainsi, les gardes du proconsul vinrent se saisir de lui. St André accompagna l'enfant devant le juge, et plaida sa cause; la mère ne se déconcerta point; elle accusa St André lui-même d'avoir engagé l'enfant à ce crime. Le proconsul aussitôt ordonne qu'on jette St André dans la rivière: mais l'apôtre ayant prié Dieu, il se fit un grand tremblement de terre, et la mère mourut d'un coup de tonnerre.
Après plusieurs aventures de ce genre, l'auteur fait crucifier St André à Patras.
XI o . Les gestes de St Jacques le majeur . L'auteur le fait condamner à la mort par le pontife Abiathar à Jérusalem, et il baptise le greffier avant d'être crucifié.
XII o . Des gestes de St Jean l'évangéliste . L'auteur raconte qu'à Ephèse dont St Jean était évêque, Drusilla convertie par lui, ne voulut plus de la compagnie de son mari Andronic, et se retira dans un tombeau. Un jeune homme nommé Callimaque, amoureux d'elle, la pressa quelquefois dans ce tombeau même de condescendre à sa passion. Drusilla, pressée par son mari et par son amant, souhaita la mort, et l'obtint. Callimaque informé de sa perte, fut encore plus furieux d'amour; il gagna par argent un domestique d'Andronic, qui avait les clefs du tombeau; il y court, il dépouille sa maîtresse de son linceul, il s'écria, ‘Ce que tu n'as pas voulu m'accorder vivante, tu me l'accorderas morte.' Et dans l'excès horrible de sa démence, il assouvit ses désirs sur ce corps inanimé. Un serpent sort à l'instant du tombeau; le jeune homme tombe évanoui, le serpent le tue; il en fait autant du domestique complice, et se roule sur son corps. St Jean arrive avec le mari; ils sont étonnés de trouver Callimaque en vie. St Jean ordonne au serpent de s'en aller, le serpent obéit. Il demande au jeune homme comment il est ressuscité? Callimaque répond, qu'un ange lui était apparu, et lui avait dit: ‘Il fallait que tu mourusses pour revivre chrétien.' Il demanda aussitôt le baptême, et pria St Jean de ressusciter Drusilla. L'apôtre ayant sur-le-champ opéré ce miracle, Callimaque et Drusilla le supplièrent de vouloir bien aussi ressusciter le domestique. Celui-ci qui était un païen obstiné, ayant été rendu à la vie, déclara qu'il aimait mieux remourir que d'être chrétien; et en effet il remourut incontinent. Sur quoi St Jean dit, qu'un mauvais arbre portait toujours de mauvais fruits.
Aristodême grand-prêtre d'Ephèse, quoique frappé d'un tel prodige, ne voulut pas se convertir; il dit à St Jean: ‘Permettez que je vous empoisonne, et si vous n'en mourez pas, je me convertirai.' L'apôtre accepte la proposition: mais il voulut qu'auparavant Aristodême empoisonnât deux Ephésiens condamnés à mort; Aristodême aussitôt leur présenta le poison; ils expirèrent sur-le-champ. St Jean prit le même poison, qui ne lui fit aucun mal. Il ressuscita les deux morts; et le grand-prêtre se convertit.
St Jean ayant atteint l'âge de quatre-vingt-dix-sept ans, Jésus-Christ lui apparut, et lui dit: ‘Il est temps que tu viennes à mon festin avec tes frères.' Et bientôt après, l'apôtre s'endormit en paix.
XIII o . L'histoire des bienheureux Jacques le mineur, Simon et Jude frères . Ces apôtres vont en Perse, y exécutent des choses aussi incroyables que celles que l'auteur rapporte de St André.
XIV o . Les gestes de St Matthieu apôtre et évangéliste . St Matthieu va en Ethiopie, dans la grande ville de Nadaver: il y ressuscite le fils de la reine Candace, et il y fonde des églises chrétiennes.
XV o . Les gestes du bienheureux Barthelemi dans l'Inde . Barthelemi va d'abord dans le temple d'Astarot. Cette déesse rendait des oracles et guérissait toutes les maladies; Barthelemi la fait taire, et rend malades tous ceux qu'elle avait guéris. Le roi Polimius dispute avec lui; le démon déclare devant le roi qu'il est vaincu. St Barthelemi sacre le roi Polimius évêque des Indes.
XVI o . Les gestes du bienheureux Thomas apôtre de l'Inde . St Thomas entre dans l'Inde par un autre chemin, et y fait beaucoup plus de miracles que St Barthelemi; il est enfin martyrisé, et apparaît à Xiphoro, et à Susani.
XVII o . Les gestes du bienheureux Philippe . Il alla prêcher en Scythie. On voulut lui faire sacrifier à Mars; mais il fit sortir un dragon de l'autel qui dévora les enfants des prêtres; il mourut à Hiérapolis à l'âge de quatre-vingt-sept ans. On ne sait quelle est cette ville; il y en avait plusieurs de ce nom. Toutes ces histoires passent pour être écrites par Abdias évêque de Babilone, et sont traduites par Jules Africain.
XVIII o . A cet abus des saintes Ecritures on en a joint un moins révoltant, et qui ne manque point de respect au christianisme comme ceux qu'on vient de mettre sous les yeux du lecteur. Ce sont les liturgies attribuées à St Jacques, à St Pierre, à St Marc, dont le savant Tillemont a fait voir la fausseté.
XIX o . Fabricius met parmi les écrits apocryphes l' Homélie attribuée à St Augustin, sur la manière dont se forma le Symbole : mais il ne prétend pas sans doute que le Symbole , que nous appelons des apôtres , en soit moins sacré et moins véritable. Il est dit dans cette homélie, dans Rufin et ensuite dans Isidore, que dix jours après l'ascension les apôtres étant renfermés ensemble de peur des Juifs, Pierre dit: Je crois en Dieu le père tout-puissant . Andre, Et en Jésus-Christ son fils . Jacques, Qui a été conçu du Saint-Esprit . Et qu'ainsi chaque apôtre ayant prononcé un article, le Symbole fut entièrement achevé.
Cette histoire n'étant point dans les Actes des apôtres , on est dispensé de la croire; mais on n'est pas dispensé de croire au Symbole, dont les apôtres ont enseigné la substance. La vérité ne doit point souffrir des faux ornements qu'on a voulu lui donner.
XX o . Des Constitutions apostoliques .
On met aujourd'hui dans le rang des apocryphes les Constitutions des saints apôtres , qui passaient autrefois pour être rédigées par St Clément le Romain. La seule lecture de quelques chapitres suffit pour faire voir que les apôtres n'ont eu aucune part à cet ouvrage.
Dans le chapitre IX, on ordonne aux femmes de ne se laver qu'à la neuvième heure. Au premier chapitre du second livre, on veut que les évêques soient savants: mais du temps des apôtres il n'y avait point d'hiérarchie, point d'évêques attachés à une seule église. Ils allaient instruire de ville en ville, de bourgade en bourgade; ils s'appellaient Apôtres , et non pas Evêques , et surtout ils ne se piquaient pas d'être savants.
Au chapitre II de ce second livre, il est dit qu'un évêque ne doit avoir qu'une femme qui ait grand soin de sa maison : ce qui ne sert qu'à prouver qu'à la fin du premier, et au commencement du second siècle, lorsque la hiérarchie commença à s'établir, les prêtres étaient mariés.
Dans presque tout le livre, les évêques sont regardés comme les juges des fidèles; et l'on sait assez que les apôtres n'avaient aucune juridiction.
Il est dit au chapitre XXI, qu'il faut écouter les deux parties; ce qui suppose une juridiction établie.
Il est dit au chaptire XXVI, L'éveque est votre prince, votre roi, votre empereur, votre Dieu en terre . Ces expressions sont bien fortes pour l'humilité des apôtres.
Au chapitre XXVIII. Il faut, dans les festins des agapes, donner aux diacres le double de ce qu'on donne à une vieille: au prêtre, le double de ce qu'on donne au diacre; parce qu'ils sont les conseillers de l'évêque, et la couronne de l'Eglise. Le lecteur aura une portion en l'honneur des prophètes, aussi bien que le chantre et le portier. Les laïques qui voudront avoir quelque chose, doivent s'adresser à l'évêque par le diacre.
Jamais les apôtres ne se sont servis d'aucun terme qui répondît à laïque , et qui marquât la différence entre les profanes et les prêtres.
Au chapitre XXXIV. ‘Il faut révérer l'évêque comme un roi, l'honorer comme le maître, lui donner vos fruits, les ouvrages de vos mains, vos prémices, vos décimes, vos épargnes, les présents qu'on vous a fait, votre froment, votre vin, votre huile, votre laine, et tout ce que vous avez.' Cet article est fort.
Au chapitre LVII. ‘Que l'église soit longue, qu'elle regarde l'Orient, qu'elle ressemble à un vaisseau, que le trône de l'évêque soit au milieu; que le lecteur lise les livres de Moïse, de Josué, des Juges, des Rois, des Paralipomènes, de Job, etc.'
Au chapitre XVII du livre III. ‘Le baptême est donné pour la mort de Jésus, l'huile pour le Saint-Esprit. Quand on nous plonge dans la cuve nous mourons; quand nous en sortons nous ressuscitons. Le père est le Dieu de tout , Christ est fils unique de Dieu, fils aimé et seigneur de gloire. Le saint souffle est Paraclet envoyé de Christ, docteur enseignant, et prédicateur de Christ.'
Cette doctrine serait aujourd'hui exprimée en termes plus canoniques.
Au chaptire VII du livre V, on cite des vers des sibylles sur l'avènement de Jésus, et sur la résurrection. C'est la première fois que les chrétiens supposèrent des vers des sibylles, ce qui continua pendant plus de trois cents années.
Au chapitre XXVIII du livre VI. La pédérastie et l'accouplement avec les bêtes sont défendus aux fidèles.
Au chapitre XXIX, il est dit ‘qu'un mari et une femme sont purs en sortant du lit, puisqu'ils ne se lavent point.'
Au chapitre V du livre VIII, on trouve ces mots, ‘Dieu tout-puissant , donne à l'évêque par ton Christ la participation du Saint-Esprit.'
Au chapitre VI. ‘Recommandez-vous au seul Dieu par Jésus-Christ,' ce qui n'exprime pas assez la divinité de notre Seigneur.
Au chapitre XII, est la constitution de Jacques frère de Zebedée.
Au chapitre XV. Le diacre doit prononcer tout haut, Inclinez-vous devant Dieu par le Christ . Ces expressions ne sont pas aujourd'hui assez correctes.
XXI o . Des Canons apostoliques . Le sixième canon ordonne qu'aucun évêque, ni prêtre ne se sépare de sa femme sous prétexte de religion; que s'il s'en sépare il soit excommunié; que s'il persévère il soit chassé.
Le 7 e . qu'aucun prêtre ne se mêle jamais d'affaires séculières.
Le 19 e . Que celui qui a épousé les deux soeurs ne soit point admis dans le clergé.
Le 21 e et 22 e . Que les eunuques soient admis à la prêtrise, excepté ceux qui se sont coupés à eux-mêmes les génitoires. Cependant Origène fut prêtre malgré cette loi.
Le 55 e . Si un évêque ou un prêtre, ou un diacre, ou un clerc, mange de la chair où il y ait encore du sang, qu'il soit déposé.
Il est assez évident que ces canons ne peuvent avoir été promulgués par les apôtres.
XXII o . Les reconnaissances de St Clément à Jacques frère du Seigneur, en dix livres, traduites du grec en latin par Rufin .
Ce livre commence par un doute sur l'immortalité de l'âme; Utrumne sit mihi aliqua vita post mortem; an nihil omninò postea sim futurus . N o .XVII et dans l'exorde. St Clément agité par ce doute, et voulant savoir si le monde était éternel, ou s'il avait été créé; s'il y avait un Tartare et un Phlegeton, un Ixion et un Tantale, etc. etc. voulut aller en Egypte apprendre la négromancie; mais ayant entendu parler de St Barnabé qui prêchait le christianisme, il alla le trouver dans l'Orient, dans le temps que Barnabé célébrait une fête juive. Ensuite il rencontra St Pierre à Césarée avec Simon le magicien et Zachée. Ils disputèrent ensemble, et St Pierre leur raconta tout ce qui s'était passé depuis la mort de Jésus. Clément se fit chrétien, mais Simon demeura magicien.
Simon devint amoureux d'une femme qu'on appelait la Lune , et en attendant qu'il l'épousât il proposa à St Pierre, à Zachée, à Lazare, à Nicodème, à Dosithée et à plusieurs autres, de se mettre au rang de ses disciples. Dosithée lui répondit d'abord par un grand coup de bâton; mais le bâton ayant passé à travers du corps de Simon comme à travers de la fumée, Dosithée l'adora et devint son lieutenant; après quoi Simon épousa sa maîtresse, et assura qu'elle était la lune elle-même, descendue du ciel pour se marier avec lui.
Ce n'est pas la peine de pousser plus loin les reconnaissances de St Clément. Il faut seulement remarquer qu'au livre IX il est parlé des Chinois sous le nom de sères , comme des plus justes et des plus sages de tous les hommes; après eux viennent les brachmanes, auxquels l'auteur rend la justice que toute l'antiquité leur a rendue. L'auteur les cite comme des modèles de sobriété, de douceur et de justice.
XXIII o . La lettre de St Pierre à St Jacques, et la lettre de St Clément au même St Jacques frère du Seigneur, gouvernant la sainte église des Hébreux à Jérusalem et toutes les églises . La lettre de St Pierre ne contient rien de curieux; mais celle de St Clément est très remarquable; il prétend que St Pierre le déclara évêque de Rome avant sa mort, et son coadjuteur; qu'il lui imposa les mains, et qu'il le fit asseoir dans sa chaire épiscopale en présence de tous les fidèles. Ne manquez pas , lui dit-il, d'écrire à mon frère Jacques dès que je serai mort .
Cette lettre semble prouver qu'on ne croyait pas alors que St Pierre eût été supplicié, puisque cette lettre attribuée à St Clément aurait probablement fait mention du supplice de St Pierre. Elle prouve encore qu'on ne comptait pas Clet et Anaclet parmi les évêques de Rome.
XXIV o . Homélies de St Clément au nombre de dix-neuf .
Il raconte dans sa première homélie ce qu'il avait déjà dit dans les reconnaissances , qu'il était allé chercher St Pierre avec St Barnabé à Césarée, pour savoir si l'âme est immortelle, et si le monde est éternel.
On lit dans la seconde homélie numéro 38 un passage bien plus extraordinaire; c'est St Pierre lui-même, qui parle de l'ancien Testament; et voici comme il s'exprime.
‘La loi écrite contient certaines choses fausses, contre la loi de Dieu créateur du ciel et de la terre; c'est ce que le diable a fait pour une juste raison, et cela est arrivé aussi par le jugement de Dieu, afin de découvrir ceux qui écouteraient avec plaisir ce qui est écrit contre lui, etc. etc.'
Dans la 6 e homélie St Clément rencontre Appion, le même qui avait écrit contre les Juifs du temps de Tibère; il dit à Appion qu'il est amoureux d'une Egyptienne; et le prie d'écrire une lettre en son nom à sa prétendue maîtresse, pour lui persuader, par l'exemple de tous les dieux, qu'il faut faire l'amour. Appion écrit la lettre, et St Clément fait la réponse au nom de l'Egyptienne; après quoi il dispute sur la nature des dieux.
XXV o . Deux épîtres de St Clément aux Corinthiens .
Il ne paraît pas juste d'avoir rangé ces épîtres parmi les apocryphes. Ce qui a pu engager quelques savants à ne les pas reconnaître, c'est qu'il y est parlé du phénix d'Arabie qui vit cinq cents ans, et qui se brûle en Egypte dans la ville d'Héliopolis . Mais il se peut très bien faire que St Clément ait cru cette fable que tant d'autres croyaient, et qu'il ait écrit des lettres aux Corinthiens.
On convient qu'il y avait alors une grande dispute entre l'église de Corinthe et celle de Rome. L'église de Corinthe, qui se disait fondée la première, se gouvernait en commun; il n'y avait presque point de distinction entre les prêtres et les séculiers, encore moins entre les prêtres et l'évêque; tous avaient également voix délibérative; du moins plusieurs savants le prétendent. St Clément dit aux Corinthiens, dans sa première épître, ‘Vous qui avez jeté les premiers fondements de la sédition, soyez soumis aux prêtres, corrigez-vous par la pénitence, fléchissez les genoux de votre coeur, apprenez à obéir.' Il n'est point du tout étonnant qu'un évêque de Rome ait employé ces expressions.
C'est dans la 2 e épître qu'on trouve encore cette réponse de Jésus-Christ que nous avons déjà rapportée, sur ce qu'on lui demandait quand viendrait son royaume des cieux. Ce sera , dit-il, quand deux feront un, quand ce qui est dehors sera dedans, quand le mâle sera femelle, et quand il n'y aura ni mâle ni femelle .
XXVI o . Lettre de St Ignace le martyr à la Vierge Marie, et la réponse de la Vierge à St Ignace .
‘Vous deviez me consoler, moi néophyte et disciple de votre Jean. J'ai entendu plusieurs choses admirables de votre Jésus, et j'en ai été stupéfait; je désire de tout mon coeur d'en être instruit par vous qui avez toujours vécu avec lui en familiarité, et qui avez su tous ses secrets. Portez-vous bien et confortez les néophytes qui sont avec moi de vous et par vous, Amen.'
‘Toutes les choses que vous avez apprises de Jean sont vraies; croyez-les, persistez-y, gardez votre voeu de christianisme, conformez-lui vos moeurs et votre vie; je viendrai vous voir avec Jean, vous et ceux qui sont avec vous. Soyez ferme dans la foi, agissez en homme; que la sévérité de la persécution ne vous trouble pas; mais que votre esprit se fortifie, et exulte en Dieu votre sauveur, Amen.'
On prétend que ces lettres sont de l'an 116 de notre ère vulgaire; mais elles n'en sont pas moins fausses et moins absurdes; ce serait même une insulte à notre sainte religion, si elles n'avaient pas été écrites dans un esprit de simplicité qui peut faire tout pardonner.
XXVII o . Fragments des apôtres .
On y trouve ce passage. ‘Paul homme de petite taille, au nez aquilin, au visage angélique, instruit dans le ciel, a dit à Plantilla la Romaine avant de mourir: Adieu, Plantilla, petite plante de salut éternel, connais ta noblesse, tu es plus blanche que la neige, tu es enregistrée parmi les soldats de Christ, tu es héritière du royaume céleste.' Cela ne méritait pas d'être réfuté.
XXVIII o . Onze apocalypses , qui sont attribuées aux patriarches et prophètes, à St Pierre, à Cérinthe, à St Thomas, à St Etienne protomartyr, deux à St Jean différentes de la canonique, et trois à St Paul. Toutes ces apocalypses ont été éclipsées par celle de St Jean.
XXIX o . Les visions, les préceptes et les similitudes d'Hermas .
Hermas paraît être de la fin du premier siècle. Ceux qui traitent son livre d'apocryphe, sont obligés de rendre justice à sa morale. Il commence par dire, que son père nourricier avait vendu une fille à Rome. Hermas reconnut cette fille après plusieurs années, et l'aima, dit-il, comme sa soeur: il la vit un jour se baigner dans le Tibre, il lui tendit la main et la tira du fleuve; et il disait dans son coeur, que je serais heureux si j'avais une femme semblable à elle pour la beauté et pour les moeurs !
Aussitôt le ciel s'ouvrit, et il vit tout d'un coup cette même femme, qui lui fit une révérence du haut du ciel, et lui dit, bonjour Hermas . Cette femme était l'Eglise chrétienne. Elle lui donna beaucoup de bons conseils.
Un an après l'Esprit le transporta au même endroit où il avait vu cette belle femme, qui était pourtant une vieille; mais sa vieillesse était fraîche; et elle n'était vieille que parce qu'elle avait été créée dès le commencement du monde, et que le monde avait été fait pour elle.
Le livre des préceptes contient moins d'allégories; mais celui des similitudes en contient beaucoup.
Un jour que je jeûnais, dit Hermas, et que j'étais assis sur une colline, rendant grâces à Dieu de tout ce qu'il avait fait pour moi, un berger vint s'asseoir à mes côtés, et me dit, Pourquoi êtes-vous venu ici de si bon matin? C'est que je suis en station, lui répondis-je. Qu'est-ce qu'une station? me dit le berger. C'est un jeûne. Et qu'est-ce que ce jeûne? C'est ma coutume. Allez , me répliqua le berger, vous ne savez ce que c'est que de jeûner, cela ne fait aucun profit à Dieu; je vous apprendrai ce que c'est que le vrai jeûne agréable à la Divinité. Similitude 5 e liv. III. Votre jeûne n'a rien de commun avec la justice et la vertu. Servez Dieu d'un coeur pur; gardez ses commandements; n'admettez dans votre coeur aucun désir coupable. Si vous avez toujours la crainte de Dieu devant les yeux, si vous vous abstenez de tout mal, ce sera là le vrai jeûne, le grand jeûne dont Dieu vous saura gré .
Cette piété philosophique et sublime est un des plus singuliers monuments du premier siècle. Mais ce qui est assez étrange, c'est qu'à la fin des similitudes le berger lui donne des filles très affables, valdè affabiles , chastes et industrieuses pour avoir soin de sa maison; et lui déclare qu'il ne peut accomplir les commandements de Dieu sans ces filles, qui figurent visiblement les vertus.
Ne poussons pas plus loin cette liste; elle serait immense si on voulait entrer dans tous les détails. Finissons par les sibylles.
XXX. Des sibylles .
Ce qu'il y eut de plus apocryphe dans la primitive Eglise, c'est la prodigieuse quantité de vers attribués aux anciennes sibylles en Diodore, liv. V. faveur des mystères de la religion chrétienne. Diodore de Sicile n'en reconnaissait qu'une, qui fut prise dans Thèbes par les Epigones, et qui fut placée à Delphes avant la guerre de Troye. De cette sibylle, c'est-à-dire de cette prophétesse, on en fit bientôt dix. Celle de Cume avait le plus grand crédit chez les Romains, et la sibylle Erythrée chez les Grecs.
Comme tous les oracles se rendaient en vers, toutes les sibylles ne manquèrent pas d'en faire; et pour donner plus d'autorité à ces vers, on les fit quelquefois en acrostiches. Plusieurs chrétiens qui n'avaient pas un zèle selon la science, non seulement détournèrent le sens des anciens vers qu'on supposait écrits par les sibylles; ils en firent eux-mêmes, et qui pis est, en acrostiches. Ils ne songèrent pas que cet artifice pénible de l'acrostiche ne ressemble point du tout à l'inspiration, et à l'enthousiasme d'une prophétesse. Ils voulurent soutenir la meilleure des causes par la fraude la plus maladroite. Ils firent donc de mauvais vers grecs, dont les lettres initiales signifiaient en grec, Jesu, Christ, Fils, Sauveur , et ces vers disaient, qu' avec cinq pains et deux poissons il nourrirait cinq mille hommes au désert, et qu'en ramassant les morceaux qui resteront il remplirait douze paniers .
Le règne de mille ans, et la nouvelle Jérusalem céleste, que Justin avait vue dans les airs pendant quarante nuits, ne manquèrent pas d'être prédits par les sibylles.
Lactance au quatrième siècle, recueillit presque tous les vers attribués aux sibylles, et les regarda comme des preuves convaincantes. Cette opinion fut tellement autorisée, et se maintint si longtemps, que nous chantons encore des hymnes dans lesquels le témoignage des sibylles est joint aux prédictions de David.
Solvet saeclum in favilla
Teste David cum sibylla
Ne poussons pas plus loin la liste de ces erreurs ou de ces fraudes, on pourrait en rapporter plus de cent; tant le monde fut toujours composé de trompeurs et de gens qui aimèrent à se tromper. Mais ne recherchons point une érudition si dangereuse. Une grande vérité approfondie vaut mieux que la découverte de mille mensonges.
Toutes ces erreurs, toute la foule des livres apocryphes, n'ont pu nuire à la religion chrétienne; parce qu'elle est fondée, comme on sait, sur des vérités inébranlables. Ces vérités sont appuyées par une Eglise militante et triomphante, à laquelle Dieu a donné le pouvoir d'enseigner et de réprimer. Elle unit dans plusieurs pays l'autorité spirituelle et la temporelle. La prudence, la force, la richesse sont ses attributs; et quoiqu'elle soit divisée, quoique ses divisions l'aient ensanglantée, on la peut comparer à la république romaine toujours agitée de discordes civiles, mais toujours victorieuse.
Soit que ce mot vienne du latin, punctum , ce qui est très vraisemblable; soit qu'il vienne de l'ancienne barbarie, qui se plaisait fort aux oins, soin, coin, loin, foin, hardouin, albouin, grouin, poing , etc.; il est certain que cette expression, bannie aujourd'hui mal à propos du langage, est très nécessaire. Le naïf Amiot, et l'énergique Montagne, s'en servent souvent. Il n'est pas même possible jusqu'à présent d'en employer une autre. Je lui appointai l'hôtel des Ursins; à sept heures du soir je m'y rendis; je fus désappointé . Comment exprimerez-vous en un seul mot le manque de parole de celui qui devait venir à l'hôtel des Ursins à sept heures du soir, et l'embarras de celui qui est venu et qui ne trouve personne? A-t-il été trompé dans son attente? Cela est d'une longueur insupportable, et n'exprime pas précisément la chose. Il a été désappointé ; il n'y a que ce mot. Servez-vous-en donc, vous qui voulez qu'on vous entende vite; vous savez que les circonlocutions sont la marque d'une langue pauvre. Il ne faut pas dire: vous me devez cinq pièces de douze sous , quand vous pouvez dire: vous me devez un écu .
Les Anglais ont pris de nous ces mots appointé, désappointé , ainsi que beaucoup d'autres expressions très énergiques; ils se sont enrichis de nos dépouilles, et nous n'osons reprendre notre bien.
Ce sont procès par écrit. On appointe une cause; c'est-à-dire, que les juges ordonnent, que les parties produisent par écrit les faits et les raisons. Le dictionnaire de Trévoux, fait en partie par les jésuites, s'exprime ainsi: Quand les juges veulent favoriser une mauvaise cause, ils sont d'avis de l'appointer au lieu de la juger .
Ils espéraient qu'on appointerait leur cause dans l'affaire de leur banqueroute, qui leur procura leur expulsion. L'avocat qui plaidait contre eux trouva heureusement leur explication du mot appointer ; il en fit part aux juges, dans une de ses oraisons. Le parlement, plein de reconnaissance, n'appointa pas leur affaire; il fut jugé à l'audience que tous les jésuites, à commencer par le père général, restitueraient l'argent de la banqueroute avec dépens, dommages et intérêts. Il fut jugé depuis qu'ils étaient de trop dans le royaume; et cet arrêt, qui était pourtant un appointé , eut son exécution avec grands applaudissements du public.
C'est encore une question parmi les savants, si l'empereur Julien était en effet apostat, et s'il avait jamais été chrétien véritablement.
Il n'était pas âgé de six ans lorsque l'empereur Constance plus barbare encore que Constantin, fit égorger son père et son frère, et sept de ses cousins germains. A peine échappa-t-il à ce carnage avec son frère Gallus. Mais il fut toujours traité très durement par Constance. Sa vie fut longtemps menacée; il vit bientôt assassiner par les ordres du tyran le frère qui lui restait. Les sultans turcs les plus barbares n'ont jamais surpassé, je l'avoue à regret, ni les cruautés, ni les fourberies de la famille Constantine. L'étude fut la seule consolation de Julien, dès sa plus tendre jeunesse. Il voyait en secret les plus illustres philosophes qui étaient de l'ancienne religion de Rome. Il est bien probable qu'il ne suivit celle de son oncle Constance, que pour éviter l'assassinat. Julien fut obligé de cacher son esprit, comme avait fait Brutus sous Tarquin. Il devait être d'autant moins chrétien que son oncle l'avait forcé à être moine, et à faire les fonctions de lecteur dans l'église. On est rarement de la religion de son persécuteur, surtout quand il veut dominer sur la conscience.
Une autre probabilité, c'est que dans aucun de ses ouvrages, il ne dit qu'il ait été chrétien. Il n'en demande jamais pardon aux pontifes de l'ancienne religion. Il leur parle dans ses lettres comme s'il avait toujours été attaché au culte du sénat. Il n'est pas même avéré qu'il ait pratiqué les cérémonies du taurobole, qu'on pouvait regarder comme une espèce d'expiation, ni qu'il eût voulu laver avec du sang de taureau ce qu'il appelait si malheureusement la tache de son baptême . C'était une dévotion païenne qui d'ailleurs ne prouverait pas plus que l'association aux mystères de Cérès. En un mot, ni ses amis, ni ses ennemis ne rapportent aucun fait, aucun discours qui puisse prouver qu'il ait jamais cru au christianisme, et qu'il ait passé de cette croyance sincère à celle des dieux de l'empire.
S'il est ainsi, ceux qui ne le traitent point d'apostat paraissent très excusables.
La saine critique s'étant perfectionnée, tout le monde avoue aujourd'hui que l'empereur Julien était un héros et un sage, un stoïcien égal à Marc-Aurèle. On condamne ses erreurs, on convient de ses vertus. On pense aujourd'hui comme Prudentius son contemporain, auteur de l'hymne Salvete flores martyrum . Il dit de Julien,
Ductor fortissimus armis
Conditor et legum celeberrimus: ore manuque
Consultor patriae: sed non consultor habendae
Relligionis: amans tercentum millia divûm .
Perfidus ille Deo, sed non est perfidus orbi .
Fameux par ses vertus, par ses lois, par la guerre,
Il méconnut son Dieu, mais il servit la terre.
Voici comme on en parle souvent dans un livre nouveau souvent réimprimé.
‘Aujourd'hui, après avoir comparé les faits, les monuments, les écrits de Julien et ceux de ses ennemis, on est forcé de reconnaître que s'il n'aimait pas le christianisme, il fut excusable aux yeux des hommes, de haïr une religion souillée du sang de toute sa famille; qu'ayant été persécuté, emprisonné, exilé, menacé de mort par les Galiléens sous le règne du barbare Constance, il ne les persécuta jamais; qu'au contraire, il pardonna à dix soldats chrétiens qui avaient conspiré contre sa vie. On lit ses lettres, et on admire. Les Galiléens , dit-il, ont souffert sous mon prédécesseur l'exil et les prisons; on a massacré réciproquement ceux qui s'appellent tour à tour hérétiques. J'ai rappelé leurs exilés, élargi leurs prisonniers; j'ai rendu leurs biens aux proscrits; je les ai forcés de vivre en paix. Mais telle est la fureur inquiète des Galiléens qu'ils se plaignent de ne pouvoir plus se dévorer les uns les autres . Quelle lettre! quelle sentence portée par la philosophie contre le fanatisme persécuteur! Dix chrétiens conspirent contre sa vie, on les découvre, il leur pardonne. Quel homme! mais quels lâches fanatiques que ceux qui ont voulu déshonorer sa mémoire!'
Enfin, en discutant les faits, on a été obligé de convenir que Julien avait toutes les qualités de Trajan, hors le goût si longtemps pardonné aux Grecs et aux Romains; toutes les vertus de Caton, mais non pas son opiniâtreté et sa mauvaise humeur; tout ce qu'on admira dans Jules César, et aucun de ses vices; il eut la continence de Scipion. Enfin il fut en tout égal à Marc-Aurèle le premier des hommes.
On n'ose plus répéter aujourd'hui après le calomniateur Théodoret, qu'il immola une femme dans le temple de Carres pour se rendre les dieux propices. On ne redit plus qu'en mourant il jeta de sa main quelques gouttes de son sang au ciel, en disant à Jésus-Christ: Tu as vaincu Galiléen , comme s'il eût combattu contre Jésus en faisant la guerre aux Perses; comme si ce philosophe qui mourut avec tant de résignation, avait reconnu Jésus; comme s'il eût cru que Jésus était en l'air, et que l'air était le ciel! ces inepties ne se répètent plus aujourd'hui.
Ses détracteurs sont réduits à lui donner des ridicules; mais il avait plus d'esprit que ceux qui le raillent. Un historien lui reproche d'après St Grégoire de Nazianze, d'avoir porté une barbe trop grande . Mais, mon ami, si la nature la lui donna longue, pourquoi voudrais-tu qu'il la portât courte? Il branlait la tête . Tiens mieux la tienne. -- Sa démarche était précipitée . Souviens-toi que l'abbé d'Aubignac prédicateur du roi, sifflé à la comédie, se moque de la démarche et de l'air du grand Corneille. Oserais-tu espérer de tourner le maréchal de Luxembourg en ridicule, parce qu'il marchait mal, et que sa taille était irrégulière? Il marchait très bien à l'ennemi. Laissons l'ex-jésuite Patouillet, et l'ex-jésuite Nonotte etc. appeler l'empereur, Julien l'apostat . Eh gredins! son successeur chrétien, Jovien, l'appela Divus Julianus .
Traitons cet empereur comme il nous a traités lui-même. Il Lettre LII, de l'empereur Julien. disait en se trompant, Nous ne devons pas les haïr, mais les plaindre; ils sont déjà assez malheureux d'errer dans la chose la plus importante .
Ayons pour lui la même compassion, puisque nous sommes sûrs que la vérité est de notre côté.
Il rendait exactement justice à ses sujets, rendons-la donc à sa mémoire. Des Alexandrins s'emportent contre un évêque chrétien, méchant homme il est vrai, élu par une brigue de scélérats. C'était le fils d'un maçon nommé George Biordos. Ses moeurs étaient plus basses que sa naissance, il joignait la perfidie la plus lâche à la férocité la plus brute, et la superstition à tous les vices; avare, calomniateur, persécuteur, imposteur, sanguinaire, séditieux, détesté de tous les partis; enfin les habitants le tuèrent à coups de bâton. Voyez la lettre que l'empereur Julien écrit aux Alexandrins sur cette émeute populaire. Voyez comme il leur parle en père et en juge.
‘Quoi! au lieu de me réserver la connaissance de vos outrages, vous vous êtes laissés emporter à la colère, vous vous êtes livrés aux mêmes excès que vous reprochez à vos ennemis! George méritait d'être traité ainsi, mais ce n'était pas à vous d'être ses exécuteurs. Vous avez des lois, il fallait demander justice etc.
On a osé flétrir Julien de l'infâme nom d' intolérant et de persécuteur , lui qui voulait extirper la persécution et l'intolérance. Relisez sa lettre cinquante-deuxième, et respectez sa mémoire. N'est-il pas déjà assez malheureux de n'avoir pas été catholique, et de brûler dans l'enfer avec la foule innombrable de ceux qui n'ont pas été catholiques, sans que nous l'insultions encore jusqu'au point de l'accuser d'intolérance.
Il est très vraisemblable que lorsque Julien résolut de porter la guerre en Perse, il eut besoin d'argent; très vraisemblable encore, que les Juifs lui en donnèrent, pour obtenir la permission de rebâtir leur temple, détruit en partie par Titus, et dont il restait les fondements, une muraille entière et la tour Antonia. Mais est-il si vraisemblable que des globes de feu s'élançassent sur les ouvrages et sur les ouvriers, et fissent discontinuer l'entreprise?
N'y a-t-il pas une contradiction palpable dans ce que les historiens racontent?
1 o . Comment se peut-il faire que les Juifs commençassent par détruire (comme on le dit) les fondements du temple qu'ils voulaient et qu'ils devaient rebâtir à la même place? Le temple devait être nécessairement sur la montagne Moria. C'était là que Salomon l'avait élevé; c'était là qu'Hérode l'avait rebâti avec beaucoup plus de solidité et de magnificence, après avoir préalablement élevé un beau théâtre dans Jérusalem, et un temple à Auguste dans Césarée. Les fondations de ce temple agrandi par Hérode, avaient jusqu'à vingt-cinq pieds de longueur, au rapport de Joseph. Serait-il possible que les Juifs eussent été assez insensés du temps de Julien pour vouloir déranger ces pierres qui étaient si bien préparées à recevoir le reste de l'édifice, et sur lesquelles on a vu depuis les mahométans bâtir leur mosquée?[25] Quel homme fut jamais assez fou, assez stupide pour se priver ainsi à grands frais et avec une peine extrême du plus grand avantage qu'il pût rencontrer sous ses yeux et sous ses mains? Rien n'est plus incroyable.
2 o . Comment des éruptions de flammes seraient-elles sorties du sein de ces pierres? Il se pourrait qu'il fût arrivé un tremblement de terre dans le voisinage; ils sont fréquents en Syrie; mais que de larges quartiers de pierres aient vomi des tourbillons de feu! ne faut-il pas placer ce conte parmi tous ceux de l'antiquité?
3 o . Si ce prodige, ou si un tremblement de terre, qui n'est pas un prodige, était effectivement arrivé, l'empereur Julien n'en aurait-il pas parlé dans la lettre où il dit, qu'il a eu intention de rebâtir ce temple? N'aurait-on pas triomphé de son témoignage? N'est-il pas au contraire infiniment probable qu'il changea d'avis? Cette lettre ne contient-elle pas ces propres mots? Que diront les Juifs de leur temple qui a été détruit trois fois et qui n'est point encore rebâti? Ce n'est point un reproche que je leur fais, puisque j'ai voulu moi-même relever ses ruines; je n'en parle que pour montrer l'extravagance de leurs prophètes qui trompaient de vieilles femmes imbéciles : Quid de templo suo dicent, quod cùm tertiò sit eversum, nondum ad hodiernam usque diem instauratur? haec ego, non ut illis exprobrarem in medium adduxi, utpote qui templum illud tanto intervallo a ruinis excitare voluerim. Sed ideò commemoravi, ut ostenderem delirasse, prophetas istos quibus cum stolidis aniculis negotium erat.
N'est-il pas évident que l'empereur ayant fait attention aux prophéties juives, que le temple serait rebâti plus beau que jamais, et que toutes les nations y viendraient adorer, crut devoir révoquer la permission de relever cet édifice? La probabilité historique serait donc, par les propres paroles de l'empereur, qu'ayant malheureusement en horreur les livres juifs ainsi que les nôtres, il avait enfin voulu faire mentir les prophètes juifs.
L'abbé de la Blétrie, historien de l'empereur Julien, n'entend Pag. 399. pas comment le temple de Jérusalem fut détruit trois fois. Il dit qu'apparemment Julien compte pour une troisième destruction la catastrophe arrivée sous son règne. Voilà une plaisante destruction que des pierres d'un ancien fondement qu'on n'a pu remuer! Comment cet écrivain n'a-t-il pas vu que le temple bâti par Salomon, reconstruit par Zorobabel, détruit entièrement par Hérode, rebâti par Hérode même avec tant de magnificence, ruiné enfin par Titus, fait manifestement trois temples détruits? le compte est juste. Il n'y a pas là de quoi calomnier Julien.[26]
L'abbé de la Blétrie le calomnie assez en disant qu'il n'avait Préface de la Blétrie. que des vertus apparentes et des vices réels ; mais Julien n'était ni hypocrite, ni avare, ni fourbe, mi menteur, ni ingrat, ni lâche, ni ivrogne, ni débauché, ni paresseux, ni vindicatif. Quels étaient donc ses vices?
4 o . Voici enfin l'arme redoutable dont on se sert pour persuader que des globes de feu sortirent des pierres. Ammien Marcellin, auteur païen et non suspect, l'a dit. Je le veux; mais cet Ammien a dit aussi que lorsque l'empereur voulut sacrifier dix boeufs à ses dieux pour sa première victoire remportée contre les Perses, il en tomba neuf par terre avant d'être présentés à l'autel. Il raconte cent prédictions, cent prodiges. Faudra-t-il l'en croire? Faudra-t-il croire tous les miracles ridicules que Tite-Live rapporte?
Et qui vous a dit qu'on n'a point falsifié le texte d'Ammien Marcellin? serait-ce la première fois qu'on aurait usé de cette supercherie?
Je m'étonne que vous n'ayez pas fait mention des petites croix de feu que tous les ouvriers aperçurent sur leur corps quand ils allèrent se coucher. Ce trait aurait figuré parfaitement avec vos globes.
Le fait est que le temple des Juifs ne fut point rebâti, et ne le sera point, à ce qu'on présume. Tenons-nous-en là; et ne cherchons point des prodiges inutiles. Globi flammarum , des globes de feu ne sortent ni de la pierre, ni de la terre. Ammien et ceux qui l'ont cité n'étaient pas physiciens. Que l'abbé de la Blétrie regarde seulement le feu de la St Jean, il verra que la flamme monte toujours en pointe ou en onde, et qu'elle ne se forme jamais en globe. Cela seul suffit pour détruire la sottise dont il se rend le défenseur avec une critique peu judicieuse et une hauteur révoltante.
Au reste la chose importe fort peu. Il n'y a rien là qui intéresse la foi et les moeurs: et nous ne cherchons ici que la vérité historique.
Après l'article Apôtre de l'Encyclopédie, lequel est aussi savant qu'orthodoxe, il reste bien peu de chose à dire. Mais on demande souvent: Les apôtres étaient-ils mariés? ont-ils eu des enfants? que sont devenus ces enfants? où les apôtres ont-ils vécu? où ont-ils écrit? où sont-ils morts? ont-ils eu un district? ont-ils exercé un ministère civil? avaient-ils une juridiction sur les fidèles? étaient-ils évêques? y avait-il une hiérarchie? des rites, des cérémonies?
I o . Il existe une lettre attribuée à St Ignace le martyr, dans laquelle sont ces paroles décisives. ‘Je me souviens de votre sainteté comme d'Elie, de Jérémie, de Jean-Baptiste, des disciples choisis, Timothée, Titus, Evodius, Clément, qui ont vécu dans la chasteté: mais je ne blâme point les autres bienheureux qui ont été liés par le mariage; et je souhaite être trouvé digne de Dieu, en suivant leurs vestiges dans son règne, à l'exemple d'Abraham, d'Isaac, de Jacob, de Joseph, d'Isaïe, des autres prophètes tels que Pierre et Paul et les autres apôtres qui ont été mariés.'
Quelques savants ont prétendu que le nom de St Paul est interpolé dans cette lettre fameuse; cependant Turrien, et tous ceux qui ont vu les lettres de St Ignace en latin dans la bibliothèque 3 e Baronius anno 57. du Vatican, avouent que le nom de St Paul s'y trouve. Et Baronius ne nie pas que ce passage ne soit dans quelques manuscrits grecs: non negamus in quibusdam graecis codicibus : mais il prétend que ces mots ont été ajoutés par des Grecs modernes.
Il y avait dans l'ancienne bibliothèque d'Oxford un manuscrit des lettres de St Ignace en grec, où ces mots se trouvaient. J'ignore s'il n'a pas été brûlé avec beaucoup d'autres livres à la prise Voyez Cotellier, tom. 2, pag. 242. d'Oxford par Cromwell. Il en reste encore un latin dans la même bibliothèque; les mots Pauli et Apostolorum y sont effacés, mais de façon qu'on peut lire aisément les anciens caractères.
Il est certain que ce passage existe dans plusieurs éditions de ces lettres. Cette dispute sur le mariage de St Paul est peut-être assez frivole. Qu'importe qu'il ait été marié ou non, si les autres apôtres l'ont été? Il n'y a qu'à lire sa première épître aux Corinthiens, pour prouver qu'il pouvait être marié comme les Ch. IX, v. 5 et 6. autres: ‘N'avons-nous pas droit de manger et de boire chez vous? n'avons-nous pas droit d'y amener notre femme, notre soeur, comme les autres apôtres, et les frères du Seigneur, et Céphas? serions-nous donc les seuls Barnabé et moi qui n'aurions pas ce pouvoir? Qui va jamais à la guerre à ses dépens?' [27]
Il est clair par ce passage que tous les apôtres étaient mariés Stromat. liv. III. aussi bien que St Pierre. Et St Clément d'Alexandrie déclare positivement que St Paul avait une femme.
La discipline romaine a changé: mais cela n'empêche pas qu'il n'y ait eu un autre usage dans les premiers temps. (Voyez Constitutions apostoliques au mot Apocryphe . )
Stromat. liv. VII et Eusèbe liv. III, ch. XXX. II o . On a très peu de notions sur leurs familles. St Clément d'Alexandrie dit que Pierre eut des enfants; que Philippe eut des filles, et qu'il les maria.
Act. ch. XXI. Les Actes des apôtres spécifient St Philippe, dont les quatre filles prophétisaient. On croit qu'il y en eut une de mariée, et que c'est Ste Hermione.
Eusèbe liv. III, ch. XXIX. Eusèbe rapporte que Nicolas, choisi par les apôtres pour coopérer au saint ministère avec St Etienne, avait une fort belle femme dont il était jaloux. Les apôtres lui ayant reproché sa jalousie, il s'en corrigea, leur amena sa femme, et leur dit: je suis prêt à la céder; que celui qui la voudra l'épouse . Les apôtres n'acceptèrent point sa proposition. Il eut de sa femme un fils et des filles.
Cléophas, selon Eusèbe et St Epiphane, était frère de St Joseph, et père de St Jacques le mineur et de St Jude, qu'il avait eus de Marie soeur de la Ste Vierge. Ainsi St Jude l'apôtre était cousin germain de Jésus-Christ.
Eusèbe liv. III, ch. XX. Egésippe, cité par Eusèbe, dit que deux des petits-fils de St Jude furent déférés à l'empereur Domitien, comme descendants de David; et ayant un droit incontestable au trône de Jérusalem, Domitien craignant qu'ils ne se servissent de ce droit, les interrogea lui-même; ils exposèrent leur généalogie; l'empereur leur demanda quelle était leur fortune; ils répondirent, qu'ils possédaient trente-neuf arpents de terre, lesquels payaient tribut; et qu'ils travaillaient pour vivre. L'empereur leur demande quand arriverait le royaume de Jésus-Christ; ils dirent que ce serait à la fin du monde. Après quoi Domitien les laissa aller en paix; ce qui prouverait qu'il n'était pas persécuteur.
Voilà, si je ne me trompe, tout ce qu'ont sait des enfants des apôtres.
Eusèbe liv. III. Selon Eusèbe, Jacques, surnommé le juste, frère de Jésus-Christ, fut d'abord placé le premier sur le trône épiscopal de la ville de Jérusalem; ce sont ses propres mots. Ainsi, selon lui, le premier évêché fut celui de Jérusalem, supposé que les Juifs connussent le nom d' évêque . Il paraissait en effet bien vraisemblable, que le frère de notre Sauveur fût le premier après lui; et que la ville même, où s'était opéré le miracle de notre salut, fût la métropole du monde chrétien. A l'égard de trône épiscopal , c'est un terme dont Eusèbe se sert par anticipation. On sait assez qu'alors il n'y avait ni trône ni siège.
Eusèbe ajoute, d'après St Clément, que les autres apôtres ne contestèrent point à St Jacques l'honneur de cette dignité. Ils l'élurent immédiatement après l'Ascension. Le Seigneur , dit-il, après sa résurrection, avait donné à Jacques surnommé le juste, à Jean et à Pierre le don de la science : paroles bien remarquables. Eusèbe nomme Jacques le premier, Jean le second. Pierre ne vient ici que le dernier; il semble juste que le frère, et le disciple bien-aimé de Jésus passent avant celui qui l'a renié. L'Eglise grecque tout entière, et tous les réformateurs demandent où est la primauté de Pierre? Les catholiques romains répondent: S'il n'est pas nommé le premier chez les Pères de l'Eglise, il l'est dans les Actes des apôtres . Les Grecs et les autres répliquent, qu'il n'a pas été le premier évêque; et la dispute subsistera autant que ces Eglises.
St Jacques, ce premier évêque de Jérusalem, frère du Seigneur, continua toujours à observer la loi mosaïque. Il était récabite, ne se faisant jamais raser, marchant pieds nus, allant se prosterner dans le temple des Juifs deux fois par jour, et surnommé par les Eusèbe, Epiphane, Jérôme, Clément d'Alexandrie. Juifs Oblia , qui signifie le Juste . Enfin ils s'en rapportèrent à lui pour savoir qui était Jésus-Christ: mais ayant répondu que Jésus était le fils de l'homme assis à la droite de Dieu, et qu'il viendrait dans les nuées , il fut assommé à coups de bâton. C'est de St Jacques le mineur que nous venons de parler.
Eusèbe liv. III. St Jacques le majeur était son oncle, frère de St Jean l'évangéliste, fils de Zebedée et de Salome. On prétend qu'Agrippa roi des Juifs lui fit couper la tête à Jérusalem.
Eusèbe liv. III. St Jean resta dans l'Asie, et gouverna l'église d'Ephèse, où il fut, dit-on, enterré.
St André, frère de St Pierre, quitta l'école de St Jean-Baptiste pour celle de Jésus-Christ. On n'est pas d'accord s'il prêcha chez les Tartares ou dans Argos. Mais pour trancher la difficulté, on a dit que c'était dans l'Epire. Personne ne sait où il fut martyrisé, ni même s'il le fut. Les actes de son martyre sont plus que suspects aux savants; les peintres l'ont toujours représenté sur une croix en sautoir, à laquelle on a donné son nom; c'est un usage qui a prévalu sans qu'on en connaisse la source.
St Pierre prêcha aux Juifs dispersés dans le Pont, la Bithynie, la Cappadoce, dans Antioche, à Babilone. Les Actes des apôtres ne parlent point de son voyage à Rome. St Paul même ne fait aucune mention de lui dans les lettres qu'il écrit de cette capitale. St Justin est le premier auteur accrédité qui ait parlé de ce voyage, sur lequel les savants ne s'accordent pas. St Irénée, après St Justin, dit expressément que St Pierre et St Paul vinrent à Rome, et qu'ils donnèrent le gouvernement à St Lin. C'est encore là une nouvelle difficulté. S'ils établirent St Lin pour inspecteur de la société chrétienne naissante à Rome, on infère qu'ils ne la conduisirent pas, et qu'ils ne restèrent point dans cette ville.
La critique a jeté sur cette matière une foule d'incertitudes. L'opinion que St Pierre vint à Rome sous Néron, et qu'il y occupa la chaire pontificale vingt-cinq ans, est insoutenable, puisque Néron ne régna que treize années. La chaise de bois qui est enchâssée dans l'église à Rome, ne peut guère avoir appartenu à St Pierre; le bois ne dure pas si longtemps; et il n'est pas vraisemblable que St Pierre ait enseigné dans ce fauteuil comme dans une école toute formée, puisqu'il est avéré que les Juifs de Rome étaient les ennemis violents des disciples de Jésus-Christ.
Coloss. ch. IV, v. 10 et 11. La plus forte difficulté peut-être, est que St Paul dans son épître écrite de Rome aux Colossiens, dit positivement qu'il n'a été secondé que par Aristarque, Marc, et un autre qui portait le nom de Jésus. Cette objection a paru insoluble aux plus savants hommes.
Ch. II, v. 9. Dans sa lettre aux Galates, il dit qu'il obligea Jacques, Céphas et Jean qui étaient colonnes , à reconnaître aussi pour colonne lui et Barnabé. S'il place Jean avant Céphas, Céphas n'était donc pas le chef. Heureusement ces disputes n'entament pas le fond de notre sainte religion. Que St Pierre ait été à Rome ou non, Jésus-Christ n'en est pas moins fils de Dieu et de la vierge Marie, et n'en est pas moins ressuscité; il n'en a pas moins recommandé l'humilité et la pauvreté qu'on néglige, il est vrai, mais sur lesquelles on ne dispute pas.
Nicéphore-Caliste, auteur du quatorzième siècle, dit que Pierre était menu, grand et droit, le visage long et pâle, la barbe et les cheveux épais, courts et crépus, les yeux noirs, le nez long, plutôt camus que pointu . C'est ainsi que dom Calmet traduit ce passage. Voyez son Dictionnaire de la Bible .
St Barthélemi, mot corrompu de Bar-Ptolomaios,[28] fils de Ptolomée. Les Actes des apôtres nous apprennent qu'il était de Galilée. Eusèbe prétend qu'il alla prêcher dans l'Inde, dans l'Arabie heureuse, dans la Perse et dans l'Abissinie. On croit que c'était le même que Nathanaël. On lui attribue un évangile; mais tout ce qu'on a dit de sa vie et de sa mort est très incertain. On a prétendu qu'Astyage, frère de Polémon roi d'Arménie, le fit écorcher vif; mais cette histoire est regardée comme fabuleuse par tous les bons critiques.
St Philippe. Si l'on en croit les légendes apocryphes, il vécut quatre-vingt-sept ans, et mourut paisiblement sous Trajan.
St Thomas-Dydime. Origène cité par Eusèbe, dit qu'il alla prêcher aux Mèdes, aux Perses, aux Caramaniens, aux Bactriens et aux mages, comme si les mages avaient été un peuple. On ajoute qu'il baptisa un des mages qui étaient venus à Bethléem. Les manichéens prétendaient qu'un homme ayant donné un soufflet à St Thomas, fut dévoré par un lion. Des auteurs portugais assurent qu'il fut martyrisé à Meliapour, dans la presqu'île de l'Inde. L'Eglise grecque croit qu'il prêcha dans l'Inde, et que de là on porta son corps à Edesse. Ce qui fait croire qu'il alla dans l'Inde, c'est qu'on y trouva, vers la côte d'Ormus, à la fin du quinzième siècle, quelques familles nestoriennes établies par un marchand de Mozoul nommé Thomas. La légende porte qu'il bâtit un palais magnifique pour un roi de l'Inde, appelé Gondafer: mais les savants rejettent toutes ses histoires.
St Mathias. On ne sait de lui aucune particularité. Sa vie n'a été écrite qu'au douzième siècle, par un moine de l'abbaye de St Mathias de Trèves, qui disait la tenir d'un juif qui la lui avait traduite de l'hébreu en latin.
St Matthieu. Si l'on en croit Rufin, Socrate, Abdias, il prêcha et mourut en Ethiopie. Héracléon le fait vivre longtemps, et mourir d'une mort naturelle: mais Abdias dit, qu'Hirtacus roi d'Ethiopie, frère d'Eglipus, voulant épouser sa nièce Iphigénie, et n'en pouvant obtenir la permission de St Matthieu, lui fit trancher la tête, et mit le feu à la maison d'Iphigénie. Celui à qui nous devons l'Evangile le plus circonstancié que nous ayons, méritait un meilleur historien qu'Abdias.
St Simon Cananéen, qu'on fête communément avec St Jude. On ignore sa vie. Les Grecs modernes disent, qu'il alla prêcher dans la Lybie, et de là en Angleterre. D'autres le font martyriser en Perse.
Matth. ch. XIII, v. 55. St Thadée, ou Lebée, le même que St Jude, que les Juifs appellent, dans St Matthieu, frère de Jésus-Christ; et qui, selon Eusèbe, était son cousin germain. Toutes ces relations, la plupart incertaines et vagues, ne nous éclairent point sur la vie des apôtres. Mais s'il y a peu pour notre curiosité, il reste assez pour notre instruction.
Des quatre Evangiles choisis parmi les cinquante-quatre, qui furent composés par les premiers chrétiens, il y en a deux qui ne sont point faits par des apôtres.
St Paul n'était pas un des douze apôtres; et cependant ce fut lui qui contribua le plus à l'établissement du christianisme. C'était le seul homme de lettres qui fût parmi eux. Il avait étudié dans l'école de Gamaliel. Festus même, gouverneur de Judée, lui reproche qu'il est trop savant; et ne pouvant comprendre les Act. ch. XXVI. sublimités de sa doctrine, il lui dit: Tu es fou, Paul; tes grandes études t'ont conduit à la folie. Insanis, Paule; multae te litterae ad insaniam convertunt .
Il se qualifie apôtre, envoyé , dans sa première épître aux Iere aux Corinth. ch. IX. Corinthiens. ‘Ne suis-je pas libre? Ne suis-je pas apôtre? N'ai-je pas vu notre Seigneur? N'êtes-vous pas mon ouvrage en notre Seigneur? Quand je ne serais pas apôtre à l'égard des autres, je le suis à votre égard. . . Sont-ils ministres du Christ? Quand on devrait m'accuser d'imprudence, je le suis encore plus.'
Il se peut en effet qu'il eût vu Jésus, lorsqu'il étudiait à Jérusalem sous Gamaliel. On peut dire cependant que ce n'était point une raison qui autorisât son apostolat. Il n'avait point été au rang des disciples de Jésus; au contraire, il les avait persécutés; il avait été complice de la mort de St Etienne. Il est étonnant qu'il ne justifie pas plutôt son apostolat volontaire par le miracle que fit depuis Jésus-Christ en sa faveur, par la lumière céleste qui lui apparut en plein midi, qui le renversa de cheval; et par son enlèvement au troisième ciel.
Hérésies liv. XXX, § 6. St Epiphane cite des Actes des apôtres qu'on croit composés par les chrétiens nommés ébionites , ou pauvres , et qui furent rejetés par l'Eglise; actes très anciens à la vérité, mais pleins d'outrages contre St Paul.
C'est là qu'il est dit que St Paul était né à Tarsis de parents idolâtres; utroque parente gentili procreatus ; et qu'étant venu à Jérusalem, où il resta quelque temps, il voulut épouser la fille de Gamaliel; que dans ce dessein il se rendit prosélyte juif, et se fit circoncire: mais que n'ayant pas obtenu cette vierge (ou ne l'ayant pas trouvée vierge) la colère le fit écrire contre la circoncision, le sabbat et toute la loi.
Cumque Hierosolimam accessisset, et ibidem aliquamdiù mansisset, pontificis filiam ducere in animum induxisse, et eam ob rem proselytum factum, atque circumcisum esse, postea quod virginem eam non accepisset, succensuisse; et adversùs circumcisionem ac sabbathum totamque legem scripsisse .
Ces paroles injurieuses font voir que ces premiers chrétiens, sous le nom de pauvres , étaient attachés encore au sabbat et à la circoncision, se prévalant de la circoncision de Jésus-Christ, et de son observance du sabbat; qu'ils étaient ennemis de St Paul; qu'ils le regardaient comme un intrus qui voulait tout renvenser. En un mot ils étaient hérétiques, et en conséquence ils s'efforçaient de répandre la diffamation sur leurs ennemis, emportement trop ordinaire à l'esprit de parti et de superstition.
2 e Epît. aux Corinth. ch. XI, v. 13. Aussi St Paul les traite-t-il de faux apôtres, d'ouvriers trompeurs, et les accable d'injures; il les appelle chiens dans sa lettre aux Galates.
Ch. III, v. 2. St Jérôme prétend qu'il était né à Giscala, bourg de Galilée, et non à Tarsis. D'autres lui contestent sa qualité de citoyen romain, parce qu'il n'y avait alors de citoyen romain ni à Tarsis, ni à Galgala; et que Tarsis ne fut colonie romaine qu'environ cent ans après. St Jérôme, épître à Philemon. Mais il en faut croire les Actes des apôtres qui sont inspirés par le Saint-Esprit, et qui doivent l'emporter sur le témoignage de St Jérôme, tout savant qu'il était.
Tout est intéressant de St Pierre et de St Paul. Si Nicéphore nous a donné le portrait de l'un, les Actes de Ste Thécle, qui, bien que non canoniques, sont du premier siècle, nous ont fourni le portrait de l'autre. Il était (disent ces actes) de petite taille, chauve, les cuisses tortues, la jambe grosse, le nez aquilin, les sourcils joints, plein de la grâce du Seigneur.
Staturâ brevi, calvastrum, cruribus curvis, surosum, naso aquilino, superciliis junctis, plenum gratiâ Dei .
Au reste, ces Actes de St Paul et de Ste Thécle furent composés, selon Tertullien, par un Asiatique disciple de Paul lui-même, qui les mit d'abord sous le nom de l'apôtre, et qui en fut repris et même déposé, c'est-à-dire exclus de l'assemblée; car la hiérarchie n'étant pas encore établie, il n'y avait pas de déposition proprement dite.
Quelle était la discipline sous laquelle vivaient les apôtres et les premiers disciples ?
Il paraît qu'ils étaient tous égaux. L'égalité était le grand principe des esséniens, des récabites, des thérapeutes, des disciples de Jean, et surtout de Jésus-Christ qui la recommande plus d'une fois.
St Barnabé, qui n'était pas un des douze apôtres, donne sa voix avec eux. St Paul qui était encore moins apôtre choisi du vivant de Jésus, non seulement est égal à eux, mais il a une sorte d'ascendant; il tance rudement St Pierre.
On ne voit parmi eux aucun supérieur, quand ils sont assemblés. Personne ne préside, pas même tour à tour. Ils ne s'appellent point d'abord évêques. St Pierre ne donne le nom d' évêque , ou Epît. Iere, ch. II. l'épithète équivalente, qu'à Jésus-Christ, qu'il appelle le surveillant des âmes . Ce nom de surveillant , d' évêque , est donné ensuite indifféremment aux anciens, que nous appelons prêtres ; mais nulle cérémonie, nulle dignité, nulle marque distinctive de prééminence.
Les anciens, ou vieillards, sont chargés de distribuer les aumônes. Act. ch. VI, v. 2. Les plus jeunes sont élus à la pluralité des voix, pour avoir soin des tables , et ils sont au nombre de sept; ce qui constate évidemment des repas de communauté. (Voyez l'article Eglise . )
De juridiction, de puissance de commandement, de punition, on n'en voit pas la moindre trace.
Il est vrai qu'Ananiah et Saphira sont mis à mort pour n'avoir pas donné tout leur argent à St Pierre; pour en avoir retenu une petite partie dans la vue de subvenir à leurs besoins pressants; pour ne l'avoir pas avoué; pour avoir corrompu par un petit mensonge la sainteté de leurs largesses; mais ce n'est pas St Pierre qui les condamne. Il est vrai qu'il devine la faute d'Ananiah; il la Act. ch. V. lui reproche; il lui dit: Vous avez menti au Saint-Esprit , et Ananiah tombe mort. Ensuite Saphira vient, et Pierre au lieu de l'avertir l'interroge; ce qui semble une action de juge. Il la fait tomber dans le piège en lui disant: Femme, dites-moi combien vous avez vendu votre champ ; la femme répond comme son mari. Il est étonnant qu'en arrivant sur le lieu, elle n'ait pas su la mort de son époux, que personne ne l'en ait avertie, qu'elle n'ait pas vu dans l'assemblée l'effroi et le tumulte qu'une telle mort devait causer, et surtout la crainte mortelle que la justice n'accourût pour informer de cette mort comme d'un meurtre. Il est étrange que cette femme n'ait pas rempli la maison de ses cris, et qu'on l'ait interrogée paisiblement comme dans un tribunal sévère, où les huissiers contiennent tout le monde dans le silence. Il est encore plus étonnant que St Pierre lui ait dit: Femme, vois-tu les pieds de ceux qui ont porté ton mari en terre; ils vont t'y porter . Et dans l'instant la sentence est exécutée. Rien ne ressemble plus à l'audience criminelle d'un juge despotique.
Mais il faut considérer que St Pierre n'est ici que l'organe de Jésus-Christ et du Saint-Esprit; que c'est à eux qu'Ananiah et sa femme ont menti; et que ce sont eux qui les punissent par une mort subite; que c'est même un miracle fait pour effrayer tous ceux qui en donnant leurs biens à l'Eglise, et qui en disant qu'ils ont tout donné, retiendront quelque chose pour des usages profanes. Le judicieux dom Calmet fait voir combien les Pères et les commentateurs diffèrent sur le salut de ces deux premiers chrétiens, dont le péché consistait dans une simple réticence, mais coupable.
Quoi qu'il en soit, il est certain que les apôtres n'avaient aucune juridiction, aucune puissance, aucune autorité que celle de la persuasion, qui est la première de toutes, et sur laquelle toutes les autres sont fondées.
D'ailleurs il paraît par cette histoire même que les chrétiens vivaient en commun.
Quand ils étaient assemblés deux ou trois, Jésus-Christ était au milieu d'eux. Ils pouvaient tous recevoir également l'Esprit. Jésus St Matthieu ch. XXIII. était leur véritable, leur seul supérieur; il leur avait dit: N'appelez personne sur la terre, votre père; car vous n'avez qu'un père qui est dans le ciel. Ne désirez point qu'on vous appelle, maîtres; parce que vous n'avez qu'un seul maître, et que vous êtes tous frères; ni qu'on vous appelle, docteurs; car votre seul docteur est Jésus . (Voyez Eglise .)
Il n'y avait du temps des apôtres aucun rite, point de liturgie, point d'heures marquées pour s'assembler, nulle cérémonie. Les disciples baptisaient les catéchumènes; on leur soufflait dans la St Jean ch. XX, v. 22. bouche, pour y faire entrer l'Esprit saint avec le souffle; ainsi que Jésus-Christ avait soufflé sur les apôtres; ainsi qu'on souffle encore aujourd'hui en plusieurs églises dans la bouche d'un enfant, quand on lui administre le baptême. Tels furent les commencements du christianisme. Tout se faisait par inspiration, par enthousiasme, comme chez les thérapeutes et chez les judaïtes, s'il est permis de comparer un moment des sociétés judaïques, devenues réprouvées, à des sociétés conduites par Jésus-Christ même du haut du ciel, où il était assis à la droite de son père.
Le temps amena des changements nécessaires; l'Eglise s'étant étendue, fortifiée, enrichie, eut besoin de nouvelles lois.
Toutes les apparences sont-elles trompeuses? Nos sens ne nous ont-ils été donnés que pour nous faire une illusion continuelle? Tout est-il erreur? Vivons-nous dans un songe entourés d'ombres chimériques? Vous voyez le soleil se coucher à l'horizon, quand il est déjà dessous. Il n'est pas encore levé, et vous le voyez paraître. Cette tour carrée vous semble ronde. Ce bâton enfoncé dans l'eau vous semble courbé.
Vous regardez votre image dans un miroir. Il vous la représente derrière lui. Elle n'est ni derrière, ni devant. Cette glace, qui au toucher et à la vue est si lisse, et si unie, n'est qu'un amas inégal d'aspérités et de cavités. La peau la plus fine et la plus blanche n'est qu'un réseau hérissé, dont les ouvertures sont incomparablement plus larges que le tissu, et qui renferment un nombre infini de petits crins. Des liqueurs passent sans cesse sous ce réseau, et il en sort des exhalaisons continuelles, qui couvrent toute cette surface. Ce que vous appelez grand est très petit pour un éléphant, et ce que vous appelez petit est un monde pour des insectes.
Le même mouvement, qui serait rapide pour une tortue, serait très lent aux yeux d'un aigle. Ce rocher, qui est impénétrable au fer de vos instruments, est un crible percé de plus de trous qu'il n'a de matière, et de mille avenues d'une largeur prodigieuse, qui conduisent à son centre, où logent des multitudes d'animaux, qui peuvent se croire les maîtres de l'univers.
Rien n'est ni comme il vous paraît, ni à la place où vous croyez qu'il soit.
Plusieurs philosophes fatigués d'être toujours trompés par les corps, ont prononcé de dépit que les corps n'existent pas, et qu'il n'y a de réel que notre esprit. Ils pouvaient conclure tout aussi bien que toutes les apparences étant fausses, et la nature de l'âme étant inconnue comme la matière, il n'y avait en effet ni esprit ni corps.
C'est peut-être ce désespoir de rien connaître, qui a fait dire à certains philosophes chinois, que le néant est le principe et la fin de toutes choses.
Cette philosophie destructive des êtres était fort connue du temps de Molière. Le docteur Marphurius représente toute cette école, quand il enseigne à Sganarelle qu' il ne faut pas dire: je suis venu; mais il me semble que je suis venu. Et il peut vous le sembler, sans que la chose soit véritable .
Mais à présent une scène de comédie n'est pas une raison, quoiqu'elle vaille quelquefois mieux; et il y a souvent autant de plaisir à rechercher la vérité qu'à se moquer de la philosophie.
Vous ne voyez pas le réseau, les cavités, les cordes, les inégalités, les exhalaisons de cette peau blanche et fine que vous idolâtrez. Des animaux mille fois plus petits qu'un ciron, discernent tous ces objets qui vous échappent. Il s'y logent, ils s'y nourrissent, ils s'y promènent comme dans un vaste pays. Et ceux, qui sont sur le bras droit, ignorent qu'il y ait des gens de leur espèce sur le bras gauche. Si vous aviez le malheur de voir ce qu'ils voient, cette peau charmante vous ferait horreur.
L'harmonie d'un concert que vous entendez avec délices, doit faire sur certains petits animaux l'effet d'un tonnerre épouvantable, et peut-être les tuer. Vous ne voyez, vous ne touchez, vous n'entendez, vous ne sentez les choses que de la manière dont vous devez les sentir.
Tout est proportionné. Les lois de l'optique, qui vous font voir dans l'eau l'objet où il n'est pas, et qui brisent une ligne droite, tiennent aux mêmes lois qui vous font paraître le soleil sous un diamètre de deux pieds, quoiqu'il soit un million de fois plus gros que la terre. Pour le voir dans sa dimension véritable, il faudrait avoir un oeil qui en rassemblât les rayons sous un angle aussi grand que son disque; ce qui est impossible. Vos sens vous assistent donc beaucoup plus qu'ils ne vous trompent.
Le mouvement, le temps, la dureté, la mollesse, les dimensions, l'éloignement, l'approximation, la force, la faiblesse, les apparences, de quelque genre qu'elles soient, tout est relatif. Et qui a fait ces relations?
Ce n'est point du tout une chose rare qu'une personne, vivement émue, voie ce qui n'est point. Une femme en 1726, accusée à Londres d'être complice du meurtre de son mari, niait le fait; on lui présente l'habit du mort qu'on secoue devant elle; son imagination épouvantée lui fait voir son mari même; elle se jette à ses pieds, et veut les embrasser. Elle dit aux jurés qu'elle avait vu son mari.
Il ne faut pas s'étonner que Théodoric ait vu dans la tête d'un poisson, qu'on lui servait, celle de Simmaque qu'il avait assassiné, ou fait exécuter injustement; (c'est la même chose.)
Charles IX, après la St Barthélemi, voyait des morts et du sang, non pas en songe, mais dans les convulsions d'un esprit troublé, qui cherchait en vain le sommeil. Son médecin et sa nourrice l'attestèrent. Des visions fantastiques sont très fréquentes dans les fièvres chaudes. Ce n'est point s'imaginer voir, c'est voir en effet. Le fantôme existe pour celui qui en a la perception. Si le don de la raison, accordé à la machine humaine, ne venait pas corriger ces illusions, toutes les imaginations échauffées seraient dans un transport presque continuel, et il serait impossible de les guérir.
C'est surtout dans cet état mitoyen, entre la veille et le sommeil, qu'un cerveau enflammé voit des objets imaginaires, et entend des sons que personne ne prononce. La frayeur, l'amour, la douleur, le remords sont les peintres qui tracent les tableaux dans les imaginations bouleversées. L'oeil qui est ébranlé pendant la nuit par un coup vers le petit canthus, et qui voit jaillir des étincelles, n'est qu'une très faible image des inflammations de notre cerveau.
Aucun théologien ne doute qu'à ces causes naturelles, la volonté du maître de la nature n'ait joint quelquefois sa divine influence. L'Ancien et le Nouveau Testament en sont d'assez évidents témoignages. La Providence daigna employer ces apparitions, ces visions en faveur du peuple juif, qui était alors son peuple chéri.
Il se peut que dans la suite des temps, quelques âmes, pieuses à la vérité, mais trompées par leur enthousiasme, aient cru recevoir d'une communication intime avec Dieu ce qu'elles ne tenaient que de leur imagination enflammée. C'est alors qu'on a besoin du conseil d'un honnête homme, et surtout d'un bon médecin.
Les histoires des apparitions sont innombrables. On prétend que ce fut sur la foi d'une apparition que St Théodore, au commencement du quatrième siècle, alla mettre le feu au temple d'Amasée, et le réduisit en cendre. Il est bien vraisemblable que Dieu ne lui avait pas ordonné cette action, qui en elle-même est si criminelle, dans laquelle plusieurs citoyens périrent, et qui exposait tous les chrétiens à une juste vengeance.
Que Ste Potamienne ait apparu à St Basilide, Dieu peut l'avoir permis; il n'en a rien résulté qui troublât l'Etat. On ne niera pas que Jésus-Christ ait pu apparaître à St Victor; mais que St Benoît ait vu l'âme de St Germain de Capoue portée au ciel par des anges, et que deux moines aient vu celle de St Benoît marcher sur un tapis étendu depuis le ciel jusqu'au mont Cassin, cela est plus difficile à croire.
On peut douter de même, sans offenser notre auguste religion, que St Eucher fut mené par un ange en enfer, où il vit l'âme de Charles Martel; et qu'un saint ermite d'Italie ait vu des diables qui enchaînaient l'âme de Dagobert dans une barque, et lui donnaient cent coups de fouet; car après tout, il ne serait pas aisé d'expliquer nettement comment une âme marche sur un tapis, comment on l'enchaîne dans un bateau, et comment on la fouette.
Mais il se peut très bien faire que des cervelles allumées aient eu de semblables visions; on en a mille exemples de siècle en siècle. Il faut être bien éclairé pour distinguer, dans ce nombre prodigieux de visions, celles qui viennent de Dieu même, et celles qui sont produites par la seule imagination.
L'illustre Bossuet rapporte, dans l' Oraison funèbre de la princesse Palatine , deux visions, qui agirent puissamment sur cette princesse, et qui déterminèrent toute la conduite de ses dernières années. Il faut croire ces visions célestes, puisqu'elles sont regardées comme telles par le disert et savant évêque de Meaux, qui pénétra toutes les profondeurs de la théologie, et qui même entreprit de lever le voile dont l'Apocalypse est couverte.
Il dit donc, que la princesse Palatine, après avoir prêté cent mille francs à la reine de Pologne sa soeur,[29] vendu le duché de Rételois un million, marié avantageusement ses filles, étant heureuse selon le monde, mais doutant malheureusement des vérités de la religion catholique, fut rappelée à la conviction et à l'amour de ces vérités ineffables par deux visions. La première fut un rêve, dans lequel un aveugle-né lui dit, qu'il n'avait aucune idée de la lumière, et qu'il fallait en croire les autres sur les choses qu'on ne peut concevoir. La seconde fut un violent ébranlement des méninges et des fibres du cerveau dans un accès de fièvre. Elle vit une poule qui courait après un de ses poussins qu'un chien tenait dans sa gueule. La princesse Palatine arrache le petit poulet au chien; une voix lui crie: Rendez-lui son poulet; si vous le privez de son manger, il fera mauvaise garde. Non, s'écria la princesse; je ne le rendrai jamais.
Ce poulet, c'était l'âme d'Anne de Gonzague princesse Palatine; la poule était l'Eglise; le chien était le diable. Anne de Gonzague, qui ne devait jamais rendre le poulet au chien, était la grâce efficace.
Bossuet prêchait cette oraison funèbre aux religieuses carmélites du faubourg St Jacques à Paris, devant toute la maison de Condé; il leur dit ces paroles remarquables: Ecoutez, et prenez garde surtout de ne pas écouter avec mépris l'ordre des avertissements divins, et la conduite de la grâce .
Les lecteurs doivent donc lire cette histoire avec le même respect que les auditeurs l'écoutèrent. Ces effets extraordinaires de la Providence, sont comme les miracles des saints qu'on canonise. Ces miracles doivent être attestés par des témoins irréprochables. Eh! quel déposant plus légal pourrions-nous avoir des apparitions et des visions de la princesse Palatine, que celui qui employa sa vie à distinguer toujours la vérité de l'apparence? Il combattit avec vigueur contre les religieuses de Port-royal sur le formulaire; contre Paul Ferri sur le catéchisme; contre le ministre Claude sur les variations de l'Eglise; contre le docteur Du Pin sur la Chine; contre le père Simon sur l'intelligence du texte sacré; contre le cardinal Sfondrate sur la prédestination; contre le pape sur les droits de l'Eglise gallicane; contre l'archevêque de Cambrai sur l'amour pur et désintéressé. Il ne se laissait séduire ni par les noms, ni par les titres, ni par la réputation, ni par la dialectique de ses adversaires. Il a rapporté ce fait; il l'a donc cru. Croyons-le comme lui, malgré les railleries qu'on en a faites. Adorons les secrets de la Providence: mais défions-nous des écarts de l'imagination, que Mallebranche appelait, la folle du logis . Car les deux visions accordées à la princesse Palatine, ne sont pas données à tout le monde.
Jésus-Christ apparut à Ste Catherine de Sienne; il l'épousa; il lui donna un anneau. Cette apparition mystique est respectable, puisqu'elle est attestée par Raimond de Capoue, général des dominicains, qui la confessait, et même par le pape Urbain VI. Mais elle est rejetée par le savant Fleuri, auteur de l' Histoire ecclésiastique . Et une fille qui se vanterait aujourd'hui d'avoir contracté un tel mariage, pourrait avoir une place aux Petites-Maisons pour présent de noces.
L'apparition de la mère Angélique abbesse du Port-royal, à soeur Dorothée, est rapportée par un homme d'un très grand poids dans le parti qu'on nomme janséniste , c'est le sieur Dufossé auteur des mémoires de Pontis. La mère Angélique longtemps après sa mort, vint s'asseoir dans l'église de Port-royal à son ancienne place, avec sa crosse à la main. Elle commanda qu'on fît venir soeur Dorothée, à qui elle dit de terribles secrets. Mais le témoignage de ce Dufossée ne vaut pas celui de Raimond de Capoue, et du pape Urbain VI, lesquels pourtant n'ont pas été recevables.
Celui qui vient d'écrire ce petit morceau a lu ensuite les quatre volumes de l'abbé Langlet sur les apparitions, et ne croit pas devoir en rien prendre. Il est convaincu de toutes les apparitions avérées par l'Eglise; mais il a quelques doutes sur les autres jusqu'à ce qu'elles soient authentiquement reconnues. Les cordeliers et les jacobins, les jansénistes et les molinistes ont eu leurs apparitions et leurs miracles. Illiacos intra muros peccatur et extra . (Voyez Vision et Vampires .)
L'à-propos est comme l'avenir, l'atour, l'ados et plusieurs termes pareils, qui ne composent plus aujourd'hui qu'un seul mot, et qui en faisaient deux autrefois.
Si vous dites: à propos, j'oubliais de vous parler de cette affaire; alors ce sont deux mots, et à devient une préposition. Mais si vous dites: voilà un à-propos heureux, un à-propos bien adroit, à-propos n'est plus qu'un seul mot.
La Motte a dit, dans une de ses odes:
Le sage, le prompt à-propos,
Dieu qu'à tort oublia la fable.
Tous les heureux succès en tout genre sont fondés sur les choses dites ou faites à propos.
Arnaud de Bresse, Jean Hus et Jérôme de Prague ne vinrent pas assez à propos, ils furent tous trois brûlés; les peuples n'étaient pas encore assez irrités; l'invention de l'imprimerie n'avait point encore mis sous les yeux de tout le monde les abus dont on se plaignait. Mais quand les hommes commencèrent à lire; quand la populace, qui voulait bien ne pas aller en purgatoire, mais qui ne voulait pas payer trop cher des indulgences, commença à ouvrir les yeux, les réformateurs du seizième siècle vinrent très à propos , et réussirent.
Un des meilleurs à-propos , dont l'histoire ait fait mention, est celui de Pierre Danez au concile de Trente. Un homme qui n'aurait pas eu l'esprit présent n'aurait rien répondu au froid jeu de mots de l'évêque italien: Ce coq chante bien: iste gallus benè cantat . [30] Danez répondit par cette terrible réplique: Plût à Dieu que Pierre se repentît au chant du coq !
La plupart des recueils de bons mots sont remplis de réponses très froides. Celle du marquis Mafei, ambassadeur de Sicile auprès du pape Clément XI, n'est ni froide, ni injurieuse, ni piquante, mais c'est un bel à-propos. Le pape se plaignait avec larmes de ce qu'on avait ouvert, malgré lui, les églises de Sicile qu'il avait interdites: Pleurez, Saint-Père , lui dit-il, quand on les fermera .
Les Italiens appellent une chose dite hors de propos: un sproposito . Ce mot manque à notre langue.
C'est une grande leçon dans Plutarque que ces paroles: Tu tiens sans propos beaucoup de bons propos. Ce défaut se trouve dans beaucoup de nos tragédies, où les héros débitent des maximes bonnes en elles-mêmes, qui deviennent fausses dans l'endroit où elles sont placées.
L'à-propos fait tout dans les grandes affaires, dans les révolutions des Etats. On a déjà dit, que Cromwell, sous Elizabeth, ou sous Charles II; le cardinal de Retz, quand Louis XIV gouverna par lui-même, auraient été des hommes très ordinaires.
César, né du temps de Scipion l'Africain, n'aurait pas subjugué la république romaine; et si Mahomet revenait aujourd'hui, il serait tout au plus cherif de la Mecque. Mais si Archimède et Virgile renaissaient, l'un serait encore le meilleur mathématicien, l'autre le meilleur poète de son pays.
Si quelqu'un veut connaître à fond les antiquités arabes, il est à présumer qu'il n'en sera pas plus instruit que de celles de l'Auvergne et du Poitou. Il est pourtant certain, que les Arabes étaient quelque chose longtemps avant Mahomet. Les Juifs eux-mêmes disent, que Moïse épousa une fille arabe, et son beau-père Jéthro paraît un homme de fort bon sens.
Mecka, ou la Mecque passa, et non sans vraisemblance, pour une des plus anciennes villes du monde; et ce qui prouve son ancienneté, c'est qu'il est impossible qu'une autre cause que la superstition seule ait fait bâtir une ville en cet endroit; elle est dans un désert de sable, l'eau y est saumache, on y meurt de faim et de soif. Le pays, à quelques milles vers l'orient, est le plus délicieux de la terre, le plus arrosé, le plus fertile. C'était là qu'il fallait bâtir, et non à la Mecque. Mais il suffit d'un charlatan, d'un fripon, d'un faux prophète qui aura débité ses rêveries pour faire de la Mecque un lieu sacré, et le rendez-vous des nations voisines. C'est ainsi que le temple de Jupiter Ammon était bâti au milieu des sables, etc. etc.
L'Arabie s'étend du désert de Jérusalem jusqu'à Aden ou Eden, vers le quinzième degré, en tirant droit du nord-est au sud-est. C'est un pays immense, environ trois fois grand comme l'Allemagne. Il est très vraisemblable que ses déserts de sable ont été apportés par les eaux de la mer, et que ses golfes maritimes ont été des terres fertiles autrefois.
Ce qui semble déposer en faveur de l'antiquité de cette nation, c'est qu'aucun historien ne dit qu'elle ait été subjuguée; elle ne le fut pas même par Alexandre, ni par aucun roi de Syrie, ni par les Romains. Les Arabes au contraire ont subjugué cent peuples depuis l'Inde jusqu'à la Garonne; et ayant ensuite perdu leurs conquêtes, ils se sont retirés dans leur pays sans s'être mêlés avec d'autres peuples.
N'ayant jamais été ni asservis, ni mélangés, il est plus que probable qu'ils ont conservé leurs moeurs et leur langage; aussi l'arabe est-il en quelque façon la langue mère de toute l'Asie jusqu'à l'Inde, et jusqu'au pays habité par les Scythes. Supposé qu'il y ait en effet des langues mères; mais il n'y a que des langues dominantes. Leur génie n'a point changé, ils font encore des Mille et une nuits , comme ils en faisaient du temps qu'ils imaginaient un Bach ou Bacchus, qui traversait la mer Rouge avec trois millions d'hommes, de femmes et d'enfants; qui arrêtait le soleil et la lune, qui faisait jaillir des fontaines de vin avec une baguette, laquelle il changeait en serpent, quand il voulait.
Une nation ainsi isolée, et dont le sang est sans mélange, ne peut changer de caractère. Les Arabes qui habitent les déserts ont toujours été un peu voleurs. Ceux qui habitent les villes ont toujours aimé les fables, la poésie et l'astronomie.
Il est dit dans la préface historique de l'Alcoran , que lorsqu'ils avaient un bon poète dans une de leurs tribus, les autres tribus ne manquaient pas d'envoyer des députés pour féliciter celle à qui Dieu avait fait la grâce de lui donner un poète.
Les tribus s'assemblaient tous les ans par représentants dans une place nommée Ocad, où l'on récitait des vers à peu près comme l'on fait aujourd'hui à Rome, dans le jardin de l'Académie des Arcades; et cette coutume dura jusqu'à Mahomet. De son temps chacun affichait ses vers à la porte du temple de la Mecque.
Labid fils de Rabia, passait pour l'Homère des Mecquois; mais ayant vu le second chapitre de l'Alcoran que Mahomet avait affiché, il se jeta à ses genoux, et lui dit: O Mohammed, fils d'Abdallah, fils de Motaleb, fils d'Achem, vous êtes un plus grand poète que moi, vous êtes sans doute le prophète de Dieu .
Autant les Arabes du désert étaient voleurs, autant ceux de Maden, de Naïd, de Sanaa étaient généreux. Un ami était déshonoré dans ces pays quand il avait refusé des secours à un ami.
Dans leur recueil de vers intitulé Tograïd , il est rapporté qu'un jour dans la cour du temple de la Mecque trois Arabes disputaient sur la générosité et l'amitié, et ne pouvaient convenir qui méritait la préférence de ceux qui donnaient alors les plus grands exemples de ces vertus. Les uns tenaient pour Abdallah fils de Giafar oncle de Mahomet, les autres pour Kaïs fils de Saad, et d'autres pour Arabad de la tribu d'As. Après avoir bien disputé, ils convinrent d'envoyer un ami d'Abdallah vers lui, un ami de Kaïs vers Kaïs, et un ami d'Arabad vers Arabad, pour les éprouver tous trois, et venir ensuite faire leur rapport à l'assemblée.
Beaux traits de contes arabes. L'ami d'Abdallah courut donc à lui, et lui dit ‘Fils de l'oncle de Mahomet, je suis en voyage et je manque de tout. Abdallah était monté sur son chameau chargé d'or et de soie, et en descendit au plus vite, lui donna son chameau et s'en retourna à pied dans sa maison.
Le second alla s'adresser à son ami Kaïs fils de Saad. Kaïs dormait encore, un de ses domestiques demande au voyageur ce qu'il désire. Le voyageur répond, qu'il est l'ami de Kaïs et qu'il a besoin de secours. Le domestique lui dit: Je ne veux pas éveiller mon maître; mais voilà sept mille pièces d'or, c'est tout ce que nous avons à présent dans la maison; prenez encore un chameau dans l'écurie avec un esclave, je crois que cela vous suffira jusqu'à ce que vous soyez arrivé chez vous. Lorsque Kaïs fut éveillé, il gronda beaucoup le domestique de n'avoir pas donné davantage.
Le troisième alla trouver l'ami Arabad de la tribu d'As. Arabad était aveugle, et il sortait de sa maison appuyé sur deux esclaves pour aller prier Dieu au temple de la Mecque; dès qu'il eut entendu la voix de l'ami, il lui dit: Je n'ai de bien que mes deux esclaves, je vous prie de les prendre et de les vendre; j'irai au temple comme je pourrai avec mon bâton.
Les trois disputeurs étant revenus à l'assemblée, racontèrent fidèlement ce qui leur était arrivé. On donna beaucoup de louanges à Abdallah fils de Giafar, à Kaïs fils de Saad, et à Arabad de la tribu d'As; mais la préférence fut pour Arabad.
Les Arabes ont plusieurs contes de cette espèce. Nos nations occidentales n'en ont point; nos romans ne sont pas dans ce goût. Nous en avons plusieurs qui ne roulent que sur des friponneries, comme ceux de Bocace, Gusman d'Alfarache, Gil-blas, etc.
Il est clair que du moins les Arabes avaient des idées nobles et élevées. Les hommes les plus savants dans les langues orientales pensent que le livre de Job, qui est de la plus haute antiquité, fut composé par un Arabe de l'Idumée. La preuve la plus claire et la plus indubitable, c'est que le traducteur hébreu a laissé dans sa traduction plus de cent mots arabes qu'apparemment il n'entendait pas.
Job, le héros de la pièce, ne peut avoir été un Hébreu: car il dit, dans le quarante-deuxième chapitre, qu'ayant recouvré son premier état, il partagea ses biens également à ses fils et à ses filles: ce qui est directement contraire à la loi hébraïque.
Il est très vraisemblable que si ce livre avait été composé après le temps où l'on place l'époque de Moïse, l'auteur qui parle de tant de choses, et qui n'épargne pas les exemples, aurait parlé de quelqu'un des étonnants prodiges opérés par Moïse, et connus sans doute de toutes les nations de l'Asie.
Dès le premier chapitre, Sathan paraît devant Dieu, et lui demande la permission d'affliger Job; on ne connaît point Sathan dans le Pentateuque, c'était un mot chaldéen. Nouvelle preuve que l'auteur arabe était voisin de la Chaldée.
On a cru qu'il pouvait être Juif, parce qu'au douzième chapitre le traducteur hébreu a mis Jéhova à la place d'El ou de Bel, ou de Shadaï. Mais quel est l'homme un peu instruit qui ne sache que le mot de Jéhova était commun aux Phéniciens, aux Syriens, aux Egyptiens, et à tous les peuples des contrées voisines?
Une preuve plus forte encore et à laquelle on ne peut rien répliquer, c'est la connaissance de l'astronomie qui éclate dans le livre de Job. Il est parlé des constellations que nous nommons Ch. IX, v. 9. l'Arcture, l'Orion, les Hiades, et même de celles du midi qui sont cachées . Or les Hébreux n'avaient aucune connaissance de la sphère, n'avaient pas même de terme pour exprimer l'astronomie; et les Arabes ont toujours été renommés pour cette science ainsi que les Chaldéens.
Il paraît donc très bien prouvé que le livre de Job ne peut être d'un Juif, et est antérieur à tous les livres juifs. Philon et Joseph sont trop avisés pour le compter dans le canon hébreu. C'est incontestablement une parabole, une allégorie arabe.
Ce n'est pas tout; on y puise des connaissances des usages de l'ancien monde, et surtout de l'Arabie. Il y est question du Ch. XXVIII, v. 16 etc. commerce des Indes, commerce que les Arabes firent dans tous les temps, et dont les Juifs n'entendirent seulement pas parler.
Ch. XXXI. On y voit que l'art d'écrire était très cultivé, et qu'on faisait déjà de gros livres.
On ne peut dissimuler que le commentateur Calmet, tout profond qu'il est, manque à toutes les règles de la logique, en prétendant que Job annonce l'immortalité de l'âme, et la résurrection du corps, quand il dit: Je sais que Dieu qui est vivant aura pitié de moi, que je me relèverai un jour de mon fumier, que ma peau reviendra, que je reverrai Dieu dans ma chair. Pourquoi donc dites-vous à présent, persécutons-le, cherchons des paroles contre lui? Je serai puissant à mon tour, craignez mon épée, craignez que je ne me venge, sachez qu'il y a une justice .
Peut-on entendre par ces paroles autre chose, que l'espérance de la guérison? L'immortalité de l'âme, et la résurrection des corps au dernier jour, sont des vérités si indubitablement annoncées dans le Nouveau Testament, si clairement prouvées par les Pères et par les conciles, qu'il n'est pas besoin d'en attribuer la première connaissance à un Arabe. Ces grands mystères ne sont expliqués dans aucun endroit du Pentateuque hébreu; comment le seraient-ils dans ce seul verset de Job, et encore d'une manière si obscure? Calmet n'a pas plus de raison de voir l'immortalité de l'âme et la résurrection dans les discours de Job, que d'y voir la vérole dans la maladie dont il est attaqué. Ni la logique, ni la physique ne sont d'accord avec ce commentateur.
Au reste, ce livre allégorique de Job étant manifestement arabe, il est permis de dire, qu'il n'y a ni méthode, ni justesse, ni précision. Mais c'est peut-être le monument le plus précieux et le plus ancien des livres qui aient été écrits au deçà de l'Euphrate.
Quoique les noms propres ne soient pas l'objet de nos Questions encyclopédiques, notre société littéraire a cru devoir faire une exception en faveur du comte d'Aranda, président du conseil suprême en Espagne, et capitaine général de la Castille nouvelle, qui a commencé à couper les têtes de l'hydre de l'Inquisition.
Il était bien juste qu'un Espagnol délivrât la terre de ce monstre, puisqu'un Espagnol l'avait fait naître. Ce fut un saint, à la vérité, ce fut St Dominique l'encuirassé, qui étant illuminé d'en haut, et croyant fermement que l'Eglise catholique apostolique et romaine, ne pouvait se soutenir que par des moines et des bourreaux, jeta les fondements de l'Inquisition au treizième siècle, et lui soumit les rois, les ministres, et les magistrats: mais il arrive quelquefois qu'un grand homme est plus qu'un saint dans les choses purement civiles, et qui concernent directement la majesté des couronnes, la dignité du conseil des rois, les droits de la magistrature, la sûreté des citoyens.
La conscience, le for intérieur (comme l'appelle l'université de Salamanque) est d'une autre espèce; elle n'a rien de commun avec les lois de l'Etat. Les Inquisiteurs, les théologiens doivent prier Dieu pour les peuples; et les ministres, les magistrats établis par les rois sur les peuples, doivent juger.
Un soldat bigame ayant été arrêté pour ce délit par l'auditeur de la guerre au commencement de l'année 1770, et le Saint-Office ayant prétendu que c'était à lui seul qu'il appartenait de juger ce soldat, le roi d'Espagne a décidé que cette cause devait uniquement ressortir au tribunal du comte d'Aranda capitaine général, par un arrêt solennel du 5 février de la même année.
L'arrêt porte, que le très révérend archevêque de Pharsale, (ville qui appartient aux Turcs) Inquisiteur général des Espagnols, doit observer les lois du royaume, respecter les juridictions royales, se tenir dans ses bornes, et ne se point mêler d'emprisonner les sujets du roi.
On ne peut pas tout faire à la fois; Hercule ne put nettoyer en un jour les écuries du roi Augias. Les écuries d'Espagne étaient pleines des plus puantes immondices depuis plus de cinq cents ans; c'était grand dommage de voir de si beaux chevaux, si fiers, si légers, si courageux, si brillants, n'avoir pour palefreniers que des moines qui leur appesantissaient la bouche par un vilain mors, et qui les faisaient croupir dans la fange.
Le comte d'Aranda qui est un excellent écuyer, commence à mettre la cavalerie espagnole sur un autre pied; et les écuries d'Augias seront bientôt de la plus grande propreté.
Nous saisissons cette occasion de dire un petit mot des premiers beaux jours de l'Inquisition, parce qu'il est d'usage dans les dictionnaires, quand on parle de la mort des gens, de faire mention de leur naissance et de leurs dignités.
Nous commençons par cette patente curieuse donnée par St Dominique,
‘Moi,[31] frère Dominique, je réconcilie à l'Eglise le nommé Roger porteur des patentes, à condition qu'il se fera fouetter par un prêtre trois dimanches consécutifs, depuis l'entrée de la ville jusqu'à la porte de l'église; qu'il fera maigre toute sa vie, qu'il jeûnera trois carêmes dans l'année; qu'il ne boira jamais de vin, qu'il portera le san-benito avec des croix; qu'il récitera le bréviaire tous les jours, dix pater dans la journée, et vingt à l'heure de minuit; qu'il gardera désormais la continence, et qu'il se présentera tous les mois au curé de sa paroisse, sous peine d'être traité comme hérétique, parjure et impénitent.'
Il faudrait savoir si ce n'est pas un autre saint du même nom qui donna cette patente. Il faudrait diligemment rechercher si du temps de St Dominique on faisait porter le san-benito aux pécheurs, et si ce san-benito n'était pas une chemise bénite qu'on leur donnait en échange de leur argent qu'on leur prenait. Mais étant retirés au milieu des neiges au pied du mont Crapak, qui sépare la Pologne de la Hongrie, nous n'avons qu'une bibliothèque médiocre.
La disette de livres dont nous gémissons vers ce mont Crapak où nous sommes, nous empêche aussi d'examiner si St Dominique assista en qualité d'Inquisiteur à la bataille de Muret, ou en qualité de prédicateur, ou en celle d'officier volontaire; et si le titre d' encuirassé lui fut donné aussi bien qu'à l'ermite Dominique; je crois qu'il était à la bataille de Muret, mais qu'il ne porta point d'armes.
Quoique Dominique soit le véritable fondateur de l'Inquisition, cependant Louis de Paramo l'un des plus respectables écrivains et des plus brillantes lumières du Saint-Office, rapporte au titre second de son second livre, que Dieu fut le premier instituteur du Saint-Office, et qu'il exerça le pouvoir des frères prêcheurs contre Adam. D'abord Adam est cité au tribunal, Adam ubi es ? et en effet, ajoute-t-il, le défaut de citation aurait rendu la procédure de Dieu nulle.
Les habits de peau que Dieu fit à Adam et à Eve furent le modèle du san-benito que le Saint-Office fait porter aux hérétiques. Il est vrai que par cet argument on prouve que Dieu fut le premier tailleur; mais il n'est pas moins évident qu'il fut le premier Inquisiteur.
Adam fut privé de tous les biens immeubles qu'il possédait dans le paradis terrestre, c'est de là que le Saint-Office confisque les biens de tous ceux qu'il a condamnés.
Louis de Paramo remarque que les habitants de Sodome furent brûlés comme hérétiques, parce que la sodomie est une hérésie formelle. De là il passe à l' Histoire des Juifs ; il y trouve partout le Saint-Office.
Jésus-Christ est le premier Inquisiteur de la nouvelle loi; les papes furent Inquisiteurs de droit divin, et enfin ils communiquèrent leur puissance à St Dominique.
Il fait ensuite le dénombrement de tous ceux que l'Inquisition a mis à mort, et il en trouve beaucoup au-delà de cent mille.
Son livre fut imprimé en 1589 à Madrid avec l'approbation des docteurs, les éloges de l'évêque et le privilège du roi. Nous ne concevons pas aujourd'hui des horreurs si extravagantes à la fois et si abominables; mais alors rien ne paraissait plus naturel et plus édifiant. Tous les hommes ressemblent à Louis de Paramo quand ils sont fanatiques.
Ce Paramo était un homme simple, très exact dans les dates, n'omettant aucun fait intéressant, et supputant avec scrupule le nombre des victimes humaines que le Saint-Office a immolées dans tous les pays.
Il raconte avec la plus grande naïveté l'établissement de l'Inquisition en Portugal, et il est parfaitement d'accord avec quatre autres historiens qui ont tous parlé comme lui. Voici ce qu'ils rapportent unanimement.
Il y avait longtemps que le pape Boniface IX, au commencement du quinzième siècle, avait délégué des frères prêcheurs qui allaient en Portugal de ville en ville brûler les hérétiques, les musulmans et les juifs; mais ils étaient ambulants, et les rois mêmes se plaignirent quelquefois de leurs vexations. Le pape Clément VII voulut leur donner un établissement fixe en Portugal comme ils en avaient en Arragon et en Castille. Il y eut des difficultés entre la cour de Rome et celle de Lisbonne, les esprits s'aigrirent, l'Inquisition en souffrait et n'était point établie parfaitement.
En 1539 il parut à Lisbonne un légat du pape, qui était venu, disait-il, pour établir la Sainte Inquisition sur des fondements inébranlables. Il apporte au roi Jean III des lettres du pape Paul III. Il avait d'autres lettres de Rome pour les principaux officiers de la cour; ses patentes de légat étaient dûment scellées et signées; il montra les pouvoirs les plus amples de créer un grand Inquisiteur et tous les juges du Saint-Office. C'était un fourbe nommé Savedra qui savait contrefaire toutes les écritures, fabriquer et appliquer de faux sceaux et de faux cachets. Il avait appris ce métier à Rome et s'y était perfectionné à Séville dont il arrivait avec deux autres fripons. Son train était magnifique, il était composé de plus de cent vingt domestiques. Pour subvenir à cette énorme dépense, lui et ses deux confidents empruntèrent à Séville des sommes immenses au nom de la chambre apostolique de Rome; tout était concerté avec l'artifice le plus éblouissant.
Le roi de Portugal fut étonné d'abord que le pape lui envoyât un légat à latere sans l'en avoir prévenu. Le légat répondit fièrement que dans une chose aussi pressante que l'établissement fixe de l'Inquisition, Sa Sainteté ne pouvait souffrir les délais, et que le roi était assez honoré que le premier courrier qui lui en apportait la nouvelle fût un légat du Saint-Père. Le roi n'osa répliquer. Le légat dès le jour même établit un Grand Inquisiteur, envoya partout recueillir des décimes; et avant que la cour pût avoir des réponses de Rome, il avait déjà fait brûler deux cents personnes, et recueilli plus de deux cent mille écus.
Cependant le marquis de Villanova, seigneur espagnol de qui le légat avait emprunté à Séville une somme très considérable sur de faux billets, jugea à propos de se payer par ses mains, au lieu d'aller se compromettre avec le fourbe à Lisbonne. Le légat faisait alors sa tournée sur les frontières de l'Espagne. Il y marche avec cinquante hommes armés, l'enlève et le conduit à Madrid.
La friponnerie fut bientôt découverte à Lisbonne, le conseil de Madrid condamna le légat Savedra au fouet et à dix ans de galères; mais ce qu'il y eut d'admirable, c'est que le pape Paul IV confirma depuis tout ce qu'avait établi ce fripon; il rectifia par la plénitude de sa puissance divine toutes les petites irrégularités des procédures, et rendit sacré ce qui avait été purement humain.
Qu'importe de quel bras Dieu daigne se servir?
Voilà comme l'Inquisition devint sédentaire à Lisbonne, et tout le royaume admira la Providence.
Au reste on connaît assez toutes les procédures de ce tribunal; on sait combien elles étaient opposées à la fausse équité et à l'aveugle raison de tous les autres tribunaux de l'univers. On était emprisonné sur la simple dénonciation des personnes les plus infâmes, un fils pouvait dénoncer son père, une femme son mari; on n'était jamais confronté avec ses accusateurs, les biens étaient confisqués au profit des juges. C'est ainsi du moins que l'Inquisition s'est conduite jusqu'à nos jours; il y a là quelque chose de divin: car il est incompréhensible que les hommes aient souffert ce joug patiemment.[32]
Bénissons le comte d'Aranda.
Montagne d'Arménie, sur laquelle s'arrêta l'arche. On a longtemps agité la question sur l'universalité du déluge, s'il inonda toute la terre sans exception, ou seulement toute la terre alors connue. Ceux qui ont cru qu'il ne s'agissait que des peuplades qui existaient alors, se sont fondés sur l'inutilité de noyer des terres non peuplées; et cette raison a paru assez plausible. Nous nous en tenons au texte de l'Ecriture, sans prétendre l'expliquer. Mais nous prendrons plus de liberté avec Bérose, ancien auteur chaldéen, dont on retrouve des fragments conservés par Abidène, cités dans Eusèbe, et rapportés mot à mot par George le Sincelle.
On voit par ces fragments, que les Orientaux, qui bordent le Pont-Euxin, faisaient anciennement de l'Arménie la demeure des dieux. Et c'est en quoi les Grecs les imitèrent. Ils placèrent les dieux sur le mont Olympe. Les hommes transportent toujours les choses humaines aux choses divines. Les princes bâtirent leurs citadelles sur des montagnes: donc les dieux y avaient aussi leurs demeures: elles devenaient donc sacrées. Les brouillards dérobent aux yeux le sommet du mont Ararat: donc les dieux se cachaient dans ces brouillards; et ils daignaient quelquefois apparaître aux mortels dans le beau temps.
Un dieu de ce pays, qu'on croit être Saturne, apparut un jour à Xixutre, dixième roi de la Chaldée, suivant la supputation d'Africain, d'Abidène, et d'Apollodore. Ce dieu lui dit: Le quinze du mois d'Oesi le genre humain sera détruit par le déluge. Enfermez bien tous vos écrits dans Sipara, la ville du soleil, afin que la mémoire des choses ne se perde pas. Bâtissez un vaisseau; entrez-y avec vos parents et vos amis; faites-y entrer des oiseaux, des quadrupèdes; mettez-y des provisions; et quand on vous demandera, où voulez-vous aller avec votre vaisseau? répondez: vers les dieux, pour les prier de favoriser le genre humain .
Xixutre bâtit son vaisseau, qui était large de deux stades, et long de cinq; c'est-à-dire, que sa largeur était de deux cent cinquante pas géométriques, et sa longueur de six cent vingt-cinq. Ce vaisseau, qui devait aller sur la mer Noire, était mauvais voilier. Le déluge vint. Lorsque le déluge eut cessé, Xixutre lâcha quelques-uns de ses oiseaux, qui, ne trouvant point à manger, revinrent au vaisseau. Quelques jours après il lâcha encore ses oiseaux, qui revinrent avec de la boue aux pattes. Enfin ils ne revinrent plus. Xixutre en fit autant: il sortit de son vaisseau, qui était perché sur une montagne d'Arménie; et on ne le vit plus; les dieux l'enlevèrent.
Dans cette fable, il y a probablement quelque chose d'historique. Le Pont-Euxin franchit ses bornes, et inonda quelques terrains. Le roi de Chaldée courut réparer le désordre. Nous avons dans Rabelais des contes non moins ridicules, fondés sur quelques vérités. Les anciens historiens sont pour la plupart des Rabelais sérieux.
Quant à la montagne d'Ararat, on a prétendu qu'elle était une des montagnes de la Phrygie, et qu'elle s'appelait d'un nom qui répond à celui d'Arche, parce qu'elle était enfermée par trois rivières.
Il y a trente opinions sur cette montagne. Comment démêler le vrai? Celle que les moines arméniens appellent aujourd'hui Ararat, était, selon eux, une des bornes du paradis terrestre; paradis dont il reste peu de traces. C'est un amas de rochers, et de précipices couverts d'une neige éternelle. Tournefort y alla chercher des plantes par ordre de Louis XIV; il dit, que tous les environs en sont horribles, et la montagne encore plus; qu'il trouva des neiges de quatre pieds d'épaisseur, et toutes cristallisées; que de tous les côtés il y a des précipices taillés à plomb .
Le voyageur Jean Struis prétend y avoir été aussi. Il monta, si on l'en croit, jusqu'au sommet, pour guérir un ermite affligé Voyage de Jean Struis in-4 o , page 208. d'une descente. Son ermitage , dit-il, était si éloigné de terre, que nous n'y arrivâmes qu'au bout de sept jours; et chaque jour nous faisions cinq lieues . Si dans ce voyage il avait toujours monté, ce mont Ararat serait haut de trente-cinq lieues. Du temps de la guerre des géants, en mettant quelques Ararats l'un sur l'autre, on aurait été à la lune fort commodément. Jean Struis assure encore que l'ermite, qu'il guérit, lui fit présent d'une croix faite du bois de l'arche de Noé. Tournefort n'a pas eu tant d'avantage.
L'arbre à pain croît dans les îles Philippines, et principalement dans celles de Gaam et de Ténian, comme le coco croît dans l'Inde. Ces deux arbres seuls, s'ils pouvaient se multiplier dans les autres climats, serviraient à nourrir et à désaltérer le genre humain.
L'arbre à pain est plus gros et plus élevé que nos pommiers ordinaires; les feuilles sont noires, le fruit est jaune, et de la dimension de la plus grosse pomme de Calleville; son écorce est épaisse et dure, le dedans est une espèce de pâte blanche et tendre qui a le goût des meilleurs petits pains au lait; mais il faut le manger frais; il ne se garde que vingt-quatre heures, après quoi il se sèche, s'aigrit, et devient désagréable; mais en récompense ces arbres en sont chargés huit mois de l'année. Les naturels du pays n'ont point d'autre nourriture; ils sont tous grands, robustes, bien faits, d'un embonpoint médiocre, d'une santé vigoureuse, telle que la doit procurer l'usage unique d'un aliment salubre; et c'est à des nègres que la nature a fait ce présent.
Le voyageur Dampier fut le premier qui en parla. Il reste encore quelques officiers qui ont mangé de ce pain, quand l'amiral Anson y a relâché, et qui l'ont trouvé d'un goût supérieur. Si cet arbre était transplanté comme l'a été l'arbre à café, il pourrait tenir lieu en grande partie à l'invention de Triptolême, qui coûte tant de soins et de peines multipliées. Il faut travailler une année entière, avant que le blé puisse être changé en pain; et quelquefois tous ces travaux sont inutiles.
Le blé n'est pas assurément la nourriture de la plus grande partie du monde. Le maïs, la cassave nourrissent toute l'Amérique. Nous avons des provinces entières où les paysans ne mangent que du pain de châtaignes, plus nourrissant et d'un meilleur goût que ceux de seigle ou d'orge, dont tant de gens s'alimentent, et qui vaut beaucoup mieux que le pain de munition qu'on donne au soldat. Toute l'Afrique australe ignore le pain. L'immense archipel des Indes, Siam, le Laos, le Pégu, la Cochinchine, le Tunquin, une partie de la Chine, le Japon, les côtes de Malabar et de Coromandel, les bords du Gange, fournissent un riz, dont la culture est beaucoup plus aisée que celle du froment, et qui le fait négliger. Le blé est absolument inconnu dans l'espace de quinze cents lieues sur les côtes de la mer Glaciale. Cette nourriture, à laquelle nous sommes accoutumés, est parmi nous si précieuse, que la crainte seule de la voir manquer cause des séditions chez les peuples les plus soumis. Le commerce du blé est partout un des grands objets du gouvernement; c'est une partie de notre être; et cependant on prodigue quelquefois ridiculement cette denrée essentielle.
Les amidonniers emploient la meilleure farine pour couvrir la tête de nos jeunes gens, et de nos femmes.
Le Dictionnaire encyclopédique remarque avec très grande raison, que le pain bénit, dont on ne mange presque point, et dont la plus grande partie est perdue, monte en France à quatre millions de livres par an. Ainsi, de ce seul article, l'Angleterre est au bout de l'année plus riche de quatre millions que la France.
Les missionnaires ont éprouvé quelquefois de grandes angoisses, dans des pays où l'on ne trouve ni pain ni vin; les habitants leur disaient par interprètes, Vous voulez nous baptiser avec quelques gouttes d'eau, dans un climat brûlant où nous sommes obligés de nous plonger tous les jours dans les fleuves. Vous voulez nous confesser, et vous n'entendez pas notre langue; vous voulez nous communier, et vous manquez des deux ingrédients nécessaires, le pain et le vin. Il est donc évident que votre religion universelle n'a pu être faite pour nous. Les missionnaires répondaient très justement que la bonne volonté suffit, qu'on les plongerait dans l'eau sans aucun scrupule, qu'on ferait venir du pain et du vin de Goa; et quant à la langue, que les missionnaires l'apprendraient dans quelques années.
On nomme dans l'Amérique chandel-berri-trée , ou bai-berri-trée , ou l'arbre à suif une espèce de bruyère, dont la baie donne une graisse propre à faire des chandelles. Elle croît en abondance dans un terrain bas et bien humecté; il paraît qu'elle se plaît sur les rivages maritimes. Cet arbuste est couvert de baies d'où semble suinter une substance blanche et farineuse; on les cueille à la fin de l'automne lorsqu'elles sont mûres; on les jette dans une chaudière qu'on remplit d'eau bouillante; la graisse se fond et s'élève au-dessus de l'eau: on met dans un vase à part cette graisse refroidie, qui ressemble à du suif ou à de la cire; sa couleur est communément d'un vert sale. On la purifie, et alors elle devient d'un assez beau vert. Ce suif est plus cher que le suif ordinaire, et coûte moins que la cire. Pour en former des chandelles, on le mêle souvent avec du suif commun; alors elles ne sont pas si sujettes à couler. Les pauvres se servent volontiers de ce suif végétal, qu'ils recueillent eux-mêmes, au lieu qu'il faudrait acheter l'autre.
On en fait aussi du savon, et des savonnettes d'une odeur assez agréable.
Les médecins et les chirurgiens en font usage pour les plaies.
Un négociant de Philadelphie envoya de ce suif dans les pays catholiques de l'Amérique, dans l'espoir d'en débiter beaucoup pour des cierges: mais les prêtres refusèrent de s'en servir.
Dans la Caroline on en a fait aussi une sorte de cire à cacheter.
On indique enfin la racine du même arbuste comme un remède contre les fluxions des gencives, remède usité chez les sauvages.
A l'égard du cirier ou de l'arbre à cire, il est assez connu. Que de plantes utiles à tout le genre humain la nature a prodigué aux Indes orientales et occidentales! le quinquina seul valait mieux que les mines du Pérou, qui n'ont servi qu'à mettre la cherté dans l'Europe. (Cet article est de M. Durey.)
Il convient de mettre le lecteur au fait de la véritable histoire de Jeanne d'Arc surnommée la Pucelle. Les particularités de son aventure sont très peu connues et pourront faire plaisir aux lecteurs. Les voici.
Paul Jove dit que le courage des Français fut animé par cette fille, et se garde bien de la croire inspirée. Ni Robert Gagain, ni Paul Emile, ni Polidore Virgile, ni Genebrar, ni Philippe de Bergame, ni Papire Masson, ni même Mariana, ne disent qu'elle était envoyée de Dieu; et quand Mariana le jésuite l'aurait dit, en vérité cela ne m'en imposerait pas.
Mézerai conte, que le prince de la milice céleste lui apparut ; j'en suis fâché pour Mézerai, et j'en demande pardon au prince de la milice céleste.
La plupart de nos historiens qui se copient tous les uns les autres, supposent que la pucelle fit des prédictions et qu'elles s'accomplirent. On lui fait dire qu' elle chassera les Anglais hors du royaume , et ils y étaient encore cinq ans après sa mort. On lui fait écrire une longue lettre au roi d'Angleterre, et assurément elle ne savait ni lire, ni écrire; on ne donnait pas cette éducation à une servante d'hôtellerie dans le Barrois; et son procès porte qu'elle ne savait pas signer son nom.
Mais, dit-on, elle a trouvé une épée rouillée dont la lame portait cinq fleurs de lis d'or gravées; et cette épée était cachée dans l'église de Ste Catherine de Fierbois à Tours. Voilà certes un grand miracle!
La pauvre Jeanne d'Arc ayant été prise par les Anglais, en dépit de ses prédictions et de ses miracles, soutint d'abord dans son interrogatoire que Ste Catherine, et Ste Marguerite l'avaient honorée de beaucoup de révélations. Je m'étonne qu'elle n'ait rien dit de ses conversations avec le prince de la milice céleste. Apparemment que ces deux saintes aimaient plus à parler que St Michel. Ses juges la crurent sorcière, elle se crut inspirée; et c'est là le cas de dire,
Ma foi, juge et plaideurs, il faudrait tout lier.
Une grande preuve que les capitaines de Charles VII employaient le merveilleux pour encourager les soldats dans l'état déplorable où la France était réduite, c'est que Saintrailles avait son berger, comme le comte de Dunois avait sa bergère. Ce berger faisait ses prédictions d'un côté, tandis que la bergère les faisait de l'autre.
Mais malheureusement la prophétesse du comte de Dunois fut prise au siège de Compiégne par un bâtard de Vendôme, et le prophète de Saintrailles fut pris par Talbot. Le brave Talbot n'eut garde de faire brûler le berger. Ce Talbot était un de ces vrais Anglais qui dédaignent les superstitions, et qui n'ont pas le fanatisme de punir les fanatiques.
Voilà ce me semble ce que les historiens auraient dû observer, et ce qu'ils ont négligé.
La pucelle fut amenée à Jean de Luxembourg comte de Ligny. On l'enferma dans la forteresse de Beaulieu, ensuite dans celle de Beaurevoir, et de là dans celle du Crotoy en Picardie.
D'abord Pierre Cauchon évêque de Beauvais, qui était du parti du roi d'Angleterre contre son roi légitime, revendique la pucelle comme une sorcière arrêtée sur les limites de sa métropole. Il veut la juger en qualité de sorcière. Il appuyait son prétendu droit d'un insigne mensonge. Jeanne avait été prise sur le territoire de l'évêché de Noyon: et ni l'évêque de Beauvais, ni l'évêque de Noyon n'avaient assurément le droit de condamner personne, et encore moins de livrer à la mort une sujette du duc de Lorraine, et une guerrière à la solde du roi de France.
Il y avait alors (qui le croirait?) un vicaire général de l'Inquisition en France, nommé frère Martin. C'était bien là un des plus horribles effets de la subversion totale de ce malheureux pays. Frère Martin réclama la prisonnière comme sentant l'hérésie, odorantem haeresim . Il somma le duc de Bourgogne et le comte de Ligny, par le droit de son office, et de l'autorité à lui commise par le Saint-Siège, de livrer Jeanne à la sainte Inquisition .
La Sorbonne se hâta de seconder frère Martin: elle écrivit au duc de Bourgogne et à Jean de Luxembourg: ‘Vous avez employé votre noble puissance à appréhender icelle femme qui se dit la pucelle , au moyen de laquelle l'honneur de Dieu a été sans mesure offensé, la foi excessivement blessée, et l'Eglise trop fort déshonorée; car par son occasion idolâtrie, erreurs, mauvaise doctrine et autres maux inestimables se sont ensuivis en ce royaume. . . mais peu de chose serait avoir fait telle prinse, si ne s'ensuivait ce qu'il appartient pour satisfaire l'offense par elle perpétrée contre notre doux créateur et sa foi, et sa sainte Eglise, avec ses autres méfaits innumérables. . . et si, serait intolérable offense contre la majesté divine s'il arrivait qu'icelle femme fût délivrée.' [33]
Enfin la pucelle fut adjugée à Pierre Cauchon qu'on appelait l'indigne évêque, l'indigne Français et l'indigne homme. Jean de Luxembourg vendit la pucelle à Cauchon et aux Anglais pour dix mille livres, et le duc de Bedfort les paya. La Sorbonne, l'évêque et frère Martin, présentèrent alors une nouvelle requête à ce duc de Bedfort régent de France: En l'honneur de notre Seigneur et Sauveur Jésus-Christ, pour qu'icelle Jeanne fût brièvement mise es mains de la justice de l'Eglise . Jeanne fut conduite à Rouen. L'archevêché était alors vacant, et le chapitre permit à l'évêque de Beauvais, de besogner dans la ville. (C'est le terme dont on se servit.) Il choisit pour ses assesseurs neuf docteurs de Sorbonne avec trente-cinq autres assistants, abbés ou moines. Le vicaire de l'Inquisition, Martin, présidait avec Cauchon; et comme il n'était que vicaire, il n'eut que la seconde place.
Jeanne subit quatorze interrogatoires; ils sont singuliers. Elle dit qu'elle a vu Ste Catherine et Ste Marguerite à Poitiers. Le docteur Beaupère lui demanda, à quoi elle a reconnu les deux saintes? elle répond que c'est à leur manière de faire la révérence. Beaupère lui demande si elles sont bien jaseuses? Allez, dit-elle, le voir sur le registre. Beaupère lui demande si quand elle a vu St Michel il était tout nu? elle répond, Pensez-vous que notre Seigneur n'eût de quoi le vêtir?
Les curieux observeront ici soigneusement, que Jeanne avait été longtemps dirigée avec quelques autres dévotes de la populace par un fripon nommé Richard, qui faisait des miracles, et qui apprenait à ces filles à en faire. Il donna un jour la communion trois fois de suite à Jeanne, à l'honneur de la Trinité. C'était alors l'usage dans les grandes affaires et dans les grands périls. Les chevaliers faisaient dire trois messes, et communiaient trois fois quand ils allaient en bonne fortune, ou quand ils s'allaient battre en duel. C'est ce qu'on a remarqué du bon chevalier Bayard.
Mémoires pour servir à l'Histoire de France et de Bourgogne, tom. I . Les faiseuses de miracles compagnes de Jeanne, et soumises à frère Richard, se nommaient Pierrone et Catherine. Pierrone affirmait qu'elle avait vu que Dieu apparaissait à elle en humanité comme ami fait à ami, Dieu était long vêtu de robe blanche avec huque vermeil dessous, etc.
Voilà jusqu'à présent le ridicule; voici l'horrible.
Un de ses juges, docteur en théologie et prêtre, nommé Nicolas l'Oiseleur, vient la confesser dans la prison. Il abuse du sacrement jusqu'au point de cacher derrière un morceau de serge deux prêtres qui transcrivent la confession de Jeanne d'Arc. Ainsi les juges employèrent le sacrilège pour être homicides. Et une malheureuse idiote, qui avait eu assez de courage pour rendre de très grands services au roi et à la patrie, fut condamnée à être brûlée par quarante-quatre prêtres français qui l'immolaient à la faction de l'Angleterre.
On sait assez comment on eut la bassesse artificieuse de mettre auprès d'elle un habit d'homme pour la tenter de reprendre cet habit, et avec quelle absurde barbarie on prétexta cette prétendue transgression pour la condamner aux flammes, comme si c'était dans une fille guerrière un crime digne du feu, de mettre une culotte au lieu d'une jupe. Tout cela déchire le coeur, et fait frémir le sens commun. On ne conçoit pas comment nous osons, après les horreurs sans nombre dont nous avons été coupables, appeler aucun peuple du nom de barbare .
La plupart de nos historiens, plus amateurs des prétendus embellissements de l'histoire que de la vérité, disent que Jeanne alla au supplice avec intrépidité; mais comme le portent les chroniques du temps, et comme l'avoue l'historien Villaret, elle reçut son arrêt avec des cris et des larmes; faiblesse pardonnable à son sexe, et peut-être au nôtre, et très compatible avec le courage que cette fille avait déployé dans les dangers de la guerre; car on peut être hardi dans les combats, et sensible sur l'échafaud.
Je dois ajouter ici que plusieurs personnes ont cru sans aucun examen que la Pucelle d'Orléans n'avait point été brûlée à Rouen, quoique nous ayons le procès verbal de son exécution. Elles ont été trompées par la relation que nous avons encore, d'une aventurière qui prit le nom de la pucelle , trompa les frères de Jeanne d'Arc, et à la faveur de cette imposture épousa en Lorraine un gentilhomme de la maison des Armoises. Il y eut deux autres friponnes qui se firent aussi passer pour la Pucelle d'Orléans. Toutes les trois prétendirent qu'on n'avait point brûlé Jeanne, et qu'on lui avait substitué une autre femme. De tels contes ne peuvent être admis que par ceux qui veulent être trompés.
Le Dictionnaire encyclopédique n'ayant parlé que des ardeurs d'urine, et de l'ardeur d'un cheval, il paraît expédient de citer aussi d'autres ardeurs; celle du feu, celle de l'amour. Nos poètes français, italiens, espagnols, parlent beaucoup des ardeurs des amants: l'opéra n'a presque jamais été sans ardeurs parfaites . Elles sont moins parfaites dans les tragédies, mais il y a toujours beaucoup d'ardeurs.
Le dictionnaire de Trévoux dit, qu'ardeur en général signifie une passion amoureuse . Il cite pour exemple ce vers:
C'est de tes jeunes yeux que mon ardeur est née .
et on ne pouvait guère en rapporter un plus mauvais. Remarquons ici que ce dictionnaire est fécond en citations de vers détestables. Il tire tous ses exemples de je ne sais quel nouveau choix de vers, parmi lesquels il serait très difficile d'en trouver un bon. Il donne pour exemple de l'emploi du mot d' ardeur ces deux vers de Corneille:
Une première ardeur est toujours la plus forte ;
Le temps ne l'éteint point, la mort seule l'emporte .
et celui-ci de Racine:
Rien ne peut modérer mes ardeurs insensées .
Si les compilateurs de ce dictionnaire avaient eu du goût, ils auraient donné pour exemple du mot ardeur bien placé cet excellent morceau de Mithridate :
J'ai su, par une longue et pénible industrie ,
Des plus mortels venins prévenir la furie .
Ah! qu'il eût mieux valu, plus sage et plus heureux ,
Et repoussant les traits d'un amour dangereux ,
Ne pas laisser remplir d'ardeurs empoisonnées
Un coeur déjà glacé par le froid des années !
C'est ainsi qu'on peut donner une nouvelle énergie à une expression ordinaire et faible. Mais pour ceux qui ne parlent d' ardeur que pour rimer avec coeur , et qui parlent de leur vive ardeur ou de leur tendre ardeur, et qui joignent encore à cela les alarmes ou les charmes qui leur ont coûté tant de larmes , et qui, lorsque toutes ces platitudes sont arrangées en douze syllabes, croient avoir fait des vers, et qui après avoir écrit quinze cents lignes remplies de ces termes oiseux en tout genre, croient avoir fait une tragédie, il faut les renvoyer au nouveau choix de vers, ou au recueil en douze volumes des meilleures pièces de théâtre, parmi lesquelles on n'en trouve pas une seule qu'on puisse lire.
Mot dont on se sert pour exprimer de l'or. Monsieur, voudriez-vous me prêter cent louis d'or? Monsieur, je le voudrais de tout mon coeur; mais je n'ai point d'argent; je ne suis pas en argent comptant: l'Italien vous dirait, Signore non ho di danari . Je n'ai point de deniers.
Harpagon demande à maître Jacques, Me feras-tu bonne chère? Oui; si vous me donnez beaucoup d'argent.
On demande tous les jours quel est le pays de l'Europe le plus riche en argent? on entend par là quel est le peuple qui possède le plus de métaux représentatifs des objets de commerce. On demande par la même raison quel est le plus pauvre? et alors trente nations se présentent à l'envi; le Vestphalien, le Limousin, le Basque, l'habitant du Tirol, celui du Valais, le Grison, l'Istrien, l'Ecossais et l'Irlandais du nord, le Suisse d'un petit canton, et surtout le sujet du pape.
Pour deviner qui en a davantage, on balance aujourd'hui entre la France, l'Espagne, et la Hollande qui n'en avait point en 1600.
Autrefois, dans le treizième, quatorzième et quinzième siècles, c'était la province de la daterie qui avait sans contredit le plus d'argent comptant; aussi faisait-elle le plus grand commerce. Combien vendez-vous cela ? disait-on à un marchand. Il répondait, autant que les gens sont sots .
Toute l'Europe envoyait alors son argent à la cour romaine, qui rendait en échange des grains bénis, des agnus, des indulgences plénières ou non plénières, des dispenses, des confirmations, des exemptions, des bénédictions, et même des excommunications contre ceux qui n'étaient pas assez bien en cour de Rome, et à qui les payeurs en voulaient.
Les Vénitiens ne vendaient rien de tout cela; mais ils faisaient le commerce de tout l'Occident par Alexandrie; on n'avait que par eux du poivre et de la cannelle. L'argent qui n'allait pas à la daterie venait à eux, un peu aux Toscans et aux Génois. Tous les autres royaumes étaient si pauvres en argent comptant, que CharlesVIII fut obligé d'emprunter les pierreries de la duchesse de Savoie, et de les mettre en gage, pour aller conquérir Naples qu'il perdit bientôt: les Vénitiens soudoyèrent des armées plus fortes que la sienne. Un noble Vénitien avait plus d'or dans son coffre et plus de vaisselle d'argent sur sa table, que l'empereur Maximilien surnommé Pochi danari .
Les choses changèrent quand les Portugais allèrent trafiquer aux Indes, en conquérants, et que les Espagnols eurent subjugué le Mexique et le Pérou avec six ou sept cents hommes. On sait qu'alors le commerce de Venise, celui des autres villes d'Italie, tout tomba. Philippe II maître de l'Espagne, du Portugal, des Pays-Bas, des deux Siciles, du Milanais, de quinze cents lieues de côtes dans l'Asie, et des mines d'or et d'argent dans l'Amérique, fut le seul riche, et par conséquent le seul puissant en Europe. Les espions qu'il avait gagnés en France, baisaient à genoux les doublons catholiques; et le petit nombre d'angelots et de carolus qui circulaient en France n'avaient pas un grand crédit. On prétend que l'Amérique et l'Asie lui valaient à peu près dix millions de ducats de revenu. Il eût en effet acheté l'Europe avec son argent, sans le fer de Henri IV et les flottes de la reine Elizabeth.
Le Dictionnaire encyclopédique, à l'article Argent , cite l' Esprit des lois , dans lequel il est dit: ‘J'ai ouï déplorer plusieurs fois l'aveuglement du conseil de François I er , qui rebuta Christophe Colomb qui lui proposait les Indes; en vérité, en vérité, on fit, peut-être par imprudence, une chose bien sage'.
Nous voyons par l'énorme puissance de Philippe, que le conseil prétendu de François I er n'aurait pas fait une chose si sage . Mais contentons-nous de remarquer que François I er n'était pas né, quand on prétend qu'il refusa les offres de Christophe Colomb; ce Génois aborda en Amérique en 1492, et FrançoisI er naquit en 1494, et ne parvint au trône qu'en 1515.
Comparons ici le revenu de Henri III, de Henri IV, et de la reine Elizabeth, avec celui de Philippe II; le subside ordinaire d'Elizabeth n'était que de cent mille livres sterling: et, avec l'extraordinaire, il fut, année commune, d'environ quatre cent mille; mais il fallait qu'elle employât ce surplus à se défendre de Philippe II. Sans une extrême économie elle était perdue, et l'Angleterre avec elle.
Le revenu de Henri III se montait à la vérité à trente millions de livres de son temps; cette somme était à la seule somme que Philippe II retirait des Indes, comme trois à dix; mais il n'entrait pas le tiers de cet argent dans les coffres de Henri III très prodigue, très volé, et par conséquent très pauvre: il se trouve que Philippe II était d'un seul article dix fois plus riche que lui.
Pour Henri IV, ce n'est pas la peine de comparer ses trésors avec ceux de Philippe II. Jusqu'à la paix de Vervins il n'avait que ce qu'il pouvait emprunter ou gagner à la pointe de son épée, et il vécut en chevalier errant jusqu'au temps qu'il devint le premier roi de l'Europe.
L'Angleterre avait toujours été si pauvre, que le roi Edouard III fut le premier qui fit battre de la monnaie d'or.
On veut savoir ce que devient l'or et l'argent qui affluent continuellement du Mexique et du Pérou en Espagne? Il entre dans les poches des Français, des Anglais, des Hollandais qui font le commerce de Cadix sous des noms espagnols, et qui envoient en Amérique les productions de leurs manufactures. Une grande partie de cet argent s'en va aux Indes orientales payer des épiceries, du coton, du salpêtre, du sucre candi, du thé, des toiles, des diamants et des magots.
On demande ensuite ce que deviennent tous ces trésors des Indes? je réponds: Que Sha Thamas-Koulikan ou Sha-Nadir a emporté tout celui du Grand Mogol avec ses pierreries. Vous voulez savoir où sont ces pierreries, cet or, cet argent que Sha-Nadir a emportés en Perse? une partie a été enfouie dans la terre pendant les guerres civiles; des brigands se sont servis de l'autre pour se faire des partis. ‘Car, comme dit fort bien César, avec de l'argent on a des soldats, et avec des soldats on vole de l'argent.'
Votre curiosité n'est point encore satisfaite; vous êtes embarrassé de savoir où sont les trésors de Sésostris, de Crésus, de Cyrus, de Nabucodonosor, et surtout de Salomon, qui avait, dit-on, vingt milliards, et plus, de nos livres de compte, à lui tout seul dans sa cassette.
Je vous dirai que tout cela s'est répandu par le monde. Soyez sûr que du temps de Cyrus, les Gaules, la Germanie, le Dannemarck, la Pologne, la Russie, n'avaient pas un écu. Les choses se sont mises au niveau avec le temps, sans ce qui s'est perdu en dorure, ce qui reste enfoui à Notre-Dame de Lorette, et autres lieux; et ce qui a été englouti dans l' avare mer.
Comment faisaient les Romains sous leur grand Romulus fils de Mars et d'une religieuse, et sous le dévot Numa Pompilius? Ils avaient un Jupiter de bois de chêne mal taillé, des huttes pour palais, une poignée de foin au bout d'un bâton pour étendard, et pas une pièce d'argent de douze sous dans leur poche. Nos cochers ont des montres d'or que les sept rois de Rome, les Camilles, les Manlius, les Fabius n'auraient pu payer.
Si par hasard la femme d'un receveur général des finances se faisait lire ce chapitre à sa toilette par le bel esprit de la maison, elle aurait un étrange mépris pour les Romains des trois premiers siècles, et ne voudrait pas laisser entrer dans son antichambre un Manlius, un Curius, un Fabius, qui viendraient à pied, et qui n'auraient pas de quoi faire sa partie de jeu.
Leur argent comptant était du cuivre. Il servait à la fois d'armes et de monnaie. On se battait, et on comptait avec du cuivre. Trois ou quatre livres de cuivre de douze onces, payaient un boeuf. On achetait le nécessaire au marché comme on l'achète aujourd'hui; et les hommes avaient comme de tout temps la nourriture, le vêtement et le couvert. Les Romains plus pauvres que leurs voisins, les subjuguèrent, et augmentèrent toujours leur territoire dans l'espace de près de cinq cents années, avant de frapper de la monnaie d'argent.
Les soldats de Gustave-Adolphe n'avaient en Suède que de la monnaie de cuivre pour leur solde, avant qu'il fît des conquêtes hors de son pays.
Pourvu qu'on ait un gage d'échange pour les choses nécessaires à la vie, le commerce se fait toujours. Il n'importe que ce gage d'échange soit de coquilles ou de papier. L'or et l'argent à la longue n'ont prévalu partout, que parce qu'ils sont plus rares.
C'est en Asie que commencèrent les premières fabriques de la monnaie de ces deux métaux, parce que l'Asie fut le berceau de tous les arts.
Il n'est point question de monnaie dans la guerre de Troye; on y pèse l'or et l'argent. Agamemnon pouvait avoir un trésorier, mais point de cour des monnaies.
Ce qui a fait soupçonner à plusieurs savants téméraires, que le Pentateuque n'avait été écrit que dans le temps où les Hébreux commencèrent à se procurer quelques monnaies de leurs voisins, c'est que dans plus d'un passage il est parlé de sicles. On y dit qu'Abraham qui était étranger, et qui n'avait pas un pouce de terre dans le pays de Canaan, y acheta un champ et une caverne pour enterrer sa femme, quatre cents sicles d'argent monnayé de Genèse ch. XXIII, v. 16. bon aloi; Quadringintos siclos argenti probatae monetae publicae . Le judicieux dom Calmet évalue cette somme à quatre cent quarante-huit livres six sous neuf deniers, selon les anciens calculs imaginés assez au hasard quand le marc d'argent était à vingt-six livres de compte le marc. Mais comme le marc d'argent est augmenté de moitié, la somme vaudrait huit cent quatre-vingt-seize livres.
Or comme en ce temps-là il n'y avait point de monnaie marquée au coin, qui répondît au mot pecunia , cela faisait une petite difficulté dont il est aisé de se tirer.[34]
Actes ch. VII, v. 5. Une autre difficulté, c'est que dans un endroit il est dit, qu'Abraham acheta ce champ en Hébron, et dans un autre en Sichem. Consultez sur cela le vénérable Bede, Raban Maure et Emmanuel Sa.
Nous pourrions parler ici des richesses que laissa David à Salomon en argent monnayé. Les uns les font monter à vingt et un, vingt-deux milliards tournois, les autres à vingt-cinq. Il n'y a point de garde du trésor royal, ni de tefterdar du Grand Turc, qui puisse supputer au juste le trésor du roi Salomon. Mais les jeunes bacheliers d'Oxford et de Sorbonne font ce compte tout courant.
Je ne parlerai point des innombrables aventures qui sont arrivées à l'argent depuis qu'il a été frappé, marqué, évalué, altéré, prodigué, resserré, volé, ayant dans toutes ses transmigrations demeuré constamment l'amour du genre humain. On l'aime au point que chez tous les princes chrétiens, il y a encore une vieille loi qui subsiste, c'est de ne point laisser sortir d'or et d'argent de leurs royaumes. Cette loi suppose de deux choses l'une, ou que ces princes règnent sur des fous à lier qui se défont de leurs espèces en pays étranger pour leur plaisir; ou qu'il ne faut pas payer ses dettes à un étranger. Il est clair pourtant que personne n'est assez insensé pour donner son argent sans raison, et que quand on doit à l'étranger il faut payer soit en lettres de change, soit en denrées, soit en espèces sonnantes. Aussi cette loi n'est pas exécutée depuis qu'on a commencé à ouvrir les yeux, et il n'y a pas longtemps qu'ils sont ouverts.
Il y aurait beaucoup de choses à dire sur l'argent monnayé; comme sur l'augmentation injuste et ridicule des espèces, qui fait perdre tout d'un coup des sommes considérables à un Etat, sur la refonte ou la remarque avec une augmentation de valeur idéale, qui invite tous vos voisins, tous vos ennemis, à remarquer votre monnaie et à gagner à vos dépens, enfin, sur vingt autres tours d'adresse inventés pour se ruiner. Plusieurs livres nouveaux sont pleins de réflexions judicieuses sur cet article. Il est plus aisé d'écrire sur l'argent que d'en avoir. Et ceux qui en gagnent, se moquent beaucoup de ceux qui ne savent qu'en parler.
En général, l'art du gouvernement consiste à prendre le plus d'argent qu'on peut à une grande partie des citoyens, pour le donner à une autre partie.
On demande s'il est possible de ruiner radicalement un royaume, dont en général la terre est fertile? On répond, que le chose n'est pas praticable, attendu que depuis la guerre de 1689 jusqu'à la fin de 1769 où nous écrivons, on a fait presque sans discontinuation tout ce qu'on a pu pour ruiner la France sans ressource, et qu'on n'a jamais pu en venir à bout. C'est un bon corps qui a eu la fièvre pendant quatre-vingts ans avec des redoublements, et qui a été entre les mains des charlatans, mais qui vivra.
Si vous voulez lire un morceau curieux et bien fait sur l'argent de différents pays, adressez-vous à l'article Monnaie de M. le chevalier de Jaucour, dans l'Encyclopédie. On ne peut en parler plus savamment et avec plus d'impartialité. Il est beau d'approfondir un sujet qu'on méprise.
Toutes les grandes disputes théologiques pendant douze cents ans ont été grecques. Qu'auraient dit Homère, Sophocle, Démosthène, Archimède, s'ils avaient été témoins de ces subtils ergotismes qui ont coûté tant de sang?
Arius a l'honneur encore aujourd'hui de passer pour avoir inventé son opinion; comme Calvin passe pour être fondateur du calvinisme. La vanité d'être chef de secte est la seconde de toutes les vanités de ce monde; car celle des conquérants est, dit-on, la première. Cependant ni Calvin, ni Arius n'ont certainement pas la triste gloire de l'invention.
On se querellait depuis longtemps sur la Trinité, lorsque Arius se mêla de la querelle dans la disputeuse ville d'Alexandrie, où Euclide n'avait pu parvenir à rendre les esprits tranquilles et justes. Il n'y eut jamais de peuple plus frivole que les Alexandrins; les Parisiens mêmes n'en approchent pas.
Il fallait bien qu'on disputât déjà vivement sur la Trinité, puisque le patriarche, auteur de la Chronique d'Alexandrie , conservée à Oxford, assure qu'il y avait deux mille prêtres qui soutenaient le parti qu'Arius embrassa.
Mettons ici, pour commodité du lecteur, ce qu'on dit d'Arius dans un petit livre qu'on peut n'avoir pas sous la main.
‘Voici une question incompréhensible, qui a exercé depuis plus de seize cents ans la curiosité, la subtilité sophistique, l'aigreur, l'esprit de cabale, la fureur de dominer, la rage de persécuter, le fanatisme aveugle et sanguinaire, la crédulité barbare; et qui a produit plus d'horreurs que l'ambition des princes, qui pourtant en a produit beaucoup.' Jésus est-il verbe? S'il est verbe, est-il émané de Dieu dans le temps ou avant le temps? S'il est émané de Dieu, est-il coéternel et consubstantiel avec lui? Ou est-il d'une substance semblable? Est-il distinct de lui ou ne l'est-il pas? Est-il fait ou engendré? Peut-il engendrer à son tour? A-t-il la paternité ou la vertu productive sans paternité? Le Saint-Esprit est-il fait, ou engendré, ou produit, ou procédant du Père, ou procédant du Fils, ou procédant de tous les deux? Peut-il engendrer, peut-il produire? Son hypostase est-elle consubstantielle avec l'hypostase du Père et du Fils? Et comment, ayant précisément la même nature, la même essence que le Père et le Fils, peut-il ne pas faire les mêmes choses que ces deux personnes qui sont lui-même?
Ces questions si au-dessus de la raison, avaient certainement besoin d'être décidées par une Eglise infaillible.
On sophistiquait, on ergotait, on se haïssait, on s'excommuniait chez les chrétiens pour quelques-uns de ces dogmes inaccessibles à l'esprit humain avant les temps d'Arius et d'Athanase. Les Grecs égyptiens étaient d'habiles gens, ils coupaient un cheveu en quatre, mais cette fois-ci ils ne le coupèrent qu'en trois. Alexandros évêque d'Alexandrie s'avise de prêcher que Dieu étant nécessairement individuel, simple, une monade dans toute la rigueur du mot, cette monade est trine.
Le prêtre Arious, que nous nommons Arius est tout scandalisé de la monade d'Alexandros; il explique la chose différemment, il ergote en partie comme le prêtre Sabellious, qui avait ergoté comme le Phrygien Praxeas grand ergoteur. Alexandros assemble vite un petit concile de gens de son opinion, et excommunie son prêtre. Eusebios évêque de Nicomédie prend le parti d'Arious, voilà toute l'Eglise en feu.
L'empereur Constantin était un scélérat, je l'avoue, un parricide qui avait étouffé sa femme dans un bain, égorgé son fils, assassiné son beau-père, son beau-frère et son neveu, je ne le nie pas; un homme bouffi d'orgueil et plongé dans les plaisirs, je l'accorde; un détestable tyran ainsi que ses enfants, transeat: mais il avait du bon sens. On ne parvient point à l'empire, on ne subjugue pas tous ses rivaux sans avoir raisonné juste.
Quand il vit la guerre civile des cervelles scolastiques allumée, il envoya le célèbre évêque Ozius avec des lettres déhortatoires aux deux parties belligérantes.[35] Vous êtes de grands fous , (leur dit-il expressément dans sa lettre) de vous quereller pour des choses que vous n'entendez pas. Il est indigne de la gravité de vos ministères, de faire tant de bruit sur un sujet si mince.
Constantin n'entendait pas par mince sujet ce qui regarde la Divinité; mais la manière incompréhensible dont on s'efforçait d'expliquer la nature de la Divinité. Le patriarche arabe qui a écrit l' Histoire de l'Eglise d'Alexandrie , fait parler à peu près ainsi Ozius en présentant la lettre de l'empereur.
‘Mes frères, le christianisme commence à peine à jouir de la paix, et vous allez le plonger dans une discorde éternelle. L'empereur n'a que trop raison de vous dire, que vous vous querellez pour un sujet fort mince . Certainement si l'objet de la dispute était essentiel, Jésus-Christ que nous reconnaissons tous pour notre législateur, en aurait parlé; Dieu n'aurait pas envoyé son fils sur la terre pour ne nous pas apprendre notre catéchisme. Tout ce qu'il ne nous a pas dit expressément est l'ouvrage des hommes, et l'erreur est leur partage. Jésus vous a commandé de vous aimer, et vous commencez par lui désobéir en vous haissant, en excitant la discorde dans l'empire. L'orgueil seul fait naître les disputes, et Jésus votre maître vous a ordonné d'être humbles. Personne de vous ne peut savoir si Jésus est fait ou engendré. Et que vous importe sa nature pourvu que la vôtre soit d'être justes et raisonnables? qu'a de commun une vaine science de mots avec la morale qui doit conduire vos actions? Vous chargez la doctrine de mystères, vous qui n'êtes faits que pour affermir la religion par la vertu. Voulez-vous que la religion chrétienne ne soit qu'un amas de sophismes? Est-ce pour cela que le Christ est venu? Cessez de disputer, adorez, édifiez, humiliez-vous, nourrissez les pauvres, apaisez les querelles des familles au lieu de scandaliser l'empire entier par vos discordes.'
Ozius parlait à des opiniâtres. On assembla le concile de Nicée, et il y eut une guerre civile spirituelle dans l'empire romain. Cette guerre en amena d'autres, et de siècle en siècle on s'est persécuté mutuellement jusqu'à nos jours.
Ce qu'il y eut de triste, c'est que la persécution commença dès que le concile fut terminé; mais lorsque Constantin en avait fait l'ouverture, il ne savait encore quel parti prendre, ni sur qui il Voyez l'article Vision de Constantin dans l'Encyclopédie. ferait tomber la persécution. Il n'était point chrétien, quoiqu'il fût à la tête des chrétiens; le baptême seul constituait alors le christianisme, et il n'était point baptisé; il venait même de faire rebâtir à Rome le temple de la Concorde. Il lui était sans doute fort indifférent qu'Alexandre d'Alexandrie, ou Eusèbe de Nicomédie, et le prêtre Arios eussent raison ou tort; il est assez évident par la lettre ci-dessus rapportée qu'il avait un profond mépris pour cette dispute.
Mais il arriva ce qu'on voit, et ce qu'on verra à jamais dans toutes les cours. Les ennemis de ceux qu'on nomma depuis Ariens , accusèrent Eusèbe de Nicomédie d'avoir pris autrefois le parti de Licinius contre l'empereur: J'en ai des preuves , dit Constantin dans sa lettre à l'Eglise de Nicomédie, par les prêtres et les diacres de sa suite que j'ai pris , etc.
Ainsi donc dès le premier grand concile, l'intrigue, la cabale, la persécution sont établies avec le dogme sans pouvoir en affaiblir la sainteté. Constantin donna les chapelles de ceux qui ne croyaient pas la consubstantiabilité à ceux qui la croyaient, confisqua les biens des dissidents à son profit, et se servit de son pouvoir despotique pour exiler Arius et ses partisans qui alors n'étaient pas les plus forts. On a dit même, que de son autorité privée il condamna à mort quiconque ne brûlerait pas les ouvrages d'Arius: mais ce fait n'est pas vrai. Constantin, tout prodigue qu'il était du sang des hommes, ne poussa pas la cruauté jusqu'à cet excès de démence absurde de faire assassiner par ses bourreaux celui qui garderait un livre hérétique, pendant qu'il laissait vivre l'hérésiarque.
Tout change bientôt à la cour; plusieurs évêques consubstantiels, des eunuques, des femmes parlèrent pour Arius, et obtinrent la révocation de la lettre de cachet. C'est ce que nous avons vu arriver plusieurs fois dans nos cours modernes en pareille occasion.
Le célèbre Eusèbe, évêque de Césarée, connu par ses ouvrages qui ne sont pas écrits avec un grand discernement, accusait fortement Eustate, évêque d'Antioche, d'être sabellien; et Eustate accusait Eusèbe d'être arien. On assembla un concile à Antioche; Eusèbe gagna sa cause; on déposa Eustate; on offrit le siège d'Antioche à Eusèbe qui n'en voulut point; les deux partis s'armèrent l'un contre l'autre; ce fut le prélude des guerres de controverse. Constantin, qui avait exilé Arius pour ne pas croire le fils consubstantiel, exila Eustate pour le croire. De telles révolutions sont communes.
St Athanase était alors évêque d'Alexandrie; il ne voulut point recevoir dans la ville Arius que l'empereur y avait envoyé, disant, qu' Arius était excommunié; qu'un excommunié ne devait plus avoir ni maison, ni patrie, qu'il ne pouvait ni manger, ni coucher nulle part, et qu'il vaut mieux obéir à Dieu qu'aux hommes . Aussitôt nouveau concile à Tyr, et nouvelles lettres de cachet. Athanase est déposé par les pères de Tyr, et exilé à Trèves par l'empereur. Ainsi Arius, et Athanase son plus grand ennemi, sont condamnés tour à tour par un homme qui n'était pas encore chrétien.
Les deux factions employèrent également l'artifice, la fraude, la calomnie selon l'ancien et l'éternel usage. Constantin les laissa disputer et cabaler; il avait d'autres occupations. Ce fut dans ce temps-là que ce bon prince fit assassiner son fils, sa femme, et son neveu le jeune Licinius, l'espérance de l'empire, qui n'avait pas encore douze ans.
Le parti d'Arius fut toujours victorieux sous Constantin. Le parti opposé n'a pas rougi d'écrire qu'un jour St Macaire, l'un des plus ardents sectateurs d'Athanase, sachant qu'Arius s'acheminait pour entrer dans la cathédrale de Constantinople, suivi de plusieurs de ses confrères, pria Dieu si ardemment de confondre cet hérésiarque, que Dieu ne put résister à la prière de Macaire; que sur le champ tous les boyaux d'Arius lui sortirent par le fondement; ce qui est impossible; mais enfin Arius mourut.
Constantin le suivit une année après, en 337 de l'ère vulgaire. On prétend qu'il mourut de la lèpre. L'empereur Julien dans ses Césars dit, que le baptême que reçut cet empereur quelques heures avant sa mort ne guérit personne de cette maladie.
Comme ses enfants régnèrent après lui, la flatterie des peuples romains, devenus esclaves depuis longtemps, fut portée à un tel excès, que ceux de l'ancienne religion en firent un dieu, et ceux de la nouvelle en firent un saint. On célébra longtemps sa fête avec celle de sa mère.
Après sa mort, les troubles occasionnés par le seul mot consubstantiel , agitèrent l'empire avec violence. Constance, fils et successeur de Constantin, imita toutes les cruautés de son père, et tint des conciles comme lui; ces conciles s'anathématisèrent réciproquement. Athanase courut l'Europe et l'Asie pour soutenir son parti. Les eusébiens l'accablèrent. Les exils, les prisons, les tumultes, les meurtres, les assassinats signalèrent la fin du règne de Constance. L'empereur Julien, fatal ennemi de l'Eglise, fit ce qu'il put pour rendre la paix à l'Eglise, et n'en put venir à bout. Jovien, et après lui Valentinien, donnèrent une liberté entière de conscience: mais les deux partis ne la prirent que pour une liberté d'exercer leur haine et leur fureur.
Théodose se déclara pour le concile de Nicée: mais l'impératrice Justine, qui régnait en Italie, en Illyrie, en Afrique comme tutrice du jeune Valentinien, proscrivit le grand concile de Nicée; et bientôt les Goths, les Vandales, les Bourguignons, les Francs, qui se répandirent dans tant de provinces, y trouvant l'arianisme établi, l'embrassèrent pour gouverner les peuples conquis par la propre religion de ces peuples mêmes.
Mais la foi nicéenne ayant été reçue chez les Gaulois, Clovis, leur vainqueur, suivit leur communion par la même raison que les autres barbares avaient professé la foi arienne.
Le grand Théodoric en Italie entretint la paix entre les deux partis; et enfin, la formule nicéenne prévalut dans l'Occident et dans l'Orient.
L'arianisme reparut vers le milieu du seizième siècle, à la faveur de toutes les disputes de religion qui partageaient alors l'Europe: mais il reparut armé d'une force nouvelle, et d'une plus grande incrédulité. Quarante gentilshommes de Vicence formèrent une académie, dans laquelle on n'établit que les seuls dogmes qui parurent nécessaires pour être chrétiens. Jésus fut reconnu pour verbe, pour sauveur et pour juge: mais on nia sa divinité, sa consubstantiabilité, et jusqu'à la Trinité.
Les principaux de ces dogmatiseurs furent Léluis Socin, Okin, Pazuta, Gentilis. Servet se joignit à eux. On connaît sa malheureuse dispute avec Calvin; ils eurent quelque temps ensemble un commerce d'injures par lettres. Servet fut assez imprudent pour passer par Genève, dans un voyage qu'il faisait en Allemagne. Calvin fut assez lâche pour le faire arrêter, et assez barbare pour le faire condamner à être brûlé à petit feu; c'est-à-dire, dans le même supplice auquel Calvin avait à peine échappé en France. Presque tous les théologiens d'alors étaient tour à tour persécuteurs et persécutés, bourreaux ou victimes.
Le même Calvin sollicita dans Genève la mort de Gentilis. Il trouva cinq avocats qui signèrent que Gentilis méritait de mourir dans les flammes. De telles horreurs sont dignes de cet abominable siècle. Gentilis fut mis en prison, et allait être brûlé comme Servet: mais il fut plus avisé que cet Espagnol; il se rétracta, donna les louanges les plus ridicules à Calvin, et fut sauvé. Mais son malheur voulut ensuite que n'ayant pas assez ménagé un bailli du canton de Berne, il fut arrêté comme arien. Des témoins déposèrent qu'il avait dit, que les mots de trinité , d' essence , d' hypostase ne se trouvaient pas dans l'Ecriture sainte; et sur cette déposition, les juges, qui ne savaient pas plus que lui ce que c'est qu'une hypostase, le condamnèrent sans raisonner à perdre la tête.
Faustus Socin, neveu de Lélius Socin, et ses compagnons furent plus heureux en Allemagne; ils pénétrèrent en Silésie et en Pologne; ils y fondèrent des églises, ils écrivirent, ils prêchèrent; ils réussirent; mais à la longue, comme leur religion était dépouillée de presque tous les mystères, et plutôt une secte philosophique paisible qu'une secte militante, ils furent abandonnés; les jésuites qui avaient plus de crédit qu'eux, les poursuivirent et les dispersèrent.
Ce qui reste de cette secte en Pologne, en Allemagne, en Hollande, se tient caché et tranquille. La secte a reparu en Angleterre avec plus de force et d'éclat. Le grand Newton et Locke l'embrassèrent; Samuel Clarke célèbre curé de St James, auteur d'un si bon livre sur l'existence de Dieu , se déclara hautement arien, et ses disciples sont très nombreux. Il n'allait jamais à sa paroisse le jour qu'on y récitait le Symbole de St Athanase . On pourra voir, dans le cours de cet ouvrage, les subtilités que tous ces opiniâtres, plus philosophes que chrétiens, opposent à la pureté de la foi catholique.
Quoiqu'il y eût un grand troupeau d'ariens à Londres parmi les théologiens, les grandes vérités mathématiques découvertes par Newton, et la sagesse métaphysique de Locke ont plus occupé les esprits. Les disputes sur la consubstantiabilité ont paru très fades aux philosophes. Il est arrivé à Newton en Angleterre la même chose qu'à Corneille en France; on oublia Pertharite , Théodore et son recueil de vers, on ne pensa qu'à Cinna . Newton fut regardé comme l'interprète de Dieu dans le calcul des fluxions, dans les lois de la gravitation, dans la nature de la lumière. Il fut porté à sa mort par les pairs et le chancelier du royaume près des tombeaux des rois, et plus révéré qu'eux. Servet qui découvrit, dit-on, la circulation du sang, avait été brûlé à petit feu dans une petite ville des Allobroges, maîtrisée par un théologien de Picardie.
Quoi? l'on voudra toujours tromper les hommes sur les choses les plus indifférentes, comme sur les plus sérieuses! Un prétendu Aristée veut faire croire qu'il a fait traduire l'Ancien Testament en grec, pour l'usage de Ptolomée Philadelphe, comme le duc de Montausier a réellement fait commenter les meilleurs auteurs latins à l'usage du dauphin qui n'en faisait aucun usage.
Si on en croit cet Aristée, Ptolomée brûlait d'envie de connaître les lois juives; et pour connaître ces lois que le moindre Juif d'Alexandrie lui aurait traduites pour cent écus, il se proposa d'envoyer une ambassade solennelle au grand-prêtre des Juifs de Jérusalem, de délivrer six-vingt mille esclaves juifs que son père Ptolomée Soter avait pris prisonniers en Judée, et de leur donner à chacun environ quarante écus de notre monnaie pour leur aider à faire le voyage agréablement; ce qui fait quatorze millions quatre cent mille de nos livres.
Ptolomée ne se contenta pas de cette libéralité inouïe. Comme il était fort dévot sans doute au judaïsme, il envoya au temple à Jérusalem une grande table d'or massif enrichie partout de pierres précieuses; et il eut soin de faire graver sur cette table la carte du Méandre fleuve de Phrygie;[36] le cours de cette rivière était marqué par des rubis et par des émeraudes. On sent combien cette carte du Méandre devait enchanter les Juifs. Cette table était chargée de deux immenses vases d'or encore mieux travaillés; il donna trente autres vases d'or et une infinité de vases d'argent. On n'a jamais payé si chèrement un livre; on aurait toute la bibliothèque du Vatican à bien meilleur marché.
Eléazar, prétendu grand-prêtre de Jérusalem, lui envoya à son tour des ambassadeurs qui ne présentèrent qu'une lettre en beau vélin écrite en caractères d'or. C'était agir en dignes Juifs que de donner un morceau de parchemin pour environ trente millions.
Ptolomée fut si content du style d'Eléazar qu'il en versa des larmes de joie.
Les ambassadeurs dînèrent avec le roi et les principaux prêtres d'Egypte. Quand il fallut bénir la table, les Egyptiens cédèrent cet honneur aux Juifs.
Avec ces ambassadeurs arrivèrent soixante et douze interprètes, six de chacune des douze tribus, tous ayant appris le grec en perfection dans Jérusalem. C'est dommage, à la vérité, que de ces douze tribus il y en eût dix d'absolument perdues, et disparues de la face de la terre depuis tant de siècles. Mais le grand-prêtre Eléazar les avait retrouvées exprès pour envoyer des traducteurs à Ptolomée.
Les soixante et douze interprètes furent enfermés dans l'île de Pharos, chacun d'eux fit sa traduction à part en soixante et douze jours, et toutes les traductions se trouvèrent semblables mot pour mot; c'est ce qu'on appelle la traduction des septante , et qui devrait être nommée la traduction des septante-deux .
Dès que le roi eut reçu ces livres, il les adora tant il était bon juif. Chaque interprète reçut trois talents d'or; et on envoya encore au grand sacrificateur pour son parchemin dix lits d'argent, une couronne d'or, des encensoirs et des coupes d'or, un vase de trente talents d'argent, (c'est-à-dire du poids d'environ soixante mille écus) avec dix robes de pourpre, et cent pièces de toile du plus beau lin.
Presque tout ce beau conte est fidèlement rapporté par l'historien Joseph, qui n'a jamais rien exagéré. St Justin a enchéri sur Joseph; il dit que ce fut au roi Hérode que Ptolomée s'adressa, et non pas au grand-prêtre Eléazar. Il fait envoyer deux ambassadeurs de Ptolomée à Hérode, c'est beaucoup ajouter au merveilleux; car on sait qu'Hérode ne naquit que longtemps après le règne de Ptolomée Philadelphe.
Ce n'est pas la peine de remarquer ici la profusion d'anachronismes qui règnent dans tout ce roman et dans tous leurs semblables; la foule des contradictions et les énormes bévues dans lesquelles l'auteur juif tombe à chaque phrase: cependant cette fable a passé pendant des siècles pour une vérité incontestable. Et pour mieux exercer la crédulité de l'esprit humain, chaque auteur qui la citait, ajoutait ou retranchait à sa manière; de sorte qu'en croyant cette aventure il fallait la croire de cent manières différentes. Les uns rient de ces absurdités dont les nations ont été abreuvées, les autres gémissent de ces impostures; la multitude infinie des mensonges fait des Démocrites et des Héraclites.
Il ne faut pas croire que le précepteur d'Alexandre, choisi par Philippe, fût un pédant et un esprit faux. Philippe était assurément un bon juge, étant lui-même très instruit, et rival de Démosthène en éloquence.
La logique d'Aristote, son art de raisonner, est d'autant plus estimable qu'il avait affaire aux Grecs, qui s'exerçaient continuellement à des arguments captieux; et son maître Platon était moins exempt qu'un autre de ce défaut.
Voici, par exemple, l'argument par lequel Platon prouve dans le Phédon l'immortalité de l'âme.
‘Ne dites-vous pas que la mort est le contraire de la vie? -- Oui. -- Et qu'elles naissent l'une de l'autre? -- Oui. -- Qu'est-ce donc qui naît du vivant? -- le mort -- et qui naît du mort? -- le vivant. -- C'est donc des morts que naissent toutes les choses vivantes. Par conséquent les âmes existent dans les enfers après la mort.‘
Il fallait des règles sûres pour démêler cet épouvantable galimatias, par lequel la réputation de Platon fascinait les esprits.
Il était nécessaire de démontrer que Platon donnait un sens louche à toutes ses paroles.
Le mort ne naît point du vivant; mais l'homme vivant a cessé d'être en vie.
Le vivant ne naît point du mort, mais il est né d'un homme en vie qui est mort depuis.
Par conséquent votre conclusion que toutes les choses vivantes naissent des mortes est ridicule. De cette conclusion vous en tirez une autre qui n'est nullement renfermée dans les prémisses. Donc les âmes sont dans les enfers après la mort .
Il faudrait avoir prouvé auparavant que les corps morts sont dans les enfers, et que l'âme accompagne les corps morts.
Il n'y a pas un mot dans votre argument qui ait la moindre justesse. Il fallait dire, ce qui pense est sans parties, ce qui est sans parties est indestructible; donc ce qui pense en nous étant sans parties est indestructible.
Ou bien, le corps meurt parce qu'il est divisible, l'âme n'est point divisible; donc elle ne meurt pas. Alors du moins on vous aurait entendu.
Il en est de même de tous les raisonnements captieux des Grecs. Un maître enseigne la rhétorique à son disciple, à condition que le disciple le payera à la première cause qu'il aura gagnée.
Le disciple prétend ne le payer jamais. Il intente un procès à son maître; il lui dit, Je ne vous dois jamais rien, car si je perds ma cause je ne devais vous payer qu'après l'avoir gagnée; et si je gagne, ma demande est de ne vous point payer.
Le maître rétorquait l'argument, et disait, Si vous perdez, payez, et si vous gagnez, payez, puisque notre marché est que vous me payerez après la première cause que vous aurez gagnée.
Il est évident que tout cela roule sur une équivoque. Aristote enseigne à la lever en mettant dans l'argument les termes nécessaires.
On ne doit payer qu'à l'échéance;
L'échéance est ici une cause gagnée.
Il n'y a point eu encore de cause gagnée;
Donc il n'y a point eu encore d'échéance,
Donc le disciple ne doit rien encore.
Mais encore ne signifie pas jamais . Le disciple faisait donc un procès ridicule.
Le maître de son côté n'était pas en droit de rien exiger, puisqu'il n'y avait pas encore d'échéance.
Il fallait qu'il attendît que le disciple eût plaidé quelque autre cause.
Qu'un peuple vainqueur stipule qu'il ne rendra au peuple vaincu que la moitié de ses vaisseaux; qu'il les fasse scier en deux, et qu'ayant ainsi rendu la moitié juste il prétende avoir satisfait au traité, il est évident que voilà une équivoque très criminelle.
Aristote, par les règles de sa logique , rendit donc un grand service à l'esprit humain en prévenant toutes les équivoques; car ce sont elles qui font tous les malentendus en philosophie, en théologie, et en affaires.
La malheureuse guerre de 1756 a eu pour prétexte une équivoque sur l'Acadie.
Il est vrai que le bon sens naturel, et l'habitude de raisonner, se passent des règles d'Aristote. Un homme qui a l'oreille et la voix juste, peut bien chanter sans les règles de la musique; mais il vaut mieux la savoir.
On ne la comprend guère, mais il est plus que probable qu'Aristote s'entendait, et qu'on l'entendait de son temps. Le grec est étranger pour nous. On n'attache plus aujourd'hui aux mêmes mots les mêmes idées.
Par exemple, quand il dit dans son chapitre sept, que les principes des corps sont, la matière, la privation, la forme ; il semble qu'il dise une bêtise énorme; ce n'en est pourtant point une. La matière, selon lui, est le premier principe de tout, le sujet de tout, indifférent à tout. La forme lui est essentielle pour devenir une certaine chose. La privation est ce qui distingue un être de toutes les choses qui ne sont point en lui. La matière est indifférente à devenir rose ou poirier. Mais quand elle est poirier ou rose, elle est privée de tout ce qui la ferait argent ou plomb. Cette vérité ne valait peut-être pas la peine d'être énoncée; mais enfin il n'y a rien là que de très intelligible, et rien qui soit impertinent.
L' acte de ce qui est en puissance paraît ridicule, et ne l'est pas davantage. La matière peut devenir tout ce qu'on voudra, feu, terre, eau, vapeur, métal, minéral, animal, arbre, fleur. C'est tout ce que cette expression d' acte en puissance signifie. Ainsi il n'y avait point de ridicule, chez les Grecs, à dire que le mouvement était un acte de puissance, puisque la matière peut être mue. Et il est fort vraisemblable qu'Aristote entendait par là que le mouvement n'est pas essentiel à la matière.
Aristote dut faire nécessairement une très mauvaise physique de détail; et c'est ce qui lui a été commun avec tous les philosophes, jusqu'au temps où les Galilée, les Toricelli, les Gueric, les Drebellius, les Boiles, l'Académie del Cimento, commencèrent à faire des expériences. La physique est une mine, dans laquelle on ne peut descendre qu'avec des machines, que les anciens n'ont jamais connues. Ils sont restés sur le bord de l'abîme; et ont raisonné sur ce qu'il contenait, sans le voir.
Ses Recherches sur les animaux , au contraire, ont été le meilleur livre de l'antiquité, parce qu'Aristote se servit de ses yeux. Alexandre lui fournit tous les animaux rares de l'Europe, de l'Afrique et de l'Asie. Ce fut un fruit de ses conquêtes. Ce héros y dépensa des sommes qui effrayeraient tous les gardes du trésor royal d'aujourd'hui, et c'est ce qui doit immortaliser la gloire d'Alexandre dont nous avons déjà parlé.
De nos jours un héros, quand il a le malheur de faire la guerre, peut à peine donner quelque encouragement aux sciences; il faut qu'il emprunte de l'argent d'un juif, et qu'il consulte continuellement des âmes juives pour faire couler la substance de ses sujets dans son coffre des Danaïdes, dont elle sort le moment d'après par cent ouvertures. Alexandre faisait venir chez Aristote, éléphants, rhinocéros, tigres, lions, crocodiles, gazelles, aigles, autruches. Et nous autres, quand par hasard on nous amène un animal rare dans nos foires, nous allons l'admirer pour vingt sous; et il meurt avant que nous ayons pu le connaître.
Aristote soutient expressément dans son livre du Ciel (Chap. XI) Liv. VII, ch. XII. que le monde est éternel; c'était l'opinion de toute l'antiquité, excepté des épicuriens. Il admettait un Dieu, un premier moteur, et il le définit, Un, éternel, immobile, indivisible, sans qualités .
Il fallait donc qu'il regardât le monde émané de Dieu, comme la lumière émanée du soleil, et aussi ancienne que cet astre.
A l'égard des sphères célestes, il est aussi ignorant que tous les autres philosophes. Copernic n'était pas venu.
Liv. II, ch. XI. Dieu étant le premier moteur, il fait mouvoir l'âme; mais qu'est-ce que Dieu selon lui, et qu-est-ce que l'âme? L'âme est une entéléchie. Mais que veut dire entéléchie? C'est, dit-il, un principe et un acte, une puissance nutritive, sentante et raisonnable. Cela ne veut dire autre chose, sinon que nous avons la faculté de nous nourrir, de sentir et de raisonner. Le comment et le pourquoi sont un peu difficiles à saisir. Les Grecs ne savaient pas plus ce que c'est qu'une entéléchie, que les Topinambous et nos docteurs ne savent ce que c'est qu'une âme.
La morale d'Aristote est comme toutes les autres, fort bonne, car il n'y a pas deux morales. Celles de Confutzée, de Zoroastre, de Pythagore, d'Aristote, d'Epictète, de Marc-Antonin, sont absolument les mêmes. Dieu a mis dans tous les coeurs la connaissance du bien avec quelque inclination pour le mal.
Aristote dit, qu'il faut trois choses pour être vertueux, la nature, la raison et l'habitude; rien n'est plus vrai. Sans un bon naturel la vertu est trop difficile; la raison le fortifie, et l'habitude rend les actions honnêtes aussi familières qu'un exercice journalier auquel on s'est accoutumé.
Il fait le dénombrement de toutes les vertus, entre lesquelles il ne manque pas de placer l'amitié. Il distingue l'amitié entre les égaux, les parents, les hôtes et les amants. On ne connaît plus parmi nous l'amitié qui naît des droits de l'hospitalité. Ce qui était le sacré lien de la société chez les anciens, n'est parmi nous qu'un compte de cabaretier. Et à l'égard des amants, il est rare aujourd'hui qu'on mette de la vertu dans l'amour. On croit ne devoir rien à une femme à qui on a mille fois tout promis.
Il est triste que nos premiers docteurs n'aient presque jamais mis l'amitié au rang des vertus, n'aient presque jamais recommandé l'amitié; au contraire, ils semblèrent inspirer souvent l'inimitié. Ils ressemblaient aux tyrans qui craignent les associations.
C'est encore avec très grande raison qu'Aristote met toutes les vertus entre les extrêmes opposés. Il est peut-être le premier qui leur ait assigné cette place.
Il dit expressément que la piété est le milieu entre l'athéisme et la superstition.
C'est probablement sa Rhétorique et sa Poétique que Cicéron et Quintilien ont en vue. Cicéron, dans son livre de l' Orateur , dit, personne n'eut plus de science, plus de sagacité, d'invention et de jugement : Quintilien va jusqu'à louer non seulement l'étendue de ses connaissances, mais enore la suavité de son élocution, eloquendi suavitatem .
Aristote veut qu'un orateur soit instruit des lois, des finances, des traités, des places de guerre, des garnisons, des vivres, des marchandises. Les orateurs des parlements d'Angleterre, des diètes de Pologne, des états de Suède, des pregadi de Venise, etc. ne trouveront pas ces leçons d'Aristote inutiles; elles le sont peut-être à d'autres nations.
Il veut que l'orateur connaisse les passions des hommes, et les moeurs, les humeurs de chaque condition.
Je ne crois pas qu'il y ait une seule finesse de l'art qui lui échappe. Il recommande surtout qu'on apporte des exemples quand on parle d'affaires publiques; rien ne fait un plus grand effet sur l'esprit des hommes.
On voit, par ce qu'il dit sur cette matière, qu'il écrivait sa Rhétorique longtemps avant qu'Alexandre fût nommé capitaine général de la Grèce contre le grand roi.
Si quelqu'un, dit-il, avait à prouver aux Grecs qu'il est de leur intérêt de s'opposer aux intérêts du roi de Perse, et d'empêcher qu'il ne se rende maître de l'Egypte, il devrait d'abord faire souvenir que Darius Ochus ne voulut attaquer la Grèce qu'après que l'Egypte fut en sa puissance; il remarquerait que Xerxès tint la même conduite. Il ne faut point douter, ajouterait-il, que Darius Codoman n'en use ainsi. Gardez-vous de souffrir qu'il s'empare de l'Egypte.
Il va jusqu'à permettre, dans les discours devant les grandes assemblées, les paraboles et les fables. Elles saisissent toujours la multitude; il en rapporte de très ingénieuses, et qui sont de la plus haute antiquité, comme celle du cheval qui implora le secours de l'homme pour se venger du cerf, et qui devint esclave pour avoir cherché un protecteur.
On peut remarquer que dans le livre second, où il traite des arguments du plus au moins, il rapporte un exemple qui fait bien voir quelle était l'opinion de la Grèce, et probablement de l'Asie, sur l'étendue de la puissance des dieux.
S'il est vrai , dit-il, que les dieux mêmes ne peuvent pas tout savoir, quelque éclairés qu'ils soient, à plus forte raison les hommes . Ce passage montre évidemment qu'on n'attribuait pas alors l'omniscience à la divinité. On ne concevait pas que les dieux pussent savoir ce qui n'est pas: or l'avenir n'étant pas, il leur paraissait impossible de le connaître. C'est l'opinion des sociniens d'aujourd'hui; mais revenons à la rhétorique d'Aristote.
Ce que je remarquerai le plus dans son chapitre de l' élocution et de la diction , c'est le bon sens avec lequel il condamne ceux qui veulent être poètes en prose. Il veut du pathétique, mais il bannit l'enflure; il proscrit les épithètes inutiles. En effet, Démosthène et Cicéron qui ont suivi ses préceptes, n'ont jamais affecté le style poétique dans leurs discours. Il faut, dit Aristote, que le style soit toujours conforme au sujet.
Rien n'est plus déplacé que de parler de physique poétiquement, et de prodiguer les figures, les ornements quand il ne faut que méthode, clarté et vérité. C'est le charlatanisme d'un homme qui veut faire passer de faux systèmes à la faveur d'un vain bruit de paroles. Les petits esprits sont trompés par cet appas, et les bons esprits le dédaignent.
Parmi nous, l'oraison funèbre s'est emparée du style poétique en prose. Mais ce genre consistant presque tout entier dans l'exagération, il semble qu'il lui soit permis d'emprunter ses ornements de la poésie.
Les auteurs des romans se sont permis quelquefois cette licence. La Calprenède fut le premier, je pense, qui transposa ainsi les limites des arts, et qui abusa de cette facilité. On fit grâce à l'auteur du Télémaque en faveur d'Homère qu'il imitait sans pouvoir faire de vers, et plus encore en faveur de sa morale, dans laquelle il surpasse infiniment Homère qui n'en a aucune. Mais ce qui lui donna le plus de vogue, ce fut la critique de la fierté de Louis XIV, et de la dureté de Louvois qu'on crut apercevoir dans le Télémaque .
Quoiqu'il en soit, rien ne prouve mieux le grand sens et le bon goût d'Aristote, que d'avoir assigné sa place à chaque chose.
Où trouver dans nos nations modernes un physicien, un géomètre, un métaphysicien, un moraliste même qui ait bien parlé de la poésie? Ils sont accablés des noms d'Homère, de Virgile, de Sophocle, de l'Arioste, du Tasse, et de tous ceux qui ont enchanté la terre par les productions harmonieuses de leur génie. Ils n'en sentent pas les beautés, ou s'ils les sentent, ils voudraient les anéantir.
Quel ridicule dans Pascal de dire, ‘comme on dit beauté poétique , on devrait dire aussi beauté géométrique , et beauté médécinale . Cependant on ne le dit point; et la raison en est qu'on sait bien quel est l'objet de la géométrie et quel est l'objet de la médecine; mais on ne sait pas en quoi consiste l'agrément qui est l'objet de la poésie. On ne sait ce que c'est que ce modèle naturel qu'il faut imiter; et faute de cette connaissance on a inventé de certains termes bizarres, siècle d'or, merveilles de nos jours, fatal laurier, bel astre , etc. Et on appelle ce jargon beauté poétique .'
On sent assez combien ce morceau de Pascal est pitoyable. On sait qu'il n'y a rien de beau ni dans une médecine, ni dans les propriétés d'un triangle, et que nous n'appelons beau que ce qui cause à notre âme et à nos sens du plaisir et de l'admiration. C'est ainsi que raisonne Aristote: et Pascal raisonne ici fort mal. Fatal laurier, bel astre , n'ont jamais été des beautés poétiques. S'il avait voulu savoir ce que c'est, il n'avait qu'à lire dans Malherbe:
Le pauvre en sa cabane, où le chaume le couvre,
Est soumis à ses lois;
Et la garde qui veille, aux barrières du Louvre
N'en défend pas nos rois.
Il n'avait qu'à lire dans Racan,
Que te sert de chercher les tempêtes de Mars,
Pour mourir tout en vie au milieu des hasards
Où la gloire te mène?
Cette mort qui promet un si digne loyer,
N'est toujours que la mort, qu'avec bien moins de peine
L'on trouve en son foyer.
Que sert à ces héros ce pompeux appareil,
Dont ils vont dans la lice éblouir le soleil
Des trésors du Pactole?
La gloire qui les suit après tant de travaux,
Se passe en moins de temps que la poudre qui vole
Du pied de leurs chevaux.
Il n'avait surtout qu'à lire les grands traits d'Homère, de Virgile, d'Horace, d'Ovide, etc.
Nicole écrivit contre le théâtre dont il n'avait pas la moindre teinture, et il fut secondé par un nommé Dubois, qui était aussi ignorant que lui en belles-lettres.
Il n'y a pas jusqu'à Montesquieu, qui dans son livre amusant des Lettres persanes, a la petite vanité de croire qu'Homère et Virgile ne sont rien en comparaison d'un homme qui imite avec esprit et avec succès le Siamois de Dufréni, et qui remplit son livre de choses hardies, sans lesquelles il n'aurait pas été lu. ‘ Qu'est-ce que les poèmes épiques ? dit-il, je n'en sais rien; je méprise les lyriques autant que j'estime les tragiques ‘. Il devait pourtant ne pas tant mépriser Pindare et Horace. Aristote ne méprisait point Pindare.
Descartes fit à la vérité pour la reine Christine un petit divertissement en vers, mais digne de sa matière cannelée.
Mallebranche ne distinguait pas le Qu'il mourût de Corneille, d'un vers de Jodele ou de Garnier.
Quel homme qu'Aristote qui trace les règles de la tragédie de la même main dont il a donné celles de la dialectique, de la morale, de la politique, et dont il a levé, autant qu'il a pu, le grand voile de la nature!
C'est dans le chapitre quatrième de sa Poétique que Boileau a puisé ces beaux vers:
Il n'est point de serpent ni de monstre odieux,
Qui par l'art imité ne puisse plaire aux yeux;
D'un pinceau délicat, l'artifice agréable,
Du plus affreux objet fait un objet aimable:
Ainsi, pour nous charmer, la tragédie en pleurs,
D'OEdipe tout sanglant fit parler les douleurs.
Voici ce que dit Aristote. ‘L'imitation et l'harmonie ont produit la poésie. . . nous voyons avec plaisir dans un tableau des animaux affreux, des hommes morts ou mourants que nous ne regarderions qu'avec chagrin et avec frayeur dans la nature. Plus ils sont bien imités, plus ils nous causent de satisfaction.'
Ce quatrième chapitre de la Poétique d'Aristote se retrouve presque tout entier dans Horace et dans Boileau. Les lois qu'il donne dans les chapitres suivants, sont encore aujourd'hui celles de nos bons auteurs, si vous en exceptez ce qui regarde les choeurs et la musique. Son idée que la tragédie est instituée pour purger les passions, a été fort combattue; mais s'il entend, comme je le crois, qu'on peut dompter un amour incestueux en voyant le malheur de Phèdre, qu'on peut réprimer sa colère en voyant le triste exemple d'Ajax, il n'y a plus aucune difficulté.
Ce que ce philosophe recommande expressément, c'est qu'il y ait toujours de l'héroïsme dans la tragédie, et du ridicule dans la comédie. C'est une règle dont on commence peut-être trop aujourd'hui à s'écarter.
C'est une chose très digne de considération, qu'il y ait eu et qu'il y ait encore sur la terre des sociétés sans armées. Les brachmanes, qui gouvernèrent longtemps presque toute la grande Kersonèse de l'Inde; les primitifs nommés quakers , qui gouvernent la Pensilvanie; quelques peuplades de l'Amérique, quelques-unes même du centre de l'Afrique; les Samoyèdes, les Lapons, les Kanshkadiens n'ont jamais marché en front de bandière pour détruire leurs voisins.
Les brachmanes furent les plus considérables de tous ces peuples pacifiques; leur caste qui est si ancienne, qui subsiste encore, et devant qui toutes les autres institutions sont nouvelles, est un prodige qu'on ne sait pas admirer. Leur police et leur religion se réunirent toujours à ne verser jamais de sang, pas même celui des moindres animaux. Avec un tel régime on est aisément subjugué; ils l'ont été et n'ont point changé.
Les Pensilvains n'ont jamais eu d'armée, et ils ont constamment la guerre en horreur.
Plusieurs peuplades de l'Amérique ne savaient ce que c'est qu'une armée avant que les Espagnols vinssent les exterminer tous. Les habitants des bords de la mer Glaciale ignorèrent et armes et dieux des armées, et bataillons et escadrons.
Outre ces peuples, les prêtres, les religieux ne portent les armes en aucun pays, du moins quand ils sont fidèles à leur institution.
Ce n'est que chez les chrétiens qu'on a vu des sociétés religieuses établies pour combattre, comme templiers, chevaliers de St Jean, chevaliers teutons, chevaliers porte-glaives. Ces ordres religieux furent institués à l'imitation des lévites qui combattirent comme les autres tribus juives.
Ni les armées, ni les armes ne furent les mêmes dans l'antiquité. Les Egyptiens n'eurent presque jamais de cavalerie; elle eût été assez inutile dans un pays entrecoupé de canaux, inondé pendant cinq mois, et fangeux pendant cinq autres. Les habitants d'une grande partie de l'Asie employèrent les quadriges de guerre. Il en Confucius liv. III, part. 1. est parlé dans les annales de la Chine. Confutzée dit, qu'encore de son temps chaque gouverneur de province fournissait à l'empereur mille chars de guerre à quatre chevaux. Les Troyens et les Grecs combattaient sur des chars à deux chevaux.
La cavalerie et les chars furent inconnus à la nation juive dans un terrain montagneux, où leur premier roi n'avait que des ânesses quand il fut élu. Trente fils de Jaïr, princes de trente villes, à ce Juges ch. X, v. 4. que dit le texte, étaient montés chacun sur un âne. Saül, depuis roi de Juda, n'avait que des ânesses; et les fils de David s'enfuirent tous sur des mules lorsque Absalon eut tué son frère Ammon. Absalon n'était monté que sur une mule, dans la bataille qu'il livra contre les troupes de son père; ce qui prouve, selon les histoires juives, que l'on commençait alors à se servir de juments en Palestine, ou bien qu'on y était déjà assez riche pour acheter des mules des pays voisins.
Les Grecs se servirent peu de cavalerie; ce fut principalement avec la phalange macédonienne qu'Alexandre gagna les batailles qui lui assujettirent la Perse.
C'est l'infanterie romaine qui subjugua la plus grande partie du monde. César, à la bataille de Pharsale, n'avait que mille hommes de cavalerie.
On ne sait point en quel temps les Indiens et les Africains commencèrent à faire marcher les éléphants à la tête de leurs armées. Ce n'est pas sans surprise qu'on voit les éléphants d'Annibal passer les Alpes, qui étaient beaucoup plus difficiles à franchir qu'aujourd'hui.
On a disputé longtemps sur les dispositions des armées romaines et grecques, sur leurs armes, sur leurs évolutions.
Chacun a donné son plan des batailles de Zama et de Pharsale.
Le commentateur Calmet bénédictin, a fait imprimer trois gros volumes du Dictionnaire de la Bible, dans lesquels, pour mieux expliquer les commandements de Dieu, il a inséré cent gravures où se voient des plans de bataille et des sièges en taille-douce. Le Dieu des Juifs était le Dieu des armées; mais Calmet n'était pas son secrétaire: il n'a pu savoir que par révélation comment les armées des Amalécites, des Moabites, des Syriens, des Philistins furent arrangées pour les jours de meurtre général. Ces estampes de carnage, dessinées au hasard, enchérirent son livre de cinq ou six louis d'or, et ne le rendirent pas meilleur.
C'est une grande question si les Francs, que le jésuite Daniel appelle Français par anticipation, se servaient de flèches dans leurs armées, s'ils avaient des casques et des cuirasses.
Supposé qu'ils allassent au combat presque nus et armés seulement, comme on le dit, d'une petite hache de charpentier, d'une épée et d'un couteau, il en résultera que les Romains, maîtres des Gaules si aisément vaincus par Clovis, avaient perdu toute leur ancienne valeur, et que les Gaulois aimèrent autant devenir les sujets d'un petit nombre de Francs, que d'un petit nombre de Romains.
L'habillement de guerre changea ensuite, ainsi que tout change.
Dans le temps des chevaliers, écuyers et varlets, on ne connut plus que la gendarmerie à cheval en Allemagne, en France, en Italie, en Angleterre, en Espagne. Cette gendarmerie était couverte de fer ainsi que les chevaux. Les fantassins étaient des serfs qui faisaient plutôt les fonctions de pionniers que de soldats. Mais les Anglais eurent toujours dans leurs gens de pied de bons archers, et c'est en grande partie ce qui leur fit gagner presque toutes les batailles.
Qui croirait qu'aujourd'hui les armées ne font guère que des expériences de physique! un soldat serait bien étonné si quelque savant lui disait: ‘Mon ami, tu es un meilleur machiniste qu'Archimède. Cinq parties de salpêtre, une partie de soufre, une partie de carbo ligneus, ont été préparées chacune à part. Ton salpêtre dissous avec du nitre bien filtré, bien évaporé, bien cristallisé, bien remué, bien séché, s'est incorporé avec le soufre purifié et d'un beau jaune. Ces deux ingrédients mêlés avec le charbon pilé, ont formé de grosses boules par le moyen d'une essence de vinaigre, ou de sel ammoniac, ou d'urine. Ces boules ont été réduites in pulverem pirium dans un moulin. L'effet de ce mélange est une dilatation qui est à peu près comme quatre mille est à l'unité, et le plomb qui est dans ton tuyau fait un autre effet qui est le produit de sa masse multiplié par sa vitesse.
‘Le premier qui devina une grande partie de ce secret de mathématique, fut un bénédictin nommé Roger Bacon. Celui qui l'inventa tout entier fut un autre bénédictin allemand nommé Schwartz, au quatorzième siècle. Ainsi, c'est à deux moines que tu dois l'art d'être un excellent meurtrier, si tu tires juste et si ta poudre est bonne.
‘C'est en vain que Du Cange a prétendu qu'en 1338 les registres de la chambre des comptes de Paris font mention d'un mémoire payé pour de la poudre à canon: n'en crois rien, il s'agit là de l'artillerie, nom affecté aux anciennes machines de guerre et aux nouvelles.
‘La poudre à canon fit oublier entièrement le feu grégeois dont les Maures faisaient encore quelque usage. Te voilà enfin dépositaire d'un art qui non seulement imite le tonnerre, mais qui est beaucoup plus terrible.'
Ce discours qu'on tiendrait à un soldat, serait de la plus grande vérité. Deux moines ont en effet changé la face de la terre.
Avant que les canons fussent connus, les nations hyperborées avaient subjugué presque tout l'hémisphère, et pourraient revenir encore, comme des loups affamés, dévorer les terres qui l'avaient été autrefois par leurs ancêtres.
Dans toutes les armées c'était la force du corps, l'agilité, une espèce de fureur sanguinaire, un acharnement d'homme à homme qui décidaient de la victoire, et par conséquent du destin des Etats. Des hommes intrépides prenaient des villes avec des échelles. Il n'y avait guère plus de discipline dans les armées du Nord, au temps de la décadence de l'empire romain, que dans les bêtes carnassières qui fondent sur leur proie.
Aujourd'hui une seule place frontière munie de canon, arrêterait les armées des Attila et des Gengis.
On a vu, il n'y a pas longtemps, une armée de Russes victorieux, se consumer inutilement devant Custrin, qui n'est qu'une petite forteresse dans un marais.
Dans les batailles, les hommes les plus faibles de corps, peuvent l'emporter sur les plus robustes, avec une artillerie bien dirigée. Quelques canons suffirent à la bataille de Fontenoi pour faire retourner en arrière toute la colonne anglaise déjà maîtresse du champ de bataille.
Les combattants ne s'approchent plus: le soldat n'a plus cette ardeur, cet emportement qui redouble dans la chaleur de l'action lorsque l'on combat corps à corps. La force, l'adresse, la trempe des armes même, sont inutiles. A peine une seule fois dans une guerre se sert-on de la baïonnette au bout du fusil, quoiqu'elle soit la plus terrible des armes.
Dans une plaine souvent entourée de redoutes munies de gros canons, deux armées s'avancent en silence; chaque bataillon mène avec soi des canons de campagne; les premières lignes tirent l'une contre l'autre, et l'une après l'autre. Ce sont des victimes qu'on présente tour à tour aux coups de feu. On voit souvent, sur les ailes, des escadrons exposés continuellement aux coups de canon en attendant l'ordre du général. Les premiers qui se lassent de cette manoeuvre, laquelle ne laisse aucun lieu à l'impétuosité du courage, se débandent et quittent le champ de bataille. On va les rallier, si l'on peut, à quelques milles au-delà. Les ennemis victorieux assiègent une ville qui leur coûte quelquefois plus de temps, plus d'hommes, plus d'argent, que plusieurs batailles ne leur auraient coûté. Les progrès sont très rarement rapides. Et au bout de cinq ou six ans, les deux parties également épuisées, sont obligées de faire la paix.
Ainsi, à tout prendre, l'invention de l'artillerie et la méthode nouvelle, ont établi entre les puissances une égalité qui met le genre humain à l'abri des anciennes dévastations, et qui par là rend les guerres moins funestes, quoiqu'elles le soient encore prodigieusement.
Les Grecs dans tous les temps, les Romains jusqu'au temps de Sylla, les autres peuples de l'Occident et du Septentrion, n'eurent jamais d'armée sur pied continuellement soudoyée; tout bourgeois était soldat, et s'enrôlait en temps de guerre. C'était précisément comme aujourd'hui en Suisse. Parcourez-la tout entière, vous n'y trouverez pas un bataillon, excepté dans le temps des revues; si elle a la guerre, vous y voyez tout d'un coup quatre-vingt mille soldats en armes.
Ceux qui usurpèrent la puissance suprême depuis Sylla, eurent toujours des troupes permanentes soudoyées de l'argent des citoyens pour tenir les citoyens assujettis, encore plus que pour subjuguer les autres nations. Il n'y a pas jusqu'à l'évêque de Rome qui ne soudoie une petite armée. Qui l'eût dit du temps des apôtres, que le serviteur des serviteurs de Dieu aurait des régiments, et dans Rome!
Ce qu'on craint le plus en Angleterre, c'est a great standing army , une grande armée sur pied.
Les janissaires ont fait la grandeur des sultans, mais aussi ils les ont étranglés. Les sultans auraient évité le cordon si, au lieu de ces grands corps, ils en avaient établi de petits.
La loi de Pologne est qu'il y ait une armée; mais elle appartient à la république qui la paye, quand elle peut en avoir une.
Cet article peut servir à faire voir combien les plus savants hommes peuvent se tromper, et à développer quelques vérités utiles. Voici ce qui est rapporté d'Arot et de Marot dans le Dictionnaire encyclopédique.
‘Ce sont les noms de deux anges, que l'imposteur Mahomet disait avoir été envoyés de Dieu pour enseigner les hommes et pour leur ordonner de s'abstenir du meurtre, des faux jugements et de toutes sortes d'excès. Ce faux prophète ajoute, qu'une très belle femme ayant invité ces deux anges à manger chez elle, elle leur fit boire du vin, dont étant échauffés, ils la sollicitèrent à l'amour; qu'elle feignit de consentir à leur passion, à condition qu'ils lui apprendraient auparavant les paroles par le moyen desquelles ils disaient que l'on pouvait aisément monter au ciel; qu'après avoir su d'eux ce qu'elle leur avait demandé, elle ne voulut plus tenir sa promesse, et qu'alors elle fut enlevée au ciel, où ayant fait à Dieu le récit de ce qui s'était passé, elle fut changée en l'étoile du matin, qu'on appelle Lucifer ou Aurore, et que les deux anges furent sévèrement punis. C'est de là, selon Mahomet, que Dieu prit occasion de défendre l'usage du vin aux hommes.' Voyez Alcoran .
On aurait beau lire tout l'Alcoran, on n'y trouvera pas un seul mot de ce conte absurde et de cette prétendue raison de Mahomet, de défendre le vin à ses sectateurs. Mahomet ne proscrit l'usage du vin qu'au second et au cinquième sura, ou chapitre: Ils t'interrogeront sur le vin et sur les liqueurs fortes: et tu répondras que c'est un grand péché .
On ne doit point imputer aux justes qui croient et qui font de bonnes oeuvres, d'avoir bu du vin et d'avoir joué aux jeux de hasard, avant que les jeux de hasard fussent défendus .
Il est avéré chez tous les mahométans, que leur prophète ne défendit le vin et les liqueurs que pour conserver leur santé, et pour prévenir les querelles dans le climat brûlant de l'Arabie. L'usage de toute liqueur fermentée porte facilement à la tête, et peut détruire la santé et la raison.
La fable d'Arot et de Marot qui descendirent du ciel et qui voulurent coucher avec une femme arabe, après avoir bu du vin avec elle, n'est dans aucun auteur mahométan. Elle ne se trouve que parmi les impostures que plusieurs auteurs chrétiens, plus indiscrets qu'éclairés, ont imprimées contre la religion musulmane, par un zèle qui n'est pas selon la science. Les noms d'Arot et de Marot ne sont dans aucun endroit de l'Alcoran. C'est un nommé Silburgius, qui dit dans un vieux livre que personne ne lit, qu'il anathématise les anges Arot et Marot, Safa et Merwa.
Remarquez, cher lecteur, que Safa et Merwa sont deux petites monticules auprès de la Mecque, et qu'ainsi notre docte Silburgius a pris deux collines pour deux anges. C'est ainsi qu'en ont usé presque sans exception tous ceux qui ont écrit parmi nous sur le mahométisme, jusqu'au temps où le sage Réland nous a donné des idées nettes de la croyance musulmane, et où le savant Sale, après avoir demeuré vingt-quatre ans vers l'Arabie, nous a enfin éclairés par une traduction fidèle de l'Alcoran, et par la préface la plus instructive.
Gagnier lui-même, tout professeur qu'il était en langue orientale à Oxford, s'est plu à nous débiter quelques faussetés sur Mahomet, comme si on avait besoin du mensonge pour soutenir la vérité de notre religion contre ce faux prophète. Il nous donne tout au long le voyage de Mahomet dans les sept cieux sur la jument Alborac: il ose même citer le sura ou chapitre 53; mais ni dans ce sura 53, ni dans aucun autre, il n'est question de ce prétendu voyage au ciel.
C'est Aboulfeda, qui plus de sept cents ans après Mahomet rapporte cette étrange histoire. Elle est tirée, à ce qu'il dit, d'anciens manuscrits, qui eurent cours du temps de Mahomet même. Mais il est visible qu'ils ne sont point de Mahomet, puisqu'après sa mort Abubeker recueillit tous les feuillets de l'Alcoran en présence de tous les chefs des tribus, et qu'on n'inséra dans la collection que ce qui parut authentique.
De plus, non seulement le chapitre concernant le voyage au ciel n'est point dans l'Alcoran; mais il est d'un style bien différent, et cinq fois plus long au moins qu'aucun des chapitres reconnus. Que l'on compare tous les chapitres de l'Alcoran avec celui-là, on y trouvera une prodigieuse différence. Voici comme il commence.
‘Une certaine nuit je m'étais endormi entre les deux collines de Safa et de Merwa. Cette nuit était très obscure et très noire; mais si tranquille qu'on n'entendait ni les chiens aboyer ni les coqs chanter. Tout d'un coup l'ange Gabriel se présenta devant moi dans la forme en laquelle le Dieu très haut l'a créé. Son teint était blanc comme la neige, ses cheveux blonds tressés d'une façon admirable, lui tombaient en boucles sur les épaules; il avait un front majestueux, clair et serein, les dents belles et luisantes et les jambes teintes d'un jaune de saphir; ses vêtements étaient tout tissus de perles et de fil d'or très pur. Il portait sur son front une lame sur laquelle étaient écrites deux lignes toutes brillantes et éclatantes de lumière; sur la première il y avait ces mots: il n'y a point de Dieu que Dieu ; et sur la seconde, ceux-ci: Mahomet est l'apôtre de Dieu . A cette vue je demeurai le plus surpris et le plus confus de tous les hommes. J'aperçus autour de lui soixante et dix mille cassolettes ou petites bourses pleines de musc et de safran. Il avait cinq cents paires d'ailes, et d'une aile à l'autre il y avait la distance de cinq cents années de chemin.
‘C'est dans cet état que Gabriel se fit voir à mes yeux. Il me poussa et me dit: lève-toi, ô homme endormi . Je fus saisi de frayeur et de tremblement, et je lui dis en m'éveillant en sursaut: qui es-tu? Dieu veuille te faire miséricorde. Je suis ton frère Gabriel , me répondit-il; ô mon cher bien-aimé Gabriel , lui-dis-je, je te demande pardon. Est-ce une révélation de quelque chose de nouveau, ou bien une menace affligeante que tu viens m'annoncer? C'est quelque chose de nouveau , reprit-il; lève-toi, mon cher et bien-aimé. Attache ton manteau sur tes épaules, tu en auras besoin: car il faut que tu rendes visite à ton seigneur cette nuit . En même temps Gabriel me prit par la main; il me fit lever, et m'ayant fait monter sur la jument Alborac, il la conduisit lui-même par la bride, etc.'
Enfin il est avéré chez les musulmans que ce chapitre, qui n'est d'aucune authenticité, fut imaginé par Abu-Horaïra, qui était, dit-on, contemporain du prophète. Que dirait-on d'un Turc qui viendrait aujourd'hui insulter notre religion, et nous dire que nous comptons parmi nos livres consacrés les lettres de St Paul à Sénèque , et les lettres de Sénèque à Paul , les actes de Pilate , la vie de la femme de Pilate , les lettres du prétendu roi Abgare à Jésus-Christ, et la réponse de Jésus-Christ à ce roitelet , l' Histoire du défi de St Pierre à Simon le magicien , les prédictions des sibylles , le Testament des douze patriarches , et tant d'autres livres de cette espèce?
Nous répondrions à ce Turc qu'il est fort mal instruit, et qu'aucun de ces ouvrages n'est regardé par nous comme authentique. Le Turc nous fera la même réponse, quand pour le confondre nous lui reprocherons le voyage de Mahomet dans les sept cieux. Il nous dira que ce n'est qu'une fraude pieuse des derniers temps, et que ce voyage n'est point dans l'Alcoran. Je ne compare point sans doute ici la vérité avec l'erreur, le christianisme avec le mahométisme, l'Evangile avec l'Alcoran; mais je compare fausse tradition à fausse tradition, abus à abus, ridicule à ridicule.
Ce ridicule a été poussé si loin, que Grotius impute à Mahomet d'avoir dit que les mains de Dieu sont froides; qu'il le sait parce qu'il les a touchées, que Dieu se fait porter en chaise; que dans l'arche de Noé, le rat naquit de la fiente de l'éléphant, et le chat de l'haleine du lion.
Grotius reproche à Mahomet d'avoir imaginé que Jésus avait été enlevé au ciel, au lieu de souffrir le supplice. Il ne songe pas que ce sont des communions entières des premiers chrétiens hérétiques , qui répandirent cette opinion conservée dans la Syrie et dans l'Arabie jusqu'à Mahomet.
Combien de fois a-t-on répété que Mahomet avait accoutumé un pigeon à venir manger du grain dans son oreille, et qu'il faisait accroire à ses sectateurs que ce pigeon venait lui parler de la part de Dieu?
N'est-ce pas assez que nous soyons persuadés de la fausseté de sa secte, et que la foi nous ait invinciblement convaincus de la vérité de la nôtre, sans que nous perdions notre temps à calomnier les mahométans qui sont établis du mont Caucase au mont Atlas, et des confins de l'Epire aux extrémités de l'Inde. Nous écrivons sans cesse de mauvais livres contre eux, et ils n'en savent rien. Nous crions que leur religion n'a été embrassée par tant de peuples, que parce qu'elle flatte les sens. Où est donc la sensualité qui ordonne l'abstinence du vin et des liqueurs dont nous faisons tant d'excès, qui prononce l'ordre indispensable de donner tous les ans aux pauvres deux et demi pour cent de son revenu, de jeûner avec la plus grande rigueur, de souffrir dans les premiers temps de la puberté une opération douloureuse, de faire au milieu des sables arides un pèlerinage qui est quelquefois de cinq cents lieues, et de prier Dieu cinq fois par jour, même en faisant la guerre?
Mais, dit-on, il leur est permis d'avoir quatre épouses dans ce monde, et ils auront dans l'autre des femmes célestes. Grotius dit en propres mots: Il faut avoir reçu une grande mesure de l'esprit d'étourdissement pour admettre des rêveries aussi grossières et aussi sales .
Nous convenons avec Grotius que les mahométans ont prodigué des rêveries. Un homme qui recevait continuellement les chapitres de son Koran des mains de l'ange Gabriel, était pis qu'un rêveur; c'était un imposteur qui soutenait ses séductions par son courage. Mais certainement il n'y avait rien ni d'étourdi, ni de sale à réduire au nombre de quatre le nombre indéterminé de femmes que les princes, les satrapes, les nababs, les omras de l'Orient nourrissaient dans leurs sérails. Il est dit que Salomon avait trois cents femmes et sept cents concubines. Les Arabes, les Juifs pouvaient épouser les deux soeurs; Mahomet fut le premier qui défendit ces mariages dans le sura ou chapitre quatre. Où est donc la saleté?
A l'égard des femmes célestes, où est la saleté? Certes il n'y a rien de sale dans le mariage que nous reconnaissons ordonné sur la terre et béni par Dieu même. Le mystère incompréhensible de la génération est le sceau de l'Etre éternel. C'est la marque la plus chère de sa puissance d'avoir créé le plaisir, et d'avoir par ce plaisir même perpétué tous les êtres sensibles.
Si on ne consulte que la simple raison, elle nous dira qu'il est vraisemblable que l'Etre éternel, qui ne fait rien en vain, ne nous fera pas renaître en vain avec nos organes. Il ne sera pas indigne de la Majesté suprême, de nourrir nos estomacs avec des fruits délicieux, s'il nous fait renaître avec des estomacs. Nos saintes Ecritures nous apprennent que Dieu mit d'abord le premier homme et la première femme dans un paradis de délices. Il était alors dans un état d'innocence et de gloire, incapable d'éprouver les maladies et la mort. C'est à peu près l'état où seront les justes, lorsque après leur résurrection, ils seront pendant l'éternité ce qu'ont été nos premiers parents pendant quelques jours. Il faut donc pardonner à ceux qui ont cru qu'ayant un corps, ce corps sera continuellement satisfait. Nos Pères de l'Eglise n'ont point Liv. V, ch. XXXIII. eu d'autre idée de la Jérusalem céleste. St Irénée dit, que chaque cep de vigne y portera dix mille branches, chaque branche dix mille grappes, et chaque grappe dix mille raisins, etc.
Plusieurs Pères de l'Eglise en effet ont pensé que les bienheureux Commentaire sur la Genèse tom. II, liv. IV. Ch. II et III, n. 149. dans le ciel jouiraient de tous leurs sens. St Thomas dit, que le sens de la vue sera infiniment perfectionné, que tous les éléments le seront aussi, que la superficie de la terre sera diaphane comme le verre, l'eau comme le crystal, l'air comme le ciel, le feu comme les astres.
St Augustin dans sa Doctrine chrétienne dit, que le sens de l'ouïe goûtera le plaisir des sens, du chant et du discours.
Un de nos grands théologiens italiens nommé Plazza, dans sa Page 506. Dissertation sur le paradis , nous apprend que les élus ne cesseront jamais de jouer de la guitarre et de chanter: ils auront, dit-il, trois nobilités , trois avantages ; des plaisirs sans chatouillement, des caresses sans mollesse, des voluptés sans excès: tres nobilitates, illecebra sine titillatione, blanditia sine mollitudine et voluptas sine exuberantiâ .
St Thomas assure que l'odorat des corps glorieux sera parfait, Supplément part. III, q. 84. et que l'humide ne l'affaiblira pas: in corporibus gloriosis erit odor in suâ ultimâ perfectione, nullo modo per humidum repressus . Un grand nombre d'autres docteurs traitent à fond cette question.
Suarez, dans sa Sagesse , s'exprime ainsi sur le goût: Il n'est pas difficile de faire que quelque humeur sapide agisse dans l'organe Liv. XVI, ch. XX. du goût, et l'affecte intentionnellement: non est Deo difficile facere ut sapidus humor sit intra organum gustûs qui sensum illum possit intentionaliter afficere .
Enfin, St Prosper, en résumant tout, prononce que les bienheureux seront rassasiés sans dégoût, et qu'ils jouiront de la santé N. 232. sans maladie: saturitas sine fastidio et tota sanitas sine morbo .
Il ne faut donc pas tant s'étonner que les mahométans aient admis l'usage des cinq sens dans leur paradis. Ils disent, que la première béatitude sera l'union avec Dieu; elle n'exclut pas le reste.
Le paradis de Mahomet est une fable; mais encore une fois, il n'y a ni contradiction ni saleté.
La philosophie demande des idées nettes et précises; Grotius ne les avait pas. Il citait beaucoup, et il étalait des raisonnements apparents, dont la fausseté ne peut soutenir un examen réfléchi.
On pourrait faire un très gros livre de toutes les imputations injustes dont on a chargé les mahométans. Ils ont subjugué une des plus belles et des plus grandes parties de la terre. Il eût été plus beau de les chasser, que de leur dire des injures.
L'impératrice de Russie donne aujourd'hui un grand exemple, elle leur enlève Azoph et Taganrok, la Moldavie, la Valachie, la Géorgie; elle pousse ses conquêtes jusqu'aux remparts d'Erzerum; elle envoie contre eux, par une entreprise inouïe, des flottes qui partent du fond de la mer Baltique, et d'autres qui couvrent le Pont-Euxin; mais elle ne dit point, dans ses manifestes, qu'un pigeon soit venu parler à l'oreille de Mahomet.
On a fait en plusieurs pays, et surtout en France, des recueils de ces meurtres juridiques que la tyrannie, le fanatisme, ou même l'erreur et la faiblesse ont commis avec le glaive de la justice.
Il y a des arrêts de mort que des années entières de vengeance pourraient à peine expier, et qui feront frémir tous les siècles à venir. Tels sont les arrêts rendus contre le légitime roi de Naples et de Sicile, par le tribunal de Charles d'Anjou; contre Jean Hus et Jérôme de Prague par des prêtres et des moines, contre le roi d'Angleterre Charles I er par des bourgeois fanatiques.
Après ces attentats énormes, commis en cérémonie, viennent les meurtres juridiques commis par la lâcheté, la bêtise, la superstition; et ceux-là sont innombrables. Nous en rapporterons quelques-uns dans d'autres chapitres.
Dans cette classe, il faut ranger principalement les procès de sortilège; et ne jamais oublier qu'encore de nos jours en 1750, la justice sacerdotale de l'évêque de Vurtzbourg a condamné comme sorcière une religieuse fille de qualité, au supplice du feu. C'est afin qu'on ne l'oublie pas, que je répète ici cette aventure dont j'ai parlé ailleurs. On oublie trop et trop vite.
Je voudrais que chaque jour de l'année, un crieur public au lieu de brailler, comme en Allemagne et en Hollande, quelle heure il est, (ce qu'on sait très bien sans lui) criât, C'est aujourd'hui que dans les guerres de religion Magdebourg et tous ses habitants furent réduits en cendre. C'est ce 14 mai, à quatre heures et demie du soir, que Henri IV fut assassiné pour cette seule raison qu'il n'était pas assez soumis au pape; c'est à tel jour qu'on a commis dans votre ville telle abominable cruauté sous le nom de justice .
Ces avertissements continuels seraient fort utiles.
Mais il faudrait crier à plus haute voix les jugements rendus en faveur de l'innocence contre les persécuteurs. Par exemple, je propose que chaque année les deux plus forts gosiers qu'on puisse trouver à Paris et à Toulouse, prononcent dans tous les carrefours ces paroles: ‘C'est à pareil jour que cinquante maîtres des requêtes rétablirent la mémoire de Jean Calas d'une voix unanime, et obtinrent pour la famille des libéralités du roi même, au nom duquel Jean Calas avait été injustement condamné au plus horrible supplice.'
Il ne serait pas mal qu'à la porte de tous les ministres il y eût un autre crieur, qui dît à tous ceux qui viennent demander des lettres de cachet pour s'emparer des biens de leurs parents et alliés, ou dépendants:
‘Messieurs, craignez de séduire le ministre par de faux exposés, et d'abuser du nom du roi. Il est dangereux de le prendre en vain. Il y a dans le monde un maître Gerbier qui défend la cause de la veuve et de l'orphelin opprimés sous le poids d'un nom sacré. C'est celui-là même qui a obtenu au barreau du parlement de Paris l'abolissement de la société de Jésus. Ecoutez attentivement la leçon qu'il a donnée à la société de St Bernard, conjointement avec maître Loiseau autre protecteur des veuves.'
Il faut d'abord que vous sachiez que les révérends pères bernardins de Clervaux possèdent dix-sept mille arpents de bois, sept grosses forges, quatorze grosses métairies, quantité de fiefs, de bénéfices, et même des droits dans les pays étrangers. Le revenu du couvent va jusqu'à deux cent mille livres de rentes. Le trésor est immense; le palais abbatial est celui d'un prince; rien n'est plus juste; c'est un faible prix des grands services que les bernardins rendent continuellement à l'Etat.
Il arriva qu'un jeune homme de dix-sept ans, nommé Castille, dont le nom de baptême était Bernard, crut par cette raison qu'il devait se faire bernardin; c'est ainsi qu'on raisonne à dix-sept ans, et quelquefois à trente: il alla faire son noviciat en Lorraine dans l'abbaye d'Orval. Quand il fallut prononcer ses voeux, la grâce lui manqua; il ne les signa point, s'en alla et redevint homme. Il s'établit à Paris, et au bout de trente ans, ayant fait une petite fortune, il se maria et eut des enfants.
Le révérend père procureur de Clervaux nommé Mayeur, digne procureur, frère de l'abbé, ayant appris à Paris d'une fille de joie que ce Castille avait été autrefois bernardin, complote de le revendiquer en qualité de déserteur, quoiqu'il ne fût point réellement engagé; de faire passer sa femme pour une concubine, et de placer ses enfants à l'hôpital en qualité de bâtards. Il s'associe avec un autre fripon pour partager les dépouilles. Tous deux vont au bureau des lettres de cachet, exposent leur griefs au nom de St Bernard, obtiennent la lettre, viennent saisir Bernard Castille, sa femme et leurs enfants, s'emparent de tout le bien, et vont le manger où vous savez.
Bernard Castille est enfermé à Orval dans un cachot, où il meurt au bout de six mois, de peur qu'il ne demande justice. Sa femme est conduite dans un autre cachot à Ste Pélagie, maison de force des filles débordées. De trois enfants l'un meurt à l'hôpital.
Les choses restent dans cet état pendant trois ans. Au bout de ce temps la dame Castille obtient son élargissement. Dieu est juste. Il donne un second mari à cette veuve. Ce mari nommé Launai, se trouve un homme de tête qui développe toutes les fraudes, toutes les horreurs, toutes les scélératesses employées L'arrêt est de 1764. contre sa femme. Ils intentent tous deux un procès aux moines. Il est vrai que frère Mayeur qu'on appelle dom Mayeur, n'a pas été pendu; mais le couvent de Clervaux en a été pour quarante mille écus. Et il n'y a point de couvent, qui n'aime mieux voir pendre son procureur, que de perdre son argent.
Que cette histoire vous apprenne, messieurs, à user de beaucoup de sobriété en fait de lettres de cachet. Sachez que maître Elie de Beaumont, ce célèbre défenseur de la mémoire de Calas, et maître L'arrêt est de 1770. Il y a d'autres arrêts pareils prononcés par les parlements des provinces. Target cet autre protecteur de l'innocence opprimée, ont fait payer vingt mille francs d'amende à celui qui avait arraché par ses intrigues une lettre de cachet pour faire enlever la comtesse de Lancize mourante, la traîner hors du sein de sa famille, et lui dérober tous ses titres.
Quand les tribunaux rendent de tels arrêts, on entend des battements de mains du fond de la grand'chambre aux portes de Paris. Prenez garde à vous, messieurs, ne demandez pas légèrement des lettres de cachet.
Un Anglais, en lisant cet article, a demandé, qu'est-ce qu'une lettre de cachet? on n'a jamais pu le lui faire comprendre.
Panem et circenses est la devise de tous les peuples. Au lieu de tuer tous les Caraïbes, il fallait peut-être les séduire par des spectacles, par des funambules, des tours de gibecière, et de la musique. On les eût aisément subjugués. Il y a des spectacles pour toutes les conditions humaines; la populace veut qu'on parle à ses yeux; et beaucoup d'hommes d'un rang supérieur sont peuple. Les âmes cultivées et sensibles veulent des tragédies, et des comédies.
Cet art commença en tout pays par les charrettes des Thespis, ensuite on eut ses Eschyles, et l'on se flatta bientôt d'avoir ses Sophocles et ses Euripides; après quoi tout dégénéra: c'est la marche de l'esprit humain.
Je ne parlerai point ici du théâtre des Grecs. On a fait dans l'Europe moderne plus de commentaires sur ce théâtre, qu'Euripide, Sophocle, Eschyle, Ménandre et Aristophane n'ont fait d'oeuvres dramatiques; je viens d'abord à la tragédie moderne.
C'est aux Italiens qu'on la doit, comme on leur doit la renaissance de tous les autres arts. Il est vrai qu'ils commencèrent dès le treizième siècle, et peut-être auparavant, par des farces malheureusement tirées de l'Ancien et du Nouveau Testament; indigne abus qui passa bientôt en Espagne, et en France; c'était une imitation vicieuse des essais, que St Grégoire de Nazianze avait faits en ce genre, pour opposer un théâtre chrétien au théâtre païen de Sophocle et d'Euripide. St Grégoire de Nazianze mit quelque éloquence, et quelque dignité dans ces pièces; les Italiens et leurs imitateurs n'y mirent que des platitudes, et des bouffonneries.
Enfin, vers l'an 1514, le prélat Trissino, auteur du poème épique intitulé l' Italia liberata da' Gothi , donna sa tragédie de Sophonisbe , la première qu'on eût vue en Italie, et cependant régulière. Il y observa les trois unités, de lieu, de temps, et d'action. Il y introduisit les choeurs des anciens. Rien n'y manquait que le génie. C'était une longue déclamation. Mais pour le temps où elle fut faite, on peut la regarder comme un prodige. Cette pièce fut représentée à Vicence, et la ville construisit exprès un théâtre magnifique. Tous les littérateurs de ce beau siècle accoururent aux représentations, et prodiguèrent les applaudissements que méritait cette entreprise estimable.
En 1516, le pape Léon X honora de sa présence la Rozemonde du Rucellaï: toutes les tragédies qu'on fit alors à l'envi, furent régulières, écrites avec pureté, et naturellement; mais, ce qui est étrange, presque toutes furent un peu froides: tant le dialogue en vers est difficile, tant l'art de se rendre maître du coeur est donné à peu de génies; le Torismond même du Tasse fut encore plus insipide que les autres.
On ne connut que dans le Pastor fido du Guarini ces scènes attendrissantes, qui font verser des larmes, qu'on retient par coeur malgré soi; et voilà pourquoi nous disons, retenir par coeur ; car ce qui touche le coeur, se grave dans la mémoire.
Le cardinal Bibiena avait longtemps auparavant rétabli la vraie comédie; comme Trissino rendit la vraie tragédie aux Italiens.
NB. Non en 1520 comme dit le fils du grand Racine dans son Traité de la poésie . Dès l'an 1480, quand toutes les autres nations de l'Europe croupissaient dans l'ignorance absolue de tous les arts aimables, quand tout était barbare, ce prélat avait fait jouer sa Calendra ; pièce d'intrigue, et d'un vrai comique, à laquelle on ne reproche que des moeurs un peu trop licencieuses, ainsi qu'à la Mandragore de Machiavel.
Les Italiens seuls furent donc en possession du théâtre pendant près d'un siècle, comme ils le furent de l'éloquence, de l'histoire, des mathématiques, de tous les genres de poésie et de tous les arts où le génie dirige la main.
Les Français n'eurent que de misérables farces, comme on sait, pendant tout le quinzième, et seizième siècles.
Les Espagnols, tout ingénieux qu'ils sont, quelque grandeur qu'ils aient dans l'esprit, ont conservé jusqu'à nos jours cette détestable coutume d'introduire les plus basses bouffonneries dans les sujets les plus sérieux: un seul mauvais exemple une fois donné est capable de corrompre toute une nation, et l'habitude devient une tyrannie.
Les autos sacramentales ont déshonoré l'Espagne beaucoup plus longtemps que les mystères de la passion , les actes des saints , nos moralités , la Mère sotte n'ont flétri la France. Ces autos sacramentales se représentaient encore à Madrid, il y a très peu d'années. Calderon en avait fait pour sa part plus de deux cents.
Une de ses plus fameuses pièces, imprimée à Valladolid sans date, et que j'ai sous mes yeux, est la Dévotion de la missa . Les acteurs sont un roi de Cordouë mahométan, un ange chrétien, une fille de joie, deux soldats bouffons et le diable. L'un de ces deux bouffons, est un nommé Pascal Vivas, amoureux d'Aminte. Il a pour rival Lélio soldat mahométan.
Le diable et Lélio veulent tuer Vivas; et croient en avoir bon marché, parce qu'il est en péché mortel: mais Pascal prend le parti de faire dire une messe sur le théâtre, et de la servir. Le diable perd alors toute sa puissance sur lui.
Pendant la messe, la bataille se donne; et le diable est tout étonné de voir Pascal au milieu du combat dans le même temps qu'il sert la messe. Oh, oh , dit-il, je sais bien qu'un corps ne peut se trouver en deux endroits à la fois, excepté dans le sacrement, auquel ce drôle a tant de dévotion . Mais le diable ne savait pas que l'ange chrétien avait pris la figure du bon Pascal Vivas, et qu'il avait combattu pour lui pendant l'office divin.
Le roi de Cordouë est battu, comme on peut bien le croire; Pascal épouse sa vivandière, et la pièce finit par l'éloge de la messe.
Partout ailleurs, un tel spectacle aurait été une profanation que l'Inquisition aurait cruellement punie; mais en Espagne c'était une édification.
Dans un autre acte sacramental Jésus-Christ en perruque carrée, et le diable en bonnet à deux cornes, disputent sur la controverse, se battent à coups de poing, et finissent par danser ensemble une sarabande.
Plusieurs pièces de ce genre finissent par ces mots, ite comedia est .
D'autres pièces, en très grand nombre, ne sont point sacramentales, ce sont des tragi-comédies, et même des tragédies; l'une est la Création du monde , l'autre les Cheveux d'Absalon . On a joué le Soleil soumis à l'homme, Dieu bon payeur, le Maître d'hôtel de Dieu, la Dévotion aux trépassés . Et toutes ces pièces sont intitulées la Famosa comedia .
Qui croirait que dans cet abîme de grossièretés insipides, il y ait de temps en temps des traits de génie, et je ne sais quel fracas de théâtre qui peut amuser et même intéresser?
Peut-être quelques-unes de ces pièces barbares ne s'éloignent-elles pas beaucoup de celles d'Eschyle, dans lesquelles la religion des Grecs était jouée, comme la religion chrétienne le fut en France et en Espagne.
Qu'est-ce en effet que Vulcain enchaînant Prométhée sur un rocher, par ordre de Jupiter? qu'est-ce que la Force et la Vaillance qui servent de garçons bourreaux à Vulcain, sinon un auto sacramentale grec? Si Calderon a introduit tant de diables sur le théâtre de Madrid, Eschyle n'a-t-il pas mis des furies sur le théâtre d'Athènes? Si Pascal Vivas sert la messe, ne voit-on pas une vieille pythonisse qui fait toutes ces cérémonies sacrées dans la tragédie des Euménides ? La ressemblance me paraît assez grande.
Les sujets tragiques n'ont pas été traités autrement chez les Espagnols que leurs actes sacramentaux; c'est la même irrégularité, la même indécence, la même extravagance. Il y a toujours eu un ou deux bouffons dans les pièces dont le sujet est le plus tragique. On en voit jusque dans le Cid . Il n'est pas étonnant que Corneille les ait retranchés.
On connaît l' Héraclius de Calderon, intitulé Toute la vie est un mensonge, et tout est une vérité , antérieure de près de vingt années à l' Héraclius de Corneille. L'énorme démence de cette pièce n'empêche pas qu'elle ne soit semée de plusieurs morceaux éloquents, et de quelques traits de la plus grande beauté. Tels sont, par exemple, ces quatre vers admirables que Corneille a si heureusement traduits:
Mon trône est-il pour toi plus honteux qu'un supplice?
O malheureux Phocas! ô trop heureux Maurice!
Tu retrouves deux fils pour mourir après toi,
Et je n'en puis trouver pour régner après moi!
Non seulement Lopez de Vega avait précédé Calderon dans toutes les extravagances d'un théâtre grossier et absurde, mais il les avait trouvées établies. Lopez de Vega était indigné de cette barbarie, et cependant il s'y soumettait. Son but était de plaire à un peuple ignorant, amateur du faux merveilleux, qui voulait qu'on parlât à ses yeux plus qu'à son âme. Voici comme Vega s'en explique lui-même dans son Nouvel art de faire des comédies de son temps.
Les Vandales, les Goths, dans leurs écrits bizarres,
Dédaignèrent le goût des Grecs et des Romains:
Nos aïeux ont marché dans ces nouveaux chemins,
Nos aïeux étaient des barbares.[37]
L'abus règne, l'art tombe, et la raison s'enfuit;
Qui veut écrire avec décence,
Avec art, avec goût, n'en recueille aucun fruit.
Il vit dans le mépris et meurt dans l'indigence. [38]
Je me vois obligé de servir l'ignorance,
D'enfermer sous quatre verrous[39]
Sophocle, Euripide, et Térence.
J'écris en insensé, mais j'écris pour des fous.
....................................................
Le public est mon maître, il faut bien le servir;
Il faut, pour son argent, lui donner ce qu'il aime.
J'écris pour lui, non pour moi-même,
Et cherche des succès dont je n'ai qu'à rougir.
La dépravation du goût espagnol ne pénétra point à la vérité en France; mais il y avait un vice radical beaucoup plus grand, c'était l'ennui; et cet ennui était l'effet des longues déclamations sans suite, sans liaison, sans intrigue, sans intérêt, dans une langue non encore formée. Hardi et Garnier n'écrivirent que des platitudes d'un style insupportable; et ces platitudes furent jouées sur des tréteaux au lieu de théâtre.
Le théâtre anglais au contraire, fut très animé, mais le fut dans le goût espagnol; la bouffonnerie fut jointe à l'horreur. Toute la vie d'un homme fut le sujet d'une tragédie: les acteurs passaient de Rome, de Venise, en Chypre; la plus vile canaille paraissait sur le théâtre avec des princes; et ces princes parlaient souvent comme la canaille.
J'ai jeté les yeux sur une édition de Shakespear, donnée par le sieur Samuel Jonhson. J'y ai vu qu'on y traite de petits esprits les étrangers qui sont étonnés, que dans les pièces de ce grand Shakespear, un sénateur romain fasse le bouffon, et qu'un roi paraisse sur le théâtre en ivrogne .
Je ne veux point soupçonner le sieur Jonhson d'être un mauvais plaisant, et d'aimer trop le vin; mais je trouve un peu extraordinaire qu'il compte la bouffonnerie et l'ivrognerie parmi les beautés du théâtre tragique; la raison qu'il en donne n'est pas moins singulière. Le poète , dit-il, dédaigne ces distinctions accidentelles de conditions et de pays, comme un peintre qui, content d'avoir peint la figure, néglige la draperie . La comparaison serait plus juste s'il parlait d'un peintre qui, dans un sujet noble, introduirait des grotesques ridicules, peindrait dans la bataille d'Arbelles Alexandre le Grand monté sur un âne; et la femme de Darius buvant avec des goujats dans un cabaret.
Il n'y a point de tels peintres aujourd'hui en Europe; et s'il y en avait chez les Anglais, c'est alors qu'on pourrait leur appliquer ce vers de Virgile.
Et penitus toto divisos orbe Britannos .
On peut consulter la traduction exacte des trois premiers actes du Jules César de Shakespear, dans le deuxième tome des oeuvres de Corneille.
C'est là que Cassius dit que César demandait à boire quand il avait la fièvre , c'est là qu'un savetier dit à un tribun, qu'il veut le ressemeler ; c'est là qu'on entend César s'écrier, qu'il ne fait jamais de tort que justement ; c'est là qu'il dit que le danger et lui sont nés de la même ventrée, qu'il est l'aîné, que le danger sait bien que César est plus dangereux que lui; et que tout ce qui le menace ne marche jamais que derrière son dos.
Lisez la belle tragédie du Maure de Venise . Vous trouverez à la première scène que la fille d'un sénateur fait la bête à deux dos avec le Maure, et qu'il naîtra de cet accouplement des chevaux de Barbarie . C'est ainsi qu'on parlait alors sur le théâtre tragique de Londres. Le génie de Shakespear ne pouvait être que le disciple des moeurs et de l'esprit du temps.
Cléopâtre ayant résolu de se donner la mort, fait venir un paysan qui apporte un panier sous son bras, dans lequel est l'aspic dont elle veut se faire piquer.
As-tu le petit ver du Nil qui tue et que ne fait point du mal?
En vérité, je l'ai, mais je ne voudrais pas que vous y touchassiez, car sa blessure est immortelle; ceux qui en meurent n'en reviennent jamais.
Te souviens-tu que quelqu'un en soit mort?
Oh plusieurs, hommes et femmes. J'ai entendu parler d'une, pas plus tard qu'hier; c'était une bien honnête femme, si ce n'est qu'elle était un peusujette à mentir, ce que les femmes ne devraient faire que par une voie d'honnêteté. Oh! comme elle mourut vite de la morsure de la bête! quels tourments elleressentit! elle a dit de très bonnes nouvelles de ce ver; mais qui croit tout ce que les gens disent ne sera jamais sauvé par la moitié de ce qu'ils font; cela est sujetà caution. Ce ver est un étrange ver.
Va-t'en, adieu.
Je souhaite que ce ver-là vous donne beaucoup de plaisir.
Adieu.
Voyez-vous, madame? vous devez penser que ce ver vous traitera de son mieux.
Bon, bon, va-t'en.
Voyez-vous? il ne faut se fier à mon ver que quand il est entre les mains des gens sages; car, en vérité, ce ver-là est dangereux.
Ne t'en mets pas en peine, j'y prendrai garde.
C'est fort bien fait: ne lui donnez rien à manger, je vous en prie; il ne vaut ma foi pas la peine qu'on le nourrisse.
Ne mangerait-il rien?
Ne croyez pas que je sois si simple; je sais que le diable même ne voudrait pas manger une femme; je sais bien qu'une femme est un plat à présenter aux dieux, pourvu que le diablen'en fasse pas la sauce: mais, par ma foi, les diables sont des fils de putain qui font bien du mal au ciel quand il s'agit des femmes; si le ciel en fait dix, le diable en corrompt cinq.
Fort bien; va-t'en, adieu.
Je m'en vais, vous dis-je; bonsoir, je vous souhaite bien du plaisir avec votre ver.
En vers anglais. Belle Catherine, très belle,
Vous plairait-il d'enseigner à un soldat les paroles
Qui peuvent entrer dans le coeur d'une demoiselle,
Et plaider son procès d'amour devant son gentil coeur?
En prose anglaise. Votre Majesté se moque de moi, je ne peux parler votre anglais.
En prose. Oh belle Catherine! ma foi vous m'aimerez fort et ferme avec votre coeur français. Je serai fort aise de vousl'entrendre avouer dans votre baragouin, avec votre langue française, Me goûtes-tu, Catau ?
En prose anglaise. Pardonnez-moi , je n'entends pas ce que veut dire vous goûter. [40]
Goûter, c'est ressembler; un ange vous ressemble, Catau; vous ressemblez à un ange.
En français. Que dit-il? que je suis semblable à des anges?
En français. Oui vraiment, sauf votre honneur; ainsi dit-il.
En anglais. C'est ce que j'ai dit, chère Catherine, et je ne dois pas rougir de le confirmer.
Ah bon Dieu! les langues des hommes sont pleines de tromperies?
En anglais. Que dit-elle, ma belle; que les langues des hommes sont pleines de fraudes?
En mauvais anglais. Oui, que les langues des hommes est plein de fraudes, c'est-à-dire, des princes.
En anglais. Eh, bien, la princesse en est-elle meilleure Anglaise? Ma foi, Catau, mes soupirs sont pour votre entendement, je suis bienaise que tu ne puisse pas parler mieux anglais; car si tu le pouvais, tu me trouverais si franc roi, que tu penserais que j'ai vendu ma ferme pour acheter une couronne. Je n'ai pas la façonde hacher menu en amour. Je te dis tout franchement, je t'aime. Si tu en demandes davantage, adieu mon procès d'amour. Veux-tu? réponds. Réponds, tapons d'unemain, et voilà le marché fait. Qu'en dis-tu, lady?
Me understand well. Sauf votre honneur, moi entendre bien.
Crois-moi, si tu voulais me faire rimer, ou me faire danser pour te plaire, Catau, tu m'embarrasserais beaucoup; car pour les vers, vois-tu, je n'ai ni paroles, ni mesure; et pour ce qui estde danser, ma force n'est pas dans la mesure; mais j'ai une bonne mesure en force; je pourrais gagner une femme au jeu du cheval fondu, ou à saute-grenouille.
On croirait que c'est là une des plus étranges scènes des tragédies de Shakespear; mais dans la même pièce, il y a une conversation entre la princesse de France Catherine, et une de ses filles d'honneur anglaises, qui l'emporte de beaucoup sur tout ce qu'on vient d'exposer.
Catherine apprend l'anglais; elle demande, comment on dit le pied et la robe? la fille d'honneur lui répond, que le pied c'est foot , et la robe c'est coun : car alors on prononçait coun : et non pas gown . Catherine entend ces mots d'une manière un peu singulière; elle les répète à la française; elle en rougit. Ah ! dit-elle en français, ce sont des mots impudiques, et non pour les dames d'honneur d'user. Je ne voudrais répéter ces mots devant les seigneurs de France pour tout le monde . Et elle les répète encore avec la prononciation la plus énergique.
Tout cela a été joué très longtemps sur le théâtre de Londres, en présence de la cour.
Il y a une chose plus extraordinaire que tout ce qu'on vient de lire, c'est que Shakespear est un génie. Les Italiens, les Français, les gens de lettres de tous les autres pays, qui n'ont pas demeuré quelque temps en Angleterre, ne le prennent que pour un gille de la foire, pour un farceur très au-dessous d'arlequin, pour le plus méprisable bouffon qui ait jamais amusé la populace. C'est pourtant dans ce même homme qu'on trouve des morceaux qui élèvent l'imagination et qui pénètrent le coeur. C'est la vérité, c'est la nature elle-même qui parle son propre langage sans aucun mélange de l'art. C'est du sublime, et l'auteur ne l'a point cherché.
Quand, dans la tragédie de la Mort de César , Brutus reproche à Cassius les rapines qu'il a laissé exercer par les siens en Asie, il lui dit: Souviens-toi des ides de Mars, Souviens-toi du sang de César. Nous l'avons versé parce qu'il était injuste. Quoi! celui qui porta les premiers coups, celui qui le premier punit César d'avoir favorisé les brigands de la république, souillerait ses mains lui-même par la corruption ?
César, en prenant enfin la résolution d'aller au sénat où il doit être assassiné, parle ainsi: Les hommes timides meurent mille fois avant leur mort; l'homme courageux n'éprouve la mort qu'une fois. De tout ce qui m'a jamais surpris, rien ne m'étonne plus que la crainte. Puisque la mort est inévitable, qu'elle vienne .
Brutus, dans la même pièce, après avoir formé la conspiration, dit, Depuis que j'en parlai à Cassius pour la première fois, le sommeil m'a fui, entre un dessein terrible et le moment de l'exécution; l'intervalle est un songe épouvantable. La mort et le génie tiennent conseil dans l'âme. Elle est bouleversée, son intérieur est le champ d'une guerre civile .
Il ne faut pas omettre ici ce beau monologue de Hamlet, qui est dans la bouche de tout le monde, et qu'on a imité en français avec les ménagements qu'exige la langue d'une nation scrupuleuse à l'excès sur les bienséances.
Demeure, il faut choisir de l'être et du néant.
Ou souffrir, ou périr; c'est là ce qui m'attend.
Ciel qui voyez mon trouble, éclairez mon courage.
Faut-il vieillir courbé sous la main qui m'outrage,
Supporter, ou finir mon malheur et mon sort?
Qui suis-je? qui m'arrête? et qu'est-ce que la mort?
C'est la fin de nos maux, c'est mon unique asile;
Après des longs transports c'est un sommeil tranquille.
On s'endort, et tout meurt: mais un affreux réveil
Doit succéder peut-être aux douceurs du sommeil.
On nous menace, on dit que cette courte vie,
De tourments éternels est aussitôt suivie.
O mort! moment fatal! affreuse éternité,
Tout coeur à ton seul nom se glace épouvanté.
Eh! qui pourrait sans toi supporter cette vie,
De nos prêtres menteurs bénir l'hypocrisie,
D'une indigne maîtresse encenser les erreurs,
Ramper sous un ministre, adorer ses hauteurs,
Et montrer les langueurs de son âme abattue
A des amis ingrats qui détournent la vue?
La mort serait trop douce en ces extrémités,
Mais le scrupule parle et nous crie; Arrêtez.
Il défend à nos mains cet heureux homicide,
Et d'un héros guerrier fait un chrétien timide.
Que peut-on conclure de ce contraste de grandeur et de bassesse, de raison sublime et de folies grossières, enfin de tous les contrastes que nous venons de voir dans Shakespear? Qu'il aurait été un poète parfait, s'il avait vécu du temps d'Adisson.
Cet homme célèbre qui fleurissait sous la reine Anne, est peut-être celui de tous les écrivains anglais qui sut le mieux conduire le génie par le goût. Il avait de la correction dans le style, une imagination sage dans l'expression, de l'élégance, de la force et du naturel dans ses vers et dans sa prose. Ami des bienséances et des règles, il voulait que la tragédie fût écrite avec dignité, et c'est ainsi que son Caton est composé.
Ce sont, dès le premier acte, des vers dignes de Virgile, et des sentiments dignes de Caton. Il n'y a point de théâtre en Europe où la scène de Juba et de Syphax ne fût applaudie, comme un chef-d'oeuvre d'adresse, de caractères bien développés, de beaux contrastes, et d'une diction pure et noble. L'Europe littéraire qui connaît les traductions de cette pièce, applaudit aux traits philosophiques dont le rôle de Caton est rempli.
Les vers que ce héros de la philosophie et de Rome prononce au cinquième acte, lorsqu'il paraît ayant sur sa table une épée nue et lisant le Traité de Platon sur l'immortalité de l'âme , ont été traduits dès longtemps en français; nous devons les placer ici.
Oui, Platon, tu dis vrai; notre âme est immortelle;
C'est un Dieu qui lui parle, un Dieu qui vit en elle.
Eh! d'où viendrait sans lui ce grand pressentiment,
Ce dégoût des faux biens, cette horreur du néant?
Vers des siècles sans fin, je sens que tu m'entraînes;
Du monde et de mes sens je vais briser les chaînes;
Et m'ouvrir loin d'un corps, dans la fange arrêté,
Les portes de la vie et de l'éternité.
L'éternité! quel mot consolant et terrible!
O lumière! ô nuage! ô profondeur horrible,
Que suis-je? où suis-je? où vais-je? et d'où suis-je tiré?
Dans quels climats nouveaux, dans quel monde ignoré,
Le moment du trépas va-t-il plonger mon être?
Où sera cet esprit qui ne peut se connaître?
Que me préparez-vous, abîmes ténébreux?
Allons; s'il est un Dieu, Caton doit être heureux.
Il en est un sans doute, et je suis son ouvrage.
Lui-même au coeur du juste il empreint son image.
Il doit venger sa cause et punir les pervers.
Mais comment? dans quel temps? et dans quel univers?
Ici la vertu pleure, et l'audace l'opprime;
L'innocence à genoux y tend la gorge au crime;
La fortune y domine, et tout y suit son char.
Ce globe infortuné fut formé pour César.
Hâtons-nous de sortir d'une prison funeste.
Je te verrai sans ombre, ô vérité céleste!
Tu te caches de nous dans nos jours de sommeil:
Cette vie est un songe, et la mort un réveil.
La pièce eut le grand succès que méritaient ses beautés de détail, et que lui assuraient les discordes de l'Angleterre, auxquelles cette tragédie était en plus d'un endroit une allusion très frappante. Mais la conjoncture de ces allusions étant passée, les vers n'étant que beaux, les maximes n'étant que nobles et justes, et la pièce étant froide, on n'en sentit plus guère que la froideur. Rien n'est plus beau que le second chant de Virgile; récitez-le sur le théâtre, il ennuiera: il faut des passions, un dialogue vif, de l'action. On revint bientôt aux irrégularités grossières, mais attachantes de Shakespear.
Je laisse là tout ce qui est médiocre, la foule de nos faibles tragédies effraie; il y en a près de cent volumes: c'est un magasin énorme d'ennui.
Nos bonnes pièces, ou du moins, celles qui sans être bonnes, ont des scènes excellentes, se réduisent à une vingtaine tout au plus; mais aussi, j'ose dire, que ce petit nombre d'ouvrages admirables est au-dessus de tout ce qu'on a jamais fait en ce genre, sans en excepter Sophocle et Euripide.
C'est une entreprise si difficile d'assembler dans un même lieu des héros de l'antiquité; de les faire parler en vers français, de ne leur faire jamais dire que ce qu'ils ont dû dire; de ne les faire entrer et sortir qu'à propos; de faire verser des larmes pour eux, de leur prêter un langage enchanteur qui ne soit ni ampoulé ni familier; d'être toujours décent et toujours intéressant; qu'un tel ouvrage est un prodige, et qu'il faut s'étonner qu'il y ait en France vingt prodiges de cette espèce.
Parmi ces chefs-d'oeuvre ne faut-il pas donner, sans difficulté, la préférence à ceux qui parlent au coeur sur ceux qui ne parlent qu'à l'esprit? quiconque ne veut qu'exciter l'admiration, peut faire dire, Voilà qui est beau; mais il ne fera point verser des larmes. Quatre ou cinq scènes bien raisonnées, fortement pensées, majestueusement écrites, s'attirent une espèce de vénération; mais c'est un sentiment qui passe vite, et qui laisse l'âme tranquille. Ces morceaux sont de la plus grande beauté, et d'un genre même que les anciens ne connurent jamais: ce n'est pas assez, il faut plus que de la beauté. Il faut se rendre maître du coeur par degrés, l'émouvoir, le déchirer, et joindre à cette magie les règles de la poésie, et toutes celles du théâtre, qui sont presque sans nombre.
Voyons quelles pièces nous pourrions proposer à l'Europe, qui réunît tous ces avantages.
Les critiques ne nous permettront pas de donner Phèdre comme le modèle le plus parfait, quoique le rôle de Phèdre soit d'un bout à l'autre ce qui a jamais été écrit de plus touchant, et de mieux travaillé. Ils me répéteront que le rôle de Thésée est trop faible, qu'Hippolite est trop Français, qu'Aricie est trop peu tragique, que Téramène est trop condamnable de débiter des maximes d'amour à son pupille; tous ces défauts sont, à la vérité, ornés d'une diction si pure et si touchante, que je ne les trouve plus des défauts quand je lis la pièce; mais tâchons d'en trouver une à laquelle on ne puisse faire aucun juste reproche.
Ne sera-ce point l' Iphigénie en Aulide? dès le premier vers je me sens intéressé et attendri; ma curiosité est excitée par les seuls vers que prononce un simple officier d'Agamemnon, vers harmonieux, vers charmants, vers tels qu'aucun poète n'en faisait alors.
A peine un faible jour vous éclaire et vous guide.
Vos yeux seuls; et les miens sont ouverts en Aulide.
Auriez-vous dans les airs entendu quelque bruit?
Les vents vous auraient-ils exaucé cette nuit?
Mais tout dort, et l'armée, et les vents, et Neptune.
Agamemnon plongé dans la douleur, ne répond point à Arcas, ne l'entend point; il se dit à lui-même en soupirant,
Heureux qui satisfait de son humble fortune,
Libre du joug superbe où je suis attaché,
Vit dans l'état obscur où les dieux l'ont caché!
Quels sentiments! quels vers heureux! quelle voix de la nature!
Je ne puis m'empêcher de m'interrompre un moment, pour apprendre aux nations qu'un juge d'Ecosse qui a bien voulu donner des règles de poésie et de goût à son pays, déclare dans son chapitre vingt-un, Des narrations et des descriptions , qu'il n'aime point ce vers,
Mais tout dort, et l'armée, et les vents, et Neptune.
S'il avait su que ce vers était imité d'Euripide, il lui aurait peut-être fait grâce: mais il aime mieux la réponse du soldat dans la première scène de Hamlet ,
Je n'ai pas entendu une souris trotter.
Voilà qui est naturel , dit-il; c'est ainsi qu'un soldat doit répondre . Oui, monsieur le juge, dans un corps de garde, mais non pas dans une tragédie; sachez que les Français, contre lesquels vous vous déchaînez, admettent le simple, et non le bas et le grossier. Il faut être bien sûr de la bonté de son goût avant de le donner pour loi; je plains les plaideurs, si vous les jugez comme vous jugez les vers. Quittons vite son audience pour revenir à Iphigénie .
Est-il un homme de bon sens et d'un coeur sensible, qui n'écoute le récit d'Agamemnon avec un transport mêlé de pitié et de crainte, et qui ne sente les vers de Racine pénétrer jusqu'au fond de son âme? l'intérêt, l'inquiétude, l'embarras augmentent dès la troisième scène, quand Agamemnon se trouve entre Achille et Ulysse.
La crainte, cette âme de la tragédie, redouble encore à la scène qui suit. C'est Ulysse qui veut persuader Agamemnon, et immoler Iphigénie à l'intérêt de la Grèce. Ce personnage d'Ulysse est odieux; mais, par un art admirable, Racine sait le rendre intéressant.
Je suis père, seigneur, et faible comme un autre;
Mon coeur se met sans peine à la place du vôtre;
Et frémissant du coup qui vous fait soupirer,
Loin de blâmer vos pleurs, je suis prêt de pleurer.
Dès ce premier acte, Iphigénie est condamnée à mort, Iphigénie qui se flatte avec tant de raison d'épouser Achille: elle va être sacrifiée sur le même autel où elle doit donner la main à son amant.
Nubendi tempore in ipso ,
Tantum religio potuit suadere malorum .
C'est avec une adresse bien digne de lui que Racine, au second acte, fait paraître Eriphile, avant qu'on ait vu Iphigénie. Si l'amante aimée d'Achille s'était montrée la première, on ne pourrait souffrir Eriphile sa rivale. Ce personnage est absolument nécessaire à la pièce, puisqu'il en fait le dénouement; il en fait même le noeud; c'est elle qui, sans le savoir, inspire des soupçons cruels à Clitemnestre, et une juste jalousie à Iphigénie; et par un art encore plus admirable, l'auteur sait intéresser pour cette Eriphile elle-même. Elle a toujours été malheureuse, elle ignore ses parents, elle a été prise dans sa patrie mise en cendre: un oracle funeste la trouble; et pour comble de maux, elle a une passion involontaire pour ce même Achille dont elle est captive.
Dans les cruelles mains, par qui je fus ravie,
Je demeurai longtemps sans lumière et sans vie.
Enfin mes faibles yeux cherchèrent la clarté;
Et me voyant presser d'un bras ensanglanté;
Je frémissais, Doris, et d'un vainqueur sauvage
Craignais[41] de rencontrer l'effroyable visage.
J'entrai dans son vaisseau, détestant sa fureur,
Et toujours détournant ma vue avec horreur.
Je le vis: son aspect n'avait rien de farouche:
Je sentis le reproche expirer dans ma bouche.
Je sentis contre moi mon coeur se déclarer --
J'oubliai ma colère, et ne sus que pleurer.
Il le faut avouer, on ne faisait point de tels vers avant Racine; non seulement personne ne savait la route du coeur, mais presque personne ne savait les finesses de la versification, cet art de rompre la mesure.
Je le vis: son aspect n'avait rien de farouche : personne ne connaissait cet heureux mélange de syllabes longues et brèves, et de consonnes suivies de voyelles qui font couler un vers avec tant de mollesse, et qui le font entrer dans une oreille sensible et juste avec tant de plaisir.
Quel tendre et prodigieux effet cause ensuite l'arrivée d'Iphigénie! Elle vole après son père aux yeux d'Eriphile même, de son père qui a pris enfin la résolution de la sacrifier; chaque mot de cette scène tourne le poignard dans le coeur. Iphigénie ne dit pas des choses outrées, comme dans Euripide, Je voudrais être folle (ou faire la folle ) pour vous égayer, pour vous plaire . Tout est noble dans la pièce française, mais d'une simplicité attendrissante; et la scène finit par ces mots terribles: Vous y serez, ma fille . Sentence de mort après laquelle il ne faut plus rien dire.
On prétend que ce mot déchirant est dans Euripide, on le répète sans cesse. Non, il n'y est pas. Il faut se défaire enfin, dans un siècle tel que le nôtre, de cette maligne opiniâtreté à faire valoir toujours le théâtre ancien des Grecs aux dépens du théâtre français. Voici ce qui est dans Euripide.
Mon père, me ferez-vous habiter dans un autre séjour (ce qui veut dire, me marierez-vous ailleurs?)
Laissez cela; il ne convient pas à une fille de savoir ces choses.
Mon père, revenez au plus tôt après avoir achevé votre entreprise.
Il faut auparavant que je fasse un sacrifice.
Mais c'est un soin dont les prêtres doivent se charger.
Vous le saurez, puisque vous serez tout auprès, au lavoir.
Ferons-nous, mon père, un choeur autour de l'autel?
Je te crois plus heureuse que moi; mais à présent cela ne t'importe pas; donne-moi un baiser triste et ta main, puisque tu dois être si longtemps absente de ton père. Oquelle gorge! quelles joues! quels blonds cheveux! que de douleur la ville des Phrygiens, et Hélène me causent! je ne veux plus parler, car je pleure trop en t'embrassant.Et vous, fille de Léda, excusez-moi si l'amour paternel m'attendrit trop, quand je dois donner ma fille à Achille.
Ensuite Agamemnon instruit Clitemnestre de la généalogie d'Achille, et Clitemnestre lui demande si les noces de Pélée et de Thétis se firentau fond de la mer?
Brumoy a déguisé autant qu'il l'a pu ce dialogue, comme il a falsifié presque toutes les pièces qu'il a traduites; mais rendons justiceà la vérité, et jugeons si ce morceau d'Euripide approche de celui de Racine.
Verra-t-on à l'autel votre heureuse famille?
Hélas!
Vous vous taisez.
Vous y serez, ma fille .
Comment se peut-il faire qu'après cet arrêt de mort qu'Iphigénie ne comprend point, mais que le spectateur entend avec tant d'émotion, il y ait encore des scènes touchantes dans le même acte, et même des coups de théâtre frappants? C'est là, selon moi, qu'est le comble de la perfection.
Après des incidents naturels bien préparés, et qui tous concourent à redoubler le noeud de la pièce, Clitemnestre, Iphigénie, Achille, attendent dans la joie le moment du mariage; Eriphile est présente, et le contraste de sa douleur, avec l'allégresse de la mère et des deux amants, ajoute à la beauté de la situation. Arcas paraît de la part d'Agamemnon, il vient dire que tout est prêt pour célébrer ce mariage fortuné. Mais, mais, quel coup! quel moment épouvantable!
Il l'attend à l'autel. . . pour la sacrifier . . .
Achille, Clitemnestre, Iphigénie, Eriphile, expriment alors en un seul vers tous leurs sentiments différents, et Clitemnestre tombe aux genoux d'Achille.
Oubliez une gloire importune,
Ce triste abaissement convient à ma fortune.
..............................................
C'est vous que nous cherchions sur ce funeste bord;
Et votre nom, seigneur, la conduit à la mort.
Ira-t-elle des dieux, implorant la justice,
Embrasser les autels parés pour son supplice?
Elle n'a que vous seul, vous êtes en ces lieux
Son père, son époux, son asile, ses dieux.
O véritable tragédie! beauté de tous les temps et de toutes les nations! malheur aux barbares qui ne sentiraient pas jusqu'au fond du coeur ce prodigieux mérite!
Je sais que l'idée de cette situation est dans Euripide, mais elle y est comme le marbre dans la carrière, et c'est Racine qui a construit le palais.
Une chose assez extraordinaire, mais bien digne des commentateurs toujours un peu ennemis de leur patrie, c'est que le jésuite Brumoy, dans son Discours sur le théâtre des Grecs , fait cette Page 11 de l'édition in -4 o . critique, ‘Supposons qu'Euripide vînt de l'autre monde et qu'il assistât à la représentation de l' Iphigénie de M. Racine. . . ne serait-il point révolté de voir Clitemnestre aux pieds d'Achille qui la relève, et de mille autres choses, soit par rapport à nos usages qui nous paraissent plus polis que ceux de l'antiquité, soit par rapport aux bienséances? etc.'
Remarquez, lecteurs, avec attention, que Clitemnestre se jette aux genoux d'Achille dans Euripide, et que même il n'est point dit qu'Achille la relève.
A l'égard de mille autres choses par rapport à nos usages , Euripide se serait conformé aux usages de la France, et Racine à ceux de la Grèce.
Après cela, fiez-vous à l'intelligence et à la justice des commentateurs.
Comme dans cette tragédie l'intérêt s'échauffe toujours de scène en scène, que tout y marche de perfections en perfections, la grande scène entre Agamemnon, Achille, Clitemnestre, et Iphigénie, est encore supérieure à tout ce que nous avons vu. Rien ne fait jamais au théâtre un plus grand effet que des personnages qui renferment d'abord leur douleur dans le fond de leur âme, et qui laissent ensuite éclater tous les sentiments qui les déchirent: on est partagé entre la pitié et l'horreur: c'est d'un côté Agamemnon accablé lui-même de tristesse, qui vient demander sa fille pour la mener à l'autel, sous prétexte de la remettre au héros à qui elle est promise. C'est Clitemnestre qui lui répond d'une voix entrecoupée,
S'il faut partir, ma fille est toute prête;
Mais vous, n'avez-vous rien, seigneur, qui vous arrête?
Moi, madame?
Vos soins ont-ils tout préparé?
Calchas est prêt, madame, et l'autel est paré;
J'ai fait ce que m'ordonne un devoir légitime.
Vous ne me parlez point, seigneur, de la victime.
Ces mots, vous ne me parlez point de la victime , ne sont pas assurément dans Euripide. On sait de quel sublime est le reste de la scène, non pas de ce sublime de déclamation; non pas de ce sublime de pensées recherchées, ou d'expressions gigantesques, mais de ce qu'une mère au désespoir a de plus pénétrant et de plus terrible, de ce qu'une jeune princesse qui sent tout son malheur, a de plus touchant et de plus noble: après quoi, Achille déploie la fierté, l'indignation, les menaces d'un héros irrité, sans qu'Agamemnon perde rien de sa dignité; et c'était là le plus difficile.
Jamais Achille n'a été plus Achille que dans cette tragédie. Les étrangers ne pourront pas dire de lui ce qu'ils disent d'Hippolite, de Xipharès, d'Antiochus roi de Comagène, de Bajazet même; ils les appellent, monsieur Bajazet, monsieur Antiochus, monsieur Xipharès, monsieur Hippolite ; et, je l'avoue, ils n'ont pas tort. Cette faiblesse de Racine est un tribut qu'il a payé aux moeurs de son temps, à la galanterie de la cour de Louis XIV, au goût des romans qui avaient infecté la nation; aux exemples même de Corneille qui ne composa jamais aucune tragédie sans y mettre de l'amour, et qui fit de cette passion le principal ressort de la tragédie de Polyeucte confesseur et martyr, et de celle d'Attila roi des Huns, et de Ste Théodore qu'on prostitue.
Ce n'est que depuis peu d'années qu'on a osé en France produire des tragédies profanes sans galanterie. La nation était si accoutumée à cette fadeur, qu'au commencement du siècle où nous sommes, on reçut avec applaudissement une Electre amoureuse et une partie carrée de deux amants et de deux maîtresses dans le sujet le plus terrible de l'antiquité, tandis qu'on sifflait l' Electre de Longepierre, non seulement parce qu'il y avait des déclamations à l'antique, mais parce qu'on n'y parlait point d'amour.
Du temps de Racine, et jusqu'à nos derniers temps, les personnages essentiels au théâtre était l' amoureux et l' amoureuse , comme à la foire Arlequin et Colombine. Un acteur était reçu pour jouer tous les amoureux.
Achille aime Iphigénie, et il le doit; il la regarde comme sa femme, mais il est beaucoup plus fier, plus violent qu'il n'est tendre; il aime comme Achille doit aimer, et il parle comme Homère l'aurait fait parler s'il avait été Français.
M. Luneau de Boisjermain, qui a fait une édition de Racine avec des commentaires, voudrait que la catastrophe d'Iphigénie fût en action sur le théâtre. ‘Nous n'avons, dit-il, qu'un regret à former, c'est que Racine n'ait point composé sa pièce dans un temps où le théâtre fût comme aujourd'hui, dégagé de la foule des spectateurs, qui inondaient autrefois le lieu de la scène; ce poète n'aurait pas manqué de mettre en action la catastrophe, qu'il n'a mise qu'en récit. On eût vu d'un côté un père consterné, une mère éperdue, vingt rois en suspens, l'autel, le bûcher, le prêtre, le couteau, la victime: eh! quelle victime! de l'autre, Achille menaçant, l'armée en émeute , le sang de toutes parts prêt à couler; Eriphile alors serait survenue; Calchas l'aurait désignée pour l'unique objet de la colère céleste; et cette princesse s'emparant du couteau sacré, aurait expiré bientôt sous les coups qu'elle se serait portés '.
Cette idée paraît plausible au premier coup d'oeil. C'est en effet le sujet d'un très beau tableau, parce que dans un tableau on ne peint qu'un instant; mais il serait bien difficile que sur le théâtre, cette action qui doit durer quelques moments, ne devînt froide et ridicule. Il m'a toujours paru évident que le violent Achille l'épée nue, et ne se battant point, vingt héros dans la même attitude comme des personnages de tapisserie, Agamemnon roi des rois n'imposant à personne, immobile dans le tumulte, formeraient un spectacle assez semblable au cercle de la reine en cire colorée par Benoît.
Il est des objets que l'art judicieux
Doit offrir à l'oreille et reculer des yeux.
Il y a bien plus; la mort d'Eriphile glacerait les spectateurs au lieu de les émouvoir. S'il est permis de répandre du sang sur le théâtre, (ce que j'ai quelque peine à croire) il ne faut tuer que les personnages auxquels on s'intéresse. C'est alors que le coeur du spectateur est véritablement ému, il vole au-devant du coup qu'on va porter, il saigne de la blessure, on se plaît avec douleur à voir tomber Zaïre sous le poignard d'Orosmane dont elle est idolâtrée. Tuez si vous voulez ce que vous aimez, mais ne tuez jamais une personne indifférente; le public sera très indifférent à cette mort; on n'aime point du tout Eriphile. Racine l'a rendue supportable jusqu'au quatrième acte; mais dès qu'Iphigénie est en péril de mort, Eriphile est oubliée et bientôt haïe: elle ne ferait pas plus d'effet que la biche de Diane.
On m'a mandé depuis peu, qu'on avait essayé à Paris le spectacle que M. Luneau de Boisjermain avait proposé, et qu'il n'a point réussi. Il faut savoir qu'un récit écrit par Racine est supérieur à toutes les actions théâtrales.
Je commencerai par dire d' Athalie que c'est là que la catastrophe est admirablement en action. C'est là que se fait la reconnaissance la plus intéressante; chaque acteur y joue un grand rôle. On ne tue point Athalie sur le théâtre; le fils des rois est sauvé, et est reconnu roi: tout ce spectacle transporte les spectateurs.
Je ferais ici l'éloge de cette pièce, le chef-d'oeuvre de l'esprit humain, si tous les gens de goût de l'Europe ne s'accordaient pas à lui donner la préférence sur presque toutes les autres pièces. On peut condamner le caractère et l'action du grand-prêtre Joad; sa conspiration, son fanatisme peuvent être d'un très mauvais exemple; aucun souverain, depuis le Japon jusqu'à Naples, ne voudrait d'un tel pontife; il est factieux, insolent, enthousiaste, inflexible, sanguinaire; il trompe indignement sa reine, il fait égorger par des prêtres, cette femme âgée de quatre-vingts ans, qui n'en voulait certainement pas à la vie du jeune Joad, qu'elle voulait élever comme son propre fils .
J'avoue qu'en réfléchissant sur cet événement, on peut détester la personne du pontife; mais on admire l'auteur, on s'assujettit sans peine à toutes les idées qu'il présente, on ne pense, on ne sent que d'après lui. Son sujet d'ailleurs respectable ne permet pas les critiques qu'on pourrait faire, si c'était un sujet d'invention. Le spectateur suppose avec Racine, que Joad est en droit de faire tout ce qu'il fait; et ce principe une fois posé, on convient que la pièce est ce que nous avons de plus parfaitement conduit, de plus simple et de plus sublime. Ce qui ajoute encore au mérite de cet ouvrage, c'est que de tous les sujets, c'était le plus difficile à traiter.
On a imprimé avec quelque fondement que Racine avait imité dans cette pièce plusieurs endroits de la tragédie de la Ligue , faite par le conseiller d'Etat Mathieu, historiographe de France sous Henri IV, écrivain qui ne faisait pas mal des vers pour son temps. Constance dit dans la tragédie de Mathieu,
Je redoute mon Dieu, c'est lui seul que je crains.
..................................................
On n'est point délaissé quand on a Dieu pour père.
Il ouvre à tous la main, il nourrit les corbeaux;
Il donne la pâture aux jeunes passereaux,
Aux bêtes des forêts, des prés et des montagnes:
Tout vit de sa bonté.
Racine dit,
Je crains Dieu, cher Abner, et n'ai point d'autre crainte.
.........................................................
Dieu laissa-t-il jamais ses enfants au besoin?
Aux petits des oiseaux il donne leur pâture,
Et sa bonté s'étend sur toute la nature.
Le plagiat paraît sensible, et cependant ce n'en est point un; rien n'est plus naturel que d'avoir les mêmes idées sur le même sujet. D'ailleurs, Racine et Mathieu ne sont pas les premiers qui aient exprimé des pensées dont on trouve le fond dans plusieurs endroits de l'Ecriture.
Qu'oserait-on placer parmi ces chefs-d'oeuvre, reconnus pour tels en France et dans tous les autres pays, après Iphigénie et Athalie ? nous mettrions une grande partie de Cinna , les scènes supérieures des Horaces , du Cid , de Pompée , de Polyeucte ; la fin de Rodogune ; le rôle parfait et inimitable de Phèdre qui l'emporte sur tous les rôles, celui d'Acomat aussi beau en son genre, les quatre premiers actes de Britannicus, Andromaque tout entière, à une scène près de pure coquetterie. Les rôles tout entiers de Roxane et de Monime, admirables l'un et l'autre dans des genres tout opposés, des morceaux vraiment tragiques dans quelques autres pièces; mais après vingt bonnes tragédies, sur plus de quatre mille, qu'avons-nous? Rien. Tant mieux. Nous avons dit ailleurs, Il faut que le beau soit rare, sans quoi il cesserait d'être beau.
En parlant de la tragédie, je n'ai point osé donner de règles; il y a plus de bonnes dissertations que de bonnes pièces; et si un jeune homme qui a du génie veut connaître les règles importantes de cet art, il lui suffira de lire ce que Boileau en dit dans son Art poétique , et d'en être bien pénétré: j'en dis autant de la comédie.
J'écarte la théorie, et je n'irai guère au-delà de l'historique. Je demanderai seulement pourquoi les Grecs et les Romains firent toutes leurs comédies en vers, et pourquoi les modernes ne les font souvent qu'en prose? N'est-ce point que l'un est beaucoup plus aisé que l'autre, et que les hommes en tout genre veulent réussir sans beaucoup de travail? Fénelon fit son Télémaque en prose, parce qu'il ne pouvait le faire en vers.
L'abbé d'Aubignac, qui comme prédicateur du roi se croyait l'homme le plus éloquent du royaume, et qui pour avoir lu la Poétique d'Aristote, pensait être le maître de Corneille, fit une tragédie en prose, dont la représentation ne put être achevée, et que jamais personne n'a lue.
La Motte s'étant laissé persuader que son esprit était infiniment au-dessus de son talent pour la poésie, demanda pardon au public de s'être abaissé jusqu'à faire des vers. Il donna une ode en prose, et une tragédie en prose; et on se moqua de lui. Il n'en a pas été de même de la comédie, Molière avait écrit son Avare en prose, pour le mettre ensuite en vers; mais il parut si bon que les comédiens voulurent le jouer tel qu'il était, et que personne n'osa depuis y toucher.
Au contraire, le Convive de Pierre , qu'on a si mal à propos appelé le Festin de Pierre , fut versifié après la mort de Molière par Thomas Corneille, et est toujours joué de cette façon.
Je pense que personne ne s'avisera de versifier le George Dandin . La diction en est si naïve, si plaisante, tant de traits de cette pièce, sont devenus proverbes, qu'il semble qu'on les gâterait si on voulait les mettre en vers.
Ce n'est pas peut-être une idée fausse de penser qu'il y a des plaisanteries de prose et des plaisanteries de vers. Tel bon conte, dans la conversation, deviendrait insipide s'il était rimé; et tel autre ne réussira bien qu'en rimes. Je pense que monsieur et madame de Sottenville, et madame la comtesse d'Escarbagnas, ne seraient point si plaisants s'ils rimaient. Mais dans les grandes pièces remplies de portraits, de maximes, de récits, et dont les personnages ont des caractères fortement dessinés, tel que le Misanthrope , le Tartuffe , l' Ecole des femmes , celle des maris , les Femmes savantes , le Joueur , les vers me paraissent absolument nécessaires; et j'ai toujours été de l'avis de Michel Montagne, qui dit, que la sentence, pressée aux pieds nombreux de la poésie, enlève son âme d'une plus rapide secousse .
Ne répétons point ici ce qu'on a tant dit de Molière; on sait assez que dans ses bonnes pièces, il est au-dessus des comiques de toutes les nations anciennes et modernes. Despréaux a dit,
Aussitôt que d'un trait de ses fatales mains,
La Parque l'eut rayé du nombre des humains,
On reconnut le prix de sa muse éclipsée.
L'aimable comédie, avec lui terrassée,
En vain d'un coup si rude espéra revenir,
Et sur ses brodequins ne put plus se tenir.
Put plus , est un peu rude à l'oreille, mais Boileau avait raison.
Depuis 1673, année dans laquelle la France perdit Molière, on ne vit pas une seule pièce supportable jusqu'au Joueur du trésorier de France Regnard, qui fut joué en 1697; et il faut avouer qu'il n'y a eu que lui seul, après Molière, qui ait fait de bonnes comédies en vers. La seule pièce de caractère qu'on ait eue depuis lui, a été le Glorieux de Destouches, dans laquelle tous les personnages ont été généralement applaudis, excepté malheureusement celui du glorieux , qui est le sujet de la pièce.
Rien n'étant si difficile que de faire rire les honnêtes gens, on se réduisit enfin à donner des comédies romanesques, qui étaient moins la peinture fidèle des ridicules que des essais de tragédie bourgeoise; ce fut une espèce bâtarde qui n'étant ni comique ni tragique, manifestait l'impuissance de faire des tragédies et des comédies. Cette espèce cependant avait un mérite, celui d'intéresser; et dès qu'on intéresse on est sûr du succès. Quelques auteurs joignirent aux talents que ce genre exige, celui de semer leurs pièces de vers heureux. Voici comme ce genre s'introduisit.
Quelques personnes s'amusaient à jouer dans un château de petites comédies, qui tenaient de ces farces qu'on appelle parades : on en fit une en l'année 1732, dont le principal personnage était le fils d'un négociant de Bordeaux, très bon homme et marin fort grossier, lequel croyant avoir perdu sa femme et son fils, venait se remarier à Paris, après un long voyage dans l'Inde.
Sa femme était une impertinente qui était venue faire la grande dame dans la capitale, manger une grande partie du bien acquis par son mari, et marier son fils à une demoiselle de condition. Le fils, beaucoup plus impertinent que la mère, se donnait des airs de seigneur; et son plus grand air était de mépriser beaucoup sa femme, laquelle était un modèle de vertu et de raison. Cette jeune femme l'accablait de bons procédés sans se plaindre, payait ses dettes secrètement quand il avait joué et perdu sur sa parole; et lui faisait tenir des petits présents très galants sous des noms supposés. Cette conduite rendait notre jeune homme encore plus fat; le marin revenait à la fin de la pièce, et mettait ordre à tout.
Une actrice de Paris, fille de beaucoup d'esprit, nommée Mlle Quinault, ayant vu cette farce, conçut qu'on en pourrait faire une comédie très intéressante, et d'un genre tout nouveau pour les Français, en exposant sur le théâtre le contraste d'un jeune homme qui croirait en effet que c'est un ridicule d'aimer sa femme; et une épouse respectable, qui forcerait enfin son mari à l'aimer publiquement. Elle pressa l'auteur d'en faire une pièce régulière, noblement écrite; mais ayant été refusée, elle demanda permission de donner ce sujet à M. de la Chaussée, jeune homme qui faisait fort bien des vers, et qui avait de la correction dans le style. Ce fut ce qui valut au public le Préjugé à la mode .
Cette pièce était bien froide après celles de Molière et de Regnard; elle ressemblait à un homme un peu pesant qui danse avec plus de justesse que de grâce. L'auteur voulut mêler la plaisanterie aux beaux sentiments; il introduisit deux marquis qu'il crut comiques, et qui ne furent que forcés et insipides. L'un dit à l'autre:
Si la même maîtresse est l'objet de nos voeux,
L'embarras de choisir la rendra plus perplexe.
Ma foi, marquis, il faut prendre pitié du sexe.
Ce n'est pas ainsi que Molière fait parler ses personnages. Dès lors le comique fut banni de la comédie. On y substitua le pathétique; on disait que c'était par bon goût, mais c'était par stérilité.
Ce n'est pas que deux ou trois scènes pathétiques ne puissent faire un très bon effet. Il y en a des exemples dans Térence; il y en a dans Molière; mais il faut après cela revenir à la peinture naïve et plaisante des moeurs.
On ne travaille dans le goût de la comédie larmoyante que parce que ce genre est plus aisé, mais cette facilité même le dégrade; en un mot les Français ne surent plus rire.
Quand la comédie fut ainsi défigurée, la tragédie le fut aussi: on donna des pièces barbares, et le théâtre tomba; mais il peut se relever.
C'est à deux cardinaux que la tragédie et l'opéra doivent leur établissement en France; car ce fut sous Richelieu que Corneille fit son apprentissage, parmi les cinq auteurs que ce ministre faisait travailler comme des commis aux drames, dont il formait le plan, et où il glissait souvent nombre de très mauvais vers de sa façon: et ce fut lui encore qui ayant persécuté le Cid , eut le bonheur d'inspirer à Corneille ce noble dépit et cette généreuse opiniâtreté qui lui fit composer les admirables scènes des Horaces et de Cinna .
Le cardinal Mazarin fit connaître aux Français l'opéra, qui ne fut d'abord que ridicule, quoique le ministre n'y travaillât point.
Ce fut en 1647 qu'il fit venir pour la première fois une troupe entière de musiciens italiens, des décorateurs et un orchestre; on représenta au Louvre la tragi-comédie d' Orphée en vers italiens et en musique: ce spectacle ennuya tout Paris. Très peu de gens entendaient l'italien, presque personne ne savait la musique, et tout le monde haïssait le cardinal: cette fête, qui coûta beaucoup d'argent, fut sifflée: et bientôt après, les plaisants de ce temps-là, firent le grand ballet et le branle de la fuite de Mazarin, dansé sur le théâtre de la France par lui-même et par ses adhérents . Voilà toute la récompense qu'il eut d'avoir voulu plaire à la nation.
Avant lui on avait eu des ballets en France dès le commencement du seizième siècle; et dans ces ballets il y avait toujours eu quelque musique d'une ou deux voix, quelquefois accompagnées de choeurs qui n'étaient guère autre chose qu'un plain-chant grégorien. Les filles d'Acheloïs, les sirènes, avaient chanté en 1582 aux noces du duc de Joyeuse; mais c'étaient d'étranges sirènes.
Le cardinal Mazarin ne se rebuta pas du mauvais succès de son opéra italien; et lorsqu'il fut tout-puissant, il fit revenir ses musiciens italiens, qui chantèrent le Nozze di Peleo e di Thetide en trois actes en 1654. Louis XIV y dansa; la nation fut charmée de voir son roi, jeune, d'une taille majestueuse et d'une figure aussi aimable que noble, danser dans sa capitale après en avoir été chassé: mais l'opéra du cardinal n'ennuya pas moins Paris pour la seconde fois.
Mazarin persista, il fit venir en 1660 le signor Cavalli qui donna dans la grande galerie du Louvre l'opéra de Xerxès en cinq actes; les Français bâillèrent plus que jamais et se crurent délivrés de l'opéra italien par la mort du Mazarin, qui donna lieu en 1661 à mille épitaphes ridicules, et à presque autant de chansons qu'on en avait fait contre lui pendant sa vie.
Cependant les Français voulaient aussi dès ce temps-là même avoir un opéra dans leur langue, quoiqu'il n'y eût pas un seul homme dans le pays qui sût faire un trio, ou jouer passablement du violon; et dès l'année 1659 un abbé Perrin qui croyait faire des vers, et un Cambert intendant de douze violons de la reine-mère, qu'on appelait la musique de France , firent chanter dans le village d'Issi une pastorale qui, en fait d'ennui, l'emportait sur les Hercole amante , et sur les Nozze di Peleo .
En 1669 le même abbé Perrin, et le même Cambert, s'associèrent avec un marquis de Sourdiac grand machiniste, qui n'était pas absolument fou, mais dont la raison était très particulière, et qui se ruina dans cette entreprise. Les commencements en parurent heureux; on joua d'abord Pomone , dans laquelle il était beaucoup parlé de pommes et d'artichauts.
On représenta ensuite les Peines et les plaisirs de l'amour , et enfin Lulli violon de Mademoiselle, devenu surintendant de la musique du roi, s'empara du jeu de paume qui avait ruiné le marquis de Sourdiac. L'abbé Perrin inruinable, se consola dans Paris à faire des élégies et des sonnets, et même à traduire l' Enéide de Virgile en vers qu'il disait héroïques. Voici comme il traduit, par exemple, ces deux vers du cinquième livre de l' Enéide .
Arduus effractoque illisit in ossa cerebro
Sternitur exanimisque tremens procumbit humi bos .
Dans ses os fracassés enfonce son éteuf,
Et tout tremblant et mort, en bas tombe le boeuf.
On trouve son nom souvent dans les satires de Boileau, qui avait grand tort de l'accabler: car il ne faut se moquer ni de ceux qui font du bon, ni de ceux qui font du très mauvais, mais de ceux qui étant médiocres se croient des génies et font les importants.
Pour Cambert il quitta la France de dépit, et alla faire exécuter sa détestable musique chez les Anglais, qui la trouvèrent excellente.
Lulli qu'on appela bientôt monsieur de Lulli , s'associa très habilement avec Quinault dont il sentait tout le mérite, et qu'on n'appela jamais monsieur de Quinault . Il donna dans son jeu de paume de Bélair en 1672, les Fêtes de l'Amour et de Bacchus , composées par ce poète aimable; mais ni les vers, ni la musique ne furent dignes de la réputation qu'ils acquirent depuis; les connaisseurs seulement estimèrent beaucoup une traduction de l'ode charmante d'Horace:
Donec gratus eram tibi
Nec quisquam potior brachia candide
Cervici iuvenis dabat ,
Persarum vigui rege beatior .
.....................................
Cette ode en effet est très gracieusement rendue en français; mais la musique en est un peu languissante.
Il y eut des bouffonneries dans cet opéra, ainsi que dans Cadmus et dans Alceste . Ce mauvais goût régnait alors à la cour dans les ballets, et les opéras italiens étaient remplis d'arlequinades. Quinault ne dédaigna pas de s'abaisser jusqu'à ces platitudes.
Tu fais la grimace en pleurant,
Et tu me fais crever de rire.
..............................
Ah! vraiment, petite mignonne,
Je vous trouve bonne
De reprendre ce que je dis.
.............................
Mes pauvres compagnons, hélas!
Le dragon n'en a fait qu'un fort léger repas.
................................................
Le dragon ne fait-il point le mort?
Mais dans ces deux opéras d' Alceste et de Cadmus , Quinault sut insérer des morceaux admirables de poésie. Lulli sut un peu les rendre en accommodant son génie à celui de la langue française; et comme il était d'ailleurs très plaisant, très débauché, adroit, intéressé, bon courtisan, et par conséquent aimé des grands, et que Quinault n'était que doux et modeste, il tira toute la gloire à lui. Il fit accroire que Quinault était son garçon poète, qu'il dirigeait, et qui sans lui ne serait connu que par les satires de Boileau. Quinault avec tout son mérite resta donc en proie aux injures de Boileau, et à la protection de Lulli.
Cependant rien n'est plus beau, ni même plus sublime que ce choeur des suivants de Pluton dans Alceste .
Tout mortel doit ici paraître.
On ne peut naître
Que pour mourir.
De cent maux le trépas délivre;
Qui cherche à vivre,
Cherche à souffrir.
Plaintes, cris, larmes,
Tout est sans armes
Contre la mort.
...................
Est-on sage
De fuir ce passage?
C'est un orage
Qui mène au port.
Le discours que tient Hercule à Pluton paraît digne de la grandeur du sujet.
Si c'est te faire outrage
D'entrer par force dans ta cour,
Pardonne à mon courage,
Et fais grâce à l'amour.
La charmante tragédie d' Atis , les beautés ou nobles ou délicates ou naïves répandues dans les pièces suivantes, auraient dû mettre le comble à la gloire de Quinault, et ne firent qu'augmenter celle de Lulli qui fut regardé comme le dieu de la musique. Il avait en effet le rare talent de la déclamation: il sentit de bonne heure que la langue française étant la seule qui eût l'avantage des rimes féminines et masculines, il fallait la déclamer en musique différemment de l'italien. Lulli inventa le seul récitatif qui convînt à la nation; et ce récitatif ne pouvait avoir d'autre mérite que celui de rendre fidèlement les paroles, il fallait encore des acteurs; il s'en forma; c'était Quinault qui souvent les exerçait et leur donnait l'esprit du rôle et l'âme du chant. Boileau dit que les vers de Quinault
Etaient des lieux communs de morale lubrique,
Que Lulli réchauffa des sons de sa musique.
C'était au contraire, Quinault, qui réchauffait Lulli. Le récitatif ne peut être bon qu'autant que les vers le sont: cela est si vrai, qu'à peine depuis le temps de ces deux hommes faits l'un pour l'autre, à peine y eut-il à l'Opéra cinq ou six scènes de récitatif tolérables. Rameau même n'en a pas fait trois, tant il est vrai que presque tous les arts sont nés et morts dans le beau siècle de Louis XIV.
Les ariettes de Lulli furent très faibles, c'étaient des barcaroles de Venise. Il fallait, pour ces petits airs, des chansonnettes d'amour aussi molles que les notes. Lulli composait d'abord les airs de tous ces divertissements. Le poète y assujettissait les paroles; Lulli forçait Quinault d'être insipide. Mais les morceaux vraiment poétiques de Quinault, n'étaient certainement pas des lieux communs de morale lubrique. Y a-t-il beaucoup d'odes de Pindare, plus fières et plus harmonieuses que ce couplet de l'opéra de Proserpine ?
Les superbes géants, armés contre les dieux,
Ne nous donnent plus d'épouvante;
Ils sont ensevelis sous la masse pesante
Des monts qu'ils entassaient pour attaquer les cieux:
Nous avons vu tomber leur chef audacieux
Sous une montagne brûlante.
Jupiter l'a contraint de vomir à nos yeux
Les restes enflammés de sa rage expirante,
Jupiter est victorieux;
Et tout cède à l'effort de sa main foudroyante.
Chantons, dans ces aimables lieux,
Les douceurs d'une paix charmante.
L'avocat Brossette a beau dire. L'ode sur la prise de Namur, avec ses monceaux de piques, de corps morts, de rocs, de briques , est aussi mauvaise que ces vers de Quinault sont bien faits. Le sévère auteur de l' Art poétique , si supérieur dans son seul genre, devait être plus juste envers un homme supérieur aussi dans le sien; homme d'ailleurs aimable dans la société, homme qui n'offensa jamais personne, et qui humilia Boileau en ne lui répondant point.
Enfin, le quatrième acte de Roland , et toute la tragédie d' Armide furent des chefs-d'oeuvre de la part du poète; et le récitatif du musicien sembla même en approcher. Ce fut pour l'Arioste et pour le Tasse, dont ces deux opéras sont tirés, le plus bel hommage qu'on leur ait jamais rendu.
Il faut savoir que cette mélodie était alors à peu près celle de l'Italie. Les amateurs ont encore quelques motets de Carissimi qui sont précisément dans ce goût. Telle est cette espèce de cantate latine qui fut, si je ne me trompe, composée par le cardinal Delphini.
Sunt breves mundi rosae
Sunt fugitivive flores
Frondes veluti annosae
Sunt labiles honores .
Velocissimo cursu
Fluunt anni
Sicut celeres venti ,
Sicut sagittae rapidae ,
Fugiunt, evolant, evanescunt .
Nil durat aeternum sub coelo .
Rapit omnia rigida sors ,
Implacabili, funesto telo
Ferit omnia livida mors ,
Est sola in coelo quies .
Jucunditas sincera ,
Voluptas pura ,
Et sine nube dies etc .
Beaumaviel chantait souvent ce motet, et je l'ai entendu plus d'une fois dans la bouche de Thévenard; rien ne me semblait plus conforme à certains morceaux de Lulli. Cette mélodie demande de l'âme, il faut des acteurs, et aujourd'hui il ne faut que des chanteurs; le vrai récitatif est une déclamation notée, mais on ne note pas l'action et le sentiment.
Si une actrice en grasseyant un peu, en adoucissant sa voix, en minaudant, chantait:
Ah! je le tiens, je tiens son coeur perfide.
Ah! je l'immole à ma fureur,
elle ne rendrait ni Quinault ni Lulli; et elle pourrait, en faisant ralentir un peu la mesure, chanter sur les mêmes notes:
Ah! je les vois, je vois vos yeux aimables.
Ah! je me rends à leurs attraits.
Pergolese a exprimé dans une musique imitatrice ces beaux vers de l' Artaserse de Metastasio:
Va solcando un mar crudele
Senza vele
Senza sarte .
Freme l'onda, il ciel s'imbruna ,
Cresce il vento, e manca l'arte .
E il voler della fortuna
Son costretto a seguitar etc .
Je priai une des plus célèbres virtuoses de me chanter ce fameux air de Pergolese. Je m'attendais à frémir au mar crudele , au freme l'onda , au cresce il vento . Je me préparais à toute l'horreur d'une tempête. J'entendis une voix tendre qui fredonnait avec grâce l'haleine imperceptible des doux zéphyrs.
Dans l'Encyclopédie, à l'article Expression , qui est d'un assez mauvais auteur de quelques opéras, et de quelques comédies. ‘En général la musique vocale de Lulli, n'est autre, on le répète, que le pur récitatif, et n'a pas elle-même aucune expression du sentiment que les paroles de Quinault ont peint. Ce fait est si certain, que sur le même chant qu'on a si longtemps cru plein de la plus forte expression, on n'a qu'à mettre des paroles qui forment un sens tout à fait contraire; et ce chant pourra être appliqué à ces nouvelles paroles aussi bien pour le moins qu'aux anciennes. Sans parler ici du premier choeur du prologue d' Amadis , où Lulli a exprimé éveillons-nous comme il aurait fallu exprimer endormons-nous , on va prendre pour exemple, et pour preuve, un de ses morceaux de la plus grande réputation.
‘Qu'on lise d'abord les vers admirables que Quinault met dans la bouche de la cruelle, de la barbare Méduse.
Je porte l'épouvante et la mort en tous lieux,
Tout se change en rocher à mon aspect horrible;
Les traits que Jupiter lance du haut des cieux,
N'ont rien de si terrible
Qu'un regard de mes yeux.
‘Il n'est personne qui ne sente qu'un chant qui serait l'expression véritable de ces paroles, ne saurait servir pour d'autres qui présenteraient un sens absolument contraire; or le chant que Lulli met dans la bouche de l'horrible Méduse, dans ce morceau et dans tout cet acte, est si agréable, par conséquent si peu convenable au sujet, si fort en contresens, qu'il irait très bien pour exprimer le portrait que l'amour triomphant ferait de lui-même. On ne représente ici, pour abréger, que la parodie de ces cinq vers, avec les accompagnements, leur chant et la basse. On peut être sûr que la parodie très aisée à faire du reste de la scène, offrirait partout une démonstration aussi frappante.'
Pour moi, je suis sûr du contraire de ce qu'on avance; j'ai consulté des oreilles très exercées, et je ne vois point du tout qu'on puisse mettre l'allégresse et la vie , au lieu de je porte l'épouvante et la mort , à moins qu'on ne ralentisse la mesure, qu'on n'affaiblisse et qu'on ne corrompe cette musique par une expression doucereuse, et qu'une mauvaise actrice ne gâte le chant du musicien.
J'en dis autant des mots éveillons-nous , auxquels on ne saurait substituer endormons-nous que par un dessein formé de tourner tout en ridicule; je ne puis adopter la sensation d'un autre contre ma propre sensation.
J'ajoute qu'on avait le sens commun du temps de Louis XIV comme aujourd'hui; qu'il aurait été impossible que toute la nation n'eût pas senti que Lulli avait exprimé, l'épouvante et la mort comme l'allégresse et la vie , et le réveil comme l'assoupissement.
On n'a qu'à voir comment Lulli a rendu dormons, dormons tous , on sera bientôt convaincu de l'injustice qu'on lui fait. C'est bien ici qu'on peut dire,
Il meglio e l'inimico del bene .
Le savant presque universel, l'homme même de génie, qui joint la philosophie à l'imagination, dit, dans son excellent article Encyclopédie , ces paroles remarquables. . . ‘ Si on en excepte ce Perrault et quelques autres, dont le versificateur Boileau n'était pas en état d'apprécier le mérite ', etc. (feuillet 636.)
Ce philosophe rend avec raison justice à Claude Perrault savant traducteur de Vitruve, homme utile en plus d'un genre, à qui l'on doit la belle façade du Louvre, et d'autres grands monuments: mais il faut aussi rendre justice à Boileau. S'il n'avait été qu'un versificateur, il serait à peine connu; il ne serait pas de ce petit nombre de grands hommes qui feront passer le siècle de Louis XIV à la postérité. Ses dernières satires, ses belles épîtres, et surtout son Art poétique , sont des chefs-d'oeuvre de raison autant que de poésie, sapere est principium et fons . L'art du versificateur est, à la vérité, d'une difficulté prodigieuse, surtout en notre langue, où les vers alexandrins marchent deux à deux, où il est rare d'éviter la monotonie, où il faut absolument rimer, et où les rimes agréables et nobles sont en trop petit nombre, où un mot hors de sa place, une syllabe dure gâte une pensée heureuse. C'est danser sur la corde avec des entraves: mais le plus grand succès dans cette partie de l'art n'est rien, s'il est seul.
L' Art poétique de Boileau est admirable, parce qu'il dit toujours agréablement des choses vraies et utiles, parce qu'il donne toujours le précepte et l'exemple, parce qu'il est varié, parce que l'auteur en ne manquant jamais à la pureté de la langue. . . sait d'une voix légère passer du grave au doux, du plaisant au sévère .
Ce qui prouve son mérite chez tous les gens de goût, c'est qu'on sait ses vers par coeur; et ce qui doit plaire aux philosophes, c'est qu'il a presque toujours raison.
Puisque nous avons parlé de la préférence qu'on peut donner quelquefois aux modernes sur les anciens, on oserait présumer ici que l' Art poétique de Boileau est supérieur à celui d'Horace. La méthode est certainement une beauté dans un poème didactique; Horace n'en a point. Nous ne lui en faisons pas un reproche; puisque son poème est une épître familière aux Pisons, et non pas un ouvrage régulier comme les Géorgiques : mais c'est un mérite de plus dans Boileau, mérite dont les philosophes doivent lui tenir compte.
L' Art poétique latin ne paraît pas à beaucoup près si travaillé que le français. Horace y parle presque toujours sur le ton libre et familier de ses autres épîtres. C'est une extrême justesse dans l'esprit, c'est un goût fin, ce sont des vers heureux et pleins de sel, mais souvent sans liaison, quelquefois destitués d'harmonie; ce n'est pas l'élégance et la correction de Virgile. L'ouvrage est très bon; celui de Boileau paraît encore meilleur. Et, si vous en exceptez les tragédies de Racine qui ont le mérite supérieur de traiter les passions, et de surmonter toutes les difficultés du théâtre, l' Art poétique de Despréaux est sans contredit le poème qui fait le plus d'honneur à la langue française.
Il serait triste que les philosophes fussent les ennemis de la poésie. Il faut que la littérature soit comme la maison de Mécène, . . . est locus unicuique suus .
L'auteur des Lettres persanes si aisées à faire, et parmi lesquelles il y en a de très jolies, d'autres très hardies, d'autres médiocres, d'autres frivoles; cet auteur, dis-je, très recommandable d'ailleurs, n'ayant jamais pu faire de vers, quoiqu'il eût de l'imagination et souvent du style, s'en dédommage en disant que l'on verse le mépris sur la poésie à pleines mains, et que la poésie lyrique est une harmonieuse extravagance , etc. Et c'est ainsi qu'on cherche souvent à rabaisser les talents auxquels on ne saurait atteindre: Nous ne pouvons y parvenir, dit Montagne, vengeons-nous-en par en médire. Mais Montagne, le devancier et le maître de Montesquieu en imagination et en philosophie, pensait sur la poésie bien différemment.
Si Montesquieu avait eu autant de justice que d'esprit, il aurait senti malgré lui que plusieurs de nos belles odes et de nos bons opéras valent infiniment mieux que les plaisanteries de Riga à Usbeck, imitées du Siamois de Dufréni, et que les détails de ce qui se passe dans le sérail d'Usbeck à Ispahan.
Nous parlerons plus amplement de ces injustices trop fréquentes, à l'article Critique .
SIRE,
La petite société d'amateurs dont une partie travaille à ces rhapsodies au mont Crapak, ne parlera point à Votre Majesté de l'art de la guerre. C'est un art héroïque, ou si l'on veut, abominable. S'il avait de la beauté, nous vous dirions sans être contredits que vous êtes le plus bel homme de l'Europe.
Nous entendons par beaux-arts l'éloquence dans laquelle vous vous êtes signalé en étant l'historien de votre patrie, et le seul historien brandebourgeois qu'on ait jamais lu; la poésie qui a fait vos amusements et votre gloire quand vous avez bien voulu composer des vers français; la musique, où vous avez réussi au point que nous doutons fort que Ptolomée Aulètes eût jamais osé jouer de la flûte après vous, ni Achille de la lyre.
Ensuite viennent les arts, où l'esprit et la main sont presque également nécessaires, comme la sculpture, la peinture, tous les ouvrages dépendant du dessein, et surtout l'horlogerie, que nous regardons comme un bel art depuis que nous en avons établi des manufactures au mont Crapak.
Vous connaissez, Sire, les quatre siècles des arts; presque tout naquit en France et se perfectionna sous Louis XIV; ensuite plusieurs de ces mêmes arts exilés de France allèrent embellir et enrichir le reste de l'Europe au temps fatal de la destruction du célèbre édit de Henri IV, énoncé irrévocable , et si facilement révoqué. Ainsi le plus grand mal que Louis XIV put faire à lui-même, fit le bien des autres princes contre son intention; et ce que vous en avez dit dans votre histoire du Brandebourg, en est une preuve.
Si ce monarque n'avait été connu que par le bannissement de six à sept mille citoyens utiles, par son irruption dans la Hollande Boileau, Passage du Rhin . dont il fut bientôt obligé de sortir, par sa grandeur qui l'attachait au rivage , tandis que ses troupes passaient le Rhin à la nage, si on n'avait pour monuments de sa gloire que les prologues de ses opéras suivis de la bataille d'Hochstet, sa personne et son règne figureraient mal dans la postérité. Mais tous les beaux-arts en foule encouragés par son goût et par sa munificence, ses bienfaits répandus avec profusion sur tant de gens de lettres étrangers, le commerce naissant à sa voix dans son royaume, cent manufactures établies, cent belles citadelles bâties, des ports admirables construits, les deux mers unies par des travaux immenses, etc., forcent encore l'Europe à regarder avec respect Louis XIV et son siècle.
Ce sont surtout ces grands hommes uniques en tout genre, que la nature produisit alors à la fois, qui rendirent ces temps éternellement mémorables. Le siècle fut plus grand que Louis XIV, mais la gloire en rejaillit sur lui.
L'émulation des arts a changé la face de la terre du pied des Pyrénées aux glaces d'Archangel. Il n'est presque point de prince en Allemagne qui n'ait fait des établissements utiles et glorieux.
Qu'ont fait les Turcs pour la gloire? rien. Ils ont dévasté trois empires et vingt royaumes. Mais une seule ville de l'ancienne Grèce aura toujours plus de réputation que tous les Ottomans ensemble.
Voyez ce qui s'est fait depuis peu d'années dans Pétersbourg, que j'ai vu un marais au commencement du siècle où nous sommes. Tous les arts y ont accouru, tandis qu'ils sont anéantis dans la patrie d'Orphée, de Linus et d'Homère.
La statue que l'impératrice de Russie élève à Pierre le Grand, parle du bord de la Néva à toutes les nations; elle dit, J'attends celle de Catherine; mais il la faudra placer vis-à-vis de la vôtre, etc.
Tous les philosophes crurent la matière éternelle; mais les arts paraissent nouveaux. Il n'y a pas jusqu'à l'art de faire du pain qui ne soit récent. Les premiers Romains mangeaient de la bouillie; et ces vainqueurs de tant de nations ne connurent jamais ni les moulins à vent, ni les moulins à eau. Cette vérité semble d'abord contredire l'antiquité du globe tel qu'il est, ou suppose de terribles révolutions dans ce globe. Des inondations de barbares ne peuvent guère anéantir des arts devenus nécessaires. Je suppose qu'une armée de nègres vienne chez nous comme des sauterelles des montagnes de Cobonas, par le Monomotapa, par le Monoemugi, les Nosseguais, les Maracates, qu'ils aient traversé l'Abissinie, la Nubie, l'Egypte, la Syrie, l'Asie mineure, toute notre Europe, qu'ils aient tout renversé, tout saccagé, il restera toujours quelques boulangers, quelques cordonniers, quelques tailleurs, quelques charpentiers; les arts nécessaires subsisteront; il n'y aura que le luxe d'anéanti. C'est ce qu'on vit à la chute de l'empire romain; l'art de l'écriture même devint très rare; presque tous ceux qui contribuent à l'agrément de la vie ne renaquirent que longtemps après. Nous en inventons tous les jours de nouveaux.
De tout cela on ne peut rien conclure au fond contre l'antiquité du globe. Car supposons même qu'une inondation de barbares nous eût fait perdre entièrement jusqu'à l'art d'écrire et de faire du pain, supposons encore plus, que nous n'avons que depuis dix ans du pain, des plumes, de l'encre et du papier; qui peut vivre dix ans sans manger de pain et sans écrire ses pensées, peut durer un siècle, et cent mille siècles sans ces secours.
Il est très clair que l'homme et les autres animaux peuvent très bien subsister sans boulangers, sans romanciers et sans théologiens, témoin toute l'Amérique, témoins les trois quarts de notre continent.
La nouveauté des arts parmi nous, ne prouve donc point la nouveauté du globe, comme le prétendait Epicure l'un de nos prédécesseurs en rêveries, qui supposait que par hasard les atomes éternels en déclinant avaient formé un jour notre terre. Pomponace disait, Se il mondo non è eterno, per tutti santi è molto vecchio .
Ceux qui manient le plomb et le mercure sont sujets à des coliques dangereuses, et à des tremblements de nerfs très fâcheux. Ceux qui se servent de plumes et d'encre, sont attaqués d'une vermine qu'il faut continuellement secouer: cette vermine est celle de quelques ex-jésuites qui font des libelles. Vous ne connaissez pas, Sire, cette race d'animaux; elle est chassée de vos Etats, aussi bien que de ceux de l'impératrice de Russie et du roi de Suède, et du roi de Dannemarck mes autres protecteurs. L'ex-jésuite Paulian, et l'ex-jésuite Nonotte qui cultivent, comme moi, les beaux-arts, ne cessent de me persécuter jusqu'au mont Crapak; ils m'accablent sous le poids de leur crédit, et sous celui de leur génie, qui est encore plus pesant. Si Votre Majesté ne daigne pas me secourir contre ces grands hommes, je suis anéanti.
Aucun homme versé dans l'antiquité n'ignore que les Juifs ne connurent les anges, que par les Perses et les Chaldéens, pendant la captivité. C'est là qu'ils apprirent, selon dom Calmet, qu'il y a sept anges principaux devant le trône du Seigneur. Ils y apprirent aussi les noms des diables. Celui que nous nommons Asmodée Dom Calmet Dissertation sur Tobie, pag. 205. s'appelait Hashmodai, ou Chammadaï. ‘On sait, dit Calmet, qu'il y a des diables de plusieurs sortes; les uns sont princes et maîtres démons, les autres subalternes et sujets.'
Comment cet Hashmodai était-il assez puissant pour tordre le cou à sept jeunes gens qui épousèrent successivement la belle Sara native de Rages, à quinze lieues d'Ecbatane? Il fallait que les Mèdes fussent sept fois plus manichéens que les Perses. Le bon principe donne un mari à cette fille, et voilà le mauvais principe, cet Hashmodai roi des démons, qui détruit sept fois de suite l'ouvrage du principe bienfaisant.
Mais Sara était Juive, fille de Raguel le Juif, captive dans le pays d'Ecbatane. Comment un démon mède avait-il tant de pouvoir sur des corps juifs? C'est ce qui a fait penser qu'Asmodée, Chammadaï, était Juif aussi; que c'était l'ancien serpent qui avait séduit Eve; qu'il aimait passionnément les femmes; que tantôt il les trompait, et tantôt il tuait leurs maris par un excès d'amour et de jalousie.
En effet, le livre de Tobie nous fait entendre, dans la version grecque, qu'Asmodée était amoureux de Sara: oti daimonion philei autein . C'est l'opinion de toute la savante antiquité que les génies, bons ou mauvais, avaient beaucoup de penchant pour nos filles, et les fées pour nos garçons. L'Ecriture même se proportionnant à notre faiblesse, et daignant adopter le langage vulgaire, dit en Genèse ch. VI. figure que les enfants de Dieu, voyant que les filles des hommes étaient belles, prirent pour femmes celles qu'ils choisirent .
Mais l'ange Raphaël, qui conduit le jeune Tobie, lui donne une raison plus digne de son ministère, et plus capable d'éclairer celui dont il est le guide. Il lui dit que les sept maris de Sara n'ont été livrés à la cruauté d'Asmodée que parce qu'ils l'avaient épousée uniquement pour leur plaisir, comme des chevaux et des mulets. Ch. VI, v. 16, 17 et 18. Il faut , dit-il, garder la continence avec elle pendant trois jours, et prier Dieu tous deux ensemble .
Il semble qu'avec une telle instruction on n'ait plus besoin d'aucun autre secours pour chasser Asmodée; mais Raphaël ajoute, qu'il y faut le coeur d'un poisson grillé sur des charbons ardents. Pourquoi donc n'a-t-on pas employé depuis ce secret infaillible pour chasser le diable du corps des filles? Pourquoi les apôtres, envoyés exprès pour chasser les démons, n'ont-ils jamais mis le coeur d'un poisson sur le gril? Pourquoi ne se servit-on pas de cet expédient dans l'affaire de Marthe Brossier, des religieuses de Loudun, des maîtresses d'Urbain Grandier, de la Cadière et du frère Girard, et de mille autres possédées dans le temps qu'il y avait des possédées?
Les Grecs et les Romains, qui connaissaient tant de philtres pour se faire aimer, en avaient aussi pour guérir l'amour; ils employaient des herbes, des racines. L' agnus-castus a été fort renommé; les modernes en ont fait prendre à de jeunes religieuses, sur lesquelles il a eu peu d'effet. Il y a longtemps qu'Apollon se plaignait à Daphné que tout médecin qu'il était, il n'avait point encore éprouvé de simple qui guérît de l'amour.
Ov. Met. liv. I. Hei mihi! quod nullis amor est medicabilis herbis .
D'un incurable amour remèdes impuissants.
On se servait de fumée de soufre; mais Ovide , qui était un grand maître, déclare que cette recette est inutile.
De Rem. Amor. liv. I. Nec fugiat vivo sulphure victus amor .
Le soufre, croyez-moi, ne chasse point l'amour.
La fumée du coeur ou du foie d'un poisson fut plus efficace contre Asmodée. Le R.P. dom Calmet en est fort en peine, et ne peut comprendre comment cette fumigation pouvait agir sur un pur esprit. Mais il pouvait se rassurer, en se souvenant que tous les anciens donnaient des corps aux anges et aux démons. C'étaient des corps très déliés, des corps aussi légers que les petites particules qui s'élèvent d'un poisson rôti. Ces corps ressemblaient à une fumée; et la fumée d'un poisson grillé agissait sur eux par sympathie.
Non seulement Asmodée s'enfuit; mais Gabriel alla l'enchaîner dans la haute Egypte, où il est encore. Il demeure dans une grotte auprès de la ville de Saata ou Taata. Paul Lucas l'a vu et lui a parlé. On coupe ce serpent par morceaux, et sur-le-champ tous les tronçons se rejoignent; il n'y paraît pas. Dom Calmet cite le témoignage de Paul Lucas; il faut bien que je le cite aussi. On croit qu'on pourra joindre la théorie de Paul Lucas avec celle des vampires, dans la première compilation que l'abbé Guion imprimera.
Mot chaldéen qui signifie une espèce de bitume. Il y en a beaucoup dans le pays qu'arrose l'Euphrate; nos climats en produisent, mais de fort mauvais. Il y en a en Suisse; on en voulut couvrir le comble de deux pavillons élevés aux côtés d'une porte de Genève; cette couverture ne dura pas un an; la mine a été abandonnée; mais on peut garnir de ce bitume le fond des bassins d'eau, en le mêlant avec de la poix résine: peut-être un jour en fera-t-on un usage plus utile.
Le véritable asphalte est celui qu'on tirait des environs de Babilone; et avec lequel on prétend que le feu grégeois fut composé.
Plusieurs lacs sont remplis d'asphalte ou d'un bitume qui lui ressemble, de même qu'il y en a d'autres tout imprégnés de nitre. Il y a un grand lac de nitre dans le désert d'Egypte, qui s'étend depuis le lac Moeris jusqu'à l'entrée du Delta; et il n'a point d'autre nom que le lac de Nitre.
Le lac Asphaltide connu par le nom de Sodome, fut longtemps renommé pour son bitume; mais aujourd'hui les Turcs n'en font plus d'usage; soit que la mine qui est sous les eaux, ait diminué, soit que la qualité s'en soit altérée, ou bien qu'il soit trop difficile de la tirer du fond de l'eau. Il s'en détache quelquefois des parties huileuses, et même de grosses masses qui surnagent; on les ramasse, on les mêle, et on les vend pour du baume de la Mecque. Il est peut-être aussi bon; car tous les baumes qu'on emploie pour les coupures sont aussi efficaces les uns que les autres, c'est-à-dire, ne sont bons à rien par eux-mêmes. La nature n'attend pas l'application d'un baume pour fournir du sang et de la lymphe, et pour former une nouvelle chair qui répare celle qu'on a perdue par une plaie. Les baumes de la Mecque, de Judée et du Pérou, ne servent qu'à empêcher l'action de l'air, à couvrir la blessure et non pas à la guérir; de l'huile ne produit pas de la peau.
Liv. IV, ch. XXVII. Flavien Joseph qui était du pays, dit que de son temps le lac de Sodome n'avait aucun poisson, et que l'eau en était si légère, que les corps les plus lourds ne pouvaient aller au fond. Il voulait dire apparemment si pesante au-lieu de si légère . Il paraît qu'il n'en avait pas fait l'expérience. Il se peut après tout, qu'une eau dormante imprégnée de sels et de matières compactes, étant alors plus pesante qu'un corps de pareil volume, comme celui d'une bête ou d'un homme, les ait forcés de surnager. L'erreur de Joseph consiste à donner une cause très fausse d'un phénomène qui peut être très vrai.
Quant à la disette de poissons, elle est croyable. L'asphalte ne paraît pas propre à les nourrir; cependant il est vraisemblable que tout n'est pas asphalte dans ce lac qui a vingt-trois ou vingt-quatre de nos lieues de long, et qui, en recevant à sa source les eaux du Jourdain, doit recevoir aussi les poissons de cette rivière: mais peut-être aussi le Jourdain n'en fournit pas; et peut-être ne s'en trouve-t-il que dans le lac supérieur de Tibériade.
Joseph ajoute que les arbres qui croissent sur les bords de la mer Morte, portent des fruits de la plus belle apparence; mais qui s'en vont en poussière dès qu'on veut y porter la dent. Ceci n'est pas si probable, et pourrait faire croire que Joseph n'a pas été sur le lieu même, ou qu'il a exagéré suivant sa coutume et celle de ses compatriotes. Rien ne semble devoir produire de plus beaux et de meilleurs fruits qu'un terrain sulfureux et salé, tel que celui de Naples, de Catane, et de Sodome.
La sainte Ecriture parle de cinq villes englouties par le feu du ciel. La physique en cette occasion rend témoignage à l'Ancien Testament, quoiqu'il n'ait pas besoin d'elle, et qu'ils ne soient pas toujours d'accord. On a des exemples de tremblements de terre, accompagnés de coups de tonnerre, qui ont détruit des villes plus considérables que Sodome et Gomore.
Mais la rivière du Jourdain ayant nécessairement son embouchure dans ce lac sans issue, cette mer Morte semblable à la mer Caspienne, doit avoir existé tant qu'il y a eu un Jourdain; donc ces cinq villes ne peuvent jamais avoir été à la place où est ce lac de Sodome. Aussi l'Ecriture ne dit point du tout que ce Genèse ch. XIX. terrain fut changé en un lac; elle dit tout le contraire: Dieu fit pleuvoir du soufre et du feu venant du ciel; Et Abraham se levant matin regarda Sodome et Gomore et toute la terre d'alentour; et il ne vit que des cendres montant comme une fumée de fournaise .
Il faut donc que les cinq villes, Sodome, Gomore, Zéboin, Adama, et Segor fussent situées sur le bord de la mer Morte. On demandera comment dans un désert aussi inhabitable qu'il l'est aujourd'hui, et où l'on ne trouve que quelques hordes de voleurs arabes, il pouvait y avoir cinq villes assez opulentes pour être plongées dans les délices, et même dans des plaisirs infâmes qui sont le dernier effet du raffinement de la débauche attachée à la richesse; on peut répondre que le pays alors était bien meilleur.
D'autres critiques diront: Comment cinq villes pouvaient-elles subsister à l'extrémité d'un lac dont l'eau n'était pas potable avant leur ruine? L'Ecriture elle-même nous apprend que tout le terrain Genèse ch. XIV, v. 10. était asphalte avant l'embrasement de Sodome. Il y avait , dit-elle, beaucoup de puits de bitume dans la vallée des bois; et les rois de Sodome et de Gomore prirent la fuite et tombèrent en cet endroit-là .
Isaïe ch. XIII. On fait encore une autre objection. Isaïe et Jérémie disent que Sodome et Gomore ne seront jamais rebâties. Jérémie ch. II. Mais Etienne le géographe parle de Sodome et de Gomore sur le rivage de la mer Morte. On trouve dans l'Histoire des conciles des évêques de Sodome et de Segor.
On peut répondre à cette critique, que Dieu mit dans ces villes rebâties des habitants moins coupables; car il n'y avait point alors d'évêque in partibus .
Mais quelle eau, dira-t-on, put abreuver ces nouveaux habitants? tous les puits sont saumâtres; on trouve l'asphalte et un sel corrosif, dès qu'on creuse la terre.
On répondra que quelques Arabes y habitent encore, et qu'ils peuvent être habitués à boire de très mauvaise eau; qu'ils peuvent en corriger l'âcreté en la filtrant; que Sodome et Gomore dans le Bas-Empire étaient de méchants hameaux, et qu'il y eut dans ce temps-là beaucoup d'évêques, dont tout le diocèse consistait en un pauvre village. On peut dire encore que les colons de ces villages préparaient l'asphalte, et en faisaient un commerce utile.
Ce désert aride et brûlant qui s'étend de Segnor jusqu'au territoire de Jérusalem, produit du baume et des aromates par la même raison qu'il fournit du naphte, du sel corrosif et du soufre.
On prétend que les pétrifications se font dans ce désert avec une rapidité surprenante. C'est ce qui rend très plausible, selon quelques physiciens, la pétrification d'Edith femme de Loth.
Mais il est dit que cette femme ayant regardé derrière elle fut changée en statue de sel ; ce n'est donc pas une pétrification naturelle opérée par l'asphalte et le sel; c'est un miracle évident. Antiq. liv. I, ch. II. Flavien Joseph dit qu'il a vu cette statue. St Justin et St Irénée en parlent comme d'un prodige qui subsistait encore de leur temps.
On a regardé ces témoignages comme des fables ridicules. Cependant il est très naturel que quelques Juifs se fussent amusés à tailler un monceau d'asphalte en une figure grossière; et on aura dit, c'est la femme de Loth. J'ai vu des cuvettes d'asphalte très bien faites qui pourront longtemps subsister. Mais il faut avouer Liv. IV, ch. II. que St Irénée va un peu loin quand il dit: La femme de Loth resta dans le pays de Sodome non plus en chair corruptible, mais en statue de sel permanente, et montrant par ses parties naturelles les effets ordinaires: Uxor remansit in Sodomis, jam non caro corruptibilis, sed statua salis semper manens, et per naturalia ea quae sunt consuetudinis hominis ostendens .
St Irénée ne semble pas s'exprimer avec toute la justesse d'un bon naturaliste, en disant: La femme de Loth n'est plus de la chair corruptible, mais elle a ses règles.
Dans le Poème de Sodome , dont on dit Tertullien auteur, on s'exprime encore plus énergiquement:
Dicitur et vivens alio sub corpore sexus
Mirifice solito dispungere sanguine menses .
C'est ce qu'un poète du temps de Henri II a traduit ainsi dans sont style gaulois:
Le femme à Loth, quoique sel devenue,
Est femme encore; car elle a sa menstrue.
Les pays des aromates furent aussi le pays des fables. C'est vers les cantons de l'Arabie pétrée, c'est dans ces déserts que les anciens mythologistes prétendent que Myrrha, petite-fille d'une statue, s'enfuit après avoir couché avec son père, comme les filles de Loth avec le leur, et qu'elle fut métamorphosée en l'arbre qui porte la myrrhe. D'autres profonds mythologistes assurent qu'elle s'enfuit dans l'Arabie heureuse; et cette opinion est aussi soutenable que l'autre.
Quoi qu'il en soit, aucun de nos voyageurs ne s'est encore avisé d'examiner le terrain de Sodome, son asphalte, son sel, ses arbres et leurs fruits, de peser l'eau du lac, de l'analyser, de voir si les matières spécifiquement plus pesantes que l'eau ordinaire y surnagent; et de nous rendre un compte fidèle de l'histoire naturelle du pays. Nos pèlerins de Jérusalem n'ont garde d'aller faire ces recherches: ce désert est devenu infesté par des Arabes vagabonds, qui courent jusqu'à Damas, qui se retirent dans les cavernes des montagnes, et que l'autorité du pacha de Damas n'a pu encore réprimer. Ainsi les curieux sont fort peu instruits de tout ce qui concerne le lac Asphaltide.
Il est bien triste pour les doctes que parmi tous les sodomites que nous avons, il ne s'en soit pas trouvé un seul qui nous ait donné des notions de leur capitale.
Nom corrompu du mot Ehissessin . Rien n'est plus ordinaire à ceux qui vont en pays lointain, que de mal entendre, mal répéter, mal écrire dans leur propre langue ce qu'ils ont mal compris dans une langue absolument étrangère, et de tromper ensuite leurs compatriotes en se trompant eux-mêmes. L'erreur s'établit de bouche en bouche et de plume en plume: il faut des siècles pour la détruire.
Il y avait du temps des croisades un malheureux petit peuple de montagnards, habitant dans des cavernes vers le chemin de Damas. Ces brigands élisaient un chef qu'ils nommaient Chik Elchassissin. On prétend que ce mot honorifique chik ou chek , signifie vieux originairement, de même que parmi nous le titre de seigneur vient de senior, vieillard , et que le mot graf, comte, veut dire vieux chez les Allemands. Car anciennement le commandement civil fut toujours déféré aux vieillards chez presque tous les peuples. Ensuite le commandement étant devenu héréditaire, le titre de chik , de graf , de seigneur , de comte , a été donné à des enfants; et nous appelons un bambin de quatre ans, Monsieur le comte , c'est-à-dire, Monsieur le vieux .
Les croisés nommèrent le vieux des montagnards arabes, le vieil de la montagne , et s'imaginèrent que c'était un très grand prince, parce qu'il avait fait tuer et voler sur le grand chemin un comte de Montferrat, et quelques autres seigneurs croisés. On nomma ces peuples les assassins , et leur chik, le roi du vaste pays des assassins . Ce vaste pays contient cinq à six lieues de long sur deux à trois de large dans l'anti-Liban, pays horrible semé de rochers, comme l'est presque toute la Palestine, mais entrecoupé de prairies assez agréables, et qui nourrissent de nombreux troupeaux, comme l'attestent tous ceux qui ont fait le voyage d'Alep à Damas.
Le chik ou le vieil de ces assassins ne pouvait être qu'un petit chef de bandits, puisqu'il y avait alors un soudan de Damas qui était très puissant.
Nos romanciers de ces temps-là, aussi chimériques que les croisés, imaginèrent d'écrire que le grand prince des assassins en 1236 craignant que le roi de France Louis IX dont il n'avait jamais entendu parler, ne se mît à la tête d'une croisade et ne vînt lui ravir ses Etats, envoya deux grands seigneurs de sa cour des cavernes de l'anti-Liban à Paris pour assassiner ce roi; mais que le lendemain ayant appris combien ce prince était généreux et aimable, il envoya en pleine mer deux autres seigneurs pour contremander l'assassinat: je dis en pleine mer; car ces deux émirs envoyés pour tuer Louis, et les deux autres pour lui sauver la vie, ne pouvaient faire leur voyage qu'en s'embarquant à Joppé qui était alors au pouvoir des croisés, ce qui redouble encore le merveilleux de l'entreprise. Il fallait que les deux premiers eussent trouvé un vaisseau de croisés tout prêt pour les transporter amicalement, et les deux autres encore un autre vaisseau.
Cent auteurs pourtant ont rapporté au long cette aventure, les uns après les autres, quoique Joinville contemporain, qui alla sur les lieux, n'en dise mot.
Et voilà justement comme on écrit l'histoire.
Le jésuite Maimbourg, le jésuite Daniel, vingt autres jésuites, Mézerai, quoiqu'il ne soit pas jésuite, répètent cette absurdité. L'abbé Velly, dans son Histoire de France , la redit avec complaisance, le tout sans aucune discussion, sans aucun examen, et sur la foi d'un Guillaume de Nangis qui écrivait environ soixante ans après cette belle aventure, dans un temps où l'on ne compilait l'histoire que sur des bruits de ville.
Si l'on n'écrivait que les choses vraies et utiles, l'immensité de nos livres d'histoire se réduirait à bien peu de chose; mais on saurait plus et mieux.
On a pendant six cents ans rebattu le conte du vieux de la montagne, qui enivrait de voluptés ses jeunes élus dans ses jardins délicieux, leur faisait accroire qu'ils étaient en paradis, et les envoyait ensuite assassiner des rois au bout du monde pour mériter un paradis éternel.
Vers le levant, le vieil de la montagne,
Se rendit craint par un moyen nouveau,
Craint n'était-il pour l'immense campagne
Qu'il possédât, ni pour aucun monceau
D'or et d'argent; mais parce qu'au cerveau
De ses sujets il imprimait des choses,
Qui de maints faits courageux étaient causes.
Il choisissait entre eux les plus hardis,
Et leur faisait donner du paradis,
Un avant-goût à leurs sens perceptible.
(Du paradis de son législateur)
Rien n'en a dit ce prophète menteur,
Qui ne devînt très croyable et sensible
A ces gens-là. Comment s'y prenait-on?
On les faisait boire tous de façon
Qu'ils s'enivraient, perdaient sens et raison.
En cet état privés de connaissance,
On les portait en d'agréables lieux,
Ombrages frais, jardins délicieux.
Là se trouvaient tendrons en abondance,
Plus que maillés et beaux par excellence,
Chaque réduit en avait à couper.
Si se venaient joliment attrouper
Près de ces gens qui leur boisson cuvée,
Et se croyaient habitants devenus
Des champs heureux qu'assigne à ses élus
Le faux Mahom. Lors de faire accointance,
Turcs d'approcher, tendrons d'entrer en danse;
Au gazouillis des ruisseaux de ces bois,
Au son des luths accompagnant les voix
Des rossignols; il n'est plaisir au monde
Qu'on ne goûtât dedans ce paradis:
Les gens trouvaient en son charmant pourpris
Les meilleurs vins de la machine ronde,
Dont ne manquaient encore de s'enivrer,
Et de leurs sens perdre l'entier usage.
On les faisait aussitôt reporter
Au premier lieu de tout ce tripotage.
Qu'arrivait-il? ils croyaient fermement
Que quelques jours de semblables délices
Les attendaient, pourvu que hardiment,
Sans redouter la mort ni les supplices,
Ils fissent chose agréable à Mahom,
Servant leur prince en toute occasion.
Par ce moyen leur prince pouvait dire
Qu'il avait gens à sa dévotion,
Déterminés; et qu'il n'était empire
Plus redouté que le sien ici-bas.
Tout cela est fort bon dans un conte de la Fontaine, aux vers faibles près; et il y a cent anecdotes historiques qui n'auraient été bonnes que là.
L'assassinat étant, après l'empoisonnement, le crime le plus lâche et le plus punissable, il n'est pas étonnant qu'il ait trouvé de nos jours un approbateur dans un homme, dont la raison singulière n'a pas toujours été d'accord avec la raison des autres hommes.
Il feint dans un roman intitulé Emile , d'élever un jeune gentilhomme, auquel il se donne bien de garde de donner une éducation telle qu'on la reçoit dans l'école militaire, comme d'apprendre les langues, la géométrie, la tactique, les fortifications, l'histoire de son pays; il est bien éloigné de lui inspirer l'amour de son roi et de sa patrie, il se borne à en faire un garçon menuisier. Il veut que ce gentilhomme menuisier, quand il a reçu un démenti ou un soufflet, au lieu de les rendre et de se battre, assassine prudemment son homme . Il est vrai que Molière en plaisantant dans l'Amour peintre , dit, qu' assassiner est le plus sûr ; mais l'auteur du roman prétend, que c'est le plus raisonnable et le plus honnête. Il le dit très sérieusement; et dans l'immensité de ses paradoxes, c'est une des trois ou quatre choses qu'il ait dites le premier. Le même Emile tom. III, pag. 201. esprit de sagesse et de décence qui lui fait prononcer qu'un précepteur doit souvent accompagner son disciple dans un lieu de prostitution, le fait décider que ce disciple doit être un assassin. Ainsi l'éducation que donne Jean-Jacques à un gentilhomme, consiste à manier le rabot, et à mériter le grand remède et la corde.
Nous doutons que les pères de famille s'empressent à donner de tels précepteurs à leurs enfants. Il nous semble que le roman d' Emile s'écarte un peu trop des maximes de Mentor dans Télémaque : mais aussi il faut avouer que notre siècle s'est fort écarté en tout du grand siècle de Louis XIV.
Heureusement vous ne trouverez point dans le Dictionnaire encyclopédique de ces horreurs insensées. On y voit souvent une philosophie qui semble hardie; mais non pas cette bavarderie atroce et extravagante, que deux ou trois fous ont appelé philosophie , et que deux ou trois dames appelaient éloquence .
Il me semble que dans le Dictionnaire encyclopédique on ne réfute pas aussi fortement qu'on l'aurait pu le sentiment du jésuite Richeome, sur les athées et sur les idolâtres; sentiment soutenu autrefois par St Thomas, St Grégoire de Nazianze, St Cyprien et Tertullien; sentiment qu'Arnobe étalait avec beaucoup de force quand il disait aux païens, Ne rougissez-vous pas de nous reprocher notre mépris pour vos dieux, et n'est-il pas beaucoup plus juste de ne croire aucun dieu, que de leur imputer des actions infâmes? sentiment établi longtemps auparavant par Plutarque qui dit, qu'il aime beaucoup mieux qu'on dise qu'il n'y a point de Plutarque que si on disait, Il y a un Plutarque inconstant, colère et vindicatif ; sentiment enfin fortifié par tous les efforts de la dialectique de Bayle.
Voici le fond de la dispute, mis dans un jour assez éblouissant par le jésuite Richeome; et rendu encore plus spécieux par la manière dont Bayle le fait valoir.
‘Il y a deux portiers à la porte d'une maison; on leur demande, Peut-on parler à votre maître? il n'y est pas, répond l'un; il y est, répond l'autre; mais il est occupé à faire de la fausse monnaie, de faux contrats, des poignards et des poisons, pour perdre ceux qui n'ont fait qu'accomplir ses desseins. L'athée ressemble au premier de ces portiers, le païen à l'autre. Il est donc visible que le païen offense plus grièvement la Divinité que ne fait l'athée.'
Avec la permission du père Richeome et même de Bayle, ce n'est point là du tout l'état de la question. Pour que le premier portier ressemble aux athées, il ne faut pas qu'il dise, Mon maître n'est point ici; il faudrait qu'il dît, Je n'ai point de maître; celui que vous prétendez mon maître n'existe point; mon camarade est un sot, qui vous dit que monsieur est occupé à composer des poisons et à aiguiser des poignards pour assassiner ceux qui ont exécuté ses volontés. Un tel être n'existe point dans le monde.
Richeome a donc fort mal raisonné, et Bayle dans ses discours un peu diffus, s'est oublié jusqu'à faire à Richeome l'honneur de le commenter fort mal à propos.
Plutarque semble s'exprimer bien mieux en préférant les gens qui assurent qu'il n'y a point de Plutarque à ceux qui prétendent que Plutarque est un homme insociable. Que lui importe en effet qu'on dise qu'il n'est pas au monde? mais il lui importe beaucoup qu'on ne flétrisse pas sa réputation. Il n'en est pas ainsi de l'Etre suprême.
Plutarque n'entame pas encore le véritable objet qu'il faut traiter. Il ne s'agit pas de savoir qui offense le plus l'Etre suprême de celui qui le nie, ou de celui qui le défigure. Il est impossible de savoir autrement que par la révélation, si Dieu est offensé des vains discours que les hommes tiennent de lui.
Les philosophes, sans y penser, tombent presque toujours dans les idées du vulgaire, en supposant que Dieu est jaloux de sa gloire, qu'il est colère, qu'il aime la vengeance, et en prenant des figures de rhétorique pour des idées réelles. L'objet intéressant pour l'univers entier, est de savoir s'il ne vaut pas mieux pour le bien de tous les hommes admettre un Dieu rémunérateur et vengeur, qui récompense les bonnes actions cachées, et qui punit les crimes secrets, que de n'en admettre aucun.
Bayle s'épuise à rapporter toutes les infamies que la fable impute aux dieux de l'antiquité. Ses adversaires lui répondent par des lieux communs qui ne signifient rien. Les partisans de Bayle et ses ennemis, ont presque toujours combattu sans se rencontrer. Ils conviennent tous que Jupiter était un adultère; Vénus une impudique, Mercure un fripon. Mais ce n'est pas, à ce qu'il me semble, ce qu'il fallait considérer. On devait distinguer les Métamorphoses d'Ovide de la religion des anciens Romains. Il est très certain qu'il n'y a jamais eu de temple ni chez eux, ni même chez les Grecs dédié à Mercure le fripon, à Vénus l'impudique, à Jupiter l'adultère.
Le dieu que les Romains appellaient, Deus optimus maximus , très bon, très grand, n'était pas censé encourager Clodius à coucher avec la femme de César; ni César à être le giton du roi Nicomède.
Cicéron ne dit point que Mercure excita Verrès à voler la Sicile, quoique Mercure dans la fable eût volé les vaches d'Apollon. La véritable religion des anciens était que Jupiter très bon et très juste , et les dieux secondaires, punissaient le parjure dans les enfers. Aussi les Romains furent très longtemps les plus religieux observateurs des serments. La religion fut donc très utile aux Romains. Il n'était point du tout ordonné de croire aux deux oeufs de Léda, au changement de la fille d'Inachus en vache, à l'amour d'Apollon pour Hyacinte.
Il ne faut donc pas dire que la religion de Numa déshonorait la Divinité. On a donc longtemps disputé sur une chimère; et c'est ce qui n'arrive que trop souvent.
On demande ensuite si un peuple d'athées peut subsister; il me semble qu'il faut distinguer entre le peuple proprement dit, et une société de philosophes au-dessus du peuple. Il est très vrai que par tout pays la populace a besoin du plus grand frein; et que si Bayle avait eu seulement cinq ou six cents paysans à gouverner, il n'aurait pas manqué de leur annoncer un Dieu rémunérateur et vengeur. Mais Bayle n'en aurait pas parlé aux épicuriens qui étaient des gens riches, amoureux du repos, cultivant toutes les vertus sociales et surtout l'amitié, fuyant l'embarras et le danger des affaires publiques, menant enfin une vie commode et innocente. Il me paraît qu'ainsi la dispute est finie quant à ce qui regarde la société et la politique.
Pour les peuples entièrement sauvages, on a déjà dit qu'on ne peut les compter parmi les athées, ni parmi les théistes. Leur demander leur croyance, ce serait autant que leur demander s'ils sont pour Aristote ou pour Démocrite; ils ne connaissent rien, ils ne sont pas plus athées que péripatéticiens.
Mais on peut insister, on peut dire, Ils vivent en société, et ils sont sans Dieu; donc on peut vivre en société sans religion.
En ce cas je répondrai que les loups vivent ainsi, et que ce n'est pas une société qu'un assemblage de barbares anthropophages tels que vous les supposez. Et je vous demanderai toujours si, quand vous avez prêté votre argent à quelqu'un de votre société, vous voudriez que ni votre débiteur, ni votre procureur, ni votre notaire, ni votre juge ne crussent en Dieu.
Nous sommes des êtres intelligents; or des êtres intelligents ne peuvent avoir été formés par un être brut, aveugle, insensible: il y a certainement quelque différence entre les idées de Newton et des crottes de mulet. L'intelligence de Newton venait donc d'une autre intelligence.
Quand nous voyons une belle machine, nous disons qu'il y a un bon machiniste, et que ce machiniste a un excellent entendement. Le monde est assurément une machine admirable; donc il y a dans le monde une admirable intelligence quelque part où elle soit. Cet argument est vieux, et n'en est pas plus mauvais.
Tous les corps vivants sont composés de leviers, de poulies qui agissent suivant les lois de la mécanique, de liqueurs que les lois de l'hydrostatique font perpétuellement circuler; et quand on songe que tous ces êtres ont du sentiment qui n'a aucun rapport à leur organisation, on est accablé de surprise.
Le mouvement des astres, celui de notre petite terre autour du soleil, tout s'opère en vertu des lois de la mathématique la plus profonde. Comment Platon qui ne connaissait pas une de ces lois, l'éloquent, mais le chimérique Platon qui disait que la terre était fondée sur un triangle équilatère, et l'eau sur un triangle rectangle, l'étrange Platon qui dit qu'il ne peut y avoir que cinq mondes, parce qu'il n'y a que cinq corps réguliers; comment, dis-je, Platon qui ne savait pas seulement la trigonométrie sphérique, a-t-il eu cependant un génie assez beau, un instinct assez heureux pour appeler Dieu l' éternel géomètre ; pour sentir qu'il existe une intelligence formatrice? Spinosa lui-même l'avoue. Il est impossible de se débattre contre cette vérité qui nous environne et qui nous presse de tous côtés.
J'ai cependant connu des mutins qui disent qu'il n'y a point d'intelligence formatrice, et que le mouvement seul a formé par lui-même tout ce que nous voyons et tout ce que nous sommes. Ils vous disent hardiment, La combinaison de cet univers était possible puisqu'elle existe; donc il était possible que le mouvement seul l'arrangeât. Prenez quatre astres seulement, Mars, Vénus, Mercure et la Terre, ne songeons d'abord qu'à la place où ils sont, en faisant abstraction de tout le reste, et voyons combien nous avons de probabilités pour que le seul mouvement les mette à ces places respectives. Nous n'avons que vingt-quatre chances dans cette combinaison; c'est-à-dire, il n'y a que vingt-quatre contre un à parier, que ces astres se trouveront où ils sont, les uns par rapport aux autres. Ajoutons à ces quatre globes celui de Jupiter; il n'y aura que cent vingt contre un à parier, que Jupiter, Mars, Vénus, Mercure et notre globe, seront placés où nous les voyons.
Ajoutez-y enfin Saturne, il n'y aura que sept cent vingt hasards contre un, pour mettre ces six grosses planètes dans l'arrangement qu'elles gardent entre elles, selon leurs distances données. Il est donc démontré qu'en sept cent vingt jets, le seul mouvement a pu mettre ces six planètes principales dans leur ordre.
Prenez ensuite tous les astres secondaires, toutes leurs combinaisons, tous leurs mouvements, tous les êtres qui végètent, qui vivent, qui sentent, qui pensent, qui agissent dans tous les globes, vous n'aurez qu'à augmenter le nombre des chances; multipliez ce nombre dans toute l'éternité, jusqu'au nombre que notre faiblesse appelle infini , il y aura toujours une unité en faveur de la formation du monde, (tel qu'il est) par le seul mouvement; donc, il est possible que dans toute l'éternité le seul mouvement de la matière ait produit l'univers entier tel qu'il existe. Il est même nécessaire que dans l'éternité cette combinaison arrive. Ainsi, disent-ils, non seulement il est possible que le monde soit tel qu'il est par le seul mouvement; mais il était impossible qu'il ne fût pas de cette façon après des combinaisons infinies.
Toute cette supposition me paraît prodigieusement chimérique pour deux raisons; la première, c'est que dans cet univers il y a des êtres intelligents, et que vous ne sauriez prouver qu'il soit possible que le seul mouvement produise l'entendement. La seconde, c'est que de votre propre aveu il y a l'infini contre un à parier, qu'une cause intelligente formatrice anime l'univers. Quand on est tout seul vis-à-vis l'infini, on est bien pauvre.
Encore une fois, Spinosa lui-même, admet cette intelligence; c'est la base de son système. Vous ne l'avez pas lu, et il faut le lire. Pourquoi voulez-vous aller plus loin que lui, et plonger par un sot orgueil votre faible raison dans un abîme où Spinosa n'a pas osé descendre? sentez-vous bien l'extrême folie de dire que c'est une cause aveugle qui fait que le carré d'une révolution d'une planète est toujours au carré des révolutions des autres planètes, comme le cube de sa distance est au cube des distances des autres au centre commun? Ou les astres sont de grands géomètres, ou l'éternel géomètre a arrangé les astres.
Mais, où est l'éternel géomètre? est-il en un lieu ou en tout lieu sans occuper d'espace? je n'en sais rien. Est-ce de sa propre substance qu'il a arrangé toutes choses? je n'en sais rien. Est-il immense sans quantité et sans qualité? je n'en sais rien. Tout ce que je sais, c'est qu'il faut l'adorer et être juste.
‘Peut-on dire que les parties des animaux soient conformées selon leurs besoins: quels sont ces besoins? la conservation et la propagation. Or faut-il s'étonner que des combinaisons infinies que le hasard a produites, il n'ait pu subsister que celles qui avaient des organes propres à la nourriture et à la continuation de leur espèce? toutes les autres n'ont-elles pas dû nécessairement périr?'
Ce discours rebattu d'après Lucrèce, est assez réfuté par la sensation donnée aux animaux et par l'intelligence donnée à l'homme. Comment des combinaisons que le hasard a produites , produiraient-elles cette sensation et cette intelligence? (ainsi qu'on vient de le dire au paragraphe précédent.) Oui, sans doute, les membres des animaux sont faits pour tous leurs besoins avec un art incompréhensible, et vous n'avez pas même la hardiesse de le nier. Vous n'en parlez plus. Vous sentez que vous n'avez rien à répondre à ce grand argument que la nature fait contre vous. La disposition d'une aile de mouche, les organes d'un limaçon suffisent pour vous atterrer.
‘Les physiciens modernes n'ont fait qu'étendre ces prétendus arguments, ils les ont souvent poussés jusqu'à la minutie et à l'indécence. On a trouvé Dieu dans les plis de la peau du rhinocéros: on pouvait, avec le même droit, nier son existence à cause de l'écaille de la tortue.'
Quel raisonnement! La tortue et le rhinocéros, et toutes les différentes espèces, prouvent également dans leurs variétés infinies, la même cause, le même dessein, le même but qui sont la conservation, la génération et la mort. L'unité se trouve dans cette infinie variété; l'écaille et la peau rendent également témoignage. Quoi! nier Dieu parce que l'écaille ne ressemble pas à du cuir! Et des journalistes ont prodigué à ces inepties des éloges qu'ils n'ont pas donnés à des Newton et à Locke, tous deux adorateurs de la Divinité en connaissance de cause!
‘A quoi sert la beauté et la convenance dans la construction du serpent? Il peut, dit-on, avoir des usages que nous ignorons. Taisons-nous donc au moins; et n'admirons pas un animal que nous ne connaissons que par le mal qu'il fait.'
Taisez-vous donc aussi, puisque vous ne concevez pas son utilité plus que moi; ou avouez que tout est admirablement proportionné dans les reptiles. Il y en a de venimeux, vous l'avez été vous-même. Il ne s'agit ici que de l'art prodigieux qui a formé les serpents, les quadrupèdes, les oiseaux, les poissons et les bipèdes. Cet art est assez manifeste. Vous demandez pourquoi le serpent nuit? Et vous, pourquoi avez-vous nui tant de fois? Pourquoi avez-vous été persécuteur, ce qui est le plus grand des crimes pour un philosophe? C'est une autre question, c'est celle du mal moral et du mal physique. Il y a longtemps qu'on demande pourquoi il y a tant de serpents et tant de méchants hommes pires que les serpents? Si les mouches pouvaient raisonner, elles se plaindraient à Dieu de l'existence des araignées; mais elles avoueraient ce que Minerve avoua d'Aracné dans la fable, qu'elle arrange merveilleusement sa toile.
Il faut donc absolument reconnaître une intelligence ineffable que Spinosa même admettait. Il faut convenir qu'elle éclate dans le plus vil insecte comme dans les astres. Et à l'égard du mal moral et physique, que dire et que faire? Se consoler par la jouissance du bien physique et moral, en adorant l'Etre éternel qui a fait l'un et permis l'autre.
Encore un mot sur cet article. L'athéisme est le vice de quelques gens d'esprit; et la superstition le vice des sots. Mais les fripons! que sont-ils? des fripons.
Nous croyons ne pouvoir mieux faire que de transcrire ici une pièce de vers chrétiens, faits à l'occasion d'un livre d'athéisme sous le nom des trois imposteurs , qu'un M. de Trawsmandorf prétendit avoir retrouvé.
Insipide écrivain qui crois à tes lecteurs
Crayonner les portraits de tes trois imposteurs,
D'où vient que sans esprit tu fais le quatrième?
Pourquoi pauvre ennemi de l'essence suprême,
Confonds-tu Mahomet avec le Créateur;
Et les oeuvres de l'homme avec Dieu son auteur?. . .
Corrige le valet, mais respecte le maître:
Dieu ne doit point pâtir des sottises du prêtre;
Reconnaissons ce Dieu quoique très mal servi.
De lézards et de rats mon logis est rempli,
Mais l'architecte existe, et quiconque le nie,
Sous le manteau du sage est atteint de manie.
Consulte Zoroastre, et Minos, et Solon,
Et le martyr Socrate, et le grand Cicéron;
Ils ont adoré tous un maître, un juge, un père.
Ce système sublime à l'homme est nécessaire.
C'est le sacré lien de la société,
Le premier fondement de la sainte équité,
Le frein du scélérat, l'espérance du juste.
Si les cieux dépouillés de son empreinte auguste
Pouvaient cesser jamais de le manifester,
Si Dieu n'existait pas, il faudrait l'inventer.
Que le sage l'annonce, et que les rois le craignent.
Roi, si vous m'opprimez, si vos grandeurs dédaignent
Les pleurs de l'innocent que vous faites couler,
Mon vengeur est au ciel; apprenez à trembler.
Tel est au moins le fruit d'une utile croyance.
Mais toi, raisonneur faux, dont la triste imprudence
Dans le chemin du crime ose les rassurer,
De tes beaux arguments quel fruit peux-tu tirer?
Tes enfants à ta voix seront-ils plus dociles?
Tes amis au besoin plus sûrs et plus utiles?
Ta femme plus honnête? et ton nouveau fermier,
Pour ne pas croire en Dieu, va-t-il mieux te payer?. . .
Ah! laissons aux humains la crainte et l'espérance.
Tu m'objectes en vain l'hypocrite insolence
De ce fiers charlatans aux honneurs élevés,
Nourris de nos travaux, de nos pleurs abreuvés;
Des Césars avilis la grandeur usurpée,
Un prêtre au capitole où triompha Pompée,
Des faquins en sandale, excrément des humains,
Trempant dans notre sang leurs détestables mains;
Cent villes à leur voix couvertes de ruines,
Et de Paris sanglant les horribles matines.
Je connais mieux que toi ces affreux monuments.
Je les ai sous ma plume exposés cinquante ans.
Mais de ce fanatisme ennemi formidable,
J'ai fait adorer Dieu, quand j'ai vaincu le diable.
Je distinguai toujours de la religion
Les malheurs qu'apporta la superstition.
L'Europe m'en sut gré; vingt têtes couronnées
Daignèrent applaudir mes veilles fortunées;
Tandis que Patouillet m'injuriait en vain.
J'ai fait plus en mon temps que Luther et Calvin.
On les vit opposer par une erreur fatale
Les abus aux abus, le scandale au scandale,
Parmi les factions, ardents à se jeter,
Ils condamnaient le pape, et voulaient l'imiter.
L'Europe par eux tous fut longtemps désolée.
Ils ont troublé la terre et je l'ai consolée.
J'ai dit aux disputants l'un sur l'autre acharnés,
Cessez impertinents, cessez infortunés;
Très sots enfants de Dieu, chérissez-vous en frères:
Et ne vous mordez plus pour d'absurdes chimères.
Les gens de bien m'ont cru: les fripons écrasés,
En ont poussé des cris du sage méprisés;
Et dans l'Europe enfin l'heureux tolérantisme,
De tout esprit bien fait devient le catéchisme.
Je vois venir de loin ces temps, ces jours sereins,
Où la philosophie éclairant les humains,
Doit les conduire en paix aux pieds du commun maître.
Le fanatisme affreux tremblera d'y paraître:
On aura moins de dogme avec plus de vertu.
Si quelqu'un d'un emploi veut être revêtu,
Il n'amènera plus deux témoins à sa suite,[42]
Jurer quelle est sa foi, mais quelle est sa conduite.
A l'attrayante soeur d'un gros bénéficier,
Un amant huguenot pourra se marier:
Des trésors de Lorette amassés pour Marie,
On verra l'indigence habillée et nourrie:
Les enfants de Sara, que nous traitons de chiens,
Mangeront du jambon fumé par des chrétiens.
Le Turc sans s'informer si l'iman lui pardonne,
Chez l'abbé Tamponet ira boire en Sorbonne.
Entre les beaux esprits on verra l'union;
Mais qui pourra jamais souper avec Fréron?
Autrefois quiconque avait un secret dans un art, courait risque de passer pour un sorcier; toute nouvelle secte était accusée d'égorger des enfants dans ses mystères; et tout philosophe qui s'écartait du jargon de l'école, était accusé d'athéisme par les fanatiques et par les fripons, et condamné par les sots.
Anaxagore ose-t-il prétendre que le soleil n'est point conduit par Apollon, monté sur un quadrige? on l'appelle athée , et il est contraint de fuir.
Aristote est accusé d'athéisme par un prêtre; et ne pouvant faire punir son accusateur, il se retire à Calcis. Mais la mort de Socrate est ce que l'histoire de la Grèce a de plus odieux.
Aristophane, (cet homme que les commentateurs admirent, parce qu'il était Grec, ne songeant pas que Socrate était Grec aussi) Aristophane fut le premier qui accoutuma les Athéniens à regarder Socrate comme un athée.
Ce poète comique, qui n'est ni comique ni poète, n'aurait pas été admis parmi nous à donner ses farces à la foire St Laurent; il me paraît beaucoup plus bas et plus méprisable que Plutarque ne le dépeint. Voici ce que le sage Plutarque dit de ce farceur: ‘Le langage d'Aristophane sent son misérable charlatan; ce sont les pointes les plus basses et les plus dégoûtantes; il n'est pas même plaisant pour le peuple, et il est insupportable aux gens de jugement et d'honneur; on ne peut souffrir son arrogance, et les gens de bien détestent sa malignité.'
C'est donc là, pour le dire en passant, le Tabarin que madame Dacier admiratrice de Socrate, ose admirer: Voilà l'homme qui prépara de loin le poison, dont des juges infâmes firent périr l'homme le plus vertueux de la Grèce.
Les tanneurs, les cordonniers et les couturières d'Athènes applaudirent à une farce dans laquelle on représentait Socrate élevé en l'air dans un panier, annonçant qu'il n'y avait point de Dieu, et se vantant d'avoir volé un manteau en enseignant la philosophie. Un peuple entier, dont le mauvais gouvernement autorisait de si infâmes licences, méritait bien ce qui lui est arrivé, de devenir l'esclave des Romains, et de l'être aujourd'hui des Turcs. Les Russes que la Grèce aurait autrefois appelés barbares , et qui la protègent aujourd'hui, n'auraient ni empoisonné Socrate ni condamné à mort Alcibiade.
Franchissons tout l'espace des temps entre la république romaine et nous. Les Romains bien plus sages que les Grecs, n'ont jamais persécuté aucun philosophe pour ses opinions. Il n'en est pas ainsi chez les peuples barbares qui ont succédé à l'empire romain. Dès que l'empereur FrédéricII a des querelles avec les papes, on l'accuse d'être athée, et d'être l'auteur du livre des trois imposteurs , conjointement avec son chancelier de Vineis.
Notre grand chancelier de l'Hôpital se déclare-t-il contre les persécutions; on l'accuse aussitôt d'athéisme.[43] Homo doctus, sed verus atheos . Un jésuite, autant au-dessous d'Aristophane, qu'Aristophane est au-dessous d'Homère; un malheureux dont le nom est devenu ridicule parmi les fanatiques mêmes, le jésuite Garasse, en un mot, trouve partout des athéistes ; c'est ainsi qu'il nomme tous ceux contre lesquels il se déchaîne. Il appelle Théodore de Bèze athéiste; c'est lui qui a induit le public en erreur sur Vanini.
La fin malheureuse de Vanini ne nous émeut point d'indignation et de pitié comme celle de Socrate; parce que Vanini n'était qu'un pédant étranger sans mérite; mais enfin, Vanini n'était point athée, comme on l'a prétendu; il était précisément tout le contraire.
C'était un pauvre prêtre napolitain, prédicateur et théologien de son métier; disputeur à outrance sur les quiddités, et sur les universaux; et utrum chimera bombinans in vacuo possit comedere secundas intentiones . Mais d'ailleurs, il n'y avait en lui veine qui tendît à l'athéisme. Sa notion de Dieu est de la théologie la plus saine, et la plus approuvée, ‘Dieu est son principe et sa fin, père de l'une et de l'autre, et n'ayant besoin ni de l'une, ni de l'autre; éternel sans être dans le temps; présent partout sans être en aucun lieu. Il n'y a pour lui ni passé, ni futur; il est partout, et hors de tout; gouvernant tout, et ayant tout créé; immuable, infini sans parties; son pouvoir est sa volonté, etc.'
Vanini se piquait de renouveler ce beau sentiment de Platon, embrassé par Averroës, que Dieu avait créé une chaîne d'êtres depuis le plus petit jusqu'au plus grand, dont le dernier chaînon est attaché à son trône éternel; idée, à la vérité, plus sublime que vraie, mais qui est aussi éloignée de l'athéisme que l'être du néant.
Il voyagea pour faire fortune et pour disputer; mais malheureusement la dispute est le chemin opposé à la fortune; on se fait autant d'ennemis irréconciliables qu'on trouve de savants ou de pédants, contre lesquels on argumente. Il n'y eut point d'autre source du malheur de Vanini; sa chaleur et sa grossièreté dans la dispute lui valut la haine de quelques théologiens; et ayant eu une querelle avec un nommé Francon ou Franconi, ce Francon ami de ses ennemis, ne manqua pas de l'accuser d'être athée enseignant l'athéisme.
Ce Francon, ou Franconi, aidé de quelques témoins, eut la barbarie de soutenir à la confrontation ce qu'il avait avancé. Vanini, sur la sellette, interrogé sur ce qu'il pensait de l'existence de Dieu, répondit qu'il adorait avec l'Eglise un Dieu en trois personnes. Ayant pris à terre une paille, Il suffit de ce fétu, dit-il, pour prouver qu'il y a un créateur. Alors il prononça un très beau discours sur la végétation et le mouvement, et sur la nécessité d'un Etre suprême, sans lequel il n'y aurait ni mouvement ni végétation.
Le président Grammont qui était alors à Toulouse, rapporte ce discours dans son Histoire de France , aujourd'hui si oubliée; et ce même Grammont, par un préjugé inconcevable, prétend que Vanini disait tout cela par vanité, ou par crainte, plutôt que par une persuasion intérieure .
Sur quoi peut être fondé ce jugement téméraire et atroce du président Grammont? Il est évident que sur la réponse de Vanini, on devait l'absoudre de l'accusation d'athéisme. Mais qu'arriva-t-il? Ce malheureux prêtre étranger se mêlait aussi de médecine; on trouva un gros crapaud vivant, qu'il conservait chez lui dans un vase plein d'eau; on ne manqua pas de l'accuser d'être sorcier. On soutint que ce crapaud était le dieu qu'il adorait, on donna un sens impie à plusieurs passages de ses livres, ce qui est très aisé et très commun, en prenant les objections pour les réponses, en interprétant avec malignité quelque phrase louche, en empoisonnant une expression innocente. Enfin la faction qui l'opprimait, arracha des juges l'arrêt qui condamna ce malheureux à la mort.
Pour justifier cette mort, il fallait bien accuser cet infortuné de ce qu'il y avait de plus affreux. Le minime et très minime Mersenne a poussé la démence jusqu'à imprimer, que Vanini était parti de Naples avec douze de ses apôtres, pour aller convertir toutes les nations à l'athéisme . Quelle pitié! Comment un pauvre prêtre aurait-il pu avoir douze hommes à ses gages? comment aurait-il pu persuader douze Napolitains de voyager à grands frais pour répandre partout cette abominable et révoltante doctrine au péril de leur vie? Un roi serait-il assez puissant pour payer douze prédicateurs d'athéisme? Personne, avant le père Mersenne, n'avait avancé une si énorme absurdité. Mais après lui on l'a répétée, on en a infecté les journaux, les dictionnaires historiques; et le monde qui aime l'extraordinaire, a cru sans examen cette fable.
Bayle lui-même, dans ses Pensées diverses , parle de Vanini comme d'un athée: il se sert de cet exemple pour appuyer son paradoxe qu' une société d'athées peut subsister ; il assure que Vanini était un homme de moeurs très réglées, et qu'il fut le martyr de son opinion philosophique. Il se trompe également sur ces deux points. Le prêtre Vanini nous apprend dans ses dialogues faits à l'imitation d'Erasme, qu'il avait eu une maîtresse nommée Isabelle. Il était libre dans ses écrits comme dans sa conduite; mais il n'était point athée.
Un siècle après sa mort, le savant La Croze, et celui qui a pris le nom de Philalète, ont voulu le justifier; mais comme personne ne s'intéresse à la mémoire d'un malheureux Napolitain, très mauvais auteur, presque personne ne lit ces apologies.
Le jésuite Hardouin, plus savant que Garasse, et non moins téméraire, accuse d'athéisme, dans son livre Athei detecti , les Descartes, les Arnaulds, les Pascals, les Mallebranches; heureusement ils n'ont pas eu le sort de Vanini.
L'inquiétude, la vivacité, la loquacité, la pétulance française supposa toujours plus de crimes qu'elle n'en commit. C'est pourquoi il meurt rarement un prince chez Mézerai sans qu'on lui ait donné le boucon. Le jésuite Garasse, et le jésuite Hardouin trouvent partout des athéistes. Force moines, ou gens pires que moines, craignant la diminution de leur crédit, ont été des sentinelles, criant toujours qui vive, l'ennemi est aux portes, grâces soient rendues à Dieu de ce que nous avons bien moins de gens niant Dieu qu'on ne l'a dit.
Un des premiers exemples en France de la persécution fondée sur des terreurs paniques, fut le vacarme étrange qui dura si longtemps au sujet du Cimbalum mundi , petit livret d'une cinquantaine de pages tout au plus. L'auteur, Bonaventure Des-Périers, vivait au commencement du seizième siècle. Ce Des-Périers était domestique de Marguerite de Valois soeur de François I er . Les lettres commençaient alors à renaître. Des-Périers voulut faire en latin quelques dialogues dans le goût de Lucien: il composa quatre dialogues très insipides sur les prédictions, sur la pierre philosophale, sur un cheval qui parle, sur les chiens d'Actéon. Il n'y a pas assurément dans tout ce fatras de plat écolier, un seul mot qui ait le moindre et le plus éloigné rapport aux choses que nous devons révérer.
On persuada à quelques docteurs qu'ils étaient désignés par les chiens et par les chevaux. Pour les chevaux ils n'étaient pas accoutumés à cet honneur. Les docteurs aboyèrent; aussitôt l'ouvrage fut recherché, traduit en langue vulgaire et imprimé: et chaque fainéant d'y trouver des allusions, et les docteurs de crier à l'hérétique, à l'impie, à l'athée. Le livret fut déféré aux magistrats, le libraire Morin mis en prison, et l'auteur en de grandes angoisses.
L'injustice de la persécution frappa si fortement le cerveau de Bonaventure, qu'il se tua de son épée dans le palais de Marguerite. Toutes les langues des prédicateurs, toutes les plumes des théologiens s'exercèrent sur cette mort funeste. Il s'est défait lui-même, donc il était coupable, donc il ne croyait point en Dieu, donc son petit livre, que personne n'avait pourtant la patience de lire, était le catéchisme des athées; chacun le dit, chacun le crut: credidi propter quod locutus sum , j'ai cru parce que j'ai parlé, est la devise des hommes. On répète une sottise, et à force de la redire on en est persuadé.
Le livre devint d'une rareté extrême; nouvelle raison pour le croire infernal. Tous les auteurs d'anecdotes littéraires, et des dictionnaires, n'ont pas manqué d'affirmer que le Cimbalum mundi est le précurseur de Spinosa.
Nous avons encore un ouvrage d'un conseiller de Bourges, nommé Catherinot, très digne des armes de Bourges: ce grand juge dit, Nous avons deux livres impies que je n'ai jamais vus, l'un de Tribus impostoribus , l'autre le Cimbalum mundi . Eh! mon ami, si tu ne les as pas vus, pourquoi en parles-tu?
Le minime Mersenne, ce facteur de Descartes, le même qui donne douze apôtres à Vanini, dit de Bonaventure Des-Périers, C'est un monstre et un fripon, d'une impiété achevée . Vous remarquerez qu'il n'avait pas lu son livre. Il n'en restait plus que deux exemplaires dans l'Europe quand Prosper Marchand le réimprima à Amsterdam en 1711. Alors le voile fut tiré, on ne cria plus à l'impiété, à l'athéisme: on cria à l'ennui, et on n'en parla plus.
Il en a été de même de Théophile, très célèbre dans son temps; c'était un jeune homme de bonne compagnie, faisant très facilement des vers médiocres, mais qui eurent de la réputation; très instruit dans les belles-lettres, écrivant purement en latin; homme de table autant que de cabinet, bien venu chez les jeunes seigneurs qui se piquaient d'esprit, et surtout chez cet illustre et malheureux duc de Montmorenci qui, après avoir gagné des batailles, mourut sur un échafaud.
S'étant trouvé un jour avec deux jésuites, et la conversation étant tombée sur quelques points de la malheureuse philosophie de son temps, la dispute s'aigrit. Les jésuites substituèrent les injures aux raisons. Théophile était poète et Gascon, genus irritabile vatum et Vasconum . Il fit une petite pièce de vers où les jésuites n'étaient pas trop bien traités; en voici trois qui coururent toute la France:
Cette grande et noire machine,
Dont le souple et le vaste corps
Etend ses bras jusqu'à la Chine.
Théophile même les rappelle dans une épître en vers, écrite de sa prison au roi Louis XIII. Tous les jésuites se déchaînèrent contre lui. Les deux plus furieux, Garasse et Guérin, deshonorèrent la chaire et violèrent les lois en le nommant dans leurs sermons, en le traitant d'athée et d'homme abominable, en excitant contre lui toutes leurs dévotes.
Un jésuite plus dangereux, nommé Voisin, qui n'écrivait ni ne prêchait, mais qui avait un grand crédit auprès du cardinal de la Rochefoucault, intenta un procès criminel à Théophile, et suborna contre lui un jeune débauché nommé Sajeot qui avait été son écolier, et qui passait pour avoir servi à ses plaisirs infâmes, ce que l'accusé lui reprocha à la confrontation. Enfin le jésuite Voisin obtint par la faveur du jésuite Caussin confesseur du roi, un décret de prise de corps contre Théophile sur l'accusation d'impiété et d'athéisme. Le malheureux prit la fuite, on lui fit son procès par contumace, il fut brûlé en effigie en 1621. Qui croirait que la rage des jésuites ne fut pas encore assouvie! Voisin paya un lieutenant de la connétablie nommé le Blanc pour l'arrêter dans le lieu de sa retraite en Picardie. On l'enferma chargé de fers dans un cachot aux acclamations de la populace, à qui le Blanc criait, C'est un athée que nous allons brûler. De là on le mena à Paris à la Conciergerie, où il fut mis dans le cachot de Ravaillac. Il y resta une année entière, pendant laquelle les jésuites prolongèrent son procès pour chercher contre lui des preuves.
Pendant qu'il était dans les fers, Garasse publiait sa Doctrine curieuse , dans laquelle il dit que Pasquier, le cardinal Volsey, Scaliger, Luther, Calvin, Bèze, le roi d'Angleterre, le landgrave de Hesse et Théophile sont des belîtres d'athéistes et de carpocratiens . Ce Garasse écrivait dans son temps comme le misérable ex-jésuite Nonotte a écrit dans le sien: la différence est que l'insolence de Garasse était fondée sur le crédit qu'avaient alors les jésuites, et que la fureur de l'absurde Nonotte est le fruit de l'horreur et du mépris où les jésuites sont tombés dans l'Europe; c'est le serpent qui veut mordre encore quand il a été coupé en tronçons. Théophile fut surtout interrogé sur le Parnasse satirique , recueil d'impudicités dans le goût de Pétrone, de Martial, de Catulle, d'Ausone, de l'archevêque de Bénévent la Caza, de l'évêque d'Angoulême Octavien de St Gelais et de Mélin de St Gelais son fils, de l'Arétin, de Chorier, de Marot, de Verville, des épigrammes de Rousseau, et de cent autres sottises licencieuses. Cet ouvrage n'était pas de Théophile. Le libraire avait rassemblé tout ce qu'il avait pu de Maynard, de Colletet, d'un nommé Frénide, et de quelques seigneurs de la cour. Il fut avéré que Théophile n'avait point de part à cette édition, contre laquelle lui-même avait présenté requête. Enfin les jésuites, quelque puissants qu'ils fussent alors, ne purent avoir la consolation de le faire brûler, et ils eurent même beaucoup de peine à obtenir qu'il fût banni de Paris. Il y revint malgré eux, protégé par le duc de Montmorenci, qui le logea dans son hôtel où il mourut en 1626 du chagrin auquel une si cruelle persécution le fit enfin succomber.
Le conseiller au parlement Des-Barreaux qui dans sa jeunesse avait été ami de Théophile, et qui ne l'avait pas abandonné dans sa disgrâce, passa constamment pour un athée: et sur quoi? sur un conte qu'on fait de lui sur l'aventure de l' omelette au lard . Un jeune homme à saillies libertines peut très bien dans un cabaret manger gras un samedi, et pendant un orage mêlé de tonnerres jeter le plat par la fenêtre, en disant, Voilà bien du bruit pour une omelette au lard , sans pour cela mériter l'affreuse accusation d'athéisme. C'est sans doute une très grande irréverence, c'est insulter l'Eglise dans laquelle il était né; c'est se moquer de l'institution des jours maigres, mais ce n'est pas nier l'existence de Dieu.
Ce qui lui donna cette réputation, ce fut principalement l'indiscrète témérité de Boileau, qui dans sa Satire des femmes , laquelle n'est pas sa meilleure, dit qu'il a vu plus d'une capanée
Du tonnerre dans l'air bravant les vains carreaux,
Et nous parlant de Dieu du ton de Des-Barreaux.
Jamais ce magistrat n'écrivit rien contre la Divinité. Il n'est pas permis de flétrir du nom d' athée un homme de mérite contre lequel on n'a aucune preuve; cela est indigne. On a imputé à Des-Barreaux le fameux sonnet qui finit ainsi:
Tonne, frappe, il est temps, rends-moi guerre pour guerre;
J'adore en périssant la raison qui t'aigrit:
Mais dessus quel endroit tombera ton tonnerre,
Qui ne soit tout couvert du sang de Jésus-Christ?
Ce sonnet ne vaut rien du tout. Jésus-Christ en vers n'est pas tolérable; rends-moi guerre , n'est pas français; guerre pour guerre est très plat; et dessus quel endroit , est détestable. Ces vers sont de l'abbé de Lavau; et Des-Barreaux fut toujours très fâché qu'on les lui attribuât. C'est ce même abbé de Lavau qui fit cette abominable épigramme sur le mausolée élevé dans St Eustache à l'honneur de Lulli.
. . . . . . . .
Laissez tomber sans plus attendre
Sur ce buste honteux votre fatal rideau,
Et ne montrez que le flambeau
Qui devrait avoir mis l'original en cendre.
Le sage La Motte le Vayer, conseiller d'Etat, précepteur de Monsieur frère de Louis XIV, et qui le fut même de Louis XIV près d'une année, n'essuya pas moins de soupçons que le voluptueux Des-Barreaux. Il y avait encore peu de philosophie en France. Le traité de la Vertu des païens , et les dialogues d'Orazius Tubero, lui firent des ennemis. Les jansénistes surtout qui ne regardaient après St Augustin les vertus des grands hommes de l'antiquité, que comme des péchés splendides , se déchaînèrent contre lui. Le comble de l'insolence fanatique est de dire, Nul n'aura de vertu que nous et nos amis; Socrate, Confucius, Marc-Aurèle, Epictète, ont été des scélérats, puisqu'ils n'étaient pas de notre communion . On est revenu aujourd'hui de cette extravagance; mais alors elle dominait. On a rapporté dans un ouvrage curieux, qu'un jour un de ces énergumènes voyant passer La Motte le Vayer dans la galerie du Louvre, dit tout haut, Voilà un homme sans religion. Le Vayer, au lieu de le faire punir, se retourna vers cet homme, et lui dit, Mon ami, j'ai tant de religion que je ne suis pas de ta religion .
On a donné quelques ouvrages contre le christianisme sous le nom de St Evremont, mais aucun n'est de lui. On crut après sa mort faire passer ces dangereux livres à l'abri de sa réputation; parce qu'en effet on trouve dans ses véritables ouvrages plusieurs traits qui annoncent un esprit dégagé des préjugés de l'enfance. D'ailleurs sa vie épicurienne, et sa mort toute philosophique, servirent de prétexte à tous ceux qui voulaient accréditer de son nom leurs sentiments particuliers.
Nous avons surtout une Analyse de la religion chrétienne qui lui est attribuée. C'est un ouvrage qui tend à renverser toute la chronologie et presque tous les faits de la Sainte Ecriture. Nul n'a plus approfondi que l'auteur l'opinion où sont quelques théologiens, que l'astronome Phlégon avait parlé des ténèbres qui couvrirent toute la terre à la mort de notre Seigneur Jésus-Christ. J'avoue que l'auteur a pleinement raison contre ceux qui ont voulu s'appuyer du témoignage de cet astronome; mais il a grand tort de vouloir combattre tout le système chrétien sous prétexte qu'il a été mal défendu.
Au reste, St Evremont était incapable de ces recherches savantes. C'était un esprit agréable et assez juste; mais il avait peu de science, nul génie, et son goût était peu sûr: ses discours sur les Romains lui firent une réputation dont il abusa pour faire les plus plates comédies, et les plus mauvais vers dont on ait jamais fatigué les lecteurs, qui n'en sont plus fatigués aujourd'hui puisqu'ils ne les lisent plus. On peut le mettre au rang des hommes aimables et pleins d'esprit qui ont fleuri dans les temps brillants de Louis XIV; mais non pas au rang des hommes supérieurs. Au reste ceux qui l'ont appelé athéiste , sont d'infâmes calomniateurs.
Bernard de Fontenelle, depuis secrétaire de l'Académie des sciences, eut une secousse plus vive à soutenir. Il fit insérer en 1686, dans la République des lettres de Bayle, une Relation de l'île de Borneo fort ingénieuse; c'était une allégorie sur Rome et Genève; elles étaient désignées sous le nom de deux soeurs, Mero et Enegu. Mero était une magicienne tyrannique; elle exigeait que ses sujets vinssent lui déclarer leurs plus secrètes pensées, et qu'ensuite ils lui apportassent tout leur argent. Il fallait avant de venir lui baiser les pieds, adorer des os de morts; et souvent, quand on voulait déjeuner, elle faisait disparaître le pain. Enfin ses sortilèges et ses fureurs soulevèrent un grand parti contre elle; et sa soeur Enegu lui enleva la moitié de son royaume.
Bayle n'entendit pas d'abord la plaisanterie; mais l'abbé Terson l'ayant commentée, elle fit beaucoup de bruit. C'était dans le temps de la révocation de l'édit de Nantes. Fontenelle courait risque d'être enfermé à la Bastille. Il eut la bassesse de faire d'assez mauvais vers à l'honneur de cette révocation, et à celui des jésuites; on les inséra dans un mauvais recueil intitulé le Triomphe de la religion sous Louis le grand , imprimé à Paris chez l'Anglois en 1687.
Mais ayant depuis rédigé en français avec un grand succès la savante Histoire des oracles de Vandale, les jésuites le persécutèrent. Le Tellier confesseur de Louis XIV, rappelant l'allégorie de Mero et d'Enegu, aurait voulu le traiter comme le jésuite Voisin avait traité Théophile. Il sollicita une lettre de cachet contre lui. Le célèbre garde des Sceaux d'Argenson, alors lieutenant de police, sauva Fontenelle de la fureur de le Tellier. S'il avait fallu choisir un athéiste entre Fontenelle et le Tellier, c'était sur le calomniateur le Tellier que devait tomber le soupçon.
Cette anecdote est plus importante que toutes les bagatelles littéraires dont l'abbé Trublet a fait un gros volume concernant Fontenelle. Elle apprend combien la philosophie est dangereuse quand un fanatique ou un fripon, ou un moine qui est l'un et l'autre, a malheureusement l'oreille du prince. C'est un danger auquel bien des gens de mérite ont été exposés.
L' Allégorie du mahométisme par l'abbé de St Pierre, fut beaucoup plus frappante que celle de Mero. Tous les ouvrages de cet abbé, dont plusieurs passent pour des rêveries, sont d'un homme de bien et d'un citoyen zélé; mais tout s'y ressent d'un pur théisme. Cependant, il ne fut point persécuté, c'est qu'il écrivait d'une manière à ne rendre personne jaloux: son style n'a aucun agrément; il était peu lu, il ne prétendait à rien: ceux qui le lisaient se moquaient de lui, et le traitaient de bon homme. S'il eût écrit comme Fontenelle, il était perdu, surtout quand les jésuites régnaient encore.
Barbeirac est le seul commentateur dont on fasse plus de cas que de son auteur. Il traduisit et commenta le fatras de Puffendorf; mais il l'enrichit d'une préface qui fit seule débiter le livre. Il remonte, dans cette préface, aux sources de la morale, et il a la candeur hardie de faire voir que les Pères de l'Eglise n'ont pas toujours connu cette morale pure, qu'ils l'ont défigurée par d'étranges allégories, comme lorsqu'ils disent que le lambeau de drap rouge exposé à la fenêtre par la cabaretière Raab, est visiblement le sang de Jésus-Christ; que Moïse étendant les bras pendant la bataille contre les Amalécites, est la croix sur laquelle Jésus expire; que les baisers de la Sunamite sont le mariage de Jésus-Christ avec son Eglise; que la grande porte de l'arche de Noé désigne le corps humain, et la petite porte désigne l'anus, etc. etc.
Barbeirac ne peut souffrir, en fait de morale, qu'Auguste devienne persécuteur après avoir prêché la tolérance. Il condamne hautement les injures grossières que Jérôme vomit contre ses adversaires, et surtout contre Rufin et contre Vigilantius. Il relève les contradictions qu'il remarque dans la morale des Pères, et il s'indigne qu'ils aient quelquefois inspiré la haine de la patrie, comme Tertullien qui défend positivement aux chrétiens de porter les armes pour le salut de l'empire.
Barbeirac eut de violents adversaires qui l'accusèrent de vouloir détruire la religion chrétienne, en rendant ridicules ceux qui l'avaient soutenue par des travaux infatigables. Il se défendit: mais il laissa paraître dans sa défense un si profond mépris pour les Pères de l'Eglise; il témoigne tant de dédain pour leur fausse éloquence et pour leur dialectique; il leur préfère si hautement Confucius, Socrate, Zaleucus, Cicéron, l'empereur Antonin, Epictète, qu'on voit bien que Barbeirac est plutôt le zélé partisan de la justice éternelle et de la loi naturelle donnée de Dieu aux hommes, que l'adorateur des saints mystères du christianisme. S'il s'est trompé en pensant que Dieu est le père de tous les hommes, s'il a eu le malheur de ne pas voir que Dieu ne peut aimer que les chrétiens soumis de coeur et d'esprit, son erreur est du moins d'une belle âme; et puisqu'il aimait les hommes, ce n'est pas aux hommes à l'insulter; c'est à Dieu de le juger. Certainement il ne doit pas être mis au nombre des athéistes .
L'illustre et profond Fréret était secrétaire perpétuel de l'Académie des belles-lettres de Paris. Il avait fait dans les langues orientales, et dans les ténèbres de l'antiquité, autant de progrès qu'on en peut faire. En rendant justice à son immense érudition, et à sa probité, je ne prétends point excuser son hétérodoxie. Non seulement il était persuadé avec St Irénée que Jésus était âgé de plus de cinquante ans, quand il souffrit le dernier supplice; mais il croyait avec le Targum que Jésus n'était point né du temps d'Hérode, et qu'il faut rapporter sa naissance au temps du petit roi Jannée fils d'Hircan. Les Juifs sont les seuls qui aient eu cette opinion singulière; M. Fréret tâchait de l'appuyer, en prétendant que nos Evangiles n'ont été écrits que plus de quarante ans après l'année où nous plaçons la mort de Jésus, qu'ils n'ont été faits qu'en des langues étrangères et dans des villes très éloignées de Jérusalem, comme Alexandrie, Corinthe, Ephèse, Antioche, Ancire, Thessalonique, toutes villes d'un grand commerce, remplies de thérapeutes, de disciples de Jean, de judaïtes, de galiléens divisés en plusieurs sectes. De là vient, dit-il, qu'il y eut un très grand nombre d'évangiles tout différents les uns des autres, chaque société particulière et cachée voulant avoir le sien. Fréret prétend que les quatre qui sont restés canoniques ont été écrits les derniers. Il croit en apporter des preuves incontestables; c'est que les premiers Pères de l'Eglise citent très souvent des paroles qui ne se trouvent que dans l'évangile des Egyptiens, ou dans celui des Nazaréens, ou dans celui de St Jacques, et que Justin est le premier qui cite expressément les évangiles reçus.
Si ce dangereux système était accrédité, il s'ensuivrait évidemment que les livres intitulés de Matthieu, de Jean, de Marc, et de Luc, n'ont été écrits que vers le temps de l'enfance de Justin, environ cent ans après notre ère vulgaire. Cela seul renverserait de fond en comble notre religion. Les mahométans qui virent leur faux prophète débiter les feuilles de son Koran, et qui les virent après sa mort rédigées solennellement par le calife Abubeker, triompheraient de nous; ils nous diraient: Nous n'avons qu'un Alcoran, et vous avez eu cinquante Evangiles: nous avons précieusement conservé l'original, et vous avez choisi au bout de quelques siècles quatre Evangiles dont vous n'avez jamais connu les dates. Vous avez fait votre religion pièce à pièce, la nôtre a été faite d'un seul trait, comme la création. Vous avez cent fois varié, et nous n'avons changé jamais .
Grâces au ciel, nous ne sommes pas réduits à ces termes funestes. Où en serions-nous, si ce que Fréret avance était vrai? Nous avons assez de preuves de l'antiquité des quatre Evangiles: St Irénée dit expressément qu'il n'en faut que quatre.
J'avoue que Fréret réduit en poudre les pitoyables raisonnements d'Abadie. Cet Abadie prétend que les premiers chrétiens mouraient pour les Evangiles, et qu'on ne meurt que pour la vérité. Mais cet Abadie reconnaît que les premiers chrétiens avaient fabriqué de faux évangiles. Donc, selon Abadie même, les premiers chrétiens mouraient pour le mensonge. Abadie devait considérer deux choses essentielles; premièrement qu'il n'est écrit nulle part que les premiers martyrs aient été interrogés par les magistrats sur les évangiles; secondement qu'il y a des martyrs dans toutes les communions. Mais si Fréret terrasse Abadie, il est renversé lui-même par les miracles que nos quatre saints Evangiles véritables ont opérés. Il nie les miracles, mais on lui oppose une nuée de témoins; il nie les témoins, et alors il ne faut que le plaindre.
Je conviens avec lui qu'on s'est servi trop souvent de fraudes pieuses; je conviens qu'il est dit dans l'appendix du premier concile de Nicée, que pour distinguer tous les livres canoniques des faux, on les mit pêle-mêle sur une grande table, qu'on pria le Saint-Esprit de faire tomber à bas tous les apocryphes; aussitôt ils tombèrent, et il ne resta que les véritables. J'avoue enfin que l'Eglise a été inondée de fausses légendes. Mais de ce qu'il y a eu des mensonges et de la mauvaise foi, s'ensuit-il qu'il n'y ait eu ni vérité ni candeur? Certainement Fréret va trop loin; il renverse tout l'édifice au lieu de le réparer; il conduit comme tant d'autres le lecteur à l'adoration d'un seul Dieu, sans la médiation du Christ. Mais du moins son livre respire une modération qui lui ferait presque pardonner ses erreurs; il ne prêche que l'indulgence et la tolérance; il ne dit point d'injures cruelles aux chrétiens comme milord Bolingbroke; il ne se moque point d'eux comme le curé Rabelais, et le curé Swift. C'est un philosophe d'autant plus dangereux qu'il est très instruit, très conséquent, et très modeste. Il faut espérer qu'il se trouvera des savants qui le réfuteront mieux qu'on n'a fait jusqu'à présent.
Son plus terrible argument est que si Dieu avait daigné se faire homme et juif, et mourir en Palestine par un supplice infâme, pour expier les crimes du genre humain, et pour bannir le péché de la terre, il ne devait plus y avoir ni péché ni crime: cependant, dit-il, les chrétiens ont été des monstres cent fois plus abominables que tous les sectateurs des autres religions ensemble. Il en apporte pour preuve évidente les massacres, les roues, les gibets, et les bûchers des Cevennes, et près de cent mille âmes péries dans cette province sous nos yeux; les massacres des vallées de Piémont, les massacres de la Valteline du temps de Charles Borromée, les massacres des anabaptistes massacreurs et massacrés en Allemagne, les massacres des luthériens et des papistes depuis le Rhin jusqu'au fond du Nord, les massacres d'Irlande, d'Angleterre et d'Ecosse du temps de Charles I er massacré lui-même; les massacres ordonnés par Marie et par Henri VIII son père, les massacres de la St Barthélemi en France, et quarante ans d'autres massacres depuis François II jusqu'à l'entrée de Henri IV dans Paris; les massacres de l'Inquisition, peut-être plus abominables encore, parce qu'ils se font juridiquement; enfin les massacres de douze millions d'habitants du nouveau monde, exécutés le crucifix à la main: sans compter tous les massacres faits précédemment au nom de Jésus-Christ depuis Constantin, et sans compter encore plus de vingt schismes, et de vingt guerres de papes contre papes, et d'évêques contre évêques, les empoisonnements, les assassinats, les rapines des papes Jean XI, Jean XII, des Jean XVIII, des Grégoire VII, des Boniface VIII, des Alexandre VI, et de quelques autres papes qui passèrent de si loin en scélératesse les Néron, et les Caligula. Enfin il remarque que cette épouvantable chaîne presque perpétuelle de guerres de religion pendant quatorze cents années, n'a jamais subsisté que chez les chrétiens, et qu'aucun peuple, hors eux, n'a fait couler une goutte de sang pour des arguments de théologie.
On est forcé d'accorder à M. Fréret que tout cela est vrai. Mais en faisant le dénombrement des crimes qui ont éclaté, il oublie les vertus qui se sont cachées; il oublie surtout que les horreurs infernales dont il fait un si prodigieux étalage, sont l'abus de la religion chrétienne, et n'en sont pas l'esprit. Si Jésus-Christ n'a pas détruit le péché sur la terre, qu'est-ce que cela prouve? On en pourrait inférer tout au plus, avec les jansénistes, que Jésus-Christ n'est pas venu pour tous, mais pour plusieurs, pro vobis et pro multis . Mais sans comprendre les hauts mystères, contentons-nous de les adorer, et surtout n'accusons pas cet homme illustre d'avoir été athéiste.
Nous aurions plus de peine à justifier le sieur Boulanger, directeur des ponts et chaussées. Son Christianisme dévoilé n'est pas écrit avec la méthode et la profondeur d'érudition et de critique qui caractérisent le savant Fréret. Boulanger est un philosophe audacieux qui remonte aux sources sans daigner sonder les ruisseaux. Ce philosophe est aussi chagrin qu'intrépide. Les horreurs dont tant d'Eglises chrétiennes se sont souillées depuis leur naissance; les lâches barbaries des magistrats qui ont immolé tant d'honnêtes citoyens aux prêtres; les princes qui, pour leur plaire, ont été d'infâmes persécuteurs; tant de folies dans les querelles ecclésiastiques, tant d'abominations dans ces querelles, les peuples égorgés ou ruinés, les trônes de tant de prêtres composés des dépouilles et cimentés du sang des hommes; ces guerres affreuses de religion dont le christianisme seul a inondé la terre; ce chaos énorme d'absurdités et de crimes, remue l'imagination du sieur Boulanger avec une telle puissance qu'il va, dans quelques endroits de son livre, jusqu'à douter de la Providence divine. Fatale erreur que les bûchers de l'Inquisition, et nos guerres religieuses excuseraient peut-être si elle pouvait être excusable. Mais nul prétexte ne peut justifier l'athéisme. Quand tous les chrétiens se seraient égorgés les uns les autres, quand il auraient dévoré les entrailles de leurs frères assassinés pour des arguments, quand il ne resterait qu'un seul chrétien sur la terre, il faudrait qu'en regardant le soleil il reconnût et il adorât l'Etre éternel; il pourrait dire dans sa douleur, Mes pères et mes frères ont été des monstres, mais Dieu est Dieu.
Epicure aussi grand génie qu'homme respectable par ses moeurs, qui a mérité que Gassendi prît sa défense; après Epicure Lucrèce, qui força la langue latine à exprimer les idées philosophiques, et (ce qui attira l'admiration de Rome) à les exprimer en vers; Epicure et Lucrèce, dis-je, admirent les atomes et le vide: Gassendi soutint cette doctrine, et Newton la démontra. En vain un reste de cartésianisme combattait pour le plein; en vain Leibnitz qui avait d'abord adopté le système raisonnable d'Epicure, de Lucrèce, de Gassendi et de Newton, changea d'avis sur le vide quand il se fut brouillé avec Newton son maître. Le plein est aujourd'hui regardé comme une chimère. Boileau qui était un homme de très grand sens, a dit avec beaucoup de raison,
Que Rohaut vainement sèche pour concevoir,
Comment tout étant plein tout a pu se mouvoir.
Le vide est reconnu, on regarde les corps les plus durs comme des cribles; et ils sont tels en effet. On admet des atomes, des principes insécables, inaltérables, qui constituent l'immutabilité des éléments et des espèces; qui font que le feu est toujours feu soit qu'on l'aperçoive, soit qu'on ne l'aperçoive pas; que l'eau est toujours eau, la terre toujours terre, et que les germes imperceptibles qui forment l'homme ne forment point un oiseau.
Epicure et Lucrèce avaient déjà établi cette vérité, quoique noyée dans des erreurs. Lucrèce dit en parlant des atomes:
Sunt igitur solida pollentia simplicitate ,
Le soutien de leur être est la simplicité.
Sans ces éléments d'une nature immuable, il est à croire que l'univers ne serait qu'un chaos; et en cela Epicure et Lucrèce paraissent de vrais philosophes.
Leurs intermèdes qu'on a tant tournés en ridicule, ne sont autre chose que l'espace non résistant dans lequel Newton a démontré que les planètes parcourent leurs orbites dans des temps proportionnels à leurs aires; ainsi ce n'étaient pas les intermèdes d'Epicure qui étaient ridicules, ce furent leurs adversaires.
Mais lorsqu'ensuite Epicure nous dit que ses atomes ont décliné par hasard dans le vide, que cette déclinaison a formé par hasard les hommes et les animaux, que les yeux par hasard se trouvèrent au haut de la tête, et les pieds au bout des jambes, que les oreilles n'ont point été données pour entendre; mais que la déclinaison des atomes ayant fortuitement composé des oreilles, alors les hommes s'en sont servis fortuitement pour écouter: cette démence qu'on appelait physique , a été traitée de ridicule à juste titre.
Les vrais philosophes ont donc distingué depuis longtemps ce qu'Epicure et Lucrèce ont de bon d'avec leurs chimères fondées sur l'imagination et l'ignorance. Les esprits plus soumis ont adopté la création dans le temps, et les plus hardis ont admis la création de tout temps; les uns ont reçu avec foi un univers tiré du néant; les autres, ne pouvant comprendre cette physique, ont cru que tous les êtres étaient des émanations du grand Etre, de l'Etre suprême et universel; mais tous ont rejeté le concours fortuit des atomes, tous ont reconnu que le hasard est un mot vide de sens. Ce que nous appelons hasard n'est, et ne peut être que la cause ignorée d'un effet connu. Comment donc se peut-il faire qu'on accuse encore les philosophes de penser, que l'arrangement prodigieux et ineffable de cet univers soit une production du concours fortuit des atomes, un effet du hasard? ni Spinosa, ni personne n'a dit cette absurdité.
Cependant le fils du grand Racine dit, dans son Poème de la religion ,
O toi qui follement fais ton dieu du hasard,
Viens me développer ce nid qu'avec tant d'art,
A l'aide de son bec maçonne l'hirondelle.
Comment, pour élever ce hardi bâtiment,
A-t-elle en le broyant arrondi son ciment?
Ces vers sont assurément en pure perte; personne ne fait son dieu du hasard, personne n'a dit qu' une hirondelle en broyant, en arrondissant son ciment ait élevé son hardi bâtiment par hasard . On dit au contraire, qu' elle fait son nid par les lois de la nécessité , qui est l'opposé du hasard. Le poète Rousseau tombe dans le même défaut dans une épître à ce même Racine.
De là sont nés Epicures nouveaux,
Ces plans fameux, ces systèmes si beaux,
Qui dirigeant sur votre prud'homie
Du monde entier toute l'économie,
Vous ont appris que ce grand univers
N'est composé que d'un concours divers
De corps muets, d'insensibles atomes,
Qui par leur choc forment tous ces fantômes
Que détermine et conduit le hasard,
Sans que le ciel y prenne aucune part.
Où ce versificateur a-t-il trouvé ces plans fameux d'Epicures nouveaux, qui dirigent sur leur prud'homie du monde entier toute l'économie? Où a-t-il vu que ce grand univers est composé d'un concours divers de corps muets , tandis qu'il y en a tant qui retentissent et qui ont de la voix? Où a-t-il vu ces insensibles atomes qui forment des fantômes conduits par le hasard ? C'est ne connaître ni son siècle, ni la philosophie, ni la poésie, ni sa langue, que de s'exprimer ainsi. Voilà un plaisant philosophe! l'auteur des Epigrammes sur la sodomie et la bestialité devait-il écrire si magistralement et si mal sur des matières qu'il n'entendait point du tout, et accuser des philosophes d'un libertinage d'esprit qu'ils n'avaient point.
Je reviens aux atomes: la seule question qu'on agite aujourd'hui consiste à savoir si l'auteur de la nature a formé des parties primordiales, incapables d'être divisées pour servir d'éléments inaltérables; ou si tout se divise continuellement et se change en d'autres éléments. Le premier système semble rendre raison de tout; et le second de rien; du moins jusqu'à présent.
Si les premiers éléments des choses n'étaient pas indestructibles, il pourrait se trouver à la fin qu'un élément dévorât tous les autres, et les changeât en sa propre substance. C'est probablement ce qui fit imaginer à Empédocle que tout venait du feu, et que tout serait détruit par le feu.
On sait que Robert Boyle à qui la physique eut tant d'obligations dans le siècle passé, fut trompé par la fausse expérience d'un chimiste qui lui fit croire qu'il avait changé de l'eau en terre. Il n'en était rien. Boerhaave depuis découvrit l'erreur par des expériences mieux faites; mais avant qu'il l'eût découverte, Newton abusé par Boyle comme Boyle l'avait été par son chimiste, avait déjà pensé que les éléments pouvaient se changer les uns dans les autres: et c'est ce qui lui fit croire que le globe perdait toujours un peu de son humidité, et faisait des progrès en sécheresse; qu'ainsi Dieu serait un jour obligé de remettre la main à son ouvrage, manum emendatricem desideraret .
Leibnitz se récria beaucoup contre cette idée, et probablement il eut raison cette fois contre Newton. Mundum tradidit disputationi eorum .
Mais malgré cette idée que l'eau peut devenir terre, Newton croyait aux atomes insécables, indestructibles, ainsi que Gassendi et Boerhaave, ce qui paraît d'abord difficile à concilier; car si l'eau s'était changée en terre, ses éléments se seraient divisés et perdus.
Cette question rentre dans cette autre question fameuse de la matière divisible à l'infini. Le mot d' atome signifie non partagé , sans parties. Vous le divisez par la pensée; car si vous le divisiez réellement, il ne serait plus atome.
Vous pouvez diviser un grain d'or en dix-huit millions de parties visibles; un grain de cuivre dissous dans l'esprit de sel ammoniac, a montré aux yeux plus de vingt-deux milliards de parties; mais quand vous êtes arrivé au dernier élément, l'atome échappe au microscope, vous ne divisez plus que par imagination.
Il en est de l'atome divisible à l'infini comme de quelques propositions de géométrie. Vous pouvez faire passer une infinité de courbes entre le cercle et sa tangente; oui, dans la supposition que ce cercle et cette tangente sont des lignes sans largeur: mais il n'y en a point dans la nature.
Vous établissez de même que des asymptotes s'approcheront sans jamais se toucher; mais c'est dans la supposition que ces lignes sont des longueurs sans largeur, des êtres de raison.
Ainsi vous représentez l'unité par une ligne, ensuite vous divisez cette unité et cette ligne en tant de fractions qu'il vous plaît; mais cette infinité de fractions ne sera jamais que votre unité et votre ligne.
Il n'est pas démontré en rigueur que l'atome soit indivisible; mais il paraît prouvé qu'il est indivisé par les lois de la nature.
Avarities, amor habendi , désir d'avoir, avidité, convoitise. A proprement parler, l' avarice est le désir d'accumuler soit en grains, soit en meubles, ou en fonds, ou en curiosités. Il y avait des avares avant qu'on eût inventé la monnaie.
Nous n'appelons point avare un homme qui a vingt-quatre chevaux de carrosse, et qui n'en prêtera pas deux à son ami; ou bien qui ayant deux mille bouteilles de vin de Bourgogne destinées pour sa table, ne vous en enverra pas une demi-douzaine quand il saura que vous en manquez. S'il vous montre pour cent mille écus de diamants, vous ne vous avisez pas d'exiger qu'il vous en présente un de cinquante louis; vous le regardez comme un homme fort magnifique, et point du tout comme un avare.
Celui qui dans les finances, dans les fournitures des armées, dans les grandes entreprises gagne deux millions chaque année, et qui se trouvant enfin riche de quarante-trois millions sans compter ses maisons de Paris et son mobilier, dépensa pour sa table cinquante mille écus par année, et prêta quelquefois à des seigneurs de l'argent à cinq pour cent, ne passa point dans l'esprit du peuple pour un avare. Il avait cependant brûlé toute sa vie de la soif d'avoir. Le démon de la convoitise l'avait perpétuellement tourmenté. Il accumula jusqu'au dernier jour de sa vie. Cette passion toujours satisfaite ne s'appelle jamais avarice . Il ne dépensait pas la vingtième partie de son revenu, et il avait la réputation d'un homme généreux qui avait trop de faste.
Un père de famille qui ayant vingt mille livres de rente n'en dépensera que cinq ou six, et accumulera ses épargnes pour établir ses enfants, est réputé par ses voisins avaricieux, pince-maille, ladre vert, vilain, fesse-Mathieu, gagne-denier, grippe-sou, cancre ; on lui donne tous les noms injurieux dont on peut s'aviser.
Cependant, ce bon bourgeois est beaucoup plus honorable que le Crésus dont je viens de parler; il dépense cinq fois plus à proportion. Mais voici la raison qui établit entre leurs réputations une si grande différence.
Les hommes ne haïssent celui qu'ils appellent avare , que parce qu'il n'y a rien à gagner avec lui. Le médecin, l'apothicaire, le marchand de vin, l'épicier, le sellier, et quelques demoiselles gagnent beaucoup avec notre Crésus, qui est le véritable avare. Il n'y a rien à faire avec notre bourgeois économe et serré, ils l'accablent de malédictions.
Les avares qui se privent du nécessaire, sont abandonnés à Plaute et à Molière.
Un gros avare mon voisin, disait il n'y a pas longtemps, On en veut toujours à nous autres pauvres riches. A Molière, à Molière.
Ne faut-il pas être bien possédé du démon de l'étymologie pour dire avec Pezron, que le mot romain augurium vient des mots celtiques au et gur ? Au , selon ces savants, devait signifier le foie chez les Basques et les Bas-Bretons; parce que asu , qui (disent-ils) signifiait gauche , devait aussi désigner le foie qui est à droite; et que gur voulait dire homme , ou bien jaune ou rouge dans cette langue celtique, dont il ne nous reste aucun monument. C'est puissamment raisonner.
On a poussé sa curiosité absurde (car il faut appeler les choses par leur nom) jusqu'à faire venir du chaldéen et de l'hébreu certains mots teutons et celtiques. Bochart n'y manque jamais. On admirait autrefois ces pédantes extravagances. Il faut voir avec quelle confiance ces hommes de génie ont prouvé que sur les bords du Tibre on emprunta des expressions du patois des sauvages de la Biscaye. On prétend même que ce patois était un des premiers idiomes de la langue primitive, de la langue mère de toutes les langues qu'on parle dans l'univers entier. Il ne reste plus qu'à dire que les différents ramages des oiseaux viennent du cri des deux premiers perroquets, dont toutes les autres espèces d'oiseaux ont été produites.
La folie religieuse des augures était originairement fondée sur des observations très naturelles et très sages. Les oiseaux de passage ont toujours indiqué les saisons; on les voit venir par troupes au printemps, et s'en retourner en automne. Le coucou ne se fait entendre que dans les beaux jours: il semble qu'il les appelle; les hirondelles qui rasent la terre annoncent la pluie; chaque climat a son oiseau qui est en effet son augure.
Parmi les observateurs il se trouva sans doute des fripons qui persuadèrent aux sots qu'il y avait quelque chose de divin dans ces animaux, et que leur vol présageait nos destinées, qui étaient écrites sous les ailes d'un moineau tout aussi clairement que dans les étoiles.
Les commentateurs de l'histoire allégorique et intéressante de Joseph vendu par ses frères, et devenu premier ministre du pharaon roi d'Egypte pour avoir expliqué un de ses rêves, infèrent que Joseph était savant dans la science des augures, de ce que l'intendant Gen. ch. XLIV, v. 5 et suiv. de Joseph est chargé de dire à ses frères: Pourquoi avez-vous volé la tasse d'argent de mon maître dans laquelle il boit, et avec laquelle il a coutume de prendre les augures ? Joseph ayant fait venir ses frères devant lui, leur dit: Comment avez-vous pu agir ainsi? ignorez-vous que personne n'est semblable à moi dans la science des augures ?
v. 16. Juda convient au nom de ses frères, que Joseph est un grand devin; que c'est Dieu qui l'a inspiré; Dieu a trouvé l'iniquité de vos serviteurs . Ils prenaient alors Joseph pour un seigneur égyptien. Il est évident, par le texte, qu'ils croyaient que le Dieu des Egyptiens et des Juifs avait découvert à ce ministre le vol de sa tasse.
Voilà donc les augures, la divination très nettement établie dans le livre de la Genèse, et si bien établie qu'elle est descendue ensuite Ch. XIX, v. 26 et 27. dans le Lévitique, où il est dit: Vous ne mangerez rien où il y ait du sang; vous n'observerez ni les augures, ni les songes; vous ne couperez point votre chevelure en rond; vous ne vous raserez point la barbe .
A l'égard de la superstition de voir l'avenir dans une tasse, elle dure encore: cela s'appelle voir dans le verre . Il faut n'avoir éprouvé aucune pollution, se tourner vers l'Orient, prononcer abraxa per dominum nostrum ; après quoi on voit dans un verre plein d'eau toutes les choses qu'on veut. On choisit d'ordinaire des enfants pour cette opération; il faut qu'ils aient leurs cheveux; une tête rasée ou une tête en perruque ne peuvent rien voir dans le verre. Cette facétie était fort à la mode en France sous la régence du duc d'Orléans, et encore plus dans les temps précédents.
Pour les augures ils ont péri avec l'empire romain; les évêques ont seulement conservé le bâton augural qu'on appelle crosse , et qui était une marque distinctive de la dignité des augures; et le symbole du mensonge est devenu celui de la vérité.
Les différentes sortes de divinations étaient innombrables; plusieurs se sont conservées jusqu'à nos derniers temps. Cette curiosité de lire dans l'avenir est une maladie que la philosophie seule peut guérir: car les âmes faibles qui pratiquent encore tous ces prétendus arts de la divination, les fous mêmes qui se donnent au diable, font tous servir la religion à ces profanations qui l'outragent.
C'est une remarque digne des sages que Cicéron, qui était du collège des augures, ait fait un livre exprès pour se moquer des augures. Mais ils n'ont pas moins remarqué que Cicéron à la fin de son livre dit, qu'il faut détruire la superstition et non pas la religion . Car , ajoute-t-il, la beauté de l'univers et l'ordre des choses célestes nous force de reconnaître une nature éternelle et puissante. Il faut maintenir la religion qui est jointe à la connaissance de cette nature, en extirpant toutes les racines de la superstition; car c'est un monstre qui vous poursuit, qui vous presse de quelque côté que vous vous tourniez. La rencontre d'un devin prétendu, un présage, une victime immolée, un oiseau, un chaldéen, un aruspice, un éclair, un coup de tonnerre, un événement conforme par hasard à ce qui a été prédit, tout enfin vous trouble et vous inquiète. Le sommeil même qui devrait faire oublier tant de peines et de frayeurs, ne sert qu'à les redoubler par des images funestes .
Cicéron croyait ne parler qu'à quelques Romains; il parlait à tous les hommes et à tous les siècles.
La plupart des grands de Rome ne croyaient pas plus aux augures que le pape Alexandre VI, Jules II et Léon X ne croyaient à Notre-Dame de Lorette, et au sang de St Janvier. Cependant Suétone rapporte qu'Octave surnommé Auguste eut la faiblesse de croire qu'un poisson, qui sortait hors de la mer sur le rivage d'Actium, lui présageait le gain de la bataille. Il ajoute qu'ayant ensuite rencontré un ânier, il lui demanda le nom de son âne, et que l'ânier lui ayant répondu que son âne s'appelait Nicolas, qui signifie vainqueur des peuples , Octave ne douta plus de la victoire; et qu'ensuite il fit ériger des statues d'airain à l'ânier, à l'âne et au poisson sautant. Il assure même que ces statues furent placées dans le Capitole.
Il est fort vraisemblable que ce tyran habile se moquait des superstitions des Romains, et que son âne, son ânier, et son poisson n'étaient qu'une plaisanterie. Cependant il se peut très bien qu'en méprisant toutes les sottises du vulgaire, il en eût conservé quelques-unes pour lui. Le barbare et dissimulé Louis XI avait une foi vive à la croix de St Lo. Presque tous les princes, excepté ceux qui ont eu le temps de lire et de bien lire, ont un petit coin de superstition.
On a demandé souvent sous quelle dénomination, et à quel titre Octave citoyen de la petite ville de Veletri, surnommé Auguste, fut le maître d'un empire qui s'étendait du mont Taurus au mont Atlas, et de l'Euphrate à la Seine. Ce ne fut point comme dictateur perpétuel, ce titre avait été trop funeste à Jules César. Auguste ne le porta que onze jours; la crainte de périr comme son prédécesseur, et les conseils d'Agrippa lui firent prendre d'autres mesures. Il accumula insensiblement sur sa tête toutes les dignités de la république. Treize consulats, le tribunat renouvelé en sa faveur de dix ans en dix ans, le nom de prince du sénat , celui d' empereur qui d'abord ne signifiait que général d'armée, mais auquel il sut donner une dénomination plus étendue; ce sont là les titres qui semblèrent légitimer sa puissance. Le sénat ne perdit rien de ses honneurs, et conserva même toujours de très grands droits. Auguste partagea avec lui toutes les provinces de l'empire; mais il retint pour lui les principales: enfin, maître de l'argent et des troupes, il fut en effet souverain.
Ce qu'il y eut de plus étrange, c'est que Jules César ayant été mis au rang des dieux après sa mort, Auguste fut dieu de son vivant. Il est vrai qu'il n'était pas tout à fait dieu à Rome; mais il l'était dans les provinces, il y avait des temples et des prêtres: l'abbaye d'Eney à Lyon était un beau temple d'Auguste. Horace lui dit:
Jurandasque tuum per nomen ponimus aras .
Cela veut dire qu'il y avait chez les Romains mêmes, d'assez bons courtisans pour avoir dans leurs maisons de petits autels qu'ils dédiaient à Auguste. Il fut donc en effet canonisé de son vivant; et le nom de dieu devint le titre ou le sobriquet de tous les empereurs suivants.
Caligula se fit dieu sans difficulté; il se fit adorer dans le temple de Castor et de Pollux, sa statue était posée entre ces deux gémeaux; on lui immolait des paons, des faisans, des poules de Numidie; jusqu'à ce qu'enfin on l'immola lui-même. Néron eut le nom de dieu avant qu'il fût condamné par le sénat à mourir par le supplice des esclaves.
Ne nous imaginons pas que ce nom de dieu signifiât chez ces monstres ce qu'il signifie parmi nous. Le blasphème ne pouvait être porté jusque-là: divus voulait dire précisément sanctus .
De la liste des proscriptions, et de l'épigramme ordurière contre Fulvie, il y a loin jusqu'à la divinité. Il y eut onze conspirations contre ce dieu, si l'on compte la prétendue conjuration de Cinna: mais aucune ne réussit; et de tous ces misérables qui usurpèrent les honneurs divins, Auguste fut sans doute le plus fortuné. Il fut véritablement celui par lequel la république romaine périt; car César n'avait été dictateur que dix mois, et Auguste régna plus de quarante années.
On ne peut connaître les moeurs que par les faits, et il faut que ces faits soient incontestables. Il est avéré que cet homme si immodérément loué d'avoir été le restaurateur des moeurs et des lois, fut longtemps un des infâmes débauchés de la république romaine. Son épigramme sur Fulvie faite après l'horreur des proscriptions, démontre qu'il avait autant de mépris des bienséances dans les expressions, que de barbarie dans sa conduite.
Quod futuit glaphyram Antonius, hanc mihi poenam
Fulvia constituit, se quoque uti futuam .
Aut futue aut pugnemus, ait: quid quod mihi vitâ
Charior est ipsâ mentula? signa canant .
Cette abominable épigramme est un des plus forts témoignages de l'infamie des moeurs d'Auguste. Sextes Pompée lui reprocha des faiblesses infâmes. Effeminatum insectatus est . Antoine avant le triumvirat déclara que César, grand oncle d'Auguste, ne l'avait adopté pour son fils, que parce qu'il avait servi à ses plaisirs; adoptionem avunculi stupro meritum .
Lucius César lui fit le même reproche, et prétendit même qu'il avait poussé la bassesse jusqu'à vendre son corps à Hirtius pour une somme très considérable. Son impudence alla depuis jusqu'à arracher une femme consulaire à son mari au milieu d'un souper; il passa quelque temps avec elle dans un cabinet voisin, et la ramena ensuite à table, sans que lui, ni elle, ni son mari en rougissent.
Nous avons encore une lettre d'Antoine à Auguste conçue en ces mots: Ita valeas ut hanc Epistolam cum leges non inieris Testullam, aut Terentillam, aut Russilam, aut Salviam, aut omnes. Anne refert ubi, et in quam arrigas . On n'ose traduire cette lettre licencieuse.
Rien n'est plus connu que ce scandaleux festin de cinq compagnons de ses plaisirs, avec six principales femmes de Rome. Ils étaient habillés en dieux et en déesses, et ils en imitaient toutes les impudicités inventées dans les fables:
Dum nova divorum caenat adulteria .
Enfin, on le désigna publiquement sur le théâtre par ce fameux vers,
Vides ne ut cinaedus orbem digito temperet ?
Le doigt d'un vil giton gouverne l'univers.
Presque tous les auteurs latins qui ont parlé d'Ovide, prétendent qu'Auguste n'eut l'insolence d'exiler ce chevalier romain, qui était beaucoup plus honnête homme que lui, que parce qu'il avait été surpris par lui dans un inceste avec sa propre fille Julia, et qu'il ne relégua même sa fille que par jalousie. Cela est d'autant plus vraisemblable, que Caligula publiait hautement que sa mère était née de l'inceste d'Auguste et de Julie; c'est ce que dit Suétone dans la vie de Caligula.
On sait qu'Auguste avait répudié la mère de Julie le jour même qu'elle accoucha d'elle: et il enleva le même jour Livie à son mari, grosse de Tibère, autre monstre qui lui succéda: voilà l'homme à qui Horace disait,
Res italas armis tuteris, moribus ornes ,
Legibus emendes, etc .
Il est difficile de n'être pas saisi d'indignation en lisant à la tête des Géorgiques , qu'Auguste est un des plus grands dieux, et qu'on ne sait quelle place il daignera occuper un jour dans le ciel; s'il régnera dans les airs, ou s'il sera le protecteur des villes, ou bien s'il acceptera l'empire des mers?
An Deus immensi venias maris, ac tua nautae ,
Numina sola colant, tibi serviat ultima Thule .
L'Arioste parle bien plus sensément, comme aussi avec plus de grâce, quand il dit dans son admirable trente-cinquième chant:
Non fu si santo ne bénigno Augusto ,
Come la tromba di Virgilio suona ;
L'aver avuto in poësia buon gusto ,
La proscriptione iniqua gli perdona etc .
Tyran de son pays, et scélérat habile,
Il mit Pérouse en cendre et Rome dans les fers;
Mais il avait du goût, il se connut en vers.
Auguste au rang des dieux est placé par Virgile.
Autant qu'Auguste se livra longtemps à la dissolution la plus effrénée, autant son énorme cruauté fut tranquille et réfléchie. Ce fut au milieu des festins et des fêtes qu'il ordonna les proscriptions; il y eut près de trois cents sénateurs de proscrits, deux mille chevaliers et plus de cent pères de famille obscurs, mais riches, dont tout le crime était dans leur fortune. Octave et Antoine ne les firent tuer que pour avoir leur argent, et en cela ils ne furent nullement différents des voleurs de grand chemin qu'on fait expirer sur la roue.
Octave, immédiatement avant la guerre de Pérouse, donna à ses soldats vétérans, toutes les terres des citoyens de Mantoue et de Crémone. Ainsi il récompensait le meurtre par la déprédation.
Il n'est que trop certain que le monde fut ravagé depuis l'Euphrate jusqu'au fond de l'Espagne, par un homme sans pudeur, sans loi, sans honneur, sans probité, fourbe, ingrat, avare, sanguinaire, tranquille dans le crime, et qui dans une république bien policée aurait péri par le dernier supplice au premier de ses crimes.
Cependant on admire encore le gouvernement d'Auguste, parce que Rome goûta sous lui la paix, les plaisirs et l'abondance: Sénèque dit de lui, clementiam non voco lassam crudelitatem . Je n'appelle point clémence la lassitude de la cruauté.
On croit qu'Auguste devint plus doux quand le crime ne lui fut plus nécessaire, et qu'il vit qu'étant maître absolu, il n'avait plus d'autre intérêt que celui de paraître juste. Mais il me semble qu'il fut toujours plus impitoyable que clément; car après la bataille d'Actium il fit égorger le fils d'Antoine au pied de la statue de César, et il eut la barbarie de faire trancher la tête au jeune Césarion, fils de César et de Cléopâtre, que lui-même avait reconnu pour roi d'Egypte.
Ayant un jour soupçonné le préteur Gallius Quintus d'être venu à l'audience avec un poignard sous sa robe, il le fit appliquer en sa présence à la torture; et dans l'indignation où il fut de s'entendre appeler tyran par ce sénateur, il lui arracha lui-même les yeux; si on en croit Suétone.
On sait que César, son père adoptif, fut assez grand pour pardonner à presque tous ses ennemis; mais je ne vois pas qu'Auguste ait pardonné à un seul. Je doute fort de sa prétendue clémence envers Cinna. Tacite, ni Suétone ne disent rien de cette aventure. Suétone qui parle de toutes les conspirations faites contre Auguste, n'aurait pas manqué de parler de la plus célèbre. La singularité d'un consulat donné à Cinna pour prix de la plus noire perfidie, n'aurait pas échappé à tous les historiens contemporains. Dion Cassius n'en parle qu'après Sénèque; et ce morceau de Sénèque ressemble plus à une déclamation qu'à une vérité historique. De plus, Sénèque met la scène en Gaule, et Dion à Rome. Il y a là une contradiction qui achève d'ôter toute vraisemblance à cette aventure. Aucune de nos histoires romaines compilées à la hâte et sans choix, n'a discuté ce fait intéressant. L'histoire de Laurent Echard a paru aux hommes éclairés aussi fautive que tronquée: l'esprit d'examen a rarement conduit les écrivains.
Il se peut que Cinna ait été soupçonné ou convaincu par Auguste de quelque infidélité, et qu'après l'éclaircissement, Auguste lui eût accordé le vain honneur du consulat: mais il n'est nullement probable que Cinna eût voulu par une conspiration s'emparer de la puissance suprême, lui qui n'avait jamais commandé d'armée, qui n'était appuyé d'aucun parti, qui n'était pas enfin un homme considérable dans l'empire. Il n'y a pas d'apparence qu'un simple courtisan subalterne ait eu la folie de vouloir succéder à un souverain affermi depuis vingt années, et qui avait des héritiers; et il n'est nullement probable qu'Auguste l'eût fait consul immédiatement après la conspiration.
Si l'aventure de Cinna est vraie, Auguste ne pardonna que malgré lui, vaincu par les raisons ou par les importunités de Livie, qui avait pris sur lui un grand ascendant, et qui lui persuada, dit Sénèque, que le pardon lui serait plus utile que le châtiment. Ce ne fut donc que par politique qu'on le vit une fois exercer la clémence; ce ne fut certainement point par générosité.
Comment peut-on tenir compte à un brigand enrichi et affermi de jouir en paix du fruit de ses rapines, et de ne pas assassiner tous les jours les fils et les petits-fils des proscrits quand ils sont à genoux devant lui et qu'ils l'adorent? il fut un politique prudent après avoir été un barbare; mais il est à remarquer que la postérité ne lui donna jamais le nom de vertueux comme à Titus, à Trajan, aux Antonins. Il s'introduisit même une coutume dans les compliments qu'on faisait aux empereurs à leur avènement, c'était de leur souhaiter d'être plus heureux qu'Auguste, et meilleurs que Trajan.
Il est donc permis aujourd'hui de regarder Auguste comme un monstre adroit et heureux.
Louis Racine, fils du grand Racine, et héritier d'une partie de ses talents, semble s'oublier un peu quand il dit dans ses Réflexions sur la poésie, qu' Horace et Virgile gâtèrent Auguste, qu'ils épuisèrent leur art pour empoisonner Auguste par leurs louanges . Ces expressions pourraient faire croire que les éloges si bassement prodigués par ces deux grands poètes, corrompirent le beau naturel de cet empereur. Mais Louis Racine savait très bien qu'Auguste était un fort méchant homme, indifférent au crime et à la vertu, se servant également des horreurs de l'un et des apparences de l'autre, uniquement attentif à son seul intérêt, n'ensanglantant la terre et ne la pacifiant, n'employant les armes et les lois, la religion et les plaisirs que pour être le maître, et sacrifiant tout à lui-même. Louis Racine fait voir seulement que Virgile et Horace eurent des âmes serviles.
Il a malheureusement trop raison quand il reproche à Corneille d'avoir dédié Cinna au financier Montauron, et d'avoir dit à ce receveur, Ce que vous avez de commun avec Auguste, c'est surtout cette générosité avec laquelle . . . car enfin, quoiqu'Auguste ait été le plus méchant des citoyens romains, il faut convenir que le premier des empereurs, le maître, le pacificateur, le législateur de la terre alors connue, ne devait pas être mis absolument de niveau avec un financier commis d'un contrôleur-général en Gaule.
Le même Louis Racine en condamnant justement l'abaissement de Corneille et la lâcheté du siècle d'Horace et de Virgile, relève merveilleusement un passage du petit carême de Massillon. On est aussi coupable quand on manque de vérité aux rois que quand on manque de fidélité, et on aurait dû établir la même peine pour l'adulation que pour la révolte .
Père Massillon, je vous demande pardon; mais ce trait est bien oratoire, bien prédicateur, bien exagéré. La Ligue et la Fronde ont fait, si je ne me trompe, plus de mal que les prologues de Quinault. Il n'y a pas moyen de condamner Quinault à être roué comme un rebelle. Père Massillon, est modus in rebus , et c'est ce qui manque net à tous les faiseurs de sermons.
Ce n'est pas comme évêque, comme docteur, comme Père de l'Eglise que je considère ici St Augustin, natif de Tagaste; c'est en qualité d'homme. Il s'agit ici d'un point de physique qui regarde le climat d'Afrique.
Il me semble que St Augustin avait environ quatorze ans lorsque son père, qui était pauvre, le mena avec lui aux bains publics. On dit qu'il était contre l'usage et la bienséance qu'un père se baignât avec son fils; et Bayle même fait cette remarque. Oui, les patriciens à Rome, les chevaliers romains ne se baignaient pas avec leurs enfants dans les étuves publiques. Mais croira-t-on que le pauvre peuple, qui allait au bain pour un liard, fût scrupuleux observateur des bienséances des riches?
L'homme opulent couchait dans un lit d'ivoire et d'argent sur des tapis de pourpre, sans draps, avec sa concubine; sa femme dans un autre appartement parfumé couchait avec son amant. Les enfants, les précepteurs, les domestiques avaient leurs chambres séparées; mais le peuple couchait pêle-mêle dans des galetas. On ne faisait pas beaucoup de façons dans la ville de Tagaste en Afrique. Le père d'Augustin menait son fils au bain des pauvres.
Ce saint raconte que son père le vit dans un état de virilité qui lui causa une joie vraiment paternelle, et qui lui fit espérer d'avoir bientôt des petits-fils in ogni modo , comme de fait il en eut.
Le bonhomme s'empressa même d'aller conter cette nouvelle à Ste Monique sa femme.
St Augustin qui était un enfant très libertin, avait l'esprit aussi Confession liv. IV, ch. XV. prompt que la chair. Il dit, qu'ayant à peine vingt ans il apprit sans maître la géométrie, l'arithmétique et la musique.
Cela ne prouve-t-il pas deux choses, que dans l'Afrique, que nous nommons aujourd'hui la Barbarie , les corps et les esprits sont plus avancés que chez nous?
Où sont à Paris, à Strasbourg, à Ratisbonne, à Vienne les jeunes gens qui apprennent l'arithmétique, les mathématiques, la musique, sans aucun secours, et qui soient pères à quatorze ans?
Ce n'est point sans doute une fable, qu'Atlas prince de Mauritanie, appelé fils du ciel par les Grecs, ait été un célèbre astronome, qu'il ait fait construire une sphère céleste comme il en est à la Chine depuis tant de siècles. Les anciens, qui exprimaient tout en allégories, comparèrent ce prince à la montagne qui porte son nom, parce qu'elle élève son sommet dans les nues, et les nues ont été nommées le ciel par tous les hommes qui n'ont jugé des choses que sur le rapport de leurs yeux.
Ces mêmes Maures cultivèrent les sciences avec succès, et enseignèrent l'Espagne et l'Italie pendant plus de cinq siècles. Les choses sont bien changées. Le pays de St Augustin n'est plus qu'un repaire de pirates. L'Angleterre, l'Italie, l'Allemagne, la France qui étaient plongées dans la barbarie, cultivent les arts mieux que n'ont jamais fait les Arabes.
Nous ne voulons donc, dans cet article, que faire voir combien ce monde est un tableau changeant. Augustin débauché devient orateur et philosophe. Il se pousse dans le monde, il est professeur de rhétorique; il se fait manichéen; du manichéisme il passe au christianisme. Il se fait baptiser avec un de ses bâtards nommé Deodatus: il devient évêque; il devient Père de l'Eglise. Son système sur la grâce est respecté onze cents ans comme un article de foi. Au bout de onze cents ans, des jésuites trouvent moyen de faire anathématiser le système de St Augustin mot pour mot, sous le nom de Jansénius, de St Cyran, d'Arnaud, de Quesnel. (Voyez Grâce . ) Nous demandons si cette révolution dans son genre n'est pas aussi grande que celle de l'Afrique, et s'il y a rien de permanent sur la terre?
Avignon et son comtat sont des monuments de ce que peuvent à la fois l'abus de la religion, l'ambition, la fourberie et le fanatisme. Ce petit pays, après mille vicissitudes, avait passé au douzième siècle dans la maison des comtes de Toulouse, descendants de Charlemagne par les femmes.
Raimond VI comte de Toulouse, dont les aïeux avaient été les principaux héros des croisades, fut dépouillé de ses Etats par une croisade que les papes suscitèrent contre lui. La cause de la croisade était l'envie d'avoir ses dépouilles: le prétexte était, que dans plusieurs de ses villes, les citoyens pensaient à peu près comme on pense depuis plus de deux cents ans en Angleterre, en Suède, en Dannemarck, dans les trois quarts de la Suisse, en Hollande, et dans la moitié de l'Allemagne.
Ce n'était pas une raison pour donner au nom de Dieu les Etats du comte de Toulouse au premier occupant, et pour aller égorger et brûler ses sujets un crucifix à la main, et une croix blanche sur l'épaule. Tout ce qu'on nous raconte des peuples les plus sauvages n'approche pas des barbaries commises dans cette guerre, appelée sainte . L'atrocité ridicule de quelques cérémonies religieuses accompagna toujours les excès de ces horreurs. On sait que Raimond VI fut traîné à une église de St Giles devant un légat nommé Milon, nu jusqu'à la ceinture, sans bas et sans sandales, ayant une corde au cou, laquelle était tirée par un diacre, tandis qu'un second diacre le fouettait, qu'un troisième diacre chantait un miserere avec des moines, et que le légat était à dîner.
Telle est la première origine du droit des papes sur Avignon.
Le comte Raimond, qui s'était soumis à être fouetté pour conserver ses Etats, subit cette ignominie en pure perte. Il lui fallut défendre par les armes ce qu'il avait cru conserver par une poignée de verges; il vit ses villes en cendre, et mourut en 1213 dans les vicissitudes de la plus sanglante guerre.
Son fils Raimond VII n'était pas soupçonné d'hérésie comme le père; mais étant fils d'un hérétique il devait être dépouillé de tous ses biens en vertu des décrétales, c'était la loi. La croisade subsista donc contre lui. On l'excommuniait dans les églises les dimanches et les jours de fêtes au son des cloches, et à cierges éteints.
Un légat qui était en France dans la minorité de St Louis, y levait des décimes pour soutenir cette guerre en Languedoc et en Provence. Raimond se défendait avec courage, mais les têtes de l'hydre du fanatisme renaissaient à tout moment pour le dévorer.
Enfin le pape fit la paix, parce que tout son argent se dépensait à la guerre.
Raimond VII vint signer le traité devant le portail de la cathédrale de Paris. Il fut forcé de payer dix mille marcs d'argent au légat, deux mille à l'abbaye de Citeaux, cinq cents à l'abbaye de Clervaux, mille à celle de Grand-Selve, trois cents à celle de Belleperche, le tout pour le salut de son âme, comme il est spécifié dans le traité. C'était ainsi que l'Eglise négociait toujours.
Il est très remarquable que dans l'instrument de cette paix, le comte de Toulouse met toujours le légat avant le roi. ‘Je jure et promets au légat et au roi d'observer de bonne foi toutes ces choses, et de les faire observer par mes vassaux et sujets, etc.'
Ce n'était pas tout, il céda au pape Grégoire IX le comtat Venaissin au delà du Rhône, et la suzeraineté de soixante et treize châteaux en deçà. Le pape s'adjugea cette amende par un acte particulier, ne voulant pas que dans un instrument public l'aveu d'avoir exterminé tant de chrétiens, pour ravir le bien d'autrui, parût avec trop d'éclat. Il exigeait d'ailleurs ce que Raimond ne pouvait lui donner sans le consentement de l'empereur Fréderic II. Les terres du comte à la gauche du Rhône étaient un fief impérial. Fréderic II ne ratifia jamais cette extorsion.
Alphonse, frère de St Louis, ayant épousé la fille de ce malheureux prince, et n'en ayant point eu d'enfants, tous les Etats de Raimond VII en Languedoc furent réunis à la couronne de France, ainsi qu'il avait été stipulé par le contrat de mariage.
Le comtat Venaissin, qui est dans la Provence, avait été rendu avec magnanimité par l'empereur Frédéric II au comte de Toulouse. Sa fille Jeanne, avant de mourir, en avait disposé par son testament en faveur de Charles d'Anjou comte de Provence et roi de Naples.
Philippe le Hardi, fils de St Louis, pressé par le pape Grégoire X, donna le Venaissin à l'Eglise romaine en 1274. Il faut avouer que Philippe le Hardi donnait ce qui ne lui appartenait point du tout; que cette cession était absolument nulle, et que jamais acte ne fut plus contre toutes les lois.
Il en est de même de la ville d'Avignon. Jeanne de France reine de Naples, descendante du frère de St Louis, accusée avec trop de vraisemblance d'avoir empoisonné son mari, voulut avoir la protection du pape Clément VI, qui siégeait alors dans la ville d'Avignon, domaine de Jeanne. Elle était comtesse de Provence. Les Provençaux lui firent jurer en 1347, sur les Evangiles, qu'elle ne vendrait aucune de ses souverainetés. A peine eut-elle fait son serment qu'elle alla vendre Avignon au pape. L'acte authentique ne fut signé que le 12 juin 1348; on y stipula pour prix de la vente la somme de quatre-vingt mille florins d'or. Le pape la déclara innocente du meurtre de son mari, mais il ne la paya point. On n'a jamais produit la quittance de Jeanne. Elle réclama quatre fois juridiquement contre cette vente illusoire.
Ainsi donc, Avignon et le comtat ne furent jamais réputés démembrés de la Provence que par une rapine d'autant plus manifeste, qu'on avait voulu la couvrir du voile de la religion.
Lorsque Louis XI acquit la Provence, il l'acquit avec tous ses droits, et voulut les faire valoir en 1464, comme on le voit par une lettre de Jean de Foix à ce monarque. Mais les intrigues de la cour de Rome eurent toujours tant de pouvoir, que les rois de France condescendirent à la laisser jouir de cette petite province. Ils ne reconnurent jamais dans les papes une possession légitime, mais une simple jouissance.
Dans le traité de Pise, fait par Louis XIV en 1664 avec Alexandre VII, il est dit, qu'on lèvera tous les obstacles, afin que le pape puisse jouir d'Avignon comme auparavant . Le pape n'eut donc cette province que comme des cardinaux ont des pensions du roi, et ces pensions sont amovibles.
Avignon et le comtat furent toujours un embarras pour le gouvernement de France. Ce petit pays était le refuge de tous les banqueroutiers et de tous les contrebandiers. Par là il causait de grandes pertes; et le pape n'en profitait guère.
Louis XIV rentra deux fois dans ses droits; mais pour châtier le pape plus que pour réunir Avignon et le comtat à sa couronne.
Enfin Louis XV a fait justice à sa dignité et à ses sujets. La conduite indécente et grossière du pape Rezzonico, ClémentXIII , l'a forcé de faire revivre les droits de sa couronne en 1768. Ce pape avait agi comme s'il avait été du quatorzième siècle. On lui a prouvé qu'on était au dix-huitième, avec l'applaudissement de l'Europe entière.
Lorsque l'officier-général, chargé des ordres du roi entra dans Avignon, il alla droit à l'appartement du légat sans se faire annoncer, et lui dit, Monsieur, le roi prend possession de sa ville .
Il y a loin de là à un comte de Toulouse fouetté par un diacre pendant le dîner d'un légat. Les choses, comme on voit, changent avec le temps.
Que des hommes choisis, amateurs de l'étude, se soient unis après mille catastrophes arrivées au monde; qu'ils se soient occupés d'adorer Dieu, et de régler les temps de l'année, comme on le dit des anciens brachmanes, des mages, il n'est rien là que de bon et d'honnête. Ils ont pu être en exemple au reste de la terre par une vie frugale; ils ont pu s'abstenir de toute liqueur enivrante, et du commerce avec leurs femmes, quand ils célébrèrent des fêtes. Ils durent être vêtus avec modestie et décence. S'ils furent savants, les autres hommes les consultèrent: S'ils furent justes, on les respecta et on les aima. Mais la superstition, la gueuserie, la vanité ne se mirent-elles pas bientôt à la place des vertus?
Le premier fou qui se fouetta publiquement pour apaiser les dieux, ne fut-il pas l'origine des prêtres de la déesse de Syrie qui se fouettaient en son honneur, des prêtres d'Isis qui en faisaient autant à certains jours; des prêtres de Dodone nommés Seliens qui se faisaient des blessures, des prêtres de Bellone qui se donnaient des coups de sabre? des prêtres de Diane qui s'ensanglantaient à coups de verges, des prêtres de Cybèle qui se faisaient eunuques, des fakirs des Indes qui se chargèrent de chaînes? L'espérance de tirer de larges aumônes n'entra-t-elle pour rien dans leurs austérités?
Les gueux qui se font enfler les jambes avec de la tithymale, et qui se couvrent d'ulcères pour arracher quelques deniers aux passants, n'ont-ils pas quelque rapport aux énergumènes de l'antiquité qui s'enfonçaient des clous dans les fesses, et qui vendaient ces saints clous aux dévots du pays?
Enfin, la vanité n'a-t-elle jamais eu part à ces mortifications publiques qui attiraient les yeux de la multitude? Je me fouette; mais c'est pour expier vos fautes. Je marche tout nu; mais c'est pour vous reprocher le faste de vos vêtements. Je me nourris d'herbe et de colimaçons; mais c'est pour corriger en vous le vice de la gourmandise. Je m'attache un anneau de fer à la verge; pour vous faire rougir de votre lasciveté. Respectez-moi comme un homme cher aux dieux, qui attirera leurs faveurs sur vous. Quand vous serez accoutumés à me respecter, vous n'aurez pas de peine à m'obéir. Je serai votre maître au nom des dieux. Et si quelqu'un de vous alors transgresse la moindre de mes volontés, je le ferai empaler pour apaiser la colère céleste.
Si les premiers fakirs ne prononcèrent pas ces paroles, il est bien probable qu'ils les avaient gravées dans le fond de leur coeur.
Ces austérités affreuses furent peut-être les origines des sacrifices de sang humain. Des gens qui répandaient leur sang en public à coups de verges, et qui se tailladaient les bras et les cuisses pour se donner de la considération, firent aisément croire à des sauvages imbéciles qu'on devait sacrifier aux dieux ce qu'on avait de plus cher; qu'il fallait immoler sa fille pour avoir un bon vent; précipiter son fils du haut d'un rocher pour n'être point attaqué de la peste; jeter une fille dans le Nil pour avoir infailliblement une bonne récolte.
Ces superstitions asiatiques ont produit parmi nous les flagellations Voyez Confession . que nous avons imitées des Juifs. Leurs dévots se fouettaient et se fouettent encore les uns les autres, comme faisaient autrefois Voyez Apulée . les prêtres de Syrie et d'Egypte.
Parmi nous les abbés fouettèrent leurs moines, les confesseurs fouettèrent leurs pénitents des deux sexes. St Augustin écrit à Marcellin le tribun, qu'il faut fouetter les donatistes comme les maîtres d'école en usent avec les écoliers .
On prétend que ce n'est qu'au dixième siècle que les moines et les religieuses commencèrent à se fouetter à certains jours de l'année. La coutume de donner le fouet aux pécheurs pour pénitence, s'établit si bien, que le confesseur de St Louis lui donnait en 1209. très souvent le fouet. Henri II d'Angleterre fut fouetté par les chanoines de Cantorbéri. Raimond comte de Toulouse fut fouetté la corde au cou par un diacre, à la porte de l'église de St Giles, devant le légat Milon, comme nous l'avons vu.
en 1223. Les chapelains du roi de France Louis VIII, furent condamnés par le légat du pape Innocent III à venir aux quatre grandes fêtes aux portes de la cathédrale de Paris, présenter des verges aux chanoines pour les fouetter, en expiation du crime du roi leur maître qui avait accepté la couronne d'Angleterre, que le pape lui avait ôtée après la lui avoir donnée en vertu de sa pleine puissance. Il parut même que le pape était fort indulgent en ne faisant pas fouetter le roi lui-même, et en se contentant de lui ordonner, sous peine de damnation, de payer à la chambre apostolique deux années de son revenu.
C'est de cet ancien usage que vient la coutume d'armer encore dans St Pierre de Rome les grands pénitenciers, de longues baguettes au lieu de verges, dont ils donnent de petits coups aux pénitents prosternés de leur long. C'est ainsi que le roi de France Henri IV reçut le fouet sur les fesses des cardinaux d'Ossat et Duperron. Tant il est vrai que nous sortons à peine de la barbarie dans laquelle nous avons encore une jambe enfoncée jusqu'au genou.
Au commencement du treizième siècle il se forma en Italie des confréries de pénitents, à Pérouse et à Bologne. Les jeunes gens presque nus, une poignée de verge dans une main, et un petit crucifix dans l'autre, se fouettaient dans les rues. Les femmes les regardaient à travers les jalousies des fenêtres, et se fouettaient dans leurs chambres.
Ces flagellants inondèrent l'Europe; on en voit encore beaucoup Meteren, Historia belgica anno 1570. Histoire des Flagellants , pag. 198. en Italie, en Espagne et en France même, à Perpignan. Il était assez commun au commencement du seizième siècle, que les confesseurs fouettassent leurs pénitentes sur les fesses. Une histoire des Pays-Bas, composée par Meteren, rapporte que le cordelier nommé Adriacem, grand prédicateur de Bruges, fouettait ses pénitentes toutes nues.
De Thou liv. XXVIII. Le jésuite Edmond Auger confesseur de Henri III, engagea ce malheureux prince à se mettre à la tête des flagellants.
Dans plusieurs couvents de moines et de religieuses, on se fouette sur les fesses. Il en a résulté quelquefois d'étranges impudicités, sur lesquelles il faut jeter un voile pour ne pas faire rougir celles qui portent un voile sacré, et dont le sexe et la profession méritent les plus grands égards. (Voyez Expiation . )
Il est universellement reconnu que les premiers chrétiens n'eurent ni temples, ni autels, ni cierges, ni encens, ni eau bénite, ni aucun des rites que la prudence des pasteurs institua depuis, selon les temps et les lieux, et surtout selon les besoins des fidèles.
Nous avons plus d'un témoignage d'Origène, d'Athénagore, de Théophile, de Justin, de Tertullien, que les premiers chrétiens avaient en abomination les temples et les autels. Ce n'est pas seulement parce qu'ils ne pouvaient obtenir du gouvernement, dans ces commencements, la permission de bâtir des temples, mais c'est qu'ils avaient une aversion réelle pour tout ce qui semblait avoir le moindre rapport avec les autres religions. Cette horreur subsista chez eux pendant deux cent cinquante ans. Cela se démontre par Minutius Felix, qui vivait au troisième siècle. Vous pensez , dit-il aux Romains, que nous cachons ce que nous adorons parce que nous n'avons ni temples ni autels. Mais quel simulacre érigerons-nous à Dieu puisque l'homme est lui-même le simulacre de Dieu? Quel temple lui bâtirons-nous quand le monde, qui est son ouvrage, ne peut le contenir? Comment enfermerai-je la puissance d'une telle majesté dans une seule maison? ne vaut-il pas bien mieux lui consacrer un temple dans notre esprit et dans notre coeur ?
‘Putatis autem nos occultare quod colimus, si delubra et aras non habemus? Quod enim simulacrum Deo fingam, cum si recte existimes fit Dei homo ipse simulacrum? templum quod ei extruam, cum totus hic mundus ejus opere fabricatus eum capere non possit, et cum homo latius maneam, intra unam aediculam vim tantae majestatis includam? Nonne melius in nostra dedicandus est mente? In nostro imo consecrandus est pectore?'
Les chrétiens n'eurent donc des temples que vers le commencement du règne de Dioclétien. L'Eglise était alors très nombreuse. On avait besoin de décorations et de rites qui auraient été jusque-là inutiles et même dangereux à un troupeau faible longtemps méconnu, et pris seulement pour une petite secte de Juifs dissidents.
Il est manifeste que dans le temps où ils étaient confondus avec les Juifs, ils ne pouvaient obtenir la permission d'avoir des temples. Les Juifs qui payaient très chèrement leurs synagogues s'y seraient opposés; ils étaient mortels ennemis des chrétiens, et ils étaient riches. Il ne faut pas dire avec Toland, qu'alors les chrétiens ne faisaient semblant de mépriser les temples et les autels, que comme le renard disait, que les raisins étaient trop verts.
Cette comparaison semble aussi injuste qu'impie, puisque tous les premiers chrétiens de tant de pays différents s'accordèrent à soutenir qu'il ne faut point de temples et d'autels au vrai Dieu.
La Providence, en faisant agir les causes secondes, voulut qu'ils bâtissent un temple superbe dans Nicomédie résidence de l'empereur Dioclétien, dès qu'ils eurent la protection de ce prince. Ils en construisirent dans d'autres villes, mais ils avaient encore en horreur les cierges, l'encens, l'eau lustrale, les habits pontificaux; tout cet appareil imposant n'était alors à leurs yeux que marque distinctive du paganisme. Ils n'adoptèrent ces usages que peu à peu sous Constantin et sous ses successeurs; et ces usages ont souvent changé.
Aujourd'hui, dans notre Occident, les bonnes femmes qui entendent le dimanche une messe basse en latin, servie par un petit garçon, s'imaginent que ce rite a été observé de tout temps, qu'il n'y en a jamais eu d'autre, et que la coutume de s'assembler dans d'autres pays pour prier Dieu en commun, est diabolique et toute récente. Une messe basse est sans contredit quelque chose de très respectable, puisqu'elle a été autorisée par l'Eglise. Elle n'est point du tout ancienne, mais elle n'en exige pas moins notre vénération.
Il n'y a peut-être aujourd'hui pas une seule cérémonie qui ait été en usage du temps des apôtres. Le Saint-Esprit s'est toujours conformé aux temps. Il inspirait les premiers disciples dans un méchant galetas. Il communique aujourd'hui ses inspirations dans St Pierre de Rome qui a coûté deux cents millions; également divin dans le galetas et dans le superbe édifice de Jules II, de Léon X, de Paul III, et de Sixte V. (Voyez Eglise primitive . )
Auteur est un nom générique qui peut, comme le nom de toutes les autres professions, signifier du bon et du mauvais, du respectable ou du ridicule, de l'utile et de l'agréable, ou du fatras de rebut.
Ce nom est tellement commun à des choses différentes, qu'on dit également l' auteur de la nature et l' auteur des chansons du Pont-Neuf ou l' auteur de l'Année littéraire .
Nous croyons que l'auteur d'un bon ouvrage doit se garder de trois choses, du titre, de l'épître dédicatoire et de la préface. Les autres doivent se garder d'une quatrième, c'est d'écrire.
Quant au titre, s'il a la rage d'y mettre son nom, ce qui est souvent très dangereux, il faut du moins que ce soit sous une forme modeste; on n'aime point à voir un ouvrage pieux qui doit renfermer des leçons d'humilité par, Messire ou Monseigneur un tel, conseiller du roi en ses conseils, évêque et comte d'une telle ville . Le lecteur qui est toujours malin, et qui souvent s'ennuie, aime fort à tourner en ridicule un livre annoncé avec tant de faste. On se souvient alors que l'auteur de l' Imitation de Jésus-Christ n'y a pas mis son nom.
Mais les apôtres, dites-vous, mettaient leurs noms à leurs ouvrages. Cela n'est pas vrai, ils étaient trop modestes. Jamais l'apôtre Matthieu n'intitula son livre Evangile de St Matthieu , c'est un hommage qu'on lui rendit depuis. St Luc lui-même qui recueillit ce qu'il avait entendu dire, et qui dédie son livre à Théophile, ne l'intitule point Evangile de Luc . Il n'y a que St Jean qui se nomme dans l'Apocalypse; et c'est ce qui fit soupçonner que ce livre était de Cérinthe qui prit le nom de Jean pour autoriser cette production.
Quoi qu'il en puisse être des siècles passés, il me paraît bien hardi dans ce siècle de mettre son nom et ses titres à la tête de ses oeuvres. Les évêques n'y manquent pas; et dans les gros in-4 o qu'ils nous donnent sous le titre de Mandements , on remarque d'abord leurs armoiries avec de beaux glands ornés de houppes; ensuite il est dit un mot de l'humilité chrétienne, et ce mot est suivi quelquefois d'injures atroces contre ceux qui sont, ou d'une autre communion, ou d'un autre parti. Nous ne parlons ici que des pauvres auteurs profanes. Le duc de la Rochefoucault n'intitula point ses pensées par Monseigneur le duc de la Rochefoucault pair de France , etc.
Plusieurs personnes trouvent mauvais qu'une compilation dans laquelle il y a de très beaux morceaux, soit annoncée par Monsieur , etc. ci-devant professeur de l'université, docteur en théologie, recteur, précepteur des enfants de M. le duc de. . . membre d'une académie et même de deux. Tant de dignités ne rendent pas le livre meilleur. On souhaiterait qu'il fût plus court, plus philosophique, moins rempli de vieilles fables. A l'égard des titres et qualités, personne ne s'en soucie.
L'épître dédicatoire n'a été souvent présentée que par la bassesse intéressée à la vanité dédaigneuse:
De là vient cet amas d'ouvrages mercenaires ,
Stances, odes, sonnets, épîtres liminaires ,
Où toujours le héros passe pour sans pareil ,
Et fût-il louche et borgne, est réputé soleil .
Qui croirait que Rohaut soi-disant physicien, dans sa dédicace au duc de Guise, lui dit, que ses ancêtres ont maintenu aux dépens de leur sang les vérités politiques, les lois fondamentales de l'Etat, et les droits des souverains . Le Balafré et le duc de Mayenne seraient un peu surpris si on leur lisait cette épître. Et que dirait Henri IV?
On ne sait pas que la plupart des dédicaces en Angleterre ont été faites pour de l'argent, comme les capucins chez nous viennent présenter des salades à condition qu'on leur donnera pour boire.
Les gens de lettres en France ignorent aujourd'hui ce honteux avilissement; et jamais ils n'ont eu tant de noblesse dans l'esprit, excepté quelques malheureux qui se disent gens de lettres dans le même sens que des barbouilleurs se vantent d'être de la profession de Raphaël, et que le cocher de Vertamont était poète.
Les préfaces sont un autre écueil; Le Moi est haïssable, disait Pascal. Parlez de vous le moins que vous pourrez; car vous devez savoir que l'amour-propre du lecteur est aussi grand que le vôtre. Il ne vous pardonnera jamais de vouloir le condamner à vous estimer. C'est à votre livre à parler pour lui; s'il parvient à être lu dans la foule.
Les illustres suffrages dont ma pièce a été honorée, devraient me dispenser de répondre à mes adversaires. Les applaudissements du public . . . rayez tout cela, croyez-moi, vous n'avez point eu de suffrages illustres, votre pièce est oubliée pour jamais.
Quelques censeurs ont prétendu qu'il y a un peu trop d'événements dans le troisième acte, et que la princesse découvre trop tard dans le quatrième les tendres sentiments de son coeur pour son amant; à cela je réponds que . . . Ne réponds point, mon ami, car personne n'a parlé ni ne parlera de ta princesse. Ta pièce est tombée parce qu'elle est ennuyeuse et écrite en vers plats et barbares; ta préface est une prière pour les morts; mais elle ne les ressuscitera pas.
D'autres attestent l'Europe entière qu'on n'a pas entendu leur système sur les compossibles, sur les supralapsaires; sur la différence qu'on doit mettre entre les hérétiques macédoniens, et les hérétiques valentiniens. Mais vraiment je crois bien que personne ne t'entend, puisque personne ne te lit.
On est inondé de ces fatras, et de ces continuelles répétitions, et des insipides romans qui copient de vieux romans, et de nouveaux systèmes fondés sur d'anciennes rêveries, et de petites historiettes prises dans des histoires générales.
Voulez-vous être auteur, voulez-vous faire un livre? songez qu'il doit être neuf et utile, ou du moins infiniment agréable.
Quoi! du fond de votre province vous m'assassinerez de plus d'un in-4 o pour m'apprendre qu'un roi doit être juste, et que Trajan était plus vertueux que Caligula? vous ferez imprimer vos sermons qui ont endormi votre petite ville inconnue! vous mettrez à contribution toutes nos histoires pour en extraire la vie d'un prince sur qui vous n'avez aucuns mémoires nouveaux!
Si vous avez écrit une histoire de votre temps, ne doutez pas qu'il ne se trouve quelque éplucheur de chronologie, quelque commentateur de gazette qui vous relèvera sur une date, sur un nom de baptême, sur un escadron mal placé par vous à trois cents pas de l'endroit où il fut en effet posté. Alors, corrigez-vous vite.
Si un ignorant, un folliculaire se mêle de critiquer à tort et à travers, vous pouvez les confondre, mais nommez-le rarement, de peur de souiller vos écrits.
Vous attaque-t-on sur le style, ne répondez jamais; c'est à votre ouvrage seul de répondre.
Un homme dit que vous êtes malade, contentez-vous de vous bien porter, sans vouloir prouver au public que vous êtes en parfaite santé. Et surtout, souvenez-vous que le public s'embarrasse fort peu si vous vous portez bien ou mal.
Cent auteurs compilent pour avoir du pain, et vingt folliculaires font l'extrait, la critique, l'apologie, la satire de ces compilations, dans l'idée d'avoir aussi du pain; parce qu'ils n'ont point de métier. Tous ces gens-là vont les vendredis demander au lieutenant de police de Paris la permission de vendre leurs drogues. Ils ont audience immédiatement après les filles de joie, qui ne les regardent pas, parce qu'elles savent bien que ce sont de mauvaises pratiques.
Ils s'en retournent avec une permission tacite de faire vendre et débiter par tout le royaume, leurs historiettes , leurs recueils de bons mots , la vie du bienheureux Regis , la traduction d'un poème allemand , les nouvelles découvertes sur les anguilles ; un nouveau choix de vers , un système sur l'origine des cloches ; les amours du crapaud . Un libraire achète leurs productions dix écus; il en donne cinq au folliculaire du coin, à condition qu'il en dira du bien dans ses gazettes. Le folliculaire prend leur argent, et dit, de leurs opuscules , tout le mal qu'il peut. Les lésés viennent se plaindre au juif qui entretient la femme du folliculaire; on se bat à coups de poing chez l'apothicaire Le Lièvre; la scène finit par mener le folliculaire au Four-l'Evêque. Et cela s'appelle des auteurs !
Ces pauvres gens se partagent en deux ou trois bandes, et vont à la quête comme des moines mendiants; mais n'ayant point fait de voeux, leur société ne dure que peu de jours; ils se trahissent comme des prêtres qui courent le même bénéfice, quoiqu'ils n'aient nul bénéfice à espérer. Et cela s'appelle des auteurs !
Le malheur de ces gens-là vient de ce que leurs pères ne leur ont pas fait apprendre une profession. C'est un grand défaut dans la police moderne. Tout homme du peuple qui peut élever son fils dans un art utile, et ne le fait pas, mérite punition. Le fils d'un metteur en oeuvre se fait jésuite à dix-sept ans. Il est chassé de la Société à vingt-quatre, parce que le désordre de ses moeurs a trop éclaté. Le voilà sans pain; il devient folliculaire; il infecte la basse littérature et devient le mépris et l'horreur de la canaille même. Et cela s'appelle des auteurs !
Les auteurs véritables sont ceux qui ont réussi dans un art véritable, soit dans l'épopée, soit dans la tragédie, soit dans la comédie, soit dans l'histoire ou dans la philosophie, qui ont enseigné ou enchanté les hommes. Les autres dont nous avons parlé sont, parmi les gens de lettres, ce que les frelons sont parmi les oiseaux.
On cite, on commente, on critique, on néglige, on oublie; mais surtout on méprise communément un auteur qui n'est qu'auteur.
A propos de citer un auteur, il faut que je m'amuse à raconter une singulière bévue du révérend père Viret cordelier, professeur en théologie. Il lit dans la Philosophie de l'histoire de ce bon abbé Bazin, que jamais aucun auteur n'a cité un passage de Moïse avant Longin, qui vécut et mourut du temps de l'empereur Aurélien . Aussitôt le zèle de St François s'allume: Viret crie que cela n'est pas vrai, que plusieurs écrivains ont dit qu'il y avait eu un Moïse; que Joseph même en a parlé fort au long, et que l'abbé Bazin est un impie qui veut détruire les sept sacrements. Mais, cher père Viret, vous deviez vous informer auparavant de ce que veut dire le mot citer . Il y a bien de la différence entre faire mention d'un auteur, et citer un auteur. Parler, faire mention d'un auteur, c'est dire il a vécu, il a écrit en tel temps. Le citer, c'est rapporter un de ses passages, comme Moïse le dit dans son Exode, comme Moïse a écrit dans sa Genèse . Or l'abbé Bazin affirme qu'aucun écrivain étranger, aucun même des prophètes juifs n'a jamais cité un seul passage de Moïse, quoiqu'il soit un auteur divin. Père Viret, en vérité vous êtes un auteur bien malin, mais on saura du moins, par ce petit paragraphe, que vous avez été un auteur.
Les auteurs les plus volumineux que l'on ait eus en France, ont été les contrôleurs généraux des finances. On ferait dix gros volumes de leurs déclarations, depuis le règne de Louis XIV seulement. Les parlements ont fait quelquefois la critique de ces ouvrages; on y a trouvé des propositions erronées, des contradictions. Mais où sont les bons auteurs qui n'aient pas été censurés!
Misérables humains, soit en robe verte, soit en turban, soit en robe noire, ou en surplis, soit en manteau et en rabat; ne cherchez jamais à employer l'autorité là où il ne s'agit que de raison; ou consentez à être bafoués dans tous les siècles comme les plus impertinents de tous les hommes, et à subir la haine publique comme les plus injustes.
On vous a parlé cent fois de l'insolente absurdité avec laquelle vous condamnâtes Galilée, et moi je vous en parle pour la cent et unième; et je veux que vous en fassiez à jamais l'anniversaire, je veux qu'on grave à la porte de votre Saint-Office:
Ici sept cardinaux assistés de frères mineurs, firent jeter en prison le maître à penser de l'Italie, âgé de soixante et dix ans; le firent jeûner au pain et à l'eau, parce qu'il instruisait le genre humain et qu'ils étaient des ignorants.
Là on rendit un arrêt en faveur des catégories d'Aristote, et on statua savamment et équitablement la peine des galères contre quiconque serait assez osé pour être d'un autre avis que le stagirite, dont jadis deux conciles brûlèrent les livres.
Plus loin une faculté qui n'a pas de grandes facultés, fit un décret contre les idées innées, et fit ensuite un décret pour les idées innées, sans que ladite faculté fût seulement informée par ses bedeaux de ce que c'est qu'une idée.
Dans des écoles voisines on a procédé juridiquement contre la circulation du sang.
On a intenté procès contre l'inoculation, et parties ont été assignées par exploit.
On a saisi à la douane des pensées vingt et un volumes in-folio , dans lesquels il était dit méchamment et proditoirement que les triangles ont toujours trois angles; qu'un père est plus âgé que son fils, que Rhea Silvia perdit son pucelage avant d'accoucher, et que de la farine n'est pas une feuille de chêne.
En une autre année on jugea le procès Utrum chimaera bombinans in vacuo possit comedere secundas intentiones , et on décida pour l'affirmative.
En conséquence on se crut très supérieur à Archimède, à Euclide, à Cicéron, à Pline, et on se pavana dans le quartier de l'université.
D'où vient que l'axe de la terre n'est pas perpendiculaire à l'équateur? Pourquoi se relève-t-il vers le nord, et s'abaisse-t-il vers le pôle austral dans une position qui ne paraît pas naturelle, et qui semble la suite de quelque dérangement, ou d'une période d'un nombre prodigieux d'années?
Est-il bien vrai que l'écliptique se relève continuellement par un mouvement insensible vers l'équateur; et que l'angle que forment ces deux lignes soit un peu diminué depuis deux mille années?
Est-il bien vrai que l'écliptique ait été autrefois perpendiculaire à l'équateur; que les Egyptiens l'aient dit, et qu'Hérodote l'ait rapporté? Ce mouvement de l'écliptique formerait une période d'environ deux millions d'années; ce n'est point cela qui effraie; car la terre a un mouvement imperceptible d'environ vingt-neuf mille ans, qui fait la précession des équinoxes; et il est aussi aisé à la nature de produire une rotation de vingt mille siècles, qu'une rotation de deux cent quatre-vingt-dix siècles.
On s'est trompé quand on a dit que les Egyptiens avaient, selon Hérodote, une tradition que l'écliptique avait été autrefois perpendiculaire à l'équateur. La tradition, dont parle Hérodote, n'a point de rapport à la coïncidence de la ligne équinoxiale et de l'écliptique; c'est tout autre chose.
Les prétendus savants d'Egypte disaient que le soleil, dans l'espace de onze mille années, s'était couché deux fois à l'orient, et levé deux fois à l'occident. Quand l'équateur et l'écliptique auraient coïncidé ensemble, quand toute la terre aurait eu la sphère droite, et que partout les jours eussent été égaux aux nuits, le soleil ne changerait pas pour cela son coucher et son lever. La terre aurait toujours tourné sur son axe d'occident en orient, comme elle y tourne aujourd'hui. Cette idée de faire coucher le soleil à l'orient n'est qu'une chimère digne du cerveau des prêtres d'Egypte, et montre la profonde ignorance de ces jongleurs qui ont eu tant de réputation. Il faut ranger ce conte avec les satyres qui chantaient et dansaient à la suite d'Osiris, avec les petits garçons auxquels on ne donnait à manger qu'après avoir couru huit lieues pour leur apprendre à conquérir le monde; avec les deux enfants qui crièrent bec pour demander du pain, et qui par là firent découvrir que la langue phrygienne était la première que les hommes eussent parlée; avec le roi Psaméticus qui donna sa fille à un voleur pour le récompenser de lui avoir pris son argent très adroitement, etc. etc. etc. etc. etc.
Ancienne histoire, ancienne astronomie, ancienne physique, ancienne médecine, (à Hippocrate près) ancienne géographie, ancienne métaphysique, tout cela n'est qu'ancienne absurdité, qui doit faire sentir le bonheur d'être nés tard.
Il y a, sans doute, plus de vérité dans deux pages de l'Encyclopédie concernant la physique, que dans toute la bibliothèque d'Alexandrie, dont pourtant on regrette la perte.
Babel signifiait, chez les Orientaux, Dieu le père, la puissance de Dieu, la porte de Dieu , selon que l'on prononçait ce nom. C'est de là que Babilone fut la ville de Dieu, la ville sainte. Chaque capitale d'un Etat était la ville de Dieu, la ville sacrée. Les Grecs les appelèrent toutes Hierapolis , et il y en eut plus de trente de ce nom. La tour de Babel signifiait donc la tour du père Dieu .
Joseph à la vérité dit, que Babel signifiait confusion . Calmet dit après d'autres, que Bilba , en chaldéen, signifie confondue ; mais tous les Orientaux ont été d'un sentiment contraire. Le mot de confusion serait une étrange origine de la capitale d'un vaste empire. J'aime autant Rabelais, qui prétend que Paris fut autrefois appelé Lutèce à cause des blanches cuisses des dames.
Quoi qu'il en soit, les commentateurs se sont fort tourmentés pour savoir jusqu'à quelle hauteur les hommes avaient élevé cette fameuse tour de Babel. St Jérôme lui donne vingt mille pieds. L'ancien livre juif intitulé Jacult , lui en donnait quatre-vingt et un mille. Paul Lucas en a vu les restes, et c'est bien voir à lui; mais ces dimensions ne sont pas la seule difficulté qui ait exercé les doctes.
Genèse ch. X, v. 5. On a voulu savoir comment les enfants de Noé, ayant partagé entre eux les îles des nations, s'établissant en divers pays dont chacun eut sa langue, ses familles et son peuple particulier , tous les hommes Ch. XI, v. 2 et 4. se trouvèrent ensuite dans la plaine de Senaar pour y bâtir une tour, en disant : Rendons notre nom célèbre avant que nous soyons dispersés dans toute la terre .
La Genèse parle des Etats que les fils de Noé fondèrent. On a recherché comment les peuples de l'Europe, de l'Afrique, de l'Asie vinrent tous à Senaar, n'ayant tous qu'un même langage et une même volonté.
La Vulgate met le déluge en l'année du monde 1656, et on place la construction de la tour de Babel en 1771; c'est-à-dire, cent quinze ans après la destruction du genre humain, et pendant la vie même de Noé.
Les hommes purent donc multiplier avec une prodigieuse célérité; tous les arts renaquirent en bien peu de temps. Si on réfléchit au grand nombre de métiers différents qu'il faut employer pour élever une tour si haute, on est effrayé d'un si prodigieux ouvrage.
Il y a bien plus: Abraham était né, selon la Bible, environ quatre cents ans après le déluge; et déjà on voyait une suite de rois puissants en Egypte et en Asie. Bochart et les autres doctes ont beau charger leurs gros livres de systèmes et de mots phéniciens et chaldéens qu'ils n'entendent point; ils ont beau prendre la Thrace pour la Cappadoce, la Grèce pour la Crète, et l'île de Chypre pour Tyr; ils n'en nagent pas moins dans une mer d'ignorance qui n'a ni fond ni rive. Il eût été plus court d'avouer que Dieu nous a donné, après plusieurs siècles, les livres sacrés pour nous rendre plus gens de bien, et non pour faire de nous des géographes et des chronologistes et des étymologistes.
Voyez la Bibliothèque orientale . Babel est Babilone; elle fut fondée, selon les historiens persans, par un prince nommé Tâmurath. La seule connaissance qu'on ait de ses antiquités, consiste dans les observations astronomiques de dix-neuf cent trois années, envoyées par Callisthène par ordre d'Alexandre, à son précepteur Aristote. A cette certitude se joint une probabilité extrême qui lui est presque égale; c'est qu'une nation qui avait une suite d'observations célestes depuis près de deux mille ans, était rassemblée en corps de peuple, et formait une puissance considérable plusieurs siècles avant la première observation.
Il est triste qu'aucun des calculs des anciens auteurs profanes ne s'accorde avec nos auteurs sacrés, et que même aucun nom des princes qui régnèrent après les différentes époques assignées au déluge, n'ait été connu ni des Egyptiens, ni des Syriens, ni des Babyloniens, ni des Grecs.
Il n'est pas moins triste qu'il ne soit resté sur la terre, chez les auteurs profanes, aucun vestige de la tour de Babel: rien de cette histoire de la confusion des langues ne se trouve dans aucun livre: cette aventure si mémorable fut aussi inconnue de l'univers entier que les noms de Noé, de Matusalem, de Caïn, d'Abel, d'Adam et d'Eve.
Cet embarras afflige notre curiosité. Hérodote qui avait tant voyagé, ne parle ni de Noé, ni de Sem, ni de Réhu, ni de Salé, ni de Nembrod. Le nom de Nembrod est inconnu à toute l'antiquité profane; il n'y a que quelques Arabes et quelques Persans modernes qui aient fait mention de Nembrod en falsifiant les livres des Juifs. Il ne nous reste, pour nous conduire dans ces ruines anciennes, que la foi à la Bible, ignorée de toutes les nations de l'univers pendant tant de siècles; mais heureusement c'est un guide infaillible.
Hérodote qui a mêlé trop de fables avec quelques vérités, prétend que de son temps, qui était celui de la plus grande puissance des Perses souverains de Babilone, toutes les citoyennes de cette ville immense étaient obligées d'aller une fois dans leur vie au temple de Milyta, déesse qu'il croit la même qu'Aphrodite ou Vénus, pour se prostituer aux étrangers; et que la loi leur ordonnait de recevoir de l'argent comme un tribut sacré qu'on payait à la déesse.
Ce conte des Mille et une nuits ressemble à celui qu'Hérodote fait dans la page suivante, que Cyrus partagea le fleuve de l'Inde en trois cent soixante canaux, qui tous ont leur embouchure dans la mer Caspienne. Que diriez-vous de Mézerai s'il nous avait raconté que Charlemagne partagea le Rhin en trois cent soixante canaux qui tombent dans la Méditerranée, et que toutes les dames de sa cour étaient obligées d'aller une fois en leur vie se présenter à l'église de Ste Geneviève, et de se prostituer à tous les passants pour de l'argent?
Il faut remarquer qu'une telle fable est encore plus absurde dans le siècle des Xerxès où vivait Hérodote, qu'elle ne le serait dans celui de Charlemagne. Les Orientaux étaient mille fois plus jaloux que les Francs et les Gaulois. Les femmes de tous les grands seigneurs étaient soigneusement gardées par des eunuques. Cet usage subsistait de temps immémorial. On voit même dans l' Histoire juive , que lorsque cette petite nation veut, comme les autres, avoir un roi, Samuel, pour les en détourner et pour conserver son Liv. I des Rois ch. VIII, v. 15. ch. XXII, v. 9. ch. IX, v. 32. ch. XXIV, v. 12 et ch. XXV, v. 19. Chapitre XXXVII, v. 36. autorité, dit, qu' un roi les tyrannisera, qu'il prendra la dîme des vignes et des blés pour donner à ses eunuques . Les rois accomplirent cette prédiction, car il est dit dans le troisième livre des Rois, que le roi Achab avait des eunuques; et dans le quatrième, que Joram, Jéhu, Joachim et Sédékias en avaient aussi.
Il est parlé longtemps auparavant dans la Genèse des eunuques du pharaon, et il est dit que Putiphar, à qui Joseph fut vendu, était eunuque du roi. Il est donc clair qu'on avait à Babilone une foule d'eunuques pour garder les femmes. On ne leur faisait donc pas un devoir d'aller coucher avec le premier venu pour de l'argent. Babilone, la ville de Dieu, n'était donc pas un vaste bordel comme on l'a prétendu.
Ces contes d'Hérodote, ainsi que tous les autres contes dans ce goût, sont aujourd'hui si décriés par tous les honnêtes gens, la raison a fait de si grands progrès, que les vieilles et les enfants mêmes ne croient plus ces sottises; non est vetula quae credat, nec pueri credunt, nisi qui nondum aere lavantur .
Il ne s'est trouvé de nos jours qu'un seul homme qui, n'étant pas de son siècle, a voulu justifier la fable d'Hérodote. Cette infamie lui paraît toute simple. Il veut prouver que les princesses babyloniennes se prostituaient par piété au premier venu, parce qu'il est dit, dans la sainte Ecriture, que les Ammonites faisaient passer leurs enfants par le feu en les présentant à Moloch. Mais cet usage de quelques hordes barbares, cette superstition de faire passer ses enfants par les flammes, ou même de les brûler sur des bûchers en l'honneur de je ne sais quel Moloch, ces horreurs iroquoises d'un petit peuple infâme ont-elles quelque rapport avec une prostitution si incroyable chez la nation la plus jalouse et la plus policée de tout l'Orient connu? Ce qui se passe chez les Iroquois sera-t-il parmi nous une preuve des usages de la cour d'Espagne ou de celle de France?
Il apporte encore en preuve la fête des Lupercales chez les Romains, pendant laquelle , dit-il, des jeunes gens de qualité et des magistrats respectables couraient nus par la ville, un fouet à la main, et frappaient de ce fouet des femmes de qualité qui se présentaient à eux sans rougir, dans l'espérance d'obtenir par là une plus heureuse délivrance .
Premièrement, il n'est point dit que ces Romains de qualité courussent tout nus; Plutarque, au contraire, dit expressément dans ses Demandes sur les Romains , qu'ils étaient couverts de la ceinture en bas.
En second lieu, il semble à la manière dont s'exprime le défenseur des Coutumes infâmes , que les dames romaines se troussaient pour recevoir les coups de fouet sur leur ventre nu; ce qui est absolument faux.
Troisièmement, cette fête des Lupercales n'a aucun rapport à la prétendue loi de Babilone, qui ordonne aux femmes et aux filles du roi, des satrapes et des mages, de se vendre et de se prostituer par dévotion aux passants.
Quand on ne connaît ni l'esprit humain, ni les moeurs des nations; quand on a le malheur de s'être borné à compiler des passages de vieux auteurs qui presque tous se contredisent, il faut alors proposer son sentiment avec modestie; il faut savoir douter, secouer la poussière du collège, et ne jamais s'exprimer avec une insolence outrageuse.
Hérodote, ou Ctésias, ou Diodore de Sicile rapportent un fait; vous l'avez lu en grec; donc ce fait est vrai. Cette manière de raisonner n'est pas celle d'Euclide; elle est assez surprenante dans le siècle où nous vivons: mais tous les esprits ne se corrigeront pas si tôt; et il y aura toujours plus de gens qui compilent que de gens qui pensent.
Nous ne dirons rien ici de la confusion des langues arrivée tout d'un coup pendant la construction de la tour de Babel. C'est un miracle rapporté dans la sainte Ecriture. Nous n'expliquons, nous n'examinons même aucun miracle: nous les croyons d'une foi vive et sincère comme tous les auteurs du grand ouvrage de l'Encyclopédie les ont crus.
Nous dirons seulement que la chute de l'empire romain a produit plus de confusion et plus de langues nouvelles que la chute de la tour de Babel. Depuis le règne d'Auguste jusque vers le temps des Attila, des Clodvic, des Gondebaud, pendant six siècles, terra erat unius labii , la terre connue de nous était d'une seule langue . On parlait latin de l'Euphrate au mont Atlas. Les lois sous lesquelles vivaient cent nations, étaient écrites en latin; et le grec servait d'amusement: le jargon barbare de chaque province n'était que pour la populace. On plaidait en latin dans les tribunaux de l'Afrique comme à Rome. Un habitant de Cornouaille partait pour l'Asie mineure, sûr d'être entendu partout sur la route. C'était du moins un bien que la rapacité des Romains avait fait aux hommes. On se trouvait citoyen de toutes les villes, sur le Danube comme sur le Guadalquivir. Aujourd'hui un Bergamasque qui voyage dans les petits cantons suisses, dont il n'est séparé que par une montagne, a besoin d'interprète comme s'il était à la Chine. C'est un des plus grands fléaux de la vie.
De tous les personnages véritables ou fabuleux de l'antiquité profane, Bacchus est le plus important pour nous. Je ne dis pas par la belle invention que tout l'univers, excepté les Juifs, lui attribua, mais par la prodigieuse ressemblance de son histoire fabuleuse avec les aventures véritables de Moïse.
Les anciens poètes font naître Bacchus en Egypte; il est exposé sur le Nil; et c'est de là qu'il est nommé Misoes par le premier Orphée, ce qui veut dire en ancien égyptien sauvé des eaux , à ce que prétendent ceux qui entendaient l'ancien égyptien qu'on n'entend plus. Il est élevé vers une montagne d'Arabie nommée Nisa, qu'on a cru être le mont Sina. On feint qu'une déesse lui ordonna d'aller détruire une nation barbare, qu'il passa la mer Rouge à pied avec une multitude d'hommes, de femmes et d'enfants. Une autre fois le fleuve Oronte suspendit ses eaux à droite et à gauche pour le laisser passer; l'Hidaspe en fit autant. Il commanda au soleil de s'arrêter; deux rayons lumineux lui sortaient de la tête. Il fit jaillir une fontaine de vin en frappant la terre de son thyrse; il grava ses lois sur deux tables de marbre. Il ne lui manque que d'avoir affligé l'Egypte de dix plaies pour être la copie parfaite de Moïse.
Vossius est, je pense, le premier qui ait étendu ce parallèle. L'évêque d'Avranche Huet l'a poussé tout aussi loin; mais il ajoute, dans sa Démonstration évangélique , que non seulement Moïse est Bacchus, mais qu'il est encore Osiris et Tiphon. Il ne s'arrête pas en si beau chemin; Moïse, selon lui, est Esculape, Amphion, Apollon, Adonis, Priape même. Il est assez plaisant que Huet, pour prouver que Moïse est Adonis, se fonde sur ce que l'un et l'autre ont gardé des moutons:
Et formosus oves ad flumina pavit Adonis .
Adonis et Moïse ont gardé les moutons.
Sa preuve qu'il est Priape, est qu'on peignait quelquefois Priape avec un âne, et que les Juifs passèrent chez les gentils pour adorer un âne. Il en donne une autre preuve qui n'est pas canonique, c'est que la verge de Moïse pouvait être comparée au sceptre de Démonst. Evangel . pag. 79, 87 et 110. Priape; sceptrum tribuitur Priapo, virga Mosi . Ces démonstrations ne sont pas celles d'Euclide.
Nous ne parlerons point ici des Bacchus plus modernes, tel que celui qui précéda de deux cents ans la guerre de Troye, et que les Grecs célébrèrent comme un fils de Jupiter enfermé dans sa cuisse.
Nous nous arrêtons à celui qui passa pour être né sur les confins de l'Egypte, et pour avoir fait tant de prodiges. Notre respect pour les livres sacrés juifs ne nous permet pas de douter que les Egyptiens, les Arabes, et ensuite les Grecs n'aient voulu imiter l'histoire de Moïse. La difficulté consistera seulement à savoir comment ils auront pu être instruits de cette histoire incontestable.
A l'égard des Egyptiens, il est très vraisemblable qu'ils n'ont jamais écrit les miracles de Moïse, qui les auraient couverts de honte. S'ils en avaient dit un mot, l'historien Joseph et Philon n'auraient pas manqué de se prévaloir de ce mot. Joseph dans sa réponse à Appion se fait un devoir de citer tous les auteurs d'Egypte qui ont fait mention de Moïse; et il n'en trouve aucun qui rapporte un seul de ces miracles. Aucun Juif n'a jamais cité un auteur égyptien qui ait dit un mot des dix plaies d'Egypte, du passage miraculeux de la mer Rouge etc. Ce ne peut donc être chez les Egyptiens qu'on ait trouvé de quoi faire ce parallèle scandaleux du divin Moïse avec le profane Bacchus.
Il est de la plus grande évidence que si un seul auteur égyptien avait dit un mot des grands miracles de Moïse, toute la synagogue d'Alexandrie, toute l'Eglise disputante de cette fameuse ville, aurait cité ce mot, et en aurait triomphé, chacune à sa manière. Athénagore, Clément, Origène, qui disent tant de choses inutiles, auraient rapporté mille fois ce passage nécessaire: c'eût été le plus fort argument de tous les Pères. Ils ont tous gardé un profond silence; donc ils n'avaient rien à dire. Mais aussi comment s'est-il pu faire qu'aucun Egyptien n'ait parlé des exploits d'un homme qui fit tuer tous les aînés des familles d'Egypte, qui ensanglanta le Nil, et qui noya dans la mer le roi et toute l'armée? etc. etc. etc.
Tous nos historiens avouent qu'un Clodvic, un Sicambre subjugua la Gaule avec une poignée de barbares: les Anglais sont les premiers à dire que les Saxons, les Danois et les Normands vinrent tour à tour exterminer une partie de leur nation. S'ils ne l'avaient pas avoué, l'Europe entière le criait. L'univers devait crier de même aux prodiges épouvantables de Moïse, de Josué, de Gédéon, de Samson et de tant de prophètes: l'univers s'est tu cependant. O profondeur! D'un côté il est palpable que tout cela est vrai, puisque tout cela se trouve dans la sainte Ecriture approuvée par l'Eglise; de l'autre il est incontestable qu'aucun peuple n'en a jamais parlé. Adorons la providence, et soumettons-nous.
Les Arabes qui ont toujours aimé le merveilleux, sont probablement les premiers auteurs des fables inventées sur Bacchus, adoptées bientôt et embellies par les Grecs. Mais comment les Arabes et les Grecs auraient-ils puisé chez les Juifs? On sait que les Hébreux ne communiquèrent leurs livres à personne jusqu'au temps des Ptolomées; ils regardaient cette communication comme un sacrilège; et Joseph même, pour justifier cette obstination à cacher le Pentateuque au reste de la terre, dit que Dieu avait puni tous les étrangers qui avaient osé parler des histoires juives. Si on l'en croit, l'historien Théopompe ayant eu seulement dessein de faire mention d'eux dans son ouvrage, devint fou pendant trente jours; et le poète tragique Théodecte devint aveugle pour avoir fait prononcer le nom des Juifs dans une de ses tragédies. Voilà les excuses que Flavien Joseph donne dans sa réponse à Appion de ce que l'histoire juive a été si longtemps inconnue.
Ces livres étaient d'une si prodigieuse rareté, qu'on n'en trouva qu'un seul exemplaire sous le roi Josias; et cet exemplaire encore avait été longtemps oublié dans le fond d'un coffre, au rapport de Saphan scribe du pontife Helcias, qui le porta au roi.
Cette aventure arriva, selon le quatrième livre des Rois, six cent vingt-quatre ans avant notre ère vulgaire, quatre cents ans après Homère, et dans les temps les plus florissants de la Grèce. Les Grecs savaient alors à peine qu'il y eût des Hébreux au monde. La captivité des Juifs à Babilone augmenta encore leur ignorance de leurs propres livres. Il fallut qu'Esdras les restaurât au bout de soixante et dix ans; et il y avait déjà plus de cinq cents ans que la fable de Bacchus courait toute la Grèce.
Si les Grecs avaient puisé leurs fables dans l'histoire juive, ils y auraient pris des faits plus intéressants pour le genre humain. Les aventures d'Abraham, celles de Noé, de Matusalem, de Seth, d'Enoch, de Caïn, d'Eve, de son funeste serpent, de l'arbre de la science, tous ces noms leur ont été de tout temps inconnus; et ils n'eurent une faible connaissance du peuple juif que longtemps après la révolution que fit Alexandre en Asie et en Europe. L'historien Joseph l'avoue en termes formels. Voici comme il s'exprime dès le commencement de sa réponse à Appion qui (par parenthèse) était mort quand il lui répondit: car Appion mourut sous l'empereur Claude; et Joseph écrivit sous Vespasien.
Réponse de Joseph. Traduction d'Arnaud d'Andilli, ch. V. ‘Comme le pays que nous habitons est éloigné de la mer, nous ne nous appliquons point au commerce, et n'avons point de communication avec les autres nations. Nous nous contentons de cultiver nos terres qui sont très fertiles, et travaillons principalement à bien élever nos enfants, parce que rien ne nous paraît si nécessaire que de les instruire dans la connaissance de nos saintes lois, et dans une véritable piété qui leur inspire le désir de les observer. Ces raisons ajoutées à ce que j'ai dit et à cette manière de vie qui nous est particulière, font voir que dans les siècles passés nous n'avons point eu de communication avec les Grecs, comme ont eu les Egyptiens et les Phéniciens. . . Y a-t-il donc sujet de s'étonner que notre nation n'étant point voisine de la mer, n'affectant point de rien écrire, et vivant en la manière que je l'ai dit, elle ait été peu connue?'
Après un aveu aussi authentique du Juif le plus entêté de l'honneur de sa nation qui ait jamais écrit, on voit assez qu'il est impossible que les anciens Grecs eussent pris la fable de Bacchus dans les livres sacrés des Hébreux, ni même aucune autre fable, comme le sacrifice d'Iphigénie, celui du fils d'Idoménée, les travaux d'Hercule, l'aventure d'Euridice etc.: la quantité d'anciens récits qui se ressemblent est prodigieuse. Comment les Grecs ont-ils mis en fables ce que les Hébreux ont mis en histoire? Serait-ce par le don de l'invention? Serait-ce par la facilité de l'imitation? Serait-ce parce que les beaux esprits se rencontrent? Enfin, Dieu l'a permis; cela doit suffire. Qu'importe que les Arabes et les Grecs aient dit les mêmes choses que les Juifs? Ne lisons l'Ancien Testament que pour nous préparer au Nouveau; et ne cherchons dans l'un et dans l'autre que des leçons de bienfaisance, de modération, d'indulgence, et d'une véritable charité.
Le plus grand service peut-être que François Bacon ait rendu à la philosophie, a été de deviner l'attraction.
Il disait sur la fin du seizième siècle, dans son livre de la Nouvelle méthode de savoir ,
‘Il faut chercher s'il n'y aurait point une espèce de force magnétique qui opère entre la terre et les choses pesantes, entre la lune et l'océan, entre les planètes. . . Il faut ou que les corps graves soient poussés vers le centre de la terre, ou qu'ils en soient mutuellement attirés; et, en ce dernier cas, il est évident que plus les corps en tombant s'approchent de la terre, plus fortement ils s'attirent. . . Il faut expérimenter si la même horloge à poids ira plus vite sur le haut d'une montagne ou au fond d'une mine. Si la force des poids diminue sur la montagne et augmente dans la mine, il y a apparence que la terre a une vraie attraction.'
Environ cent ans après, cette attraction, cette gravitation, cette propriété universelle de la matière, cette cause qui retient les planètes dans leurs orbites, qui agit dans le soleil, et qui dirige un fétu vers le centre de la terre, a été trouvée, calculée et démontrée par le grand Newton; mais quelle sagacité dans Bacon de Verulam de l'avoir soupçonnée lorsque personne n'y pensait?
Ce n'est pas là de la matière subtile produite par des échancrures de petits dés qui tournèrent autrefois sur eux-mêmes quoique tout fût plein; ce n'est pas de la matière globuleuse formée de ces dés, ni de la matière cannelée. Ces grotesques furent reçus pendant quelque temps chez les curieux; c'était un très mauvais roman; non seulement il réussit comme Cyrus et Pharamond, mais il fut embrassé comme une vérité par des gens qui cherchaient à penser. Si vous en exceptez Bacon, Galilée, Toricelli et un très petit nombre de sages, il n'y avait alors que des aveugles en physique.
Ces aveugles quittèrent les chimères grecques pour les chimères des tourbillons et de la matière cannelée; et lorsque enfin on eut découvert et démontré l'attraction, la gravitation et ses lois, on cria aux qualités occultes. Hélas! tous les premiers ressorts de la nature, ne sont-ils pas pour nous des qualités occultes? Les causes du mouvement, du ressort, de la génération, de l'immutabilité des espèces, du sentiment, de la mémoire, de la pensée, ne sont-elles pas très occultes?
Bacon soupçonna, Newton démontra l'existence d'un principe jusqu'alors inconnu. Il faut que les hommes s'en tiennent là, jusqu'à ce qu'ils deviennent des dieux. Newton fut assez sage en démontrant les lois de l'attraction pour dire qu'il en ignorait la cause; il ajouta que c'était peut-être une impulsion, peut-être une substance légère prodigieusement élastique, répandue dans la nature. Il tâchait apparemment d'apprivoiser par ces peut-être , les esprits effarouchés du mot d' attraction , et d'une propriété de la matière qui agit dans tout l'univers sans toucher à rien.
Le premier qui osa dire (du moins en France) qu'il est impossible que l'impulsion soit la cause de ce grand et universel phénomène, s'expliqua ainsi, lors même que les tourbillons et la matière subtile étaient encore fort à la mode.
‘On voit l'or, le plomb, le papier, la plume tomber également vite et arriver au fond du récipient en même temps dans la machine pneumatique.
‘Ceux qui tiennent encore pour le plein de Descartes, pour les prétendus effets de la matière subtile, ne peuvent rendre aucune bonne raison de ce fait; car les faits sont leurs écueils. Si tout était plein, quand on leur accorderait qu'il pût y avoir alors du mouvement, (ce qui est absolument impossible) au moins cette prétendue matière subtile remplirait exactement le récipient, elle y serait en aussi grande quantité que de l'eau ou du mercure qu'on y aurait mis: elle s'opposerait au moins à cette descente si rapide des corps: elle résisterait à ce large morceau de papier selon la surface de ce papier, et laisserait tomber la balle d'or ou de plomb beaucoup plus vite. Mais ces chutes se font au même instant; donc il n'y a rien dans le récipient qui résiste; donc cette prétendue matière subtile ne peut faire aucun effet sensible dans ce récipient; donc il y a une autre force qui fait la pesanteur.
‘En vain dirait-on qu'il reste une matière subtile dans ce récipient, puisque la lumière le pénètre. Il y a bien de la différence; la lumière qui est dans ce vase de verre n'en occupe certainement pas la cent millième partie; mais, selon les cartésiens, il faut que leur matière imaginaire remplisse bien plus exactement le récipient que si je le supposais rempli d'or, car il y a beaucoup de vide dans l'or; et ils n'en admettent point dans leur matière subtile.
‘Or, par cette expérience, la piéce d'or qui pèse cent mille fois plus que le morceau de papier, est descendue aussi vite que le papier; donc la force qui l'a fait descendre a agi cent mille fois plus sur lui que sur le papier; de même qu'il faudra cent fois plus de force à mon bras pour remuer cent livres que pour remuer une livre; donc cette puissance qui opère la gravitation agit en raison directe de la masse des corps. Elle agit en effet tellement sur la masse des corps, non selon les surfaces, qu'un morceau d'or réduit en poudre, descend dans la machine pneumatique aussi vite que la même quantité d'or étendue en feuille. La figure du corps ne change ici en rien leur gravité; ce pouvoir de gravitation agit donc sur la nature interne des corps, et non en raison des superficies.
‘On n'a jamais pu répondre a ces vérités pressantes que par une supposition aussi chimérique que les tourbillons. On suppose que la matière subtile prétendue, qui remplit tout le récipient, ne pèse point. Etrange idée, qui devient absurde ici; car il ne s'agit pas dans le cas présent d'une matière qui ne pèse pas, mais d'une matière qui ne résiste pas. Toute matière résiste par sa force d'inertie. Donc si le récipient était plein, la matière quelconque qui le remplirait résisterait infiniment; cela paraît démontré en rigueur.
‘Ce pouvoir ne réside point dans la prétendue matière subtile. Cette matière serait un fluide; tout fluide agit sur les solides en raison de leurs superficies; ainsi le vaisseau présentant moins de surface par sa proue, fend la mer qui résisterait à ses flancs. Or quand la superficie d'un corps est le carré de son diamètre, la solidité de ce corps est le cube de ce même diamètre; le même pouvoir ne peut agir à la fois en raison du cube et du carré; donc la pesanteur, la gravitation n'est point l'effet de ce fluide. De plus, il est impossible que cette prétendue matière subtile ait d'un côté assez de force pour précipiter un corps de cinquante-quatre mille pieds de haut en une minute, (car elle est la chute des corps) et que de l'autre elle soit assez impuissante pour ne pouvoir empêcher le pendule du bois le plus léger de remonter de vibration en vibration dans la machine pneumatique dont cette matière imaginaire est supposée remplir exactement tout l'espace. Je ne craindrai donc point d'affirmer, que, si l'on découvrait jamais une impulsion, qui fût la cause de la pesanteur des corps vers un centre, en un mot, la cause de la gravitation, de l'attraction universelle, cette impulsion serait d'une tout autre nature que celle qui nous est connue.'
Cette philosophie fut d'abord très mal reçue; mais il y a des gens dont le premier aspect choque et auxquels on s'accoutume.
La contradiction est utile; mais l'auteur du Spectacle de la nature , n'a-t-il pas un peu outré ce service rendu à l'esprit humain, lorsqu'à la fin de son Histoire du ciel il a voulu donner des ridicules à Newton, et ramener les tourbillons sur les pas d'un écrivain nommé Privat de Molière?
Tom. II, pag. 299. Il vaudrait mieux , dit-il, se tenir en repos que d'exercer laborieusement sa géométrie à calculer et à mesurer des actions imaginaires, et qui ne nous apprennent rien, etc .
Il est pourtant assez reconnu que Galilée, Kepler et Newton nous ont appris quelque chose. Ce discours de M. Pluche ne s'éloigne pas beaucoup de celui que M. Algarotti rapporte dans le Neutonianismo per le dame , d'un brave Italien qui disait: Souffrirons-nous qu'un Anglais nous instruise?
Pag. 300. Pluche va plus loin, il raille; il demande comment un homme dans une encoignure de l'église Notre-Dame n'est pas attiré et collé à la muraille?
Huyghens et Newton auront donc en vain démontré, par le calcul de l'action des forces centrifuges et centripètes, que la terre est un peu aplatie vers les pôles. Vient un Pluche qui vous dit froidement, que les terres ne doivent être plus hautes vers l'équateur Pag. 319. qu'afin que les vapeurs s'élèvent plus dans l'air, et que les nègres de l'Afrique ne soient pas brûlés de l'ardeur du soleil .
Voilà, je l'avoue, une plaisante raison. Il s'agissait alors de savoir si, par les lois mathématiques, le grand cercle de l'équateur terrestre surpasse le cercle du méridien d'un cent soixante et dix-huitième; et on veut nous persuader que si la chose est ainsi, ce n'est point en vertu de la théorie des forces centrales, mais uniquement pour que les nègres aient environ cent soixante et dix-huit gouttes de vapeurs sur leurs têtes tandis que les habitants du Spitzberg n'en auront que cent soixante et dix-sept.
Le même Pluche continuant ses railleries de collège, dit ces propres paroles: ‘Si l'attraction a pu élargir l'équateur. . . qui empêchera de demander si ce n'est pas l'attraction qui a mis en saillie le devant du globe de l'oeil, ou qui a élancé au milieu du visage de l'homme ce morceau de cartilage qu'on appelle le nez? ' [44]'
Ce qu'il y a de pis, c'est que l' Histoire du ciel et le Spectacle de la nature contiennent de très bonnes choses pour les commençants, et que les erreurs ridicules prodiguées à côté de vérités utiles, peuvent aisément égarer des esprits qui ne sont pas encore formés.
Quand on dira que badaut vient de l'italien badare , qui signifie regarder, s'arrêter, perdre son temps , on ne dira rien que d'assez vraisemblable. Mais il serait ridicule de dire avec le Dictionnaire de Trévoux que badaud signifie sot, niais, ignorant, stolidus, stupidus, bardus , et qu'il vient du mot latin badaldus .
Si on a donné ce nom au peuple de Paris plus volontiers qu'à un autre, c'est uniquement parce qu'il y a plus de monde à Paris qu'ailleurs, et par conséquent plus de gens inutiles qui s'attroupent pour voir le premier objet auquel ils ne sont pas accoutumés, pour contempler un charlatan, ou deux femmes du peuple qui se disent des injures, ou un charretier dont la charrette sera renversée, et qu'ils ne relèveront pas. Il y a des badauds partout, mais on a donné la préférence à ceux de Paris.
J'en demande pardon aux jeunes gens et aux jeunes demoiselles; mais ils ne trouveront point ici peut-être ce qu'ils chercheront. Cet article n'est que pour les savants et les gens sérieux auxquels il ne convient guère.
Il n'est que trop question de baiser dans les comédies du temps de Molière. Champagne, dans la comédie de la Mère coquette de Quinault demande des baisers à Laurette: elle lui dit,
Tu n'es donc pas content? vraiment c'est une honte ;
Je t'ai baisé deux fois .
Champagne lui répond,
Quoi, tu baises par compte ?
Les valets demandaient toujours des baisers aux soubrettes; on se baisait sur le théâtre. Cela était d'ordinaire très fade et très insupportable, surtout dans des acteurs assez vilains, qui faisaient mal au coeur.
Si le lecteur veut des baisers, qu'il en aille chercher dans le Pastor Fido ; il y a un choeur entier où il n'est parlé que de baisers;[45] et la pièce n'est fondée que sur un baiser que Mirtillo donna un jour à la belle Amarilli au jeu du colin-maillard, un baccio molto saporito .
On connaît le chapitre sur les baisers, dans lequel Jean de la Caza archevêque de Bénévent dit, qu'on peut se baiser de la tête aux pieds. Il plaint les grands nez qui ne peuvent s'approcher que difficilement; et il conseille aux dames qui ont le nez long d'avoir des amants camus.
Le baiser était une manière de saluer très ordinaire dans toute l'antiquité. Plutarque rapporte que les conjurés avant de tuer César, lui baisèrent le visage, la main et la poitrine. Tacite dit, que lorsque son beau-père Agricola revint de Rome, Domitien le reçut avec un froid baiser, ne lui dit rien, et le laissa confondu dans la foule. L'inférieur qui ne pouvait parvenir à saluer son supérieur en le baisant, appliquait sa bouche à sa propre main, et lui envoyait ce baiser qu'on lui rendait de même si on voulait.
Job ch. XXXI. On employait même ce signe pour adorer les dieux. Job, dans sa parabole , qui est peut-être le plus ancien de nos livres connus, dit, ‘qu'il n'a point adoré le soleil et la lune comme les autres Arabes, qu'il n'a point porté sa main à sa bouche en regardant ces astres.'
Il ne nous est resté, dans notre Occident, de cet usage si antique, que la civilité puérile et honnête , qu'on enseigne encore dans quelques petites villes aux enfants, de baiser leur main droite quand on leur donne quelque sucrerie.
C'était une chose horrible de trahir en baisant; c'est ce qui rend l'assassinat de César encore plus odieux. Nous connaissons assez les baisers de Judas; ils sont devenus proverbe.
Joab, l'un des capitaines de David, étant fort jaloux d'Amaza Liv. II des Rois, ch. XI. autre capitaine, lui dit, Bonjour mon frère, et il prit de sa main le menton d'Amaza pour le baiser, et de l'autre main il tira sa grande épée et l'assassina d'un seul coup, si terrible que toutes ses entrailles lui sortirent du corps .
On ne trouve aucun baiser dans les autres assassinats assez fréquents qui se commirent chez les Juifs, si ce n'est peut-être les baisers que donna Judith au capitaine Holoferne avant de lui couper la tête dans son lit lorsqu'il fut endormi; mais il n'en est pas fait mention, et la chose n'est que vraisemblable.
Dans une tragédie de Shakespear nommée Othello , cet Othello qui est un nègre, donne deux baisers à sa femme avant de l'étrangler. Cela paraît abominable aux honnêtes gens; mais des partisans de Shakespear disent que c'est la belle nature, surtout dans un nègre.
Lorsqu'on assassina Jean Galeas Sforza dans la cathédrale de Milan le jour de St Etienne, les deux Médicis dans l'église de la Reparata, l'amiral Coligni, le prince d'Orange, le maréchal d'Ancre, les frères de With, et tant d'autres, du moins on ne les baisa pas.
Il y avait chez les anciens je ne sais quoi de symbolique et de sacré attaché au baiser, puisqu'on baisait les statues des dieux et leurs barbes, quand les sculpteurs les avaient figurés avec de la barbe. Les initiés se baisaient aux mystères de Cérès en signe de concorde.
Les premiers chrétiens et les premières chrétiennes se baisaient à la bouche dans leurs agapes. Ce mot signifiait repas d'amour . Ils se donnaient le saint baiser, le baiser de paix, le baiser de frère et de soeur, agion filéma . Cet usage dura plus de quatre siècles, et fut enfin aboli à cause des conséquences. Ce furent ces baisers de paix, ces agapes d'amour, ces noms de frère et de soeur , qui attirèrent longtemps aux chrétiens peu connus, ces imputations de débauche dont les prêtres de Jupiter et les prêtresses de Vesta les chargèrent. Vous voyez dans Pétrone et dans d'autres auteurs profanes que les dissolus se nommaient frère et soeur . On crut que chez les chrétiens les mêmes noms signifiaient les mêmes infamies. Ils servirent innocemment eux-mêmes à répandre ces accusations dans l'empire romain.
Il y eut dans le commencement dix-sept sociétés chrétiennes différentes, comme il y en eut neuf chez les Juifs en comptant les deux espèces de samaritains. Les sociétés qui se flattaient d'être les plus orthodoxes accusaient les autres des impuretés les plus inconcevables. Le terme de gnostique qui fut d'abord si honorable et qui signifiait savant, éclairé, pur , devint un terme d'horreur et de mépris, un reproche d'hérésie. St Epiphane au troisième siècle prétendait qu'ils se chatouillaient d'abord les uns les autres, hommes et femmes, qu'ensuite ils se donnaient des baisers fort impudiques, et qu'ils jugeaient du degré de leur foi par la volupté de ces baisers; que le mari disait à sa femme, en lui présentant un jeune initié, Fais l'agape avec mon frère ; et qu'ils faisaient l'agape.
Nous n'osons répéter ici dans la chaste langue française [46] ce que St Epiphane ajoute en grec. Nous dirons seulement que peut-être on en imposa un peu à ce saint, qu'il se laissa trop emporter à son zèle; et que tous les hérétiques ne sont pas de vilains débauchés.
La secte des piétistes, en voulant imiter les premiers chrétiens, se donne aujourd'hui des baisers de paix en sortant de l'assemblée, et en s'appelant mon frère, ma soeur ; c'est ce que m'avoua, il y a vingt ans, une piétiste fort jolie et fort humaine. L'ancienne coutume de baiser sur la bouche, les piétistes l'ont soigneusement conservée.
Il n'y avait point d'autre manière de saluer les dames en France, en Allemagne, en Italie, en Angleterre; c'était le droit des cardinaux de baiser les reines sur la bouche, et même en Espagne. Ce qui est singulier, c'est qu'ils n'eurent pas la même prérogative en France où les dames eurent toujours plus de liberté que partout ailleurs; mais chaque pays a ses cérémonies , et il n'y a point d'usage si général, que le hasard et l'habitude n'y aient mis quelque exception. C'eût été une incivilité, un affront, qu'une dame honnête, en recevant la première visite d'un seigneur, ne le baisât pas à la bouche malgré ses moustaches. C'est une déplaisante coutume , dit Montagne, et injurieuse à nos dames d'avoir à prêter leurs lèvres à quiconque a trois valets à sa suite, pour mal plaisant qu'il soit . Cette coutume était pourtant la plus ancienne du monde.
S'il est désagréable à une jeune et jolie bouche de se coller par politesse à une bouche vieille et laide, il y avait un grand danger entre des bouches fraîches et vermeilles de vingt à vingt-cinq ans; et c'est ce qui fit abolir enfin la cérémonie du baiser dans les mystères et dans les agapes. C'est ce qui fit enfermer les femmes chez les Orientaux, afin qu'elles ne baisassent que leurs pères et leurs frères. Coutume longtemps introduite en Espagne par les Arabes.
Voici le danger: il y a un nerf de la cinquième paire qui va de la bouche au coeur, et de là plus bas; tant la nature a tout préparé avec l'industrie la plus délicate; les petites glandes des lèvres, leur tissu spongieux, leurs mamelons veloutés, leur peau fine, chatouilleuse, leur donne un sentiment exquis et voluptueux, lequel n'est pas sans analogie avec une partie plus cachée et plus sensible encore. La pudeur peut souffrir d'un baiser longtemps savouré entre deux piétistes de dix-huit ans.
Il est à remarquer que l'espèce humaine, les tourterelles et les pigeons, sont les seules qui connaissent les baisers; de là est venu chez les Latins le mot columbatim , que notre langue n'a pu rendre. Il n'y a rien dont on n'ait abusé. Le baiser destiné par la nature à la bouche, a été prostitué souvent à des membranes qui ne semblaient pas faites pour cet usage. On sait de quoi les templiers furent accusés.
Nous ne pouvons honnêtement traiter plus au long ce sujet intéressant, quoique Montagne dise, Il en faut parler sans vergogne; nous prononçons hardiment tuer, dérober, trahir, et nous n'oserions prononcer qu'entre les dents choses agréables .
Bala servante de Rachel, et Zelpha servante de Lia, donnèrent chacune deux enfants au patriarche Jacob; vous remarquerez qu'ils héritèrent comme fils légitimes, aussi bien que les huit autres enfants mâles que Jacob eut des deux soeurs Lia et Rachel. Il est vrai qu'ils n'eurent tous pour héritage qu'une bénédiction, au lieu que Guillaume le bâtard hérita de la Normandie.
Thierri bâtard de Clovis, hérita de la meilleure partie des Gaules, envahie par son père.
Plusieurs rois d'Espagne et de Naples ont été bâtards.
En Allemagne, il n'en est pas de même; on veut des races pures; les bâtards n'héritent jamais des fiefs, et n'ont point d'état. En France, depuis longtemps, le bâtard d'un roi ne peut être prêtre sans une dispense de Rome; mais il est prince sans difficulté dès que le roi le reconnaît pour le fils de son péché, fût-il bâtard adultérin de père et de mère. Il en est de même en Espagne. Le bâtard d'un roi d'Angleterre ne peut être prince, mais duc. Les bâtards de Jacob ne furent ni ducs ni princes, ils n'eurent point de terres; et la raison est que leurs pères n'en avaient point; mais on les appela depuis patriarches , comme qui dirait archipères.
On a demandé si les bâtards des papes pouvaient être papes à leur tour. Il est vrai que le pape Jean XI était bâtard du pape Sergius III et de la fameuse Marozie: mais un exemple n'est pas une loi.
Bannissement à temps ou à vie, peine à laquelle on condamne les délinquants, ou ceux qu'on veut faire passer pour tels.
On bannissait, il n'y a pas bien longtemps, du ressort de la juridiction, un petit voleur, un petit faussaire, un coupable de voie de fait. Le résultat était qu'il devenait grand voleur, grand faussaire, et meurtrier dans une autre juridiction. C'est comme si nous jetions dans les champs de nos voisins les pierres qui nous incommoderaient dans les nôtres.
Ceux qui ont écrit sur le droit des gens, se sont fort tourmentés, pour savoir au juste si un homme qu'on a banni de sa patrie est encore de sa patrie. C'est à peu près comme si on demandait si un joueur qu'on a chassé de la table du jeu est encore un des joueurs.
S'il est permis à tout homme par le droit naturel de se choisir sa patrie, celui qui a perdu le droit de citoyen peut à plus forte raison se choisir une patrie nouvelle. Mais peut-il porter les armes contre ses anciens concitoyens? Il y en a mille exemples. Combien de protestants français naturalisés en Hollande, en Angleterre, en Allemagne, ont servi contre la France, et contre des armées où étaient leurs parents et leurs propres frères! Les Grecs qui étaient dans les armées du roi de Perse ont fait la guerre aux Grecs leurs anciens compatriotes. On a vu les Suisses au service de la Hollande tirer sur les Suisses au service de la France. C'est encore pis que de se battre contre ceux qui vous ont banni; car après tout, il semble moins malhonnête de tirer l'épée pour se venger, que de la tirer pour de l'argent.
On connaissait peu de banqueroutes en France avant le seizième siècle. La grande raison, c'est qu'il n'y avait point de banquiers. Des Lombards, des juifs prêtaient sur gages au denier dix: on commerçait argent comptant. Le change, les remises en pays étranger étaient un secret ignoré de tous les juges.
Ce n'est pas que beaucoup de gens ne se ruinassent; mais cela ne s'appelait point banqueroute ; on disait déconfiture ; ce mot est plus doux à l'oreille. On se servait du mot de rompture dans la coutume du Boulonnais; mais rompture ne sonne pas si bien.
Les banqueroutes nous viennent d'Italie, bancorotto, bancarotta, gambarotta, et la justicia non impicar . Chaque négociant avait son banc dans la place du change; et quand il avait mal fait ses affaires, qu'il se déclarait fallito , et qu'il abandonnait son bien à ses créanciers moyennant qu'il en retînt une bonne partie pour lui, il était libre et réputé très galant homme. On n'avait rien à lui dire, son banc était cassé, banco rotto, banca rotta ; il pouvait même dans certaines villes garder tous ses biens et frustrer ses créanciers, pourvu qu'il s'assît le derrière nu sur une pierre en présence de tous les marchands. C'était une dérivation douce de l'ancien proverbe romain solvere aut in aere aut in cute , payer de son argent ou de sa peau. Mais cette coutume n'existe plus; les créanciers ont préféré leur argent au derrière d'un banqueroutier.
En Angleterre et dans d'autres pays, on se déclare banqueroutier dans les gazettes. Les associés et les créanciers s'assemblent en vertu de cette nouvelle, qu'on lit dans les cafés, et ils s'arrangent comme ils peuvent.
Comme parmi les banqueroutes il y en a souvent de frauduleuses, il a fallu les punir. Si elles sont portées en justice, elles sont partout regardées comme un vol, et les coupables partout condamnés à des peines ignominieuses.
Il n'est pas vrai qu'on ait statué en France peine de mort contre les banqueroutiers sans distinction. Les simples faillites n'emportent aucune peine; les banqueroutiers frauduleux furent soumis à la peine de mort aux états d'Orléans sous Charles IX, et aux états de Blois en 1586; mais ces édits renouvelés par Henri IV ne furent que comminatoires.
Il est trop difficile de prouver qu'un homme s'est déshonoré exprès, et a cédé volontairement tous ses biens à ses créanciers pour les tromper. Dans le doute, on s'est contenté de mettre le malheureux au pilori, ou de l'envoyer aux galères, quoique d'ordinaire un banquier soit un fort mauvais forçat.
Les banqueroutiers furent fort favorablement traités la dernière année du règne de Louis XIV; et, pendant la régence. Le triste état où l'intérieur du royaume fut réduit, la multitude des marchands qui ne pouvaient ou qui ne voulaient pas payer, la quantité d'effets invendus ou invendables, la crainte de l'interruption de tout commerce obligèrent le gouvernement en 1715, 1716, 1718, 1721, 1722 et 1726 à faire suspendre toutes les procédures contre tous ceux qui étaient dans le cas de la faillite. Les discussions de ces procès furent renvoyées aux juges consuls; c'est une juridiction de marchands très experts dans ces cas, et plus faite pour entrer dans ces détails de commerce que des parlements qui ont toujours été plus occupés des lois du royaume que de la finance. Comme l'Etat faisait alors banqueroute, il eût été trop dur de punir les pauvres bourgeois banqueroutiers.
Nous avons eu depuis des hommes considérables, banqueroutiers frauduleux; mais ils n'ont pas été punis.
Un homme de lettres de ma connaissance perdit quatre-vingt mille francs, à la banqueroute d'un magistrat important , qui avait eu plusieurs millions net en partage de la succession de monsieur son père, et qui, outre l' importance de sa charge et de sa personne, possédait encore une dignité assez importante à la cour. Il mourut malgré tout cela. Et monsieur son fils, qui avait acheté aussi une charge importante , s'empara des meilleurs effets.
L'homme de lettres lui écrivit, ne doutant pas de sa loyauté, attendu que cet homme avait une dignité d'homme de loi. L' important lui manda qu'il protégerait toujours les gens de lettres, s'enfuit et ne paya rien.
Nous ne parlons point du baptême en théologiens; nous ne sommes que de pauvres gens de lettres qui n'entrons jamais dans le sanctuaire.
Les Indiens, de temps immémorial, se plongeaient, et se plongent encore dans le Gange. Les hommes qui se conduisent toujours par les sens, imaginèrent aisément que ce qui lavait le corps lavait aussi l'âme. Il y avait de grandes cuves dans les souterrains des temples d'Egypte pour les prêtres et pour les initiés.
O nimium faciles qui tristia crimina caedis
Fluminea tolli posse putatis aqua.
Le vieux Boudier, à l'âge de quatre-vingts ans, traduisit comiquement ces deux vers:
C'est une drôle de maxime
Qu'une lessive efface un crime.
Comme tout signe est indifférent par lui-même, Dieu daigna consacrer cette coutume chez le peuple hébreu. On baptisait tous les étrangers qui venaient s'établir dans la Palestine; ils étaient appelés prosélytes de domicile .
Ils n'étaient pas forcés à recevoir la circoncision; mais seulement à embrasser les sept préceptes des noachides, et à ne sacrifier à aucun dieu des étrangers. Les prosélytes de justice étaient circoncis et baptisés; on baptisait aussi les femmes prosélytes, toutes nues, en présence de trois hommes.
Les Juifs les plus dévots venaient recevoir le baptême de la main des prophètes les plus vénérés par le peuple. C'est pourquoi on courut à St Jean qui baptisait dans le Jourdain.
Jésus-Christ même qui ne baptisa jamais personne, daigna recevoir le baptême de Jean. Cet usage ayant été longtemps un accessoire de la religion judaïque, reçut une nouvelle dignité, un nouveau prix de notre Sauveur même; il devint le principal rite et le sceau du christianisme. Cependant les quinze premiers évêques de Jérusalem furent tous Juifs. Les chrétiens de Palestine conservèrent très longtemps la circoncision. Les chrétiens de St Jean ne reçurent jamais le baptême du Christ.
Plusieurs autres sociétés chrétiennes appliquèrent un cautère au baptisé avec un fer rouge, déterminées à cette étonnante opération par ces paroles de St Jean-Baptiste, rapportées par St Luc, Je baptise par l'eau, mais celui qui vient après moi baptisera par le feu .
Les seleuciens, les herminiens et quelques autres en usaient ainsi. Ces paroles, il baptisera par le feu , n'ont jamais été expliquées. Il y a plusieurs opinions sur le baptême de feu dont St Luc et St Matthieu parlent. La plus vraisemblable, peut-être, est que c'était une allusion à l'ancienne coutume des dévots à la déesse de Syrie, qui après s'être plongés dans l'eau s'imprimaient sur le corps des caractères avec un fer brûlant. Tout était superstition chez les misérables hommes; et Jésus substitua une cérémonie sacrée, un symbole efficace et divin à ces superstitions ridicules.[47]
Dans les premiers siècles du christianisme, rien n'était plus commun que d'attendre l'agonie pour recevoir le baptême. L'exemple de l'empereur Constantin en est une assez forte preuve. St Ambroise n'était pas encore baptisé quand on le fit évêque de Milan. La coutume s'abolit bientôt d'attendre la mort pour se mettre dans le bain sacré.
On baptisa aussi les morts. Ce baptême est constaté par ce passage de St Paul dans sa lettre aux Corinthiens: Si on ne ressuscite point, que feront ceux qui reçoivent le baptême pour les morts? C'est ici un point de fait. Ou l'on baptisait les morts mêmes, ou l'on recevait le baptême en leur nom, comme on a reçu depuis des indulgences pour délivrer du purgatoire les âmes de ses amis et de ses parents.
St Epiphane et St Chrysostome nous apprennent que dans quelques sociétés chrétiennes, et principalement chez les marcionites, on mettait un vivant sous le lit d'un mort; on lui demandait s'il voulait être baptisé; le vivant répondait oui; alors on prenait le mort, et on le plongeait dans une cuve. Cette coutume fut bientôt condamnée; St Paul en fait mention, mais il ne la condamne pas; au contraire, il s'en sert comme d'un argument invincible qui prouve la résurrection.
Les Grecs conservèrent toujours le baptême par immersion. Les Latins, vers la fin du huitième siècle, ayant étendu leur religion dans les Gaules et la Germanie, et voyant que l'immersion pouvait faire périr les enfants dans des pays froids, substituèrent la simple aspersion; ce qui les fit souvent anathématiser par l'Eglise grecque.
On demanda à St Cyprien évêque de Carthage, si ceux-là étaient réellement baptisés, qui s'étaient fait seulement arroser tout le corps? Il répond dans sa soixante et seizième lettre, ‘que plusieurs Eglises ne croyaient pas que ces arrosés fussent chrétiens; que pour lui il pense qu'ils sont chrétiens, mais qu'ils ont une grâce infiniment moindre que ceux qui ont été plongés trois fois selon l'usage.'
On était initié chez les chrétiens dès qu'on avait été plongé; avant ce temps on n'était que catéchumène. Il fallait pour être initié avoir des répondants, des cautions, qu'on appelait d'un nom qui répond à parrains , afin que l'Eglise s'assurât de la fidélité des nouveaux chrétiens, et que les mystères ne fussent point divulgués. C'est pourquoi, dans les premiers siècles, les gentils furent généralement aussi mal instruits des mystères des chrétiens que ceux-ci l'étaient des mystères d'Isis et de Cérès Eleusine.
Cyrille d'Alexandrie, dans son écrit contre l'empereur Julien, s'exprime ainsi: Je parlerais du baptême, si je ne craignais que mon discours ne parvînt à ceux qui ne sont pas initiés . Il n'y avait alors aucun culte qui n'eût ses mystères, ses associations, ses catéchumènes, ses initiés, ses profès. Chaque secte exigeait de nouvelles vertus, et recommandait à ses pénitents une nouvelle vie. Initium novae vitae , et de là le mot d' initiation . L'initiation des chrétiens et des chrétiennes était d'être plongés tout nus dans une cuve d'eau froide; la rémission de tous les péchés était attachée à ce signe. Mais la différence entre le baptême chrétien et les cérémonies grecques, syriennes, égyptiennes, romaines, était la même qu'entre la vérité et le mensonge. Jésus-Christ était le grand prêtre de la nouvelle loi.
Dès le second siècle, on commença à baptiser des enfants; il était naturel que les chrétiens désirassent que leurs enfants, qui auraient été damnés sans ce sacrement, en fussent pourvus. On conclut enfin, qu'il fallait le leur administrer au bout de huit jours; parce que, chez les Juifs, c'était à cet âge qu'ils étaient circoncis. L'Eglise grecque est encore dans cet usage.
Ceux qui mouraient dans la première semaine étaient damnés, selon les Pères de l'Eglise les plus rigoureux. Mais Pierre Chrisologue au cinquième siècle imagina les limbes , espèce d'enfer mitigé, et proprement bord d'enfer, faubourg d'enfer, où vont les petits enfants morts sans baptême, et où les patriarches restaient avant la descente de Jésus-Christ aux enfers. De sorte que l'opinion que Jésus-Christ était descendu aux limbes, et non aux enfers, a prévalu depuis.
Il a été agité si un chrétien dans les déserts de l'Arabie pouvait être baptisé avec du sable? On a répondu que non. Si on pouvait baptiser avec de l'eau rose? et on a décidé qu'il fallait de l'eau pure; que cependant on pouvait se servir d'eau bourbeuse. On voit aisément que toute cette discipline a dépendu de la prudence des premiers pasteurs qui l'ont établie.
L'empereur Julien le philosophe, dans son immortelle satire des Césars, met ces paroles dans la bouche de Constance fils de Constantin: ‘Quiconque se sent coupable de viol, de meurtre, de rapine, de sacrilège et de tous les crimes les plus abominables, dès que je l'aurai lavé avec cette eau, il sera net et pur.' Cette critique paraît très injuste; car non seulement chez les chrétiens, mais chez tous les autres peuples qui recevaient l'initiation du baptême, il fallait que le baptême fût accompagné du repentir et d'une pénitence; l'eau ne lavait l'âme qu'en qualité de symbole; c'était la vertu qui devait la purifier. Voyez Expiation .
A l'égard des enfants incapables de pécher, le baptême seul les purifiait. Il ne faut pas oublier que dans le siècle passé il s'éleva une petite secte de quelques fanatiques qui prétendirent qu'on devait tuer tous les enfants nouvellement baptisés, que c'était leur faire le plus grand bien possible, en les préservant des crimes qu'ils auraient commis s'ils avaient vécu, et en leur procurant la vie éternelle. On sait assez qu'il n'y a rien de si saint que les hommes n'aient corrompu.
Les anabaptistes et quelques autres communions qui sont hors du giron, ont cru qu'il ne fallait baptiser, initier personne qu'en connaissance de cause. Vous faites promettre, disent-ils, qu'on sera de la société chrétienne; mais un enfant ne peut s'engager à rien. Vous lui donnez un répondant, un parrain: mais c'est un abus d'un ancien usage. Cette précaution était très convenable dans le premier établissement. Quand des inconnus, hommes faits, femmes et filles adultes venaient se présenter aux premiers disciples pour être reçus dans la société, pour avoir part aux aumônes, ils avaient besoin d'une caution qui répondît de leur fidélité; il fallait s'assurer d'eux; ils juraient d'être à vous: mais un enfant est dans un cas diamétralement opposé. Il est arrivé souvent qu'un enfant baptisé par des Grecs à Constantinople, a été ensuite circoncis par les Turcs; chrétien à huit jours, musulman à treize ans, il a trahi les serments de son parrain. C'est une des raisons que les anabaptistes peuvent alléguer; mais cette raison qui serait bonne en Turquie, n'a jamais été admise dans des pays chrétiens, où le baptême assure l'état d'un citoyen. Il faut se conformer aux lois et aux rites de sa patrie.
Les Grecs rebaptisent les Latins qui passent d'une de nos communions latines à la communion grecque; l'usage était dans le siècle passé que ces catéchumènes prononçassent ces paroles: Je crache sur mon père et ma mère qui m'ont fait mal baptiser . Peut-être cette coutume dure encore et durera longtemps dans les provinces.
Nous ne prétendons point discuter ici en quel temps Barac fut chef du peuple juif, pourquoi étant chef, il laissa commander son armée par une femme; si cette femme nommée Débora avait épousé Lapidoth; si elle était la parente ou l'amie de Barac, ou même sa fille ou sa mère; ni quel jour se donna la bataille du Thabor en Galilée entre cette Débora et le capitaine Sizara général Antiq. jud. liv. V. des armées du roi Jabin, lequel Sizara commandait vers la Galilée une armée de trois cent mille fantassins, dix mille cavaliers et trois mille chars armés en guerre, si l'on en croit l'historien Joseph.
Nous laisserons même ce Jabin roi d'un village nommé Azor, qui avait plus de troupes que le Grand Turc. Nous plaignons beaucoup la destinée de son grand-vizir Sizara qui ayant perdu la bataille en Galilée, sauta de son chariot à quatre chevaux et s'enfuit à pied pour courir plus vite. Il alla demander l'hospitalité à une sainte femme juive qui lui donna du lait, et qui lui enfonça un grand clou de charrette dans la tête, quand il fut endormi. Nous en sommes très fâchés; mais ce n'est pas cela dont il s'agit: nous voulons parler des chariots de guerre.
C'est au pied du mont Thabor, auprès du torrent de Cison, que se donna la bataille. Le mont Thabor est une montagne escarpée, dont les branches un peu moins hautes s'étendent dans une grande partie de la Galilée. Entre cette montagne et les rochers voisins est une petite plaine semée de gros cailloux, et impraticable aux évolutions de la cavalerie. Cette plaine est de quatre à cinq cents pas. Il est à croire que le capitaine Sizara n'y rangea pas ses trois cent mille hommes en bataille; ses trois mille chariots auraient difficilement manoeuvré dans cet endroit.
Il est à croire que les Hébreux n'avaient point de chariots de guerre dans un pays uniquement renommé pour les ânes: mais les Asiatiques s'en servaient dans les grandes plaines.
Liv. III. Confucius, ou plutôt Confutsé dit positivement, que de temps immémorial les vice-rois des provinces de la Chine étaient tenus de fournir à l'empereur chacun mille chariots de guerre attelés de quatre chevaux.
Les chars devaient être en usage longtemps avant la guerre de Troye, puisque Homère ne dit point que ce fût une invention nouvelle; mais ces chars n'étaient point armés comme ceux de Babilone; les roues ni l'essieu ne portaient point de fers tranchants.
Cette invention dut être d'abord très formidable dans les grandes plaines, surtout quand les chars étaient en grand nombre et qu'ils couraient avec impétuosité, garnis de longues piques et de faux: mais quand on y fut accoutumé, il parut si aisé d'éviter leur choc, qu'ils cessèrent d'être en usage par toute la terre.
On proposa, dans la guerre de 1741, de renouveler cette ancienne invention et de la rectifier.
Un ministre d'Etat fit construire un de ces chariots qu'on essaya. On prétendait que dans des grandes plaines comme celles de Lutzen, on pourrait s'en servir avec avantage, en les cachant derrière la cavalerie, dont les escadrons s'ouvriraient pour les laisser passer, et les suivraient ensuite. Les généraux jugèrent que cette manoeuvre serait inutile et même dangereuse, dans un temps où le canon seul gagne les batailles. Il fut répliqué qu'il y aurait dans l'armée à chars de guerre, autant de canons pour les protéger qu'il y en aurait dans l'armée ennemie pour les fracasser. On ajouta que ces chars seraient d'abord à l'abri du canon derrière les bataillons ou escadrons, que ceux-ci s'ouvriraient pour laisser courir ces chars avec impétuosité, que cette attaque inattendue pourrait faire un effet prodigieux. Les généraux n'opposèrent rien à ces raisons; mais ils ne voulurent point jouer à ce jeu renouvelé des Perses.
Tous les naturalistes nous assurent que la sécrétion qui produit la barbe, est la même que celle qui perpétue le genre humain. Les eunuques, dit-on, n'ont point de barbe; parce qu'on leur a ôté les deux bouteilles dans lesquelles s'élaborait la liqueur procréatrice qui devait à la fois former des hommes, et de la barbe au menton. On ajoute que la plupart des impuissants n'ont point de barbe, par la raison qu'ils manquent de cette liqueur, laquelle doit être repompée par des vaisseaux absorbants, s'unir à la lymphe nourricière, et lui fournir de petits oignons de poils sous le menton, sur les joues, etc. etc.
Il y a des hommes velus de la tête aux pieds comme les singes; on prétend que ce sont les plus dignes de propager leur espèce, les plus vigoureux, les plus prêts à tout; et on leur fait souvent beaucoup trop d'honneur, ainsi qu'à certaines dames qui sont un peu velues, et qui ont ce qu'on appelle une belle palatine . Le fait est que les hommes et les femmes sont tous velus de la tête aux pieds; blondes ou brunes, bruns ou blonds, tout cela est égal. Il n'y a que la paume de la main et la plante du pied qui soient absolument sans poil. La seule différence, surtout dans nos climats froids, c'est que les poils des dames, et surtout des blondes, sont plus follets, plus doux, plus imperceptibles. Il y a aussi beaucoup d'hommes, dont la peau semble très unie; mais il en est d'autres qu'on prendrait de loin pour des ours, s'ils avaient une queue.
Cette affinité constante entre le poil et la liqueur séminale, ne peut guère se contester dans notre hémisphère. On peut seulement demander pourquoi les eunuques et les impuissants étant sans barbe ont pourtant des cheveux? La chevelure serait-elle d'un autre genre que la barbe, et que les autres poils? N'aurait-elle aucune analogie avec cette liqueur séminale? Les eunuques ont des sourcils et des cils aux paupières; voilà encore une nouvelle exception. Cela pourrait nuire à l'opinion dominante que l'origine de la barbe est dans les testicules. Il y a toujours quelques difficultés qui arrêtent tout court les suppositions les mieux établies. Les systèmes sont comme les rats qui peuvent passer par vingt petits trous, et qui en trouvent enfin deux ou trois qui ne peuvent les admettre.
Il y a un hémisphère entier qui semble déposer contre l'union fraternelle de la barbe et de la semence. Les Américains de quelque contrée, de quelque couleur, de quelque stature qu'ils soient, n'ont ni barbe au menton, ni aucun poil sur le corps, excepté les sourcils et les cheveux. J'ai des attestations juridiques d'hommes en place qui ont vécu, conversé, combattu avec trente nations de l'Amérique septentrionale; ils attestent qu'ils ne leur ont jamais vu un poil sur le corps, et ils se moquent, comme ils le doivent, des écrivains qui, se copiant les uns les autres, disent que les Américains ne sont sans poil que parce qu'ils se l'arrachent avec des pinces; comme si Christophe Colomb, Fernand Cortez et les autres conquérants avaient chargé leurs vaisseaux de ces petites pincettes avec lesquelles nos dames arrachent leurs poils follets, et en avaient distribué dans tous les cantons de l'Amérique.
J'avais cru longtemps que les Esquimaux étaient exceptés de la loi générale du nouveau monde: mais on m'assure qu'ils sont imberbes comme les autres. Cependant on fait des enfants au Chili, au Pérou, au Canada, ainsi que dans notre continent barbu. La virilité n'est point attachée en Amérique à des poils tirant sur le noir ou sur le jaune. Il y a donc une différence spécifique entre ces bipèdes et nous, de même que leurs lions, qui n'ont point de crinière, ne sont pas de la même espèce que nos lions d'Afrique.
Il est à remarquer que les Orientaux n'ont jamais varié sur leur considération pour la barbe. Le mariage chez eux a toujours été, et est encore l'époque de la vie où l'on ne se rase plus le menton. L'habit long et la barbe imposent du respect. Les Occidentaux ont presque toujours changé d'habit; et, si on l'ose dire, de menton. On porta des moustaches sous Louis XIV jusque vers l'année 1672. Sous Louis XIII c'était une petite barbe en pointe. Henri IV la portait carrée. Charles-Quint, Jules II, François I er remirent en honneur à leur cour la large barbe, qui était depuis longtemps passée de mode. Les gens de robe alors, par gravité et par respect pour les usages de leurs pères, se faisaient raser, tandis que les courtisans en pourpoint et en petit manteau portaient la barbe la plus longue qu'ils pouvaient. Les rois alors, quand ils voulaient envoyer un homme de robe en ambassade, priaient ses confrères de souffrir qu'il laissât croître sa barbe sans qu'on se moquât de lui dans la chambre des comptes, ou des enquêtes. En voilà trop sur les barbes.
La quantité d'hommes dont un bataillon a été successivement composé, a changé depuis l'impression de l'Encyclopédie, et on changera encore, les calculs par lesquels pour tel nombre donné d'hommes on doit trouver les côtés du carré, les moyens de faire ce carré plein ou vide, et de faire d'un bataillon un triangle à l'imitation du cuneus des anciens, qui n'était cependant point un triangle. Voilà ce qui est déjà à l'article Bataillon , et nous n'ajouterons que quelques remarques sur les propriétés, ou sur les défauts de cette ordonnance.
La méthode de ranger les bataillons sur quatre hommes de hauteur, leur donne, selon plusieurs officiers, un front fort étendu, et des flancs très faibles: le flottement, suite nécessaire de ce grand front, ôte à cette ordonnance les moyens d'avancer légèrement sur l'ennemi, et la faiblesse de ses flancs l'expose à être battu toutes les fois que ses flancs ne sont pas appuyés ou protégés; alors il est obligé de se mettre en carré, et il devient presque immobile: voilà, dit-on, ses défauts.
Ses avantages, ou plutôt son seul avantage, c'est de donner beaucoup de feu, parce que tous les hommes qui le composent peuvent tirer; mais on croit que cet avantage ne compense pas ses défauts, surtout chez les Français.
La façon de faire la guerre aujourd'hui est toute différente de ce qu'elle était autrefois. On range une armée en bataille pour être en butte à des milliers de coups de canon; on avance un peu plus ensuite pour donner et recevoir des coups de fusil; et l'armée, qui la première s'ennuie de ce tapage, a perdu la bataille. L'artillerie française est très bonne, mais le feu de son infanterie est rarement supérieur et fort souvent inférieur à celui des autres nations. On peut dire avec autant de vérité que la nation française attaque avec la plus grande impétuosité, et qu'il est très difficile de résister à son choc: le même homme qui ne peut pas souffrir patiemment des coups de canon pendant qu'il est immobile, et qu'il aura peur même, volera à la batterie, ira avec rage, s'y fera tuer ou enclouera le canon; c'est ce qu'on a vu plusieurs fois. Tous les grands généraux ont jugé de même des Français. Ce serait augmenter inutilement cet article que de citer des faits connus; on sait que le maréchal de Saxe voulait réduire toutes les affaires à des affaires de poste. Pour cette même raison, les Français l'emporteront sur leurs ennemis , dit Folard, si on les abandonne dessus; mais ils ne valent rien si on fait le contraire .
On a prétendu qu'il faudrait croiser la baïonnette avec l'ennemi, et, pour le faire avec plus d'avantage, mettre les bataillons sur un front moins étendu, et en augmenter la profondeur; ses flancs seraient plus sûrs, sa marche plus prompte, et son attaque plus forte.
( Cet article est de M. D. P. officier de l'état-major .)
Remarquons que l'ordre, la marche, les évolutions des bataillons, tels à peu près qu'on les met aujourd'hui en usage, ont été rétablis en Europe par un homme qui n'était point militaire, par Machiavel secrétaire de Florence. Bataillons sur trois, sur quatre, sur cinq de hauteur; bataillons marchant à l'ennemi; bataillons carrés pour n'être point entamés après une déroute; bataillons de quatre de profondeur soutenus par d'autres en colonne; bataillons flanqués de cavalerie, tout est de lui: il apprit à l'Europe l'art de la guerre. On la faisait depuis longtemps, mais on ne la savait pas.
Le grand-duc voulut que l'auteur de la Mandragore et de Clitie commandât l'exercice à ses troupes, selon sa méthode nouvelle. Machiavel s'en donna bien de garde; il ne voulut pas que les officiers et les soldats se moquassent d'un général en manteau noir: les officiers exercèrent les troupes en sa présence, et il se réserva pour le conseil.
C'est une chose singulière, que toutes les qualités qu'il demande dans le choix d'un soldat. Il exige d'abord la gagliardia , et cette gaillardise signifie vigueur alerte ; il veut des yeux vifs et assurés dans lesquels il y ait même de la gaieté; le cou nerveux, la poitrine large, le bras musculeux, les flancs arrondis, peu de ventre, les jambes et les pieds secs, tous signes d'agilité et de force.
Mais il veut surtout que le soldat ait de l'honneur, et que ce soit par honneur qu'on le mène. ‘La guerre, dit-il, ne corrompt que trop les moeurs; et il rappelle le proverbe italien qui dit, La guerre forme les voleurs, et la paix leur dresse des potences' .
Machiavel fait très peu de cas de l'infanterie française; et il faut avouer que jusqu'à la bataille de Rocroi elle a été fort mauvaise. C'était un étrange homme que ce Machiavel, il s'amusait à faire des vers, des comédies, à montrer de son cabinet l'art de se tuer régulièrement, et à enseigner aux princes l'art de se parjurer, d'assassiner et d'empoisonner dans l'occasion; grand art que le pape Alexandre VI, et son bâtard César Borgia pratiquaient merveilleusement sans avoir besoin de ces leçons.
Observons que dans tous les ouvrages de Machiavel, sur tant de différents sujets, il n'y a pas un mot qui rende la vertu aimable, pas un mot qui parte du coeur. C'est une remarque qu'on a faite sur Boileau même. Il est vrai qu'il ne fait pas aimer la vertu; mais il la peint comme nécessaire.
Nous n'ajouterons que deux mots à l'article Bâtard de l'Encyclopédie.
En Espagne, les bâtards ont toujours hérité. Le roi Henri de Transtamare ne fut point regardé comme roi illégitime, quoiqu'il fût enfant illégitime; et cette race de bâtards, fondue dans la maison d'Autriche, a régné en Espagne jusqu'à Philippe V.
La race d'Arragon, qui régnait à Naples du temps de Louis XII, était bâtarde. Le comte de Dunois signait, le bâtard d'Orléans ; et l'on a conservé longtemps des lettres du duc de Normandie roi d'Angleterre signées, Guillaume le bâtard . (Voyez à l'article Loi comme toutes les lois et tous les usages se contredisent.)
Mais se peut-il que Louis Racine ait traité Bayle de coeur cruel et d'homme affreux dans une épître à Jean-Batiste Rousseau, qui est assez peu connue, quoique imprimée?
Il compare Bayle, dont la profonde dialectique fit voir le faux de tant de systèmes, à Marius assis sur les ruines de Carthage.
Ainsi d'un oeil content, Marius dans sa fuite,
Contemplait les débris de Carthage détruite.
Voilà une similitude bien peu ressemblante, comme dit Pope, similé unlike . Marius n'avait point détruit Carthage comme Bayle avait détruit de mauvais arguments. Marius ne voyait point ces ruines avec plaisir; au contraire, pénétré d'une douleur sombre et noble, en contemplant la vicissitude des choses humaines, il fit cette mémorable réponse, Dis au proconsul d'Afrique que tu as vu Marius sur les ruines de Carthage . [48]
Nous demandons en quoi Marius peut ressembler à Bayle?
On consent que Louis Racine donne le nom de coeur affreux et d' homme cruel à Marius, à Sylla, aux trois triumvirs, etc. etc. etc. Mais à Bayle! détestable plaisir, coeur cruel, homme affreux ! il ne fallait pas mettre ces mots dans la sentence portée par Louis Racine, contre un philosophe qui n'est convaincu que d'avoir pesé les raisons des manichéens, des pauliciens, des ariens, des eutychiens, et celles de leurs adversaires. Louis Racine ne proportionnait pas les peines aux délits. Il devait se souvenir que Bayle combattit Spinosa trop philosophe, et Jurieu qui ne l'était point du tout. Il devait respecter les moeurs de Bayle, et apprendre de lui à raisonner. Mais il était janséniste, c'est-à-dire, il savait les mots de la langue du jansénisme et les employait au hasard.
Vous appelleriez avec raison cruel et affreux , un homme puissant qui commanderait à ses esclaves sous peine de mort, d'aller faire une moisson de froment où il aurait semé des chardons; qui donnerait aux uns trop de nourriture, et qui laisserait mourir de faim les autres; qui tuerait son fils aîné pour laisser un gros héritage au cadet. C'est là ce qui est affreux et cruel; Louis Racine! On prétend que c'est là le Dieu de tes jansénistes: mais je ne le crois pas.
O gens de parti! gens attaqués de la jaunisse, vous verrez toujours tout jaune.
Et à qui l'héritier non penseur d'un père qui avait cent fois plus de goût que de philosophie, adressait-il sa malheureuse épître dévote contre le vertueux Bayle? A Rousseau, à un poète qui pensait encore moins, à un homme dont le principal mérite avait consisté dans des épigrammes qui révoltent l'honnêteté la plus indulgente, à un homme qui s'était étudié à mettre en rimes riches la sodomie et la bestialité, qui traduisait tantôt un psaume et tantôt une ordure du moyen de parvenir, à qui il était égal de chanter Jésus-Christ ou Giton. Tel était l'apôtre à qui Louis Racine déférait Bayle comme un scélérat. Quel motif avait pu faire tomber le frère de Phèdre et d'Iphigénie dans un si prodigieux travers? Le voici; Rousseau avait fait des vers pour les jansénistes qu'il croyait alors en crédit.
C'est tellement la rage de la faction qui s'est déchaînée sur Bayle, que vous n'entendez aucun des chiens qui ont hurlé contre lui, aboyer contre Lucrèce, Cicéron, Sénèque, Epicure, ni contre tant de philosophes de l'antiquité. Ils en veulent à Bayle; il est leur concitoyen, il est de leur siècle; sa gloire les irrite. On lit Bayle, on ne lit point Nicole; c'est la source de la haine janséniste. On lit Bayle, on ne lit ni le révérend père Croiset ni le révérend père Caussin. C'est la source de la haine jésuitique.
En vain un parlement de France lui a fait le plus grand honneur, en rendant son testament valide malgré la sévérité de la loi. La démence de parti ne connaît ni honneur ni justice. Je n'ai donc point inséré cet article pour faire l'éloge du meilleur des dictionnaires, éloge qui sied pourtant si bien dans celui-ci; mais dont Bayle n'a pas besoin. J'ai l'écrit pour rendre, si je puis, l'esprit de parti odieux et ridicule.
Solatia fati
Carthago Mariusque tulit; pariterque jacentes,
Ignovere Deis
Carthage et Marius couchés sur le même sable, se consolèrent et pardonnèrent aux dieux; mais ils ne sont contents ni dans Lucain, ni dans la réponse du Romain.
On s'est fort tourmenté pour savoir ce que c'est que ce bdellium qu'on trouvait au bord du Phison, fleuve du paradis terrestre, qui Notes sur le ch. II de la Genèse. tourne dans le pays d'Evilath où il vient de l'or . Calmet en compilant rapporte que, selon plusieurs commentateurs, le bdellium est l'escarboucle, mais que ce pourrait bien être aussi du cristal; ensuite que c'est la gomme d'un arbre d'Arabie; puis il nous avertit que ce sont des câpres. Beaucoup d'autres assurent que ce sont des perles. Il n'y a que les étymologies de Bochart qui puissent éclaircir cette question. J'aurai voulu que tous ces commentateurs eussent été sur les lieux.
L'or excellent qu'on tire de ce pays-là, fait voir évidemment, dit Calmet, que c'est le pays de Colchos: la toison d'or en est une preuve. C'est dommage que les choses aient si fort changé depuis. La Mingrélie, ce beau pays si fameux par les amours de Médée et de Jason, ne produit pas plus aujourd'hui d'or et de bdellium, que de taureaux qui jettent feu et flamme, et de dragons qui gardent les toisons: tout change dans ce monde: et si nous ne cultivons pas bien nos terres, et si l'Etat est toujours endetté, nous deviendrons Mingrélie.
Puisque nous avons cité Platon sur l'amour, pourquoi ne le citerions-nous pas sur le beau, puisque le beau se fait aimer? On sera peut-être curieux de savoir, comment un Grec parlait du beau, il y a plus de deux mille ans.
‘L'homme expié dans les mystères sacrés, quand il voit un beau visage décoré d'une forme divine, ou bien quelque espèce incorporelle, sent d'abord un frémissement secret, et je ne sais quelle crainte respectueuse; il regarde cette figure comme une divinité. . . quand l'influence de la beauté entre dans son âme par les yeux, il s'échauffe; les ailes de son âme sont arrosées, elles perdent leur dureté qui retenait leur germe, elles se liquéfient; ces germes enflés dans les racines de ses ailes s'efforcent de sortir par toute l'espèce de l'âme, (car l'âme avait des ailes autrefois) etc.'
Je veux croire que rien n'est plus beau que ce discours de Platon; mais il ne nous donne pas des idées bien nettes de la nature du beau.
Demandez à un crapaud ce que c'est que la beauté, le grand beau, le to kalon? il vous répondra que c'est sa crapaude avec deux gros yeux ronds sortant de sa petite tête, une gueule large et plate, un ventre jaune, un dos brun. Interrogez un nègre de Guinée, le beau est pour lui une peau noire huileuse, des yeux enfoncés, un nez épaté.
Interrogez le diable, il vous dira que le beau est une paire de cornes, quatre griffes et une queue. Consultez enfin les philosophes, ils vous répondront par du galimatias; il leur faut quelque chose de conforme à l'archétype du beau en essence, au to kalon.
J'assistais un jour à une tragédie auprès d'un philosophe; Que cela est beau! disait-il. Que trouvez-vous là de beau? lui dis-je; C'est, dit-il, que l'auteur a atteint son but. Le lendemain il prit une médecine qui lui fit du bien. Elle a atteint son but, lui dis-je; voilà une belle médecine! Il comprit qu'on ne peut dire qu'une médecine est belle, et que pour donner à quelque chose le nom de beauté , il faut qu'elle vous cause de l'admiration et du plaisir. Il convint que cette tragédie lui avait inspiré ces deux sentiments, et que c'était là le to kalon, le beau.
Nous fîmes un voyage en Angleterre: on y joua la même pièce, parfaitement traduite; elle fit bâiller tous les spectateurs. Oh oh! dit-il, le to kalon n'est pas le même pour les Anglais et pour les Français. Il conclut après bien des réflexions, que le beau est souvent très relatif, comme ce qui est décent au Japon est indécent à Rome; et ce qui est de mode à Paris ne l'est pas à Pékin; et il s'épargna la peine de composer un long traité sur le beau.
Il y a des actions que le monde entier trouve belles. Deux officiers de César, ennemis mortels l'un de l'autre, se portent un défi, non à qui répandra le sang l'un de l'autre derrière un buisson en tierce et en quarte comme chez nous; mais à qui défendra le mieux le camp des Romains, que les barbares vont attaquer. L'un des deux, après avoir repoussé les ennemis, est prêt de succomber; l'autre vole à son secours, lui sauve la vie et achève la victoire.
Un ami se dévoue à la mort pour son ami; un fils pour son père; . . . l'Algonquin, le Français, le Chinois diront tous que cela est fort beau , que ces actions leur font plaisir, qu'ils les admirent.
Ils en diront autant des grandes maximes de morale; de celle-ci de Zoroastre: dans le doute si une action est juste, abstiens-toi . . .; de celle-ci de Confucius: oublie les injures, n'oublie jamais les bienfaits .
Le nègre aux yeux ronds, au nez épaté, qui ne donnera pas aux dames de nos cours le nom de belles , le donnera sans hésiter à ces actions et à ces maximes. Le méchant homme même reconnaîtra la beauté des vertus qu'il n'ose imiter. Le beau qui ne frappe que les sens, l'imagination et ce qu'on appelle l' esprit , est donc souvent incertain. Le beau qui parle au coeur ne l'est pas. Vous trouverez une foule de gens qui vous diront qu'ils n'ont rien trouvé de beau dans les trois quarts de l' Iliade ; mais personne ne vous niera que le dévouement de Codrus pour son peuple ne soit fort beau, supposé qu'il soit vrai.
Le frère Attiret, jésuite, natif de Dijon, était employé comme dessinateur dans la maison de campagne de l'empereur Cam-hi, à quelques lis de Pékin.
Cette maison des champs, dit-il dans une de ses lettres à M. Dassaut, est plus grande que la ville de Dijon. Elle est partagée en mille corps de logis, sur une même ligne; chacun de ces palais a ses cours, ses parterres, ses jardins et ses eaux; chaque façade est ornée d'or, de vernis et de peintures. Dans le vaste enclos du parc on a élevé à la main des collines hautes de vingt jusqu'à soixante pieds. Les vallons sont arrosés d'une infinité de canaux qui vont au loin se rejoindre pour former des étangs et des mers. On se promène sur ces mers avec des barques vernies et dorées de douze à treize toises de long sur quatre de large. Ces barques portent des salons magnifiques; et les bords de ces canaux, de ces mers et de ces étangs sont couverts de maisons toutes dans des goûts différents. Chaque maison est accompagnée de jardins et de cascades. On va d'un vallon dans un autre par des allées tournantes ornées de pavillons et de grottes. Aucun vallon n'est semblable; le plus vaste de tous est entouré d'une colonnade, derrière laquelle sont des bâtiments dorés. Tous les appartements de ces maisons répondent à la magnificence du dehors; tous les canaux ont des ponts de distance en distance; ces ponts sont bordés de balustrades de marbre blanc sculptées en bas-relief.
Au milieu de la grande mer on a élevé un rocher, et sur ce rocher un pavillon carré, où l'on compte plus de cent appartements. De ce pavillon carré on découvre tous les palais, toutes les maisons, tous les jardins de cet enclos immense; il y en a plus de quatre cents.
Quand l'empereur donne quelque fête, tous ces bâtiments sont illuminés en un instant; et de chaque maison on voit un feu d'artifice.
C'est n'est pas tout; au bout de ce qu'on appelle la mer , est une grande foire que tiennent les officiers de l'empereur. Des vaisseaux partent de la grande mer pour arriver à la foire. Les courtisans se déguisent en marchands, en ouvriers de toute espèce; l'un tient un café, l'autre un cabaret; l'un fait le métier de filou, l'autre d'archer qui court après lui. L'empereur, l'impératrice et toutes les dames de la cour viennent marchander des étoffes; les faux marchands les trompent tant qu'ils peuvent. Il leur disent qu'il est honteux de tant disputer sur le prix, qu'ils sont de mauvaises pratiques. Leurs majestés répondent qu'ils ont à faire à des fripons; les marchands se fâchent et veulent s'en aller; on les apaise; l'empereur achète tout et en fait des loteries pour toute sa cour. Plus loin sont des spectacles de toute espèce.
Quand frère Attiret vint de la Chine à Versailles, il le trouva petit et triste. Des Allemands qui s'extasiaient en parcourant les bosquets, s'étonnaient que frère Attiret fût si difficile. C'est encore une raison qui me détermine à ne point faire un traité du beau .
Ce Baltazar Béker, très bon homme, grand ennemi de l'enfer éternel et du diable, et encore plus de la précision, fit beaucoup de bruit en son temps par son gros livre du Monde enchanté .
Un Jacques-George de Chaufepié, prétendu continuateur de Bayle, assure que Béker apprit le grec à Groningue. Niceron a de bonnes raisons pour croire que ce fut à Franeker. On est fort en doute et fort en peine à la cour sur ce point d'histoire.
Le fait est que du temps de Béker ministre du Saint Evangile, (comme on dit en Hollande) le diable avait encore un crédit prodigieux chez les théologiens de toutes les espèces au milieu du dix-septième siècle, malgré Bayle et les bons esprits qui commençaient à éclairer le monde. La sorcellerie, les possessions, et tout ce qui est attaché à cette belle théologie, étaient en vogue dans toute l'Europe, et avaient souvent des suites funestes.
Il n'y avait pas un siècle que le roi Jacques lui-même, surnommé par Henri IV, Maître Jacques , ce grand ennemi de la communion romaine, et du pouvoir papal, avait fait imprimer sa Démonologie (quel livre pour un roi!) et dans cette démonologie Jacques reconnaît des ensorcellements, des incubes, des succubes; il avoue le pouvoir du diable et du pape, qui, selon lui, a le pouvoir de chasser Satan du corps des possédés, tout comme les autres prêtres.
Croirait-on bien qu'à Genève on fit brûler en 1652, du temps de ce même Béker, une pauvre fille nommée Magdelaine Chaudron, à qui on persuada qu'elle était sorcière?
Voici la substance très exacte de ce que porte le procès-verbal de cette sottise affreuse, qui n'est pas le dernier monument de cette espèce.
‘Michelle ayant rencontré le diable en sortant de la ville, le diable lui donna un baiser, reçut son hommage, et imprima sur sa lèvre supérieure et à son téton droit, la marque qu'il a coutume d'appliquer à toutes les personnes qu'il reconnaît pour ses favorites. Ce sceau du diable est un petit seing qui rend la peau insensible, comme l'affirment tous les jurisconsultes démonographes.
‘Le diable ordonna à Michelle Chaudron d'ensorceler deux filles. Elle obéit à son seigneur ponctuellement. Les parents des filles l'accusèrent juridiquement de diablerie; les filles furent interrogées et confrontées avec la coupable. Elles attestèrent qu'elles sentaient continuellement une fourmillière dans certaines parties de leur corps, et qu'elles étaient possédées. On appela les médecins, ou du moins ceux qui passaient alors pour médecins. Ils visitèrent les filles; ils cherchèrent sur le corps de Michelle le sceau du diable, que le procès-verbal appelle les marques sataniques . Ils y enfoncèrent une longue aiguille, ce qui était déjà une torture douloureuse. Il en sortit du sang, et Michelle fit connaître par ses cris que les marques sataniques ne rendent point insensible. Les juges ne voyant pas de preuve complète que Michelle Chaudron fût sorcière, lui firent donner la question, qui produit infailliblement ces preuves: cette malheureuse cédant à la violence des tourments, confessa enfin tout ce qu'on voulut.
‘Les médecins cherchèrent encore la marque satanique. Ils la trouvèrent à un petit seing noir sur une de ses cuisses. Ils y enfoncèrent l'aiguille; les tourments de la question avaient été si horribles, que cette pauvre créature expirante sentit à peine l'aiguille; elle ne cria point: ainsi le crime fut avéré. Mais comme les moeurs commençaient à s'adoucir, elle ne fut brûlée qu'après avoir été pendue et étranglée.'
Tous les tribunaux de l'Europe chrétienne retentissaient encore de pareils arrêts. Cette imbécilité barbare a duré si longtemps, que de nos jours, à Vurtzbourg en Franconie, on a encore brûlé une sorcière en 1750.
De telles horreurs dont l'Europe était pleine, déterminèrent le bon Béker à combattre le diable. On eut beau lui dire, en prose et en vers, qu'il avait tort de l'attaquer, attendu qu'il lui ressemblait beaucoup, étant d'une laideur horrible; rien ne l'arrêta; il commença par nier absolument le pouvoir de Satan, et s'enhardit même jusqu'à soutenir qu'il n'existe pas. ‘S'il y avait un diable, disait-il, il se vengerait de la guerre que je lui fais.'
Béker ne raisonnait que trop bien, en disant que le diable le punirait s'il existait. Les ministres ses confrères prirent le parti de Satan, et déposèrent Béker.
Car l'hérétique excommunie aussi
Au nom de Dieu. Genève imite Rome
Comme le singe est copiste de l'homme.
Béker entre en matière dès le second tome. Selon lui, le serpent qui séduisit nos premiers parents n'était point un diable, mais un vrai serpent; comme l'âne de Balaam était un âne véritable, et comme la baleine qui engloutit Jonas était une baleine réelle. C'était si bien un vrai serpent, que toute son espèce qui marchait auparavant sur ses pieds, fut condamnée à ramper sur le ventre. Jamais ni serpent, ni autre bête n'est appelée Satan ou Belzébuth ou Diable dans le Pentateuque. Jamais il n'y est question de Satan.
Le Hollandais destructeur de Satan, admet à la vérité des anges, mais en même temps il assure qu'on ne peut prouver par la raison qu'il y en ait; et s'il y en a , dit-il dans son chapitre huitième du tome second, il est difficile de dire ce que c'est. L'Ecriture ne nous dit jamais ce que c'est, en tant que cela concerne la nature, ou en quoi consiste la nature d'un esprit. . . La Bible n'est pas faite pour les anges, mais pour les hommes. Jésus n'a pas été fait ange pour nous, mais homme .
Si Béker a tant de scrupule sur les anges, il n'est pas étonnant qu'il en ait sur les diables; et c'est une chose assez plaisante de voir toutes les contorsions où il met son esprit pour se prévaloir des textes qui lui semblent favorables, et pour éluder ceux qui lui sont contraires.
Il fait tout ce qu'il peut pour prouver que le diable n'eut aucune part aux afflictions de Job, et en cela il est plus prolixe que les amis mêmes de ce saint homme.
Il y a grande apparence qu'on ne le condamna que par le dépit d'avoir perdu son temps à le lire. Et je suis persuadé que si le diable lui-même avait été forcé de lire le Monde enchanté de Béker, il n'aurait jamais pu lui pardonner de l'avoir si prodigieusement ennuyé.
Un des plus grands embarras de ce théologien hollandais, est d'expliquer ces paroles: Jésus fut transporté par l'esprit au désert pour être tenté par le diable, par le Knathbull . Il n'y a point de texte plus formel. Un théologien peut écrire contre Belzébuth tant qu'il voudra, mais il faut de nécessité qu'il l'admette; après quoi il expliquera les textes difficiles comme il pourra.
Que si on veut savoir précisément ce que c'est que le diable il faut s'en informer chez le jésuite Schotus; personne n'en a parlé plus au long. C'est bien pis que Béker.
En ne consultant que l'histoire, l'ancienne origine du diable est dans la doctrine des Perses. Hariman ou Arimane le mauvais principe, corrompt tout ce que le bon principe a fait de salutaire. Chez les Egyptiens Typhon fait tout le mal qu'il peut, tandis qu'Oshireth, que nous nommons Osiris, fait avec Ishet ou Isis tout le bien dont il est capable.
Voyez l'article Brahmane . Avant les Egyptiens et les Perses, Mozazor chez les Indiens, s'était révolté contre Dieu, et était devenu le diable; mais enfin Dieu lui avait pardonné. Si Béker et les sociniens avaient su cette anecdote de la chute des anges indiens et de leur rétablissement, ils en auraient bien profité pour soutenir leur opinion que l'enfer n'est pas perpétuel, et pour faire espérer leur grâce aux damnés qui liront leurs livres.
On est obligé d'avouer que les Juifs n'ont jamais parlé de la chute des anges dans l'Ancien Testament; mais il en est question dans le Nouveau.
On attribua vers le temps de l'établissement du christianisme, un livre à Enoch septième homme après Adam , concernant le diable et ses associés. Enoch dit, que le chef des anges rebelles, était Semiaxah; qu'Araciel, Atareulf, Ozampsifer étaient ses lieutenants: que les capitaines des anges fidèles étaient Raphaël, Gabriel, Uriel etc.; mais il ne dit point que la guerre se fit dans le ciel; au contraire, on se battit sur une montagne de la terre, et ce fut pour des filles. St Jude cite ce livre dans son épître; Dieu a gardé , dit-il, dans les ténèbres enchaînés jusqu'au jugement du grand jour les anges qui ont dégénéré de leur origine, et qui ont abandonné leur propre demeure. Malheur à ceux qui ont suivi les traces de Caïn, desquels Enoch septième homme après Adam a prophétisé .
St Pierre, dans sa seconde épître, fait allusion au livre d'Enoch, en s'exprimant ainsi: Dieu n'a pas épargné les anges qui ont péché; mais il les a jetés dans le Tartare avec des cables de fer .
Il était difficile que Béker résistât à des passages si formels. Cependant il fut encore plus inflexible sur les diables que sur les anges: il ne se laissa point subjuguer par le livre d'Enoch, septième homme après Adam: il soutint qu'il n'y avait pas plus de diable que de livre d'Enoch. Il dit que le diable était une imitation de l'ancienne mythologie, que ce n'est qu'un réchauffé, et que nous ne sommes que des plagiaires.
On peut demander aujourd'hui pourquoi nous appelons Lucifer l' esprit malin , que la traduction hébraïque et le livre attribué à Enoch appellent Semiaxah ou, si on veut, Semexiah! C'est que nous entendons mieux le latin que l'hébreu.
On a trouvé dans Isaïe une parabole contre un roi de Babilone. Isaïe lui-même l'appelle parabole . Il dit dans son quatorzième chapitre au roi de Babilone: A ta mort on a chanté à gorge déployée; les sapins se sont réjouis; tes commis ne viendront plus nous mettre à la taille. Comment ta hautesse est-elle descendue au tombeau malgré les sons de tes musettes? Comment es-tu couché avec les vers et la vermine? Comment es-tu tombée du ciel étoile du matin, Helel? toi qui pressais les nations, tu es abbatue en terre !
On traduisit ce mot chaldéen hébraïsé Helel, par Lucifer. Cette étoile du matin, cette étoile de Vénus fut donc le diable, Lucifer, tombé du ciel, et précipité dans l'enfer. C'est ainsi que les opinions s'établissent, et que souvent un seul mot, une seule syllabe mal entendus, une lettre changée ou supprimée ont été l'origine de la croyance de tout un peuple. Du mont Soracté on a fait St Oreste , de mot Rabboni on a fait St Rabboni , qui rabonnit les maris jaloux, ou qui les fait mourir dans l'année; de Semo Sancus on a fait St Simon le magicien. Ces exemples sont innombrables.
Mais que le diable soit l'étoile de Vénus, ou le Semiaxah d'Enoch, ou le Satan des Babiloniens, ou le Mozazor des Indiens, ou le Typhon des Egyptiens, Béker a raison de dire qu'il ne fallait pas lui attribuer une si énorme puissance que celle dont nous l'avons cru revêtu jusqu'à nos derniers temps. C'est trop que de lui avoir immolé la femme de Vurtzbourg, Magdelaine Chaudron, le curé Gaufredi, la maréchale d'Ancre, et plus de cent mille sorciers en treize cents années dans les Etats chrétiens. Si Baltazar Béker s'en était tenu à rogner les ongles au diable, il aurait été très bien reçu; mais quand un curé veut anéantir le diable, il perd sa cure.
Les gens du monde seront peut-être étonnés que ce mot soit le sujet d'un article; mais on ne s'adresse qu'aux savants, et on leur demande des instructions.
Bethshemesh ou Bethsamès, était un village appartenant au peuple de Dieu, situé à deux milles de Jérusalem, selon les commentateurs.
Les Phéniciens ayant battu les Juifs du temps de Samuel, et leur ayant pris leur arche d'alliance dans la bataille, où ils leur tuèrent trente mille hommes, en furent sévèrement punis par le Livre de Samuel ou I des Rois ch. V et VI. Seigneur. Percussit eos in secretiori parte natium et ebullierunt villae et agri . . . et nati sunt mures, et facta est confusio mortis magna in civitate . Mot à mot, Il les frappa dans la plus secrète partie des fesses, et les granges et les champs bouillirent, et il naquit des rats, et une grande confusion de mort se fit dans la cité .
Les prophètes des Phéniciens ou Philistins, les ayant avertis qu'ils ne pouvaient se délivrer de ce fléau qu'en donnant au Seigneur cinq rats d'or et cinq anus d'or, et en lui renvoyant l'arche juive, ils accomplirent cet ordre, et renvoyèrent, selon l'exprès commandement de leurs prophètes, l'arche avec les cinq rats et les cinq anus, sur une charrette attelée de deux vaches qui nourrissaient chacune leur veau, et que personne ne conduisait.
Ces deux vaches amenèrent d'elles-mêmes, l'arche et les présents droit à Bethsamès; les Bethsamites s'approchèrent et voulurent regarder l'arche. Cette liberté fut punie encore plus sévèrement que ne l'avait été la profanation des Phéniciens. Le Seigneur frappa de mort subite soixante et dix personnes du peuple, et cinquante mille hommes de la populace.
Le révérend docteur Kennicott Irlandais, a fait imprimer en 1768 un commentaire français sur cette aventure, et l'a dédié à sa grandeur l'évêque d'Oxford. Il s'intitule à la tête de ce commentaire, docteur en théologie, membre de la Société royale de Londres, de l'académie Palatine, de celle de Gottingue et de l'Académie des inscriptions de Paris . Tout ce que je sais, c'est qu'il n'est pas de l'Académie des inscriptions de Paris. Peut-être en est-il correspondant. Sa vaste érudition a pu le tromper; mais les titres ne font rien à la chose.
Il avertit le public que sa brochure se vend à Paris chez Saillant et chez Molini; à Rome chez Monaldini, à Venise chez Pasquali, à Florence chez Cambiagi, à Amsterdam chez Marc-Michel Rey, à la Haye chez Gosse, à Leyde chez Jaquau, à Londres chez Béquet, qui reçoivent les souscriptions.
Il prétend prouver dans sa brochure, appelée en anglais Pamphlet , que le texte de l'Ecriture est corrompu. Il nous permettra de n'être pas de son avis. Presque toutes les bibles s'accordent dans ces expressions, soixante et dix hommes du peuple, et cinquante mille de la populace; de populo septuaginta viros, et quinquagenta millia plebis .
Le révérend docteur Kennicott dit au révérend milord évêque d'Oxford, qu'autrefois il avait de forts préjugés en faveur du texte hébraïque, mais que depuis dix-sept ans sa grandeur et lui sont bien revenus de leurs préjugés après la lecture réfléchie de ce chapitre .
Nous ne ressemblons point au docteur Kennicott; et plus nous lisons ce chapitre, plus nous respectons les voies du Seigneur qui ne sont pas nos voies.
Il est impossible , dit Kennicott, à un lecteur de bonne foi, de ne se pas sentir étonné et affecté à la vue de plus de cinquante mille hommes détruits dans un seul village, et encore c'était cinquante mille hommes occupés à la moisson .
Nous avouons que cela supposerait environ cent mille personnes au moins dans ce village. Mais M. le docteur doit-il oublier que le Seigneur avait promis à Abraham, que sa postérité se multiplierait comme le sable de la mer?
Les juifs et les chrétiens , ajoute-t-il, ne se sont point fait de scrupule d'exprimer leur répugnance à ajouter foi à cette destruction de cinquante mille soixante et dix hommes .
Nous répondons que nous sommes chrétiens, et que nous n'avons aucune répugnance à ajouter foi à tout ce qui est dans les saintes Ecritures. Nous répondrons avec le révérend père Dom Calmet, que s'il fallait rejeter tout ce qui est extraordinaire et hors de la portée de notre esprit , il faudrait rejeter toute la Bible . Nous sommes persuadés que les Juifs étant conduits par Dieu même, ne devaient éprouver que des événements marqués au sceau de la Divinité, et absolument différents de ce qui arrive aux autres hommes. Nous osons même avancer que la mort de ces cinquante mille soixante et dix hommes est une des choses les moins surprenantes qui soient dans l'Ancien Testament.
On est saisi d'un étonnement encore plus respectable, quand le serpent d'Eve et l'âne de Balaam parlent, quand l'eau des cataractes s'élève avec la pluie quinze coudées au-dessus de toutes les montagnes, quand on voit les plaies de l'Egypte et six cent trente mille Juifs combattants fuir à pied à travers la mer ouverte et suspendue, quand Josué arrête le soleil et la lune à midi, quand Samson tue mille Philistins avec une mâchoire d'âne. . . tout est miracle sans exception dans ces temps divins; et nous avons le plus profond respect pour tous ces miracles, pour ce monde ancien qui n'est pas notre monde, pour cette nature qui n'est pas notre nature; pour un livre divin qui ne peut avoir rien d'humain.
Mais ce qui nous étonne, c'est la liberté que prend M. Kennicott d'appeler déistes et athées ceux qui en révérant la Bible plus que lui, sont d'une autre opinion que lui. On ne croira jamais qu'un homme qui a de pareilles idées soit de l'Académie des inscriptions et médailles. Peut-être est-il de l'académie de Bedlam, la plus ancienne, la plus nombreuse de toutes, et dont les colonies s'étendent dans toute la terre.
Une grande bibliothèque a cela de bon, qu'elle effraie celui qui la regarde. Deux cent mille volumes découragent un homme tenté d'imprimer; mais malheureusement il se dit bientôt à lui-même: on ne lit point la plupart de ces livres-là; et on pourra me lire. Il se compare à la goutte d'eau qui se plaignait d'être confondue et ignorée dans l'Océan; un génie eut pitié d'elle; il la fit avaler par une huître. Elle devint la plus belle perle de l'Orient, et fut le principal ornement du trône du Grand Mogol. Ceux qui ne sont que compilateurs, imitateurs, commentateurs, éplucheurs de phrases, critiques à la petite semaine; enfin ceux dont un génie n'a point eu pitié, resteront toujours gouttes d'eau.
Notre homme travaille donc au fond de son galetas avec l'espérance de devenir perle.
Il est vrai que dans cette immense collection de livres, il y en a environ cent quatre-vingt-dix-neuf mille qu'on ne lira jamais, du moins de suite; mais on peut avoir besoin d'en consulter quelques-uns une fois en sa vie. C'est un grand avantage, pour quiconque veut s'instruire, de trouver sous sa main dans le palais des rois le volume et la page qu'il cherche sans qu'on le fasse attendre un moment. C'est une des plus nobles institutions. Il n'y a point eu de dépense plus magnifique, et plus utile.
La bibliothèque publique du roi de France est la plus belle du monde entier, moins encore par le nombre et la rareté des volumes, que par la facilité, et la politesse avec laquelle les bibliothécaires les prêtent à tous les savants. Cette bibliothèque est sans contredit le monument le plus précieux qui soit en France.
Cette multitude étonnante de livres ne doit point épouvanter. On a déjà remarqué que Paris contient environ sept cent mille hommes, qu'on ne peut vivre avec tous, et qu'on choisit trois ou quatre amis. Ainsi il ne faut pas plus se plaindre de la multitude des livres, que de celle des citoyens.
Un homme, qui veut s'instruire un peu de son être, et qui n'a pas de temps à perdre, est bien embarrassé. Il voudrait lire à la fois Hobbes, Spinosa, Bayle qui a écrit contre eux, Leibnitz qui a disputé contre Bayle, Clarke qui a disputé contre Leibnitz, Mallebranche qui diffère d'eux tous, Locke qui passe pour avoir confondu Mallebranche, Stillingfleet qui croit avoir vaincu Locke, Cudworth qui pense être au-dessus d'eux tous, parce qu'il n'est entendu de personne. On mourrait de vieillesse avant d'avoir feuilleté la centième partie des romans métaphysiques.
On est bien aise d'avoir les plus anciens livres, comme on recherche les plus anciennes médailles. C'est là ce qui fait l'honneur d'une bibliothèque. Les plus anciens livres du monde sont les cinq King des Chinois, le Shastabah des brames, dont M. Holwell nous a fait connaître des passages admirables; ce qui peut rester de l'ancien Zoroastre, les fragments de Sanchoniaton qu'Eusèbe nous a conservés, et qui portent les caractères de l'antiquité la plus reculée. Je ne parle pas du Pentateuque qui est au-dessus de tout ce qu'on en pourrait dire.
Nous avons encore la prière du véritable Orphée, que l'hiérophante récitait dans les anciens mystères des Grecs. Marchez dans la voie de la justice, adorez le seul maître de l'univers. Il est un; il est seul par lui-même. Tous les êtres lui doivent leur existence; il agit dans eux et par eux. Il voit tout, et jamais n'a été vu des yeux mortels . Nous en avons parlé ailleurs.
St Clément d'Alexandrie, le plus savant des Pères de l'Eglise, ou plutôt le seul savant dans l'antiquité profane, lui donne presque toujours le nom d'Orphée de Thrace, d'Orphèe le théologien, pour le distinguer de ceux qui ont écrit depuis sous son nom. Il cite de lui ces vers qui ont tant de rapport à la formule des Strom. liv. V. mystères:
Lui seul il est parfait; tout est sous son pouvoir.
Il voit tout l'univers, et nul ne peut le voir.
Nous n'avons plus rien ni de Musée, ni de Linus. Quelques petits passages de ces prédécesseurs d'Homère orneraient bien une bibliothèque.
Auguste avait formé la bibliothèque nommée Palatine. La statue d'Apollon y présidait. L'empereur l'orna des bustes des meilleurs auteurs. On voyait vingt-neuf grandes bibliothèques publiques à Rome. Il y a maintenant plus de quatre mille bibliothèques considérables en Europe. Choisissez ce qui vous convient, et tâchez de ne vous pas ennuyer. Voyez Livres .
[1] Les Juifs étaient très connus des Perses, puisqu'ils furent dispersés dans leur empire; ensuite des Egyptiens, puisqu'ils firent tout le commerce d'Alexandrie; des Romains, puisqu'ils avaient des synagogues à Rome. Mais étant au milieu des nations, ils en furent toujours séparés par leur institution. Ils ne mangeaient point avec les étrangers, et ne communiquèrent leurs livres que très tard.
[2] Ce qui fait penser à plusieurs savants que Sanchoniaton est antérieur au temps où l'on place Moïse, c'est qu'il n'en parle point. Il écrivait dans Bérithe. Cette ville était voisine du pays où les Juifs s'établirent. Si Sanchoniaton avait étépostérieur ou contemporain, il n'aurait pas omis les prodiges épouvantables dont Moïse inonda l'Egypte; il aurait sûrement fait mention du peuple juif qui mettait sa patrie à feu et à sang. Eusèbe, Jule Africain, St Ephrem, tous les pères grecs et syriaques auraient cité un auteur profane qui rendait témoignage au législateur hébreu. Eusèbe surtout qui reconnaît l'authenticité de Sanchoniaton, et qui en a traduit des fragments, aurait traduit tout ce qui eût regardé Moïse.
[3]
Tous les jours une chaise
Me coûte un écu,
Pour porter à l'aise
Votre chien de cu,
A moi pauvre cocu.
[4] Cela seul ne suffit-il pas pour détruire la folle calomnie établie dans notre Occident, que le gouvernement chinois est athée?
[5] Le proverbe dit: Comportez-vous à l'égard des morts comme s'ils étaient encore en vie.
[6] En comptant l'introduction pour un chapitre.
[7] Remarquez bien qu'Auguste n'était point adoré d'un culte de latrie, mais de dulie. C'était un saint; Divus Augustus. Les provinciaux l'adoraient comme Priape, non comme Jupiter.
[8] On traduit ici patriarcha, terme grec, par ces mots, patriarche grec: parce qu'il ne peut convenir qu'à l'hiérophante des principaux mystères grecs. Les chrétiens ne commencèrent à connaître le mot de patriarche qu'au cinquième siècle. Les Romains, les Egyptiens, les Juifs ne connaissaient point ce titre.
[9] C'est la croyance des mahométans. La doctrine des chrétiens bazilidiens avait depuis longtemps cours en Arabie. Les bazilidiens disaient que Jésus-Christ n'avait pas été crucifié.
[10] Voyez le discours préliminaire de M. Dalembert.
‘On peut dire qu'il créa la métaphysique à peu près comme Newton avait créé la physique. . . pour connaître notre âme, ses idées et ses affections, il n'étudia point les livres, parce qu'ils l'auraient mal instruit; il se contenta de descendre profondément en lui-même; et après s'être, pour ainsi dire contemplé longtemps, il ne fit dans son traité de l'Entendement humain que présenter aux hommes le miroir dans lequel il s'était vu. En un mot, il réduisit la métaphysique à ce qu'elle doit être en effet, la physique expérimentale de l'âme.'
[11] Ce n'était pas sans doute l'opinion de St Augustin qui, dans le livre huit de la Cité de Dieu, s'exprime ainsi: Que ceux-là se taisent qui n'ont pas osé à la vérité, dire que Dieu est un corps, mais qui ont cru que nos âmes sont de même nature que lui. Ils n'ont pas été frappés de l'extrême mutabilité de notre âme qu'il n'est pas permis d'attribuer à Dieu.
‘Cedant et illi quos quidem puduit dicere Deum corpus esse, verumtamen ejusdem naturae, cujus ille est, animos nostros esse putaverunt: ita non eos movet tanta mutabilitas animae, quam Dei naturae tribuere nefas est.'
[12] On les a tirées en effet ces dangereuses conséquences. On lui a dit, la créance de l'âme immortelle est nécessaire ou non. Si elle n'est pas nécessaire, pourquoi Jésus-Christ l'a-t-il annoncée? Si elle est nécessaire, pourquoi Moïse n'en a-t-il pas fait la base de sa religion? ou Moïse était instruit de ce dogme, ou il ne l'était pas. S'il l'ignorait, il était indigne de donner des lois. S'il la savait et la cachait, quel nom voulez-vous qu'on lui donne? De quelque côté que vous vous tourniez vous tombez dans un abîme qu'un évêque ne devait pas ouvrir. Votre dédicace aux francs-pensants, vos fades plaisanteries avec eux, et vos bassesses auprès de milord Hardwicke ne vous sauveront pas de l'opprobre dont vos contradictions continuelles vous ont couvert; et vous apprendrez que quand on dit des choses hardies, il faut les dire modestement.
[13] Un écrivain moderne nommé Larcher, répétiteur de collège, dans un libelle rempli d'erreurs en tout genre, & de la critique la plus grossière, ose citer je ne sais quel bouquin dans lequel on appelle Socrate Sanctus Pederastes, Socrates saint b. . .. Il n'a pas éte suivi dans ces horreurs par l'abbé Foucher;mais cet abbé, non moins grossier, s'est trompé encor lourdement sur Zoroastre & sur les anciens Persans. Il en été vivement repris par un homme savant dans les langues orientales.
[14]
Praesto puer impetus in quem
Continuo fiat.
[15] On devrait condamner messieurs les non conformistes à présenter tous les ans à la police un enfant de leur façon. L'ex-jésuite Desfontaines fut sur le point d'être brûlé en place de Grève, pour avoir abusé de quelques petits Savoyards qui ramonaient sa cheminée; des protecteurs le sauvèrent. Il fallait une victime; on brûla des Chaufours à sa place. Cela est bien fort; est modus in rebus: on doit proportionner les peines aux délits!Qu'auraient dit César, Alcibiade, le roi de Bythinie Nicomède, le roi de France HenriIII , et tant d'atres rois?
Quand on brûla des Chaufours, on se fonda sur les établissements de St Louis, mis en nouveau français au quinzième siècle; Si aucun est soupçonné de b. . . doit être mené à l'évêque; et se il en était prouvé, l'en le doit ardoir et tuit li mueble sont au baron, etc. St Louis ne dit pas ce qu'il faut faire au baron, si le baron est soupçonné, et se il en est prouvé. Il faut observer que par le mot de b. . . St Louis entend les hérétiques, qu'on n'appelait point alors d'un autre nom. Une équivoque fit brûler à Paris des Chaufours gentilhomme lorrain. Despréaux eut bien raison de faire une satire contre l'équivoque; elle a causé bien plus de mal qu'on ne croit.
[16] Dans les premières éditions de ces Questions on avait dit que le duc de Vermandois fut enterrédans la ville d'Aire. On s'était trompé.
Mais que ce soit dans Arras ou dans Aire, il est toujours constant qu'il mourut de la petite vérole, et qu'on lui fit des obsèques magnifiques. Il faut être fou pour imaginer qu'on enterra une bûche à sa place, que Louis XIV fit faire un service solennel à cette bûche, et que pour achever la convalescence de son propre fils, il l'envoya prendre l'air à la Bastille pour le reste de sa vie avec un masque de fer sur le visage.
[17] Le folliculaire dont on parle, est celui-là même qui ayant été chassé des jésuites, a composédes libelles pour vivre, et qui a rempli ses libelles d'anecdotes prétendues littéraires. En voici une sur son compte.
Lettre du sieur Royou avocat au parlement de Bretagne, beau-frère du nommé Fréron. Mardi matin 6 mars 1770.
‘Fréron épousa ma soeur il y a trois ans, (en Bretagne) mon père donna vingt mille livres de dot. Il les dissipa avec des filles, et donna du mal à ma soeur. Après quoi il la fit partir pour Paris, dans le panier du coche, et la fit coucher en chemin sur la paille. Je courus demander raison à ce malheureux. Il feignit de se repentir. Mais comme il faisait le métier d'espion, et qu'il sut qu'en qualité d'avocat, j'avais pris parti dans les troubles de Bretagne, il m'accusa auprès de M. de. . . et obtint une lettre de cachet pour me faire enfermer. Il vint lui-même avec des archers dans la rue des noyers un lundi à dix heures du matin, me fit charger de chaînes, se mit à côté de moi dans un fiacre, et tenait lui-même le bout de la chaîne. . . etc.'
Nous ne jugeons point ici entre les deux beaux-frères. Nous avons la lettre originale. On dit que ce Fréron n'a pas laissé de parler de religion et de vertu dans ses feuilles. Adressez-vous à son marchand de vin.
[18] Ce La Chapelle était un receveur général des finances, qui traduisit très platement Tibulle; mais ceux qui dînaient chez lui trouvaient ses vers fort bons.
[19] On a dit que si Sanchoniaton avait vécu du temps de Moïse, ou après lui, l'évêque de Césarée Eusèbe qui cite plusieurs de ses fragments, aurait indubitablement cité ceux où il eût été fait mention de Moïse et des prodiges épouvantables qui avaient étonné la nature. Sanchoniaton n'aurait pas manqué d'en parler: Eusèbe aurait fait valoir son témoignage; il aurait prouvé l'existence de Moïse par l'aveu authentique d'un savant contemporain, d'un homme qui écrivait dans un pays où les Juifs se signalaient tous les jours par des miracles. Eusèbe ne cite jamais Sanchoniaton sur les actions de Moïse. Donc Sanchoniaton avait écrit auparavant. On le présume, mais avec la défiance que tout homme doit avoir de son opinion, exceptéquand il ose assurer que deux et deux font quatre.
[20] Bardes, bardi, recitantes carmina bardi; c'étaient les poètes, les philosophes des Velches.
[21] Voyez l'article Amour.
[22] Voyez la note (1), section II.
[23] Voici les raisons de ceux qui ont soutenu qu'Ezéchiel, en cet endroit, s'adresse aux Hébreux de son temps, aussi bien qu'aux autres animaux carnassiers (car assurément les Juifs d'aujourd'hui ne le sont pas, et c'est plutôt l'Inquisition qui a étécarnassière envers eux). Ils disent, qu'une partie de cette apostrophe regarde les bêtes sauvages, et que l'autre est pour les Juifs. La première partie est ainsi conçue.
‘Dis à tout ce qui court, à tous les oiseaux, à toutes les bêtes des champs, Assemblez-vous, hâtez-vous, courez à la victime que je vous immole, afin que vous mangiez la chair et que vous buviez le sang. Vous mangerez la chair des forts, vous boirez le sang des princes de la terre et des béliers, et des agneaux, et des boucs, et des taureaux, et des volailles, et de tous les gras.'
Ceci ne peut regarder que les oiseaux de proie, et les bêtes féroces. Mais la seconde partie a paru adressée aux Hébreux mêmes.
‘Vous vous rassasierez sur ma table du cheval et du fort cavalier, et de tous les guerriers, dit le Seigneur, et je mettrai ma gloire dans les nations, etc.'
Il est très certain, que les rois de Babilone avaient des Scythes dans leurs armées. Ces Scythes buvaient du sang dans les crânes de leurs ennemis vaincus, et mangeaient leurs chevaux, et quelquefois de la chair humaine. Il se peut très bien que le prophète ait fait allusion à cette coutume barbare, et qu'il ait menacé les Scythes, d'être traités comme ils traitaient leurs ennemis.
Ce qui rend cette conjecture vraisemblable, c'est le mot de table. Vous mangerez à ma table le cheval et le cavalier. Il n'y a pas d'apparence qu'on ait adressé ce discours aux animaux; et qu'on leur ait parlé de se mettre à table. Ce serait le seul endroit de l'Ecriture, oùl'on aurait employé une figure si étonnante. Le sens commun nous apprend qu'on ne doit point donner à un mot une acception qui ne lui a jamais été donnée dans aucun livre. C'est une raison très puissante pour justifier les écrivains qui ont cru les animaux désignés par les versets 17 et 18; et les Juifs désignés par les versets 19 et 20. De plus, ces mots, je mettrai ma gloire dans les nations, ne peuvent s'adresser qu'aux Juifs, et non pas aux oiseaux; cela paraît décisif. Nous ne portons point notre jugement sur cette dispute; mais nous remarquons avec douleur, qu'il n'y a jamais eu de plus horribles atrocités sur la terre, que dans la Syrie, pendant douze cents années presque consécutives.
[24] Il y a encore un autre livre d'Enoch chez les chrétiens d'Ethiopie, que Peiresc conseiller au parlement de Provence fit venir à très grands frais; il est d'un autre imposteur. Faut-il qu'il y en ait aussi en Ethiopie?
[25] Omar ayant pris Jérusalem, y fit bâtir une mosquée sur les fondements même du temple d'Hérode et de Salomon; et ce nouveau temple fut consacré au même Dieu que Salomon avait adoré avant qu'il fût idolâtre, au Dieu d'Abraham et de Jacob que Jésus-Christ avait adoré quand il fut à Jérusalem, et que les musulmans reconnaissent. Ce temple subsiste encore: il ne fut jamais entièrement démoli: mais il n'est permis ni aux Juifs, ni aux chrétiens d'y entrer; ils n'y entreront que quand les Turcs en seront chassés.
[26] Julien pouvait même compter quatre destructions du temple, puisque Antiochus Eupator en fit abattre tous les murs.
[27] Qui? les anciens Romains qui n'avaient point de paye, les Grecs, les Tartares destructeurs de tant d'empires, les Arabes, tous les peuples conquérants.
[28] Nom grec et hébreu, ce qui est singulier, et ce qui a fait croire que tout fut écrit par des Juifs hellénistes loin de Jérusalem.
[29] Oraison funèbre, page 310 et suivantes, édition de 1749.
[30] Les dames, qui pourront lire ce morceau, sauront que Gallus signifie Gaulois et Coq.
[31] Ce témoignage de la toute-puissance de St Dominique se trouve dans Louis de Paramo, l'un des plus grands théologiens d'Espagne. Elle est citée dans le Manuel de l'Inquisition, ouvrage d'un Français qui est d'une autre espèce. Il écrit à la manière de Pascal.
[32] Consultez, si vous voulez, sur la jurisprudence de l'Inquisition le révérend père Yvonet, le docteur Chucalon, et surtout magister Grillandus, beau nom pour un Inquisiteur.
Et vous, rois de l'Europe, princes souverains, républiques, souvenez-vous à jamais que les moines inquisiteurs se sont intitulés inquisiteurs par la grâce de Dieu!
[33] C'est une traduction du latin de la Sorbonne, faite longtemps après.
[34] Ces hardis savants, qui sur ce prétexte et sur plusieurs autres, attribuent le Pentateuque à d'autres qu'àMoïse, se fondent encore sur les témoignages de St Théodoret, de Mazius, etc. Ils disent, si St Théodoret et Mazius affirment que le livre de Josué n'a pas étéécrit par Josué, et n'en est pas moins admirable, ne pouvons-nous pas croire aussi que le Pentateuque est très admirable sans être de Moïse? Voyez sur cela le premier livre de l'Histoire critique du Vieux Testament, par le révérend père Simon de l'Oratoire. Mais quoi qu'en aient dit tant de savants, il est clair qu'il faut s'en tenir au sentiment de la sainte Eglise apostolique et romaine, la seule infaillible.
[35] Un professeur de l'université de Paris, qui a écrit l'Histoire du bas empire, se garde bien de rapporter la lettre de Constantin telle qu'elle est, et telle que la rapporte le savant auteur du Dictionnaire des hérésies. Ce bon prince, dit-il, animéd'une tendresse paternelle, finissait en ces termes: Rendez-moi des jours sereins et des nuits tranquilles. Il rapporte les compliments de Constantin aux évêques, mais il devait aussi rapporter le reproche. L'épithète de bon prince convient à Titus, à Trajan, à Marc-Antonin, à Marc-Aurèle, et même à Julien le philosophe, qui ne versa jamais que le sang des ennemis de l'empire en prodiguant le sien, et non pas à Constantin le plus ambitieux des hommes, le plus vain, le plus voluptueux, et en même temps le plus perfide et le plus sanguinaire. Ce n'est pas écrire l'histoire, c'est la défigurer.
[36] Il se peut très bien pourtant que ce ne fût pas un plan du cours du Méandre, mais ce qu'on appelait en grec un méandre, un lacis, un noeud de pierres précieuses. C'était toujours un fort beau présent.
[37]
Mas come le servieron muchos barbaros
Che enseñaron el bulgo a sus rudezas?
[38] Muere sin fama è galardon.
[39] Encierro los preceptos con seis llaves. etc.
[40] Goûter, like, signifie aussi en anglais ressembler
[41] Des puristes ont prétendu qu'il fallait je craignais; ils ignorent les heureuses libertés de la poésie; ce qui est une négligence en prose, est très souvent une beauté en vers. Racine s'exprime avec une élégance exacte, qu'il ne sacrifie jamais à la chaleur du style.
[42] En France, pour être reçu procureur, notaire, greffier, il faut deux témoins, qui déposent de la catholicitédu récipiendaire.
[43] Commentarium rerum Gallicarum. L. 28.
[44] En effet, Maupertuis, dans un petit livre intitulé la Vénus physique, avança cette étrange opinion.
[45]
Bacci pur bocca curiosa e scaltra
O seno, ô fronte, ô mano: unqua non fia
Che parte alcuna in bella donna bacci,
Che bacciatrice sia
Se non la bocca; ove l'una alma e l'altra
Corre, et si baccia anche ella, et con vivaci
Spiriti pellegrini
Dà vita al bel' tésoro
Di bacianti rubini etc
Il y a quelque chose de semblable dans ces vers français dont on ignore l'auteur.
De cent baisers dans votre ardente flamme,
Si vous pressez belle gorge & beaux bras,
C'est vainement ; ils ne les rendent pas.
Baisez la bouche , elle répond à l'ame.
L'ame se colle aux lèvres de rubis,
Aux dents d'ivoire, à la langue amoureuse.
Ame contre ame alors est fort heureuse.
Deux n'en font qu'une ; & c'est un paradis.
[46] En voici la traduction littérale en latin:
Epiphane contra haeres. liv. I, tom. II. ‘Postquam enim inter se permixti fuerunt per scortationis affectum, insuper blasphemiam suam in coelum extendunt. Et suspicit quidem muliercula, itemque vir fluxum à masculo in proprias suas manus, et stant ad coelum intuentes, et immundiciam in manibus habentes, et precantur nimirum stratiotici quidem et gnostici appellati, ad patrem, ut aiunt, universorum, offerentes ipsum hoc quod in manibus habent et dicunt: offerimus tibi hoc donum corpus Christi. Et sic ipsum edunt, assumentes suam ipsorum immundiciam, et dicunt, hoc est corpus Christi, et hoc est pascha. Ideo patiuntur corpora nostra, et coguntur confiteri passionem Christi. Eodem verò modo etiam de foemina, ubi contigerit ipsam in sanguinis fluxu esse, menstruum collectum ab ipsa immunditiei sanguinem acceptum in communi edunt, et hic est (inquiunt) sanguis Christi.'
Traduction française.
‘Après s'être tous prostitués, ils étalent leur infamie à la face du ciel. Les hommes et les femmes mettent dans leurs mains la liqueur qu'ils ont répandue. Il les élèvent en se tenant debout; et tant stratiotiques que gnostiques ils adressent en cette posture leurs prières à Dieu qu'ils appellent le père de l'univers; ils lui offrent la semence qui est dans leurs mains; et ils disent, nous te présentons cette offrande du corps de Christ; c'est ainsi qu'ils le mangent en avalant avec lui leur propre semence; et ils disent, C'est là le corps de Christ, c'est la pâque; c'est pourquoi nos corps souffrent et sont contraints de confesser la passion de Christ. Si une femme de cette communauté a ses règles, ils prennent ce sang, ils en boivent avec elle: c'est, disent-ils, le sang de Christ.'
Comment St Epiphane osa-t-il reprocher des turpitudes si exécrables à la plus savante des premières sociétés chrétiennes si elle n'avait pas donné lieu à ses accusations? et comment osa-t-il les accuser s'ils étaient innocents? Ou St Epiphane était le plus extravagant des calomniateurs, ou ces gnostiques étaient les dissolus les plus infâmes, et en même temps les plus détestables hypocrites qui fussent sur la terre. Comment accorder de telles contradictions? comment sauver le berceau de notre Eglise triomphante des horreurs d'un tel scandale? Certes rien n'est plus propre à nous faire rentrer en nous-mêmes, et à nous faire sentir notre extrême misère.
[47] On s'imprimait ces stigmates principalement au cou et au poignet, afin de mieux faire savoir par ces marques apparentes, qu'on était initié et qu'on appartenait à la déesse. Voyez le chapitre de la déesse de Syrie écrit par un initié et inséré dans Lucien. Plutarque dans son Traité de la superstition, dit, que cette déesse donnait des ulcères au gras des jambes de ceux qui mangeaient des viandes défendues. Cela peut avoir quelque rapport avec le Deutéronome, qui après avoir défendu de manger de l'ixion, du griffon, du chameau, de l'anguille etc., dit, Chapitre XXVIII, v. 35. Si vous n'observez pas ces commandements vous serez maudits etc. . . Le Seigneur vous donnera des ulcères malins dans les genoux et dans les gras des jambes [avec manchette] C'est ainsi que le mensonge était en Syrie l'ombre de la vérité hébraïque qui a fait place elle-même à une vérité plus lumineuse.
Le baptême par le feu, c'est-à-dire ces stigmates, étaient presque partout en usage. Vous lisez dans Ezéchiel; Ch. IX, v. 9. Tuez tout, vieillards, enfants, filles, excepté ceux qui seront marqués du thau. Voyez dans l'Apocalypse, Ch. VII, v. 4 et 5. Ne frappez point la terre, la mer et les arbres jusqu'à ce que nous ayons marqué les serviteurs de Dieu sur le front. Et le nombre des marqués était de cent quarante-quatre mille.
[48] Il semble que ce grand mot soit au-dessus de la pensée de Lucain.
Solatia fati
Carthago Mariusque tulit; pariterque jacentes,
Ignovere Deis
Carthage et Marius couchés sur le même sable, se consolèrent et pardonnèrent aux dieux; mais ils ne sont contents ni dans Lucain, ni dans la réponse du Romain.