VOLTAIRE,
Candide, ou l’optimisme (1759)

[Created: 9 July, 2024]
[Updated: 9 July, 2024]

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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Voltaire, Candide, Ou L’optimisme, Traduit de l’Allemand de Mr. Le Docteur Ralph. MDCCLIX (1759).http://davidmhart.com/liberty/Books/1759-Voltaire_Candide/Voltaire_Candide1759-ebook.html

[Voltaire], Candide, Ou L’optimisme, Traduit de l’Allemand de Mr. Le Docteur Ralph. MDCCLIX (1759).

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[295]

TABLE DES CHAPITRES.

 


 

[3]

CHAPITRE PREMIER.
Comment Candide fut élevé dans un beau Château, & comment il fut chassé d’icelui.

L y avait en Westphalie, dans le Château de Mr. le Baron de Thunder–ten–tronckh, un jeune garçon à qui la nature avait donné les mœurs les plus douces. Sa [4] phisionomie annonçait son ame. Il avait le jugement assez droit, avec l’esprit le plus simple ; c’est, je crois, pour cette raison qu’on le nommait Candide. Les anciens domestiques de la maison soupçonnaient qu’il était fils de la sœur de Mr. le Baron, & d’un bon & honnête Gentil-homme du voisinage, que cette Demoiselle ne voulut jamais épouser, parce qu’il n’avait pû prouver que soixante & onze quartiers, & que le reste de son arbre généalogique avait été perdu par l’injure du tems.

Monsieur le Baron était un des plus puissans Seigneurs de la Westphalie, car son Château avait une porte & des fenêtres. Sa grande Salle, même, était ornée d’une Tapisserie. [5] Tous les chiens de ses basses-cours, composaient une meute dans le besoin ; ses palfreniers étaient ses piqueurs ; le Vicaire du village était son grand Aumonier. Ils l’appellaient tous Monseigneur, & ils riaient quand il faisait des contes.

Madame la Baronne qui pesait environ trois cent cinquante livres, s’attirait par là une très grande considération, & faisait les honneurs de la maison avec une dignité qui la rendait encor plus respectable. Sa fille Cunégonde âgée de dix-sept ans était haute en couleur, fraîche, graffe, appétissante. Le fils du Baron paraissait en tout digne de son père. Le Précepteur Pangloss était l’oracle de la maison, & le petit [6] Candide écoutait ses leçons avec toute la bonne foi de son âge & de son caractère.

Pangloss enseignait la Métaphisico-théologo-cosmolo-nigologie. Il prouvait admirablement qu’il n’y a point d’effet sans cause, & que dans ce meilleur des Mondes possibles, le Château de Monseigneur le Baron était le plus beau des Châteaux, & Madame la meilleure des Baronnes possibles.

Il est démontré, disait-il, que les choses ne peuvent être autrement : car tout étant fait pour une fin, tout est nécessairement pour la meilleure fin. Remarquez bien que les nez ont été faits pour porter des lunettes, aussi avons-nous des lunettes. Les jambes font [7] visiblement instituées pour être chauffées, & nous avons des chauffes. Les pierres ont été formées pour être taillées, & pour en faire des Châteaux ; aussi Monseigneur a un très beau Château ; le plus grand Baron de la province doit être le mieux logé : & les cochons étant faits pour être mangés, nous mangeons du porc toute l’année : par conséquent, ceux qui ont avancé que tout est bien, ont dit une sottise : il fallait dire que tout est au mieux.

Candide écoutait attentivement, & croyait innocemment ; car il trouvait Mademoiselle Cunégonde extrêmement belle, quoiqu’il ne prit jamais la hardiesse de le lui dire. Il concluait qu’après le bonheur d’être né Baron de [8] Thunder–ten–tronckh, le second degré de bonheur était d’être Mademoiselle Cunégonde, le troisiéme de la voir tous les jours, & le quatrième d’entendre Maître Pangloss, le plus grand Philosophe de la Province, & par conséquent de toute la Terre.

Un jour Cunégonde en se promenant auprès du Château, dans le petit bois qu’on appellait parc, vit entre des broussailles le Docteur Pangloss qui donnait une leçon de phisique expérimentale a la femme de chambre de sa mère, petite brune très jolie & très docile. Comme Mademoiselle Cunégonde avait beaucoup de disposition pour les sciences, elle observa, sans soufler, les [9] expériences réitérées dont elle fut témoin ; elle vit clairement la raison suffisante du Docteur, les effets & les causes : & s’en retourna toute agitée, toute pensive, toute remplie du desir d’être savante ; songeant qu’elle pourroit bien être la raison suffisante du jeune Candide, qui pouvait aussi être la sienne.

Elle rencontra Candide en revenant au Château, & rougit ; Candide rougit aussi ; elle lui dit bonjour d’une voix entrecoupée 9 & Candide lui parla sans savoir ce qu’il disait. Le lendemain après le diner, comme on sortait de table, Cunégonde & Candide se trouvèrent derrière un paravent ; Cunégonde laissa tomber son mouchoir, Candide le ramassa, elle [10] lui prit innocemment la main, le jeune homme baisa innocemment la main de la jeune Demoiselle avec une vivacité, une sensibilité, une grace toute particulière ; leurs bouches se rencontrèrent, leurs yeux s’enflammèrent, leurs genoux tremblèrent, leurs mains s’égarèrent. Monsieur le Baron de Thunder-ten-tronckh passa auprès du paravent, & voïant cette cause & cet effet chassa Candide du Château à grands coups de pied dans le derrière ; Cunégonde s’évanouït ; elle fut souflettée par Madame la Baronne dès qu’elle fut revenue a elle-même ; & tout fut consterné dans le plus beau & le plus agréable des Châteaux possibles.

 


 

[11]

CHAPITRE SECOND.
Ce que devint Candide parmi les Bulgares.

CAndide chassé du Paradis terrestre, marcha longtems sans savoir où, pleurant, levant les yeux au Ciel, les tournant souvent vers le plus beau des Châteaux qui renfermait la plus belle des Baronnettes ; il se coucha sans souper au milieu des champs entre deux filions, la neige tombait à gros flocons. Candide tout transi se traina le lendemain vers la Ville voisine, qui s’appelle Waldberghoff-trarbk-dikdorff, n’ayant point d’argent, [12] mourant de faim & de lassitude, il s’arrêta tristement à la porte d’un cabaret. Deux hommes habilles de bleu le remarquèrent : Camarade, dit l’un, voila un jeune homme très bien fait & qui a la taille requise ils s’avancèrent vers Candide, & le prièrent à diner très civilement. Messieurs, leur dit Candide, avec une modestie charmante, vous me faites beaucoup d’honneur, mais je n’ai pas de quoi payer mon écot. Ah Monsieur ! lui dit un des bleus, les personnes de vôtre figure & de vôtre mérite ne payent jamais rien : n’avez-vous pas cinq pieds cinq pouces de haut ? Oui, Messieurs, c’est ma taille, dit-il en faisant la revérence. Ah Monsieur ! [13] mettez vous à table ; non seulement nous vous défrayerons, mais nous ne souffrirons jamais qu’un homme comme vous manque d’argent ; les hommes ne font faits que pour se sécourir les uns les autres. Vous avez raison, dit Candide ; c’est ce que Mr. Pangloss m’a toujours dit, & je vois bien que tout est au mieux. On le prie d’accepter quelques écus, il les prend & veut faire fan billet, on n’en veut point, on se met à table ; N’aimez-vous pas tendrement....? Oh ouï ! répond-il, j’aime tendrement Mademoiselle Cunégonde ; Non, dit l’un de ces Messieurs, nous vous demandons si vous n’aimez pas tendrement le Roi des Bulgares ? [14] Point du tout, dit-il, car je ne l’ai jamais vû. Comment ? c’est le plus charmant des Rois, & il faut boire à sa fauté ; Oh ! très volontiers, Messieurs ; & il boit. C’en est allez, lui dit-on, vous voilà l’appui, le soutien, le deffenseur, le héros des Bulgares ; vôtre fortune est faite, & vôtre gloire est assurée. On lui met sur le champ les fers aux pieds, & on le mêne au Régiment. On le fait tourner à droite, a gauche, hausser la baguette, remettre la baguette, coucher en jouë, tirer, doubler le pas, & on lui donne trente coups de bâton ; le lendemain il fait l’exercice un peu moins mal, & il ne reçoit que vingt coups ; le surlendemain on ne lui en donne que [15] dix, & il est regardé pas ses camarades comme un prodige.

Candide tout stupéfait ne démêlait pas encor trop bien comment il était un héros : il s’avisa un beau jour de printemps de s’aller promener, marchant tout, droit devant lui, croïant que c’était un privilège de l’espèce humaine, comme de l’espèce animale, de se servir de ses jambes à son plaisir. Il n’eut pas fait deux lieues, que voilà quatre autres héros de six pieds qui l’atteignent, qui le lient, qui le mênent dans un cachot ; on lui demanda juridiquement ce qu’il aimait le mieux, d’être fustigé trente-six fois par tout le Régiment, ou de recevoir à la fois douze baies de [16] plomb dans la cervelle ; il eut beau dire que les volontés font libres, & qu’il ne voulait ni l’un, ni l’autre, il fallut faire un choix ; il se détermina en vertu du don de Dieu, qu’on nomme liberté, à passer trente-six fois par les baguettes ; il essuïa deux promenades. Le Régiment était composé de deux mille hommes ; cela lui composa quatre mille coups de baguettes, qui, depuis la nuque du cou jusqu’au cû lui découvrirent les muscles & les nerfs. Comme on allait proceder à la troisiéme course, Candide n’en pouvant plus demanda en grace qu’on voulût bien avoir la bonté de lui casser la tête ; il obtint cette saveur ; on lui bande les yeux, [17] on le fait mettre à genoux ; le Roi des Bulgares passe dans ce moment, il s’informe du crime du patient ; & comme ce Roi avait un grand génie, il comprit par tout ce qu’il aprit de Candide que c’était un jeune Métaphisicien, fort ignorant des choses de ce monde, & il lui accorda sa grace avec une clémence qui sera louée dans tous les journaux & dans tous les siécles. Un brave Chirurgien guérit Candide en trois semaines avec les émollients enseignés par Dioscoride. Il avait déjà un peu de peau, & pouvait marcher, quand le Roi des Bulgares livra bataille au Roi des Abares.

 


 

[18]

CHAPITRE TROISIEME.
Comment Candide se sauva d’entre les Bulgares, & ce qu’il devint.

RIen n’était si beau, si leste. fi brillant, fi bien ordonné que les deux armées. Les trompettes, les fifres, les haut-bois, les tambours, les canons formaient une harmonie telle qu’il n’y en eut jamais en Enfer. Les canons renversèrent d’abord à peu près six mille hommes de chaque côté ; ensuite la mousquetterie ôta du meilleur des mondes environ neuf à dix mille coquins qui en infectaient la surface. La bayonnette fut aussi la raison suffisante de la [19] mort de quelques milliers d’hommes. Le tout pouvait bien se monter à une trentaine de mille ames. Candide qui tremblait comme un Philosophe, se cacha du mieux qu’il put pendant cette boucherie héroïque.

Enfin tandis que les deux Rois faisaient chanter des Te-Deum, chacun dans son camp, il prit le parti d’aller raisonner ailleurs des effets & des causes. Il passa par dessus des tas de morts & de mourants, & gagna d’abord un village voisin ; il était en cendres, c’était un village Abare que les Bulgares avaient brûlé selon les loix du droit public. Ici des vieillards criblés de coups regardaient mourir leurs femmes égorgées, qui [20] tenaient leurs enfans à leurs mammelles sanglantes ; la des filles éventrées après avoir assouvi les besoins naturels de quelques héros, rendaient les derniers soupirs ; d’autres a demi brûlées criaient qu’on achevât de leur donner la mort. Des cervelles étaient répanduës sur la terre, à côté de bras & de jambes coupés.

Candide s’enfuit au plus vite dans un autre village : il apartenait a des Bulgares ; & les héros Abares l’avaient traité de même. Candide toujours marchant sur des membres palpitans, ou à travers des ruïnes, arriva enfin hors du théatre de la guerre, portant quelques petites provisions dans son bissac, & n’oubliant jamais [21] Mademoiselle Cunégonde. Ses provisions lui manquèrent quand il fut en Hollande : mais ayant entendu dire que tout le monde était riche dans ce pays-là, & qu’on y était Chrêtien, il ne douta pas qu’on ne le traitât aussi bien qu’il l’avait été dans le Château de Mr. le Baron avant qu’il en eût été chassé pour les beaux yeux de Mademoiselle Cunégonde.

Il demanda l’aumône à plusieurs graves personnages, qui lui répondirent tous, que s’il continuait a faire ce métier on l’enfermerait dans une maison de correction pour lui apprendre à vivre.

Il s’adressa ensuite à un homme qui venait de parler tout seul une heure de fuite sur la charité dans [22] une grande assemblée. Cet Orateur le regardant de travers, lui dit, Que venez-vous faire ici ? y êtes-vous pour la bonne cause ? Il n’y a point d’effet sans cause, répondit modestement Candide, tout est enchainé nécessairement, & arrangé pour le mieux. Il a fallu que je fusse chassé d’auprès de Mademoiselle Cunégonde, que j’aye passé par les baguettes, & il faut que je demande mon pain, jusqu’a-ce que je puisse en gagner ; tout cela ne pouvait être autrement. Mon ami, lui dit l’Orateur, croyez-vous que le Pape soit l’Ante-Christ ? Je ne l’avais pas encor entendu dire, répondit Candide ; mais qu’il le soit, ou qu’il ne le soit pas, je manque de [23] pain. Tu ne mentes pas d’en manger, dit l’autre ; va, coquin, va, misérable, ne m’aproche de ta vie. La femme de l’Orateur ayant mis la tête à la fenêtre, & avisant un homme qui doutait que le Pape fût Ante-Christ, lui répandit sur le chef un plein… O Ciel ! à quel excès se porte le zèle de la Religion dans les Dames !

Un homme qui n’avait point été batisé, un bon Anabatiste, nommé Jaques, vit la manière cruelle & ignominieuse dont on traitait ainsi un de ses frères, un être a deux pieds sans plumes, qui avait une ame ; il l’amena chez lui, le nétoya, lui donna du pain & de la bierre, lui fit présent de deux florins, & voulut même lui [24] apprendre à travailler dans ses manufactures aux étoffes de Perse qu’on fabrique en Hollande. Candide se prosternant presque devant lui s’écriait, Maître Pangloss me l’avait bien dit que tout est au mieux dans ce monde, car je suis infiniment plus touché de vôtre extrême générosité que de la dureté de ce Monsieur à manteau noir, & de Madame son Epouse.

Le lendemain en se promenant, il rencontra un gueux tout couvert de pustules, les yeux morts, le bout du nez rongé, la bouche de travers, les dents noires, & parlant de la gorge, tourmenté d’une toux violente, & crachant une dent à chaque effort.

 


 

[25]

CHAPITRE QUATRIEME.
Comment Candide rencontra son ancien Maître de Philosophie le Docteur Pangloss, & ce qui en advint.

CAndide plus ému encor de compassion que d’horreur, donna à cet épouvantable gueux les deux florins qu’il avait reçus de son honnête Anabatiste Jaques, Le fantôme le regarda fixement, versa des larmes & fauta à son cou. Candide effrayé recule. Hélas ! dit le misérable à l’autre misérable, ne reconnaissez- vous plus vôtre cher Pangloss ? Qu’entends-je ? vous mon cher Maître ! vous [26] dans cet état horrible ! quel malheur vous est-il donc arrivé ? pourquoi n’êtes-vous plus dans le plus beau des Châteaux ? qu’est devenue Mademoiselle Cunégonde, la perle des filles, le chef-d’œuvre de la nature ? Je n’en peux plus, dit Pangloss ; aussi-tôt Candide le mène dans l’étable de l’Anabatiste, où il lui fit manger un peu de pain ; & quand Pangloss fut refait, Eh bien, lui dit-il, Cunégonde ? Elle est morte, reprit l’autre. Candide s’évanouit a ce mot ; son ami rapella ses sens, avec un peu de mauvais vinaigre qui se trouva par hazard dans l’étable. Candide r’ouvre les yeux, Cunégonde est mortel ! ah meilleur des mondes, ou êtes-vous ? [27] mais de quelle maladie est-elle morte ? ne serait-ce point de m’avoir vû chasser du beau Château de Mr. son père à grands coups de pied ? Non, dit Pangloss, elle a été éventrée par des soldats Bulgares, après avoir été violée autant qu’on peut l’être ; ils ont cassé la tête a Mr. le Baron qui voulait la défendre ; Madame la Baronne a été coupée en morceaux ; mon pauvre pupille traité précisément comme sa sœur ; & quant au Château, il n’est pas resté pierre sur pierre, pas une grange, pas un mouton, pas un canard, pas un arbre : mais nous avons été bien vengés, car les Abares en ont fait autant dans une Baronie voisine qui apartenait à un Seigneur Bulgare.

[28]

A ce discours Candide s’évanouït encor : mais revenu à soi, & ayant dit tout ce qu’il devait dire, il s’enquit de la cause & de l’effet, & de la raison suffisante qui avait mis Pangloss dans un fi piteux état. Hélas, dit l’autre, c’est l’amour ; l’amour, le consolateur du Genre-humain, le conservateur de l’Univers, l’ame de tous les Etres sensibles, le tendre amour. Hélas ! dit Candide, je l’ai connu cet amour, ce souverain des cœurs, cette ame de nôtre ame ; il ne m’a jamais valu qu’un baiser & vingt coups de pied au cû. Comment cette belle cause a-t-elle pu produire en vous un effet fi abominable ?

Pangloss répondit en ces termes : [29] O mon cher Candide ! vous avez connu Paquette, cette jolie suivante de nôtre auguste Baronne ; j’ai goûté dans ses bras les délices du Paradis, qui ont produit ces tourments d’Enfer dont vous me voyez dévoré ; elle en était infectée, elle en est peut-être morte. Paquette tenait ce présent d’un Cordelier très savant, qui avait remonté à la source ; car il l’avait eue d’une vieille Comtesse, qui l’avait reçue d’un Capitaine de Cavalerie, qui la devait à une Marquise, qui la tenait d’un Page, qui l’avait reçue d’un Jésuite, qui étant novice l’avait eue en droite ligne d’un des compagnons de Christophle Colomb. Pour moi je [30] ne la donnerai à personne, car je me meurs.

O Pangloss ! s’écria Candide, vola une étrange généalogie ! n’est-ce pas le Diable qui en fut la souche ? Point du tout, répliqua ce grand homme ; c’était une chose indispensable dans le meilleur des mondes, un ingrédient nécessaire ; car si Colomb n’avait pas attrapé, dans une Isle de l’Amérique, cette maladie qui empoisonne la source de la génération, qui souvent même empêche la génération, & qui est évidemment l’opposé du grand but de la nature, nous n’aurions ni le chocolat, ni la cochenille ; il faut encor observer que jusqu’aujourdhui dans nôtre Continent, cette maladie nous [31] est particulière comme la controverse. Les Turcs, les Indiens, les Persans, les Chinois, les Siamois, les Japonois ne la connaissent pas encore ; mais il y a une raison suffisante pour qu’ils la connaissent a leur tour dans quelques siécles. En attendant, elle a fait un merveilleux progrès parmi nous, & surtout dans ces grandes armées composées d’honnêtes stipendiaires bien élevés, qui décident du destin des États ; on peut assurer que quand trente mille hommes combattent en bataille rangée contre des troupes égales en nombre, il y a environ vingt mille vérolés de chaque côté.

Voilà qui est admirable, dit Candide, mais il faut vous faire [32] guérir. Eh comment le puis-je ? dit Pangloss, je n’ai pas le sou, mon ami ; & dans toute l’étendue de ce Globe on ne peut ni se faire saigner, ni prendre un lavement sans payer, ou sans qu’il y ait quelqu’un qui paye pour nous.

Ce dernier discours détermina Candide, il alla se jetter aux pieds de son charitable Anabatiste Jaques, & lui fit une peinture fi touchante de l’état ou son ami était réduit, que le bon homme n’hésita pas à recueillir le Docteur Pangloss ; il le fit guérir a ses dépens. Pangloss dans la cure ne perdit qu’un œil & une oreille. Il écrivait bien, & savait parfaitement l’arithmétique. L’Anabatiste [33] Jaques en fit son teneur de livres. Au bout de deux mois étant obligé d’aller a Lisbonne pour les affaires de son commerce, il mena dans son vaisseau ses deux Philosophes. Pangloss lui expliqua comment tout était on ne peut mieux. Jaques n’était pas de cet avis. Il faut bien, disait-il, que les hommes ayent un peu corrompu la nature, car ils ne font point nés loups, & ils font devenus loups : Dieu ne leur a donné ni canon de vingt-quatre, ni bayonnettes ; & ils se font fait des bayonnettes & des canons pour se détruire. Je pourrais mettre en ligne de compte les banqueroutes ; & la Justice qui s’empare des biens des banqueroutiers pour en frustrer les [34] créanciers. Tout cela était indispensable, répliquait le Docteur. borgne, & les malheurs particuliers font le bien général, de forte que plus il y a de malheurs particuliers, & plus tout est bien. Tandis qu’il raisonnait, l’air s’obscurcit, les vents souflèrent des quatre coins du monde, & le vaisseau fut assailli de la plus horrible tempête à la vue du port de Lisbonne.

 


 

[35]

CHAPITRE CINQUIEME.
Tempête, naufrage, tremblement de terre, & ce qui advint du Docteur Pangloss, de Candide, & de l’Anabatiste Jaques.

LA moitié des passagers affaiblis, expirants de ces angoisses inconcevables que le roulis d’un vaisseau porte dans les nerfs & dans toutes les humeurs du corps agitées en sens contraires, n’avait pas même la force de s’inquiéter du danger. L’autre moitié jettait des cris & faisait des prières ; les voiles étaient déchirées, les mâts brisés, le vaisse au entr’ouvert. Travaillait qui pouvait, personne ne [36] s’entendait, personne ne commandait. L’Anabatiste aidait un peu a la manœuvre ; il était sur le tillac ; un matelot furieux le frappe rudement & l’étend sur les planches ; mais du coup qu’il lui donna, il eut lui-même une fi violente secousse qu’il tomba hors du vaisseau la tête la première. Il restait suspendu & accroché a une partie de mât rompue. Le bon Jaques court à son secours, l’aide à remonter, & de l’effort qu’il fit il est précipité dans la mer a la vue du matelot, qui le laissa périr sans daigner feulement le regarder. Candide aproche, voit son bienfaicteur qui reparait un moment & qui est englouti pour jamais. Il veut se jetter après lui dans la mer, [37] le Philosophe Pangloss l’en empêche, en lui prouvant que la rade de Lisbonne avait été formée exprès pour que cet Anabatiste s’y noyât. Tandis qu’il le prouvait à priori, le vaisseau s’entrouvre, tout périt a la réserve de Pangloss, de Candide, & de ce brutal de matelot qui avait noyé le vertueux Anabatiste ; le coquin nagea heureusement jusqu’au rivage, ou Pangloss & Candide furent portés sur une planche.

Quand ils furent revenus un peu à eux, ils marchèrent vers Lisbonne ; il leur restait quelque argent avec lequel il espéraient se sauver de la faim après avoir échapé à la tempête.

A peine ont-ils mis le pied [38] dans la ville en pleurant la mort de leur bienfaicteur, qu’ils sentent la terre trembler fous leurs pas, la mer s’élève en bouillonnant dans le port, & brise les vaisseaux qui font a l’ancre. Des tourbillons de flamme & de cendres couvrent les ruës & les places publiques, les maisons s’écroulent, les toits font renversés sur les fondemens, & les fondemens se dispersent ; trente mille habitans de tout âge & de tout sexe font écrasés fous des ruines. Le matelot disait en siflant & en jurant, Il y aura quelque chose à gagner ici. Quelle peut être la raison suffisante de ce phénomène ? disait Pangloss. Voici le dernier jour du monde, s’écriait Candide. Le matelot court [39] incontinent au milieu des débris, affronte la mort pour trouver de l’argent, en trouve, s’en empare, s’enyvre, & ayant cuvé son vin, achéte les faveurs de la premiére fille de bonne volonté qu’il rencontre sur les ruines des maisons détruites & au milieu des mourants & des morts. Pangloss le tirait cependant par la manche ; Mon ami, lui disait-il, cela n’est ; pas bien, vous manquez à la raison universelle, vous prenez mal votre tems. Tête & sang, répondit l’autre, je suis matelot & né a Batavia ; j’ai marché quatre fois sur le Crucifix dans quatre voyages au Japon ; tu as bien trouvé ton homme avec ta raison universelle.

Quelques éclats de pierre avaient [40] blessé Candide ; il était étendu dans la ruë & couvert de débris. Il di-fait a Pangloss, Hélas ! procure moi un peu de vin & d’huile, je me meurs. Ce tremblement de terre n’est pas une chose nouvelle, répondit Pangloss ; la ville de Lima éprouva les mêmes secousses en Amérique l’année passée ; mêmes causes, mêmes effets ; il y a certainement une trainée de souphre fous terre depuis Lima jusqu’à Lisbonne. Rien n’est plus probable, dit Candide ; mais pour Dieu un peu d’huile & de vin. Comment probable ? repliqua le Philosophe, je soutiens que la chose est démontrée. Candide perdit connaissance, & Pangloss lui aporta un peu d’eau d’une fontaine voisine.

[41]

Le lendemain ayant trouvé quelques provisions de bouche en se glissant à travers des décombres, ils réparèrent un peu leurs forces. Ensuite ils travaillèrent comme les autres a soulager les habitans échapés à la mort. Quelques citoyens secourus par eux leur donnèrent un aussi bon diner qu’on le pouvait dans un tel désastre : il est vrai que le repas était triste, les convives arrosaient leur pain de leurs larmes ; mais Pangloss les consola, en les assurant que les choses ne pouvaient être autrement ; car, dit-il, tout ceci est ce qu’il y a de mieux ; car s’il y a un volcan a Lisbonne, il ne pouvait être ailleurs. Car il est impossible que les choses ne soient [42] pas ou elles sont. Car tout est bien.

Un petit homme noir, Familier de l’Inquisition, lequel était à côté de lui, prit poliment la parole, & dit ; Apparemment que Monsieur ne croit pas au péché originel ; car fi tout est au mieux, il n’y a donc eu ni chute ni punition.

Je demande très humblement pardon a vôtre Excellence, répondit Pangloss encor plus poliment, car la chute de l’homme & la malédiction entraient nécessairement dans le meilleur des Mondes possibles. Monsieur ne croit donc pas à la liberté ? dit le Familier. Vôtre Excellence m’excusera, dit Pangloss ; la liberté peut subsister avec la nécessité absolue, [43] car il était nécessaire que nous fussions libres ; car enfin la volonté déterminée.......... Pangloss était au milieu de sa phrase, quand le Familier fit un signe de tête à son estafier qui lui servait à boire du vin de Porto, ou d’Opporto.

 


 

[44]

CHAPITRE SIXIEME.
Comment on fit un bel Auto-da-fè pour empêcher les tremblements de terre, & comment Candide fut fessé.

APrès le tremblement de terre qui avait détruit les trois quarts de Lisbonne, les sages du pays n’avaient pas trouvé un moyen plus efficace pour prévenir une ruine totale que de donner au peuple un bel Auto-da-fè ; il était décidé par l’Université de Coimbre, que le spectacle de quelques personnes brûlées à petit feu en grande cérémonie, est un secret infaillible pour [45] empêcher la Terre de trembler.

On avait en conséquence saisi un Biscayen convaincu d’avoir épousé sa commère, & deux Portugais qui en mangeant un poulet en avaient arraché le lard : on vint lier après le diner le Docteur Pangloss, & son disciple Candide, l’un pour avoir parlé, & l’autre pour l’avoir écouté avec un air d’aprobation : tous deux furrent menés séparément dans des appartemens d’une extrême fraicheur, dans lesquels on n’était jamais incommodé du Soleil : huit jours après ils furent tous deux revêtus d’un Sanbenite, & on orna leurs têtes de mitres de papier : la mitre & le Sanbenito de Candide étaient peints de flammes [46] renversées & de Diables qui n’avaient ni queues, ni griffes : mais les Diables de Pangloss portaient griffes & queues, & les flammes étaient droites. Ils marchèrent en procession ainsi vêtus, & entendirent un Sermon très patétique, suivi d’une belle musique en faux-bourdon. Candide fut fessé en cadence pendant qu’on chantait ; le Biscayen & les deux hommes qui n’avaient point voulu manger de lard furent brûlés, & Pangloss fut pendu quoique ce ne soit pas la coutume. Le même jour la terre trembla de nouveau avec un fracas épouvantable.

Candide épouvanté, interdit, éperdu, tout sanglant, tout palpitant, se disait à lui-même. Si c’est [47] ici le meilleur des Mondes possibles, que font donc les autres ? passe encor si je n’étais que fessé, je l’ai été chez les Bulgares ; mais, ô mon cher Pangloss ! le plus grand des Philosophes, faut-il vous avoir vû pendre sans que je sache pourquoi ! ô ! mon cher Anabatisse, le meilleur des hommes, faut-il que vous ayez été noyé dans le port ! O ! Mademoiselle Cunégonde, la perle des filles, faut-il qu’on vous ait fendu le ventre !

Il s’en retournait se soutenant à peine, prêché, fessé, absous & béni, lorsqu’une vieille l’aborda, & lui dit, Mon fils, prenez courage, suivez moi.

 


 

[48]

CHAPITRE SEPTIEME.
Comment une vieille prit soin de Candide, & comment il retrouva ce qu’il aimait,

CAndide ne prit point courage, mais il suivit la vieille dans une mazure : elle lui donna un pot de pommade pour se frotter, lui laissa à manger & à boire ; elle lui montra un petit lit assez propre ; il y avait auprès du lit un habit complet. Mangez, buvez, dormez, lui dit-elle, & que Nôtre Dame d’Atocha, Monseigneur St. Antoine de Padoüe, & Monseigneur St. Jaques de Compostelle prennent foin de [49] vous : Je reviendrai demain. Candide toujours étonné de tout ce qu’il avait vû, de tout ce qu’il avait souffert, & encor plus de la charité de la vieille, voulut lui baiser la main. Ce n’est pas ma main qu’il faut baiser, dit la vieile ; je reviendrai demain. Frottez vous de pommade, mangez & dormez.

Candide malgré tant de malheurs mangea & dormit. Le lendemain la vieille lui aporte a déjeuner, visite son dos, le frotte elle-même d’une autre pommade : elle lui aporte ensuite à diner ; elle revient sur le soir & aporte à souper. Le surlendemain elle fit encor les mêmes [50] cérémonies. Qui êtes-vous ? lui di-fait toujours Candide ; qui vous a inspiré tant de bonté ? quelles graces puis-je vous rendre ? La bonne femme ne répondait jamais rien : elle revint sur le soir, & n’aporta point à souper ; Venez avec moi, dit-elle, & ne dites mot. Elle le prend sous le bras, & marche avec lui dans la campagne environ un quart de mille : ils arrivent à une maison isolée, entourée de jardins & de canaux. La vieille frappe à une petite porte. On ouvre ; elle mène Candide par un escalier dérobé dans un cabinet doré, le laide sur un canapé de brocard, referme la porte, & s’en va. Candide croyait [51] rêver, & regardait toute sa vis comme un songe funeste, & le moment présent comme un songe agréable.

La vieille reparut bientôt ; elle soutenait avec peine une femme tremblante, d’une taille majestueuse, brillante de pierreries, & couverte d’un voile. Otez ce voile, dit la vieille à Candide. Le jeune homme aproche, il léve le voile d’une main timide. Quel moment ! quelle surprise ! il crut voir Mademoiselle Cunégonde, il la voyait en effet, c’était elle-même. La force lui manque, il ne peut proferer une parole, il tombe a ses pieds. Gunégonde tombe sur le canapé. La vieille [52] les accable d’eaux spiritueuses ; ils reprennent leurs sens, ils se parlent : ce font d’abord des mots entrecoupés, des demandes & des réponses qui se croisent, des soupirs, des larmes, des cris. La vieille leur recommande de faire moins de bruit & les laisse en liberté. Quoi ! c’est vous, lui dit Candide, vous vivez ! Je vous retrouve en Portugal ! On ne vous a donc pas violée ? On ne vous à point fendu le ventre, comme le Philosophe Pangloss me l’avait assuré ? Si-fait, dit la belle Cunégonde ; mais on ne meurt pas toujours de ces deux accidents. Mais vôtre père & vôtre mère ont-ils été tués ? Il n’est que trop vrai, [53] dit Cunégonde, en pleurant. Et vôtre frère ? Mon frère a été tué aussi. Et pourquoi êtes-vous en Portugal, & comment avez-vous sçû que j’y étais, & par quelle étrange avanture m’avez-vous fait conduire dans cette maison ? Je vous dirai tout cela, repliqua la Dame ; mais il faut auparavant que vous m’appreniez tout ce qui vous est arrivé depuis le baiser innocent que vous me donnates, de les coups de pied que vous reçutes.

Candide lui obéit avec un profond respect ; & quoiqu’il fût interdit, quoique sa voix fût faible & tremblante, quoique l’échine lui fit encor un peu mal, il [54] lui raconta de la manière la plus naïve tout ce qu’il avait éprouvé depuis le moment de leur réparation. Cunégonde levait les yeux au Ciel ; elle donna des larmes à la mort du bon Anabatiste, & de Pangloss ; après quoi elle parla en ces termes à Candide, qui ne perdait pas une parole, & qui la dévorait des yeux.

 


 

[55]

CHAPITRE HUITIEME."Histoire de Cunégonde.

J’Etais dans mon lit & je dormais profondément, quand il plut au Ciel d’envoyer les Bulgares dans nôtre beau Château de Thunder-ten-trunckh ; ils égorgèrent mon père & mon frère, & coupèrent ma mère par morceaux. Un grand Bulgare, haut de six pieds, voyant qu’à ce spectacle j’avais perdu connaissance, se mit à me violer ; cela me fit revenir, je repris mes sens, je criai, je me débattis, je mordis, j’égratignai, je voulais arracher les yeux à ce grand Bulgare, ne sachant pas [56] que tout ce qui arrivait dans le Château de mon père était une chose d’usage : le brutal me donna un coup de couteau dans le flanc gauche dont je porte encor la marque. Hélas ! j’espère bien la voir, dit le naïf Candide. Vous la verrez, dit Cunégonde, mais continuons. Continuez, dit Candide.

Elle reprit ainsi le fil de son histoire. Un Capitaine Bulgare entra, il me vit toute sanglante, & le soldat ne se dérangeait pas. Le Capitaine se mit en colère du peu de respect que lui témoignait ce brutal, & le tua sur mon corps. Ensuite il me fit panser & m’emmena prisonnière de guerre dans son quartier. Je [57] blanchissais le peu de chemises qu’il avait, je faisais sa cuisine ; il me trouvait fort jolie, il faut l’avouer ; & je ne nierai pas qu’il ne fût très bien fait, & qu’il n’eût la peau blanche & douce ; d’ailleurs peu d’esprit, peu de Philosophie ; on voyait bien qu’il n’avait pas été élevé par le Docteur Pangloss, Au bout de trois mois ayant perdu tout son argent, & s’étant dégouté de moi, il me vendit à un Juif nommé Don Issachar, qui trafiquait en Hollande & en Portugal, & qui aimait passionnément les femmes. Ce Juif s’attacha beaucoup a ma personne, mais il ne pouvait en triompher ; je lui ai mieux résisté qu’au soldat. Bulgare. Une personne d’honneur peut [58] être violée une fois, mais sa vertu s’en affermit. Le Juif pour m’aprivoiser me mena dans cette maison de campagne que vous voyez. J’avais crû, jusques-là, qu’il n’y avait rien sur la Terre de si beau que le Château de Tunder-ten-trunckh. J’ai été détrompée.

Le grand Inquisiteur m’aperçut un jour à la Messe, il me lorgna beaucoup, & me fit dire qu’il avait à me parler pour des affaires secrettes. Je fus conduite à son Palais, je lui appris ma naissance ; il me représenta combien il était au-dessous de mon rang d’appartenir à un Israëlite. On proposa de sa part à Don Issachar de me ceder à Monseigneur. Don Issachar qui est le [59] banquier de la Cour, & homme de crédit, n’en voulût rien faire. L’Inquisiteur le menaça d’un Auto-da-fè. Enfin mon Juif intimidé conclut un marché, par lequel la maison & moi leur apartiendraient à tous deux en commun, que le Juif aurait pour lui les lundis, mercredis & le jour du Sabbat, & que l’Inquisiteur aurait les autres jours de la semaine. Il y a six mois que cette convention subsiste. Ce n’a pas été sans querelles, car souvent il a été indécis si la nuit du samedi au Dimanche apartenait à l’ancienne Loi, ou a la nouvelle. Pour moi j’ai résisté jusqu’à présent à toutes les deux, & je crois que c’est pour cette raison que j’ai toujours été aimée.

[60]

Enfin pour détourner le fleau des tremblements de terre, & pour intimider Don Issachar, il plut à Monseigneur l’Inquisiteur de célébrer un Auto-da-fè. Il me fit l’honneur de m’y inviter. Je fus très bien placée ; on servit aux Dames des rafraichissements entre la Messe & l’exécution. Je fus a la vérité saisie d’horreur en voyant bruler ces deux Juifs & cet honnête Biscayen qui avait épousé sa commère : mais quelle fut ma surprise, mon effroi, mon trouble, quand je vis dans un Sanbénito, & fous une mitre, une figure qui ressemblait à celle de Pangloss ! Je me frottai les yeux, je regardai attentivement, je le vis pendre ; je tombai en faiblesse ; à peine [61] reprenais-je mes sens que je vous vis dépouillé tout nud ; ce fut la le comble de l’horreur, de la consternation, de la douleur, du desespoir. Je vous dirai, avec vérité, que vôtre peau est encor plus blanche, & d’un incarnat plus parfait que celle de mon Capitaine des Bulgares. Cette vue redoubla tous les sentimens qui m’accablaient, qui me dévoraient. Je m’écriai, je voulus dire, Arrêtez, barbares, mais la voix me manqua, & mes cris auraient été inutiles. Quand vous eutes été bien fessé, Comment le peut-il faire, disais-je, que l’aimable Candide & le sage Pangloss se trouvent à Lisbonne, l’un pour recevoir cent coups de fouet, & l’autre [62] pour être pendu par l’ordre de Monseigneur l’Inquisiteur dont je suis la bien-aimée ? Pangloss m’a donc bien cruellement trompée quand il me disait que tout va le mieux du monde.

Agitée, éperduë, tantôt hors de moi-même, & tantôt prête de mourir de faiblesse, j’avais la tête remplie du massacre de mon père, de ma mère, de mon frère, de l’insolence de mon vilain soldat Bulgare, du coup de couteau qu’il me donna, de ma servitude, de mon métier de cuisinière, de mon Capitaine Bulgare, de mon vilain Don Issachar, de mon abominable Inquisiteur, de la pendaison du Docteur Pangloss, de ce grand misereré en faux-bourdon [63] pendant lequel on vous fessait, & surtout du baiser que je vous avais donne derrière un paravent, le jour que je vous avais vû pour la dernière fois. Je louai Dieu qui vous ramenait à moi par tant d’épreuves. Je recommandai à ma vieille d’avoir foin de vous, & de vous amener ici dès qu’elle le pourrait. Elle a très bien exécuté ma commission ; j’ai gouté le plaisir inexprimable de vous revoir, de vous entendre, de vous parler. Vous devez avoir une faim dévorante, j’ai grand appetit, commençons par souper.

Les voila qui se mettent tous deux à table, & après le souper ils se replacent sur ce beau [64] canapé dont on a déjà parlé ; ils y étaient quand le Signor Don Issachar, l’un des Maîtres de la maison, arriva. C’était le jour du Sabbat. Il venait jouir de ses droits, & expliquer son tendre amour.

 


 

[65]

CHAPITRE NEUVIEME.
Ce qui advint de Cunégonde, de Candide, du grand Inquisiteur & d’un Juif.

CEt Issachar était le plus colérique Hébreu qu’on eût vu dans Israël depuis la captivité en Babilone. Quoi ! dit-il, chienne de Galiléenne, ce n’est pas assez de Mr. l’Inquisiteur ? il faut que ce coquin partage aussi avec moi ? En disant cela il tire un long poignard dont il était toujours pourvû, & ne croyant pas que son adverse partie eût des armes il se jette sur Candide : mais nôtre bon Westphalien avait reçu une belle [66] épée de la vieille avec l’habit complet. Il tire son épée, quoiqu’il eût les mœurs fort douces, & éttend l’Israëlite roide mort sur le carreau aux pieds de Gunégonde,

Sainte Vierge ! s’écria-t-elle, qu’allons-nous devenir ? un homme tué chez moi ! si la Justice vient, nous sommes perdus. Si Pangloss n’avait pas été pendu, dit Candide, il nous donnerait un bon conseil dans cette extrémité, car c’était un grand Philosophe, A son défaut consultons la vieille, Elle était fort prudente, & commençait à dire son avis, quand une autre petite porte s’ouvrit. Il était une heure après minuit, c’était le commencement du Dimanche. Ce jour apartenait a Monseigneur [67] l’Inquisiteur. Il entre & voit le fessé Candide l’épée à la main, un mort étendu par terre, Cunégonde éffarée, & la vieille donnant des conseils.

Voici dans ce moment ce qui se passa dans l’ame de Candide, & comment il raisonna : Si ce saint homme appelle du secours, il me fera infailliblement bruler ; il pourra en faire autant de Cunégonde ; il m’a fait fouetter impitoyablement ; il est mon rival ; je suis en train de tuer, il n’y a pas à balancer. Ce raisonnement fut net & rapide, & sans donner le tems à l’Inquisiteur de revenir de sa surprise, il le perce d’outre en outre, & le jette à côté du Juif. En voici bien d’une autre, dit Cunégonde, [68] il n’y a plus de remission ; nous sommes excommuniés, nôtre derniére heure est venue. Comment avez-vous fait, vous qui êtes né fi doux, pour tuer en deux minutes un Juif & un Prélat ? Ma belle Demoiselle, répondit Candide, quand on est amoureux, jaloux & fouetté par l’Inquisition, on ne se connait plus.

La vieille prit alors la parole, & dit : Il y à trois chevaux Andaloux dans l’écurie avec leurs selles & leurs brides, que le brave Candide les prépare ; Madame a des moyadors & des diamans ; montons vite à cheval, quoique je ne puisse me tenir que sur une fesse, & allons à Cadiz, il fait le plus beau tems du monde, & c’est [69] un grand plaisir de voyager pendant la fraicheur de la nuit.

Aussi-tôt Candide selle les trois chevaux. Cunégonde, la vieille & lui font trente milles d’une traite. Pendant qu’ils s’éloignaient, la Ste. Hermandad arrive dans la maison ; on enterre Monseigneur dans une belle Eglise, & on jette Issachar à la voirie.

Candide, Cunégonde & la vieille étaient déja dans la petite ville d’Avacéna au milieu des montagnes de la Sierra Morena ; & ils parlaient ainsi dans un cabaret

 


 

[70]

CHAPITRE DIXIEME.
Dans quelle détresse Candide, Cunégonde & la vieille arrivent & Cadiz, & de leur embarquement.

QUi a donc pû me voler mes pistoles & mes diamants ? disait en pleurant Cunégonde ; de quoi vivrons-nous ? comment ferons-nous ? oh trouver des Inquisiteurs & des Juifs qui m’en donnent d’autres ? Hélas, dit la vieille, je soupçonne fort un reverend Père Cordelier qui coucha hier dans la même auberge que nous à Badajos ; Dieu me garde de faire un jugement téméraire, mais [71] il entra deux fois dans nôtre chambre, & il partit longtems avant nous. Hélas, dit Candide, le bon Pangloss m’avait souvent prouvé que les biens de la terre font communs a tous les hommes, que chacun y a un droit égal. Ce Cordelier devait bien suivant ces principes nous laisser de quoi achever nôtre voyage. Il ne vous reste donc rien du tout, ma belle Cunégonde ? Pas un maravédis, dit-elle. Quel parti prendre ? dit Candide. Vendons un des chevaux, dit la vieille, je monterai en croupe derrière Mademoiselle, quoique je ne puisse me tenir que sur une fesse, & nous arriverons a Cadiz.

Il y avait dans la même hôtellerie un Prieur de Benedictins, [72] il acheta le cheval bon marché Candide, Cunégonde & la vieille passèrent par Lucéna, par Chillas, par Lebrixa, & arrivèrent enfin à Cadiz. On y équipait une flotte, & on y assemblait des troupes pour mettre a la raison les Révérends Pères Jésuites du Paragual qu’on accusait d’avoir fait révolter une de leurs hordes contre les Rois d’Espagne & de Portugal, auprès de la ville du St. Sacrement, Candide ayant servi chez les Bulgares fit l’exercice Bulgarien devant le Général de la petite armée avec tant de grace, de célérité, d’adresse, de fierté, d’agilité, qu’on lui donna une compagnie d’Infanterie a commander, Le voila Capitaine ; il s’embarque [73] avec Mademoiselle Cunégonde, la vieille, deux valets, & les deux chevaux Andaloux qui avaient apartenu a Mr. le grand Inquisiteur de Portugal.

Pendant toute la traversée ils rasonnèrent beaucoup sur la Philosophie du pauvre Pangloss. Nous allons dans un autre Univers, di-fait Candide ; c’est dans celui-là sans doute que tout est bien. Car il faut avouer qu’on pourrait gémir un peu de ce qui se passe dans le nôtre en Physique & en Morale. Je vous aime de tout mon cœur, disait Cunégonde, mais j’ai encor l’ame toute effarouchée de ce que j’ai vû, de ce que j’ai éprouvé. Tout ira bien, répliquait Candide ; la Mer de ce nouveau Monde [74] vaut déja mieux que les Mers de notre Europe, elle est plus calme, les vents plus constants. C’est certainement le nouveau Monde qui est le meilleur des Univers possibles. Dieu le veuille, disait Cunégonde ; mais j’ai été fi horriblement malheureuse dans le mien, que mon cœur est presque fermé à l’espérance. Vous vous plaignez, leur dit la vieille ; hélas ! vous n’avez pas éprouvé des infortunes telles que les miennes. Cunégonde se mit presque à rire, & trouva cette bonne femme fort plaisante, de prétendre être plus malheureuse qu’elle. Hélas ? lui dit-elle, ma bonne, à moins que vous n’ayez été violée par deux Bulgares, que vous n’ayez reçu deux [75] coups de couteau dans le ventre, qu’on n’ait démoli deux de vos Châteaux, qu’on n’ait égorgé à vos yeux deux mères & deux pères, & que vous n’ayez vu deux de vos Amans fouettés dans un Auto-da-fè, je ne vois pas que vous puissiez remporter sur moi ; ajoutez que je suis née Baronne avec soixante & douze quartiers, & que j’ai été cuisiniére. Mademoiselle, répondit la vieille, vous ne savez pas quelle est ma naissance, & si je vous montrais mon derrière, vous ne parleriez pas comme vous faites, & vous suspendriez vôtre jugement. Ce discours fit naître une extrême curiosité dans l’esprit de Cunégonde & de Candide. La vieille leur parla en ces termes.

 


 

[76]

CHAPITRE ONZIEME.
Histoire de la Vieille.

JE n’ai pas eu toujours les yeux éraillés & bordés d’écarlate ; mon nez n’a pas toujours touché à mon menton, & je n’ai pas toujours été servante. Je suis la fille du Pape Urbain dix, & de la Princesse de Palestrine. On m’éleva jusqu’à quatorze ans dans un Palais auquel tous les Châteaux de vos Barons Allemands n’auraient pas servi d’écurie ; & une de mes robes valait mieux que toutes les magnificences de la Westphalie : je croissais en beauté, en graces, en talents, au [77] milieu des plaisirs, des respects & des espérances. J’inspirais déjà de l’amour. Ma gorge se formait, & quelle gorge ! blanche, ferme, taillée comme celle de la Vénus de Medicis ; & quels yeux ! quelles paupiéres ! quels sourcils noirs ! quelles flammes brillaient dans mes deux prunelles, & effaçaient la scintillation des étoiles, comme me disaient les Poëtes du quartier. Les femmes qui m’habillaient & qui me deshabillaient tombaient en extase en me regardant par devant & par derrière, & tous les hommes auraient voulu être à leur place.

Je fus fiancée à un Prince Souverain de Massa Carara. Quel Prince ! aussi beau que moi, paitri [78] de douceur & d’agréments, brillant d’esprit & brûlant d’amour. Je l’aimais comme on aime pour la première fois, avec idolatrie, avec emportement. Les noces furent préparées. C’était une pompe, une magnificence inouïe ; c’étaient des fêtes, des Carouzels, des Opéra Buffa continuels, & toute l’Italie fit pour moi des Sonnets dont il n’y eut pas un seul de passable. Je touchais au moment de mon bonheur, quand une vieille Marquise qui avait été maîtresse de mon Prince l’invita à prendre du chocolat chez elle. Il mourut en moins de deux heures avec des convulsions épouvantables. Mais ce n’est qu’une bagatelle. Ma [79] mère au désespoir, & bien moins affligée que moi, voulut s’arracher pour quelque tems à un séjour si funeste. Elle avait une très belle Terre auprès de Gaïette. Nous nous embarquâmes sur une galère du pays, dorée comme l’Autel de St. Pierre de Rome. Voilà qu’un Gorsaire de Salé fond sur nous & nous aborde. Nos soldats se dessendirent comme des soldats du Pape, ils se mirent tous à genoux en jettant leurs armes, & en demandant au Corsaire une absolution in articulo mortis.

Aussi-tôt on les dépouilla nuds comme des singes, & ma mère aussi, nos filles d’honneur aussi, & moi aussi. C’est une chose admirable que la diligence avec [80] laquelle ces Meilleurs déshabillent le monde. Mais ce qui me surprit davantage, c’est qu’ils nous mirent a tous le doigt dans un endroit où nous autres femmes nous ne nous laissons mettre d’ordinaire que des canules. Cette cérémonie me paraissait bien étrange ; voila comme on juge de tout quand on n’est pas sorti de son pays. J’appris bientôt que c’était pour voir si nous n’avions pas caché la quelques diamants. C’est un usage établi de tems immémorial parmi les Nations policées qui courent sur mer. J’ai sçû que Messieurs les Religieux Chevaliers de Malte n’y manquent jamais quand ils prennent des Turcs & des Turques. C’est une Loi du [81] droit des gens à laquelle on n’a jamais dérogé.

Je ne vous dirai point combien il est dur pour une jeune Princesse d’être menée esclave à Maroc avec sa mère. Vous concevez assez tout ce que nous eumes à souffrir dans le vaisseau Corsaire. Ma mère était encor très belle ; nos filles d’honneur, nos simples femmes de chambre avaient plus de charmes qu’on n’en peut trouver dans toute l’Afrique. Pour moi, j’étais ravissante, j’étais la beauté, la grâce même, & j’étais pucelle. Je ne le fus pas longtems : cette fleur qui avait été reservée pour le beau Prince de Massa Carara, me fut ravie par le Capitaine Corfaire. C’était un Négre abominable, [82] qui croyait encor me faire beaucoup d’honneur. Certes il fallait que Madame la Princesse de Palestrine, & moi, fussions bien fortes pour résister a tout ce que nous éprouvâmes jusqu’a nôtre arrivée a Maroc. Mais passons ; ce font des choses si communes qu’elles ne valent pas la peine qu’on en parle.

Maroc nageait dans le sang quand nous arrivames. Cinquante fils de l’Empereur Muley-Ismaël avaient chacun leur parti : ce qui produisait en effet cinquante guerres civiles, de noirs contre noirs, de noirs contre bazanés, de bazanés contre bazanés, de mulâtres contre mulâtres. C’était un carnage continuel dans [83] toute l’étendue de l’Empire.

A peine fumes-nous débarquées, que des noirs d’une faction ennemie de celle de mon Corsaire, se présentèrent pour lui enlever son butin. Nous étions, après les diamants & l’or, ce qu’il avait de plus précieux. Je fus témoin d’un combat tel que vous n’en voyez jamais dans vos climats d’Europe. Les peuples Septentrionaux n’ont pas le sang assez ardent. Ils n’ont pas la rage des femmes au point ou elle est commune en Afrique. Il semble que vos Européans ayent du lait dans les veines, c’est du vitriol, c’est du feu qui coule dans celles des habitans du Mont Atlas & des pays voisins. On combattit avec la fureur des [84] lions, des tigres & des serpens de la contrée, pour savoir à qui nous aurait. Un Maure saisit ma mère par le bras droit, le Lieutenant de mon Capitaine la retint par le bras gauche ; un soldat Maure la prit par une jambe, un de nos pirates la tenait par l’autre. Nos filles se trouvèrent presque toutes en un moment tirées ainsi a quatre soldats. Mon Capitaine me tenait cachée derrière lui. Il avait le cimeterre au poing, & tuait tout ce qui s’oposait à sa rage. Enfin, je vis toutes nos Italiennes & ma mère déchirées, coupées, massacrées par les monstres qui se les disputaient. Les captifs mes compagnons, ceux qui les avaient pris, soldats, [85] matelots, noirs, blancs, mulâtres, & enfin mon Capitaine, tout fut tué, & je demeurai mourante sur un tas de morts. Des scènes pareilles se passaient, comme on sçait, dans l’étendue de plus de trois cent lieues, sans qu’on manquat aux cinq priéres par jour ordonnées par Mahomet.

Je me débarrassai avec beaucoup de peine de la foule de tant ; de cadavres sanglants entassés, & je me trainai fous un grand oranger au bord d’un ruisseau voi: fin ; j’y tombai d’effroi, de lassitude, d’horreur, de desespoir & de faim. Bientôt après mes sens accablés se livrèrent à un sommeil qui tenait plus de l’évanouïssement que du repos. J’étais dans [86] cet état de faiblesse & d’insensibilité, entre la mort & la vie, quand je me sentis pressée de quelque chose qui s’agitait sur mon corps. J’ouvris les yeux, je vis un homme blanc & de bonne mine qui soupirait, & qui disait entre ses dents, O che sciagura d’essere senza coglioni !

 


 

[87]

CHAPITRE DOUZIEME.
Suite des malheurs de la Vieille.

ETonnée & ravie d’entendre la langue de ma patrie, & non moins surprise des paroles que proférait cet homme, je lui répondis qu’il y avait de plus grands malheurs que celui dont il se plaignait. Je l’instruisis en peu de mots des horreurs que j’avais essuiées, & je retombai en faiblesse. Il m’emporta dans une maison voisine, me fit mettre au lit, me fît donner à manger, me servit, me consola, me flatta, me dit qu’il n’avait rien vu de fi beau que moi, & que jamais il n’avait tant [88] regrette ce que personne ne pouvait lui rendre. Je suis né à Naples, me dit-il, on y chaponne deux ou trois mille enfans tous les ans, les uns en meurent, les autrès acquièrent une voix plus belle que celle des femmes, les autres vont gouverner des Etats. On me fit cette opération avec un très grand succès, & j’ai été Musicien de la Chapelle de Madame la Princesse de Palestrine. De ma mère ! m’écriai-je. De vôtre mère ! s’écria-t-il en pleurant. Quoi ! vous feriez cette jeune Princesse que j’ai élevée jusqu’à l’âge de six ans, & qui promettait déjà d’être aussi belle que vous êtes ? C’est moi-même ; ma mè re est à quatre cent pas d’ici coupée en quartiers fous un tas de morts.

[89]

Je lui contai tout ce qui m’était arrivé ; il me conta aussi ses avantures, & m’aprit comment il avait été envoyé chez le Roi de Maroc par une Puissance Chrétienne, pour conclure avec ce Monarque un Traité, par lequel on lui fournirait de la poudre, des canons, & des vaisseaux pour l’aider à exterminer le commerce des autres Chrêtiens. Ma million est faite, me dit cet honnête Eunuque, je vai m’embarquer à Ceuta, & je vous raménerai en Italie. Ma che sciagura d’essere senza coglioni !

Je le remerciai avec des larmes d’attendrissement, & au lieu de me mener en Italie, il me conduisit à Alger, & me vendit au Dey de cette province. A peine fus-je [90] venduë, que cette Peste qui a fait le tour de l’Afrique, de l’Asie & de l’Europe, se déclara dans Alger avec fureur. Vous avez vû d tremblements de terre ; mais, Ma demoiselle, avez-vous jamais en la peste ? Jamais, répondit la Baronne.

Si vous l’aviez euë, reprit la vieille, vous avoueriez qu’elle est bien au dessus d’un tremblement de terre. Elle est fort commune en Afrique ; j’en fus attaquée. Figurez vous quelle situation pour la fille d’un Pape âgée de quinze ans, qui en trois mois de teins avait éprouvé la pauvreté, l’esclavage, avait été violée presque tous les jours, avait vû couper sa mère en quatre, avait effuïé la faim [91] & la guerre, & mourait pestisérée dans Alger. Je n’en mourus pourtant pas. Mais mon Eunuque & le Dey, & presque tout le Serrail d’Alger périrent.

Quand les premiers ravages de cette épouvantable peste furent passés, on vendit les esclaves du Dey. Un Marchand m’acheta & me mena à Tunis. Il me vendit un autre Marchand, qui me revendit à Tripoli ; de Tripoli je sus revenduë à Aléxandrie, d’Alexandrie revendue à Smirne, de Smirne à Constantinople. J’apartins enfin a un Aga des Janissaires, qui fut bientôt commandé pour aller défendre Asos contre les Russes qui l’assiégeaient.

L’Aga qui était un très galant-homme [92] mena avec lui tout son Serrail, & nous logea dans un petit Fort sur les Palus Méotides, gardé par deux Eunuques noirs & vingt soldats. On tua prodigieusement de Russes, mais ils nous le rendirent bien. Asos fut mis à feu & à sang, & on ne pardonna ni au sexe, ni à l’âge ; il ne resta que nôtre petit Fort ; les ennemis voulurent nous prendre par famine. Les vingt Janissaires avaient juré de ne se jamais rendre. Les extrémités de la faim où ils furent réduits les contraignirent à manger nos deux Eunuques, de peur de violer leur ferment, Au bout de quelques jours ils resolurent de manger les femmes.

Nous avions un Iman très pieux [93] & très compatissant, qui leur fit un beau sermon, par lequel il leur persuada de ne nous pas tuer tout-à-fait ; Coupez, dit- il, seulement une fesse à chacune de ces Dames, vous ferez très bonne chère ; s’il faut y revenir, vous en aurez encor autant dans quelques jours ; le Ciel vous saura gré d’une action si charitable, & vous ferez secourus.

Il avait beaucoup d’éloquence ; il les persuada. On nous fit cette horrible opération. L’Iman nous appliqua le même baume qu’on met aux enfans qu’on vient de circoncire. Nous étions toutes a la mort

A peine les Janissaires eurent-ils fait le repas que nous leur avions fourni, que les Russes arrivent [94] sur des batteaux plats ; il ne rechapa pas un Janissaire. Les Russes ne firent aucune attention à l’état ou nous étions. Il y a partout des Chirurgiens Français ; un d’eux qui était fort adroit prit soin de nous, il nous guérit ; & je me souviendrai toute ma vie, que quand mes playes furent bien fermées il me fit des propositions. Au reste, il nous dit a toutes de nous consoler ; il nous assura que dans plusieurs siéges pareille chose était arrivée, & que c’était la loi de la guerre

Dès que mes compagnes purent marcher, on les fit aller a Moscou. J’échus en partage a un Boïard, qui me fit sa jardinière, & qui me donnait vingt coups de fouet par jour. Mais ce Seigneur [95] ayant été roué au bout de deux ans avec une trentaine de Boyards, pour quelque tracasserie de Cour, je profitai de cette avanture ; je m’ensuis ; je traversai toute la Russie ; je fus longtems servante de cabaret à Riga, puis a Rostock, à Vismar, à Leipsick, à Cassel, à Utrecht, a Leyde, a la Haye, à Rotterdam : j’ai vieilli dans la misère & dans l’opprobre, n’ayant que la moitié d’un derrière, me souvenant toujours que j’étais fille d’un Pape : je voulus cent fois me tuer, mais j’aimais encor la vie, Cette faiblesse ridicule est peut-être un de nos panchans les plus funestes. Car y a-t-il rien de plus sot que de vouloir porter continuellement un fardeau qu’on veut [96] toujours jetter par terre ? d’avoir son être en horreur, & de tenir à son être ? enfin de caresser le serpent qui nous dévore, jusqu’à ce qu’il nous ait mangé le cœur ?

J’ai vu dans les pays que le fort m’a fait parcourir, & dans les cabarets ou j’ai servi, un nombre prodigieux de personnes qui a vaient leur existence en exécration ; mais je n’en ai vû que huit qui ayent mis volontairement fin à leur misère, trois Négres, quatre Anglais, & un Professeur Allemand nommé Robek. J’ai fini par être servante chez le Juif Don Issachar ; il me mit auprès de vous, ma belle Demoiselle ; je me suis attachée à vôtre destinée, & j’ai été plus occupée de vos avantures [97] que des miennes. Je ne vous aurais même jamais parlé de mes malheurs, fi vous ne m’aviez pas un peu piquée, & s’il n’était d’usage dans un vaisseau de conter des histoires pour se désennuïer. Enfin, Mademoiselle, j’ai de l’expérience, je connais le monde ; donnez vous un plaisir, engagez chaque passager à vous conter son histoire ; & s’il s’en trouve un seul qui n’ait souvent maudit sa vie, qui ne se soit souvent dit à lui-même qu’il était le plus malheureux des hommes, jettez moi dans la mer la tête la premiére.

 


 

[98]

CHAPITRE TREIZIEME
Comment Candide fut obligé de se séparer de la belle Cunégonde & de la Vieille,

LA belle Cunégonde ayant entendu l’histoire de la Vieille, lui fit toutes les politesses qu’on devait a une personne de son rang & de son mérite. Elle accepta la proposition elle engagea tous les passagers l’un après l’autre a lui conter leurs avantures ; Candide & elle avouèrent que la Vieille avait raison. C’est bien dommages disait Candide, que le sage Pangloss ait été pendu contre la coutume dans un Auto-da-fè, il nous [99] dirait des choses admirables sur le mal physique, & sur le mal moral qui couvrent la Terre & la Mer, & je me fendrais assez de force pour oser lui faire respectueusement quelques objections.

A mesure que chacun racontait son histoire, le vaisseau avançait. On aborda dans Buenos-Aires. Cunégonde, le Capitaine Candide la Vieille allèrent chez le Gouverneur Don Fernando d’Ibaraa, y Figueora, y Mascarenes, y Lampourdos, y Souza. Ce Seigneur ait une fierté convenable a un homme qui portait tant de noms. Il parlait aux hommes avec le deain le plus noble, portant le nez si haut, élevant si impitoyableent la voix, prenant un ton si [100] imposant, affectant une démarche si altiére, que tous ceux qui le saluaient étaient tentés de le battre, Il aimait les femmes à la fureur, Cunégonde lui parut ce qu’il avait jamais vu de plus beau. La premiére chose qu’il fit, fut de demander fi elle n’était point la femme du Capitaine. L’air dont il fit cette question allarma Candide : il n’osa pas dire qu’elle était la femme, parce qu’en effet elle ne l’était point ; il n’osait pas dire que c’était sa sœur, parce qu’elle ne l’était pas non plus ; & quoique ce mensonge officieux pût lui être utile, son ame était trop pure pour trahir la vérité. Mademoiselle Cunégonde, dit-il, doit me faire l’honneur de m’épouser, [101] & nous supplions Vôtre Excellence de daigner faire nôtre noce.

Don Fernando d’Ibaraa, y Figueora, y Mascarenes, y Lampourdos, y Souza, relevant sa moustache, fourit amèrement, & ordonna au Capitaine Candide d’aller faire la revue de sa Compagnie. Candide obéit ; le Gouverneur demeura avec Mademoiselle Cunégonde. Il lui déclara sa passion, lui protesta que le lendemain il l’épouserait à la face de l’Eglise, ou autrement, ainsi qu’il plairait à ses charmes. Cunégonde lui demanda un quart d’heure pour se recueillir, pour consulter la vieille & pour se déterminer. La vieille dit a Cunégonde ; Mademoiselle, vous avez soixante [102]  & douze quartiers, & pas une obole ; il ne tient qu’a vous d’être la femme du plus grand Seigneur de l’Amérique Occidentale, qui a une très-belle moustache ; est-ce à vous de vous piquer d’une fidélité a toute épreuve ? Vous avez été violée par les Bulgares ; un Juif & un Inquisiteur ont eu vos bonnes graces. Les malheurs donnent des droits. J’avoue que si j’étais a vôtre place, je ne ferais aucun scrupule d’épouser Monsieur le Gouverneur, & de faire la fortune de Monsieur le Capitaine Candide. Tandis que la Vieille parlait avec toute la prudence que l’âge & l’expérience donnent, on vit entrer dans le port un petit vaisseau ; il portait un Alcade [103] & des Alguazils, & voici ce qui était arrivé.

La Vieille avait très bien deviné, que ce ce fut un Cordelier à la grande manche qui vola l’argent & les bijoux de Cunégonde dans la ville de Badajox, lorsqu’elle fuyait en hâte avec Candide, Ce Moine voulut vendre quelques-unes des pierreries à un Jouaillier. Le Marchand les reconnut pour celles du grand Inquisiteur. Le Cordelier avant d’être pendu avoua qu’il les avait volées. Il indiqua les personnes & la route qu’elles prenaient. La fuite de Cunégonde & de Candide étaient déjà connues. On les suivit a Cadiz. On envoya sans perdre tems un vaisseau à leur poursuite. Le vais [104] était déjà dans le port de Buenos-Aires. Le bruit se répandit qu’un Alcade allait débarquer, & qu’on poursuivait les meurtriers de Monseigneur le grand Inquisiteur. La prudente Vieille vit dans l’instant tout ce qui était à faire. Vous ne pouvez fuir, dit-elle à Cunégonde, & vous n’avez rien à craindre ; ce n’est pas vous qui avez tué Monseigneur ; & d’ailleurs, le Gouverneur qui vous aime ne souffrira pas qu’on vous maltraite ; demeurez. Elle court sur le champ à Candide ; Fuyez, dit-elle, ou dans une heure vous allez être brulé. Il n’y avait pas un moment a perdre ; mais comment se séparer de Cunégonde, & ou se réfugier ?

 


 

[105]

CHAPITRE QUATORZIEME.
Comment Candide & Cacambo furent reçus chez les Jésuites du Paraguai.

CAndide avait amené de Cadiz un valet tel qu’on en trouve beaucoup sur les cotes d’espagne, & dans les Colonies. C’était un quart d’Espagnol, né d’un Métis dans le Tucuman ; il avait été enfant de chœur, Sacristain, matelot, moine, facteur, soldat, laquais. Il s’appellait Cacambo, & aimait fort son Maître, parce que son Maître était un fort bon homme. Il sella au plus vite les deux chevaux Andaloux. Allons, mon [106] Maître, suivons le conseil de la Vieille, partons & courons sans regarder derrière nous. Candide versa des larmes : O ma chère Cunégonde ! faut-il vous abandonner dans le tems que Monsieur le Gouverneur va faire nos noces ! Cunégonde amenée de si loin, que deviendrez-vous ? Elle deviendra ce qu’elle pourra, dit Cacambo ; les femmes ne font jamais embarrassées d’elles ; Dieu y pourvoit, courons. Où me mênes-tu ? ou allons-nous ? que ferons-nous sans Cunégonde ? disait Candide. Par St. Jaques de Compostelle, dit Cacambo, vous alliez faire la guerre aux Jésuites ; allons la faire pour eux ; je sçai assez les chemins, je vous ménerai dans [107] leur Royaume, ils seront charmés d’avoir un Capitaine qui fasse l’exercice à la Bulgare, vous ferez une fortune prodigieuse ; quand on n’a pas son compte dans un monde, on le trouve dans un autre. C’est un très-grand plaisir de voir & de faire des choses nouvelles.

Tu as clone été déjà dans le Paraguai ? dit Candide. Eh vraiment oui, dit Cacambo, j’ai été cuistre dans le Collège de l’Assomption, & je connais le Gouvernement de Los Padres comme je connais les rues de Cadiz. C’est une chose admirable que ce Gouvernement. Le Royaume a déja plus de trois cent lieues de diamètre ; il est divisé en trente Provinces ; [108] Los Padres y ont tout ; & les Peuples rien ; c’est le chef-d’œuvre de la raison & de la justice. Pour moi je ne vois rien de si divin que Los Padres, qui font ici la guerre au Roi d’Espagne & au Roi de Portugal, & qui en Europe confessent ces Rois ; qui tuent ici des Espagnols, & qui à Madrid les envoient au Ciel, cela me ravit, avançons ; vous allez être le plus heureux de tous les hommes. Quel plaisir auront Los Padres quand ils sauront qu’il leur vient un Capitaine qui sçait l’exercice Bulgare !

Dès qu’ils furent arrivés à la première barrière, Cacambo dit a la garde avancée qu’un Capitaine demandait à parler a Monseigneur [109] le Commandant. On alla avertir la grande garde. Un Officier Paraguain courut aux pieds du Commandant lui donner part de la nouvelle. Candide & Cacambo furent d’abord désarmés ; on se saisit de leurs deux chevaux Andaloux. Les deux étrangers font introduits au milieu de deux files de soldats : le Commandant était au bout, le bonnet a trois cornes en tête, la robe retroussée, l’épée au côté, l’esponton à la main. Il fit un signe, aussi-tôt vingt-quatre soldats entourent les deux nouveaux venus. Un Sergent leur dit qu’il faut attendre, que le Commandant ne peut leur parler, que le Reverend Père Provincial ne permet pas qu’aucun Espagnol ouvre [110] la bouche qu’en sa présence, & demeure plus de trois heures dans le pays. Et ou est le Reverend Père Provincial ? dit Cacambo ; Il est a la parade après avoir dit sa Messe, répondit le Sergent ; & vous ne pourrez baiser ses éperons que dans trois heures. Mais, dit Cacambo, Monsieur le Capitaine qui meurt de faim comme moi, n’est point Espagnol, il est Allemand ; ne pourrions-nous point déjeuner en attendant sa Reverence ?

Le Sergent alla sur le champ rendre compte de ce discours au Commandant. Dieu soit béni, dit ce Seigneur ; puisqu’il est Allemand, je peux lui parler ; qu’on le méne dans ma feuillée ; aussitôt on conduit Candide dans un [111] cabinet de verdure orne d’une très jolie colonade de marbre verd & or, & des treillages qui renfermaient des perroquets, des colibris, des oiseaux mouches, des pintades, & tous les oiseaux les plus rares. Un excellent déjeuner était préparé dans des vases d’or ; & tandis que les Paraguains mangèrent du mais dans des écuelles de bois en plain champ a l’ardeur du Soleil, le Reverend Père Commandant entra dans la feuillée.

C’était un très beau jeune homme, le visage plein, assez blanc, haut en couleur, le sourcil relevé, l’œil vif, l’oreille rouge, les lévres vermeilles, l’air fier, mais d’une fierté qui n’était ni celle d’un Espagnol, ni celle d’un [112] Jésuite. On rendit a Candide & à Cacambo leurs armes qu’on leur avait saisies, ainsi que les deux chevaux Andaloux ; Cacambo leur fit manger l’avoine auprès de la feuillée, ayant toujours l’œil sur eux, crainte de surprise.

Candide baisa d’abord le bas de la robe du Commandant, ensuite ils se mirent à table. Vous êtes donc Allemand ? lui dit le Jésuite en cette langue. Oui, mon Reverend Pére, dit Candide. L’un & l’autre en prononçant ces paroles se regardaient avec une extrême surprise, & une émotion dont ils n’étaient pas les maîtres. Et de quel pays d’Allemagne êtes-vous ? dit le Jésuite. De la sale Province de Westphalie, dit Candide : je [113] suis ne dans le Château de Tunder-ten-trunckh. O Ciel ! est-il possible ! s’écria le Commandant. Quel miracle ! s’écria Candide. Serait-ce vous ? dit le Commandant. Cela n’est pas possible, dit Candide. Ils se laissent tomber tous deux a la renverse, ils s’embrassent, ils versent des ruisseaux de larmes. Quoi ! ferait-ce vous, mon Reverend Père ? vous le frére de la belle Cunégonde ! vous qui fûtes tue par les Bulgares ! vous le fils de Mr. le Baron ! vous Jésuite au Paraguai ! Il faut avouer que ce Monde est une étrange chose. O Pangloss ! Pangloss ! que vous seriez aise fi vous n’aviez pas été pendu !

[114]

Le Commandant fit retirer les esclaves Nègres & les Paraguains qui servaient a boire dans des gobelets de cristal de roche. Il remercia Dieu & St. Ignace mille fois ; il ferrait Candide entre ses bras ; leurs visages étaient baignés de pleurs. Vous feriez bien plus étonné, plus attendri, plus hors de vous-même, dit Candide, si je vous disais que Mademoiselle Cunégonde vôtre sœur que vous avez crue éventrée, est pleine de santé. Où ? Dans vôtre voisinage, chez Monsieur le Gouverneur de Buenos-Aires ; & je venais pour vous faire la guerre. Chaque mot qu’ils prononcèrent dans cette longue conversation, [115] accumulait prodige sur prodige. Leur ame toute entiére volait sur leur langue, était attentive dans leurs oreilles, & étincelante dans leurs yeux. Comme ils étaient Allemands, ils tinrent table longtems, en attendant le Reverend Pére Provincial ; & le Commandant parla ainsi a son cher Candide.

 


 

[116]

CHAPITRE QUINZIEME.
Comment Candide tua le frère de sa chère Cunégonde.

J’Aurai toute ma vie présent à la mémoire le jour horrible où je vis tuer mon père & ma mère, & violer ma sœur. Quand les Bulgares furent retirés, on ne trouva point cette sœur adorable, & on mit dans une charette ma mère, mon père & moi, deux servantes & trois petits garçons égorgés, pour nous aller enterrer dans une chapelle de Jésuites à deux lieues du Château de mes pères. Un Jésuite nous jetta de l’eau bénite, elle était horriblement [117] salée ; il en entra quelques goutes dans mes yeux ; le Père s’aperçut que ma paupière faisait un petit mouvement : il mit la main sur mon cœur & le sentit palpiter ; je fus secouru, & au bout de trois semaines il n’y paraissait pas. Vous savez, mon cher Candide, que j’étais fort joli, je le devins encor davantage : aussi le Reverend Père Didrie, Supérieur de la Maison, prit pour moi la plus tendre amitié ; il me donna l’habit de novice ; quelque tems après je fus envoyé a Rome. Le Père Général avait besoin d’une recrue de jeunes Jésuites Allemands. Les Souverains du Paraguai reçoivent le moins qu’ils peuvent de Jésuites Espagnols ; ils [118] aiment mieux les étrangers dont ils se croyent plus Maîtres. Je fus jugé propre par le Reverend Père Général pour aller travailler dans cette vigne. Nous partimes, un Polonais, un Tirolien & moi. Je fus honoré en arrivant du Soûdiaconat & d’une Lieutenance, Je suis aujourdhui Colonel & Prêtre. Nous recevrons vigoureusement les troupes du Roi d’Espagne, je vous réponds qu’elles feront excommuniées & battuës. La Providence vous envoye ici pour nous séconder. Mais est-il bien vrai que ma chère sœur Cunégonde soit dans le voisinage chez le Gouverneur de Buenos-Aires ? Candide l’assura par ferment que rien n’était plus vrai. Leurs [119] larmes recommencèrent a couler.

Le Baron ne pouvait se lasser d’embrasser Candide ; il l’appellait son frère, son sauveur. Ah ! peut-être, lui dit-il, nous pourrons ensemble, mon cher Candide, entrer en vainqueurs dans la Ville, & reprendre ma sœur Cunégonde. C’est tout ce que je souhaite, dit Candide ; car je comptais l’épouser, & je l’espère encore. Vous insolent ! répondit le Bâron, vous auriez l’impudence d’épouser ma sœur qui a soixante & douze quartiers ! je vous trouve bien effronté d’oser me parler d’un dessein si téméraire ! Candide pétrifié d’un tel discours lui répondit ; Mon Reverend l’ère, tous les quartiers du monde n’y [120] font rien ; j’ai tiré vôtre sœur des bras d’un Juif & d’un Inquisiteur ; elle m’a assez d’obligations, elle veut m’épouser ; Maître Pangloss m’a toujours dit que les hommes font égaux, & apurement je l’épouserai. C’est ce que nous verrons, coquin ! dit le Jésuite Baron de Thunder-ten-trunckh, & en même tems il lui donna un grand coup du plat de son épée sur le visage. Candide dans l’instant tire la sienne & l’enfonce jusqu’à la garde dans le ventre du Baron Jésuite ; mais en la retirant toute fumante, il se mit à pleurer : Hélas mon Dieu ! dit-il, j’ai tué mon ancien Maître, mon ami, mon beau-frère ; je suis le meilleur homme du monde, & voilà [121] déjà trois hommes que je tue ; & dans ces trois il y a deux Prêtres.

Cacambo qui faisait sentinelle a la porte de la feuillée, accourut. Il ne nous reste qu’à vendre cher nôtre vie, lui dit son Maître ; on va sans doute entrer dans la feuillée, il faut mourir les armes a la main. Cacambo, qui en avait bien vû d’autres, ne perdit point la tête, il prit la robe de Jésuite que portait le Baron, la mit sur le corps de Candide, lui donna le bonnet quarré du mort, & le fit monter a cheval. Tout cela se fit en un clin d’œil. Galoppons, mon Maître, tout le monde vous prendra pour un Jésuite qui va [122] donner des ordres, & nous aurons passé les frontières avant qu’on puisse courir après nous. Il volait déjà en prononçant ces paroles, & en criant en Espagnol, Place, place pour le Reverend Père Colonel.

 


 

[123]

CHAPITRE SEIZIEME.
Ce qui advint aux deux Voyageurs avec deux filles, deux singes & les Sauvages nommés Oreillons.

CAndide & son valet furent au-delà des barrières, & personne ne savait encor dans le camp la mort du Jésuite Allemand. Le vigilant Cacambo avait eu soin de remplir sa valise de pain, de chocolat, de jambons, de fruit & de quelques mesures de vin. Ils s’enfoncèrent avec leurs chevaux Andaloux dans un pays inconnu, ou ils ne découvrirent aucune route. Enfin une belle prairie entrecoupée de ruisseaux se [124] présenta devant eux. Nos deux Voyageurs font repaitre leurs montures. Cacambo propose a son Maître de manger, & lui en donne l’exemple. Comment veux-tu, disait Candide, que je mange du jambon, quand j’ai tue le fils de Monsieur le Baron, & que je me vois condamne à ne revoir la belle Cunégonde de ma vie ? a quoi me servira de prolonger mes miserables jours, puisque je dois les trainer loin d’elle dans les remords & dans le désespoir ? & que dira le Journal de Tré-voux ?

En parlant ainsi il ne laissait pas de manger. Le Soleil se couchait. Les deux égarés entendirent quelques petits cris qui [125] paraissaient poussés par des femmes. Ils ne savaient fi ces cris étaient de douleur ou de joie ; mais ils se levèrent précisément avec cette inquiétude & cette allarme que tout inspire dans un pays inconnu. Ces clameurs partaient de deux filles toutes nues qui couraient légèrement au bord de la prairie, tandis que deux singes les suivaient en leur mordant les fesses. Candide fut touché de pitié : il avait apris à tirer chez les Bulgares, & il aurait abattu une noisette dans un buisson sans toucher aux feuilles. Il prend son fusil Espagnol à deux coups, tire, & tue les deux singes. Dieu soit loué, mon cher Cacambo, j’ai délivré d’un grand péril ces [126] deux pauvres créatures ; si j’ai commis un péché en tuant un Inquisiteur & un Jésuite, je l’ai bien réparé en sauvant la vie à deux filles. Ce font peut-être deux Demoiselles de condition, & cette avanture nous peut procurer de très grands avantages dans le pays.

Il allait continuer, mais sa langue devint percluse quand il vit ces deux filles embrasser tendrement les deux singes, fondre en larmes sur leurs corps, & remplir l’air des cris les plus douloureux. Je ne m’attendais pas a tant de bonté d’ame, dit-il enfin a Cacambo, lequel lui repliqua ; Vous avez fait là un beau chef-d’œuvre, mon Maître ; vous avez tué [127] les deux Amants de ces Demoiselles. Leurs Amants ! ferait-il possible ? vous vous moquez de moi, Cacambo ; le moyen de vous croire ? Mon cher Maître, repartit Cacambo, vous êtes toujours étonné de tout ; pourquoi trouvez-vous fi étrange que dans quelques pays il y ait des singes qui obtiennent les bonnes graces des Dames ; ils font des quarts d’hommes comme je suis un quart d’Espagnol. Hélas ! reprit Candide, je me souviens d’avoir entendu dire à Maître Pangloss qu’autrefois pareils accidents étaient arrivés & que ces mélanges avaient produit des Egipans, des Faunes, des Satires ; que plusieurs grands personnages de l’antiquité en [128] avaient vûs ; mais je prenais cela pour des fables. Vous devez être convaincu à présent, dit Cacambo, que c’est une vérité, & vous voyez comment en usent les personnes qui n’ont pas reçu une certaine éducation ; tout ce que je crains c’est que ces Dames ne nous fassent quelque méchante affaire.

Ces réflexions solides engagèrent Candide à quitter la prairie, & a s’enfoncer dans un bois. Il y soupa avec Cacambo ; & tous deux après avoir maudit l’Inquisiteur de Portugal, le Gouverneur de Buenos–Aires, & le Baron, s’endormirent sur de la moufle. A leur reveil ils sentirent qu’ils ne pouvaient remuer ; la [129] raison en était que pendant la nuit les Oreillons habitans du pays, à qui les deux Dames les avaient dénoncés, les avaient garottés avec des cordes d’écorce d’arbre. Ils étaient entourés d’une cinquantaine d’Oreillons tout nuds, armés de fléches, de massuës & de haches de caillou : les uns faisaient bouillir une grande chaudière ; les autres préparaient des broches, & tous criaient, C’est un Jésuite, C’est un Jésuite ; nous serons vengés, & nous ferons bonne chère ; mangeons du Jésuite, mangeons du Jésuite.

Je vous l’avais bien dit, mon cher Maître, s’écria tristement Cacambo, que ces deux filles nous joueraient d’un mauvais tour. [130] Candide apercevant la chaudière & les broches, s’écria, Nous allons certainement être rotis ou bouillis, Ah que dirait Maître Pangloss, s’il voyait comme la pure nature est faite ? Tout est bien ; soit, mais j’avoue qu’il est bien cruel d’avoir perdu Mademoiselle Cunégonde, & d’être mis a la broche par des Oreillons. Cacambo ne perdait jamais la tête ; Ne désespérez de rien, dit-il au désolé Candide : j’entends un peu le jargon de ces peuples, je vai leur parler. Ne manquez pas, dit Candide, de leur représenter quelle est l’inhumanité affreuse de faire cuire des hommes, & combien cela est peu Chrétien.

Messieurs, dit Cacambo, vous [131] comptez donc manger aujourdhui un Jésuite ; c’est très bien fait ; rien n’est plus juste que de traiter ainsi ses ennemis. En effet, le droit naturel nous enseigne à tuer nôtre prochain, & c’est ainsi qu’on en agit dans toute la Terre. Si nous n’usons pas du droit de le manger, c’est que nous avons d’ailleurs de quoi faire bonne chère ; mais vous n’avez pas les mêmes ressources que nous ; certainement il vaut mieux manger ses ennemis, que d’abandonner aux corbeaux & aux corneilles le fruit de sa victoire. Mais, Messieurs, vous ne voudriez pas manger vos amis. Vous croyez aller mettre un Jésuite en broche, & c’est vôtre deffenseur, [132] c’est l’ennemi de vos ennemis que vous allez rotir. Pour moi je suis né dans vôtre pays ; Monsieur que vous voyez est mon Maître, & bien loin d’être Jésuite, il vient de tuer un Jésuite, il en porte les dépouilles, voila le sujet de vôtre méprise. Pour vérifier ce que je vous dis, prenez sa robe, portez-la a la première barrière du Royaume de Los Padres ; informez vous fi mon Maître n’a pas tué un Officier Jésuite. Il vous faudra peu de tems ; vous pourrez toujours nous manger, si vous trouvez que je vous ai menti. Mais fi je vous ai dit la vérité, vous connaissez trop les principes du droit public, les mœurs & les loix pour ne nous pas faire grace.

[133]

Les Oreillons trouvèrent ce discours très raisonnable ; ils députèrent deux Notables pour aller en diligence s’informer de la vérité ; les deux députés s’acquittèrent de leur commission en gens d’esprit, & revinrent bientôt aporter de bonnes nouvelles. Les Oreillons délièrent leurs deux prisonniers, leur firent toutes fortes de civilités, leur offrirent des filles, leur donnèrent des rafraichissements, & les reconduisirent jusqu’aux confins de leurs Etats, en criant avec allégresse, Il n’est point Jésuite, il n’est point Jésuite.

Candide ne se lassait point d’admirer le sujet de sa délivrance. Quel peuple ! disait- il, quels hommes ! quelles mœurs ! Si je [134] n’avais pas eu le bonheur de donner un grand coup d’épée au travers du corps du frère de Mademoiselle Cunégonde, j’étais mangé sans remission. Mais après tout la pure nature est bonne, puisque ces gens-ci, au lieu de me manger, m’ont fait mille honnêtetés dès qu’ils ont sçû que je n’étais pas Jésuite,

 


 

[135]

CHAPITRE DIX-SEPTIEME.
Arrivée de Candide & de son valet au pays d’Eldorado, & ce qu’ils y virent.

QUand ils furent aux frontières des Oreillons, Vous voyez, dit Cacambo à Candide, que cet Hémisphère-ci ne vaut pas mieux que l’autre ; croyez moi, retournons en Europe par le plus court chemin. Comment y retourner ? dit Candide, & ou aller ? Si je vai dans mon pays, les Bulgares & les Abares y égorgent tout ; si je retourne en Portugal, j’y fuis brûlé ; si nous restons dans ce pays-ci, nous risquons a tout moment [136] d’être mis en broche. Mais comment se résoudre à quitter la partie du Monde que Mademoiselle Çunégonde habite ?

Tournons vers la Cayenne, dit Cacambo, nous y trouverons des Français qui vont par tout le Monde, ils pourront nous aider, Dieu aura peut-être pitié de nous.

Il n’était pas facile d’aller à la Cayenne ; ils savaient bien à peu près de quel côté il fallait marcher ; mais des montagnes, des fleuves, des précipices, des brigands, des sauvages, étaient partout de terribles obstacles. Leurs chevaux moururent de fatigue : leurs provisions furent confirmées : Ils se nourrirent un mois entier de fruits sauvages, & se trouvèrent [137] enfin auprès d’une petite riviére bordée de cocotiers, qui soutinrent leur vie & leurs espérances.

Cacambo qui donnait toujours d’aussi bons conseils que la Vieille, dit à Candide ; Nous n’en pouvons plus, nous avons assez marché, j’aperçois un canot vuide sur le rivage, emplissons le de cocos, jettons nous dans cette petite barque, laissons nous aller au courant, une riviére mène toujours à quelque endroit habité. Si nous ne trouvons pas des choses agréables, nous trouverons du moins des choses nouvelles. Allons, dit Candide, recommandons nous à la Providence.

Ils voguèrent quelques lieuës [138] entre des bords tantôt fleuris, tantôt arides, tantôt unis, tantôt escarpés. La rivière s’élargissait toujours enfin elle se perdait sous une voûte de rochers épouvantables qui s’élevaient jusqu’au Ciel, Les deux voyageurs eurent la hardiesse de s’abandonner aux flots fous cette voûte. Le fleuve resserré en cet endroit les porta avec une rapidité & un bruit horrible. Au bout de vingt-quatre heures ils revirent le jour, mais leur canot se fracassa contre les écueils. il fallut se trainer de rocher en rocher pendant une lieue entière : enfin ils découvrirent un horison immense bordé de montagnes inaccessibles. Le pays était cultivé pour le plaisir comme pour le [139] besoin. Par-tout l’utile était agréable. Les chemins étaient couverts, ou plutôt ornés de voitures d’une forme & d’une matière brillante, portant des hommes & des femmes d’une beauté singulière, trainés rapidement par de gros moutons rouges qui surpassaient en vitesse les plus beaux chevaux d’Andalousie, de Tétuan & de Méquinez.

Voila pourtant, dit Candide, un pays qui vaut mieux que la Westphalie. Il mit pied a terre avec Cacambo auprès du premier village qu’il rencontra. Quelques enfans du village couverts de brocards d’or tout déchirés, jouaient au palet à l’entrée du bourg. Nos deux hommes de l’autre [140] Monde s’amusèrent a les regarder. Leurs palets étaient d’assez larges pièces rondes, jaunes, rouges, vertes, qui jettaient un éclat singulier. Il prit envie aux voyageurs d’en ramasser quelques-uns ; c’était de l’or, c’était des émeraudes, des rubis, dont le moindre aurait été le plus grand ornement du trône du Mogol. Sans doute, dit Cacambo, ces enfans font les fils du Roi du pays qui jouent au petit palet. Le Magister du village parut dans ce moment pour les faire rentrer à l’école. Voila, dit Candide, le Précepteur de la Famille Royale.

Les petits gueux quittèrent aussi-tôt le jeu, en laissant a terre leurs palets, & tout ce qui avait servi [141] à leurs divertissements. Candide les ramasse, court au Précepteur & les lui présente humblement, lui faisant entendre par signes que leurs Altesses Royales avaient oublié leur or & leurs pierreries. Le Magister du village en souriant les jetta par terre, regarda un moment la figure de Candide avec beaucoup de surprise, & continua son chemin.

Les Voyageurs ne manquèrent pas de ramasser l’or, les rubis & les émeraudes. Où sommes-nous ? s’écria Candide, il faut que les ensans des Rois de ce pays soient bien élevés, puisqu’on leur aprend à mépriser l’or & les pierreries. Cacambo était aussi surpris que Candide. Ils aprochèrent enfin de [142] la première maison du village. Elle était bâtie comme un palais d’Europe. Une foule de monde s’empressait à la porte, & encor plus dans le logis. Une musique très agréable se faisait entendre, & une odeur délicieuse de cuisine se faisait sentir. Cacambo s’aprocha de la porte & entendit qu’on parlait Péruvien ; c’était sa langue maternelle ; car tout le monde fait que Cacambo était né au Tucuman, dans un village où l’on ne connaissait que cette langue. Je vous servirai d’interprète, dit-il à Candide ; entrons, c’est ici un cabaret.

Aussi-tôt deux garçons & deux filles de l’hôtellerie, vêtus de drap [143] d’or, & les cheveux renoués avec des rubans, les invitent à se mettre à la table de l’hôte. On serit quatre potages garnis chacun de deux perroquets, un contour bouilli qui pesait deux cent livres, deux singes rôtis d’un gout excellent ; trois cent colibris dans un plat, & six cent oiseaux mouches dans un autre ; des ragouts exquis, des patisseries délicieuses ; ut tout dans des plats d’une espèce de cristal de roche. Les garçons & les filles de l’hotellerie versaient plusieurs liqueurs faites de canne de sucre.

Les convives étaient pour la plupart des marchands & des voituriers, tous d’une politesse extrême, qui firent quelques questions à [144] Cacambo avec la discrétion la plus circonspecte, & qui répondirent aux siennes d’une manière à le satisfaire.

Quand le repas fut fini, Cacambo crut, ainsi que Candide, bien payer son écot en jettant sur la table de l’hôte deux de ces larges pièces d’or qu’il avait ramassées ; l’hôte & l’hôtesse éclatèrent de rire, & se tinrent longtems les côtés. Enfin ils se remirent. Messieurs, dit l’hôte, nous voyons bien que vous êtes des étrangers, nous ne sommes pas accoutumés a en voir. Pardonnez nous si nous nous sommes mis a rire quand vous nous avez offert en payement les cailloux de nos grands chemins. Vous [145] n’avez pas sans doute de la monnoie du pays, mais il n’est pas nécessaire d’en avoir pour diner ici. Toutes les hôtelleries établies pour la commodité du Commerce font payées par le Gouvernement. Vous avez fait mauvaise chère ici, parce que c’est un pauvre village ; mais partout ailleurs vous serez reçus comme vous méritez de l’être. Cacambo expliquait à Candide tous les discours de l’hôte, & Candide les écoutait avec la même admiration & le même égarement que son ami Cacambo les rendait. Quel est donc ce pays, disaient- ils l’un & l’autre, inconnu a tout le reste de la Terre, & ou toute la nature est d’une espèce si différente de la nôtre ? C’est [146] probablement le pays où tout va bien ; car il faut absolument qu’il y en ait un de cette espèce. Et quoi qu’en dit Maître Pangloss, je me suis souvent aperçu que tout allait assez mal en Westphalie.

 


 

[147]

CHAPITRE DIX-HUITIEME.
Ce qu’ils virent dans le pays d’Eldorado.

CAcambo témoigna à son hôte toute sa curiosité : l’hôte lui dit, Je suis fort ignorant, & je m’en trouve bien ; mais nous avons ici un Vieillard retire de la Cour, qui est le plus savant homme du Royaume, & le plus communicatif. Aussitôt il mêne Cacambo chez le Vieillard. Candide ne jouait plus que le second personnage, & accompagnait son valet. Ils entrèrent dans une maison fort simple, car la porte n’était que d’argent, & les lambris des [148] apartements n’étaient que d’or, mais travaillés avec tant de goût, que les plus riches lambris ne l’effaçaient pas. L’antichambre n’était a la vérité incrustée que de rubis & d’émeraudes, mais l’ordre dans lequel tout était arrangé réparait bien cette extrême simplicité.

Le Vieillard reçut les deux étrangers sur un sopha matelassé de plumes de colibri, & leur fit présenter des liqueurs dans des vases de diamants ; après quoi il satisfit à leur curiosité en ces termes.

Je suis âgé de cent soixante & douze ans, & j’ai apris de feu mon père, Ecuyer du Roi, les étonnantes révolutions du Pérou dont il avait été témoin. Le Royaume ou nous sommes est l’ancienne [149] patrie des Incas qui en sortirent très imprudemment pour aller subjuguer une partie du Monde, & qui furent enfin détruits par les Espagnols.

Les Princes de leur famille qui restèrent dans leur pays natal furent plus sages ; ils ordonnèrent du consentement de la nation, qu’aucun habitant ne sortirait jamais de nôtre petit Royaume ; & c’est ce qui nous a conservé nôtre innocence & nôtre félicité. Les Espagnols ont eu une connaissance consuse de ce pays, ils l’ont apellé El Dorado ; & un Anglais nommé le Chevalier Raleig, en à même aproché il y a environ cent années ; mais comme nous sommes entourés de rochers [150] inabordables & de précipices, nous avons toujours été jusqu’à présent à l’abri de la rapacité des nations de l’Europe, qui ont une fureur inconcevable pour les cailloux & pour la fange de nôtre terre, & qui pour en avoir nous tueraient tous jusqu’au dernier.

La conversation fut longue ; elle roula sur la forme du Gouvernement, sur les mœurs, sur les femmes, sur les spectacles publics, sur les arts. Enfin Candide qui avait toujours du gout pour la Métaphysique, fit demander par Cacambo fi dans le pays il y avait une Religion,

Le Vieillard rougit un peu Comment donc, dit-il, en pouvez-vous douter ? est-ce que vous [151] nous prenez pour des ingrats ? Cacambo demanda humblement quelle était la Religion d’Eldorado. Le Vieillard rougit encor. Est-ce qu’il peut y avoir deux Religions ? dit-il ; nous avons, je crois, la Religion de tout le Monde ; nous adorons Dieu du soir jusqu’au matin. N’adorez- vous qu’un seul Dieu ? dit Cacambo, qui servait toujours d’interprète, aux doutes de Candide. Aparemment, dit le Vieillard, qu’il n’y en a ni deux, ni trois, ni quatre. Je vous avoue que les gens de vôtre Monde font des questions bien singuliéres. Candide ne se lassait pas de faire interroger ce bon Vieillard ; il voulut savoir comment on priait Dieu dans l’Eldorado. Nous ne le prions [152] point, dit le bon & respectable Sage ; nous n’avons rien a lui demander, il nous a donné tout ce qu’il nous faut, nous le remercions sans cesse. Candide eut la curiosité de voir des Prêtres ; il fit demander ou ils étaient. Le bon Vieillard sourit. Mes amis, dit- il, nous sommes tous Prêtres ; le Roi & tous les Chefs de famille chantent des cantiques d’actions de grace solemnellement, tous les matins ; & cinq ou six mille Musiciens les accompagnent. Quoi ! vous n’avez point de Moines qui enseignent, qui disputent, qui gouvernent, qui cabalent, & qui font bruler les gens qui ne font pas de leur avis ? Il faudrait que nous fussions fous, dit le Vieillard, nous sommes tous [153] ici du même avis, & nous n’entendons pas ce que vous voulez dire avec vos Moines. Candide à tous ces discours demeurait en extase, & disait en lui-même, Ceci est bien différent de la Westphalie & du Château de Mr. le Baron : si notre ami Pangloss avait vû Eldorado, il n’aurait plus dit que le Château de Thunder-ten-trunckh était ce qu’il y avait de mieux sur la Terre ; il est certain qu’il faut voyager.

Après cette longue conversation, le bon Vieillard fit atteler un carosse à six moutons, & donna douze de ses domestiques aux deux Voyageurs pour les conduire à la Cour. Excusez moi, leur dit- il, fi mon âge me prive de l’honneur [154] de vous accompagner. Le Roi vous recevra d’une manière dont vous ne ferez pas mécontents, & vous pardonnerez sans doute aux usages du pays s’il y en a quelques-uns qui vous déplaisent.

Candide & Cacambo montent en carosse, les six moutons volaient, & en moins de quatre heures on arriva au Palais du Roi, situé à un bout de la Capitale. Le portail était de deux cent vingt pieds de haut, & de cent de large ; il est impossible d’exprimer quelle en était la matiére. On voit assez quelle supériorité prodigieuse elle devait avoir sur ces cailloux & sur ce fable que nous nommons or & pierreries.

Vingt belles filles de la garde [155] reçurent Candide & Cacambo à la descente du carosse, les conduifirent aux bains, les vétirent de robes d’un tissu de duvet de colibri ; après quoi les grands Officiers & les grandes Officiéres de la Couronne les menèrent à l’apartement de Sa Majesté au milieu de deux files chacune de mille Musiciens, selon l’usage ordinaire. Quand ils aprochèrent de la salle du trône, Cacambo demanda à un grand Officier, comment il fallait s’y prendre pour saluer Sa Majesté, si on se jettait à genoux ou ventre à terre, si on mettait les mains sur la tête ou sur le derrière, fi on léchait la poussière de la salle, en un mot quelle était la cérémonie. L’usage, [156] dit le grand Officier, est d’embrasser le Roi & de le baiser des deux côtés. Candide & Cacambo fautèrent au cou de Sa Majesté, qui les reçut avec toute la grace imaginable, & qui les pria poliment. a souper.

En attendant on leur fit voir la Ville, les édifices publics élevés jusqu’aux nuës, les marchés ornés de mille colonnes, les fontaines d’eau pure, les fontaines d’eau rose, celles de liqueurs de canne de sucre qui coulaient continuellement dans de grandes places pavées d’une espèce de pierreries qui répandaient une odeur semblable a celle du gérofle & de la canelle. Candide demanda a voir la Cour de Justice, le Parlement ; on lui dit qui n’y en [157] avait point, & qu’on ne plaidait jamais. Il s’informa s’il y avait des prisons, & on lui dit que non. Ce qui le surprit davantage & qui lui fit le plus de plaisir, ce fut le Palais des Sciences, dans lequel il vit une galerie de deux mille pas, toute pleine d’expériences de Physique.

Après avoir parcouru toute l’après-dinée à peu près la milliéme partie de la ville, on les remena chez le Roi ; Candide se mit a table entre Sa Majesté, son valet Cacambo & plusieurs Dames. Jamais on ne fit meilleure chère, & jamais on n’eut plus d’esprit a souper qu’en eut Sa Majesté. Cacambo expliquait les bons mots du Roi à Candide, & quoique traduits [158] ils paraissaient toujours des bons mots. De tout ce qui étonnait Candide ce n’était pas ce qui tonna le moins.

Ils passèrent un mois dans cet hospice. Candide ne cessait de dire à Cacambo, Il est vrai, mon ami, encor une fois, que le Château où je suis né ne vaut pas le pays où nous sommes ; mais enfin, Mademoiselle Cunégonde n’y est pas, & vous avez sans doute quelque maîtresse en Europe. Si nous restons ici, nous n’y ferons que comme les autres, au lieu que fi nous retournons dans nôtre Monde, feulement avec douze moutons chargés de cailloux d’Eldorado, nous ferons plus riches que tous les Rois ensemble, nous n’aurons [159] plus d’Inquisiteurs à craindre, & nous pourrons aisément reprendre Mademoiselle Cunégonde.

Ce discours plut a Cacambo ; on aime tant à courir, à se faire valoir chez les siens, à faire parade de ce qu’on a vu dans ses voyages, que les deux heureux résolurent de ne plus l’être, & de demander leur congé a Sa Majesté.

Vous faites une sotise, leur dit le Roi ; je sçai bien que mon pays est peu de chose ; mais quand on est passablement quelque part, il faut y rester ; je n’ai pas assurément le droit de retenir des étrangers ; c’est une tyrannie qui n’est ni dans nos mœurs, ni dans nos Loix ; tous les hommes font [160] libres ; partez quand vous voudrez, mais la sortie est bien difficile. Il est impossible de remonter la rivière rapide sur laquelle vous êtes arrives par miracle, & qui court fous des voutes de rochers. Les montagnes qui entourent tout mon Royaume ont dix mille pieds de hauteur, & font droites comme des murailles : elles occupent chacune en largeur un espace de plus de dix lieues, on ne peut en descendre que par des précipices. Cependant puisque vous voulez absolument partir ; je vai donner ordre aux Intendants des machines d’en faire une qui puisse vous transporter commodément. Quand on vous aura conduits au revers des [161] montagnes, personne ne pourra vous accompagner ; car mes sujets ont fait vœu de ne jamais sortir de leur enceinte, & ils sont trop sages pour rompre leur vœu. Demandez moi d’ailleurs tout ce qu’il vous plaira. Nous ne demandons à vôtre Majesté, dit Cacambo, que quelques moutons charges de vivres, de cailloux, & de la boue du pays. Le Roi rit ; Je ne conçois pas, dit- il, quel gout vos gens d’Europe ont pour nôtre boue jaune : mais emportez en tant que vous voudrez, & grand bien vous fasse.

Il donna l’ordre sur le champ a ses Ingénieurs de faire une machine pour guinder ces deux hommes extraordinaires hors du [162] Royaume. Trois mille bons Phyfïciens y travaillèrent ; elle fut prête au bout de quinze jours, & ne couta pas plus de vingt millions de livres sterling, monnoie du pays. On mit sur la machine Candide & Cacambo ; il y avait deux grands moutons rouges sellés & brides pour leur servir de monture quand ils auraient franchi les montagnes ; vingt moutons de bât chargés de vivres, trente qui portaient des présents de ce que le pays a de plus curieux, & cinquante chargés d’or, de pierreries & de diamants. Le Roi embrassa tendrement les deux vagabonds.

Ce fut un beau spectacle que leur départ, & la manière [163] ingénieuse dont ils furent hissés eux & leurs moutons au haut des montagnes. Les Physiciens prirent congé d’eux après les avoir mis en sureté, & Candide n’eut plus d’autre désir & d’autre objet que d’aller présenter ses moutons à Mademoiselle Cunégonde. Nous avons, dit-il, de quoi payer le Gouverneur de Buenos-Aires, si Mademoiselle Cunégonde peut être mise à prix. Marchons vers la Cayenne, embarquons nous, & nous verrons ensuite quel Royaume nous pourrons acheter.

 


 

[164]

CHAPITRE DIX-NEUVIEME.
Ce qui leur arriva à Surinam, : comment Candide fit connaissance avec Martin.

LA premiére journée de nos deux Voyageurs fut assez agréable. Ils étaient encouragés par l’idée dé se voir possesseurs de plus de trésors que l’Asie, l’Europe & l’Afrique n’en pouvaient rassembler. Candide transporté écrivit le nom de Cunégonde sur les arbres. A la seconde journée deux de leurs moutons s’enfoncèrent dans des marais & y furent abîmés avec leurs charges ; deux autres moutons moururent de [165] fatigue quelques jours après ; sept ou huit périrent ensuite de faim dans un désert ; d’autres tombèrent au bout de quelques jours dans des précipices. Enfin, après cent jours de marche, il ne leur resta que deux moutons. Candide dit a Cacambo, Mon ami, vous voyez comme les richesses de ce monde font périssables ; il n’y a rien de solide que la vertu, & le bonheur de revoir Mademoiselle Cunégonde. Je l’avoüe, dit Cacambo, mais il nous reste encor deux moutons avec plus de trésors que n’en aura jamais le Roi d’Espagne, & je vois de loin une Ville que je soupçonne être Surinam, apartenante aux Hollandais. Nous sommes au bout de nos peines, [166] & au commencement de nôtre félicité.

En aprochant de la Ville ils rencontrèrent un Négre étendu par terre, n’ayant plus que la moitié de son habit, c’est-à-dire d’un caleçon de toile bleüe ; il manquait à ce pauvre homme la jambe gauche & la main droite. Eh mon Dieu ! lui dit Candide en Hollandais, que fais-tu là, mon ami, dans l’état horrible où je te vois ? J’attends mon maître Monsieur Vanderdendur le fameux négotiant, répondit le Nègre. Est-ce Monsieur Vanderdendur, dit Candide, qui t’a traité ainsi ? Oui, Monsieur, dit le Nègre, c’est l’usage. On nous donne un caleçon de toile pour tout vêtement deux fois [167] l’année. Quand nous travaillons aux sucreries, & que la meule nous attrape le doigt, on nous coupe la main : quand nous voulons nous enfuir, on nous coupe la jambe : je me suis trouvé dans les deux cas. C’est a ce prix que vous mangez du sucre en Europe. Cependant, lorsque ma mère me vendit dix écus patagons sur la côte de Guinée, elle me disait, Mon cher enfant, béni nos Fétiches, adore les toujours, ils te feront vivre heureux tu as l’honneur d’être esclave de nos Seigneurs les Blancs, & tu fais par là la fortune de ton père & de ta mère. Hélas, je ne sçai pas fi ! ai fait leur fortune, mais ils n’ont pas fait la mienne. Les chiens, [168] les singes & les perroquets font mille fois moins malheureux que nous : les Fétiches Hollandais qui m’ont converti me disent tous les Dimanches que nous sommes tous enfans d’Adam, blancs de noirs, Je ne suis pas Généalogiste, mais si ces Prêcheurs disent vrai, nous sommes tous cousins issus de germain. Or vous m’avouerez qu’on ne peut pas en user avec ses parents d’une manière plus horrible.

O Pangloss ! s’écria Candide, tu n’avais pas deviné cette abomination ; c’en est fait, il faudra qu’a la fin je renonce à ton Optimisme. Qu’est-ce qu’Optimisme ? disait Cacambo. Hélas, dit Candide, c’est la rage de soutenir que tout est bien quand on est [169] mal ! Et il versait des larmes en regardant son Nègre, & en pleurant il entra dans Surinam.

La première chose dont ils s’informent, c’est, s’il n’y a point au Port quelque Vaisseau qu’on pût envoyer a Buenos-Ayres. Celui à qui ils s’adressèrent était justement un Patron Espagnol, qui s’offrit à faire avec eux un marché honnête. Il leur donna rendez-vous dans un cabaret. Candide & le fidéle Cacambo allèrent l’y attendre avec leurs deux moutons.

Candide qui avait le cœur sur les lévres, conta à l’Espagnol toutes ses avantures, & lui avoua qu’il voulait enlever Mademoiselle Cunégonde. Je me garderai bien de vous passer à Buenos-Ayres, dit [170] le Patron : je ferais pendu & vous aussi. La belle Cunégonde est la maîtresse favorite de Monseigneur. Ce fut un coup de foudre pour Candide ; il pleura longtems ; enfin il tira à part Cacambo : Voici, mon cher ami, lui dit-il, ce qu’il faut que tu fasses. Nous avons chacun dans nos poches pour cinq ou six millions de diamants ; tu es plus habile que moi ; va prendre Mademoiselle Cunégonde a Buenos-Ayres. Si le Gouverneur fait quelques difficultés, donne lui un million ; s’il ne se rend pas, donne lui en deux ; tu n’as point tué d’Inquisiteur, on ne se défiera point de toi ; j’équiperai un autre Vaisseau ; j’irai t’attendre à Venise ; c’est un pays libre ou l’on n’a rien [171] à craindre ni des Bulgares, ni des Abares, ni des Juifs, ni des Inquisiteurs. Cacambo aplaudit à cette sage résolution. Il était au désespoir de se séparer d’un bon Maître, devenu son ami intime ; mais le plaisir de lui être utile l’emporta sur la douleur de le quitter. Ils s’embrassèrent en versant des larmes ; Candide lui recommanda de ne point oublier la bonne vieille. Cacambo partit dès le jour même. C’était un très-bon homme que ce Cacambo.

Candide relia encor quelque tems à Surinam, & attendit qu’un autre Patron voulût le mener en Italie, lui & les deux moutons qui lui restaient. Il prit des domestiques, & acheta tout ce qui [172] lui était nécessaire pour un long voyage ; enfin, Monsieur Vanderdendur, maître d’un gros vaisseau, vint se présenter a lui. Combien voulez-vous, demanda-t-il à cet homme, pour me mener en droiture a Venise, moi, mes gens, mon bagage, & les deux moutons que voilà ? Le Patron s’accorda à dix mille piastres. Candide n’hésita pas.

Oh, oh, dit à part foi le prudent Vandenderdur, cet étranger donne dix mille piastres tout d’un coup ! il faut qu’il soit bien riche. Puis revenant un moment après, il signifia qu’il ne pouvait partir à moins de vingt mille. Eh bien, vous les aurez, dit Candide.

Ouais, se dit tout bas le [173] Marchand, cet homme donne vingt mille piastres aussi aisément que dix mille. Il revint encor, & dit qu’il ne pouvait le conduire à Venise à moins de trente mille piastres. Vous en aurez donc trente mille, répondit Candide.

Oh, oh, se dit encor le Marchand Hollandais, trente mille piastres ne coutent rien à cet homme-ci ; sans doute les deux moutons portent des trésors immenses ; n’insistons pas davantage ; faisons nous d’abord payer les trente mille piastres, & puis nous verrons. Candide vendit deux petits diamants, dont le moindre valait plus que tout l’argent que demandait le Patron. Il le paya d’avance. Les deux moutons furent [174] embarqués. Candide suivait dans un petit bateau pour joindre le vaisseau à la rade ; le Patron prend son tems, met a la voile, démarre, le vent le favorise. Candide éperdu & stupéfait le perd bientôt de vuë. Hélas ! cria -t- il, voila un tour digne de l’ancien Monde. Il retourne au rivage abimé dans la douleur ; car enfin, il avait perdu de quoi faire la fortune de vingt Monarques.

Ils se transporte chez le Juge Hollandais ; & comme il était un peu troublé, il frape rudement à la porte ; il entre, expose son avanture, & crie un peu plus haut qu’il ne convenait. Le Juge commença par lui faire payer dix mille piastres pour le bruit qu’il [175] avait fait. Ensuite il l’écouta patiemment, lui promit d’examiner son affaire si-tôt que le Marchand ferait revenu, & se fit payer dix mille autres piastres pour les fraix de l’audience.

Ce procédé acheva de désespérer Candide, il avait a la vérité essuié des malheurs mille fois plus douloureux ; mais le sang froid du Juge, & celui du Patron dont il était volé, alluma sa bile, & le plongea dans une noire mélancolie. La méchanceté des hommes se présentait a son esprit dans toute sa laideur, il ne se nourrissait que d’idées tristes. Enfin un vaisseau Français étant sur le point de partir pour Bordeaux, comme il n’avait plus de moutons chargés [176] de diamants a embarquer, il loua une chambre du vaisseau à juste prix, & fit signifier dans la ville qu’il payerait le passage, la nourriture, & donnerait deux mille piastres à un honnête homme qui voudrait faire le voyage avec lui ; à condition que cet homme ferait le plus dégouté de son état, & le plus malheureux de la Province.

il se présenta une foule de prétendans qu’une flotte n’aurait pû contenir. Candide voulant choisir entre les plus aparents, il distingua une vingtaine de personnes qui lui parassaient assez sociables, & qui toutes prétendaient mériter la préférence. Il les assembla dans son cabaret, & leur donna a souper, a condition que chacun [177] serait ferment de raconter fidèlement son histoire, promettant de choisir celui qui lui paraîtrait le plus à plaindre, & le plus mécontent de son état a plus juste titre, & de donner aux autres quelques gratifications.

La séance dura jusqu’à quatre heures du matin. Candide en écoutant toutes leurs avantures, se ressouvenait de ce que lui avait dit la Vieille en allant a Buenos-Ayres, & de la gageure qu’elle avait faite qu’il n’y avait personne sur le vaisseau, auquel il ne fût arrivé de très grands malheurs. Il songeait à Pangloss a chaque avanture qu’on lui contait. Ce Pangloss, disait-il, ferait bien embarrassé à démontrer son systême. Je [178] voudrais qu’il fût ici. Certainement si tout va bien, c’est dans Eldorado, & non pas dans le reste de la Terre. Enfin, il se détermina en faveur d’un pauvre Savant qui avait travaillé dix ans pour les Libraires à Amsterdam. Il jugea qu’il n’y avait point de métier au Monde dont on dût être plus dégouté.

Ce savant, d’ailleurs qui était un bon homme, avait été volé par sa femme, battu par son fils, & abandonné de la fille qui s’était faite enlever par un Portugais. Il venait d’être privé d’un petit emploi duquel il subsistait, & les Prédicans de Surinam le persécutaient parce qu’ils le prenaient pour un Socinien. Il faut avouer que les [179] autres étaient pour le moins aussi malheureux que lui ; mais Candide espérait que le savant le désennuierait dans le voyage, Tous ses autres rivaux trouvèrent que Candide leur faisait une grande injustice, mais il les apaisa en leur donnant à chacun cent piastres.

 


 

[180]

CHAPITRE VINGTIEME.
Ce qui arriva sur mer à Candide & à Martin.

LE vieux savant qui s’apellait Martin s’embarqua donc pour Bordeaux avec Candide. L’un & l’autre avaient beaucoup vu, & beaucoup souffert ; & quand le vaisseau aurait dû faire voile de Surinam au Japon par le Cap de Bonne Espérance, ils auraient eu de quoi s’entretenir du mal moral & du mal physique pendant tout le voyage.

Cependant, Candide avait un grand avantage sur Martin, c’est qu’il espérait toujours revoir [181] Mademoiselle Cunégonde, & que Martin n’avait rien à espérer ; de plus, il avait de l’or & des diamants ; & quoiqu’il eût perdu cent gros moutons rouges chargés des plus grands trésors de la Terre, quoiqu’il eût toujours sur le cœur la friponnerie du Patron Hollandais, cependant, quand il songeait à ce qui lui restait dans ses poches, & quand il parlait de Cunégonde, surtout sur la fin du repas, il panchait alors pour le systême de Pangloss.

Mais vous, Monsieur Martin, dit-il au savant, que pensez-vous de tout cela ? quelle est vôtre idée sur le mal moral & le mal phyfique ? Monsieur, répondit Martin, mes Prêtres m’ont accusé d’être [182] Socinien ; mais la vérité du fait est que je suis Manichéen. Vous vous moquez de moi, dit Candide, il n’y a plus de Manichéens dans le Monde. Il y a moi, dit Martin, je ne sçai qu’y faire : mais je ne peux penser autrement. Il faut que vous ayez le Diable au corps, dit Candide ; Il se mêle fi fort des affaires de ce Monde, dit Martin, qu’il pourrait bien être dans mon corps comme par-tout ailleurs ; mais je vous avoue qu’en jettant la vue sur ce globe, ou plutôt sur ce globule, je pense que Dieu l’a abandonné à quelque être malfaisant ; j’en excepte toujours Eldorado. Je n’ai guères vu de ville qui ne désirat la ruine de la ville voisine ; point de famille qui ne [183] voulût exterminer quelque autre famille. Partout les faibles ont en exécration les puissants devant lesquels ils rampent, & les puissants les traitent comme des troupeaux dont on vend la laine & la chair. Un million d’assassins enrégimentés, courant d’un bout de l’Europe à l’autre, exerce le meurtre & le brigandage avec discipline pour gagner son pain, parce qu’il n’a pas de métier plus honnête ; & dans les villes qui paraissent jouir de la paix & ou les arts fleurissent, les hommes font dévorés de plus d’envie, de foins & d’inquiétudes qu’une ville assiégée n’éprouve de fléaux. Les chagrins secrets sont encor plus cruels que les misères publiques. En un mot, j’en ai tant [184] vû, & tant éprouvé, que je suis Manichéen.

Il y a pourtant du bon, répliquait Candide. Cela peut être, di-fait Martin, mais je ne le connais pas.

Au milieu de cette dispute, on entendit un bruit de canon. Le bruit redouble à chaque instant. Chacun prend sa lunette. On aperçoit deux vaisseaux qui combattaient à la distance d’environ trois milles. Le vent les amena l’un & l’autre si près du vaisseau Français, qu’on eut le plaisir de voir le combat tout à son aise. Enfin, l’un des deux vaisseaux lâcha à l’autre une bordée fi bas & si juste qu il le coula a fond. Candide & Martin aperçurent distinctement [185] une centaine d’hommes sur le tillac du vaisseau qui s’enfonçait ; ils levaient tous les mains au Ciel, & jettaient des clameurs effroyables ; en un moment tout fut englouti.

Eh bien, dit Martin, voila comme les hommes se traitent les uns les autres. Il est vrai, dit Candide, qu’il y a quelque chose de diabolique dans cette affaire. En parlant ainsi il aperçut je ne sçai quoi d’un rouge éclatant qui nageait auprès de son vaisseau. On détacha la chaloupe pour voir ce que ce pouvait être, c’était un de ses moutons. Candide eut plus de joie de retrouver ce mouton, qu’il navait été affligé d’en perdre cent tous chargés de gros diamants d’Eldorado,

[186]

Le Capitaine Français aperçut bientôt que le Capitaine du vaisseau submergeant était Espagnol, & que celui du vaisseau submergé était un Pirate Hollandais ; c’était celui-la même qui avait voie Candide. Les richesses immenses dont ce scélerat s’était emparé furent ensevelies avec lui dans la mer, & il n’y eut qu’un mouton de sauvé. Vous voyez, dit Candide a Martin, que le crime est puni quelquefois ; ce coquin de Patron Hollandais a eu le fort qu’il méritait. Oui, dit Martin ; mais fallait-il que les passagers qui étaient sur son vaisseau périssent aussi ? Dieu a puni ce fripon, le Diable a noyé les autres.

Cependant le vaisseau Français [187] & l’Espagnol continuèrent leur route, & Candide continua ses conversations avec Martin. Ils disputèrent quinze jours de fuite, & au bout de quinze jours ils étaient aussi avancés que le premier. Mais enfin ils parlaient, ils se communiquaient des idées, ils se consolaient. Candide caressait son mouton. Puisque je t’ai retrouvé, dit-il, je pourrai bien retrouver Cunégonde.

 


 

[188]

CHAPITRE VINGT-UNIEME.
Candide & Martin aprochent des Côtes de France & raisonnent

ON aperçut enfin les côtes de France. Avez-vous jamais été en France, Monsieur Martin ? dit Candide. Oui, dit Martin j’ai parcouru plusieurs Provinces. Il y en a ou la moitié des habitans est folle, quelques-unes ou l’on est trop rusé, d’autres où l’on est communément assez doux, & assez bête ; d’autres où l’on fait le bel esprit ; & dans toutes la principale occupation est l’amour, la seconde de médire, & la troisiéme de dire des sotises. Mais, [189] Monsieur Martin, avez-vous vu Paris ? Oui, j’ai vu Paris ; il tient de toutes ces espèces-là, c’est un cahos, c’est une presse dans laquelle tout le monde cherche le plaisir, & ou presque personne ne le trouve, du moins à ce qu’il m’a paru. J’y ai séjourné peu ; j’y fus volé en arrivant de tout ce que j’avais par des filous à la Foire St. Germain. On me prit moi-même pour un voleur, & je sus huit jours en prison ; après quoi je me fis Correcteur d’Imprimerie pour gagner de quoi retourner à pied en Hollande. Je connus la canaille écrivante, la canaille cabalante, & la canaille convulsionnaire. On dit qu’il y a [190] des gens fort polis dans cette Ville là, je le veux croire.

Pour moi je n’ai nulle curiosité de voir la France, dit Can dide ; vous devinez aisément que quand on a passé un mois dans Eldorado, on ne se soucie plus de voir rien sur la Terre, que Mademoiselle Cunégonde ; je vai l’attendre à Venise ; nous traverserons la France pour aller en Italie ; ne m’accompagnerez-vous pas ? Très volontiers, dit Martin on dit que Venise n’est bonne que pour les Nobles Vénitiens, mais que cependant on y reçoit très bien les étrangers quand ils ont beaucoup d’argent ; je n’en ai point, vous en avez, je vous [191] suivrai par-tout. A propos, dit Candide, pensez vous que la Terre ait été originairement une mer, comme on l’assure dans ce gros livre qui apartient au Capitaine du vaisseau ? je n’en crois rien du tout, dit Martin, non plus que de toutes les rêveries qu’on nous débite depuis quelque tems. Mais à quelle fin ce Monde a-t-il donc été formé ? dit Candide. Pour nous faire enrager, répondit Martin. N’êtes-vous pas bien étonné, continua Candide, de l’amour que ces deux filles du pays des Oreillons avaient pour ces deux singes, & dont je vous ai conté l’avanture ? Point du tout, dit Martin, je ne vois pas ce que [192] cette passion a d’étrange ; j’ai tant vu de choses extraordinaires, qu’il n’y a plus rien d’extraordinaire. Croyez-vous, dit Candide, que les hommes se soient toujours mutuellement massacrés, comme ils font aujourdhui qu’ils ayent toujours été menteurs, fourbes, perfides, ingrats, brigands, faibles, volages, lâches, envieux, gourmands, yvrognes, avares, ambitieux, sanguinaires, calomniateurs, débauchés, fanatiques, hypocrites & sots ? Croyez-vous, dit Martin, que les éperviers ayent toujours mangé des pigeons quand ils en ont trouvé ? Oui sans doute, dit Candide. Eh bien, dit Martin, si les éperviers ont toujours [193] eu le même caractère, pourquoi voulez vous que les hommes ayent changé le leur ? Oh ! dit Candide, il y a bien de la différence, car le libre arbitre

En raisonnent ainsi ils arrivèrent à Bordeaux.

 


 

[194]

CHAPIT. VINGT-DEUXIEME.
Ce qui arriva en France à Candide & à Martin.

CAndide ne s’arrêta dans Bordeaux qu’autant de tems qu’il en fallait pour vendre quelques cailloux du Dorado, & pour s’accommoder d’une bonne chaise a deux places ; car il ne pouvait plus se passer de son Philosophe Martin ; il fut feulement très fâché de se séparer de son mouton, qu’il laissa à l’Académie des Sciences de Bordeaux, laquelle proposa pour le sujet du prix de cette année, de trouver pourquoi la laine de ce mouton était rouge ; [195] & le prix fut adjugé à un Savant du Nord, qui démontra par A : plus B, moins C, divisé par Z : que le mouton devait être rouge, & mourir de la clavellée.

Cependant, tous les Voyageurs que Candide rencontra dans les cabarets de la route lui disaient, Nous allons à Paris. Cet empressement général lui donna enfin l’envie de voir cette Capitale ; ce n’était pas beaucoup se détourner du chemin de Venise.

Il entra par le fauxbourg St. Marceau, & crut être dans le plus vilain village de la Westphalie.

A peine Candide fut-il dans son auberge qu’il fut attaqué d’une maladie légère causée par ses fatigues. Comme il avait au doigt un [196] diamant énorme, & qu’on avait aperçu dans son équipage une cassette prodigieusement pesante, il eut aussi-tôt auprès de lui deux Médecins qu’il n’avait pas mandés, quelques amis intimes qui ne le quittèrent pas, & deux dévotes qui faisaient chauffer ses bouillons. Martin disait, Je me souviens d’avoir été malade aussi à Paris dans mon premier voyage ; j’étais fort pauvre, aussi n’eus je ni amis, ni dévotes, ni Médecins ; & je guéris.

Cependant, à force de médecines & de saignées, la maladie de Candide devint sérieuse. Un habitué du quartier vint avec douceur lui demander un billet payable au porteur pour l’autre Monde. [197] Candide n’en voulut rien faire ; les dévotes l’assurèrent que c’était une nouvelle mode. Candide répondit qu’il n’était point homme a la mode. Martin voulut jetter l’habitué, par les fenêtres. Le Clerc jura qu’on n’enterrerait point Candide. Martin jura qu’il enterrerait le Clerc s’il continuait à les importuner. La querelle s’échauffa, Martin le prit par les épaules & le chassa rudement ; ce qui causa un grand scandale dont on fit un procès verbal.

Candide guérit, & pendant sa convalescence il eut très bonne compagnie à souper chez lui. On jouait gros jeu. Candide était tout étonné que jamais les as ne lui [198] vinssent, & Martin ne s’en étonnait pas.

Parmi ceux qui lui faisaient les honneurs de la ville, il y avait un petit Abbé Périgourdin, l’un de ces gens empressés, toujours alertes, toujours serviables, effrontés, caressants, accommodans, qui guettent les étrangers a leur passage, leur content l’histoire scandaleuse de la ville, & leur offrent des plaisirs a tout prix. Celui-ci mena d’abord Candide & Martin à la Comédie. On y jouait une Tragédie nouvelle. Candide se trouva placé auprès de quelques beaux esprits. Cela ne l’empêcha pas de pleurer a des scènes jouées parfaitement. Un des raisonneurs qui étaient à ses côtés lui dit dans [199] un entr’acte ; Vous avez grand tort de pleurer, cette Actrice est fort mauvaise, l’Acteur qui joüe avec elle est plus mauvais Acteur encore, la pièce est encor plus mauvaise que les Acteurs : l’Auteur ne sçait pas un mot d’Arabe, & cependant la Scène est en Arabie ; & de plus, c’est un homme qui ne croit pas aux idées innées : je vous aporterai demain vingt brochures contre lui. Monsieur, lui dit l’Abbé Périgourdin, avez-vous remarqué cette jeune personne, qui a un visage fi piquant, & une taille fi fine ? Il ne vous en coûtera que dix mille francs par mois, & pour cinquante mille écus de diamants. Je n’ai qu’un jour ou deux à lui donner, [200] répondit Candide, parce que j’ai un rendez-vous à Venise qui presse.

Le soir après souper l’insinuant Périgourdin redoubla de politesses & d’attentions. Vous avez donc, Monsieur, lui dit il, un rendez-vous à Venise ? Oui, Monsieur l’Abbé, dit Candide ; il faut absolument que j’aille trouver Mademoiselle Cunégonde. Alors, engagé par le plaisir de parler de ce qu’il aimait, il conta selon son usage une partie de ses avantures avec cette illustre Westphalienne.

Je crois, dit l’Abbé, que Mademoiselle Cunégonde a bien de l’esprit, & qu’elle écrit des lettres charmantes ? Je n’en ai jamais [201] reçû, dit Candide ; car figurez vous qu’ayant été chassé du Château pour l’amour d’elle, je ne pus lui écrire, que bientôt après j’apris qu’elle était morte, qu’ensuite je la retrouvai, & que je la perdis ; & que je lui ai envoyé à deux mille cinq cent lieues d’ici un exprès dont j’attens la réponse.

L’Abbé écoutait attentivement ? & paraissait un peu rêveur. Il prit bientôt congé des deux étrangers, après les avoir tendrement embrassés. Le lendemain Candide reçut à son réveil une lettre conçüe en ces termes.

» Monsieur, mon très cher Amant, il y a huit jours que je suis malade en cette ville ; j’aprends que vous y êtes. Je [202] volerais dans vos bras si je pouvais remuer. J’ai sçû vôtre passage a Bordeaux, j’y ai laissé le fidelle Cacambo & la Vieille qui doivent bien-tôt me suivre. Le Gouverneur de Buenos-Ayres a tout pris, mais il me reste vôtre cœur. Venez, vôtre présence me rendra la vie, ou me fera mourir de plaisir.

Cette lettre charmante, cette lettre inespérée, transporta Candide d’une joie inexprimable ; & la maladie de sa chère Cunégonde l’accabla de douleur. Partagé entre ces deux sentiments, il prend son or & ses diamants, & se fait conduire avec Martin à l’hôtel oh Mademoiselle Cunégonde demeurait. Il entre en tremblant d’émotion, [203] son cœur palpite, sa voix sanglotte ; il veut ouvrir les rideaux du lit, il veut faire aporter de la lumière ; Gardez-vous en bien, lui dit la suivante, la lumiére la tue ; & soudain elle referme le rideau. Ma chère Cunégonde, dit Candide en pleurant, comment vous portez-vous ? fi vous ne pouvez me voir, parlez moi du moins. Elle ne peut parler, dit la suivante. La Dame alors tire du lit une main potelée que Candide arrose longtems de ses larmes, & qu’il remplit ensuite de diamants, en laissant un fac plein d’or sur le fauteuil.

Au milieu de ses transports arrive un Exempt suivi de l’Abbé Périgourdin & d’une Escouade. Voila [204] donc, dit-il, ces deux étrangers suspects ? Il les fait incontinent saisir, & ordonne à ses braves de les trainer en prison. Ce n’est pas ainsi qu’on traite les voyageurs dans le Dorado, dit Candide. Je suis plus Manichéen que jamais, dit Martin. Mais, Monsieur, ou nous menez-vous ? dit Candide ; Dans un eu de basse-fosse, dit l’Exempt.

Martin ayant repris son sang froid, jugea que la Dame qui se prétendait Cunégonde, était une friponne, Mr. l’Abbé Périgourdin un fripon qui avait abusé au plus vite de l’innocence de Candide, & l’Exempt un autre fripon dont on pouvait aisément se débarrasser.

Plutôt que de s’exposer aux [205] procédures de la Justice, Candide éclairé par son conseil, & d’ailleurs toujours impatient de revoir la véritable Cunégonde, propose à l’Exempt trois petits diamants d’environ trois mille pistoles chacun. Ah, Monsieur, lui dit l’homme au bâton d’yvoire, eussiez-vous commis tous les crimes imaginables, vous êtes le plus honnête homme du Monde ; trois diamants ! chacun de trois mille pistôles ! Monsieur, je me ferais tuer pour vous, au lieu de vous mener dans un cachot. On arrête tous les étrangers, mais laissez moi faire ; j’ai un frère a Dieppe en Normandie, je vai vous y mener ; & si vous avez quelque [206] diamant à lui donner, il aura soin de vous comme moi-même.

Et pourquoi arrête-t-on tous les étrangers ? dit Candide. L’Abbé Périgourdin prit alors la parole & dit, C’est parce qu’un gueux du pays d’Atrébatie a entendu dire des sotises, cela seul lui a fait commettre un parricide, non pas tel que celui de 1610. au mois de May, mais tel que celui de 1594. au mois de Décembre, & tel que plusieurs autres commis dans d’autrès années & dans d’autres mois par d’autres gueux qui avaient entendu dire des sotises.

L’Exempt alors expliqua de quoi il s’agissait. Ah les monstres ! s’écria Candide, quoi de telles horreurs chez un peuple qui danse & [207] qui chante ! ne pourrai-je sortir au plus vite de ce pays ou des singes agacent des tigres ? J’ai vû des ours dans mon pays ; je n’ai vû des hommes que dans le Dorado. Au nom de Dieu, Monsieur l’Exempt, menez moi a Venise, où je dois attendre Mademoiselle Cunégonde. Je ne peux vous mener qu’en Basse-Normandie, dit le Barigel. Aussi-tôt il lui fait ôter ses fers, dit qu’il s’est mépris, renvoyé ses gens & emméne a Dieppe Candide & Martin, & les laisse entre les mains de son frère. Il y avait un petit vaisseau Hollandais à la rade. Le Normand, a l’aide de trois autres diamants, devenu le plus serviable des hommes, embarque [208] Candide & ses gens dans le vaisseau qui allait faire voile pour Portsmouth en Angleterre. Ce n’était pas le chemin de Venise ; mais Candide croyait être délivré de l’Enfer, & il comptait bien reprendre la route de Venise a la première occasion.

 


 

[209]

CHAP. VINGT-TROISIEME.
Candide & Martin vont sur les Côtes d’Angleterre ; ce qu’ils y voyent.

AH Pangloss ! Pangloss ! Ah Martin ! Martin ! Ah ma chère Cunégonde ! qu’est-ce que ce monde-ci ? disait Candide sur le vaisseau Hollandais. Quelque choie de bien fou & de bien abominable, répondait Martin. Vous connaissez l’Angleterre, y est-on aussi fou qu’en France ? C’est une autre espèce de folie, dit Martin ; vous savez que ces deux Nations font en guerre pour quelques [210] arpens de neige vers le Canada, & qu’elles dépensent pour cette belle guerre beaucoup plus que tout le Canada ne vaut. De vous dire précisément s’il y a plus de gens à lier dans un pays que dans un autre, c’est ce que mes faibles lumiéres ne me permettent pas. Je sçai feulement qu’en général les gens que nous allons voir font fort atrabilaires.

En causant ainsi ils abordèrent à Portsmouth ; une multitude de peuple couvrait le rivage, & regardait attentivement un assez gros homme qui était a genoux, les yeux bandés, sur le tillac d’un des vaisseaux de la flotte ; quatre soldats postés vis-à-vis de cet homme [211] lui tirèrent chacun trois balles dans le crâne le plus paisiblement du monde, de toute l’assemblée s’en retourna extrêmement satisfaite. Qu’est-ce donc que tout ceci ? dit Candide, & quel Démon exerce par-tout son empire ? Il demanda qui était ce gros homme qu’on venait de tuer en cérémonie. C’est un Amiral, lui répondit-on ? Et pourquoi tuer cet Amiral ? C’est, lui dit-on, parce qu’il n’a pas fait tuer assez de monde ; il a livré un combat à un Amiral Français & on a trouvé qu’il n’était pas assez près de lui. Mais, dit Candide, l’Amiral Français était aussi loin de l’Amiral Anglais que celui-ci l’était de l’autre ? Cela est [212] incontestable, lui repliqua-t-on. Mais dans ce pays-ci il est bon de tuer de tems en terms un Amiral pour encourager les autres.

Candide fut si étourdi & si choqué de ce qu’il voyait, & de ce qu’il entendait, qu’il ne voulut pas feulement mettre pied a terre, & qu’il fit son marché avec le Patron Hollandais (dût-il le voler comme celui de Surinam) pour le conduire sans délai à Venise.

Le Patron fut prêt au bout de deux jours. On cotoya la France. On passa à la vue de Lisbonne, & Candide frémit. On entra dans le détroit, & dans la Méditerranée. [213] Enfin on aborda a Venise. Dieu soit loué, dit Candide, en embrassant Martin, c’est ici que je reverrai la belle Cunégonde. Je compte sur Cacambo comme sur moi-même. Tout est bien, tout va bien, tout va le mieux qu’il soit possible.

 


 

[214]

CHAP. VINGT– QUATRIEME.
De Paquette, & de Frère Giroflée.

DEs qu’il fut à Venise, il fit chercher Cacambo dans tous les cabarets, dans tous les cassés, chez toutes les filles de joie, & ne le trouva point. Il envoyait tous les jours à la découverte de tous les vaisseaux & de toutes les barques. Nulles nouvelles de Cacambo. Quoi ! disait-il à Martin, j’ai eu le tems de passer de Surinam à Bordeaux, d’aller de Bordeaux a Paris, de Paris à Dieppe, de Dieppe à Portsmouth, de cotoyer le Portugal & l’Espagne, de traverser toute la Méditerranée, [215] de passer quelques mois à Venise, & la belle Cunégonde n’est point venuë ! Je n’ai rencontré au lieu d’elle qu’une drolesse, & un Abbé Périgourdin ! Cunégonde est morte sans doute, je n’ai plus qu’a mourir. Ah ! il valait mieux rester dans le Paradis du Dorado que de revenir dans cette maudite Europe. Que vous avez raison, mon cher Martin ! tout n’est qu’illusion & calamité.

Il tomba dans une mélancolie noire, & ne prit aucune part à l’Opéra alla moda, ni aux autres divertissements du Carnaval ; pas une Dame ne lui donna la moindre tentation. Martin lui dit, Vous êtes bien simple en vérité, de vous figurer qu’un valet métis, qui a [216] cinq ou six millions dans ses poches, ira chercher vôtre maîtresse au bout du Monde & vous l’aménera à Venise. Il la prendra pour lui, s’il la trouve. S’il ne la trouve pas, il en prendra une autre. Je vous conseille d’oublier vôtre valet Cacambo & vôtre maîtresse Cunégonde. Martin n’était pas consolant. La mélancolie de Candide augmenta, & Martin ne cessait de lui prouver qu’il y avait peu de vertu & peu de bonheur sur la Terre, excepté peut-être dans Eldorado, où personne ne pouvait aller.

En disputant sur cette matiére importante, & en attendant Cunegonde, Candide aperçut un jeune Théatin dans la Place St. [217] Marc, qui tenait sous le bras une fille. Le Théatin paraissait frais, potelé, vigoureux ; ses yeux étaient brillants, son air assuré, sa mine haute, sa démarche fiére. La fille était très jolie & chantait ; elle regardait amoureusement son Théatin, & de tems en tems lui pinçait ses grosses jouës. Vous m’avouerez du moins, dit Candide à Martin, que ces gens-ci font heureux ; je n’ai trouvé jusqu’à présent dans toute la Terre habitable, excepté dans Eldorado, que des infortunés ; mais pour cette fille & ce Théatin, je gage que ce sont des créatures très heureuses. Je gage que non, dit Martin. Il n’y a qu’à les prier à diner, dit [218] Candide, & vous verrez si je me trompe.

Aussi-tôt il les aborde, il leur fait son compliment, & les invite a venir à son hôtellerie manger des macaroni, des perdrix de Lombardie, des œufs d’esturgeon, & à boire du vin de Montepulciano, du Lacryma-Christi, du Chypre & du Samos. La Demoiselle rougit, le Théatin accepta la partie, & la fille le suivit en regardant Candide avec des yeux de surprise & de confusion, qui furent obscurcis de quelques larmes. A peine fut elle entrée dans la chambre de Candide, qu’elle lui dit ; Eh quoi, Monsieur Candide ne reconnaît plus Paquette ! A ces mots Candide qui ne l’avait pas [219] considérée jusques-là avec attention, parce qu’il n’était occupé que de Çunégonde, lui dit, Hélas ! ma pauvre enfant, c’est donc vous qui avez mis le Docteur Pangloss dans le bel état ou je l’ai vû ?

Hélas ! Monsieur, c’est moi-même, dit Paquette, je vois que vous êtes instruit de tout. J’ai sçû les malheurs épouvantables arrivés à toute la maison de Madame la Baronne & à la belle Cunégonde. Je vous jure que ma destinée n’a guères été moins triste. J’étais fort innocente quand vous m’avez vuë. Un Cordelier qui était mon Confesseur me séduisit aisément. Les fuites en furent affreuses ; je fus obligée de sortir du Château quelque [220] tems après que Mr. le Baron vous eut renvoyé à grands coups de pied dans le derrière. Si un fameux Médecin n’avait pas pris pitié de moi, j’étais morte. Je fus quelque tems par reconnaissance la maîtresse de ce Médecin. Sa femme qui était jalouse à la rage me battait tous les jours impitoyablement, c’était une Furie. Ce Médecin était le plus laid de tous les hommes, & moi la plus malheureuse de toutes les créatures, d’être battue continuellement pour un homme que je n’aimais pas. Vous savez, Monsieur, combien il est dangereux pour une femme acariâtre d’être l’épouse d’un Médecin. Celui-ci outré des procédés de sa femme, lui donna un [221] jour pour la guérir d’un petit rhûme, une médecine si efficace, qu’elle en mourut en deux heures de tems dans des convulsions horribles. Les parents de Madame intentèrent à Monsieur un procès criminel ; il prit la suite, & moi je fus mise en prison. Mon innocence ne m’aurait pas sauvée, fi je n’avais été un peu jolie. Le Juge m’élargit à condition qu’il succéderait au Médecin. Je fus bientôt supplantée par une rivale, chassée sans récompense, & obligée de continuer ce métier abominable qui vous paraît fi plaisant à vous autres hommes, & qui n’est pour nous qu’un abîme de misères. J’allai exercer la profession à Venise. Ah ! Monsieur, fi vous pouviez [222] vous imaginer ce que c’est que d’être obligée de caresser indifféremment, un vieux Marchand, un Avocat, un Moine, un Gondolier, un Abbé ; d’être exposée à toutes les insultes, a toutes les avanies ; d’être souvent réduite à emprunter une jupe pour aller le la faire lever par un homme dégoûtant ; d’être volée par l’un de ce qu’on a gagné avec l’autre ; d’être rançonnée par les Officiers de Justice, & de n’avoir en perspective qu’une vieillesse affreuse, un hôpital & un fumier ; vous conclueriez que je suis une des plus malheureuses créatures du Monde.

Paquette ouvrait ainsi son cœur au bon Candide dans un cabinet, [223] en présence de Martin, qui disait à Candide, Vous voyez que j’ai déjà gagné la moitié de la gageure.

Frère Giroflée était resté dans la salle à manger, & buvait un coup en attendant le diner. Mais, dit Candide à Paquette, vous aviez l’air fi gai, si content, quand je vous ai rencontrée, vous chantiez, vous caressiez le Théatin avec une complaisance naturelle ; vous m’avez paru aussi heureuse que vous prétendez être infortunée. Ah ! Monsieur, répondit Paquette, c’est encor là une des misères du métier. J’ai été hier volée & battue par un Officier, & il faut aujourdhui que je paraisse de bonne humeur pour plaire à un Moine.

[224]

Candide n’en voulut pas davantage, il avoua que Martin avait raison. On se mit a table avec Paquette & le Théatin ; le repas fut assez amusant ; & sur la fin on se parla avec quelque confiance. Mon Père, dit Candide au Moine, vous me paraissez jouir d’une destinée que tout le monde doit envier ; la fleur de la santé brille sur vôtre visage, vôtre physionomie annonce le bonheur ; vous avez une très jolie fille pour vôtre récréation, & vous paraissez très content de vôtre état de Théatin.

Ma foi, Monsieur, dit Frère Giroflée, je voudrais que tous les Théatins fussent au fond de la mer. J’ai été tenté cent fois de mettre le feu au Couvent, & d’aller me [225] faire Turc. Mes parents me forcèrent à l’âge de quinze ans d’endosser cette détestable robe, pour laisser plus de fortune à un maudit frère aine que Dieu confonde. La jalousie, la discorde, la rage habitent dans le Couvent. Il est vrai que j’ai prêché quelques mauvais fermons qui m’ont valu un peu d’argent, dont le Prieur me vole la moitié, le reste me sert à entretenir des filles, mais quand je rentre le soir dans le Monastère, je suis prêt de me casser la tête contre les murs du dortoir ; & tous mes confrères font dans le même cas.

Martin se tournant vers Candide avec son sang froid ordinaire, [226] Eh bien, lui dit-il, n’ai-je pas gagné la gageure toute entiére ? Candide donna deux mille piastres a Paquette, & mille piastres à Frère Giroflée ; Je vous réponds, dit- il, qu’avec cela ils feront heureux. Je n’en crois rien du tout, dit Martin ; vous les rendrez peut-être avec ces piastres beaucoup plus malheureux encore. Il en sera ce qui pourra, dit Candide mais une chose me console, je vois qu’on retrouve souvent les gens qu’on ne croyait jamais retrouver ; il se pourra bien faire qu’ayant rencontré mon mouton rouge & Paquette, je rencontre aussi Cunégonde. Je souhaite, dit Martin, qu’elle fasse un jour vôtre [227] bonheur ; mais c’est de quoi je doute fort Vous êtes bien dur, dit Candide. C’est que j’ai vécu, dit Martin.

Mais regardez ces Gondoliers, dit Candide, ne chantent-ils pas sans cesse ? Vous ne les voyez pas dans leur ménage, avec leurs femmes & leurs marmots d’enfants, dit Martin. Le Doge a ses chagrins, les Gondoliers ont les leurs. Il est vrai qu’a tout prendre, le fort d’un Gondolier est préférable à celui d’un Doge ; mais je crois la différence si médiocre, que cela ne vaut pas la peine d’être examiné.

On parle, dit Candide, du Sénateur Pococurantè, qui demeure dans ce beau Palais sur la Brenta, [228] & qui reçoit assez bien les étrangers. On prétend que c’est un homme qui n’a jamais eu de chagrin. Je voudrais voir une espèce si rare, dit Martin. Candide aussitôt fit demander au Seigneur Pococurantè la permission de venir le voir le lendemain.

 


 

[229]

CHAP. VINGT-CINQUIEME.
Visite chez le Seigneur Pococuranté Noble Vénitien.

CAndide & Martin allèrent en gondole sur la Brenta, & arrivèrent au Palais du Noble Pococurantè. Les jardins étaient bien entendus, & ornés de belles statuës de marbre, le Palais d’une belle Architecture. Le Maître du logis, homme de soixante ans, fort riche, reçut très poliment les deux curieux, mais avec très peu d’empressement, ce qui déconcerta Candide, & ne déplut point a Martin.

D’abord deux filles jolies & [230] proprement mises servirent du chocolat, qu’elles firent très-bien mousser. Candide ne put s’empêcher de les louer sur leur beauté, sur leur bonne grâce & sur leur adresse ; Ce font d’assez bonnes créatures, dit le Sénateur Pococurantè je les fais quelquefois coucher dans mon lit, car je suis bien las des Dames de la ville, de leurs coquetteries, de leurs jalousies, de leurs querelles, de leurs humeurs, de leurs petitesses, de leur orgueil, de leurs sotises, & des sonnets qu’il faut faire ou commander pour elles : mais après tout, ces deux filles commencent fort a m’ennuyer.

Candide après le déjeuner se promenant dans une longue galerie, [231] fut surpris de la beauté des tableaux. Il demanda de quel Maître étaient les deux premiers ? Ils font de Raphaël, dit le Sénateur ; je les achetai fort cher par vanité il y a quelques années ; on dit que c’est ce qu’il y a de plus beau en Italie ; mais ils ne me plaisent point du tout ; la couleur en est très rembrunie, les figures ne font pas assez arrondies, & ne sortent point assez ; les draperies ne ressemblent en rien à une étoffe. En un mot, quoi qu’on en dise, je ne trouve point la une imitation vraye de la nature. Je n’aimerai un tableau que quand je croirai voir la nature elle même : il n’y en à point de cette espèce. J’ai beaucoup de [232] tableaux, mais je ne les regarde plus.

Pococurantè en attendant le diner se fit donner un Concerto. Candide trouva la musique délicieuse. Ce bruit, dit Pococurantè, peut amuser une demi-heure ; mais s’il dure plus longtems, il fatigue tout le monde, quoique personne n’ose l’avouer. La musique aujourdhui n’est plus que l’art d’exécuter des choses difficiles ; & ce qui n’est que difficile ne plait point à la longue.

J’aimerais peut-être mieux l’Opéra, si on n’avait pas trouvé le secret d’en faire un monstre qui me révolte. Ira voir qui voudra de mauvaises Tragédies en musique, où les scènes ne font faites [233] que pour amener très-mal a propos deux ou trois chansons ridicules qui font valoir le gosier d’une Actrice. Se pâmera de plaisir qui voudra, ou qui pourra, en voyant un châtré fredonner le rôle de Céfar & de Caton, & se promener d’un air gauche sur des planches. Pour moi il y a longtems que j’ai renoncé a ces pauvretés, qui font aujourdhui la gloire de l’Italie, & que des Souverains payent si chérement Candide disputa un peu, mais avec discrétion. Martin fut entièrement de l’avis du Sénateur.

On se mit à table ; & après un excellent diner on entra dans la bibliothèque. Candide en voyant un Homère magnifiquement relié, loua l’Illustrissime sur son bon goût. [234] Voilà, dit-il, un livre qui faisait les délices du grand Pangloss, le meilleur Philosophe de l’Allemagne. Il ne fait pas les miennes, dit froidement Pococurantè : on me fit accroire autrefois que j’avais du plaisir en le lisant. Mais cette répétition continuelle de combats qui se ressemblent tous, ces Dieux qui agissent toujours pour ne rien faire de décisif ; cette Héléne qui est le sujet de la guerre, & qui a peine est une Actrice de la pièce ; cette Troye qu’on assiége & qu’on ne prend point ; tout cela me causait le plus mortel ennui. J’ai demandé quelquefois à des savans, s’ils s’ennuyaient autant que moi à cette lecture Tous les gens sincères m’ont [235] avoué que le livre leur tombait des mains ; mais qu’il fallait toujours l’avoir dans sa bibliothèque, comme un monument de l’antiquité, & comme ces medailles rouillées qui ne peuvent être de commerce.

Vôtre Excellence ne pense pas ainsi de Virgile ? dit Candide. Je conviens, dit Pococurantè que le second, le quatrième, & le sixiéme livre de son Enéide font excellents ; mais pour son pieux Enée, & le fort Cloanthe, & l’ami Achates, & le petit Ascanius, & l’imbécille Roi Latinus, & la bourgeoise Amata, & l’insipide Lavinia, je ne crois pas qu’il y ait rien de si froid & de plus désagréable. J’aime mieux le Tasse, & les contes a dormir debout de l’Arioste.

[236]

Oserais-je vous demander, Monsieur, dit Candide, si vous n’avez pas un grand plaisir a lire Horace ? Il y a des maximes, dit Pococurantè, dont un homme, du monde peut faire son profita, & qui étant resserrées dans des vers énergiques se gravent plus aisément dans la mémoire. Mais je me soucie fort peu de son voyage a Brindes & de sa description d’un mauvais diner, & de la querelle de crocheteurs entre je ne scai quel Pupilus, dont les paroles, dit-il, étaient -pleines de pus, & un autre dont les paroles étaient du vinaigre. Je n’ai lu qu’avec un extrême dégoût ses vers grossiers contre des vieilles & contre des sorcières, & je ne vois pas [237] quel mérite il peut y avoir a dire a son ami Mécenas, que s’il est mis par lui au rang des Poëtes Liriques, il frapera les Astres de son front sublime. Les sots admirent tout dans un Auteur estimé. Je ne lis que pour moi, je n’aime que ce qui est à mon usage. Candide qui avait été élevé à ne jamais juger de rien par lui-même, était fort étonné de ce qu’il entendait, & Martin trouvait la façon de penser de Pococurantè assez raisonnable.

Oh, voici un Ciceron, dit Candide : pour ce grand homme là, je pense que vous ne vous lassez point de le lire ? Je ne le lis jamais, répondit le Vénitien. Que m’importe qu’il ait plaidé pour [238] Rabirius, ou pour Cluentius ? J’ai bien assez des procès que je juge ; je me ferais mieux accommodé de ses œuvres philosophiques, mais quand j’ai vu qu’il doutait de tout, j’ai conclu que j’en savais autant que lui, & que je n’avais besoin de personne pour être ignorant.

Ah, voila quatre-vingt volumes de recueils d’une Académie des Sciences, s’écria Martin ; il se peut qu’il y ait la du bon. Il y en aurait, dit Pococurantè, si un seul des Auteurs de ces fatras avait inventé feulement l’art de faire des épingles ; mais il n’y a dans tous ces livres que de vains systêmes, & pas une seule chose utile.

[239]

Que de pièces de Théatre je vois-là ! dit Candide, en Italien, en Espagnol, en Français. Oui, dit le Sénateur il y en a trois mille, & pas trois douzaines de bonnes. Pour ces recueils de Sermons, qui tous ensemble ne valent pas une page de Sénèque, & tous ces gros volumes de Théologie, vous pensez bien que je ne les ouvre jamais, ni moi, ni personne.

Martin aperçut des rayons chargés de livres Anglais. Je crois, dit-il, qu’un Républicain doit se plaire a la plupart de ces ouvrages écrits si librement ; Oui, répondit Pococurantè, il est beau d’écrire ce qu’on pense ; c’est le privilège de l’homme. Dans toute [240] nôtre Italie on n’écrit que ce qu’on ne pense pas ; ceux qui habitent la patrie des Césars & des Antonins n’osent avoir une idée sans la permission d’un Jacobin. je ferais content de la liberté qui inspire les génies Anglais, si la passion & l’esprit de parti ne corrompaient pas tout ce que cette précieuse liberté a d’estimable.

Candide apercevant un Milton, lui demanda s’il ne regardait pas cet Auteur comme un grand homme ? Qui ? dit Pococurantè, ce barbare qui fait un long Commentaire en dix livres de vers durs du premier chapitre de la Genése, ce grossier imitateur des Grecs qui défigure la création, & qui tandis que Moyse représente l’Etre [241] Eternel produisant le Monde par la parole, fait prendre un grand compas par le Messiah dans une armoire du Ciel pour tracer son ouvrage ? Moi j’estimerais celui qui a gâté l’Enfer & le Diable du Tasse ; qui déguise Lucifer tantôt en crapaud, tantôt en Pigmée ; qui lui fait rebattre cent fois les mêmes discours ; qui le fait disputer sur la Théologie ; qui en imitant sérieusement l’invention comique des armes à feu de l’Arioste, fait tirer le canon dans le Ciel par les Diables ? Ni moi, ni personne en Italie n’a pu se plaire à toutes ces tristes extravagances ; & le mariage du péché & de la mort, & les couleuvres dont le péché accouche, font vomir[242] tout homme qui a le gout un peu délicat. Ce Poëme obscur, bisarre & dégoutant, fut méprisé a sa naissance ; je le traits aujourdhui comme il fut traité dans sa patrie par les contemporains. Au reste je dis ce que je pense, & je me soucie fort peu que les autres pensent comme moi.

Après avoir fait ainsi la revue de tous les livres, ils descendirent dans le Jardin. Candide en loua toutes les beautés. Je ne sçai rien de si mauvais goût, dit le Maître ; nous n’avons ici que des colifichets : mais je vai dès demain en faire planter un d’un dessein plus noble.

Quand les deux curieux [243] eurent pris congé de son Excellence : Or ça, dit Candide a Martin, vous conviendrez que voilà le plus heureux de tous les hommes ; car il est au-dessus de tout ce qu’il posséde. Ne voyez-vous pas, dit Martin, qu’il est dégoûté de tout ce qu’il possède ? Platon a dit il y a longtems, que les meilleurs estomacs ne sont pas ceux qui rebutent tous les aliments. Mais, dit Candide, n’y a-t-il pas du plaisir à tout critiquer ? à sentir des défauts ou les autres hommes croyent voir des beautés ? C’est-à-dire, reprit Martin, qu’il y a du plaisir à n’avoir pas de plaisir ? Oh bien ! dit Candide, il n’y a donc d’heureux que moi, quand je reverrai Mademoiselle Cunégonde. [244] C’est toujours bien fait d’espérer, dit Martin.

Cependant les jours, les semaines s’écoulaient ; Cacambo ne revenait point, & Candide était si abîmé dans sa douleur, qu’il ne fit pas même réflexion que Paquette & Frère Giroflée n’étaient pas venus feulement le remercier.

 


 

[245]

CHAPITRE VINGT-SIXIEME.
D’un souper que Candide & Martin firent avec six étrangers, & qui ils étaient.

UN soir que Candide suivi de Martin allait se mettre a table avec les étrangers qui logeaient dans la même hotellerie, un homme à visage couleur de suie, l’aborda par derrière, & le prenant par le bras, lui dit, Soyez prêt à partir avec nous, n’y manquez pas. Il se retourne, & voit Cacambo. Il n’y avait que la vue de Cunégonde qui pût l’étonner & lui plaire davantage. Il fut sur le point de devenir fou de joie. [246] Il embrasse son cher ami. Cunégonde est ici sans doute, oh est elle ? méne moi vers elle, que je meure de joie avec elle. Cunégonde n’est point ici, dit Cacambo, elle est à Constantinople. Ah Ciel ? à Constantinople ! Mais fût-elle à la Chine, j’y vole, partons. Nous partirons après souper, reprit Cacambo ; je ne peux vous en dire davantage ; je suis esclave, mon Maître m’attend, il faut que j’aille le servir a table ; ne dites mot ; soupez & tenez vous prêt.

Candide partagé entre la joie & la douleur, charmé d’avoir revu son agent fidéle, étonné de le voir esclave, plein de l’idée de retrouver sa maîtresse, le cœur [247] agité, l’esprit bouleversé, se mit à table avec Martin, qui voyait de sang froid toutes ces avantures, & avec six étrangers qui étaient venus passer le Carnaval a Venise.

Cacambo qui versait a boire a l’un de ces six étrangers, s’aprocha de l’oreille de son Maître sur la fin du repas, & lui dit, Sire, vôtre Majesté partira quand elle voudra, le vaisseau est prêt. Ayant dit ces mots il sortit. Les convives étonnés se regardaient sans proférer une feule parole, lorsqu’un autre domestique s’aprochant de son Maître lui dit ; Sire, la chaise de vôtre Majesté est à Padoue, & la barque est prête. Le Maître fit un ligne, & le [248] domestique partit. Tous les convives se regardèrent encor, & la surprise commune redoubla. Un troisième valet s’aprochant aussi d’un troisième étranger, lui dit, Sire, croyez-moi, vôtre Majesté ne doit pas rester ici plus longtems, je vai tout préparer ; & aussi-tôt il disparut.

Candide & Martin ne doutèrent pas alors que ce ne fût une mascarade du Carnaval. Un quatrième domestique dit au quatriéme Maître, Vôtre Majesté partira quand elle voudra, & sortit comme les autres. Le cinquième valet en dit autant au cinquième Maître. Mais le sixiéme valet parla différemment au sixième étranger qui était auprès de Candide ; [249] il lui dit, Ma foi, Sire, on ne veut plus faire crédit à vôtre Majesté, ni à moi non plus ; & nous pourrions bien être coffrés cette nuit vous & moi ; je vai pourvoir a mes affaires ; Adieu.

Tous les domestiques ayant disparu, les six étrangers, Candide & Martin, demeurèrent dans un profond silence. Enfin Candide le rompit ; Messieurs, dit-il, voila une singuliére plaisanterie, pourquoi êtes-vous tous Rois ? pour moi je vous avoue que ni moi ni Martin nous ne le sommes.

Le Maître de Cacambo prit alors gravement la parole, & dit en Italien ; Je ne suis point plaisant, je m’appelle Achmet III. J’ai été grand Sultan plusieurs années ; je [250] détronai mon frère ; mon neveu m’a détrôné ; on a coupé le cou à mes Visirs ; j’achève ma vie dans le vieux Serrail. Mon neveu le grand Sultan Mahmoud me permet de voyager quelquefois pour ma santé, & je suis venu passer le Carnaval a Venise.

Un jeune homme qui était auprès d’Achmet parla après lui & dit ; Je m’appelle Ivan : j’ai été Empereur de toutes les Ruffies ; j’ ai été détrôné au berceau : mon père & ma mère ont été enfermés ; on m’a élevé en prison : j’ai quelquefois la permission de voyager, accompagné de ceux qui me gardent, & je suis venu passer le Carnaval à Venise.

Le troisiéme dit ; Je suis Charles [251] Edouard Roi d’Angleterre ; mon Père m’a cédé ses droits au Royaume. J’ai combattu pour les soutenir ; on a arraché le cœur à huit cent de mes partisans, & on leur en a battu les jouës. J’ai été mis en prison ; je vais à Rome faire une visite au Roi mon pére, détrôné, ainsi que moi & mon grand-père, & je suis venu passer le Carnaval à Venise.

Le quatrième prit alors la parole, & dit ; Je suis Roi des Polaques ; le fort de la guerre m’a privé de mes Etats héréditaires ; mon pére a éprouvé les mêmes revers ; je me résigne a la Providence comme le Sultan Achmet, l’Empereur Ivan, & le Roi Charles Edouard, a qui Dieu donne une [252] longue vie ; & je suis venu passer le Carnaval à Venise.

Le cinquième dit ; Je suis aussi Roi des Polaques ; j’ai perdu mon Royaume deux fois ; mais la Providence m’a donné un autre Etat, dans lequel j’ai fait plus de bien que tous les Rois des Sarmates ensemble n’en ont jamais pu faire sur les bords de la Vistule ; je me résigne aussi à la Providence ; & je suis venu passer le Carnaval à Venise.

Il restait au sixième Monarque à parler. Messieurs, dit- il, je ne suis pas si grand Seigneur que vous ; mais enfin j’ai été Roi tout comme un autre. Je suis Théodore ; on m’a élu Roi en Corse ; on m’a apellé Vôtre Majesté, & à présent à peine m’apelle -t- on Monsieur. [253] J’ai fait fraper de la monnoye, & je ne possède pas un denier ; j’ai eu deux Secrétaires d’Etat, & j’ai a peine un valet. Je me suis vu sur un Trône, & j’ai longtems été à Londres en prison, sur la paille. J’ai bien peur d’être traité de même ici, quoique je fois venu comme Vos Majestés passer le Carnaval à Venise.

Les cinq autres Rois écoutèrent ce discours avec une noble compassion. Chacun d’eux donna vingt sequins au Roi Théodore pour avoir des habits & des chemises ; & Candide lui fit présent d’un diamant de deux mille sequins. Quel est donc, disaient les cinq Rois, ce simple particulier qui est en état de donner cent fois autant [254] que chacun de nous, & qui le donne ?

Dans l’instant qu’on sortait de table, il arriva dans la même hôtellerie quatre Altesses Sérénissimes, qui avaient aussi perdu leurs Etats par le fort de la guerre, & qui venaient passer le reste du Carnaval à Venise. Mais Candide ne prit pas feulement garde à ces nouveaux venus. Il n’était occupé que d’aller trouver sa chère Gunégonde à Constantinople.

 


 

[255]

CHAPIT. VINGT-SEPTIEME.
Voyage de Candide à Constantinople.

LE fidèle Cacambo avait déja obtenu du Patron Turc qui allait reconduire le Sultan Achmet a Constantinople, qu’il recevrait Candide & Martin sur son bord. L’un & l’autre s’y rendirent après s’être prosternés devant sa misérable Hautesse. Candide chemin faisant disait à Martin, Voilà pourtant six Rois détrônés, avec qui nous avons soupé, & encor dans ces six Rois il y en a un à qui j’ai fait l’aumône. Peut-être y a-t-il beaucoup d’autres Princes plus [256] infortunés. Pour moi je n’ai perdu que cent moutons, & je vole dans les bras de Cunégonde. Mon cher Martin, encor une fois, Pangloss avait raison, Tout est bien. Je le souhaite, dit Martin. Mais, dit Candide, voila une avanture bien peu vraisemblable que nous avons eue à Venise. On n’avait jamais vu ni oui conter que six Rois détrônés soupassent ensemble au cabaret. Cela n’est pas plus extraordinaire, dit Martin, que la plupart des choses qui nous font arrivées. Il est très commun que des Rois soient détrônés ; & à l’égard de l’honneur que nous avons eu de souper avec eux, c’est une bagatelle qui ne mérite pas nôtre attention.

[257]

A peine Candide fut-il dans le vaisseau, qu’il fauta au cou de son ancien valet, de son ami Cacambo. Eh bien, lui dit-il, que fait Cunégonde ? est-elle toujours un prodige de beauté ? m’aime-t-elle toujours ? Comment se porte-t-elle ? Tu lui as sans doute acheté un Palais a Constantinople ?

Mon cher Maître, répondit Cacambo, Cunégonde lave les écuelles sur le bord de la Propontide, chez un Prince qui a très peu d’écuelles ; elle est esclave dans la maison d’un ancien Souverain nommé Ragotsky, à qui le grand Turc donne trois écus par jour dans son azile : mais ce qui est bien plus, triste, c’est qu’elle a perdu sa beauté, & qu’elle est devenue [258] horriblement laide. Ah ! belle ou laide, dit Candide, je suis honnête homme, & mon devoir est de l’aimer toujours. Mais comment peut-elle être réduite à un état si abject avec les cinq ou six millions que tu avais aportés ? Bon, dit Cacambo, ne m’en a -t-il pas fallu donner deux millions au Senor Don Fernando d’Ibaraa, y Figueora, y Mascarenes, y Lampourdos, y Souza, Gouverneur de Buenos-Ayres, pour avoir la permission de reprendre Mademoiselle Cunégonde ? & un Pirate ne nous a-t-il pas bravement dépouillé de tout le reste ? Ce Pirate ne nous a-t-il pas menés au Cap de Matapan, à Milo, à Nicarie, à Samos, à Petra, aux Dardanelles, à [259] Marmora, à Scutari ? Cunégonde & la Vieille fervent chez ce Prince dont je vous ai parlé, & moi je suis esclave du Sultan détrôné. Que d’épouvantables calamités enchaînées les unes aux autres ! dit Candide. Mais après tout, j’ai encor quelques diamants, je délivrerai aisément Cunégonde. C’est bien dommage qu’elle soit devenue si laide.

Ensuite se tournant vers Martin, Que pensez-vous, dit- il, qui soit le plus à plaindre, de l’Empereur Achmet, de l’Empereur Ivan, du Roi Charles Edouard, ou de moi ? Je n’en sçai rien, dit Martin ; il faudrait que je fusse dans vos cœurs pour le savoir. Ah, dit Candide, si Pangloss était ici, il le saurait [260] & nous l’aprendrait. Je ne sçai, dit Martin, avec quelles balances vôtre Pangloss aurait pû peser les infortunes des hommes, & apré tier leurs douleurs. Tout ce qu je présume, c’est qu’il y a des mil lions d’hommes sur la Terre ce fois plus à plaindre que le Ro Charles Edouard, l’Empereur van, & le Sultan Achmet. Cela pourrait bien être, dit Candide.

On arriva en peu de jours su le canal de la Mer noire. Candi de commença par racheter Cacambo fort cher ; & sans perdre de tems il se jetta dans une galère, avec ses compagnons, pour aller sur le rivage de la Propontide chercher Cunégonde, quelque lai de qu’elle pût être.

[261]

Il y avait dans la chiourme deux forçats qui ramaient fort mal, & à qui le Levanti Patron apliquait de tems en tems quelques coups de nerf de bœuf sur leurs épaulés nues ; Candide, par un mouvement naturel, les regarda plus attentivement que les autres galériens, & s’aprocha d’eux avec pitié. Quelques traits de leurs visages défigurés lui parurent avoir un peu de ressemblance avec Pangloss & avec ce malheureux Jésuite, ce Baron, ce frère de Mademoiselle Cunégonde. Cette idée l’émût & l’attrista. Il les considéra encor plus attentivement. En vérité, dit-il a Cacambo, si je n’avais pas vu pendre Maître Pangloss, & fi je n’avais pas eu le [262] malheur de tuer le Baron, je croirais que ce font eux qui rament dans cette galère.

Au nom du Baron & de Pangloss les deux forçats poussèrent un grand cri, s’arrêtèrent sur leur banc & laissèrent tomber leurs rames. Le Lévanti Patron accourait sur eux, & les coups de nerf de bœuf redoublaient. Arrêtez, arrêtez, Seigneur, s’écria Candide, je vous donnerai tant d’argent que vous voudrez. Quoi ! c’est Candidide ! disait l’un des forçats ; Quoi ! c’est Candide ! disait l’autre. Est-ce un songe ? dit Candide ; veillai- je ? fuis-je dans cette galère ? Est-ce là Monsieur le Baron que j’ai tué ? est-ce là Maître Pangloss que j’ai vu pendre ?

[263]

C’est nous-mêmes ; c’est nous mêmes, répondaient-ils. Quoi ! c’est-là ce grand Philosophe ? di-fait Martin. Eh ! Monsieur le Lévanti Patron, dit Candide, combien voulez-vous d’argent pour la rançon de Monsieur de Thunder-ten-trunckh, un des premiers Barons de l’Empire, & de Monsieur Pangloss, le plus profond Métaphysicien d’Allemagne ? Chien de Chrétien, répondit le Lévanti Patron, puisque ces deux chiens de forçats Chrétiens font des Barons & des Métaphysiciens, ce qui est sans doute une grande dignité dans leur pays, tu m’en donneras cinquante mille sequins. Vous les aurez, Monsieur ; remenez moi comme un éclair à Constantinople, [264]  & vous ferez payé sur le champ. Mais, non, menez moi chez Mademoiselle Cunégonde. Le Lévanti Patron sur la premiére offre de Candide avait déjà tourné la proue vers la ville, & il faisait ramer plus vite qu’un oiseau ne fend les airs.

Candide embrassa cent fois le Baron & Pangloss. Et comment ne vous ai-je pas tué, mon cher Baron, & mon cher Pangloss ? comment êtes-vous en vie après avoir été pendu ? & pourquoi êtes-vous tous deux aux galères en Turquie ? Est-il bien vrai que ma chère sœur soit dans ce pays ? di-fait le Baron. Oui, répondait Cacambo. Je revois donc mon cher Candide, s’écriait Pangloss : [265] Candide leur présentait Martin & Cacambo. Ils s’embrassaient tous, ils parlaient tous a la fois. La galère volait, ils étaient déjà dans le port. On fit venir un Juif à qui Candide vendit pour cinquante mille sequins, un diamant de la valeur de cent mille, & qui lui jura par Abraham, qu’il n’en pouvait donner davantage. Il paya incontinent la rançon du Baron & de Pangloss. Celui-ci se jetta aux pieds de son libérateur, & les baigna de larmes ; l’autre le remercia par un signe de tête, & lui promit de lui rendre cet argent à la première occasion. Mais, est-il bien possible que ma sœur fait en Turquie ? disait-il. Rien n’est si possible, [266] reprit Cacambo, puis qu’elle écure la vaisselle chez un Prince de Transilvanie. On fit aussi-tôt venir deux Juifs ; Candide vendit encor des diamants ; & ils repartirent tous dans une autre galére pour aller délivrer Cunégonde.

 


 

[267]

CHAPIT. VINGT-HUITIEME.
Ce qui arriva à Candide, à Cunégonde, à Pangloss, à Martin, &c.

PArdon, encore une fois, dit Candide au Baron ; pardon, mon Reverend Père, de vous avoir donné un grand coup d’épée au travers du corps. N’en parlons plus, dit le Baron ; je fus un peu trop vif, je l’avoüe ; mais puisque vous voulez savoir par quel hazard vous m’avez vu aux galéres, je vous dirai, qu’après avoir été guéri de ma blessure par le Frère Apoticaire du Collège, je fus attaqué & enlevé par un parti [268] Espagnol ; on me mit en prison a Buenos-Ayres dans le terms que ma sœur venait d’en partir. Je demandai a retourner a Rome auprès du Père Général. Je fus nommé pour aller servir d’Aumonier à Constantinople auprès de Monsieur l’Ambassadeur de France. Il n’y avait pas huit jours que j’étais entré en fonction, quand je trouvai sur le soir un jeune Icoglan très-bien fait. Il faisait fort chaud : le jeune homme voulut se baigner ; je pris cette occasion de me baigner aussi. Je ne savais pas que ce fût un crime capital pour un Chrétien, d’être trouvé tout nud avec un jeune Musulman. Un Cadi me fit donner cent coups de bâton fous la [269] plante des pieds, & me condamna aux galéres. Je ne crois pas qu’on ait fait une plus horrible injustice. Mais je voudrais bien savoir pourquoi ma sœur est dans la cuisine d’un Souverain de Transilvanie réfugié chez les Turcs ?

Mais vous, mon cher Pangloss, dit Candide, comment se peut-il que je vous revoïe ? Il est vrai dit Pangloss, que vous m’avez vû pendre ; je devais naturellement être brûle ; mais vous vous souvenez qu’il plut a verse lorsqu’on allait me cuire : l’orage fut si violent qu’on désespéra d’allumer le feu ; je fus pendu parce qu’on ne put mieux faire : un Chirurgien acheta mon corps, m’emporta chez lui, & me disséqua. Il me [270] fit d’abord une incision cruciale depuis le nombril jusqu’à la clavicule. On ne pouvait pas avoir été plus mal pendu que je l’avais été. L’Exécuteur des hautes œuvres de la Sainte Inquisition, lequel était Sous-Diacre, brûlait à la vérité les gens a merveilles, mais il n’était pas accoutumé a pendre : la corde était mouillée & glissa mal, elle fut mal nouée ; enfin je respirais encore : l’incision cruciale me fit jetter un fi grand cri, que mon Chirurgien tomba a la renverse, & croyant qu’il disséquait le Diable, il s’enfuit en mourant de peur, & tomba encor sur l’escalier en fuyant. Sa femme accourut au bruit d’un cabinet voisin ; elle me vit sur la table étendu [271] avec mon incision cruciale : elle eut encor plus de peur que son mari, s’enfuit & tomba sur lui. Quand ils furent un peu revenus à eux, j’entendis la Chirurgienne qui disait au Chirurgien, Mon bon, de quoi vous avisez-vous aussi de disséquer un Hérétique ? Ne savez-vous pas que le Diable est toujours dans le corps de ces gens-là ? Je vai vite chercher un Prêtre pour l’exorciser. Je frémis a ce propos, & je ramassai le peu de forces qui me restaient, pour crier, Ayez pitié de moi ! Enfin le Barbier Portugais s’enhardit ; il recousut ma peau ; sa femme même eut foin de moi ; je fus sur pied au bout de quinze jours. Le [272] Barbier me trouva une condition, & me fit laquais d’un Chevalier de Malthe qui allait a Venise : mais mon Maître n’ayant pas de quoi me payer, je me mis au service d’un Marchand Vénitien, & je le suivis a Constantinople.

Un jour il me prit fantaisie d’entrer dans une Mosquée ; il n’y avait qu’un vieux Iman, & une jeune dévote très-jolie qui disait ses Pate-nôtres : sa gorge était toute découverte : elle avait entre ses deux tetons un beau bouquet de tulipes, de roses, d’anémones, de renoncules, d’yacinthes, & d’oreilles d’ours : elle laissa tomber son bouquet ; je le ramassai, & je le lui remis avec un [273] empressement très-respectueux. Je fus si longtems à le lui remettre, que l’Iman se mit en colère, & voyant que j’étais Chrétien, il cria à l’aide. On me mena chez le Cadi, qui me fit donner cent coups de lattes sur la plante des pieds, & m’envoya aux galéres. Je fus enchaîné précisément dans la même galére & au même banc que Monsieur le Baron. Il y avait dans cette galére quatre jeunes gens de Marseille, cinq Prêtres Napolitains, & deux Moines de Corsou, qui nous dirent que de pareilles avantures arrivaient tous les jours. Monsieur le Baron prétendait qu’il avait effuyé une plus grande injustice que moi : je [274] prétendais moi, qu’il était beaucoup plus permis de remettre un bouquet sur la gorge d’une femme, que d’être tout nud avec un Icoglan. Nous disputions sans cette, & nous recevions vingt coups de nerf de bœuf par jour, lorsque l’enchaînement des événements de cet Univers vous a conduit dans nôtre galère, & que vous nous avez rachetés.

Eh bien, mon cher Pangloss, lui dit Candide, quand vous avez été pendu, dissequé, roué de coups, & que vous avez ramé aux galères, avez-vous toujours pensé que tout allait le mieux du monde ? Je suis toujours de mon premier sentiment, répondit [275] Pangloss ; car enfin je suis Philosophe, il ne me convient pas de me dédire ; Leibnitz ne pouvant pas avoir tort, & l’harmonie préétablie, est d’ailleurs la plus belle chose du monde, aussi bien que le plein & la matière subtile.

 


 

[276]

CHAPIT. VINGT-NEUVIEME.
Comment Candide retrouva Cunégonde & la Vieille.

PEndant que Candide, le Baron, Pangloss, Martin & Cacambo ? contaient leurs avantures, qu’ils raisonnaient sur les événements contingents ou non, contingents de cet Univers, qu’ils disputaient sur les effets & les causes, sur le mal moral & sur le mal physique, sur la liberté & la nécessité, sur les consolations que l’on peut éprouver lorsqu’on est aux galères en Turquie ; ils abordèrent sur le rivage de la Propontide à la maison du Prince de [277] Transilvanie. Les premiers objets qui se présentèrent furent Cunégonde & la Vieille, qui étendaient des serviettes sur des ficelles pour les faire sécher.

Le Baron pâlit à cette vûë. Le tendre amant Candide en voyant sa belle Cunégonde rembrunie, les yeux éraillés, la gorge sèche, les joues ridées, les bras rouges & écaillés, recula trois pas saisi d’horreur, & avança ensuite par bon procédé. Elle embrassa Candide & son frère ; on embrassa la Vieille : Candide les racheta toutes deux.

Il y avait une petite métairie dans le voisinage ; la Vieille proposa à Candide de s’en accommoder, en attendant que toute la [278] troupe eût une meilleure destinée. Cunégonde ne savait pas qu’elle était enlaidie, personne ne l’en avait avertie : elle fit souvenir Candide de ses promesses avec un ton fi absolu, que le bon Candide n’osa pas la refuser. Il signifia donc au Baron qu’il allait se marier avec sa sœur. Je ne souffrirai jamais, dit le Baron, une telle bassesse de sa part, & une telle insolence de la vôtre ; cette infamie ne me fera jamais reprochée : les enfans de ma sœur ne pourraient entrer dans les Chapitres d’Allemagne. Non, jamais ma sœur n’épousera qu’un Baron de l’Empire. Cunégonde se jetta à ses pieds, & les baigna de larmes ; il fut infléxible. Maitre fou, [279] lui dit Candide, je t’ai rechapé des galères, j’ai payé ta rançon, j’ai payé celle de ta sœur ; elle lavait ici des écuelles, elle est laide, j’ai la bonté d’en faire ma femme, & tu prétends encor t’y opposer ; je te retuerais si j’en croyais ma colére. Tu peux me tuer encor, dit le Baron, mais tu n’épouseras pas ma sœur de mon vivant.

 


 

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CHAPIT. TRENTIEME.
Conclusion.

Candide dans le fond de fou cœur n’avait aucune envie d’épouser Cunégonde. Mais l’impertinence extrême du Baron le déterminait a conclure le mariage, & Cunégonde le pressait si vivement, qu’il ne pouvait s’en dédire. Il consulta Pangloss, Martin & le fidèle Cacambo. Pangloss fit un beau mémoire par lequel il prouvait que le Baron n’avait nul droit sur sa sœur, & qu’elle pouvait selon toutes les Loix de l’Empire épouser Candide de la¬ main gauche. Martin [281] conclut à jetter le Baron dans la Mer ; Cacambo décida qu’il falait le rendre au Lévanti Patron, & le remettre aux galères, après quoi on l’enverrait a Rome au Père Général par le premier vaisseau. L’avis fut trouvé fort bon, la Vieille l’aprouva ; on n’en dit rien à sa sœur ; la chose fut exécutée pour quelque argent, & on eut le plaisir d’attraper un Jésuite, & de punir l’orgueil d’un Baron Allemand.

Il était tout naturel d’imaginer qu’après tant de désastres, Candide marié avec sa maîtresse, & vivant avec le Philosophe Pangloss, le Philosophe Martin, le prudent Cacambo & la Vieille, ayant d’ailleurs raporté tant de [282] diamans de la patrie des anciens Incas, ménerait la vie du monde la plus agréable ; mais il fut tant friponne par les Juifs, qu’il ne lui resta plus rien que sa petite métairie ; sa femme devenant tous les jours plus laide, devint acariâtre & insuportable : la Vieille était infirme, & fut encor de plus mauvaise humeur que Cunégonde. Cacambo qui travaillait au Jardin, & qui allait vendre des légumes à Constantinople, était excédé de travail, & maudissait sa destinée. Pangloss était au désespoir de ne pas briller dans quelque Université d’Allemagne. Pour Martin, il était fermement persuadé qu’on est également mal partout, il prenait les choses en [283] patience. Candide, Martin, & Pangloss disputaient quelquefois de Métaphysique & de Morale. On voyait souvent passer fous les fenêtres de la métairie des bateaux chargés d’Effendis, de Bâchas, de Cadis qu’on envoyait en exil à Lemnos, à Mitilène, à Erzerum. On voyait venir d’autres Cadis, d’autres Bachas, d’autres Effendis, qui prenaient la place des expulsés, & qui étaient expulsés à leur tour. On voyait des têtes proprement empaillées qu’on allait présenter a la Sublime Porte. Ces spectacles faisaient redoubler les dissertations ; & quand on ne disputait pas, l’ennui était si excessif, que la Vieille osa un jour leur dire ; Je voudrais sa voir [284] lequel est le pire, ou d’être violée cent fois par des Pirates Nègres, d’avoir une fesse coupée, de passer par les baguettes chez les Bulgares, d’être fouetté & pendu dans un Auto-da-fè, d’être disséqué, de ramer aux galères, d’éprouver enfin toutes les miséres par lesquelles nous avons tous passé, ou bien de rester ici à ne rien faire ? C’est une grande question, dit Candide.

Ce discours fit naître de nouvelles réflexions, & Martin surtout conclut, que l’homme était ne pour vivre dans les convulsions de l’inquiétude, ou dans la létargie de l’ennui. Candide n’en convenait pas, mais il n’assurait rien. Pangloss avouait, qu’il avait [285] toujours horriblement souffert ; mais ayant soutenu une fois que tout allait à merveilles, il le soutenait toujours, & n’en croyait rien.

Une chose acheva de confirmer Martin dans ses détestables principes, de faire hésiter plus que jamais Candide, & d’embarrasser Pangloss ; c’est qu’ils virent un jour aborder dans leur métairie Paquette & le Frère Giroflée, qui étaient dans la plus extrême misére : ils avaient bien vite mangé leurs trois mille piastres, s’étaient quittés, s’étaient raccommodés, s’étaient brouillés, avaient été mis en prison, s’étaient enfuis, & enfin Frère Giroflée s’était fait Turc. Paquette continuait son métier [286] partout, & n’y gagnait plus rien. Je l’avais bien prévû, dit Martin à Candide, que vos présens seraient bientôt dissipés, & ne les rendraient que plus misérables. Vous avez regorgé de millions de piastres vous & Cacambo, & vous n'êtes pas plus heureux que Frère Giroflée & Paquette. Ah ah, dit Pangloss à Paquette, le Ciel vous raméne donc ici parmi nous, ma pauvre enfant ! Savez-vous bien que vous m’avez coûté le bout du nez, un œil & une oreille ? Comme vous voilà faite ! & qu’est-ce que ce monde ! Cette nouvelle avanture les engagea à philosopher plus que jamais.

Il y avait dans le voisinage un Derviche très-fameux, qui passait [287] pour le meilleur Philosophe de la Turquie ; ils allèrent le consulter ; Pangloss porta la parole, & lui dit ; Maître, nous venons vous prier de nous dire pourquoi un aussi étrange animal que l’homme a été formé ?

De quoi te mêles-tu ? dit le Derviche, est-ce-là ton affaire ? Mais, mon Reverend Père, dit Candide, il y a horriblement de mal sur la Terre. Qu’importe, dit le Derviche, qu’il y ait du mal ou du bien ? Quand Sa Hautesse envoye un vaisseau en Egypte, s’embarrasse-t-elle fi les souris qui sont dans le vaisseau font à leur aise ou non ? Que faut-il donc faire ? dit Pangloss. Te taire, dit le Derviche. Je me flatais, [288] dit Pangloss, de raisonner un peu avec vous des effets & des causes, du meilleur des Mondes possibles, de l’ origine du mal, de la nature de l’ame, & de l’harmonie préétablie. Le Derviche a ces mots leur ferma la porte au nez.

Pendant cette conversation, la nouvelle s’était répanduë qu’on venait d’étrangler a Constantinople deux Visirs du Banc, & le Mouphti, & qu’on avait empalé plusieurs de leurs amis. Cette catastrophe faisait partout un grand bruit pendant quelques heures. Pangloss, Candide & Martin, en retournant à la petite métairie, rencontrèrent un bon Vieillard qui prenait le frais à sa porte sous un berceau d’orangers. [289] Pangloss qui était aussi curieux que raisonneur, lui demanda comment se nommait le Mouphti qu’on venait d’étrangler. Je n’en sçai rien, répondit le bon homme, & je n’ai jamais sçû le nom d’aucun Mouphti, ni d’aucun Visir. J’ignore absolument l’avanture dont vous me parlez je présume qu’en général ceux qui se mêlent des affaires publiques périssent quelquefois miserablement, & qu’ils le méritent ; mais jamais je ne m’informe de ce qu’on fait à Constantinople ; je me contente d’y envoyer vendre les fruits du jardin que je cultive. Ayant dit ces mots ? il fit. entrer les étrangers dans sa maison : ses deux filles & ses deux fils leur présentèrent plusieurs [290] sortes de sorbets qu’ils faisaient eux-mêmes, du kaïmak pique décorces de cédra confit, des oranges, des citrons, des limons, des ananas, des pistaches, du cassé de Moka qui n’était point mêle avec le mauvais cassé de Batavia & des Isles. Après quoi les deux filles de ce bon Musulman parfumèrent les barbes de Candide, de Pangloss & de Martin.

Vous devez avoir, dit Candide au Turc, une vaste & magnifique Terre ? Je n’ai que vingt arpens, répondit le Turc ; je les cultive avec mes enfans ; le travail éloigne de nous trois grands maux, l’ennui, le vice & le besoin.

Candide en retournant dans sa métairie, fit de profondes réflexions [291] sur le discours du Turc. Il dit à Pangloss & à Martin ; Ce bon vieillard me parait s’être fait un fort bien préférable a celui des six Rois avec qui nous avons eu l’honneur de souper. Les grandeurs, dit Pangloss, font fort dangereuses, selon le raport de tous les Philosophes. Car enfin Eglon Roi des Moabites fut assassine par Aod ; Absalon fut pendu par les cheveux & percé de trois dards. Le Roi Nadab fils de Jéroboam, fut tué par Baza, le Roi Ela par Zambri, Okosias par Jehu, Attalia par Joiada ; les Rois Joakim, Jéconias, Sédécias furent esclaves. Vous savez comment périrent Gréfus, Astiage, Darius, Dénys de Siracuse, [292] Pyrrhus, Persée, Annibal, Jugurtha, Arioviste, César, Pompée, Néron, Othon, Vitellius, Domitien, Richard second d’Angleterre, Edouard sécond, Henri six, Richard trois, Marie Stuard, Charles premier, les trois Henri de France, l’Empereur Henri quatre ? Vous savez… Je sçai aussi, dit Candide, qu’il faut cultiver nôtre jardin. Vous avez raison, dit Pangloss ; car quand l’homme fut mis dans le jardin d’Eden, il y fut mis, ut operaretur eum, pour qu’il travaillat ; ce qui prouve que l’homme n’est pas né pour le repos. Travaillons sans raisonner, dit Martin, c’est le seul moyen de rendre la vie suportable.

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Toute la petite societé entra dans ce louable dessein ; chacun se mit à exercer ses talents. La petite terre raporta beaucoup. Cunégonde était à la vérité bien laide ; mais elle devint une excellente patissière ; Paquette broda ; la Vieille eut foin du linge. Il n’y eut pas jusqu’a Frère Giroflée qui ne rendit service ; il fut un très bon menuisier, & même devint honnête homme : & Pangloss disait quelquefois a Candide, Tous les événements font enchainés dans le meilleur des Mondes possibles ; car enfin, fi vous n’aviez pas été chassé d’un beau Château à grands coups de pied dans le derrière, pour l’amour de Mademoiselle Cunégonde, si vous [294] n’aviez pas été mis a l’Inquisition, si vous n’aviez pas couru l’Amérique a pied, si vous n’aviez pas donne un bon coup d’épée au Baron, si vous n’aviez pas perdu tous vos moutons du bon pays d’Eldorado, vous ne mangeriez pas ici des cédras confits & des pistaches. Cela est bien dit, répondit Candide, mais il faut cultiver nôtre jardin.

FIN.

AVIS AU RELIEUR

Il fera attention que les pages 31. 32. 41. & 42. doivent être ôtées, & remplacées par deux Cartons qu'il trouvera à la dernière feuille.

Il en fera de même des pages 83. 84. 85. & 86. dont les Cartons sont aussi à ladite dernière feuille.